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REVUE
DES
DEUX MONDES
LIV« ANNÉE. - TROISIÈME PÉRIODE
TOMB LXII. — 1" MARS 1884.
Paris. — Typ. A. Quantin, 7, rue Saint-Benoît.
REVUE
DES
DEUX MONDES
LIV ANNÉE. — TROISIÈME PÉRIODE
TOME SOIXANTE-DEUXIÈME
PARIS
BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
RUE DE l'université, 15
188/i
■i-0
JÏ7
ÉTUDES DIPLOMATIQUES
LA PREMIERE LUTTE DE FREDERIC II ET DE MARIE - THERESE
D'APRÈS DES DOCUMENS NOUVEAUX.
Iv^
ÉVACUATION DE L'ALLEMAGNE. — BATAILLE
DE DETTINGUE.
Si la reprise de la guerre était accueillie à Vienne, par Marie-Thé-
rèse, et à Versailles, autour de Louis XV, avec une satisfaction à peu
près pareille, bien que partant de sentimens très divers, il était une
autre capitale et un autre souverain qui en éprouvèrent une impres-
sion tout opposée. A Berlin, chez Frédéric, la nouvelle qu'une armée
puissante, commandée par un roi en personne, s'approchait des
frontières de l'empire avec le dessein de peser sur les destinées de
l'Allemagne causa une déception bientôt suivie d'une violente colère.
Cette intervention, qui ne devait pas être inattendue, mais qui avait
tardé si longtemps qu'on avait fini par n'y plus croire, déran-
geait, en effet, tous les calculs de l'astucieux conquérant de la Silé-
sie. En se retirant de la lutte, Frédéric s'était flatté de laisser aux
(1) Voyez la Revue du 1*', du 15 janvier et du 15 février.
6 REVUE DES DEUX MONDES.
prises deux adversaires de taille à peu près égale qui épuiseraient
mutuellement leurs forces , tandis qu'il réparerait lui-même les
siennes dans le repos. Spectateur et juge des coups, il attendrait
l'heure où il lui conviendrait de reparaître de nouveau comme le
médiateur nécessaire et l'arbitre des conditions de la paix. Tout avait
d'abord semblé répondre à ses espérances. Ménagé par la France,
qui craignait de le pousser à bout, adulé par l'Angleterre, qui se
flattait de l'entraîner à sa suite, traité par l'Autriche vaincue avec
une déférence qui , précisément parce qu'elle était froide et con-
trainte, n'attestait que mieux sa victoire, assiégé de supplications par
l'empereur, qui le conjurait de lui venir en aide, il savourait, le
sourire sur les lèvres, toutes les jouissances de l'orgueil satisfait.
Aux instances qui lui étaient faites par les parties adverses pour
l'attirer dans leurs rangs il répondait tantôt par des promesses éva-
sives, tantôt par des refus hautains, le tout assaisonné de propos
insultans, avec cette intempérance de langue qu'il n'avait jamais su
contenir et que le succès mettait plus que jamais à l'aise. Si les
généraux français n'étaient à ses yeux que des imbéciles servis par
des poltrons, les négociateurs anglais, à leur tour, étaient des fous
furieux et des brouillons ivres. Ces aménités étaient répandues par
lui à droite et à gauche, avec une impartiale largesse, dans la cer-
titude que, ni de part ni d'autre, l'injure, si elle était ressentie,
ne serait vengée. Le comble fut mis à sa présomption lorsque, après
avoir refusé obstinément à l'Angleterre de l'aider dans ses vues agres-
sives, il n'en obtint pas moins, vers la fin de Ï7h2, de cette puis-
sance un traité d'alliance défensive et de garantie réciproque qui
lui assurait l'intégrité de ses états (ses nouvelles conquêtes com-
prises) sous la seule condition de protéger lui-même au besoin la
neutralité du Hanovre. C'était un traité à peu près semblable dans
la forme à celui qui avait été conclu avec la France, dix-huit mois
auparavant, et dont les dispositions ostensibles ne contenaient aussi
que des stipulations défensives; et comme celles-là subsistaient
encore, au moins sur le papier, Frédéric, en réalité, pouvait croire
que, si la guerre s'envenimait entre l'Angleterre et la France, il se
trouverait garanti indifféremment par l'un des combattans contre
l'autre (1).
Ce contentement égoïste avait pourtant déjà fait place à un cer-
tain malaise quand il avait appris successivement l'issue malheu-
reuse de la tentative de Maillebois, la capitulation de Prague,
puis la situation gênée de l'armée française en Bavière, qui pouvait
d'un jour à l'autre amener sa retraite. L'idée que Marie-Thérèse,
(1) Droysen, t. ii, p. 17, 18, 35, 36. — Pol Corr., t. ii, p. 2G0 etpassim; 294, 295
et passim.
ETUDES DIPLOMATIQUES. 7
victorieuse sans son concours, dictant la paix sans son intermé-
diaire, se trouverait par là libre de se livrer sans contrainte à tous
ses rêves de ressentiment et de revanche, lui parut singulièrement
déplaisante. Gomme il avait joué tout le monde, il ne se dissimu-
lait pas qu'il était exposé à voir aussi à un jour donné tout le
monde ligué contre lui. La Silésie était limitrophe de la Bohême,
et beaucoup de ses nouveaux sujets gardaient un vieil attachement
pour l'héritière de leurs anciens souverains. Si, après une paix
conclue avec la France, une armée autrichienne, faisant appel à
cette sympathie persistante des populations, franchissait par sur-
prise la limite qui séparait les deux provinces, — exactement comme
il avait fait lui-même deux ans auparavant, — ce n'était ni la France,
épuisée et trahie, ni l'Angleterre, railleuse et mécontente, qui lui
viendraient en aide. Son inquiétude s'accrut encore lorsque, parmi
les conditions de paix possible exigées par Marie-Thérèse, il enten-
dit mentionner l'appel du grand-duc à la succession impériale. De
tous les résultats de la dernière guerre, le plus avantageux peut-
être à ses yeux, celui auquel il attachait presque autant de prix
qu'à l'extension de ses frontières, c'était l'avènement à l'empire
d'un prince sans force et sans valeur personnelles, qu'il se flattait
de tenir toujours à sa discrétion. « L'empire confié à Charles VII,
avait-il dit dans un document curieux que j'ai déjà cité, s'attachera
à la Prusse; j'aurai l'autorité de l'empire, et l'électeur de Bavière
l'embarras. » Un prince protestant ne pouvait désirer mieux dans
les idées du temps que de tenir ainsi l'empereur en laisse et en
tutelle. Mais ce calcul menaçait d'être complètement bouleversé
par le retour au pouvoir du souverain de l'antique maison à laquelle
l'Allemagne avait obéi si longtemps et dont le joug n'aurait acquis
que plus de force par la tentative impuissante qu'on aurait faite
pour le secouer. Dans cet état d'esprit, déjà alarmé, l'apparition
d'une armée anglaise sur les frontières de l'Allemagne, qui exaltait
les espérances de Marie-Thérèse, devait causer à son vainqueur,
devenu son allié, mais toujours au fond son rival, une véritable
perplexité.
Quelle que fût l'inquiétude du monarque prussien, l'arrogance
ne lui ayant jusque-là que trop bien réussi, il crut pouvoir encore
sortir de peine en prenant avec tout le monde, même avec le roi
d'Angleterre son oncle, le ton haut et menaçant. Il manda chez
lui l'ambassadeur britannique, le froid et tranquille Écossais Hynd-
ford, que le lecteur connaît : « Mylord, lui dit-il, je vous ai fait
venir pour vous parler de la situation présente de l'empereur et de
l'empire, dont je suis moi-même un des membres principaux. La
nouvelle de l'arrivée de troupes si nombreuses, dont la plus grande
partie est étrangère, me rend nécessaire de connaître les intentions
8 REVUE DES DEUX MONDES.
du roi votre maître. Nombre de princes et d'états de l'empire sol-
licitent ma protection et me demandent d'arrêter cette invasion
armée qui amènerait chez eux les malheurs de la guerre et ne peut
manquer de causer leur ruine. Je ne puis supporter que le chef de
l'empire, que j'ai contribué plus que personne à faire élire, soit
chassé de ses domaines héréditaires et peut-être contraint à dépo-
ser la couronne impériale ou à consentir à l'élection d'un roi des
Romains... Que veut donc le roi votre maître? S'il ne veut qu'atta-
quer la France, en Flandre, en Lorraine ou sur tout autre point
du territoire français, je n'ai rien à y voir; mais c'est mon devoir,
étant le prince le plus considérable de l'empire, d'empêcher tout
nouveau désordre en Allemagne. Ne vaudrait-il pas mieux pour le
roi d'Angleterre, qui, comme électeur de Hanovre, a pris part au
choix de l'empereur, d'essayer de détacher ce prince de la France
que de le forcer de recourir à l'appui de l'étranger? Et, après tout,
ajouta-t-il, s'il faut dégainer, il vaut mieux aujourd'hui que
demain, n Puis il s'arrêta en regardant Hyndford en face pour
juger de l'effet de sa menace.
Par malheur, il avait affaire à un homme qui le connaissait bien,
l'avait vu à l'œuvre et lisait dans ses regards le calcul qui se cachait
sous cette feinte colère. Hyndford reçut sans en être étourdi ce
déluge de paroles. « Je pris la liberté de lui répondre, écrit ce ministre
à Carteret, que, quoique je ne fusse pas suffisamment informé de la
destination de nos troupes, Sa Majesté ne pouvait être ni surprise ni
offensée que des auxiliaires de la reine de Hongrie prissent le parti
le plus utile au service de leur alliée ; que les alliés de la reine étaient
bien forcés d'aller chercher ses ennemis là où ils se trouvaient; que
c'étaient les Français qui avaient donné le premier exemple d'en-
trer dans l'empire, où ils sont encore à l'heure qu'il est en grand
nombre et commettent les plus grands excès ; s'ils n'y étaient pas,
on ne serait pas obligé de les y venir trouver, et les auxiliaires
de la reine ont bien autant de droits d'entrer dans l'empire que
les auxiliaires de l'empereur. Et qui donc, lui ai-je demandé, a
appelé les Français dans l'empire? — C'est moi, dit le roi, mais je
ne l'ai fait qu'avec l'assentiment et sur la demande de la plus grande
partie de l'empire. » Puis il reprit encore : « Écoutez, mylord, je
ne me soucie pas de ce qui arrive aux Français, mais je ne puis
souffrir que l'empereur soit ruiné ou détrôné. Je me charge de
faire faire la paix à l'empereur, et ensuite les Français s'en iront
comme ils pourront. Mais l'empereur n'a plus de quoi vivre, et
c'est ce que je ne puis tolérer. — Je reconnais, lui dis-je, que
Votre Majesté a choisi un empereur qui lui est commode et ne lui
causera jamais de désagrément. » Ceci le fit rire. « C'est un choix
aussi convenable, dit-il, aux princes d'Allemagne qu'à moi-même.
ETUDES DIPLOMATIQUES. 9
— Oui, repris- je, s'ils étaient tous aussi puissans que Votre
Majesté. » Et l'entretien finit là-dessus d'assez bonne humeur (1). »
Âlais Hyndford n'était pas homme à s'en tenir là, et, quoique peu
efïrayé des menaces au fond desquelles il voyait clair, il tint pour-
tant à en avoir le cœur net : « Aussi, continue-t-il, le soir, au lever
de la reine mère, je pris à part le comte Podewils, et, feignant
d'être bien en colère pour tirer de lui tout ce que je pourrais, je
me plaignis du tour inattendu que le roi avait donné à sa conver-
sation... et des expressions inconvenantes dont il s'était servi, et
j'ajoutai : a Sa Majesté prussienne s'y prend de bonne heure pour
donner des lois à l'empire; mais la nation britannique n'est pas
d'humeur à se laisser dicter par d'autres ce qu'elle a à faire. » Ce
ministre a paru très troublé, m'a dit qu'il verrait le roi ce matin, et
qu'ensuite il serait mieux en mesure de m'entretenir. — Et le len-
demain, reprend Hyndford, je ne manquai pas de me placer le
matin sur le passage de Podewils, comme il sortait du cabinet du
roi. Il me dit que la première chose que le roi lui avait demandée,
c'était s'il m'avait vu depuis ma dernière audience. Le comte lui
répondit affirmativement et ajouta que je lui avais paru très surpris
de la conversation de Sa Majesté et que je le lui avais dit. Le comte
lui a répété quelques-unes des expressions que je lui avais rap-
portées, entre autres celle-ci : (( Mieux vaut dégainer aujourd'hui
que demain. » Le roi a essayé de nier ce propos et d'autres encore,
u II est bien vrai, a t-il dit, que nous étions un peu échauffés l'un
et l'autre, mais enfin nous avons fini par rire de bon cœur, et nous
nous sommes séparés bons amis. »
Puis, baissant la voix, Pode^vils pria en grâce Hyndford de se
tenir l'esprit en repos, l'assurant que le roi, d'après ses conseils,
travaillait déjà à un plan de pacification qui pourrait satisfaire f em-
pereur sans rien coûter à la reine de Hongrie. « Mais surtout,
ajouta-t-il, ne parlez de rien ni au comte Richecourt (l'envoyé de
Marie-Thérèse) ni encore moins au marquis de Yalori... » Hyndford
se croyait donc en droit de conclure sa dépêche par ces mots :
(I) Hyndford à Carteret, 17 décembre 1742. (Record Office.) — Cette conversation
et celles qui vont suivre sont antérieures, je dois en convenir, à plusieurs faits que
je viens de relater : l'entrée du maréchal de NoalUes au conseil, le couronnement de
Marie-Théi'èse à Prague, etc. Mon excuse pour ce déplacement est que, dans les
situations qui se prolongent sans changement et où les questions renaissent à plu-
sieurs reprises sans recevoir de solution immédiate, il serait impossible, sans tomber
dans la confusion et sans revenir à tout instant sur ses pas, de suivre l'ordre chro-
nologique tout à fait rigoureux. La résolution du roi d'Angleterre de diriger ses
troupes sur l'Allemagne fut annoncée bruyamment dès la fin de l'année 1742, puis
suspendue par aivers motifs, enfin exécutée au printemps de 1743. A chaque fois, elle
excita chez Frédéric la môme irritation. C'est au moment de la première menace que
se rapportent ces entretiens caractéristiques qui révèlent si bien le fond du cœur
du souverain prussien.
10 REVUE DES DEUX MONDES.
« J'ai cru devoir rapporter tous ces détails, passer même sous
silence quelques autres gasconnades du roi de Prusse, qui viennent
plutôt, j'en suis sûr, de l'impétuosité de son tempérament que
d'aucune résolution sérieuse de mettre à exécution ce dont il
menace. Je le crois aussi effrayé que qui que ce soit de dégainer,
et il ne se sert de ce mot que parce que, sachant l'effet que la
menace ferait sur lui-même, il imagine qu'elle en produira autant
sur les autres (1). »
C'était pourtant trop tôt chanter victoire, et le bon, le pacifique
Podewils, quoi qu'il en dît, n'était nullement sûr d'avoir encore
ramené son maître à des sentimens plus calmes. Il dut en douter
surtout si, comme il est à croire, il reçut lui-même à bout por-
tant, en réponse à ses conseils de modération, quelque algarade
de la nature de celle-ci, que nous trouvons consigoée tout au long
dans les publications prussiennes : « Mais vous n'envisagez donc
pas quelles sont les conséquences de la marche des Anglais en Alle-
magne ! Ils iront en Souabe, attireront à eux tous les princes de
l'empire et les forceront de joindre leurs troupes aux anglaises; ils
forceront aussi les Français de sortir de l'empire ; ils donneront la loi
à l'Allemagne, feront le grand-duc roi des Piomains et se moqueront
ensuite de toutes les déclarations qu'ils nous ont faites. Et ce sera
votre faute que tout cela, parce que vous avez une prédilection
inconcevable pour ces infâmes Anglais et que vous croyez que je
serai perdu si je me fais valoir et que je fais sentir au roi d'An-
gleterre que je n'approuve pas sa conduite, et que je suis d'humeur
à m'y opposer... Ne voilà-t-il pas encore ma poule mouillée (2) ! »
Effectivement, soit qu'il ne pût dominer son impatience, soit qu'il
n'eût pas désespéré d'agir par intimidation, Frédéric essaya de
revenir à la charge avec Hyndford, cette fois en lui portant un coup
droit qui visait au cœur du roi d'Angleterre. Il faut laisser encore
ici Hyndford lui-même rendre compte de ce nouvel et étrange inci-
dent. — (t Je vous écris, dit-il à Garteret, au retour d'un bal mas-
qué où j'avais pensé que j'aurais une occasion de découvrir quelque
chose de plus des sentimens de Sa Majesté prussienne. Je ne me
trompais pas, car après souper et après avoir pris, je crois, une
dose passable de vin, le roi m'a pris à part et m'a dit : « Mylord,
j'entends dire que les troupes anglaises sont en marche vers le
Rhin, et si c'est vrai, je vous dis clairement qu'elles auront affaire
à moi. Car, encore un coup, je ne veux pas souffrir que ces troupes
étrangères entrent dans l'empire pour en troubler le repos... Si elles
(1) Hyndford à Carteret, 18 décembre 1742. (Corresiwndance de Prusse. - Record
Office.)
(2) Pol. Corr., t. ii, p. 327.
ETUDES DIPLOMATIQUES. 11
passent le Rhin, je serai obligé de m'y opposer et les princes de
l'empire feront de même... Si votre maître fait la guerre à l'empe-
reur, je le prie de se souvenir que le Hanovre est à une petite dis-
tance de chez moi, et que j'y peux entrer quand il me plaira. Avez-
vous rendu compte à votre cour de la conversation de.I'autre jour?
— Je lui dis que j'en avais rapporté la plus grande partie et que je
transmettrais aussi ce que Sa Majesté voulait bien me dire. — Et
combien de temps faudra-t-il pour que ce rapport arrive en Angle-
terre? — Sire, mon courrier partira demain à quatre heures du
matin, en même temps qu'il emportera les ratifications du traité
d'aUiance défensive, conclu par vous avec le roi mon maître. —
En tout, ajoute Hyndford, le roi de Prusse est comme un fou dès
qu'il parle de l'empereur. »
Ce fut encore le pauvre Podewils qui reçut le contre-coup de ces
folies. Dès qu'Hyndford, qui ne manqua pas de l'aller trouver, lui eut
conté ce nouveau débat, le comte, haussant les épaules et levant les
yeux au ciel avec un air de surprise et de compassion, s'écria : « Je
voudrais pour l'amour de Dieu que le roi cessât de parler d'affaires
publiques avec les ministres étrangers, ou qu'il se chargeât de les
conduire à lui seul, tant j'en suis malade. Et quand vous a-t-il parlé?
Est-ce avant ou après souper? — Après, lui dis-je. — 11 faut donc
qu'il ait été pris de vin. » Je lui répondis que les menaces que
font les rois quand ils ont le vin en tête portent souvent leurs con-
séquences quand ils sont dégrisés, et qu'un n^inistre moins froid
que moi aurait pris ce langage pour une déclaration de guerre...
a Mon cher lord, me dit le comte, vous savez que nous disons tant
de choses que nous ne faisons pas, et si vous rapportez cette sailheà
votre cour, présentez-la, de grâce, sous le meilleur jour possible.» Je
lui répondis que le temps était venu de ne rien cacher, et que d'ail-
leurs son maître m'avait enjoint de tout porter à la connaissance
de ma cour et paraissait attendre impatiemment sa réponse. « Il
est certain, dit le comte, que le roi mon maître est effrayé de voir
l'empire devenir le théâtre de la guerre. Mais quant à attaquer le
Hanovre, je vous jure qu'il n'y a jamais songé. — Monsieur, lui
répondis-je, ni vous, ni personne ne sait ce que le roi de Prusse
fera ou ne fera pas ; il ne consulte personne et ne suit aucun con-
seil. Mais il répondra de toutes les folies qu'il ferait. Quoique le roi
mon maître soit un plus jeune électeur que celui de Brandebourg,
souvenez-vous qu'il est pourtant un beaucoup plus grand roi,., et
que si on en vient aux mains, la question sera de savoir qui des deux
a la plus longue épée et la plus grosse bourse. Faites l'usage que
vous voudrez de ce que j'ai l'honneur de vous dire (1). »
(1) Hyndford à Carteret, 17-20 décembre 1742. {Correspondance de Prusse, —
Record Office.)
12 REVUE DES DEUX MONDES.
Ce ferme langage fît enfîn son effet, et, les fumées du vin une
fois dissipées, Frédéric se mit tout simplement à l'œuvre, non pour
diriger contre le Hanovre une opération militaire, mais pour rédiger
et faire parvenir à Londres d'une part, et à Francfort de l'autre,
deux plans de natare beaucoup moins aventureuse. L'un et l'autre
étaient conçus dans la pensée d'éloigner le péril qu'il redoutait,
sans recourir, du moins en son propre nom et à ses propres ris-
ques, au hasard d'une guerre nouvelle. L'un de ces projets (celui
qui fut soumis au cabinet anglais), consistait à offrir à l'empereur
une extension de territoire aux dépens, non de l'Autriche, mais
d'un certain nombre des petits états de l'Allemagne. Quelques
principautés ecclésiastiques, comme les évêchés de Salzbourg et de
Passau, pourraient être sécularisées, quelques villes libres, comme
tlm, Ratisbonne et Augsbourg, privées de leur indépendance et
réduites à leurs franchises municipales. Ou formerait ainsi de ces
petites fractions réunies un lot honnête qui viendrait grossir le
patrimoine de la Bavière, sans exiger de Marie-Thérèse de nouveaux
sacrifices.
L'autre plan, plus simple en apparence, était pourtant d'une exé-
cution plus difficile. Il s'agissait de pousser Charles Ylî, menacé dans
sa sécurité personnelle, à faire un appel solennel à la diète germa-
nique pourra sommer de défendre le chef de l'empire par des mesures
efficaces. A cet effet, les contingens impériaux des diverses pui§-
sances seraient convoqués et formeraient une armée qui, sous le
nom d'armée d'observation et de neutralité, seraii chargée de pro-
téger contre l'invasion étrangère l'intégrité du sol germanique. Fré-
déric espérait que la crainte seule d'avoir affaire à tout l'empire
arrêterait les velléités belliqueuses de l'Angleterre. En tout cas, les
contingens prussiens étant certainement les plus nombreux, les seuls
aguerris, les seuls en état de répondre à l'appel, leur chef serait
naturellement placé à la tête de toutes les forces fédérales. Ce ne
serait plus alors le roi de Prusse qui aurait à combattre pour sa
cause personnelle, mais le prince le plus considérable de l'empire
qui veillerait au salut de la patrie commune, et, sous ce costume
ou ce masque nouveau, on ne pourrait lui reprocher de violer les
engagemens pacifiques si récemment pris à Breslau. On peut croire
que celte perspective, sans qu'il désirât précisément la voir réalisée,
ne lui déplaisait pourtant pas. Il lui souriait assez de se voir, en
imagination, placé en quelque sorte sur les marches du trône impé-
rial, figurant comme le bras armé du grand corps dont Charles Yll
n'eût plus été que le chef nominal. Merveilleux instinct du génie !
des caprices même, de l'agitation tumultueuse et désordonnée de ce
grand esprit, naissait une pensée dont il ne soupçonnait peut-être
pas lui-même la portée vraiment prophétique ; il faisait de la Prusse
ETUDES DIPLOMATIQUES. 13
le rempart et le bouclier de l'unité germanique, en attendant qu'elle
pût en être l'incarnation.
Seulement, les deux plans mis en avant, le même jour, par Fré-
déric, se contrariaient directement l'un l'autre, car c'était, il faut
bien le dire, une étrange manière d'entrer en campagne pour
défendre l'empire que de commencer par sacrifier d'un trait de
plume, dans la personne des princes évêques et des citoyens des
villes impériales, les moins puissans, mais non les moins intéres-
sans de ses membres. Cette manière cavalière de disposer du bien
d'autrui pour solder un compte embarrassant, cet abus de la force
contre les petits et les faibles, rappelaient trop les habitudes et les
procédés d'esprit de l'envahisseur de la Silésie, pour qu'on fut tenté
de lui confier le rôle de protecteur et de champion du droit. Aussi,
dès que le soi-disant projet prussien de pacification fut connu, ce
fut d'un bout de l'empire à l'autre un cri de réprobation univer-
sel. Par extraordinaire même, les diverses communions religieuses
qui se partageaient l'Allemagne et se surveillaient ordinairement
avec jalousie se trouvèrent ce jour-là d'accord; car, tandis que les
catholiques prenaient fait et cause pour leurs évêques, la plupart
des villes libres, étant protestantes, firent appel pour se défendre
aux sympathies de leurs coreligionnaires. Entre l'Autriche et l'An-
gleterre ce fut à qui s'empresserait d'exploiter ces pieux sentimens.
Marie-Thérèse jeta feu et flammes pour les droits de l'église violés ,
Garteret disait en raillant au ministre de Prusse à Londres :
« Qu'on fasse des évêques ce qu'on voudra, mais deux princes pro-
testans comme George et Frédéric peuvent-ils sacrifier ceux qui
ont souffert pour l'évangile? » Et le ministre impérial ayant paru un
instant ouvrir l'oreille à une proposition où il trouvait l'avantage de
son maître, Charles \1I fut obhgé de le désavouer avec éclat, pour
ne pas être accusé de fouler aux pieds, tout à la fois, les canons
ecclésiastiques et les constitutions de l'empire (1).
On peut juger par là de l'accueil qui attendait l'autre proposition
prussienne, lorsque l'empereur, s'en faisant l'organe, vint demander
à la diète germanique, réunie à Francfort, de pourvoir par des
mesures militaires à la sécurité de l'empire. Il fut tout de suite
aisé de voir que la partie était perdue d'avance, et que, dans une
assemblée très timide de sa nature, le moyen d'obtenir un acte de
vigueur n'était pas d'avoir commencé par inquiéter chacun, petit et
grand, sur le sort qu'on lui réservait dans la Uquidation finale et
les périls personnels qu'il pouvait courir.
En premier lieu, sur les neuf voix qui formaient le collège des
princes électeurs, deux, celles du Hanovre et de la Saxe, étant
(1) PoL Corr., t. ii, p. 355. — Podewila au roi de Prusse.
14 REVUE DES DEUX MONDES.
désormais assurées à l'Autriche, la majorité dépendait exclusive-
ment des trois archevêques. Ceux-là, en suivant la fortune pour se
rapprocher de Marie-Thérèse, obéissaient à leurs tendances natu-
relles. Le seul qui hésitât encore était l'archevêque de Cologne,
moins en raison de sa qualité de prince de Bavière et de frère de
l'empereur, que par suite de l'ascendant qu'avait su prendre sur
lui, on l'a vu, l'aimable ministre de France, le comte de Sade. Mais
cette fois, en présence du scandale causé par l'atteinte que Fré-
déric avait portée aux droits des principautés ecclésiastiques, de
Sade lui-même dut se reconnaître impuissant, et l'électeur se
déclara prêt k aller combattre de sa personne, à la diète, tout plan
qui serait l'œuvre d'un prince aussi suspect que le roi de Prusse.
Tout ce que le plaisant diplomate put obtenir, ce fut de retarder
ce départ en organisant une représentation théâtrale où le prélat
lui-même dut prendre un rôle, en compagnie d'une dame qui pré-
tendait k lui plaire. La pièce choisie n'était autre que Zaïre, la
nature du sujet faisant oublier le nom de l'auteur. La fête devait
d'abord avoir lieu pendant les jours gras, et de Sade écrivait à sa
cour : « Nous voilà en sûreté pour le carnaval , mais nous nous
brouillerons en carême. Pour Dieu, tirez-moi d'ici ! » Il réussit
pourtant à prolonger jusqu'à Pâques, l'électeur s'étant laissé per-
suader que Zaïre était une pièce assez édifiante pour qu'on pût la
jouer même en temps de pénitence. Mais une fois la semaine sainte
passée, rien ne put plus le retenir, et de Sade, désespérant de son
crédit, au heu de l'accompagner à Francfort, demanda lui-même
un congé pour retourner en France.
Plus nombreux et plus divisés que le collège des électeurs, les
deux autres, celui des princes et celui des villes, n'étaient guère,
au fond, mieux disposés. Seulement, il n'entrait pas dans les habi-
tudes de la diète de refuser directement ce qu'on lui demandait.
Éluder, ajourner, se perdre dans des longueurs interminables et
dans des détails infinis de procédure^ ce mode de résistance pas-
sive convenait mieux à son tempérament. La haute assemblée ne se
fit pas faute, cette fois, de l'employer. Convoquée au milieu de
mars, elle n'avait pas encore commencé à délibérer quand la mort
de l'archevêque de Mayence, qui la présidait, fournit un prétexte
tout naturel pour interrompre les séances. On ne les reprit qu'après
un délai d'un mois, lorsque la vacance du siège eut été remplie
par un choix cette fois très ouvertement pris parmi les serviteurs les
plus dévoués de l'Autriche. Alors seulement, après une délibération
longue et pénible où les envoyés de la Prusse se déclarèrent presque
seuls pour les partis de vigueur, on aboutit à un condusum très
confus, exprimant des vœux stériles pour le rétablissement de la
paix et invoquant la médiation des puissances maritimes, c'est-
ÉTUDES PIPXOMA.TIQUBS, 15
à-dire de l'Angleterre et de la Hollande. Au moment où les armées
de ces deux états se massaient sur les frontières d'Allemagne, une
telle décision, si elle ne les autorisait pas expressément à les fran-
chir, n'était pas faite non plus pour les décourager (1).
Cette triste défaillance était la suite naturelle du défaut d'élasti-
cité et d'énergie qui paralysait tous les rouages de la vieille machine
impériale; mais il n'est pas douteux que la méfiance inspirée par
la politique cauteleuse et capricieuse de Frédéric contribuait encore
plus que toute autre cause à un résultat si contraire à ses vues.
Personne ne s'était soucié de remettre entre ses mains des forces
dont on ne pouvait ni prévoir ni deviner l'usage qu'il comptait
faire. Ce sentiment de réserve était si général, tellement répandu dans
les partis les plus opposés, chacun croyait avoir tant de sujets de
se plaindre dans le passé, tant de motifs de se mettre en garde pour
l'avenir, que cette sympathie sur un point unique établissait entre
les adversaires les plus déclarés des rapprochemens inattendus. C'est
ainsi que Hyndford et Valori s'étaient empressés d'écrire, chacun de
leur côté, dans des termes qui ne différaient guère, qu'il n'y avait
rien à attendre de bon d'une armée soi-disant de neutralité dont le
roi de Prusse aurait le commandement. « On dit, écrivait Yalori, qu'il
a offert 30,000 hommes pour cette prétendue armée d'observation.
Si cette offre avait lieu et qu'elle fût acceptée, ne pensez-vous
pas, monseigneur, que ces 30,000 hommes seraient ^fort à charge à
quelque parti qu'ils soient portés, et peut-être d'une médiocre uti-
lité pour la cause qu'ils sembleraient embrasser?.. En tout cas, s'il
fait marcher des troupes, ce sera dans le cas où il pourra les faire
vivre aux dépens d'autrui. » Hyndford était naturellement plus défiant
encore : « Personne ne croira, disait-il à Podewils, à votre neutra-
lité : le plus grand prince d'Europe ne peut pas arrêter la fama cla-
mosa, quand sa conduite a donné lieu à tous les soupçons. Si la
diète assemble une armée et si on y voit seulement l'uniforme bleu
d'un soldat prussien, toute l'Europe regardera ce fait comme la
violation manifeste de votre traité avec la reine de Hongrie (2). »
;^l) Droyseu, l. u, p. 30-44, 55-57, 00-G2, 71-73. — Pol.Corr., t. ii, p. 302, 313, 320,
324, 327, 329, 332, 339, 351, 360, 301. — D'Arneth, t. ii, p. 207, 210. — Hyndford à
Carteret, 16 février 1743. — Carteret à Hyndford, 1" mars 1743. {Correspondance de
Prusse. Record Office.) — Carteret à Robinson, 13 mars 1743. (Correspondance de
Vienne. Record Office.) — Rescrit impérial du G mars 1743. (Correspondance de Bavière.
Ministère des affaires étrangères.) — Blondel à Amelot, 11, 15 mars, 1" avril,
18 mai il Vd. [Correspondance d'Allemagne. Ministère des affaires étrangères. )—Bussy
à Amelot, mars 1743. (Correspondance d'Angleterre.mmaièvG des affaires étrangères,)
— De Sade à Amelot, 21 janvier 1743. (Correspondance de Cologne.)
(2) Valori à Amelot, 21, 29 janvier 1743. (Correspondance de Prusse. Ministère des
affaires étrangères.) — Hyndford à Carteret, 12 février 1743. (Correspondance de
Prusse, 6ecorA,Omce,.,)
16 REVUE DES DEUX MONDES.
Insensiblement même, cet accord dans la manière de juger le
caractère de l'homme auquel ils avaient affaire amenait entre les
deux diplomates, malgré l'inimitié de leurs cours, une sorte d'en-
tente presque afTectueuse qui s'exprimait même, parfois, par des
épanchemens mutuels. Se rencontrant chaque matin à la porte du
cabinet royal, ou le soir dans les salons de la reine ou des prin-
cesses, iis prenaient plaisir à se raconter l'un à l'autre les tours
d'adresse par lesquels Frédéric essayait de les tromper, et en con-
frontant les confidences qu'on leur avait faites à l'oreille, à percer
à jour le double jeu dont on les croyait dupes. C'est le plaisir que
se donna Hyndford en particulier, au lendemain des scènes de vio-
lences que j'ai racontées, et il en rend compte à sa cour dans un
récit piquant dont les dépêches correspondantes de Valori viennent
de leur côté confirmer l'exactitude.
On a vu, en eff'et, de quel ton de sublime indifî'érence Frédéric
s'était exprimé sur le sort qu'il réservait à l'armée française, si l'An-
gleterre consentait à entrer dans ses vues pour satisfaire l'empereur;
on a pu juger également avec quel soin charitable il cherchait à
dériver, sur le territoire français, l'orage qui menaçait les provinces
allemandes : « Faites la paix, avait-il dit, et les Français s'en iront
comme ils pourront. » Et encore : u Si vous attaquez la France en
Flandre ou en Lorraine, libre à vous, je n'ai rien à y voir. » Natu-
rellement (et Hyndford devait s'en douter), ce n'était pas de même
sorte qu'il parlait au ministre de France. Au contraire, tant que la
paix, qui devait être son œuvre, n'était pas conclue, tant que l'An-
gleterre restait menaçante, il lui convenait que les troupes françaises
demeurassent de pied ferme en Bavière pour tenir au moins en échec
une partie des forces autrichiennes. Aussi n'était-il pas de jour oii il
n'engageât Valori à presser le cabinet français d'envoyer des renforts
à son armée d'Allemagne et des instructions vigoureuses au maré-
chal de Broglie. Reproches amers sur la mollesse des soldats, plai-
santeries piquantes sur l'incapacité des généraux, indication au besoin
de mesures stratégiques à prendre dans une prochaine campagne,
il mettait tout en œuvre pour piquer d'honneur l'ambassadeur et
stimuler par lui l'ardeur défaillante de son gouvernement. « Mais
agissez donc, disait-il sans cesse, messieurs les Français ; vous ne
faites rien, vos généraux ont vraiment une nouvelle manière de
faire la guerre. » Il allait même, au besoin, jusqu'à reprocher
l'excès de modération de la France dans ses rapports avec les princes
allemands. « Je les connais, disait-il, ils n'agissent que par la crainte.
Que ne vous emparez- vous tout de suite, par exemple, de Trêves et
de Mayence 1 je crierais comme les autres, mais au fond je m'en
moquerais et j'en serais bien aise. » Que serait-il arrivé si, après
avoir suivi ces conseils aventureux, la France s'était trouvée le len-
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 17
demain isolée en face de la réconciliation subite, opérée par lui-
même, de toute l' Allemagne et de l'Angleterre? C'est ce dont il ne
prenait probablement pas la peine de s'occuper (1).
Mais Valori, que tant d'expériences avaient mis sur ses gardes,
doutait un peu de la sincérité de ce beau zèle, et toujours inquiet
de ce que pouvaient se dire dans de longues et vives conversations
lord Hyndford et Frédéric, il crut pouvoir user de la camaraderie
amicale qui s'était établie par le fait entre son collègue et lui pour
tâcher d'en savoir un peu plus long. « Il est venu droit à moi,
raconte Hyndford, après le dîner, et m'a dit : « Mylord, je vais vous
faire une question à laquelle je ne sais pas si vous voudrez répondre.
Je vous prie de ne pas trouver ma curiosité trop inconvenante...
Vous pourrez ne me rien dire ou faire la réponse qu'il vous plaira.»
— Je dis au marquis que je ne serais jamais embarrassé de lui
répondre, parce qu'il était trop bien élevé pour me faire une ques-
tion déplacée. Il m'exprima alors le désir de savoir si le roi mon
maître avait prié le roi de Prusse d'offrir sa médiation entre l'em-
pereur et la reine de Hongrie. Je lui répondis négativement sans
hésiter. Mais, mon cher marquis, ajoutai-je, puisque vous m'avez
mis sur le sujet du roi de Prusse, si vous voulez me donner votre
parole d'honneur de ne jamais révéler ce que je vais vous dire, je
vous dirai quelque chose qui vous surprendra. Il mit sa main dans
la mienne et me fit la promesse que je lui demandais de la manière
la plus solennelle. Je lui dis alors : « Je ne sais si la bonne opinion
que vous avez du roi de Prusse et les protestations d'amitié qu'il
fait à votre cour vous permettront de croire qu'au même moment, il
essaie avec insistance de persuader au roi mon maître d'attaquer la
France sur son territoire au lieu de marcher en Allemagne. » L'éton-
nement du marquis passa alors toute expression. Après s'être tu
quelques instans : « Est-il possible, s'écria- t-il, qu'un prince soit
si perfide ? Mais puisqu'il en est ainsi, la France n'a plus qu'à pen-
ser à elle-même et à planter là l'empereur, dont vous ferez ce qui
vous plaira. — Je vous l'avais bien dit, put ajouter Hyndford, quel-
ques jours après, cet homme est exécrable (2). »
Si juste que pût paraître l'épithète, c'était pourtant toujours un
homme à ménager. Aussi, remis de sa première émotion, Valori
rendait compte de la confidence dans des termes un peu plus modé-
rés, (c Lord Hyndford, dit-il, m'a confié sous le plus grand secret,
et sur ma promesse la plus formelle de ne jamais le compromettre,
que le roi de Prusse avait fait proposer à l'Angleterre de porter
(1) Valori à Amelot, 11, 15 décembre 1742, 19 février, 19, 22 mars 1743. {Corres-
pondance de Prusse. Ministère des affaires étrangères-)
(2j Hyndford à Carteret, 1" février 1743. {Correspondance de Prusse. Record Office.)
TOME LXII. — 1884. 2
18 REVUE DES DEUX MONDES.
tous ses efforts contre la Lorraine, au lieu d'envoyer une armée en
Allemagne, et ajouté qu'il nous verrait attaquer de ce côté-là avec
plaisir. Pour vous dire ce que je pense de cette confidence qui a
été faite par ce ministre (à la suite de quelques réflexions sur le
caractère du roi de Prusse et sur je peu de fond qu'il y a à faire
sur lui et après qu'il m'avait dit qu'il avait horreur de cette dupli-
cité) je pense qu'il a un peu chargé le tableau (1). »
H fallait bien le penser, en effet, ou du moins faire semblant afin
de garder son sang-froid et de ne pas éclater de rire ou de colère
quand Frédéric, à quelque temps de là, vint apporter au même
Yalori, du plus grand sérieux du monde, ses félicitations les plus
chaleureuses sur le parti que prenait le cabinet français d'envoyer
une année vers le Rhia en même temps que des renforts à l'armée
de Bavière. Cette fois, d'ailleurs, par extraordinaire, ces compli-
mens étaient de bonne foi, car, repoussé dans sa double tentative,
n'ayant réussi ni à désarmer l'Angleterre ni à faire armer l'empire,
Frédéric, avec plus de sagesse que de fierté, se résignait à retirer
ses menaces et à attendre paisiblement les bras croisés ce qu'allait
décider dans cette lutte nouvelle le sort des combats. Dès lors, il
lui importait que les Français, dont il faisait encore la veille si bon
marché, retrouvassent par un retour de la roue de la fortune l'avan-
tage dont il avait lui-mêrne tant contribué à les priver. Leur vic-
toire, au moins pour un temps, lui redevenait nécessaire pour éloi-
gner de l'AUemague l'invasion anglaise et rétablir l'équilibre dans
le jeu des forces dont il voulait tenir la balance.
C'est le sentiment qu'il témoigna à Yalori avec cette effusion de
cordialité apparente qui accompagnait toujours chez lui les mani-
festations de l'intérêt personnel. « Hier, à la comédie, écrit Yalori
au roi, Podevvils est venu à moi et m'a dit en propres termes que
le roi son maître avait bu de bien bon cœur à la santé de Yotre
Majesté, sur l'avis certain des résolutions qu'elle avait prises pour
soutenir par les plus grands moyens la cause de l'empereur... Ce
prince vint peu de temps après, et à la grande inquiétude de lord
Hyndford, du comte de iUchecourt, et autres ministres étrangers,.,
il me tira à part et me dit mot pour mot ce que je vais rapporter à
Yotre Majesté: «Mon ami, j'ai bu de bien bon cœur à la santé du
roi votre maître. Ma foi, vive Louis XY ! J'y reboirai encore ce
soir : je vous charge de le lui mander. Faites bien et vous serez
content de raoi. J'attends que vous donnerez sur les oreilles à mon
oncle d'Angleterre; pour lors vous me devrez bien quelques excuses.
— Je voudrais bien, sire, lui répondis-je, être dans le cas de les faire
(1) Valori à Amelot, 8 janvier 1743. {Correspondance de Prusse. Ministère des affaires
étrangères.)
ETUDES DIPLOMATIQUES. 19
dans ce moment ici même à Votre Majesté. — Oh! répondit-il, j'aime
trop ce prince pour ne pas lui souliaiter, à quelque prix que ce soit,
toute sorte de succès (1). »
Mais Yalori ajoutait un peu tristement quelques jours après :
« L'annonce de notre armée sur le Rhin produit l'effet contraire
à ce qu'on aurait pu désirer. Podewils me dit que, puisque le
roi envoyait une armée capable de s'opposer aux entreprises" des
Anglais, c'était suffisant et le roi son maître n'avait plus de parti à
prendre (2). »
Ainsi finissait, par un acte de résignation tardive, cette suite de
scènes orageuses, qui n'étaient de nature à grandir le héros de l'Al-
lemagne ni dans l'estime des spectateurs, ni même dans la sienne
propre, car il en rend compte dans ses Mémoires avec plus de sin-
cérité dans l'aveu de ses sentimens que d'exactitude dans l'exposé
des faits. Les menaces impuissantes qu'il avait adressées à l'Angle-
terre ne sont plus dans ce récit que des représentations raisonnées
et des supplications patriotiques. « Ce projet, dit-il (celui de l'in-
vasion des Anglais en Allemagne) ne pouvait pas me convenir...
parce que la maison d'Autriche y gagnait par là une entière supé-
riorité sur l'empereur;... ce qui me faisait perdre en partie l'in-
lluence que j'avais dans les affaires de l'empire, et qu'il y avait
beaucoup à craindre que la reine de Hongrie et le roi d'Angleterre,
aveuglés par leurs succès, ne s'oubliassent au point de détrôner
l'empereur. Je crus qu'il ne me serait pas impossible de suspendre
ce projet par des représentations, en me servant de tous les argu-
mens que peut fournir à un prince allemand, bon patriote, l'amour
de la liberté de sa patrie : je conjurais le roi d'Angleterre de ne point
transporter, sans des raisons très importantes, le théâtre de la guerre
en Allemagne, et d'altérer les lois fondamentales de l'empire, par
lesquelles il est défendu aux membres du corps germanique de faire
entrer des troupes étrangères sur le territoire de l'empire sous quelque
prétexte que ce pût être sans le consentement de la diète. Dans le
fond, mes affaires ne me permettaient pas alors d'opposer la force à
la force; la chose elle-même n'importait '^sl^ une rupture. J'avais
indisposé la France; si je me brouillais avec les Anglais, je perdais
les seuls alliés que j'avais et j'entrais dans une guerre dont le sujet
m'était étranger en quelque manière. Je me contentai d'un mauvais
accord par lequel le roi d'Angleterre s'engageait de ne rien entre-
prendre contre la dignité de l'empereur ni contre son patrimoine.
Garteret, qui cachait sous le langage d'un honnête homme les vices
(1) Valori au roi, 9, 19 mars 1743. {Correspondance de Prusse. Ministère des affaires
étrangères.)
(2) Valori au roi, 9, 19, 30 mars. {Correspondance de Prusse. Ministère des affaires
étrangères.)
20 BEVUE DES DEDX MONDES.
d'un fourbe, ne fit aucune difficulté de tout promettre et les cir-
constances où je me trouvais m'obligeaient à feindre de tout
croire (1). »
II.
Le plan de campagne du maréchal de Noailles, agréé par Louis XY
et par son conseil, consistait, comme je l'ai dit, à se porter entre
le Riîiu et le Mein, pour arrêter l'armée dite pragmatique au pas-
sage et l'empêcher de pénétrer dans le Haut-Palatinat. Le but était
de venir en aide à l'armée française, encore campée en Bavière, et
qui, sans ce secours, courait risque de se trouver complètement
cernée entre les Anglais tombant sur ses derrières, le prince Lobko-
vvitz la prenant en flanc du côté de la Bohême, et le prince Charles
de Lorraine arrivant d'Autriche pour l'attaquer en tête. Mais quel
devait être, dans l'ensemble des opérations, le rôle assigné à l'ar-
mée de Bavière elle-même? Quelle part devait-elle y prendre?
Quelles instructions devaient être adressées au maréchal de Broglie
qui la commandait? C'était une question très déhcate laissée encore
incertaine et, par des motifs de divers ordres, très difficile à
résoudre.
Il fallait tenir compte d'abord de l'état de délabrement et de
désarroi dans lequel ces troupes étaient tombées après plusieurs
mois passés, par une saison très rigoureuse, dans un pays ruiné et
dans des campemens détestables. Sur ce point, de la part des chefs
comme des soldats, c'était un gémissement universel. Dès le 28 jan-
vier, le maréchal de BrogUe, écrivant au nouveau ministre de la
guerre, le comte d'Argenson, lui faisait de cet état de misère la
peinture la plus lamentable, tandis qu'il estimait toutes les forces
ennemies auxquelles il avait affaire à plus de (50,000 hommes:
« Les soixante-sept bataillons de notre armée, disait-il, sur le pied
de AOO hommes, qui est le plus fort où ils puissent être, sans y
comprendre les traîneurs et les miliciens qui resteront en chemin,
ne feront que 2(5,800 hommes. Les quatre-vingt-onze escadrons de
cavalerie ei de dragons complets sur le pied de 120 hommes par
escadron, feront 10,920 chevaux, ce qui, joint à l'infanterie, feront
37,720 hommes, de sorte que l'armée ennemie se trouve supé-
rieure à la nôtre de 22,780 hommes. » — Et il ajoutait : « Les mala-
(1) Histoire de mon temps, chap. viii. — Nous citons ici le premier texte de cet
ouvrage, écrit par Frédéric en 1746, et qui fut remanié par lui depuis lors en 1775.
Dans ce premier travail, Frédéric parlait de lui-même à la première personne au lieu
d'employer la troisième comme il fit dans le second, en suivant Texemple de César
dans ses Commentaires. Plusieurs passages cités, notamment celui qui est ici, ont été
considérablement modifiés en passant d'un texte à l'autre.
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 21
dies augmentent tous les jouis; on ne peut pas soigner les malades
comme ils devraient l'être, faute d'établissemens, d'hôpitaux : la
gelée qui a redoublé depuis quelques jours nous empêche de
retirer aucunes subsistances par les rivières ; cela est bien triste,
et l'on ne peut savoir quand cela finira. » — « Ce n'est pas ma faute,
écrivait-il à la même date à l'empereur qui s'impatientait, si on m'a
remis des armées énervées et manquant de tout : je ne sais pas
crier misère et mon caractère a toujours été de trouver des remèdes
aux difficultés qui se sont présentées sur mon chemin, mais il n'y
a que Dieu qui puisse faire l'impossible. » Et le conseiller intime
du maréchal, celui qu'il appelait son bras droit, et qui n'était pas
d'un tempérament facile à décourager, le comte de Saxe, écrivait
aussi sur un ton de mélancolie tout pareil : « Je suis ici ( au con-
fluent de l'isar et du Danube), en vedette avec onze bataillons, dont
je ne puis, en vérité, mettre sous les armes que 1,500 hommes;
le reste est à l'hôpital. Gela n'est pas récréatif (1). »
Mais l'état matériel, quelque triste qu'il fût, n'était rien auprès
de l'état moral. Le sentiment que j'ai dépeint, le dégoût et l'hor-
reur pour l'Allemagne et les Allemands, était général, croissant, et
répandu dans tous les rangs. C'était une armée entière atteinte de
nostalgie à un degré aigu et fiévreux. Personne ne se gênait pour
exprimer tout haut ce mécontentement, d'autant plus qu'on ne
craignait pas par là de déplaire aux gens en crédit à Versailles,
encore moins au général en chef. Celui-ci, en effet, on le savait,
s'était prononcé, dès le commencement de la guerre, contre les
expéditions lointaines et ne pouvait s'abstenir de constater en toute
occasion, pour dégager sa responsabilité, que les événemens ne
faisaient que justifier ses prévisions. 11 se serait tu, d'ailleurs, que
dans son état -major et dans son entourage de famille le plus intime
on n'eût point observé la même discrétion. La maréchale, entre
autres, qui restait toujours à poste fixe à Strasbourg, à l'affût des
nouvelles, et pour être plus à portée d'accourir auprès de sou mari
et de ses enfans à la moindre alerte, ne pouvait cacher son désir
impatient de voir rappeler en France les objets de sa tendresse
conjugale et maternelle. C'est ce que lui reprochait sur son ton de
causticité habituelle l'abbé, son beau-frère, qui voyait les choses avec
plus de sang-froid. Cet habile homme calculait que si l'armée de Bavière
rentrait en France pour être fondue dans celle du Rhin, le maréchal
n'ayant que peu de chance d'être appelé au commandement des troupes
réunies, cette jonction pourrait être le signal de sa retraite; mais il
(l) Le maréchal de Broglie au comte d'Argeason, 28 janvier 1743. (Ministère de la
guerre.) — C. Rousset, le Maréclial de Noailles, introduction, p. xu — Le maré-
chal de Broglie à Charles VU, 27 décembre 1742. (Bibliothèque nationale. Fonds de
aouveiles acquisitions,)
22 REVUE DES DEUX MONDES.
constatait lui-même avec regret combien des conseils priidens avaient
de peine à se faire écouter. « Vous m'avez écrit trente lettres , écrivait-il
à la maréchale, par lesquelles vous voulez qu'on ramène l'armée de
Bavière en France ; il n'a pas passé un chat à Strasbourg à qui vous
n'ayez parlé sur ce ton... Dispensez-vous de dire votre avis sur une
matière sur laquelle on ne vous consulte pas. Lamothe (sans doute
quelque aide-de-camp du maréchal, en passage à Versailles), est
votre héros parce qu'il a épousé vos sentimens et qu'il les débite
en dépit du bon sens et de la raison... Lamothe est attaché à mon
frère et en parle fort bien ; mais il est fou et de la dernière impru-
dence, et il lui arrivera tape-clmt pour tenir ici successivement les
mêmes discours qu'il vous a tenus. Je fais ce que je peux pour le
faire taire, il n'en parle que plus fort et en même temps ne veut
plus servir qu'en Flandres, comme tous les autres... Au nom de
Dieu, soyez discrète, mandez-moi ce que vous voudrez, mais taisez-
vous avec le public et les passans... J'ai écrit à mon frère que,
quoique ce fût votre avis et celui de toute l'armée de revenir en
France, je le priais de ne point se laisser aller au dégoût, et qu'il
devait au roi obéissance. Du reste, le roi va régner, il a bien débuté;
c'est la moitié de la chose que de bien commencer (1). »
Ne suivant qu'à regret et à moitié les a\is de son frère, le maré-
chal s'était pourtant borné à demander qu'on l'autorisât à rester
tout l'hiver strictement sur la défensive. Campé autour de Strau-
bing, en avant de Munich, entre l'Isar, l'Inn et le Danube, il ne vou-
lait faire que les opérations nécessaires pour maintenir sa gauche en
communication avec la citadelle d'Égra et ravitailler régulièrement
cette place, dernier point occupé par les armées françaises en
Bohême. Cette réserve prudente, pleinement justifiée d'ailleurs par
les habitudes militaires du temps, ne pouvait qu'être approuvée
à Versailles. Mais il s'en fallait bien qu'elle rencontrât le même
assentiment à Francfort auprès de l'empereur, qui, n'ayant pas de
cesse qu'il n'eût recouvré l'intégrité de son électorat, aurait voulu
à toute force qu'une pointe fût poussée sur-le-champ pour recon-
quérir la ville de Passau et quelques autres dépendances de la
Bavière encore détenues par les Auirichiens. 11 offrait pour cette
entreprise le concours de ses troupes impériales, dont il portait
le chiffre à 35,000 hommes, tous payés d'ailleurs par des subsides
français. Le maréchal s'y refusait, n'ayant aucune confiance (il le
disait tout haut) dans cet effectif imaginaire, pas plus que dans le
talent du général Seckendorf, qui en avait le commandement. « Il
n'y a pas là plus de 15,000 hommes à mettre en campagne, disait-il,
et encore ne valent-ils pas mieux que nos milices. » De là une dis-
(1) L'abbé de Broglie à la maréchale, {Papiers de famille, passim.)
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 23
cussion engagée entre le maréchal et l'empereur, qui se poursuivit
pendant tout l'hiver sur un ton d'aigreur croissant et qui était par-
venue à une véritable exaspération, quand on apprit d'une manière
tout à fait certaine la marche des Anglais en Allemagne et les dis-
positions prises par le maréchal de Noailles pour se porter l. leur
rencontre.
Nouveau et encore plus grave sujet de dissentiment entre Bava-
rois et Français : l'empereur soutint que c'était le cas de se mon-
trer audacieux en agissant pour empêcher les Autrichiens de faire
leur jonction avec les Anglais. Broglie pensait, au contraire, que la
réserve était plus commandée que jamais puisque, si les Français
étaient vainqueurs sur le Rhin, ils seraient libres de reprendre l'of-
fensive sur le Danube avec toutes leurs forces réunies et la con-
fiance inspirée par le succès : au contraire, si la fortune ne les
secondait pas, il importait à l'armée de Bavière de ne pas s'être
coupé d'avance la retraite en s'enfonçant trop avant en Allemagne.
Mais c'était justement cette dernière pensée, évidemment domi-
nante dans son esprit, ce soin de se ménager des communications
libres pour opérer au besoin sa retraite vers la France, qui lui était
amèrement reprochée par l'empereur et tout son entourage. « Après
tout, disait-on, victorieuse ou vaincue, la France ne songe qu'à
nous laisser là, et M. de Broglie plus que tout autre n'est occupé
qu'à préparer cet abandon. »
A plusieurs reprises, l'empereur, monté au plus haut degré d'ir-
ritation, porta ses plaintes à Versailles par des lettres directement
adressées à Louis XV, et, à force d'insistance, il obtint une demi-
satisfaction. H Ne trouvez-vous pas, disait le comte d'Argenson au
maréchal, le 5 .avril (dans un langage assez singulier pour un
ministre), qu'il est temps d'agir un peu davantage pour ranimer la
valeur des troupes et détruire l'opinion où les ennemis paraissent
être que nous ne. pouvons et ne voulons rien entreprendre? Faites
vos réflexions, monsieur, sur ce que j'ai l'honneur de vous deman-
der. Sa Majesté ne vous presci-it rien, mais elle attend de votre zèle
et de votre courage des entreprises en quelque façon au-dessus de
vos forces (1). » On engageait aussi le maréchal à traiter avec plus
d'égards le commandant des troupes impériales et à ne pas refuser
toujours de s'entendre avec lui. Satisfait de ces instructions pour-
tant assez vagues, Charles Vil témoigna le plus vif contentement à
Blondel, le résident français à Francfort. « Voilà parler, dit-il; je
vois bien que le roi veut agir vigoureusement et que M. le cardi-
nal est mort. C'est lui qui ne faisait qu'^hésiter et voulait nous aban-
(1) Le comte d'Argenson au maréchal de Broglie, 5 avril 1743. (Ministère de la
guerre.)
24 REVUE DES DEUX MONDES.
donner. Mais requiescat hipace^ nunc agamus-, » et, afin de ne pas
laisser languir cette reprise de vigueur, il se décida à venir de sa
personne à Munich pour se placer lui-même à la tête de ses troupes
et marcher à la délivrance de son patrimoine.
Maïs il avait compté sans la résolution obstinée du maréchal,
qui, aux conseils mollement donnés par son ministre, se borna à
répoçdre : « Il n'y a sorte de politesse et d'égards que je n'aie
pour M. de Seckendorf tant que le service du roi n'y est pas inté-
ressé, mais je suis ferme comme un rocher quand je vois que les
propositions qu'il me fait ne tendent pas à ce but... A moins que le
roi ne m'ordonne de condescendre à tout ce qu'il me demandera,
je crois qu'il est de mon devoir de ne pas me rendre à ses vues,
quand, après les avoir bien examinées, je trouve qu'elles ne ten-
dent nullement au bien du service. » Ce fut contre ce rocher d'une
volonté inébranlable que vinrent se briser toutes les objurgations de
l'empereur. Si ce prince s'était llatté d'agir par sa présence et son
éloquence plus efficacement que son général, il ne tarda pas à voir
qu'il s'était trompé. Jamais il ne put décider le maréchal à faire sortir
ses troupes de leur immobilité. Il est vrai qu'ils n'étaient pas placés
tous deux au même point de vue. Ce que l'empereur demandait
comme un pas en avant pour refouler les Autrichiens eût été pour
le maréchal, dont les regards étaient toujours fixés sur la route de
France, un pas en arrière qui l'éloignait d'un retour désiré et peut-
être nécessaire.
Une entrevue très orageuse eut lieu entre eux aux environs de
Munich, et l'empereur, après avoir épuisé les raisonnemens et les
prières, essaya en désespoir de cause de faire usage d'autorité. Il
déploya la patente royale qui, au début de la guerre, l'avait investi
du commandement nominal de toutes les forces françaises. « J'ai
d'autres ordres plus récens, répondit le maréchal sans sourciller.
— Reprenez donc ce papier, répliqua l'empereur en froissant vio-
lemment le parchemin, je n'en ai que faire, puisqu'il ne sert de
rien. y> Quelques jours après, craignant de s'être emporté trop loin,
il fit demander un nouvel entretien dans un rendez-vous qu'il fixa
lui-même et où il se rendit de ï-a personne. Il obtint pour toute
réponse que le maréchal, rentré dans son quartier-général, ne
pouvait plus le quitter parce qu'il se trouvait gravement indis-
posé (1).
Du moment où, à tort ou à raison, le maréchal de Broglie refu-
sait de bouger, les troupes impériales n'avaieut qu'une chose à
faire, c'était de se grouper autour des troupes françaises sur la
même ligne de défense, afin d'arrêter par leur masse imposante
(1) Carlyle, t. m, p, G53. — Mémoires de Luyius, t. v, p. 2G.
ÉTLDES DIPLOMATIQUES. 25
tout mouvement agressif de l'Autriche. C'est à quoi l'empereur ne
put se résoudre; il laissa en avant de Braunau, de l'autre côté de
l'inn, un corps avancé confié au général Minutzi, qui était censé
couvrir la ville et qui, en réalité, restait exposé, sans forces suf-
fisantes, au premier choc de l'armée du prince Charles de Lor-
raine. Cette imprudence ne tarda pas à porter ses fruits. Dès le
commencement de mai, le prince Charles s'étant porté en avant,
Minutzi fut culbuté, mis en déroute et fait prisonnier pendant que
ses soldats rentraient en fugitifs dans la ville de Braunau. Cette
place forte, qu'on avait eu tant de peine à garder l'hiver précédent,
se trouva alors bloquée et (ses défenseurs, presque tous Bavarois,
ayant perdu courage) elle se rendit au bout de très peu de jours.
L'empereur, épouvanté autant qu'irrité, quitta Munich précipitam-
ment pour se réfugier à Augsbourg. Ce fut, comme on peut le bien
penser, un nouveau et interminable sujet de récriminations récipro-
ques, les Bavarois se plaignant d'avoir été abandonnés, tandis que
Broglie se félicitait de ne pas s'être laissé compromettre par leur
témérité étourdie.
La question se présentait alors d'une façon tout à fait pressante.
Le flot des Autrichiens débordant en Bavière, il fallait ou céder
devant eux ou se mettre en mesure de leur tenir tête. Ce fut la
situation que Broglie dut exposer au cabinet français après avoir été
obligé de faire déjà un mouvement rétrograde pour se concentrer et
se mettre provisoirement en sûreté sur le Haut-Danube, autour de la
ville d'ingolstadt. Un renfort d'environ vingt mille hommes , dix
bataillons et douze escadrons, lui était promis depuis plusieurs mois
et il en demandait plus que jamais l'envoi, n'ayant pas, disait-il, plus
de trois cents hommes à mettre en ligne dans les bataillons qui lui
restaient. Mais, en sollicitant ce secours, il laissait clairement entendre
qu'il le verrait arriver sans beaucoup de satisfaction ni de confiance.
Lue autre idée était née dans son esprit et, bien qu'il ne fît que
l'insinuer sous une forme dubitative et sans y insister, on pouvait y
voir sans peine l'expression de son véritable désir. « Je ne sais,
écrivait-il, si vous approuverez une idée qui m'a passé par la tête, qui
serait, sans perdre de temps, de marcher avec cette armée, les douze
bataillons et les dix escadrons que M. le maréchal de Noailles m'envoie
pour le joindre, de marcher tout de suite avec ces deux armées ras-
semblées à mylord Stairs. Outre que je crois que nous serions supé-
rieurs en force, il est bien différent de donner une bataille proche
de soi ou de la donner à cent cinquante lieues. Je doute que les
Autrichiens puissent y arriver avant nous. Yoilà un canevas : il est
aisé de broder dessus, si Sa Majesté approuve cette idée (1). »
(1) Le maréchal de Broglie au comte d'Argenson, 7 juio 1743. (Ministère de la
guerre.)
26 REVUE DES DEUX MONDES.
Je n'ose braver le ridicule d'émettre une opinion sur une opéra-
tion stratégique quelconque, principalement quand elle se rapporte
à des faits aussi éloignés et dont il est si difficile d'apprécier toutes
les circonstances; mais je ne puis m'empêclier de penser que l'idée
émise par le maréchal de Broglie ne manquait pas de hardiesse et
que, si elle eût été aussi vigoureusement exécutée qu'elle était auda-
cieusement conçue, le succès, et même un succès éclatant, aurait
pu la couronner. Il était certain, en effet, que sur le terrain ingrat
et épuisé de la Bavière, avec des troupes démoralisées, fussent-
elles accrues par quelques renforts, on ne pouvait se promettre de
sérieux, encore moins de brillans avantages. Ces renforts d'ail-
leurs, on ne pouvait les emprunter qu'à l'armée du maréchal de
Noailles, et c'était atténuer d'autant les forces dont devait disposer
ce général au moment de l'action décisive qui ne devait pas tarder
à être engagée avec l'armée anglaise. Ne valait-il pas mieux éva-
cuer la Bavière d'un seul coup, sans regarder en arrière et sans
perdre en combats stériles un homme ni un canon, pour marcher
droit comme à un rendez-vous au champ de bataille où l'Angleterre
attendrait la France? Toutes les forces françaises réunies pouvaient se
promettre une victoire à peu près certaine, dont Broglie et Noailles,
se tenant par la main, auraient partagé l'honneur, et qui aurait
rendu à la fortune et au renom de la France leur prestige perdu.
On serait à temps ensuite soit de se retourner en vainqueur contre
Marie-Thérèse, soit de lui dicter les conditions de la paix. Après tout,
l'important n'était pas un pouce de terre de plus ou de moins gardé
en Allemagne, c'était de se mettre de nouveau en mesure d'y faire la
loi et d'y parler en maître. Il faut ajouter qu'en ouvrant à ses sol-
dats abattus cette perspective nouvelle qui les rapprochait de leur
patrie, Broglie pouvait se flatter de ranimer leur ardeur et en
quelque sorte de leur rafraîchir le sang. Et quand on songe qu'il
avait auprès de lui, dans son intimité, le seul grand homme de guerre
qui ait servi la France pendant cette première moitié du xviii' siècle,
il est difficile de ne pas supposer que ce projet d'une audace heu-
reuse lui avait été souillé à l'oreille par son inspirateur habituel.
On croit, en effet, y reconnaître la main et le génie du comte de
Saxe (1).
Seulement il ne fallait pas se dissimuler que si l'opération pou-
(1) Dans une lettre de Maurice de Saxe à son père le roi Auguste, écrite le 13 juin,
on volt que, s'il n'avait pas suggéré le plan du maréchal, au moins il le connaissait et
n'y avait pas fait d'opposition. « Je crois, dit-il, que nous pourrions bien recevoir l'ordre
de nous rapprocher de M. de Noailles et d'évacuer la Bavière. Notre cavalerie est com-
plète et nos bataillons sont à trois cents. Les Français désirent plus que les ennemis
tôtre hors de ce pays. Je me lasse enfin de voir des cadavres épars et privés de sépul-
ture. » {Maurice, comte de Saxe, par M. de Vitzthum. Leipzig, 1867, p. 471.)
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 27
vait être justifiée par l'événement, l'effet moral, au premier moment
et avant le résultat obtenu, devait être fâcheux. Comme dans toute
partie hardiment jouée quitte ou double, il y aurait un moment
d'angoisse et d'incertitude. La retraite, tant qu'on ne saurait pas
où elle tendait, aurait aux yeux de spectateurs déjà malveillans
l'apparence d'une fuite. L'empereur, obligé de se retirer en hâte
dans les bagages de l'armée française, allait pousser des cris de
désespoir et peut-être se jeter à l'aveugle dans les bras toujours
ouverts de l'Angleterre. Nul ne savait non plus ce que ferait ou
penserait Frédéric quand il se verrait laissé seul en tête-à-tête en
Allemagne avec Marie-Thérèse. C'était donc une résolution des plus
graves, à peser par des considérations autant politiques que mili-
taires, de celles, en un mot, qu'il n'appartient pas à un général de
prendre de son chef, mais qu'un souverain digne de ce nom a seul
le droit de lui commander.
C'était le cas de voir si Louis XV était ce souverain-là : il voulait
bien et on espérait bien qu'il allait l'être; mais, en ce genre, ni les
vœux, ni les espérances ne suffisent. Quand les nouvelles des
désastres de Bavière et les dépêches du maréchal de Broglie lui arri-
vèrent, elles le trouvèrent non pas encore dégoûté, mais étourdi du
poids des affaires. Sa bonne volonté durait toujours, bien que quel-
ques connaisseurs crussent déjà remarquer chez lui des traces visi-
bles de distraction et d'ennui, surtout pendant les longues séances
du conseil. Mais, en réalité, pour un souverain novice, la situation
devenait singulièrement critique. D'une part, en effet, le maréchal
de Noailles ne se décidait qu'à regret à envoyer en Bavière une partie
de ses meilleures troupes ; il écrivait lettre sur lettre pour demander
qu'on l'en dispensât et quand, enfin, il dut s'exécuter, les corps
dont il se sépara , convaincus qu'on les envoyait périr dans une
terre maudite, se mirent en rumeur et donnèrent des signes d'in-
discipline. Un régiment même (celui qu'on appelait le régiment des
vaisseaux) entra un moment en pleine rébellion. D'un autre côté,
le ministre impérial , à Paris , le prince de Grimberghe , assiégeait
rois, ministres et courtisans de ses récriminations contre le maréchal
de Broglie, qu'il accusait ouvertement de trahison, et il annonçait
hautement que, si son maître n'était pas mieux trahé, il quitte-
rait la partie et ferait sa paix à lui seul. Entre ces pressions oppo-
sées le pauvre roi perdait le sens : « La Bavière me tourne la tête, »
écrivait-il avec désespoir, et, à cet aveu, déjà naïf, il ajoutait cette
confession plus sincère encore : « Je ne suis pas plus spirituel que
cela; ce qu'il y a de sûr, c'est que je fais de mon mieux (1). »
H) Le roi au maréchal de Noailles, 4 juin 1743. — Rousset, t. i, p. 97. — Plusieurs
mémoires existant au ministère de la guerre attestent la résistance que mit le
28 REVUE DES DEUX MONDES.
Le nouveau plan du maréchal de Broglie, tombant au milieu de
cette confusion, ne fit que l'accroître. Le roi porta les dépêches sur-le-
champ au conseil, qui se trouva divisé, ce qui n'est point surprenant,
vu la gravité de l'affaire et attendu qu'il l'était déjà sur toutes les
autres. Frédéric, dans ses Mémoires^ fait de cette petite assemblée
un portrait comique à sa manière : il prétend que personne n'y
savait son métier, que la guerre y était confiée à un robin, disciple
de Cujas et de Bartole, et les finances à un ancien capitaine de dra-
gons, tandis que le ministre des affaires étrangères, Amelot, imi-
tait maladroitement le patelinage du cardinal de Fleury, « comme
une fille bossue peut imiter la danse lascive d'un premier sujet
d'opéra (1). » Des caricatures ne sont pas des portraits. La suite
devait faire voir que d'Argenson n'était pas un ministre de la guerre
incapable, ni Orry un financier sans habileté. Mais la vérité est que
la direction manquait à ce conseil sans tête, où l'on sentait (chose à
laquelle on se serait difficilement attendu) le vide laissé par la dis-
parition de Fleury. Si l'action du vieillard était débile, au moins
elle était unique, et son extrême jalousie du pouvoir avait l'avan-
tage d'en concentrer l'exercice. Après lui, l'unité avait disparu sans
que la vigueur eût rien gagné : c'était, dit ici plus justement Fré-
déric, un « gouvernement mixte qui naviguait sans boussole Fur une
mer orageuse et n'avait pour système que l'impulsion des vents. »
Cette fois , l'orage étant fort et naissant précisément de la contra-
riété des vents, les opinions se partagèrent aussi et se combattirent,
et tout fait croire qu'il y eut, sur la décision à prendre, une de ces
discussions qui devenaient parfois si violentes et si bruyantes, que,
suivant un témoin oculaire, on n'aurait pas entendu Dieu tonner (2).
Le résultat fut que la majorité étant indécise, on {)rit un système
mixte qui, voulant ménager toutes les chances, réunit, comme c'est
l'ordinaire des compromis, tous les inconvéniens sans aucun des
avantages des deux partis en balance. Ordre fut donné à Broglie
de tenir bon à Ingolstadt tant qu'il pourrait et de reprendre, s'il le
pouvait, l'offensive en refoulant de nouveau les Autrichiens. Mais la
dépêche qui lui portait cette instruction prévoyait elle-même le cas
où il lui serait impossible de l'exécuter; et dans cette hypothèse,
aussi admise d'avance, elle indiquait ce qu'il y aurait à faire pour
maréchal de Noailles à envoyer le renfort réclamé par le maréchal de Broglie. —
Charabrier au roi de Prusse, 17 juin 1743. {Correspondance interceptée. Ministère des
affaires étrangères.)
(1) Frédéric, Histoire de mon temps, chap. m. La comparaison d'Amelot avec une
danseuse a disparu du texte définitif. — D'Argenson, Journal, t. iv, p. 164. — Cham-
brier affirme qu'Amelot ne cessait d'être du parti du maréchal de Broglie, tandis que
les lettres de Tencin font voir que le cardinal lui était très opposé.
(2) Le comte d'Argenson au maréchal de Broglie, 13 juin 1743. (Ministère de la
guerre.) — Camille Rousset, Correspondance de Noailles, t. i, p. 97.
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 29
réaliser le plan tout contraire qu'avait proposé le maréchal : — « Dans
le cas, disait la dépêche, où vous seriez obligé de quitter le Danube
soit pour ramener l'armée à Straubing, soit pour aller Joindre
celle du maréchal de Noailles et opérer ensemble, comme vous le
proposez, il y aurait des mesures et des précautions à prendre sur
lesquelles j'adresse un mémoire détaillé à M. de Vanolles (le chef
de l'intendance) qui vous en rendra compte pour recevoir vos ordres
sur ce qu'il contient. J'en envoie une copie au maréchal de Noailles
par rapport aux arrangemens qu'il y aurait à prendre de sa part si
la marche de votre armée était déterminée sur Wimpfen. »
La pièce ainsi rédigée, de manière à mettre les opinions con-
traires en regard dans une espèce d'équilibre, chacun, comme on
peut penser, à l'issue du conseil, ne se fit pas faute de la commenter
à sa manière. Le ministre de l'empereur, le prince de Griraberghe,
qui attendait à la porte pour savoir le résultat de la délibération,
écrivit le soir même à Belle-Isle, avec qui il était resté en corres-
pondance. — (t Je m'aperçus au sortir de chez le roi que les minis-
tres étaient fort affectés et, comme je sollicitais d'eux des réponses
qu'ils m'avaient promises pour que je les envoyasse par un cour-
rier de l'empereur, j'en ai arrêté quelques-uns par les discours
desquels je reconnus que l'air du bureau était que, tout bien con-
sidéré, rien ne pouvait se faire aujourd'hui de plus utile pour les
affaires de l'empereur que d'ordonner au maréchal de Broglie de se
rapprocher incessamment du Rhin avec son armée et faire la droite
du maréchal de Noailles... Je répondis qu'il n'y avait que le maré-
chal de Broglie dont le louable projet avait toujours été de revenir
triomphant à la tête de son armée, ou bien quelqu'un de ses fidèles
partisans qui pût penser de la sorte pour achever de le combler de
gloire par une si belle fuite (1). »
Broglie, en recevant ces instructions ambiguës, lut sans peine à
travers les lignes et comprit qu'il avait des amis dans le conseil
qui ne lui sauraient pas mauvais gré de désobéir. D'ailleurs, en cas
que l'obéissance fût impossible, ne le laissait-on pas libre d'y man-
quer? Or, pour lui, l'impossibilité était démontrée d'avance et la
preuve n'était plus à faire. Son parti fut donc pris tout de suite de
commencer son mouvement de retraite en suivant la ligne la plus
courte pour rejoindre les bords du Rhin, où il espérait encore trou-
ver le maréchal de Noailles, avant sa rencontre avec les Anglais.
Le 19 juin, il se mit en marche, et le 22, parvenu à Donawerth,
à deux étapes en arrière d'Ingolstadt, il écrivait à d'Argenson :
« Si d'ici à deux ou trois jours, vous ne m'envoyez pas de courrier,
(1) Le prince de Grimberghe à Belle-Isle, 22 juin 1743. {Correspondance de Bavière.
Ministère des affaires étrangères.) — (Mémoires du duc de Luynes, t. v, p. 23.)
50 REVUE DES DEUX MONDES.
je partirai avec l'armée pour joindre le maréchal de Noailles. » Il
faisait part en même temps de sa résolution à l'empereur et au
maréchal de iNoailles (1).
Les trois jours marqués comme délai d'attente furent employés
par le maréchal à faire tous les préparatifs de sa marche vers le
Rhin, opération dans laquelle il était puissamment secondé par le
zèle, l'entrain, presque le ravissement de son armée, qui brûlait
d'arriver à temps pour prendre part à de nouveaux combats. Le 26,
à la dernière heure, au moment où le signal du départ allait être
donné, arriva une nouvelle dépèche de Paris, apportée par un cour-
rier, qui était parti le 22. Celle-là était, s'il est possible, encore plus
incohérente et plus étrange que la première ; car elle maintenait
toujours, d'une part, l'injonction de tenir bon à Ingolstadt si on le
pouvait, et, de l'autre l'autorisation de rentrer en France si le
séjour de la Bavière devenait impraticable. On prévoyait même qu'il
faudrait fuiir par là, seulement le plus tard possible. La seule chose
qui était interdite au maréchal de Broglie, c'était celle qui lui tenait
au cœur, à savoir la tentative d'aller joindre le maréchal de Noailles
pour se battre avec lui contre les Anglais.
Il faut citer quelques lignes du texte pour comprendre ce que
Broglie dut ressentir à cette lecture. « Sa Majesté, lui disait-on,
n'exige pas de vous l'impossible... Dans le cas où tout autre parti
que celui de la retraite vous paraîtrait impraticable, Sa Majesté se
repose sur vous de la route que vous croirez devoir prendre pour
votre retour sur le Rhin. Sa Majesté ne croit pourtant pas devoir
adopter l'idée que vous aviez d'aller joindre le maréchal de Noailles
pour combattre ensemble les aUiés de la reine de Hongrie sur le
Mein ; il est persuadé que ce maréchal (ici quelques mots dont le
déchiffrement est illisible) n'a besoin quant à présent d'aucun
secours pour entreprendre sur eux (les Anglais), quand il en trou-
vera l'occasion, comme il n'y manquera pas. » Ainsi on lui permet-
tait tout, même la fuite, mais on lui interdisait le seul moyen
d'enlever à sa retraite le caractère d'une honteuse déroute; on
l'autorisait à ramener en France des convois de blessés et de fugi-
tifs, mais non une armée marchant au combat. C'était évidemment
le ministre de l'empereur, qui, revenant à la charge, avait arraché
du cabinet ce dernier acte de timidité et d'indécision et imprimé
cette dernière oscillation à la balance (2).
Nul doute, cependant, qu'il fallait obéir. La loi du devoir mili-
taire est absolue : l'histoire, pas plus qu'aucun autre tribunal, n'a
(1) Le maréchal de Broglie au comte d'Argenson, 23 juin 1743. (Ministère de la
guerre.)
(2) Le comte d'Argenson au maréchal de Broglie, 23 juin 1743. (Ministère des affaires
étrangères. Correspondance de Bavière.)
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 31-
le droit d'en absoudre la violation. Mais s'il est permis, en ce genre
comme en tout autre, de plaider les circonstances atténuantes
devant la postérité, celui-là sans doute a le droit de les invoquer
qui, chargé du sort d'une grande armée, au lieu de la laisser
languir dans le dénûment et l'inaction et de la vouer d'avance à
une déroute fatale, a préféré la conduire, au risque de sa vie et de
sa fortune, là où on pouvait encore combattre et vaincre. Broglie,
d'ailleurs, eu prenant le parti de ne tenir aucun compte de cet ordre
arrivé m extremis, ne paraît pas avoir éprouvé le moindre scru-
pule. <' Le courrier que vous m'avez envoyé, monsieur, écrit-il à
d'Argenson, votre courrier du 22, est arrivé aujourd'hui à midi, et
m'a remis la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m' écrire. Vous
devez être instruit, par ma précédente, des raisons du parti que j'ai
été obligé de prendre de partir d'Ingolstadt pour venir ici, et qui
m'obligent aujourd'hui de partir de Donawerth avec l'armée pour
aller à Wimpfen. La première de toutes est de n'avoir pas de pain
pour l'armée pour plus de quinze jours, à laquelle il n'y a pas de
remède ni, je crois, de réponse à faire... Si j'étais resté à Ingolstadt,
il y a tout lieu de croire que le prince Charles aurait remonté le
Danube pour me couper les communications avec l'Alsace, et même
avec M. le maréchal de Noailles. Mais, grâces à Dieu, je n'ai pas
donné dans ce torquet... J'ai trop éprouvé, à Prague, ce que c'est
que la perte de la communication avec la France pour y retomber
une seconde fois, et je ne l'aurais pas fait sans une perte inévitable
pour l'armée du roi... J'aurais bien des raisons à vous ajouter,
mais les deux que je viens de vous alléguer sont plus que suffi-
santes, et il n'y a personne qui connaît le local qui puisse en dis-
convenir... Je ne songe uniquement qu'à ce qui est du bien du
service et nullement à ma propre gloire, me conduisant en cela
comme un bon sujet et un bon citoyen doit le faire (1). »
Un envoyé de l'empereur, le comte de Piosaque, arrivant tout
alarmé et porteur d'une lettre pressante, ne réussit pas davantage
à ébranler sa résolution. « Je ne puis croire, disait l'empereur, que
ce soit l'intention du roi que non-seulement on sacrifie mes droits,
mais qu'on abandonne mes états à la discrétion des ennemis. . . Je vous
laisse faire des réflexions sur les suites affreuses qu'aurait cet aban-
donnement et la séparation de mon armée, car, comme empereur,
je ne puis porter moi-même le feu de la guerre dans l'empire dont
je suis le chef... Je ne puis trop vous répéter que je vous rendrais
responsable au roi des suites que pourrait avoir un pareil sacrifice.
C'est un parti dont je ne vous crois pas capable. — Sire, répondit
(1) Le maréchal de Broglie au comte d'Argenson, 2G juiu 17 i3. (Miniatèro de la
guerre.) — Roussel, t. i, p. 53.
32 RETUE DES DEUX MONDES.
le maréchal, M. le comte de Piosaque m'a remis la lettre que Votre
Majesté m'a fait l'honneur de m'écrire le 2ù de ce mois. Je n'au-
rais jamais songé à ramener l'armée du roi en France si je ne m'y
trouvais forcé par un manque total de subsistances auquel il est
impossible de remédier dans le moment présent... Quelque cou-
rage qu'on ait, il faut, pour pouvoir s'en servir, que la nourriture
ne manque pas à l'homme... Il faut absolument que je rejoigne
M. le maréchal de Noailles pour y trouver des magasins et où l'ar-
mée puisse être utile à l'avantage de la cause commune... Si Votre
Majesté pouvait connaître combien je suis pénétré de tous les mal-
heurs qui lui arrivent, y participant après elle plus que personne,
elle me plaindrait assurément (l). »
Que fallait-il pour que l'acte, à coup sûr très irrégulier, du maré-
chal de Broglie fût transformé en une de ces fautes heureuses que
le succès justifie? Tout simplement que le maréchal de Noailles,
averti de sa venue, prît le parti de l'attendre, ou qu'un délai de
quelques jours dans la marche des Anglais eût retardé leur ren-
contre avec l'armée française. Par malheur, précisément parce
qu'aucun concert n'avait été établi entre les deux maréchaux, leurs
mouvemens se croisèrent au lieu de se seconder : Broglie quittait
Donawerth le 26, et, le 27, Noailles livrait et perdait à Dettingue
une bataille longtemps disputée, qu'un secours opportun aurait pu
aisément transformer en victoire.
C'est ce qui résulte assez clairement du récit même de cette
bataille, tel qu'il nous est fait par les écrivains des deux camps. Il
en ressort jusqu'à l'évidence que le moindre changement dans la
proportion des forces matérielles pouvait décider du sort de la
journée. Car, sous le rapport moral, il s'en faut bien que les deux
armées qui se rencontrèrent ce jour-là eussent rien à se reprocher
ou à s'envier l'une à l'autre. L'indécision, l'incohérence dans le
commandement, la discorde entre généraux, la mollesse ou l'indis-
cipline des soldats n'étaient nullement des faiblesses ou des vices
particuliers à l'armée française. Celle des alliés en avait sa bonne
part , à peu près égale , sinon supérieure. Les troupes anglaises
en particulier, comme c'est assez l'habitude de nos voisins d'outre-
Manche au début de toutes les guerres, étaient aussi mal équi-
pées, aussi mal disciplinées que mal conduites. Pour commencer,
on avait eu la plus grande peine à les décider à monter sur les
bâtimens qui devaient les conduire de l'autre côté de la mer, un
embarquement et une navigation étant alors pour des insulaires une
beaucoup plus grande affaire qu'aujourd'hui. Un régiment entier
(1) L'empereur au maréchal de Broglie. — Le maréchal à l'empereur, 24 et 25 juin
1743. (Ministère de la guerre.)
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 33
de highianders écossais se mit en révolte, au moment de partir, et
retourna dans ses montagnes au son de la cornemuse, en disant
tout haut qu'on les avait fait venir pour défendre la patrie, mais
non pour aller au-delà de l'océan chercher querelle à des gens qu'ils
ne connaissaient pas. Le ministre Garteret, d'ailleurs, mettait lui-
même très peu d'empressement à hâter le départ, espérant toujours
que quelque incident diplomatique le dispenserait de cette mesure
périlleuse, laissant même parfois entendre, en confidence, qu'il ne
Songeait qu'à satisfaire le parlement par une démonstration appa-
rente. Puis, une fois débarqué sur le continent, la jonction du corps
anglais avec les Flamands amenés par le duc d'Ar^mberg, les Hes-
sois auxiliaires et les Hanovriens fut lente et difficile, le tempé-
rament emporté de lord Stairs s'accordant mal avec le caractère
plus calme du général autrichien. Enfin quand le roi George lui-
même vint au camp accompagné de son ministre, plus d'un débat
s'éleva entre le général qui voulait marcher en avant, à tout hasard
et à tout rompre, et le ministre qui se flattait encore qu'on pour-
rait ajourner une rencontre sanglante, ou que le maréchal de Noailles
viendrait offrir la bataille à l'entrée même du territoire allemand et
dispenserait les troupes ang'aises de s'y enfoncer trop avant (1).
L'une et l'autre espérance furent trompées : Noailles, avait bien
eu la pensée un instant de se porter sur le cours inférieur du
Rhin, en s emparant (suivant le conseil peut-être perfide donné par
Frédéric à Yalori) des petites souverainetés ecclésiastiques et de
la ville impériale de Francfort; mais il recula sagement devant la
pensée du soulèvement que pouvait susciter en Allemagne la viola-
tion de ces territoires indépendans. Il vint se poster sur la frontière
du Haut-Palatinat entre le Mein et le Neckar, s' étendant sur la rive
droite d'une de ces rivières et la rive gauche de l'autre, barrant ainsi
la communication avec la Bavière. 11 eut même quelque mérite à
garder cette attitude prudente, qui suivant l'opinion défavorable alors
répandue en Allemagne au sujet des armées françaises, lui était impu-
tée à timidité et lui attirait des reproches assez amers de la part des
spectateurs les plus bienveillans; mais, comme il ne bougeait pas
de cette ligne défensive, il fallut bien que l'armée anglaise vînt l'y
chercher. Lord Stairs le fit avec autant de maladresse que d'impru-
dence; il s'avança au-delà de Francfort, sur la droite du Mein, et
vint camper entre les petites villes de Dettingue et d'Aschaffenbourg,
dans une plaine étroite où il n'avait pu parvenir qu'en traversant des
gorges assez resserrées. G'était une sorte de camp retranché dont il
croyait avec raison qu'il serait impossible de le débusquer par la force.
(1) Bus9y à Amelot, 31 mai 1743. {Correspondance cVAngleterre. Ministère des
affaires étrangères.)
TOME LXII. — 1884. 3
34 REVUE DES DEUX MONDES,
Le calcul eût été juste si son adversaire eût fait la faute de venir
l'y attaquer ; mais Noailles, évitant toujours de prendre aucune
initiative, se borna à couper à l'armée anglaise toutes les subsis-
tances qui pouvaient lui venir du cours supérieur du Mein et de la
Franconie. Au bout de quelques jours, lord Stairs s'aperçut que,
s'il était difficile de le chasser de son enclos, il était également
malaisé pour lui d'y vivre avec les convois insuffisans et mal orga-
nisés qui lui arrivaient péniblement des bords du Rhin par le cou-
loir étroit qu'il avait traversé lui-même. Se trouvant dans la gêne,
il songea à se dégager en faisant un mouvement rétrograde du
côté de la ville de Hanau. C'était le moment qu'attendait Noailles,
Bien que manœuvrant toujours sur la rive gauche du Mein, il
s'était rapproché assez de cette rivière pour avoir pu jeter en
amont d'Aschaffenbourg et en aval de Dettingue des ponts qui lui
permettaient de passer à volonté sur la droite. De plus, il avait
rangé sur la rive gauche elle-même des baiteries dont la portée
dépassait beaucoup la largeur du cours d'eau et pouvait atteindre
aisément l'armée qui manœuvrait sur l'autre rive. 11 plaça à la tête
des ponts qui débouchaient du côté de Dettingue son neveu, le duc
de Gramont, avec trois brigades d'infanterie, les gardes-françaises
et la maison du roi. Lui-même, avec le reste de l'armée, demeura
en arrière d'Aschaffenbourg ; son plan était de s'emparer de cette
localité aussitôt que les Anglais l'auraient quittée pour commencer
leur marche rétrograde et de se mettre à leur suite en les pressant
sur leurs derrières. En même temps, les batteries postées au-delà
du Mein, commençant leur feu, devaient les prendre en flanc. Enfin,
en arrivant en face de Dettingue, ils auraient trouvé le duc de
Gramont et son monde qui, traversant le Mein, leur auraient pré-
senté un front menaçant. Pris ainsi de trois côtés, en arrière, en
avant et sur leur gauche, il ne serait resté aux Anglo-Autrichiens
d'autres ressources que de capituler, l'étroit passage qui restait
ouvert sur la droite ne leur permettant pas de se retirer assez vite
pour éviter une poursuite victorieuse. « Ce plan, dit Frédéric, était
digne d'un grand capitaine. » Louis XV, moins bon juge, en pensait
de même quand le comte de Noailles, envoyé en courrier par son
cousin le maréchal, vint le soumettre à son approbation. « Je pense,
écrivait-il , que vous préviendrez les ennemis aux défilés ou que
vous ne les y laisserez pas passer impunément, désirant autant que
le comte de Noailles que vous puissiez frotter d'importance ces mes-
sieurs Anglo-Autrichiens; vous voyez que je me conforme aux mots
nouveaux quand ils me paraissent bons (1). »
Tout sembla d'abord marcher à souhait : dans la nuit du 26 au
(1) Le roi au maréchal de Noailles, 22 juin 1743. — Rousset, t. i, p. 109.
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27, les ennemis ayant évacué Aschaffenbourg pour se diriger sur
Hanau, Noailles fit aussi passer le Mein à son corps d'armée, qui
s'y établit. Puis, courant lui-même au poste où il avait laissé le duc
de Gramont, il présida de sa personne au passage de ses troupes,
qui s'emparèrent tout aussi heureusement du village de Dettingue.
L'Anglais était ainsi pris au filet : il n'y avait qu'à le laisser avan-
cer pour qu'il se trouvât à la fois cerné et criblé en tête, en flanc
et en queue, de manière à ne pouvoir ni avancer, ni se maintenir
plus de quelques heures. Du point élevé où s'était placé Noailles, il
voyait déjà les batteries postées au-delà du Mein porter le désordre
dans les rangs ennemis qui passaient sous leur feu. Tout à coup,
à sa grande surprise, il aperçut les troupes qu'il avait laissées à
Dettingue opérant un mouvement offensif qu'il n'avait pas com-
mandé et débouchant dans la plaine où les Anglo-Autrichiens avan-
çaient péniblement. Vainement se porta-t-il lui-Djême à toute bride
pour arrêter une manœuvre qui dérangeait tous ses calculs, il était
trop tard. C'était le jeune duc de Gramont, qui, au lieu de se con-
tenter du rôle qui lui était assigné et croyant la journée gagnée, vou-
lait s'en attribuer tout le mérite par un coup d'éclat. A l'instant,
tout changea de face : l'artillerie du Mein dut cesser son feu, ne
sachant plus sur qui porteraient ses coups lancés au hasard dans
une mêlée où amis et ennemis étaient confondus. Puis, dans l'enga-
gement qui suivit, les troupes de Gramont, si inopinément compro-
mises et parmi lesquelles figuraient beaucoup de milices et de
recrues, ne se trouvèrent nullement de force avec le gros de l'ar-
mée qu'elles venaient braver et se troublèrent quand ce i te infériorité
fut trop visible. L'infanterie anglaise, au contraire, retrouvant l'avan-
tage, qui, de tout temps, lui a appartenu, résista, dit iNoailles lui-
même, comme une muraille d'airain. Pendant que NoaiPes allait
chercher les troupes qu'il avait laissées en arrière à Aschalf ubourg
et avant qu'il eût eu le temps de les amener à la rescousse, la
débandade se mit dans les rangs français. La maison du roi, seule,
tint bon, mais les gardes- françaises elles-mêmes lâchèrent pied, et
beaucoup, prenant la fuite au hasard, se jetèrent dans le Mein pour
passer à la nage.
Au même moment, à la vérité, une aventure assez ridicule arri-
vait au roi d'Angleterre*: depuis le matin, il chevauchait à la tête
de sa troupe, armé d'un énorme pistolet à sa ceinture, et, de plus,
d'une épée de bataille d'une prodigieuse longueur, qu'il tirait de
temps à autre en disant : « Sus au roi de France ! il est mon
ennemi ; vous allez voir comme je le combats. » Pendant qu'il se
livrait à ses vanteries, son cheval, effrayé de la canonnade, le jeta
à terre et il se vit entouré d'un gros de cavaliers français qui allaient
l'emmener prisonnier s'il n'eût été secouru à temps. L'action se
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prolongea ainsi, avec ces alternatives de succès et de revers par-
tiels, toute la journée : elle fut très sanglante et coûta surtout la
vie à beaucoup d'officiers du premier rang, qui s'efforçaient de
maintenir ou de ramener leur troupe ébranlée. Les héritiers des
noms les plus illustres de France, Harcourt, Gontaut, Roche-
chouart, Sabran, figurèrent parmi les morts et les blessés, et, dans
le nombre, on remarquait le jeune comte de Boufïlers, âgé de dix
ans et demi, qui tomba frappé d'un boulet et supporta, avant de
mourir, l'amputation d'une jambe avec un courage plus que viril.
Du côté des Anglais, le duc de Cumberland, frère du roi, fut emmené
grièvement blessé du champ de bataille. Au tomber du jour, Noailles
mit un terme au combat en faisant repasser toutes ses troupes sur
la gauche du Mein (1).
Était-ce vraiment là une défaite ? On pouvait raisonnablement en
douter. Car si le terrain restait à l'ennemi, et si George se vantait
d'avoir pu souper sur le champ de bataille, il n'en fat pas moins
très pressé de le quitter, craignant de retomber de nouveau dans le
piège dont il était sorti par miracle; de sorte qu'on eut le spectacle
singulier d'un vainqueur qui battait en retraite , tandis que le
vaincu rentrait paisiblement dans ses positions et même reprenait le
lendemain possession de celles que son adversaire avait évacuées.
Le roi d'Angleterre avait même si grande hâte de se trouver hors
de toute atteinte qu'il donna l'ordre de laisser les blessés et les
malades en arrière, et lord Stairs les recommanda par une lettre
pressante à la générosité du maréchal de Noaillt s. Après tout, Noailles
pouvait se dire que son but était atteint, puisque l'armée prag-
matique n'avait pas pénétré dans la Bavière, dont il était chargé de
leur interdire l'entrée. Aussi, dans son premier bulletin envoyé à
Paris le lendemain (bien que ne déguisant nullement la vérité, puis-
qu'il parlait avec une juste sévérité de la mollesse de ses troupes,
principalement des gardes-françaises), il ne se plaignait que du
demi-succès de la journée. Des lettres privées, arivées en même
temps, parlaient presque d'une victoire, et on illumina dans quel-
ques quartiers de Paris.
Mais tout dut changer de féice naturellement aux yeux de Noailles
lui-même quand l'évacuation de la Bavière par le maréchal de Bro-
glie lui fut connue et que, par là, disparaissait le seul résultat qu'il
pût se flatter d'avoir obtenu. La seconde nouvelle suivit de près la
(1) Voir le détail de cette jouraée dans la dépêche du maréchal de ÎVos.illes au roi
du 28 juin 1743 (Ministère de la guerre), et dans le récit fait par M. Camille Rousset,
t. I, introduction, p. 60, C6. Voir aussi Fréd 'rie, Histoire de mon temps, et Voltaire,
Siècle de Louis XIV. — L'incident relatif au roi d'Angleterre est tiré des dépêches de
Valori, 13 juillet 1743, à qui le roi de Prusse l'avait racouté en plaisantant durement
sur le compte de son oncle.
ÉTUDES DIPLOMATIQUES, 37
première, la complétant et la commentant d'une manière déplorable.
C'était le désastre : les avantages partiels dont Noailles s'était prévalu
dans sa première dépèche ne parurent plus alors qu'une atténuation
calculée de la vérité, dont on imputa la faute, soit au maréchal, qui
n'avait pas tout avoué, soit au gouvernement, qui n'avait paR voulu
dire tout ce qu'il savait. Chose singulière et qui fait voir à quel
degré était portée l'impopularité de la guerre d'Allemagne, on fut
généralemint plus sévère pour Noailles à moitié vainqueur dans
l'accomplissement de ses instructions que pour la retraite de Bro-
glie opérée en violation des siennes. Tandis qu'on afimirait l'opé-
ration qui ramenait les troupes de Bavière, qu'on croyait perdues,
saines et sauves sur le Rhin, on ne lorissait pfis en plaisanteries sur
l'imprudence du duc de Gramont et la lâcheté de ses soldats; les
gardes-françaises, sauvées à 1a nage, n'étaient plus appelées que les
canards du Mein, et la journée tout ent'ère reçut le sobriquet de
bataille des bâtons rompus^ parce qu'on supposait que le duc de
Gramont et le duc d'Harcourt, qui le secondait, n'avaient songé par
leur manœuvre irréfléchie qu'à gagner le bâton de maréchal. Plu-
sieurs df^mandaient même sérieusement que les ducs dussent tra-
duits devant un conseil de guerre; et Noailles, pour avoir défendu
ses parens, fut accusé d'avoir écouté avec faiblesse la voix du
sang (1).
Eu revanche, si Paris lui fut sévère, il trouva à qui parler à Franc-
fort, où il se rendit dans les jours qui suivirent la bataille. L'empe-
reur y était déjà arrivé en fugitif, au comble de l'irritation comme
de l'épouvante. Avant de quitter Augsbourg, il avait laissé au maré-
chal Seckendorf l'ordre d'obtenir à tout prix une suspension d'armes
en promettant la neutralité absolue des troupes impériales. L'impé-
ratrice, les ministres, toute la cour se répandaient en imprécations
contre le maréchal de Broglie d'abord, puis contre la France : c'était
à qui voulait courir se jeter aux pieds du roi George et se mettre
à sa merci. Ces menaces et ces malédictions étaient, à la vérité,
de temps à autre interrompues par des supplications faites sur un
tout autre ton, à l'effet d'obtenir quelques subsides dont le brsoin
était urgent. Non-seulement les troupes, mais même le service le
plus iniirae et tout le personnel de la n>aison de l'empereur n'étaiect
pas payés; ses domestiques ne recevaient pas leurs gages, et les
fournisseurs de sa table se plaignaient tout haut d'être obligés de
le nourrir à crédit. Quand Noailles arriva, il se jeta dans ses bras
tout en larmes en le remerciant d'avoir, au moins lui, tenté quelque
chose en sa faveur. Noailles employa, pour étancher ses pleurs et
(1) M"*" do Tencin au duc de Richelieu, Il juillet 17i3. — Chambrior au roi de
Prusse, f^ juillet 1743. (Ministère des affaires étrangères.)
38 REVUE DES DEUX MONDES.
relever son courage, toutes les ressources de l'éloquence persua-
sive dont il était doué et qui parut d'autant plus flatteuse aux
oreilles du prince qu'elle différait davantage du régime rude et
hautain auquel le maréchal de Broglie l'avait accoutumé. « Sire,
lui disait Noailles en le suppliant de ne pas se laisser abattre,
croyez-en la parole d'un vieux militaire qui s'est irouvé dans un
grand nombre d'événemens et dans toute sorte d'épreuves. J'ai vu
la France dans un temps où le succès accompagnait ses armées et
je l'ai vue dans les temps de revers... J'ai vu deux fois le roi
catholique forcé de sortir de sa capitale et deux fois son rival s'y
faire reconnaître pour roi : la constance et la sagesse ont enfin
triomphé; il a chassé l'ennemi et il est demeuré maître de son état...
Au surplus, c'est dans l'adversité et dans les revers que les grandes
âmes se font connaître; celle de Votre Majesté est de ce nombre. »
Une lettre de change de /iO,000 écus, que iXoailles ne craignit pas
de souscrire sous sa responsabilité personnelle ajoutait naturelle-
ment quelque poids à ces généreuses exhoriaiions (1).
Après ces excitations données à son courage et ce soulagement
à ses besoins pressans, il y avait encore une autre manière presque
aussi efficace de calmer le pauvre souverain, c'était de satisfaire ses
ressentimens en obtenant qu'un châtiment exemplaire fût infligé au
maréchal de Broglie. C'est à quoi Noailles lui-même, très mécontent
du collègue qui, en essayant de le secourir, n'avait fait que le com-
promettre, ne demandait pas mieux que de s'employer. « On ne
pourra persuader à personne, écrivit-il avec vivacité au roi, que
M. le maréchal de Broglie soit revenu sans les ordres de Votre
Majesté, et on ne pourra le faire croire à l'Europe entière pas plus
qu'à vos propres sujets si Votre Majesté ne donne des marques
publiques et visibles de son mécontentement, qui prouvent qu'elle
n'a aucune part à une démarche qui est sans exemple et qui peut
devenir funeste dans ses conséquences. »
Il demanda donc non-seulement qu'on enlevât à Broglie son gou-
vernement de l'Alsace, mais qu'on l'éloignât de la cour et que l'on
comprît dans sa disgrâce l'abbé de Broglie, qui était soupçonné (bien
à tort, nous l'avons vu) de l'avoir encouragé. Il eut satisfaction,
mais ce ne fut pas sans peine, car tous ceux qui avaient tremblé
pour leurs parens savaient gré à Broglie de les avoir tirés de cette
Allemagne détestée; et les ministres (y compris celui de la guerre)
n'étaient pas lâchés d'avoir, à quelque prix que ce fût, la libre dis-
position d'une armée qu'ils avaient presque désespéré de revoir.
(1) Noailles à l'empereur, 2 mai 1743. (lîibliothèque nationale. Fonds de nouvelles
acquisition».)— Blondel, résident à Francfort et Lautrec, ambassadeur auprès de
Tempereur, juillet 1743, passim. [Correspondance d'Allemagne et de Bavière. Minis-
tère des affaires étrangères.).
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 39
Bref, coûte que coûte, on était débarrassé de l'Allemagne. Aussi
Louis XV, en chargeant Noailles d'annoncer à l'empereur les dispo-
sitions sévè/es prises pour le contenter, croyait-il devoir s'excuser
d'y avoir mis dans la forme quelques ménagemens. — « Vos désirs
sont prévenus sur le maréchal de Broglie,lui écrivait-il; les ordres
sont partis pour qu'il vous remette le commandement de son armée,
et qu'il se rende à Strasbourg, où il recevra de nouveaux ordres. Ces
nouveaux ordres doivent être partis pour qu'il quitte l'Alsace et
qu'il vienne à Ghan)bray (la terre du maréchal) sans passer à Paris ni
à la cour. Il est vrai que je n'ai pas voulu lui faire cette dernière signi-
fication par mon ministre de la guerre, mais je la lui ai fait faire
par le coutrôleur général son ami, qui, par parenthèse, l'abandonne
entièrement dans cette occasion-ci. Cela lui sera plus doux, mais aura
pourtant tO"jours le même effet de marquer mon mécontentement
tant envers la nation française qu'envers l'empereur. L'abbé a pris
son parti tout seul; il y a dix-huit jours qu'il s'est exilé lui-même
à son abbaye (1). »
Mais, presque le même jour, le ministre des affaires étrangères
Amelot écrivait à un de ses ambassadeurs : « 11 est difficile de pou-
voir juger de si loin si le maréchal de Broglie pouvait différer de
prendre une pareille résolution, mais outre toutes les raisons qu'il
donne pour justicier sa conduite, il y en avait peut-être encore d'au-
tres qu'il ignorait et qui ne font pas regretter qu'il ait quitté un
pays oîi l'armée du roi pouvait courir les plus grands dangers. J'ai
su depuis que, pendant que M. de Seckendorf excitait M. de Broglie
à tenir ferme, il négociait un traité de neutralité entre la reine de
Hongrie et l'électeur palatin (2). » L'exil du maréchal de Broglie dans
sa terre de Chambray, écrit un chroniqueur du temps, révolta tout
le monde ; des gens sans passion en parlent différemment. »
Avec de pareilles dispositions, il est à croire que la disgrâce du
maréchal n'eût été ni bien longue ni bien sévère, mais tant de fati-
gues et d'émotions avaient brisé le corps du vieux guerrier, et à
peine arrivé dans son nouveau duché de Broglie, il fut frappé d'un
coup d'apoplexie qui le mit pour jamais hors de service. Il ne fit
plus que languir et devait motu'ir deux ans plus tard, léguant à
l'aîné de ses fils, qui ne l'avait pas quitté dans ses épreuves,
avec l'héritage de ses talens militaires, celui de ses rudes et impla-
cables inimitiés contre ses rivaux.
(1) Le roi au maréchal de Noailles, 13 juillet 1743. — Rousset, t. i, p. 101.
(2) Amelot à l'évêque de Rennes, ambassadeur en Espagne, 7 juillet 1743. {Corres-
pondance d'Espagne. Ministère des affaires étrangères.) — Revue rétrospective, t. v,
p. 443.— Chambrier au roi de Prusse, 8 juillet 1743.— Frédéric, dans ses Mémoires,
prétend que le maréchal de Broglie donna un bal à sa rentrée à Strasbourg. Il n'y a
pas le moindre fondement à cette assertion.
llO REVUE DES DEUX MONDES.
Noailîes, du reste, ne put pas longtemps se faire auprès de
l'empereur un mérite de l'avoir vengf^; car, dès le mois de juillet,
il était obligé lui-même de lui annoncer qu'il devait donner à ses
troupes l'ordre d'un nouveau mouvement de retraite et les rame-
ner au-delà du Riin pour défendre les frontières françaises mena-
cées. C'était le prince Charles qui, ne trouvant plus rien devant
lui en Bavière, s'avançait à grandes marches vers l'Alsace. Force
était bien d'aller lui tenir tête et de joindre cette fois pour un effort
commun et concerté les deux seules armées qui fussent conservées
à la France, celle qui venait d'être enga,c;ée à Dettingue et celle que
Broglie avait ramenée de Bavière. D'ailleurs, une fois que l'empe-
reur posait les armes et se renfermait dans la neutralité, les Fran-
çais, qui n'avaitnt jamais été que ses auxiliaires, n'avaient plus de
prétexte pour rester en Allemagne. Quelque légitime et même néces-
saire que fût cette retraite et quelques ménagemens que Noailîes mît
à l'apprendre à l'empereur, le malheureux prince, en se voyant cette
fois tout à fait délaissé, eut un nouvel accès de désespoir. « Je suis
extrêmement sensible, écrivait-il à Noailîes, dans une lettre tout
entière de sa propre main, de ce que le roi est touché de la situa-
tion 011 je me trouve, et réponds sur ceci, à peu près ce que la con-
nétable aimée et estimée de Louis XIV (Marie Mancini) a répondu à
ce prince lorsqu'elle se vit abandonnée : « Vous êtes roi, vous m'aimez
et je pars, » disait-elle. Je dirai à mon tour: « Vous êtes roi, vous êtes
touché de mon sort, vous êtes le roi le plus puissant de mes alliés
et vous m'abandonnez, et je perds par cet abandon tout ce que je
puis perdre... Ma situation est la plus affreuse que jamais on aura
vue dans l'histoire... Malgré tout, ajoutait-il pourtant en terminant,
le roi peut être assuré que mon cœur ne changera jamais de senti-
mens et que les mouvemens de la proximité du sang, aussi bien que
de l'amitié, ne seront jamais étouffés... Vous pouvez, si vous le
voulez, présenter ceci au roi pourvu que personne d'autre ne le
voie (1). )) — Si le roi vit la lettre, je ne sais ce qu'il en pensa,
peut-être tout simplement que, de quelque façon qu'on se délivrât
d'un allié qui coûtait si cher, le bénéfice surpasserait encore la perte.
Presque le même jour où la désolation était ainsi portée à son
comble à Francfort, on triomphait à Vienne. C'est à Liniz que Marie-
Thérèe, venue pour surveiller de près elle-même les opérations de
son beau-frère Charles en Bavière, avait appris la journée de Det-
tingue. Elle se hcîta d'en faire compliment, par des billets de sa
propre main, au roi George, dans son camp, et à son adorateur
Robinson, dans son ambassade. Puis elle s'embarqua pour des-
(1) L'empereur au maréchal de Noailîes, 24 juillet 1743. {Correspondance d'Alle-
magne. Ministère des affaires étrangères.)
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. hi
cendre le Danube et regagner sa capitale. « Le h de ce mois, écrit
Robinson, la reine est rentrée à Vienne par le fleuve; malgré tant
de succès remportés pendant son absence, aucun céréraouial n'était
prescrit pour son entrée ; mais l'élan des cœurs et les acclamations
spontanées en ont fait un véritable triomphe. La cour avait l'ordre
d'atten !re Sa Majesté au palais où elle devait être reçue en gala,
mais, dès le ma'in, toute la population désertant la ville, se porta
d'elle-même à sa rencontre, en remontant les bords du fleuve jus-
qu'à une distance de deux milles allemands. « Quand l'embarca-
tion parut en vue des murs de Vienne, la reine se fit voir sur
l'avant, qui était élégamment décoré, et un immense applaudisse-
ment l'accueillit. Après avoir mis pied à terse au milieu d'une
foule qui baisait ses pieds, ses mains et le bord de ses vêteraens,
elle se dirigea vers le palais, où l'attendait, sur le périsiyle, sa
mère l'impératrice douairièrp, entourée de ses jeunes enfans. » Du
haut d'une fen-^tre ouverte, le jeune archiduc Joseph, encore dans
les bras d'une gouvernante, lui faisait un signe caressant de la main
en agitant un petit étendard.
Avant de se retirer dans ses appartemens, la reine s'arrêta dans
la salle qui précédait sa chambre, et s'adressantà haute voix à l'as-
sistance, elle ren ercia le ciel de ses faveurs pour la maison d'Au-
triche, et après Dieu le roi d'Angleterre. Ce jour et les suivans,
toute la ville resta en liesse. — « Vous ne sauriez croire, écrivait le
chargé d'allaires Vincent, à quel point cette nouvelle a porté l'arro-
gance des gens de ce pays-ci : j'y suis regardé comme le dernier des
hommes et j'y mourrai de chagrin et de misère. Le peuple assemblé
dans les rnes fait un bruit épouvantable et menace en criant de
massacrer tous les Français qui sont ici (1). »
Mais l'orgueilleuse souveraine avait parlé trop haut, et les échos
de sa voix portés à Berlin allaient arracher, par un réveil soudain, le
plus redoutable des ennemis de l'Autiiche à son inquiet et égoïste
isolement. Quand Thérèse était portée sûr le pavois, Frédéric ne
pouvait plus dormir en paix.
Duc DE Broglie.
(1) Robinson à Csrteret, 6 juillet 1743 (Correspondance de Vienne. Ilccord Oflice.)
— Vincfint à Amelot, 3 et 6 juillet. [Correspondance de Vienne. Ministère des affaires
étrangères.) — D'Ameth, t. ii.
ANDRÉE
PREMIERE PARTIE.
M. de Garamante n'était plus jeune ; mais, quoique ses che-
veux ondulés, si noirs autrefois, eussent déjà subi l'outrage des
premières gf^iées blanches de la vieillesse, quoique sa taille se fût
un peu épaissie, que sa démarche eût perdu l'élégance nerveuse et
souple qui si longtemps avait fait dire aux femmes : Quel beau cava-
lier! le comte Melchior gardait encore fort bonne mine et pouvait
se féliciter d avoir doublé sans trop d'avaries le terrible cap de la
cinquantaine. Sur ses joues, encadrées d'une barbe rebelle à l'œil
mais douce au toucher, le hâle du grand air se mariait aux teintes
fraîches de la santé. Ce mâle visage était illuminé par des yeux
bleus, tranq«»illes et doux, qui savaient au besoin s'armer d'une
fine poihte d'ironie et cachaient dans un coin de leurs paupières,
comme la bouche dans l'angle moqueur de ses lèvres, un grain
d'impertinence. Haute taille, épaules robustes, mains grandes, mais
d'un très beau dessin, tel étiit au physique M. de Garamante.
Fils unique d'un ancien garde du corps de Charles X, il avait
hérité de son [)ère plus de cent mille livres de rente, et l'appétit
qu'il faut pour les manger. Devenu maître de sa fortune, il ne tarda
pas à l'entamer. Ce ne fut d'abord que rognures légères sur le bord
de son ca[)ital. Malheureusement la faim vient à table : le comte
mit bientôt les morceaux doubles. Les voyages, les réceptions
ANDRÉE. 43
joyeuses en automne dans son château, les grandes chasses, les
chevaux, les cartes et ces dames, — celles-ci surtout, — firent de
terribles brèches à son patrimoine. Pour se ranger, il prit une maî-
tresse, sous prétexte qu'unifier ses fredaines est faire acte d'éco-
nomie et de moralité, que d'ailleurs une liaison sérieuse est le
surnumérariat du mariage, et qu'un stage dans le faux ménage est
l'apprentissage nécessaire du vrai. Mais la maîtresse de transition
qu'il choisit pour se préparer à la vie conjugale, petite blonde aux
yeux couleur de myosotis, était un de ces faux anges qui ont le
diable au corps. Elle fit danser aux écus du comte une sarabande
eflfrénèe, puis, un beau jour, le quitta pour suivre un ténor.
Après le départ de son infidèle, M. de Garamante régla sa vie
conformément aux principes d'une expérience égoïste. En 1876, il
vendit son château au riche raffineur Hector Passemard, ne gardant
de son domaine pairiujoriial qu'un pavillon avec un peu de chasse
autour. C'est là qu'il passait la belle saison, en compagnie d'un de
ses anciens gardes : présentement, ce vieux brave lui servait de
valet de chambre et de cuisinière. L'hiver venu, il s'installait à
Paris, non pas dans un appartement dont le loyer et l'eiitreiien eus-
sent grevé trop lourdement son budget, mais dans un de ces loge-
mens composés d'un petit salon et d'une chambre, que certains
cercles mettent à la disposition de leurs membres. On n'est pas chez
soi, sans doute, mais on n'est pas non plus tout à fait à l'hôtel;
c'est quelque chose de décent, qui tient le milieu entre le home et
l'odieux appartement meublé. On dispose d'un nombreux domes-
tique; au besoin, on peut faire porter une lettre par le chasseur du
club, ce qui est de bon ton ; la table est excellente et ne coiite pres-
que rien ; on a, sans bourse délier, les journaux et les revues du
cercle, ses voitures, une place dans sa loge, ses billets pour les
expositions. Enfin, cela sauve les apparences; on paraît moins
pauvre, quand on se frotte tout le jour à la richesse des autres,
et ce n'est pas seulement au public, c'est aussi à soi-même, que
l'on fait illusion. Ainsi vivait le comte de Garamante. C'est à peine
si l'on se doutait qu'il fût presque ruiné, tant l'expérience de la vie
de Paris l'avait fait passer maître dans l'art d'accommoder les restes
d'une fortune.
On n\st pas juste pour les vieux garçons. On les dit égoïstes tou-
jours, quinleux, revèches et maniaques le plus souvent. C'est une
calomnie : je soup-onne les vieilles filles de l'avoir propagée, car
vous n'ignorez pas qu'elles ont, par esprit de corps, une sévérité
qui ressemble à de la rancune pour les célibataires du sexe adverse.
J'en sais pourtant, de ces vieux garçons, qui sont les plus char-
maus des hommes. M. de Garamaute était du nombre. Il possédait
hli REVUE DES DEUX MONDES.
cette aimable vertu de tolérance qui donne tant de charme au com-
merce des sceptiques. Son pessimisme, fruit de l'expérience, n'était
point amer, mais souriant. Désabusé de tout, il ne maudissait rien.
Sa philosophie indulgente répugnait aux récriminations, aussi bien
contre les choses que contre les gens. Il méprisait un peu les
hommes, mais sans misanthropie, et ne le laissait voir que tout
juste assez pour montrer qu'il n'était pas dupe. Après avoir large-
ment usé de la vie, il avait sur le tard découvert la vanité de tout,
mais ne s'autorisait point de sa triste science pour tenir école de
désenchantement. Il aimait les jeunes gens et ne s'indignait point
au récit de leurs fredaines. « Car, disait-il, s'il est bon d'être revenu
de tout, il est nécessaire, au préalable, d'y être allé ! » Sa religion
était, comme ses opinions légitimistes, un sujet sur lequel il n'aimait
pa;s à s'expliquer. Au fond, les convenances y avaient plus de part
que la foi. 11 croyait au retour du roi à peu près autant qu'aux
apparitions de la Vierge de Lourdes, lesquelles lui paraissaient chose
plus édifiante que vraisemblable. Seulement, il pensait se devoir à
lui-mêaie, au nom qu'il portais, à ses traditions de famille et à ses
relations mondaines, de rester avec les partisans du mystère, en
politique aussi bien qu'en religion. Ce désœuvré ne s'ennuyait
jamais. Tout lui devenait matière à observation, tout l'intéressait;
saas jamais rien faire, il était l'homme le plus occupé de Paris. De
fait, rien de plus absorbaat que la flânerie quand on la pratique
comme lui. C'était une badauderie psychologique de tous les instans,
qui s'arrêtait au spectacle des passion : humaines comme l'autre aux
devantures de boutiques. 11 résumait sa vie dans cette formule : Je
regarde pa ser. Le comte avait ainsi rassemblé, à l'iiisu de tous,
une magnifique collection de documens sur le cœur humain, et la
joid était pour lui sans mélange quand il enrichissait son musée
intime de l'observation d'un cas rare. Une ou deux fois, il avait
songé à dresser son catalogue. Mais il s'était dit : « Un livre de
Pensées! Des Maximes, comme La Rochefoucauld! A quoi bon? A
qui profiterait mon expk'ience, puisqu'elle ne m'a pas profité à
moi-même? »
Tout collectionneur, comme on sait, s'adonne à une spécialité ;
celé de M. de Garaujante était l'âme de femme. Là, de simple
amateur, il était passé connaisseur, puis expert. Il l'avait étudiée
dans sa complexité illogique et décevante, dans ses contradictions,
dans ses faiblesses, dans ses bizarreries, dans ses petitesses et ses
grandeurs, il la connaissait à fond, comme un bon horloger connaît
une montre ; au besoin, il vous aurait fait voir le mécanisme délicat
et les rouages imperceptibles qui mettent en mouvement le grand
ressort féminin: l'amour. Gomme tous les hommes qui ont beaucoup
ANDRÉE. 45
vécu, mais qui n'ont point laissé traî ler leur cœur dans les égouts
de la basse galanterie, comme quiconque a aimé, ne fût-ce qu'un
jour, et a senti se poser sur soi, ne fût-ce qu'une heure, un vrai
rayon d'amour, M. de Garamante professait pour les femmes une
sympathie respectueuse et caressante, faite de gratitude, d'indul-
gence et d' un peu de pitié : tels ces anciens dévots qui ne prati-
quent plus et conservent pourtant un reste de religieuse tendresse
pour l'église où ils ont prié dans leurs jeunes ans. Il n'avait point
pour celles qui tombent ce lourd mépris des hommes qui, ne con-
naissant rien de la vie, ne savent pas combien le sol est glissant
pour un petit pied de femme. Quand on parlait d'une chute devant
lui, il disait que c'était peut-être seulement un faux pas, qu'on n'est
jamais sûr de ces choses, et que, le fût-on, il faudrait encore ne le
paraître point. Ce n'était pas qu'il crût le moins du monde à la
vertu des femmes : elles lui avaient donné tant de preuves de leur
fragilité ! Mais il n'aimait point qu'on s'appesantît sur ce sujet. Il
aurait voulu que les salons organisassent une conspiration du silence
autour de ces menues faiblesses féminines, afin d'empêcher les
bourgeois, — qu'il n'aimait guère, — de traîner dans la boue d'ado-
rables petites femmes du monde, coupables seulement d'un peu
d'inconséquence. Malgré ses cinquante ans sonnés et l'abandon que
l'âge lui avait imposé de la qualité de belligérant, le comte restait
galant, empressé, comme au plus beau temps de ses conquêtes,
avec je ne sais quoi de chevaieresque qui se perd aujoard'hui. Les
femmes lui savaient gré de ne pas leur offrir un cornet de bonbons
sans avoir l'air de dire qu'il était prêt à se faire casser la tête pour
elles. Au demeurant, c'était un galant homme ; l'espèce tend à dis-
paraître.
II.
Après la vente de son château, M. de Garamante s'était d'abord
soigneusement confiné au Pavillon, sans vouloir se commettre avec
cette famille de parvenus dont la roture opulente insultait à sa
noblesse nécessiteuse. Mais il est bien difficile, à la campagne,
d'échapper à la tyrannie du voisinage. Le raffmeur lui fit une visite
qu'il fat obligé de rendre, pour ne pas avoir l'air de bouder, ce
qui eût été de mauvais g')ût. M"^^ Passemard le reçut avec défé-
rence, en ayaat l'air de lui demander pardon; elle présenta timi-
dement sa fille Andrée et son fils Maxime. Le comte n'aimait point
la solitude, car il n'avait que ses souvenirs pour la psupler, et c'est
à cinquante ans une triste revue que celle de ces ombres qui défi-
lent confuséiiieat, procession de spectres impalpables, sur le fond
hQ REVUE DES DEUX MONDES.
obscur du passé. Heureux de voir d'autres visages que la face tan-
née de son vieux garde, M. de Garamante se montra bon prince et,
oubliant qu'il avait devant lui ces marchands de sucre dont les
millions avaient exproprié sa pauvreté, renonça au parti- pris de
politesse froide et hautaine dont il avait résolu d'abord de ne point
s'écarter. Une invitation à dîner suivit de près cette visite. Elle
fut acceptée: peu à peu des relations régulières s'établirent entre
le pavillon et le château; l'hiver suivant, il daigna, non sans s'être
un peu fait tirer l'oreille, honorer de sa présence une petite fête
que les Passemard donnèrent dans leur hôtel du boulevard Males-
herbes. Quelques jours après, le hasard de sa flânerie ayant con-
duit M. de Garamante du côté de Saint-Augustin, il se rappela qu'il
devait une visite à ses voisins de campagne.
Le salon où il fut introduit était une de ces grandes pièces dont
l'ameublement sans caractère convient indifféremment à un minis-
tère, à une mairie, à la salle de conversation d'un hôtel, ou au salon
d'attente d'un dentiste américain. Grands rideaux de damas rouge
aux fenêtres, chaises, canapés et fauteuils recouverts de la même
étoffe, pendule, candélabre et lustre en bronze doré, table et chif-
fonniers de Boule, tout était riche, lourd et laid.
Après quelques minutes d'attente, M. de Garamante se leva en bâil-
lant, puis jeta un coup d'œil indifférent sur quelques tableaux encore
garnis de leur numéro d'exposition. Ces toiles, où, sous prétexte
d'impressionnisme, le dessin, le coloris et la composition étaient rem-
placés par un badigeonnage multicolore, n'arrêtèrent pas longtemps
le comte, qui à défaut d'instincts et d'éducation d'artiste, s'était fait,
comme beaucoup d'hommes du monde, un certain dilettantisme
dont les jugemens ne manquaient ni de goût ni de finesse. Déci-
dément, se dit-il, ce rustre de Passemard a commandé ses tableaux
au tapissier qai lui a fourni ses meubles ! et il promenait un regard
railleur autour de lui, avec la satisfaction légitime de l'homme que
son esprit venge de sa pauvreté. A ce moment, une porte s'ouvrit
et M'"® Passemard entra dans le salon. C'était une grosse femme
rougeaude, boursouflée et toujor;rs haletante. Sa robe de satin noir,
couverte de jais, eût peut-être été belle sur les épaules d'une autre ;
sur les siennes, elle accusait seulement, de façon disgracieuse, le
conflit inquiétant d'une gorge trop opulente et d'un corsage trop
étroit. Il y avait dans son regard cette arrogance qu'on prend quel-
quefois en devenant millionnaire, avec je ne sais quel reste d'humi-
lité inquiète dont certains parvenus ne peuvent jamais se défaire et
qui est la rançon de leur insolence. En voyant M. de Garamante s'in-
cliner devant elle avec beaucoup de bonne grâce, cette personne
considérable parut fort embarrassée, ébaucha un sourire qui voulait
ANDREE. 47
être aimable, bredouilla d'une voix entrecoupée un : « Monsieur le
comte! » et se mit à souffler bruyamment : l'essoufflement était la
forme ordinaire de sa timidité.
— Excusez-moi, madame, de n'avoir point choisi votre jour pour
venir vous présenter mes hommages. Je passais sous vos fenêtres
et je suis entré.
— Monsieur le comte, après l'honneur que vous nous avez fait
d'assister à notre petite réunion de famille...
— Petite réunion !.. Fête charmante, voulez-vous dire !
— Oh! c'était bien sans façon, minauda-t-elle avec cette modes-
tie vaniteuse qui fait qu'on baisse les yeux, tout en se rengorgeant.
— Mon Dieu, madame, je ne sais pas au juste ce que vous appe-
lez réception sans façon ; mais je vous jure que cet orchestre
tsigane jouait à ravir, que le monologue a eu beaucoup de succès,
et que vous nous avez donné un souper qui fait honneur à votre
chef et à la cave de M. Passemard.
— Oui,,, sans doute,., c'est aussi ce que prétend Veîoutine de
la Soirée parisienne, qui a, je ne sais comment, entendu parler
de notre petite fête et qui, paraît-il, en a dit hier quelques mots
dans sa chronique...
Le comte réprima discrètement un souvire fartif qui vint voltiger
sur sa lèvre. Ce n'était pas à un Parisien comme lui qu'on en faisait
accroire ; il connaissait fort bien l'industrie de la célèbre Veîoutine.
— En effet, madame, j'ai lu l'article au cercle après déjeuner.
On m'a fait l'honneur de me nommer parmi vos invités.
M""^ Passemard rougit légèrement, toussa un peu, agita un éven-
tail, et, avec un sourire forcé :
— Vraiment ces journaux sont d'une indiscrétion...
— Bah ! ils sont faits pour cela. Je reproche seulement à la Soi-
rée parisienne de n'avoir pas assez dit avec quel talent mademoi-
selle votre fille joue de la cithare.
— Il est vrai,., c'est un instrument bien distingué, n'est-ce pas,
monsieur le comte, que la cithare?
— Très distingué, madame!
— Andrée n'en joue pas mal, et vraiment je ne me repens pas de
lui avoir donné Mazzolini pour professeur... C'est que, voyez-vous,
nous sommes, M. Passemard et moi, ambitieux pour notre Andrée I
— Vous avez raison, madame.
— Oh! vous ne la connaissez pas! Vous ne l'avez vue qu'à la
campagne, et combien de fois? Deux ou trois au plus. Mais la cam-
pagne, ce n'est pas son milieu. Elle s'y ennuie, c'est Paris qu'il lui
faut, et le monde, et le théâtre, — le théâtre surtout!
— Mademoiselle votre fille aime beaucoup le théâtre?
48 REVUE DES DEUX MONDES.
— Si elle l'aime! Ah! grand Dieu, oui! Et nous l'y menons tant
qu'elle veut, la bonne chérie... Mais vous ne savez donc pas qu'An-
drée joue la comédie? Gomme une actrice, comme une vraie actrice!
— C'est un beau résultat...
— Je le crois bien, et qui fait honneur à son professeur de dic-
tion. Figurez-vous que, dans les premiers temps, la petite coquine
ne voulait pas vibrer.., vous savez, rrre, rrre, rrre, comme aux
Français ?
— Parfaitement, madame. J'ai un peu connu autrefois une petite
actrice de l'Odéon qui...
— Oh ! mais à l'Odéon, ce n'est pas du tout comme aux Français.
On vibre de la luette, c'est très commun, c'est faubourien, tandis
que, du bout de la langue...
— Et maJemoiselle votre fille vibre du bout de la langue?
— Oui, monsieur! Mais il en a fallu du temps, et de la peine, et
des exercices! Tenez, savez-vous le vers que son professeur lui
avait donné à étudier pour se délier la langue :
Robert, de roc en roc grimperas-tu, rare homme!
Eh bien! pendant deux mois, elle a comme qui dirait fait des
gammes avec sa langue sur ce vers-là. J'en devenais folle! Heu-
reusement, la petite a une volonté de fer, comme son père. Là
où la facilité lui manque, l'entêtement la sauve. Ainsi, la peinture
ne lui allait pas, d'abord...
— Gomment! mademoiselle votre fille s'occupe aussi de pein-
ture?.
— Mais oui. Pourquoi pas? Gela se fait beaucoup. Elle a même
exposé l'année dernière. Tenez, ces trois tableaux sont d'elle.
— Je les ai admirés en entrant, fit galamment le comte, sans
savoir que la main qui les avait peints fût la même qui me char-
mait il y a quelques jours en jouant de la cithare. Mes compli-
mens, madame; avec une telle variété de talens , mademoiselle
votre fille mériterait de vivre en un temps moins prosaïque que le
nôtre...
— Tiens ! c'est justement ce qu'elle me dit toujours, et son père
est d'avis qu'elle a bien raison. Voulez-vous que je vous dise?
moi je trouve qu'elle donne trop dans les arts. Je voudrais la voir
sortir un peu de ses livres, de ses pinceaux, de ses cahiers de
musique. Car, enfin, il faudra bien, n'est-ce pas, qu'elle se marie
un jour ou l'autre? On n'est déjà plus une gamine. Et, dame, une
maisoQ à tenir, surtout comme celle qu'elle aura, ça n'est pas com-
mode! Mais bah! on ne m'écoute pas, ni le père, ni la fille, et je
ANDRÉE. 49
crois bien qu'au fond on me trouve un peu terre à terre. Qu'en
pensez-vous? dites-le-moi franchement.
— Mon Dieu ! madame, il m'est fort difficile de vous répondre.
Je connais à peine M"® Andrée , mais elle me paraît être une
jeune personne accomplie. Je comprends fort bien que l'amour-
propre paternel de M. Passemard soit délicieusement llaué de cette
réunion de talens dont un seul suffit, d'ordinaire, aux jeunes filles
du monde. Peut-être aussi avez-vous raison de souhaiter que les
arts d'agrément, cultivés avec tant de succès par mademoiselle
votre fille, ne prennent pas tout son temps et qu'une instruction
solide...
Elle se redressa superbement et dit avec fierté : — Monsieur le
comte, ma fille a pas.-é ses examens!
— Oh! alors, tout est pour le mieux! fit-il avec une impercep-
tible nuance d'ironie.
Ils en étaient là de leur conversation, quand la porte du salon
s'ouvrit. Hector Passemard entra, suivi d'un grand jeune homme
que le comte se souvint d'avoir aperçu aux Charmilles quelques
mois auparavant.
— Monsieur le,., mon cher voisin, dit, M. Passemard en se repre-
nant vivement, charmé de vous rencontrer!. .
Et il secoua la main que le comte lui tendait :
— Permettez-moi de vous présenter mon jeune ami Jacques
Henriot.
Il ajouta en regardant le comte dans les yeux et en scandant
les mots :
— Un travailleur, monsieur, un garçon de grand mérite, qui
veut être, comme moi, le fils de ses œuvres.
Le jeune homme s'inclina lég<^rement devant le comte, avec cette
politesse fiftre qui ne s'apprend pas :
— M. de Garamanie! continua Passemard en s'adressant à Jac-
ques, n'-tre voisin de campagne, qui m'a vendu les Charmilles,,.
— Mon Dieu! oui, monsieur, dit le comte à Jacques avec son
beau sourire; vous voyez en moi un ci-devant châtelain réduit à
la portion congrue : un simple pavillon de chasse... Les temps sont
un peu durs pour les anciens châteaux historiques... A propos, mon
cher monsieur Passemard, est-il vrai que la betterave ne donne pas
cette année?
Le mllineur unissait, comme beaucoup de millionnaires, l'orgueil
du capitafsie à cette mauvaise honte des parvenus qui ne peuvent
pas soullrir qu'on paraisse lro() bien connaître la source de leur for-
tune, même quand elle n'est pas impure. Il se disait volontiers « fils
de ses œuvres, » mais n'aimait pas à préciser, et trouvait dans le
TOMB un. — 1884. 4
50 REVUE DES DEUX MONDES.
vague même de l'expression quelque chose de solennel qui le flat-
tait. Il crut donc entrevoir dans la question du comte une pointe de
malice que ce grand maître, dans l'art du persiflage discret n'était
pas incapable d'y avoir mise, et feignit de n'avoir pas entendu :
— Où est donc Andrée? deraanda-t-il à sa femme brusquement,
— Dans sa chambre, je crois...
— Non, à l'atelier, interrompit Jacques.
— Eh bien! aie donc l'obligeance d'aller lui dire que nous
sommes au salon.
— M. Henriot est de vos parens? demanda le comte à M""^ Pas-
semard, quand le jeune homme fut sorti.
— Non, mais il est l'enfant de la maison, le camarade de mon fils
et de ma fiHe. M. Passemard lui sert de père depuis plusieurs années,
car le pauvre garçon est orphelin.
— Et que fait- il?
— Rien,., c'est-à-dire de la peinture. Il est élève de l'École des
beaux- arts.
— J'aurais préféré le voir entrer dans l'industrie, r<^prit Passe-
mard, car je m'intéresse à lui comme à l'unique enfant de mon
vieux contremaître Henriot. Mais pas moyen ! Il veut être artiste et
n'a pas le son! ça fait des rêves de gloire! Enfin, n'importe! Il a
vingt-cinq ans sonnés : Débrouille-toi! comme disait mon père. Je
sais bien qu'il a des dispositions, qu'il travaille comiTie un enragé
et que la peinture commence à faire vivre son homme. Mais c'est
égal : au fond, c'est un métier de gueux.
— Je vous trouve sévère. Madame ne me disait-elle pas tout à
l'heure que vous étiez fier du talent de peintre de mademoiselle
votre fille?
Il eut un mouvement de surprise indignée :
— Ah çà, est-ce que vous trouvez par hasard que ce soit la même
chose?
Puis avec un gros rire qu'il cherchait à rendre fin :
— Voyez-vous, moi, je suis un homme pratique et je me soucie
de la peinture comme d'une guigne. Seulement, je ne puis pas dire
le contraire, ça me flatte que ma fille soit en état de mettre un de
ces bonshommes- là sur ses pieds. — 11 montrait du doigt un des
tableaux que le comte avait examinés en entrant. — Quant à en
faire son métier, halte-là! j'aime mieux mes betteraves.
Il insista sur betteraves, afin de bien marquer qu'il avait compris
la mahce du comte.
La porte s'ouvrit et Jacques Henriot entra. Il avait l'air un peu
penaud :
— Hé bien? dit M"^^ Passemard, et Andrée?
ANDREE. ûl
— Andrée travaille en haut, comme je vous le disais; elle a
changé de toilette en rentrant et ne peut pas descendre au salon.
— Allons, bon! dit M. Passemard en éclatant de rire, elle aura
mis son cosiutue de travail et n'ose pas se faire voir. Alors, c'est
nous qui allons la surprendre dans son perchoir...
— Mon ami! s'écria M"'^ Passemard.
— Monsieur! dit tout bas Jacques Henriot d'un air de supplica-
tion douloureuse qui n'échappa point au comte et piqua \ivement
sa curiosité.
— Eh bien ! quoi? Qu'est-ce que vous avez à me regarder tous
les deux? Ne faut-il pus que je fasse visiter ma maison à M. de
Garamante?.. Allons, mon cher voisin, le tour du propriétaire!
Le comte eut un moiueut d'indécision. Évidemment, cette visite
domiciliaire déplaisait fort à M""® Passemard et à Jacques Henriot :
devait-il se prêter à la fantaisie vaniteuse du raihneur, ou bien
exaucer, en prenant congé, le vœu muet que formaient, on n'en
pouvait douter, !a femme et l'ami de Passemard? La curiosité
l'emporta sur ia galanterie; son instinct d'observateur, qui ne som-
meillait jamais tout à fait, s'était éveillé depuis un instant :
— Allons ! dit-il, je vous buis avec plaisir.
— Ne faudrait- il pas prévenir Andrée? hasarda timidement Jac-
ques Henriot.
— Et pourquoi donc?.. Une fois pour toutes, mon garçon, mêle-
toi donc de ce qui te rejjarde, réphqua durement M. l'ass^^mard.
L'expression d'une vive contrariété parut sur le vidage du jeune
homme. Le comte, qui suivait avec intérêt le jeu de sa p'iysiono-
mie mobile et expressive, crut, à voir l'altération soudaine de ses
traits, le sillon profond qui se creusa entre ses deux sourcils brus-
quement rapprochés, (lue le jeune homme allait oublier le respect
dû à un protecteur. Mitis, sur un signe effrayé de M™^ Passemard,
Jacques ne répliqua point et s'enveloppa dans une sorte de résigna-
tion muette qui donnait on ne sait quel charme de mélancolie à
sa mâle beauté.
— Tiens, tiens, pensa le comte, ce grand garçon a du sang et de
la volonté. Il est vraiment fort bien.
On sortit du salon, et Passemard se mit en devoir de faire con-
sciencieusement admirer à M. de Garamante le confort de son hôtel.
H vanta successivement les tentures en satin bleu de son petit
salon, les portières d'Orient de son antichambre, — du Daghestan,
mon cher voisin, du vrai, et inusable! — son billard à bandts améri-
caines commandé à New-York, — ne me parlez pas des billards fran-
çais ! — le bufftt de sa salle à manger, qui venait de Florence, —
oh 1 ces Italiens ! il n'y a qu'eux pour travailler le bois ! — la suspen-
52 REVUE DES DEUX MONDES.
sion, l'argenterie, la vaisselle, tout. Il s'épanouissait à faire ainsi
l'inventaire de sa richesse devant la pauvreté d'un autre. M""" Passe-
mard, qui depuis la petite scèîie du salon boudait son mari, ne
tarda pas à désarmer : elle approuvait de la tète, donnait les prix,
s'essoufflait à ouvrir les placards, époussetait les moulures des meu-
bles avec son mouchoir en maugréant contre la poussière des
apparlemens de Paris. Et le comte assistait avec son sourire bien-
veillant et quelque peu railleur à ce braale-bas d'opulence bour-
geoise qui se fai.-ait en son hinneur-
— Voici maintenant mon cabiniit de travail ! dit Passemard avec
une certaine solennité.
Le comte y remarqua sur la cheminée un buste de la république.
— Oh! oh! dit-il, je ne vous savais pas si républicain, mon cher
monsieur Passemard!
Et il coulait un regard narquois vers le ruban rouge qui s'étalait
à la boutonnière du raffineur.
— Et pourquoi pas? répondit l'autre avec assurance. Sans doute,
je n'ai pas cru pouvoir refuser la croix que le gouvernement déchu
m'a offerte, mais j'ai toujours été ua homme de progrès, toujours,
et je ne vois pas pour qu'elle raison je ne me serais point rallié aux
institutions sagement libérales que la France s'est données.
— Croyez que je n'y vois aucun inconvénient, répliqua M. de
Garamanie.
— Oui , l'ordre dans la liberté et la liberté dans l'ordre , voilà
mon programme,
— 11 est simple et net, dit le comte sans sourciller.
— Sans doute, mais ce n'est pas le vôtre, j'imagine, car vous
devez êire un chevalier du droit divin, vous, monsieur le comte?
C'était la première fois qu'il employait cette formule depuis le
commencement de l'enîretien, et M. de Giiramante remarqua qu'il
la prononçait avec un peu d'affectation.
— Mon cher monsieur Passemard, nous ne nous occuperons pas
pour aujourd'hui, si vous le voulez bien, du droit divin. C'est une
question complexe, comme le suffrage universel. Réservons-la et
achevons plutôt la visite de votre charmant hôcel.
— Très volontiers. Jacques, sais-tu, par hasard, si Maxime est
rentré ?
— Je ne pense pas. Il est allé aux courses et je doute qu'il en soit
déjà revenu.
— Monsieur votre fiis aime beaucoup le cheval, ma laine?
— Hélas! monsieur le comte, bien moins encore que les courses.
— Oui, dit Passemard d'un air satisfait, Maxime est un de nos
sporstmen les plus distingués.
AN£)RÉE. 53
— Fait-il courir ?
— Non; mais je ne dis pas qu'un jour...
— Tu n'y penses pas, Hector ! interrompit brusquement M""* Pas-
semard , ce serait de la folie.
— Et pourquoi dooc? Est-ce que Desrieux, le petit de Roqueplane,
ne font pas courir? Tu n'y connais rien, ma bonne. Cela pose un
jeune homme dans le monde, ça lui donne une situation; on parle
de lui enfin. iN'est-ce pas, mon cher voisin?
— Mo 1 Dieu! reprit le comte, il y a beaucoup de manières de
faire parler de soi. L'une d'elles est, en effet, d'entretenir une écurie
de courses. Mais il y en a d'autres... Qu'en pensez-vous, monsieur
Henriot?
— Excusez-moi, monsieur, je n'ai pas d'opinion sur ce point.
— Oh ! ce n'est pas Jacques qu'il faut consulter, s'écria Passe-
nard, c'est un dédaigneux : hors de la peinture, de l'art, comme il
dit, point de salut... Allons! monsieur de Garamante, préparez vos
jambes; nous allons monter au perchoir de ma fille. C'est encore
un étage. Je ne vous en fais pas grâce, car vous allez voir ce que
j'ai de mieux ici...
III.
Ils étaient arrivés devant une magnifique tapisserie flamande à
sujet mythologique qui dissimulait une porte. Pa-semard l'entr'ou-
vrit avec précauiion, coula uu regard par rentrebâillemenl, et, se
retournant aussitôt, mit un doigt sur ses lèvres pour recommander
le silence. Puis il entra, marchant avec précaution sur un épais
tapis d'Orient qui étouffait le bruit des pas. Le comte, fort étonné
de tout ce mystère, Jacques Henriot, un peu pâle, et M""^ Passemard
entrèrent après lui.
C'était une de ces grandes pièces qu'il est de mode aujourd'hui
de faire construire et de meubler sur le modèle des ateliers de
peintres. Pas de fenêtres, mais un immense châssis vitré, occupant
tout un d> s côtés et laissant entrer à flots la lumière. Peu de meu-
bles : ici un bahut de la renaissance à colonnettes, panneaux sculp-
tés et incrustations de marbre; là, une crédence du même style,
chargée de belles faïences italiennes, un grand coffre enrichi d'or-
nemens de cuivre, des chaises à dossier droit recouvertes de cuir
gaufré, un piano qui disparaît à demi sous une de ces draperies
japonaises d'un ton éclatant, où des fils d'or brillent çà et là dans
la broderie. Le long de la cloison qui fait face au châssis, un divan
large et bas, négligemment couvert d'un grand tapis de Perse. Des
deux côtés de la glace, encadrée de iois noir, 'ii-dessus de la
54 REVUE DES DEUX MONDES.
cheminée, deux palmes d'un jaune d'or, longues et flexibles, mon-
tent et se rejoignent près du plafond, en dessinant la courbe gra-
cieuse d'une ogive végétale; sur la tablette de marbre, au lieu de
pendule, une belle réduction en bronze du Persée de Benvenuto,
flanquée de deux coupes ciselées de vieil argent. Dans de grands
vases en faïence, des plantes des tropiques dressent leurs feuilles
lancéolées, dont la verdure luisante et rigide a l'éclat froid du bronze
poli; sur les murs, des plats de cuivre repoussé, des assiettes de
Delft et de Rouen, quelques dessins au crayon noir ou à la san-
guine; à la place qu'occupe d'ordinaire le lustre ou la lanterne,
un oiseau de mer d'une immense envergure, suspendu par un fil
d'archal invisible, plane les ailes toutes grandes.
— Hein! qu'en dites-vous? dit Passemard à voix basse. Est-elle
gentille ?
Debout devant un chevalet, palette et baguette en main, M"^ An-
drée peint, le dos tourné à la porte. Une toque de velours noir à la
Rembrandt, rejetée un peu en arrière et légèrement inclinée vers
l'oreille gauche, laisse vagabonder sur la nuque les touffes indisci-
plinées d'une chevelure dont le blond, roux et doré tout à la fois, a
ce chatoiement fauve qu'aimaient Vcronèse et Palma Vecchio. Un
col en point de Venise couvre ses épaules un peu grêles. Sa poi-
trine étroite est enfermée dans une blouse de velours noir à côtes
qui tombe droit, sans ceinture. Un pantalon de même étoffe, bou-
tonné au-dessus de la cheville, laisse à découvert les bas rouges
qui moulent l'élégance nerveuse des pieds longs et cambrés, chaus-
sés de souliers à boucles d'acier. Dans cet accoutrement masculin,
l'aspect de la jeune fille était si bien celui d'un jeune garçon, que le
comte eut quelque peine à la reconnaître et ne put réprimer un
léger mouvement de surprise. Elle recula d'un pas sans se retour-
ner et pencha la tête de côté, comme font les peintres quand ils veu-
lent se rendre compte de la valeur des tons sur une toile commen-
cée. Au mouvement de sa maîtresse, un grand chien danois, qui
sommeillait à ses pieds dans une pose de sphinx, le museau allongé
entre les pattes, se réveilla, leva paresseusement la tête, ouvrit en
un large bâillement sa gueule rose aux dents aiguës et, tout à coup,
dressant ses courtes oreilies de loup, tourna vers la porte ses yeux
pailletés d'or, pleins de lueurs phosphorescentes, et resta immo-
bile, regardant obstinément devant lui avec la fixité magnétique
des fauves.
— Bonjour, Bichette! cria M. Passemard d'une grosse voix
joyeuse; je t'amène une visite.
Elle tressaillit et se retourna d'un mouvement brusque et sau-
vage de Diane surprise. Son pur profil de statue grecque s'altéra
ANDRÉE. 55
légèrement et quelque chose de dur passa dans ses yeux; mais ce
ne fut qu'un éclair. Elle glissa un regard oblique vers la glace, et,
posant sur un escabeau sa palette et son pinceau, s'avança sans
embarras au-devant des visiteurs, avec cette aisance dédaigneuse
et superbe que donne aux femmes la conscience d'une grande
beauté.
— M. de Garamante, dit-elle d'une voix dont l'intnnation grave
surprit un peu le comte, voudra bien m'excuser de le recevoir en
tenue d'atelier... Je croyais vous avoir prié, Jacques, de dire...
— INe le gronde pas, interrompit M'"^ Passemard, c'est ton père
qui a voulu monter. Tu penses bien, — ajouta-t-elle à voix basse,
lui parlant presque à l'oreille, — que ni Jacques ni moi n'aimons
assez ton costume de carnaval pour...
— Mademoiselle, dit le comte en s'inclinant, c'est à moi de m'ex-
cuser... M. votre père ne m'avait pas dit que je dusse, en entrant
ici, troubler votre studieuse solitude.
— Tu ne m'en veux pas, dis? Je faisais visiter la maison à M. de
Garamante, et tu comprends, Bichette...
— Mon père, je vous ai déjà, supplié de m'épargner ce nom
ridicule, dit-elle à d>-mi-voix, d'un ton bref, avec un froncement
impérieux des sourcils qui troubla soudain la sérénité de son beau
visage.
Ils firent le tour de l'atelier. M. de Garamante, comme beaucoup
de gens aujourd'hui, avait, en courant les ventes et les expositions,
pris au vol un certain nombre de ces expressions consacrées dont
marchands de « curiosités » ou « amateurs » aiment à émailler
leurs conversations et qui sont pour eux comme une sorte de u bibe-
lot » du langage. Il déclara que le bronze de la cheniinée avait
une très hehejmtine, que les bahuts étaient bien de V époque, que
les chaises lui [)araissaient très pures de style. Les escabeaux à
pieds tournés étaient assurément du seizième -^ certains signes
cependant pouvaient donner à penser qu'ils appartenaient à une
période de transiiion. Andrée et Jacques Henrioi approuvèrent ou
combattirent quelques-unes de ces assertions, et, conmieils avaient
l'un et l'autre un répertoire suffisant de termes empruntés au voca-
bulaire des cnmnïissaires-priseurs, l'entretien devint tout à fait
inintelligible pour M. et M"^^ Passemard, ainsi qu'il arrive en pareil
cas aux malheureux qui, ayant échappé à la contagieuse manie de
l'ancien, ont négligé de s'initier aux mystères du jargon qui se
parle à l'Hôtel des ventes... et ailleurs.
— En vérité, mademoiselle, un goût exquis a ordonné l'ameu-
blement de votre atelier. Votre instinct d'artiste vous a guidée aussi
sûrement dans le choix de ces étoffes, de ces tapis, de ces meu-
56 REVUE DES DEUX MONDES.
bles, de ces objets d'art que dans celui de votre ravissant costume
de travail.
Andrée fut charmée du compliment et se garda bien d'avouer
que tentures, meubles et bibelots lui avaient été fournis par un
de ces spécialistes qu'on nomme architectes d'appartement. Ces
artistes, mâtinés de brocanteurs, vous composent un mobilier de
style avec l'aisance d'un garçon de restaurant qui dresse le menu
d'un souper : ils mettent de l'ancien dans le programme comme
l'autre inscrit des huîtres sur sa carte si vous lui en demandez.
Leur profession est honorable et lucrative : ils vendent du goût en
gros et en détail.
Entre « amateurs, » toute visite d'appartement ressemble à une
expertise. Le comte ayant fini la sienne, trouvé un mot aimable et
technique pour tout, dessins, faïences, tableau commencé, songeait
à se retirer. Andrée le retint en lui offrant de prendre une tasse de
café turc, qu'elle se mit à préparer elle-même, sur une de ces
petites tables très liasses, peintes en rouge, cerclées d'une fine gale-
rie dorée, qui viennent de Constantinople. Elle avait mis le genou
gauche à terre ; le buste légèrement incliné, la hanche droite for-
mant une saillie qtii trahissait son sexe sous le déguisement du
costume masculin, dans une pose qui donnait on ne sait quel
charme troublant de grâce andrngyne à son corps d'fphèbe soi pie
et mince, la jeune fille, atteniive à sa jolie besogne, promenait agi-
lement ses doigts longs sur la fragilité des tasses et dosait la
poudre parfumée de son café d'Orient. M. de Garamante, assis sur
le divan, se pencha vers Jacques Henriot et lui dit à demi-voix :
— Quel joli tableau, n'est-ce pas?
Le jeune homme inclina la tète en signe d'assentiment, sans
répondre, et ne sortit point de sa réserve muette, un peu hautaine.
Mais Andtée avait surpris les paroles du comte :
— Vous trouvez? dit-elle, — tandis qu'un sourire, relevant légè-
rement les commissures de ses lèvres, donnait à son visage cette
expression énigmaiique de coquetterie raffinée et cruelle qui fait le
charme inquiétant des têtes de femmes peintes par le mystérieux
Vinci. — Je suis bien sûre que Jacques n'est pas de votre avis, mon-
sieur. ?-otre ami n'admet point, en peinture, les sujets d'une note
trop moderne, comme celui que je pourrais, dites-vous, fournir en
ce moment. Jacques est un classique. Vous savez,., des Grecs, des
Troyens coiffés de grands casques et montés sur des chevaux
qui sont des coursiers?.. N'est-ce pas, cher, que vous serez de
l'Institut et que vous irez vous asseoir en habit vert à côté de
M. Gabauel?
Elle prononça ces derniers mots d'un ton d'ironie dédaigneuse
ANDRÉE. 57
qui fit passer sur le visage du jeune homme un nuage de tristesse.
Cependant il répliqua aussitôt, en fixant sur elle ce beau regard
dont M. de Garamanle avait déjà remarqué la mâle assurance et la
limpidité :
— C'est possible, Andrée. Assurément, j'ai le tort grave de ne
pas plus apprécier les badigeonnages de M. de iMorincourt que je
ne goûte sa poésie. Toutefois j'essaierai de vous prouver qu'en
aimant passionnément son art et en le respecta;ît...
— Morincourt, l'impressionniste, le poète macabre? interrompit
le comte. Vraiment, mademoiselle, vous estimez beaucoup sa pein-
ture?
— Oh! ne m'en parlez pas, fit M"^^ Passemard, elle en raffole.
— Oui, appuya son mari, elle a même voulu prendre des leçons
de lui, malgré tout ce que Jacques a pu dire pour l'en dissuader.
— Bahl dit-elle méchamment, ce n'est pas étonnant, Jacques est
jaloux du vicomte !
Le jeune homme se leva brusquement, et, d'une voix qui trem-
blait un peu :
— Vous vous trompez, Andrée! Dans Mu'incourt je dédaigne
l'artiste et je méprise l'homme. Entre mon dédain et mon mépris
il n'y a pas de place pour autre chose.
Et il sortit, après avoir salué légèrement le comte, qui, pris
d'une syinpathie subite pour ce grand garçon triste et fier, le suivit
jusqu'à la porte d'un regard bienveillant.
— Décidément Jacques est dans ses jours d'humeur noire et de
violence, — dit Andrée en oîfrant une tasse de café à M. de Gara-
mante.
— Le fait est, s'écria M. Passemard, qu'il a été d'une vivacité
contre ce pauvre Morincourt!.. Ah çà, d'où vient donc sa grande
colère contre lui?.. Jalousie de métier sans doute!.. Gomment trou-
vez-vous ce ca'é, mon cher voisin?
— Parfait! Je n'en ai pas bu de meilleur en Orient.
— Vous avez visité l'Orient? demanda curieusement Andrée. —
Elle soupira légèrement et, après un silence : — Vous êtes bien
heureux !
— Mais oui, répliqua le comte. Autrefois, — il y a bien long-
temps, mademoiselle, — quand je n'étais pas un vieillard, j'ai eu
l'humeur voyageuse, comme ces grands oiseaux-là, dit il en mon-
trant l'oiseau de mer. Une mouette, n'est-ce pas?
— INon, mais de la même famille : un goéland. Sur les côtes de
Bretagne, on les appelle des mauves. Les pêcheurs croient qu'ils
annoncent la tempête. Quand elles entendent leur cri court et stri-
dent, les femmes murmurent le refrain d'une vieille complainte bre-
tonne :
58 REVUE DES DEUX MONDES.
Goélands, goélands,
Rendez-nous nos maris, rendez-nous nos amans.
— Andrée ! fit chastement M'"'' Passemard.
— Vous oubliez que j'ai vingt-trois ans, ma mère... Ces oiseaux
sont heureux, n'est-il pas vrai, monsieur? D'un coup de leurs
grandes ailes ils fauchent l'espace et montent par-delà les nuages...
Comme eux , on devrait pouvoir s'élever au-dessus des platitudes
et des vulgarités de la vie.
En disant ces mots, ses yeux brillèrent, les ailes fines de son nez
droit se dilatèrent, et elle prit l'air inspiré d'une jeune prophétesse.
Gomme tous les gens de beaucoup d'esprit, le comte aimait la
simplicité. Un langage prétentieux et ampoulé lui faisait horreur :
— Mon Dieu ! dit-il, je suis d'avis qu'il faut laisser les enfans à
leur mère et les goélands à l'espace. Que voulez-vous? nous avons
des jambes, non des ailes. Si l'infini nous appelle, la terre nous
retient. Marcher droit ici-bas, mademoiselle, et ne point se crotter,
voilà qui n'est pas déjà si vulgaire !
Et il se leva pour prendre congé, tandis qu'Andrée lui jetait le
mauvais regard d'un acteur qui vient de manquer son effet.
— Madame, dit M. de Garamante, je vous fais mes bien sincères
complimens. Votre hôtel est charmant... Mademoiselle, veuillez
excuser l'importunité de ma visite., ,
Elle fit de la tête un petit salut d'adieu et, sans répondre, l'air
un peu dédaigneux, retourna à son chevalet,
— Mon cher voisin, j'espère que nous aurons quelquefois le plai-
sir de vous voir, dit Passemard en reconduisant le comte. Quand
vous voudrez venir prendre une tasse de thé le soir avec nous...
tout à fait sans façon... Au revoir !.. A bientôt, n'est-ce pas?
Le comte sortit et se mit à arpenter le boulevard Malesherbes,
dans la direction de la Madeleine. Il marchait du pas automalique de
l'homme dont la pensée travaille.
— Drôle de petite femme! se disait-il. Éducation détestable,.,
prétentieuse, mal élevée, coquette en diable, méchante comme
une peste; mais intéressante malgré tout... De la race; une jolie
ligne, onduleuse, serpentine.. Gomment diable ce lourdaud de Pas-
semard a-t-il pu?..
Ici une idée folâtre se présenta à son esprit :
— Oh ! noQ, ce n'est pas possible... N'importe : ou je me trompe
fort, ou cette jeune raffineuse qui voudrait avoir des ailes ira loin !..
Vingt-trois ans, incomprise, joue de la cithare, déclame, peint, s'ha-
bille en homme. Avec cela, jolie comme un démon. Quelque chose
d'étrange et de troublant... Ce grand Henriot a l'air fort épris
d'elle : pauvre garçon !
59
IV.
Hector Passf-mard, le richissime raiïineur, n'avait pas toujours
été miliionîiaire. Dans les premiers temps de l'empire, il était venu
du fond de sa province à Paris avec une lettre de recommandation
que son père, petit commerçant de Montauban, lui avait donnée pour
un sien cousin, épicier aux Batignolles. Le cousin dn père Passe-
mard était un brava homme; il prit Hector pour commis d'abord,
puis pour gendre; après quoi, il mourut, avec la consolation de
penser qu'il ne pouvait laisser en meilleures mains sa fille et ses
pruneaux. Hector Passemard fut, en effet, bon époux et bon com-
merçant; il donna deux en fans à sa femme, un iils, une fille, et fît
prospérer le fonds de son beau-père.
Celui-ci était un négociant du vieux jeu : pas d'initiative, pas de
conceptions hardies, point de foi dans la publiciié; de ridicules
petits bénéfices. Par respect pour la mémoire de son beau-père, Hec-
tor Passemard conserva les traditions de la maison; mais il les jugeait
mesquines et affirmait souvent à sa femme quil y avait quelque
chose à faire. Jusqu'en 1855, il chercha sa voie. Cette année-là, il
y eut une exposition universelle qui rassembla sous les yeux des
Parisiens les produits du monde entier. Passemard se mit en rap-
port avec les représentans d'une maison américaine et se fit expé-
dier de New-Yoïk un grand approvisionnement de ces conserves
que l'on ne connaissait pas encore à Paris. Puis il inonda le quar-
tier des Batignolles de prospectus imprimés ornés d'un drapeau
français et d'un drapeau des États-Unis, en couleur. Il était ques-
tion, dans ce manifeste, de Lafayette et de jambons famés, de
homards en boîtes et de la Déclaration des droits de l'homme. Tous
les libéraux du quartier donnèrent aussitôt leur clientèle à Passe-
mard et mangèrent à l'envi du jambon de Cincinnati. C'est de ce
jour que commença la fortune de l'épicier novateur. Il eut bientôt
un second magasin dans la rue des Martyrs, puis un troisième
dans le centre de Paris, rue Montmartre. La clientèle aflluait tou-
jours, sollicitée par d'incessantes réclames. En 18(i2, Passemard
Uquida et se trouva riche de sept cent mille francs. Avec la richesse
l'ambition était venue. Un peu honteux d'avoir, pendant dix ans de
sa vie, trafiqué sur la cannelle et les salaisons, il rêvait maintenant
de s'élever, d'entrer dans ce qu'il appelait avec respect le haut
commerce parisien. L'usine d'un raffîneur, qui avait fait de mau-
vaises affaires, fut mise en vente à Saint-Denis : Passemard l'acheta
à bon compte et pensa qu'il avait monté de plusieurs grades parce
60 REVUE DES DEUX MONDES.
que, au lieu de débiter du sucre en morceaux, il allait le vendre en
pains. II y a de ces nuances dans le commerce.
Il retrouva, attaché à l'usine en qualité de contremaître, un vieux
camarade de Montauban, Firmin Henriot. Le pauvre diable était
venu à Paris quelques années auparavant, s'éiait marié, comme
Passemard, mais n'avait pas rencontré la fortune sur sa route. Tan-
dis que son compatriote s'enrichissait à vendre des jambons trichi-
nes, Firmin Henriot suivait la voie douloureuse qui mène la plupart
des inventeurs à la folie, au suicide, ou à la ruine. 11 rêvait de
construire une niachine où l'électricité devait remplacer la vapeur
comme force motrice. Un savant éminent approuva ses plans et
déclara qu'il y avait peut être là le germe d'une grande et féconde
découverte. Mais le malheureux chercheur se heurta bientôt à l'im-
possibilité de rassembler les capitaux nécessaires à ses expériences
et à la construction de sa machine. 11 vit souscrire dix fois un
emprunt émis par des financiers véreux pour la recherche et le
renflouement de deux galions espagnols sombres dans la baie de Rio-
de-Janeiro en ie'95 : partout, on lui refusa les dix milie francs dont il
avait besoin pour continuer ses travaux. Après la mort de sa femme,
en 1853, il se trouva sans ressources, avec un en'ant de deux ans.
Il aimait tant son petit Jacques, qu'il ne voulut point se séparer de
lui et fit venir à Paris, pour l'élever, une vieille cousine qu'il avait
à Montauban. Une place de contremaître à la raffinerie de Saint-
Denis se trouva vacante : il l'obtint, grâce à ses connaissances en
mécanique. C'est là que Passemard le retrouva dix ans plus tard.
L'expérience de Firmin Henriot lui fut d'une grande utilité, et c'est
en grande partie aux conseils du contremaître que l'ancien épicier
dut la rapide prospérité de son usine. En quelques années, le raffî-
neur doubla son capital. Il témoigna sa reconnaissance à Firmin
en portant ses appointemens de 3,600 francs à 5,000 : c'est plus
qu'on ne fait d'ordinaire en pareil cas. Dans une inondation, Fir-
min sauva, au péril de sa vie, plusieurs personnes : Passemard fut
décoré et donna 300 ^rancs de gratification au contremaître. Enfin,
celui-ci ayant été, en 1866, broyé dans un engrenage, il le fit
enterrer très convenablement et parla sur sa tombe, avec une émo-
tion suffisante, « de la grande famille ouvrière, de la confraternité
des travailleurs, de la gratitude que les patrons doivent même à
leurs plus modestes collaborateurs. » 11 annonça, en terminant son
discours, que désormais il se chargeait de l'éducation du jeune
Henriot, alors âgé de quatorze ans. A partir de ce jour, en effet, le
fils du malheureux inventeur, toujours victime des machines, fut
placé comme interne dans le lycée dont le jeune Maxime Passe-
mard suivait les cours en qualité d'externe. Jacques Henriot devait
passer dans la fan)ille du raffineur les dimanches, les congés, les
ANDRÉE. 61
vacances. On trouva généralement la conduite de Passemard admi-
rable ; lui-même aimait à se rendre cette justice « qu'il avait fait
grandement les choses. »
Jacques arriva au lycée quelques jours après la mort de son
père, pâle, muet, les yeux pleins de cette stupeur qui trahit le dou-
loureux étonnement des jeunes âmes blessées pour la première fois
par la vie. Les premiers mois d'internat furent pour lui un temps
d'épreuve. Jusqu'alors il s'était laissé vivre avec cette heureuse
insouciance dont on n'apprécie le bienfait que lorsqu'on l'a perdue.
Entre la vieille cousine, le bon abbé Génin leur voisin, et son père,
Jacques avait grandi doucement, à la chaleur de ces trois tendresses
qui le couvaient. Tout à coup la vie l'avait saisi de sa main bru-
tale : le père était mort, la cousine était partie, l'abbé était loin.
L'enfant restait en proie à l'affreuse solitude et promenait autour
de lui le regard épouvanté qu'on jette sur un désert où l'on se sent
perdu. Oh! comme il le regrettait maintenant, l'humble petit loge-
ment, là-bas, près do la basilique! Gomme les pois de senteur, les
capucines et les volubilis, arrosés chaque matin, s't-nroulaient gaî-
ment aux ficelles tendues devant les fenêtres, au lieu de ces affreux
grillages rouilles qui meurtrissaient les mains, et partout, au dor-
toir, à l'étude, en classe, au réfectoire, lui rappelaient que le lycée
est une succursale de la prison ! Derrière le rideau vert formé par
les })lantes grimpantes, tapisserie végétale que le moindre souffle
de l'air agitait doucement, que de fois il avait, par les eral^rasures
mobiles du feuillage, contemplé la vieille cathédrale ! Il ne l'aimait
jamais autant qu'en été, à l'heure où le soleil décline et frappe le por-
tail de ses rayons obliques, tandis que les corneilles, revenues des
champs, tournoient autour du monument et jettent dans l'air apaisé
la note âpre et courte de leur cri sauvage. L'église alors paraît gran-
dir. Les clochetons s'effilent et s'allongent comme pour garder plus
longtemps l'auréole radieuse à leur faîte. L'antique èdilice semble
s'épanouir et sourire. Jacques assistait avec une religieuse émotion à
cette transfiguration sublime. L'esprit du moyen âge entrait en cet
enfant. Dans sa naïveté mystique, il attribuait une sorte de vie obscure
à ces pierres vénérables; il lui semblait qu'un souffle iniitne devait
animer ce grand corps, qu'un peu de la pensée des fidèles qui
depuis dix siècles venaient y prier et y espérer circulait confusément
dans sa masse. Puis, à mesure que le soleil baissait à l'horizon,
l'incendie du portail s'éteignait, la rose elle-même cessait d'étin-
celer comme un gigantesque écrin plein de pierreries. Quand les
derniers clochetons avaient fini de se baigner dans la lumière, une
grande ombre, ainsi qu'un voile de veuve, s'étendait sur l'église.
La vie semblait se retirer d'elle ; la cathédrale, un instant ressusci-
62 REVUE DES DEUX MONDES.
tée, se glaçait dans son immobilité grise, et les saints agenouillés
reprenaient leur éternelle prière.
Souvent, son père, revenant de l'usine, l'avait surpris à la fenêtre,
grave, perdu dans une de ces rêveries où toutes les vapeurs de
l'âme, pensées confuses, réminiscences fugitives, sensations émous-
sées, images indécises, flottent comme un brouillard dans notre
esprit. Le contremaître, noir da labeur de la journée, entrait dans la
chambrette et disait de sa grosse voix joyeuse : « Bonsoir, garçon ! )>
Et c'était alors des baisers sonores sur les joues fraîches de son fils,
des caresses sur ses longs cheveux, des étreintes passionnées, tandis
que la vieille cousine grommelait, d'un air de tendresse grondeuse:
— Allons, Firmin, assez comme cela ! Vous voyez bien que la
soupe est servie et que vous faites mal à cet enfant. A table ! à
table !
Et l'on dînait, bien plus gaîment qu'au réfectoire.
— Qu'as-tu fait aujourd'hui, mon garçon? As-tu vu l'abbé? A-t-il
été content de tes devoirs? Mords-tu au latin? C'est que, vois-tu,
je ne suis qu'un ouvrier, moi, mais je veux que tu sois autre
chose, entends-tu ! Je n'ai pas eu de chance; il faut que tu en aies
pour nous deux, petit !
Et jamais Jacques ne songeait sans un sensément de cœur à la
douce vie d'autrefois.
Il fut d'abord dans les derniers de sa classe. La monotonie de la
vie du lycée l'accablait, paralysait la vivacité naturelle de son intel-
ligence. Le dimanche, un domestique de M. Passemard venait le
chercher au lycée. Ce jour de fête, impatiemment attendu par ses
camarades, n'apportait aucun soulagement à la souffrance vague
qui accablait cette jeune âme. Après l'ennui de sa réclusion désœu-
vrée pendant la semaine, Jacques avait à supporter, le dimanche,
les tortures que lui infligeait sa timidité. Le fils de l'humble contre-
maître ne pouvait s'habituer aux splendeurs du riche appartement
de son protecteur. L'accueil afi'ectueux de M""® Passemard, les
questions bienveillantes de son mari sur les professeurs, les devoirs,
la place obtenue à la composition hebdomadaire, les ouvertures
amicales de Maxime, heureux de retrouver à la maison un condis-
ciple, tout, jusqu'au joli sourire de M"^ Andrée, effarouchait le
jeune sauvage.
Quelquefois, au printemps, M*"® Passemard l'emmenait au bois
dans sa calèche avec son fils et sa fille. Ces promenades étaient un
supplice pour Jacques. Chez lui, la gaucherie de l'adolescence se
compliquait de sauvagerie native. Il avait honte de s'offrir ainsi en
spectacle et aurait donné beaucoup pour échapper k la curiosité de
la foule, qu'il jugeait d'instinct malveillante et narquoise. Surtout,
ANDRÉE. 63
le voisinage de M"*^ Andrée l'intimidait. Assis en face d'elle, à côté de
Maxime, ce grand garçon se faisait petit afin d'éviter que ses genoux
ne frôlassent la robe de la jeune fille, et, pour ne pas rencontrer ses
yeux, s'imposait de ne regarder jamais qu'à droite ou à gauche de
la voiture. Elle, cependant, serrée dans son corsage éti'oit, se tenait
toute droite à côté de sa mère, qui paresseusement s'allongeait au
fond de la calèche. Andrée s'elForçait de vieillir ses seize ans et
jouait à la dame avec la gravité comique des jeunes Parisiennes qui,
si vite, hélas' cessent d'être fillettes. Laissant sa mère dode'iner par
momens la tête, dans une somnolence qui congesiiounait sa grosse
figure enrubanée de brides rouges, la jeune fille plongeait un
regard rapide dans toutes les voitures, détaillait les robes, les cor-
sages, les chapeaux et, d'un mot bref, communiquait ses impres-
sions à son frère. Maxime, de son côté, très au courant de la vie
mondaine, comme le sont aujourd'hui les garçons de dix-huit ans,
désignait à sa sœur les célébrités de la finance, de la politique, des
arts, du théâtre ou du sport. Andrée écoutait avec avidité, se
retournait parfois d'un joli mouvement brusque pour mieux voir,
et, sur son visage, dont les traits restaient enfantins, tandis que
l'expression avait déjà cessé d'être jeune, on pouvait lire l'intérêt
passionné qu'elle portait au frivole dénombrement de ces illustra-
tions d'un jour.
Un dimanche qu'on avait fait la promenade ordinaire aux Champs-
Elysées, Jacques, en attendant le dîner, était allé s'asseoir dans le
petit salon, pièce isolée, où l'attirait souvent son instinct de jeune
homme timide et mélancolique. Le petit salon était séparé du grand
par une portière qu'on relevait les jours de réception et qui, en
temps ordinaire, fermait la baie de communication. Jacques était
là, feuilletant un livre, quand un bruit de pas se fit entendre dans
la pièce voisine, où Andrée venait d'entrer avec une jeune personne
de ses amies, Henriette de Morincourt. S'il vous est arrivé d'en-
tendre, dans un bois désert, babiller deux fauvettes sur une branche,
vous savez ce qu'est la conversation de deux jeunes filles qui se
croient seules : quelque chose de musical et de chantant, entre-
coupé par des rires, un duo alterné de questions, de réponses qui
arrivent trop tard, d'exclamations, de diminutifs tendres, d'épi-
thètes mignardes, un gazouillis de petites phrases incohérentes,
ponctuées par des baisers, des envolées de mots qui partent sou-
dain, comme les moineaux d'une haie. Ces demoiselles se racon-
taient leur journée. Henriette était allée au Jardin d'acclimatation.
Elle avait visité les serres, le chenil, les volières. Le rouge carou-
bier était décidément à la mode , seulement elle ne savait pas si
maman voudrait... Elle avait un bal pour jeudi, un mariage pour
samedi. Quel chapeau mettre? L'éléphant ne valait pas la peine
6A REVUE DES DEUX MONDES*
d'être vu; quant aux otaries, c'était plus amusant, mais un peu
bébé. Un homme l'avait suivie peniant toute la promeiade. Elle
n'avait rien dit à maman, parce qu'il était très beau : des yeux
noirs, une barbe noire, l'air espagnol. Mais elle n'en pouvait plus,
il fallait qu'elle confiât son secret à quelqu'un. Or il y avait des rai-
sons de croire que ce monsieur était amoureux d'elle : en effet, il
avait, comme elle, caressé le zèbre en répétant avec intention ce
qu'elle venait de dire : « Oh ! quel beau petit zèbre ! » Il avait un
pantalon rayé...
— Le zèbre? dit Andrée.
Alors deux frais éclats de rire jaillirent et égrenèrent dans tous
les coins du salon leurs notes cristallines, comme les perles d'un
collier dont le fil est rompu. Après un silence entrecoupé de : « Ah!
tais-toi,., j'en pleure,., tu me fais mourir,.. » Henriette reprit d'une
voix grave :
— Riez tant que vous voudrez, mademoiselle, mais je vous assure
que j'ai fait la conquête de ce monsieur!
— Gomme tu es folle 1 Parce qu'il s'est trouvé par hasard à côté
de toi, devant le zèbre!..
Andrée s'interrompit pour rire de nouveau. Mais Henriette répli-
qua d'un ton important, où perçait un peu de dépit :
— Quand tu auras, comme moi, dix-huit ans passés, ta compren-
dras, ma chère, bien des choses dont tu ne te doutes pas...
— Vraiment, ma chère? Eh bien ! c'est ce qui vous trompe. Mes
seize ans et dix mois en savent aussi long que tes dix-huit et demi.
Moi aussi, j'ai un amoureux !
— Est-ce possible?.. Mais oui, au fait! Moi aussi, il y a denx
ans... Oh! dis moi qui c'est, dis-le-moi, je t'en prie^ dis, ma chérie!
— Ta ne le répéteras pas?
— J« te le jure!
— C'est un secret... Personne encore ne s'en doute.,. Il n'y a
que moi qui ai tout deviné...
— Mais qui est-ce? Est-ce que je le connais?
— Oui et non.
— Tij me mets au supplice... Parle donc... puisque je t'ai bien
dit mon secret...
— Oh ! le tien!.. Enfin!.. Écoute : tu ne lui as pas parlé, mais tu
l'as vu déjà.
— Où?
— Ici.
— Je ne trouve pas... Est-il âgé?
— Mais, non; dix-huit ans, comme Maxime.
— Est-il beau?
— Mais, oui...
ANDRÉE. 65
Au commencement de l'entretien des deux jeunes filles, Jacques
avait songé à s'esquiver dans la crainte de se trouver en tête-à-tête
avec Andrée et son amie, s'il leur prenait fantaisie d'entrer dans le
petit salon. Mais la porte qui donnait sur l'antichambre était fermée
à clé par le dehors. Se voyant pris, il se remit à feuilleter son livre
pour se donner une contenance et n'avoir pas l'air d'écouter, si l'on
venait à le surprendre. Mais il ne pouvait s'empêcher d'entendre, et
bientôt une vive curiosité s'empara de lui lorsqu'Andrée déclara
qu'elle avait un amoureux. Il passa rapidement en revue tous les
amis de Maxime qu'il avait vus chez M. Passemard depuis quatre
ans et ne se trouva pas plus avancé que M"' Henriette. Celle-ci cher-
chait toujours :
— Est-il noble?
M"® de Morincourt croyait devoir à son nom d'apprécier fort la
particule et les t'tres.
— Oh ! non^ pas du tout, je t'assure.
— Riche?
— Encore moins. Il est orphelin et si pauvre que papa...
— J'ai trouvé! s'écria joyeusement la jeune fille en battant des
mains. C'est le camarade de ton frère...
— Tout juste. Il ne dit rien, il ne me parle pas, ne me regarde
jamais en face. Mais je suis hûre qu'il m'aime depuis deux ans au
moins. Papa dit qu'il travaille beaucoup, qu'il aime la solitude, qu'il
est toujours pensif : tu vcis bien que c'est une passion. Mais, sur-
tout, pas un mot ! Je te répète que perponne ne s'en doute, — per-
sonne, entends-tu?
Et les deux jeunes filles sortirent du salon en se tenant enlacées
par la taille. Jacques, en proie à une émotion indicible, pâle comme
le jour où l'abbé Génin était venu lui apprendre la mort de son père,
s'était brusquement levé. Il restait là, immobile, comprimant d'une
main les battemens de son cœur, serrant de l'autre son front, oii
mille pensées s'entre-choquaient. Il ne comprenait pas bien ce qui
s'était passé; toutefois il sentait confusément que quelque chose de
grave venait de s'accomplir. Il y a dans la vie des niomens où une
lueur soudaine, comme celle d'un éclair dans les ténèbres, illumine
brusquement les profondeurs obscures de l'avenir. Pendant une
seconde, le regard y plonge avidement et découvre des horizons
inconnus; puis la lueur disparaît, l'ombre nous enveloppe de nou-
veau, et de la vision évanouie il ne nous reste qu'une sorte d'épou-
vante et d'éblouissement. C'est ainsi que, ce jour-là, Jacques eut le
pressentiment d'une destinée remplie tout entière et dominée par
cet amour que lui révélait tout à coup la bouche même de celle
qui l'avait inspiré.
TOME LIII. — 1884. 5
66 REVUE DES DEUX MONDES.
V.
A l'époque où se produisit cette crise dans la vie de Jacques,
Andrée arrivait à la fin de sa seizième année. S'il faut entendre par
« éducation soignée » celle quia coûté fort cher, la jeune fille n'avait
pas à se plaindre de ses parens. Son père et sa mère n'avaient pas
plus économisé sur son instruction que sur ses toilettes. Elle eut de
bonne heure les professeurs à la mode, comme le couturier et la
modiste en renom. Son maître de danse fut le fameux Nikolski, qui
passait pour un héros de la dernière insurrection polonaise. Cet
ancien faucheur, devenu professeur de maintien, prenait on ne sait
quel air chevaleresque dont ses élèves raffolaient, quand il esquis-
sait un pas en se donnant la mesure avec sa pochette. Elle eut les
leçons de dessin du célèbre peintre Magnus Dupont, qui avait ouvert
un cours dans son bel atelier, tout rempli de tapisseries, d'étoffes
bariolées et de bibelots rares. Andrée y retrouvait la plupart de ses
compagnes du cours de danse, car Magnus Dupont avait été adopté
par la finance, le haut commerce, et l'on devait aller chez lui, si
l'on ne voulait courir le risque de passer pour de petits bourgeois
sans le sou. Les jours de dessin étaient jours de fête pour ces demoi-
selles. Elles arrivaient à l'atelier, leur album de toile grise sous le
bras, trottant menu le long des murs, curieuses, pressées, avides
de revoir le bel atelier et le beau peintre à la barbe soyeuse taillée
en pointes. L'estrade qui sert aux modèles les préoccupait fort :
« Rosine, est-ce vrai qu'elles sont toutes nues, dites? — Oui, ma
chère! — Oh! comment osent-elles!.. » Et des rires étoufî"és par-
taient çà et là, provoqués par de petites idées folâtres dont il faut
s'accuser à confesse. Comme Nikolski, Magnus Dupont avait une
légende qui le grandissait aux yeux de ses élèves et mettait sur
ses longs cheveux noirs, légèrement ondulés, une mystérieuse
auréole de poésie. Le bruit courait qu'une grande dame était devenue
éperdument amoureuse de l'artiste tandis qu'il faisait son portrait.
On se racontait tout bas qu'il l'avait enlevée, qu'il s'était battu en duel
pour elle. Aussi inspirait-il le plus vif intérêt. Elles le trouvaient
charmant et plein de séductions, avec sa voix vibrante, ses fines
moustaches insolemment retroussées, ses grands cols, ses larges
cravates négligemment nouées, son veston de velours noir, ses
manchettes de batiste, tuyautées comme le jabot de sa chemise, ses
mains nerveuses et l'ongle démesurément long de son petit doigt.
Lui, faisait le beau, tendait 1 s jarret, prenait des poses, se prome-
nait entre les rangs de pupitr ss en caressant sa barbe, jetait un con-
ANDREE, 67
seil par-ci, un compliment ou un reproche par-là ; parfois il s'arrê-
tait auprès d'une de ses plus jolies élèves, et, penché sur son épaule,
frôlant presque de sa poitrine les cheveux de la jeune fille, il arron-
dissait gracieusement le bras, comme pour la prendre par la taille,
et, d'un coup de crayon, rectifiait un nez ou. remettait un œil à sa
place. Plus d'une avait senti de petits frissons lui courir des épaules
à la nuque, quand l'haleine du beau peintre passait, tiède et cares-
sante, près de sa joue. Elles s'apeiçurent qu'il parfumait ses mou-
choirs d'une essence musquée, très capiteuse, dont l'arôme subtil
flottait autour de lui, et, à de certains jours, les rendait nerveuses.
Andrée découvrit le nom du parfum, en acheta un flacon, et fut
aussitôt imitée par la plupart de ses compagnes. Quelques mamans
crurent bien remarquer que leurs fillettes prenaient un peu plus
de goût qu'il n'était nécessaire aux arts du dessin, et se deman-
dèrent si c'était la leçon ou le professeur qui plaisait si fort à
ces demoiselles. Mais le moyen de quitter le cours sans avoir l'air
de reculer devant le prix du cachet? Or, dans le monde de la
finance, si la première préoccupation est de gagner beaucoup d'ar-
gent, la seconde est de paraître en dépenser plus encore. L'hon-
neur du million le veut ainsi. Gomme la danse et le dessin, la
musique fut enseignée à Andrée par un professeur à la mode,
M'^® Passemard avait l'oreille assez juste et un contralto qui pro-
mettait pour plus tard de très belles notes graves. Mais elle ne pos-
sédait guère que des « moyens » matériels; le sentiment musical
dans ce qu'il a de rare et d'exquis, dans ce que le Conservatoire
même ne donne pas, quand la nature l'a refusé, lui faisait défaut.
Elle retenait fort mal la musique, parce qu'elle ne la sentait point,
parce que jamais la divine rosée de l'harmonie ne pénétrait jusqu'à
son cœur. Irritée de cette impuissance, elle travailla avec acharne-
ment, et à force de persévérance, grâce aussi à l'habileté qu'elle
mit dans le choix de ses morceaux, elle parvint à faire illusion et
remplaça de son mieux le don par l'étude. On la félicitait de son
talent précoce, mais Andrée avait assez d'intelligence pour savoir
ce qui lui manquait : toute jeune encore, elle éprouvait déjà cette
souffrance vague qu'inflige à certains esprits la conscience de leur
stérilité et aurait donné tout ce qu'on lui avait enseigné pour obtenir
en échange un peu de ce qui nq s'apprend pas. Elle se dégoûta du
piano, lui reprochant d'être un instrument sans âme, comme font
tous ceux qui ne savent pas lui prêter la leur, et se mit à apprendre
la cithare.
^ Les études de littérature , d'histoire , de sciences , de langues
vivantes qu'on lui fit faire eurent pour but, non l'ornement de son
esprit, mais l'obtention de ce brevet que la mode exige des jeunes
ûUes depuis quelques années, et e^ l'honneur duquel on les soumet
68 REVUE DES DEUX MONDES.
aux mêmes procédés d'entraînement intellectuel que les futurs
bacheliers. On lui apprit de tout un peu. On mit sur son ignorance
une mince couche d'instruction : mauvais badigeonnage qui ne
tient pas, le jour de l'examen passé. Quelques jugemens puérils sur
les écrivains et les œuvres des deux derniers siècles; des radotages
niais à propos d'histoire de France; une mixture de dates et de for-
mules relatives à celle des autres pays; la pratique des procédés
nécessaires pour faire machir alement quelques opérations d'arith-
métique; cinquante mots d'anglais; l'art de résoudre certaines diffi-
cultés d'orthographe ou de ponctuation : tel fut le profit qu'elle tira
des leçons de son institutrice. J'oubliais une jolie écriture anglaise
menue, allongée, qu'elle savait à merveille transformer en ronde ou
en bâtarde, la science des pleics vigoureux et des déUés agiles ; enfin
une connaissance approfondie de toutes les embûches que la per-
fidie de l'auxiliaire peut tendre au participe. On lui avait fait étudier
pendant six mois au moins ce dogme mystérieux de la grammaire
française^ la règle des comp^érnens, dont les vieilles institutrices,
casuistes en orthographe, connaissent seules toutes les ineptes subti-
lités. Andrée venait de passer brillamment son examen. Son père et sa
mère étaient encore tout fiers de ce succès. Mais ni l'un ni l'asUre n'at-
ti'ibuaient à l'instruction une vertu propre. Ce qu'ils appréciaient en
elle, c'était ce brevet conquis par leur fille, et qui les remboursait,
en monnaie d^' vanité, de leurs frais de livres, de leçons et de cours.
Pleins du lourd dédain des ignorans pour les choses de l'esprit, ils
ne soupçonnaient pas que l'instruction, administrée avec intelligence,
prépare et facilite la grave métamorphose de la jeune fiile en épouse,
puis en mère; qu'elle fait de cette jolie créature frivole la digne
compagne qn'un mari souhaite pour lui-même et l'èducatrice dont
il a besoin pour ses enfans ; que la littérature donne aux femmes
plus de bons que de mauvais conseils; que le livre est l'ami du foyer,
rallié naturel de l'époux, l'exorciste des tentations mauvaises qui
naissent du désœuvrement; que la femme, enfin, a des chances
d'être aimée mieux et plus longtemps quand le soin qu'elle prend
de son esprit, comme de sa beauté, engage le mari à donner une
douce cohabitation intellectuelle comme complément à la commu-
nauté de la chambre nuptiale.
Yraiment, ils pensaient bien à toutes ces choses, les Passemard !
Leur vanité avait suivi la marche ascendante de leur fortune. Tous
deux, l'homme et la femme, étaient bouffis de la satisfaction d'eux-
mêmes et gonflés jusqu'à éclater de leur importance. L'éducation
qu'ils donnèrent à leurs enfans fut un chef-d'œuvre d'imprévoyance
et de sottise. M*"® Passemard n'avait pas même attendu la seizième
année de sa fille pour traîner cette enfant au théâtre, dans les con-
certs, dans les salons des gros négocians et des riches banquiers
ANDRÉE. 69
juifs. Puis elle se mit à recevoir dans son hôtel du boulevard Males-
herbes, elle donna de petites fêtes, fit chanter Andrée devant les
invités, et rêva bientôt de lui voir jouer la comédie de salon. La
jeune fille prit goût à cette existence toute de représentation, rem-
plie par le frivole souci de paraître et de faire pai 1er de soi. Elle
y perdit je ne sais quelle fleur délicate de naïveté qui ne résiste
pas plus au souffle du monde que le duvet des pêches au contact
des doigts. Elle ne tarda pas à trouver ses compaunes sottes et
ennuyeuses, se plaisant fort, au contraire, dans la société des hommes.
Leurs plaisanteries ne l'eirarouchaient point; elle supportait leurs
regards avec l'assurance des jeunes filles qui ne savent rien ou
qui savent tout, et essayait déjà sur eux sa bt-auté avec la grâce
perfide d'un jeune chat qui aiguise ses griffes sur l'écorce d'un arbre.
A vivre de cette vie artificielle, Andrée eut aussitôt fait de perdre
le naturel que la timidité. Rien n'était simple en elle, car, toujours
préoccupée de l'effet à produire, elle prit de bonne heure l'habiiu^de
de s'observer, de composer son maintien, son sourire, ses paroles.
Aussi eut-elle beaucoup de succès dès son début dans le monde;
on lui trouva du piquant, de l'originalité, quelque chose de singu-
lier qui parut au-dessus de son âge. Et M"^^ Passemard fut la plus
heureuse des mères.
Elle, n'était pas la plus heureuse des filles. A leur insu, ses
parens expiaient la faute qu'ils avaient commise de donner à leur
enfant cette absurde éducation. Ils avaient négligé de faire la disci-
pline de son esprit ; et cet esprit rebelle était secrètement impatient
de toute règle et de tout frein. Ils n'avaient pas jugA à propos de
lui enseigner le respect : elle les trouvait vulgaires et communs. On
avait développé en elle la vanité ; par vanité, elle rougissait de sa
famille. On lui avait proposé pour but les succès mondains ; elle ne
rêvait plus maintenant que de chanter ou de réciter des vers en
public, afin de soulever encore ces murmures flatteurs, ces applau-
dissemens gantés dont le souvenir enivrant la poursuivait.
Depuis qu'elle était en âge de comprendre, elle n'entendait son
père parler que de ses gains, de l'augmentation de ses revenus, de
coups de bourse, de fructueux placemens. Le soir, à table ou au
salon, Passemard mettait sa femme au courant des affaires de la
journée ; ces épanchemens éveillaient l'idée d'un sac d'argent qui
crève. M™" Passemard contemplait son Hector avec une admiration
béate et se demandait parfois comment un seul homme avait eu
assez de génie pour opérer une si miraculeuse multijilicaiion des
pièces de cent sous. Lui, cependant, jonglait avec les millions, tout
en marchant à grands pas dans le salon, parlait de monter de nou-
velles entreprises, d'élargir ses combinaisons, d'acheter des terrains,
de bâtir des cités ouvrières, de créer une banque. L'odeur de son
70 REVUE DES DEUX MONDES.
or le grisait; il perdait terre, en proie à l'ivresse des spéculateurs
heureux, et ne pouvait plus penser qu'à gagner, à gagner toujours,
comme d'autres ne pensent qu'à boire sans cesse. Andrée assistait
chaque jour au spectacle de ces âpres convoitises de millionnaire
inassouvi. Jamais on ne lui parlait de ses devoirs présens de fille,
de ses devoirs futurs d'épouse et de mère. L'argent, toujours l'ar-
gent, et rien que l'argent! Elle sut que l'honneur est une cer-
taine exactitude à ouvrir sa caisse le jour des échéances et que les
bénéfices de deux cents pour cent n'ont pas caractère usuraire.
Andrée prit ainsi le respect de la fortune. Mais elle s'en cachait
soigneusement, affectait, au contraire, de la dédaigner, se donnait
volontiers de petits airs détachés quand on parlait écus et faisait
semblant d'ignorer si tel objet coûtait vingt sous ou vingt francs.
Bien qu'elle appréciât fort les avantages de la richesse, elle savait
mauvais gré à son père de n'être qu'un parvenu et de trop le lais-
ser voir. Elle avait un peu honte de se sentir fille d'un commer-
çant et rougissait de colère toutes les fois que Passemard racontait
avec orgueil ses modestes débuts de petit épicier aux Batignolles,
sans oublier « le coup des jambons d'Amérique, » dont il était encore
fier après dix-huit ans écoulés. Plusieurs fois des querelles s'étaient
élevées à ce sujet entre le père et la fille. Celle-ci avait été jusqu'à
déclarer que le commerce lui faisait horreur, que jamais elle n'épou-
serait un industriel ni un négociant.
— Un prince alors, sans doute ! disait Passemard. Il faut un prince
pour mademoiselle!.. Et il se mettait à ricaner, ce qui crispait
horriblement les nerfs d'Andrée. — Allons, allons, dit-il un jour en
tapant sur son gousset, on a de quoi t'en offrir un, si tu y tiens
absolument. Ça se trouve, un prince, en y mettant le prix!
La religion aurait pu lui être d'un grand secours, car elle a quelque-
fois la vertu de comprimer les révoltes des espi its orgueilleux : or il y
avait de l'ange rebelle dans cette jeune fille. lAlaisM. Passemard était
plein de défiance à l'égard de la religion. Il faisait profession de ne
pas aimer la calotte, croyait le plus sincèrement du monde à une
vaste conspiration cléricale dirigée par les jésuites, et qui l'épou-
vantait, bien qu'il ne parvînt pas à en discerner très nettement le
but. 11 savait à propos parler de l'inquisition, de la Saint-Barihé-
lemy, du Syllabus et du petit Mortara. Toutefois il n'eût pas fallu
le pousser beaucoup sur chacun de ces articles, car il ne s'était
jamais soucié de vérifier le contenu du formulaire libre-penseur
que pendant tant d'années M. Havin lui avait fourni tous les matins.
11 s'était contenté de l'apprendre comme on apprend le catéchisme,
et il y croyait comme on croit aux mystères. Autre chose est d'être
libre penseur ou de penser librement.
A force de voir son père accabler sous le poids de lourdes et incon-
ANDRÉE. 71
venantes plaisanteries, les dogmes et les pratiques du catholicisme,
le pape, les prêtres, les couvens, Andrée commença bientôt à perdre
le respect de la religion et la croyance aux naïfs enseigoemens qui
avaient bercé son enfance. Elle essaya de raffermir sa foi ébranlée en
lui donnant pour contrefort la piété maternelle. Mais M™^ Passemard
n'avait qu'une de ces bigoteries étroites dont la puérilité éloigne de
la religion plus qu'elle n'y ramène. Elle s'était fait une dévotion à
son image, sotte et vaniteuse, allait à la messe moius pour prier que
pour s'y faire voir, exhiber ses chevaux et sa livrée, communiait à
Pâques afin d'édifier le monde et ses domestiques, croyait aux cierges
bénits, aux scapulaires, aux guérisons miraculeuses et aux conversa-
tions de la sainte Vierge avec de jeunes bergères. Lorsque sa fille lui
fit part des premières alarmes de sa foi, cette fausse chrétienne ne sut
trouver, pour calmer la jeune âme inquiète et souffrante, que des
doléances sur l'impiété des hommes. Entre l'incrédulité libre pen-
seuse de son père et la piété mesquine de sa mère, Andrée ne
pouvait guère rési.-ter au doute qui si vite élargit et change en
brèches les premières lézardes d'une foi chancelante. En effet, il ne
resta plus en elle que les ruines de sa croyance-
Le mal n'eût peut-être pas été irréparable si, à défaut de règle
divine, ses parens avaient eu soin de la pourvoir de quelques
solides préceptes de cette morale humaine qui sert, en somme,
la même cause que la religion. Us n'y songèrent même pas, par
la raison que ni l'un ni l'autre ne soupçonnait ce que i>eut être un
enseignement de cette sorte. INon qu'ils fussent, le père un coquin,
la mère une malhonnête femme, mais ces deux natures égale-
ment vulgaires étaient également incapables d'assumer cette tâche
délicate entre toutes qui est la formation a une âme. Ainsi, l'être
moral d'Andrée resta en détresse dans une nuit profonde, où
ne brillaient ni la douce lueur indicatrice de la foi chrétienne, ni
même ces fanaux d'un éclat plus modeste, que la sagesse humaine
allume dans le voisinage des écueils. Ah! comme elle aurait eu
besoin d'un pilote, la pauvre abandonnée! Elle ne le trouva pas.
Andrée pourtant avait un frère, et c'est le devoir des frères aînés
d<- guider les petites sœurs. Rien est-il plus charmant que d'être
institué par la nature ami, confident, éducateur et gardien d'une
jeune âme! Malheureusement Maxime ne sut pas s'acquitter de ce
doux préceptorat. Son influence sur Andrée, loin d'être salutaire,
fut corruptrice. Il n'y avait dans ce gros garçon, d'une lourde et
insupportable gaîté, ni délicatesse de sentimens ni élévation de
pensée. Deux vulgarités, celle de son père, celle de sa mère, con-
fluaient en lui. Son rôle dans l'éducation d'Andrée fut seulement
de donner à sa sœur des notions déplorablement précises sur ce
que les jeunes gens appellent s'amuser, de l'initier au jai'gon des
72 REVUE DES DEUX MONDES.
courses, de lui inspirer du mépris pour la tranquille vie de famille,
de l'encourager enfin à n'estimer, après les jouissances du luxe,
que la vaine gloriole d'attirer sur soi les regards du monde. Ainsi,
entre la grossièreté de son père, la nullité vaniteuse de sa mèr*^, la
sottise épanouie de son frère, Andrée avait grandi, dédaigneuse et
ennuyée. Cette éducation fît d'elle une petite ft^mme sans jeunesse,
sans naïveté, sans illusions, sans gaîté, sans entrain, sans abandon;
ne respectant rien et ne croyant à rien, si ce n'est à l'excellence
de l'argent; n'appréciant, avec la fortune, que les satisfactions de
la vanité; pleine d'une ambition qui réclamait seulement l'éclat et
le bruit; alTaniée de flatteries, redoutable moins encore par sa
beauté que par les raffînemens d'une froide et précoce coquetterie.
Elle avait deviné l'amour de Jacques avant que le jeune homme se
le fût avoué à lui-même. Par désœuvrement et par instinct per-
vers, elle se plut ensuite à l'entretenir, mais sans îui fournir d'au-
tres gages que ces regards, ces sourires, ces caiesses de la voix,
ces failles pressions de main, artifices perfides qu'une femme
emploie quand elle veut prendre un cœur sans donner le sien. Après
la guerre, lorsque Jacques, ayant terminé brillamment ses études,
eut quitié le lycée, Andrée continua ce manège et eut la satisfac-
tion de voir grandir encore la passion qu'elle aNait inspirée. Un
jour, après le succès de son concours d'admission à l'École des
beaux-arts, Jacques, se trouvant seul avec elle, avait enfin osé
faire l'aveu qui depuis si longtemps brûlait ses lèvres. Il laissa
ruisseler devant elle l'amour qui, goutte à goutte, s'était amassé
dans son âme. 11 lui conta sa jeunesse solitaire, mélancolique et
laborieuse, ses espérances et ses découragemens, le rêve qu'il avait
fait d'illustrer son nom, d'arriver pour elle à la gloire et à lu for-
tune.
— Andrée, disait-il, je vous aime. Vous acceptez, n'est-ce pas,
le don de ma vie que l'enfant vous a fait, que l'homme ne pourrait
plus aujourd'hui vous reprendre? Dites-moi que vous m'attendrez
et laissez-moi espérer...
Elle l'interrompit d'un geste, et, plongeant dans les yeux du
jeune homme un de ces regards étranges qui l'enivraient, de sa
voix mélodieuse et grave, elle dit seulement :
— Ami, ne savez-vous pas que vous êtes mon frère d'élection?
Puis elle passa doucement, d'un air de tendre espièglerie, une
rose qu'elle tenait à la main sur les lèvres de Jacques et sortit de ce
pas léger qui faisait dire qu'elle glissait au lieu de marcher. Le
pauvre naïf se crut dès lors uni à la jeune fille par on ne sait quelles
fiançailles mystiques. S'il n'avait point été aveugle, il aurait mieux
discerné ce qui se passait en elle. Or Andrée, sans rester tout à fait
insensible à la mâle beauté de Jacques, à l'ardeur et à la fidélité
ANDREE. 73
de son amour, n'était point disposée à l'épouser. Pour remplacer la
fortune qui lui manquait, aussi bien que le nom, le fils du contre-
maître Henriot n'avait encore que des espérances de talent. La jeune
ambitieuse ne pouvait donc pas compter sur lui pour trouver dans
le monde la grande situation qu'elle rêvait. D'ailleurs le mariage
alarmait un peu les instincts d'indépendance qu'une éducation
imprévoyante avait singulièrement développés en elle. Se sachant
belle et riche, Andrée n'entendait pas se presser de faire un
choix.
Depuis son admission à l'École des beaux-arts, Jacques n'avait
plus voulu rester à la charge de M. Passemard. Il prit une chambre
avec un atelier près du Luxembourg et vécut d'une petite rente,
fruit des économies du contremaître, placées avantageusement par
le raffineur à la mort de Firmin Henriot et capitalisées jusqu'à la
majorité de son fils. Deux ou trois fois par semaine, le jeune
homme venait dîner et passer la soirée à l'hôtel du boulevard
Malesherbes. On l'y recevait avec une bonhomie cordiale qui lais-
sait trop paraître qu'on ne voyait pas en lui un candidat à la main
d'Andrée. Plus d'une lois, il avait été question en sa présence de
projets de mariage pour la jeune fille; toujours elle avait élevé des
difficultés et fini par rejeter les partis proposés. Jacques en était
arrivé à croire par momens qu'elle se réservait pour lui, bien
qu'elle n'eût pris aucun engagement à cet ég ird, si ce n'est pas en
prendre que de gli>ser un regard caressant vers l'homme qui vous
adore, en disant d'une voix ennuyée et câline :
— Non, plus tard; je ne veux épouser qu'un homme de talent
et qui m'aime,
Jacques vivait ainsi dans une incertitude douloureuse ou eni-
vrante, selon que le doute ou l'espoir l'emportait en lui, Andrée
savait le relever lorsqu'elle le voyait abattu, le contenir lorsqu'il
semblait prêt à se donner carrière : elle pratiquait à merveille cette
haute école de la coquetterie qui ne rend la main que pour serrer
les rênes aussitôt et fait concourir au dressage d'une passion les
propriété'5 contraires de la cravache et du mors. L'abandon et la
réserve, l'affection et la froideur, la câlinerie et l'indifiérence étaient
combinés avec un art d'autant plus redoutable qu'il se dissimulait
soigneusement sous les apparences de la camaraderie. Jacques,
étourdi, dompté, en était venu à ce point de résignation docile
qu'il acceptait sans se plaindre, en échange de sa pure tendresse,
cette aminé ambiguë qui est la fausse monnaie de l'amour. Telle
était la situation respective des deux jeunes gens lorsque M. de
Garamante vint faire à M""^ Passemard cette visite, au cours de
laquelle sa perspicacité d'homme qui connaît la vie et qui observe
beaucoup ne tarda pas à discerner le manège d'une jeune coquette
7h REVUE DES DEUX MONDES.
dépourvue de sens moral aux dépens de la paix d'un cœur simple
et grand. Le comte n'eut pas de peine à voir que, si Jacques avait
mis un gros enjeu, il n'en était pas de même d'Andrée; or ce galant
homme n'aimait pas qu'on trichât : il se promit de surveiller la
partie.
VI.
a Paris, 10 mai 1877.
« Je suis bien heureux, mon cher ami : j'ai le prix du Salon!
Mon nom mis en lumière, un voyage en Italie, huit ou dix mois
de tête-à-tête avec les maîtres, une moisson d'études et, au retour,
quelque belle œuvre... Ah! mon cher Henri, qu'il est doux ce pre-
mier baiser de la gloire!.. Et tu ne sais pas tout, tu ne peux pas
comprendre... Yiens, viens vite, je t'expliquerai... Boucle ta valise
et prends le premier train. J'ai besoin de toi, je t'attends et je
compte les heures.
« Ton vieil ami,
« Jacques Henriot. »
Quarante -huit heures après le départ de cette lettre, Henri
Mareuil frappait à la porte de l'atelier de Jacques.
Ils s'étaient connus au lycée, où le père d'Henri Mareuil, greffier
au tribunal de commerce de Rouen, obtint une bourse pour son fils.
De complexion nerveuse et délicate, sensible à l'excès, le petit
Mareuil était, à l'époque de son entrée au collège, une de ces
natures faibles, féminines, que les rudesses de l'internat meurtris-
sent. 11 fut bientôt en butte à l'hostilité de ses camarades. On l'ac-
cabla de moqueries, on le battit même, à cause de ses longs che-
veux blonds, l'orgueil de sa mère, qui, d'un geste familier, aimait
à caresser les boucles soyeuses épandues sur les épaules de son
enfant. La \ie du lycée ne commença à devenir supportable pour
lui que lorsque Jacques Henriot entra dans la classe. Le fils du
contremaître, indigné des mauvais traitemens que ses condisciples
faisaient subir au jeune paria, le prit sous la protection de ses
poings vigoureux. C'est ainsi que naquit l'amitié qui ne devait
plus cesser d'unir les deux jeunes gens. Admirative et reconnais-
sante chez Henri, elle prit chez Jacques, avec le temps, le carac-
tère de tendre sollicitude et de protection que revêt parfois l'affec-
tion d'un frère aîné pour son cadet. Ils achevèrent côte à côte leurs
études avec un égal succès, Henri avait une imagination vive, de
ANDRÉE. 75
l'esprit, une remarquable facilité de parole, beaucoup d'ambition
et peu de volonté.
— Tu es une femmelette, lui disait parfois Jacques avec son bon
sourire; tu n'as que de l'intelligence et pas de caractère.
— Que veux-tu? répondait-il, à force de me battre, quand tu
n'étais pas là, on a cassé en moi le ressort de l'énergie. Je suis
faible, indécis, c'est vrai, audacieux dans mes idées et irrésolu
dans ma conduite. Mais qu'y faire?.. Je suis ton esprit critique, et
tu es, toi, ma volonté.
11 prit ses premières inscriptions de droit en même temps que
Jacques entrait à l'École des beaux-arts, vécut pendant trois ou
quatre ans de la vie du quartier la lin, et dut beaucoup de succès à
sa jolie tête blonde. 11 s'en autorisa pour affecter ce dédain de la
femme qui est une des formes de la fatuité. L'amour lui parais-
sait un de ces délassemens enfantins dont on peut user à la rigueur,
mais à la condition de ne point garder d'illusion sur leur puérilité.
Les grands enthousiasmes de Jacques le faisaient sourire. Lorsque
celui-ci vantait la beauté de la passion :
— Voilà bien mon don Quichotte! disait-il en tordant sa mous-
tache ; sais-tu bien que tu es de la race des chevaliers errans, mon
bon Jacques? Tiens, je te vois en paladin...
— Je ne t'y vois pas du tout, moi, avait un jour répliqué Hen-
riot.
— Eh non I reprit-il, je ne fais pas anachronisme comme toi,
parbleu! Tu n'es qu'un instinctif ; tu méritais de vivre il y a trois
cents ans, avec ces grands gaillards du x\f siècle, plus raides que
leurs armures, qui vous tuaient un homme comme une mouche,
puis avaient des extases et causaient avec la sainte Vierge. Moi, je
suis un analyste. Je me surveille, je me défie de moi-même comme
des autres, et ce m'est une joie que tu ne comprendras jamais, de
découvrir et de déjouer une duperie de mes sens, de mon cœur ou
de mon imagination.
Mareuil disait vrai. Ce jeune homme « déniaisé et guéri du sot, »
portait clairement la marque d'une époque d'extrême criticisme.
Les trois ou quatre générations de Chicaneaux normands dont il
était l'héritier lui avaient légué une subiilité avocassière qu'il
aiguisa encore par une culture intellectuelle très rafifuiée. Mais ce
n'est pas impunément qu'on excelle aux distinctions sophistiques :
son caractère avait perdu en force ce que son esprit avait gagné en
agilité. A la conférence Mole, on remarqua quelques-uns de ses
discours, où les théories les plus radicales étaient exposées avec un
talent précoce. 11 ne cachait point d'ailleurs son absolu scepticisme,
en politique comme en religion, et pensait que les opinions sont
affaire de convenance pour les uns, de routine pour les autres, d'in-
76 RE\UE DES DEUX MONDES.
térêt pour presque tous. Après le succès éclatant de ses derniers
examens, il revint à Rouen avec l'intention de chercher fortune
au barreau d'abord, puis dans la politique : c'est là que la lettre
de son ami était venue le trouver.
— Mon bon Jacques, va, que je suis heureux de t' embrasser !
Sais-tu bien que nous nous sommes un peu perdus de vue depuis
quelque temps. Te voilà donc illustre I
— ^^e te moque pas, Henri... Assieds-toi plutôt, car nous avons
à causer de toi.
— De moi?
— Mais oui ; crois-tu donc que je t'aurais fait venir de Rouen
seulement pour me féliciter? J'ai bien autre chose en tête.
— Voyons, je t'écoute.
— Es-tu toujours ambitieux?
— Parbleu !
— Bien. Et quelle est ta situation à Rouen?
— Triste. On ne plaide plus en Normandie. Tu ne me crois pas?
On ne m'a offert encore qu'une affaire : il s'agissait de défendre
un berger soupçonné d'avoir par enchantemens et maléfices donné
le tournis aux moutons de son fermier. Tu comprends que pour
aborder un jour la politique...
— Oui, cela ne vaut pas le procès Baudin, n'est-ce pas?
— Ah! mon ami, que dis-tu là! Le procès Baudin! Quel coup
de fortune ! Nutre rêve à tous, nous autres les débutans ! Tu ne le
répéteras pas, n't st-ce pas? Eh bien ! à la conférence, j'en connais
plus d'un qui tuerait Baudin afin de plaider pour lui. Songe donc,
quelle cause magnifique !
— Pardon si je t'interromps, mais nous ne sommes pas aux
assises, maître Mareuil. Voici ce que j'ai à t' offrir : M. Passemard...
— Ton correspondant du lycée ?
— Oui, le grand industriel qui m'a servi de tuteur après la mort
de mon père.
— lié bien ?
— Il veut se lancer dans la politique .
— Ah!
— Il songe à se présenter aux prochaines élections dans son
département.
— Quelle teinte ?
— Gela dépendra. Il ne sait pas encore au juste.
— Bien. Il sera nommé. xMais, au moins, est-ce une des nuances
du prisme républicain?
— Oh! certainement. Il cherche un secrétaire et me demande de
lui trouver un jeune homme distingué, versé dans la connaissance
du droit et sachant de l'économie politique...
ANDREE. 77
— Je refuse.
■ — Et pourquoi, je te prie ? Tu aurais été en relation chez lui avec
une foule d'hommes politiques. Au lieu de végéter en province et
de gaspiller ton talent dans de misérables affaires, tu serais rentré
dans ce grand Paris, tu te serais plongé dans son puissant courant
d'idées. Enfin, mon cher Henri, te l'avouerai-je ? j'avais un autre
motif, tout égoïste celui-là, pour souhaiter que tu acceptasses,
— Pourquoi diable ne me l'as-tu pas dit plus tôt? Voyons vite.
Qu'y a-t-il?
Jacques parut hésiter, se leva, fit quelques pas dans l'atelier,
revint s'asseoir en face de son ami et reprit d'une voix qui trem-
blait un peu :
— Il y a, mon ami, ce que tu dois deviner maintenant, car je
t'ai dit quelques mots à ce sujet, il y a bien longtemps. J'aime la
fille de...
— Gomment! cela dure encore?
— Cela durera toujours... Je vais partir pour l'Italie. La bourse
de voyage que le prix du Salon m'a value me permettra d'y passer
quelques mois.
— Mais pourquoi partir Hl serait si simple de renoncer à ta
bourse et de rester 1
Henri demeura quelques momens sans répondre.
— Sans doute, dit-il eufin avec effort, mais j'ai besoin de tra-
vailler là-bas, d'étudier ces maîtres que je connais à peine, les
Vénitiens >urtout. H faut que j'achève de me faire un nom. Il le
faut; cela importe au bonheur de ma vie. Gomme je te le disais
dans mon billet, je compte fermement, après huit ou dix mois de
labeur et de recueillement, rapporter quelque chose, une œuvre
qui me mette tout à fait hors pages. Et alors, tu comprends, devant
partir dans quelques jours, je m'étais épris de celte combinaison
qui adoucissait pour moi l'amertume de la séparation et de l'éloi-
gnement. Tu aurais été dans la maison, auprès d'elle, tu l'aurais
vue chaque jour; tu lui aurais parlé de moi quelquefois,., tu m'au-
rais parlé d'elle souvent.
Jacques prononça ces derniers mots d'une voix basse, qui tra-
hissait une profonde émotion. Henri en fut touché et reprit d'un
ton plus g! ave que d'ordinaire :
— Je comprends, cher ami. Mais, dis-moi, j'ai besoin de te
demander quelques renseignemens préalables...
— Tu consens donc?
— Comment peux-tu en douter? Vois-tu, mon bon Henri, tu me
reprochais autrefois de ne croire à rien. J'aurais dû te répondre
que mon scepticisme s'arrêtait à l'amitié. J'ai commencé de t'aimer
il y a douze ans, quand tu m'as arraché aux jeunes tortionnaires
^8 RETUE DES DEtX MONDES.
qui exerçaient leur cruauté sur ma faiblesse. Depuis j'ai éprouvé
que tu étais l'ami le plus sûr qui se put rencontrer...
— Oui, oui, c'est convenu; passons... Donc, te voilà secrétaire
d'un futur homme politique et confident d'un amoureux?
— Pas encore, car tu ne m'as pas tout dit. Je vois bien que tu
l'adores, parbleu ! la fille de ce raffineur qui se croit apte à faire des
lois parce qu'il l'est à faire des paies de sucre. Mais, elle, tu ne
m'as pas encore dit si elle t'aimait, Henri ?
Un nuage passa sur son front.
— Elle m'aime, dit -il d'une voix brève,
— Tu en es sûr?
— Sans doute.
— Elle te l'a dit?
— Oui et noUo
— Comment I Ah çà, sais-tu bien que je ne comprends plus?
Jacques se leva et dit brusquement :
— Tiens, Henri, j'ai tort de ne point te parler avec franchise.
Oui, j'aime Andrée ardemment : avec mon imagination qu'elle a
séduite, enivrée; avec mon cœur qu'elle remplit depuis dix ans;
avec mes sens même, car il n'est pas une pariie de mon être qui
échappe à la domination souveraine qu'exerce sur lai la plus étrange
et la plus désirable des femmes. Mais elle?.. J'ai menti tout à
l'heure en te disant qu'elle m'aime. En vérité, je ne le sais pas, II
y a des jours où je crois ne pouvoir plus douter de son affection;
il en est d'autres oii je trouve dans la froideur de son accueil, dans
ses sarcasmes, la preuve de son indifférence et presque de sa haine.
Ah ! mon ami, cette jeune fille est un sphinx !
— Sois son OEdipe, au lieu de te laisser manger par lui!,. Mon
cher Jacques, il me semble que tu es engagé dans une aventure
où la clairvoyance d'un ami t'est nécessaire. J'ai hâte de connaître
ton Andrée et de l'étudier. Si c'est, comme tu le prétends, un
rébus, tu es trop amoureux pour le déchilTrer. J'en saurai plus long
sur ta bien-aimée à la voir pendant deux heures qu'à t'entendre
parler d'elle pendant huit jours. Ta droiture, ton honnêteté robuste
et confiante ne peuvent pas discerner certaines ambiguïtés fémi-
nines que je soupçonne. Tiens, mène-moi chez M. Passemard.
— Il y a réception chez lui aujourd'hui même. Je lui ait dit que
je te verrais et que je te parlerais cet après-midi. Il m'a prié de
t' amener ce soir si tu acceptais.
— Parfait ! Allons dîner ; nous passerons notre habit ensuite, et à
dix heures je prendrai possession de mes doubles fonctions de
secrétaire et de... Gomment dois-je dire?.,. De chien de garde,
parbleu ! Va, tu seras content de moi : tu verras comme j'aboierai
aux voleurs !
ANDREE. 79
Il éclata de rire, et, passant son bras sous celui de son ami,
l'entraîna en disant :
— Oh ! ces Hercules ! comme ils font la partie belle à Omphale !
Quelle faiblesse, mon cher, d'être épris comme tu l'es, au point
de perdre l'esprit critique qui est l'honneur et la vraie force des
hommes supérieurs !
YIL
Vers onze heures, la voiture qui amenait les deux amis roula
sous la voûte de l'hôtel Passemard. « Mademoiselle demandait il y
a un instant si monsieur n'était pas encore arrivé, » dit Baptiste, en
prenant le pardessus et la canne de Jacques.
— Ah! ah! dit Henri à voix ba.-:se, il paraît qu'on a hâte de te
voir. Sache te faire attendre, mon bon, c'est une grande force. En
amour, quand l'homnje n'arrive pas, c'est la fen)me qui vient.
Près de la porte du grand salon, M. Passemard recevait ses invi-
tés, tout en causant avec M. de Garamante et quelques personnes
appartenant au monde de la finance et de la politique. Le comte,
apercevant Jacques, fit vivement quelques pas en avant, lui tendit
la main avec la plus franche cordialité, et, de sa voix mâle qui
donnait à ses paroles on ne sait quel charme de loyauté :
— Monsieur, dit-il. j'ai appris par les journaux, il y a deux jours,
le succès que vous venez de remporter, et ce m'est une joie très
vive de vous en faire mes plus sincères complimens. Je suis heu-
reux que vos pairs, en vous accordant cette haute distinction, aient
confirmé le verdict que j'avais, pour mon compte, déjà prononcé...
— Eh bien ! te voilà donc, grand vainqueur, interrompit Passe-
mard. Alors, c'est bien toi qui as le prix du Salon, avec bourse de
voyage?
— Mais oui, si vous n'y voyez pas d'inconvénient... Permettez-
moi de vous présenter mon intime ami, Henri Mareuil.
— Ah! très bien!,. Messieurs, je vous quitte pour un instant...
Voulez-vous prendre ia peine de me suivre, monsieur, j'ai quelques
mots à vous dire dans mon cabinet... Jacques, lu nous accom-
pagnes : je comptp, après notre petit entretien, te confier M. Mareuil
pour que tu le pilotes dans le bal et le présentes a M™* Passemard
et à sa fille.
Ils entrèrent dans le cabinet de travail,
— Asseyez-vous, messieurs, dit Passemard. Je reste debout, car
la position assise est funeste aux hommes qui tout le jour (il passa
la main sur son Iront et soupira) sont astreints au travail de la
pensée... Où en étions-nous?.. Ah! votre ami Jacques a dû vous
80 BEVUE DES DEUX MONDES.
faire connaître, monsieur, mes intentions, et, d'autre part, il m'a
donné sur vous tous les renseignemens que je pouvais souhaiter...
— Parfaitement, monsieur.
— Voilà qui est fort bien. Je n'ai donc qu'un mot à vous dire,
monsieur mon secrétaire...
Et il le mit au courant de ses projets. Il songpait à se présenter
aux prochaines élections. Sa situation industrielle était magnifique,
mais sa situation politique était encore à faire. Il n'était pas même
conseiller général de son département! Il avait résolu de faire péné-
trer ses idées dans les masses profondes du suffrage universel sous
la forme d'articles de journaux, d'opuscules et de petites brochures,
qu'on répandrait à profusion dans la circonscription. Le temps lui
manquant, il avait besoin d'un collaborateur et se félicitait d'en
avoir trouvé un tel que M. Mareuil.
— El maintenant, jeunes gens, allez-vous rafraîchir au buffet;
dansez, amusez-vous! Toi, Jacques, je te charge de M. Mareuil.
Présente-le à ces dames, fais-lui faire connaissance avec Maxime et
ses amis. Moi, je retourne à mon poste de maître de maison. Je
vais reprendre avec quelques personnages politiques que j'ai là
un intéressant échange de vues, que nous avions commencé tout à
l'heure, sur la réforme de la constitution dans un sens plus démo-
cratique. Retenez bien ceci, monsieur Mareuil : le cléricalisme et la
magistrature, voilà les deux ennemis.
El il sortit, portant la tête avec plus de fierté que Mirabeau après
qu'il eut rudoyé M. de Dreux-Brézé. Henri tendit les deux mains à
Jacques et dit en riant :
— Comme il faut que je t'aime !
Quand ils rentrèrent dans le grand salon, les danses avaient
commencé. Les couples enlacés tournoyaient dans l'espace étroit,
sous l'œil des mamans. Les braves et dignes femmes! qu'elles sont
majestueuses à leur banc de quart ! La vieille garde n'était pas
plus solide au feu qu'elles ne sont résistantes à la fatigue. Elles
s'ennuient, oh! oui, elles ont chaud, elles ont sommeil. Mais cha-
cune a pour le moins une fille à marier, et l'on sait que la valse
fait bien des mariages ! Elles resteront donc toutes jusqu'à la fin,
stoï.jues. Elles entendront pour la centième fois, en dodelinant la
tête, la même polka insipide; pour la centième fois, elles subiront
le supplice de l'odieux cotillon. Pas une ne désertera! Leur récom-
pense est là, en bas, dans la voilure :
— Eh bien ! ma fille, y a-t-il du nouveau ?
— Le petit baron m'a demandé deux valses et un quadrille.
— Il t'aime, ma fille!.. Quel bonheur! Un si charmant garçon
Riche, des espérances, et si rangé !
Or, tandis que le coupé du petit baron dépose son maître avenue
ANDRÉE. 81
de Yilliers, à la porte de M"^ Nana, la mère et la fille, serrées l'une
contre l'autre, ne se disent plus rien, parce qu'elles font toutes les
deux un beau rêve. L'une se voit en longue robe blanche, perdue
dans un nuage de mousseline et descendant, les yeux baissés,
l'escalier de la Madeleine, tandis que, du fond de l'église, dont
l'obscurité est mouchetée de points d'or, l'orgue jette ses grandes
ondes vibrantes ; l'autre croit bercer sur ses genoux un petit être
frais et rose qui regarde on ne sait où, et tend ses mains mignonnes
pour prendre on ne sait quoi... Ah! les braves femmes!
Par l'embrasure d'une porte encombrée d'habits noirs, les deux
amis regardaient les danseurs, lorsqu'un petit mouvement nerveux
de Jacques apprit à Henri qu'Andrée était là. Elle passa, en effet,
devant eux, emportée par le tourbillon de la valse, pâle, les yeux
mi-clos, les lèvres un peu serrées, la tête légèrement inclinée en
arrière. Sa taille flexible ployait sous le bras du grand homme brun
qui l'entraînait : elle ne paraissait ni voir ni entendre, tant elle était
ravie en extase par l'ivresse du rapide tournoiement.
— C'est elle, n'est-ce pas? dit Henri à l'oreille de son ami.
— Oui, répondit Jacques, d'une voix brève. Viens que je te pré-
sente à sa mère.
Les dernières mesures de la valse venaient en effet de résonner.
Les deux amis se frayèrent un passage jusqu'à M"^^ Passemard. Elle
trônait, au milieu de plusieurs matrones, qui promenaient sur les
hommes le regard inquisiteur des mères de famille en quête d'un
gendre, ce regard où il y a de la supplication, mais aussi de la
menace, et qui signifie : Ah ! si l'on pouvait donc marier sa fille
sans avoir un gendre !
— Henri Mareuil ! madame, dit Jacques, l'ami dont je vous ai
parlé ces jours derniers...
— Monsieur, je suis heureuse de voir chez moi un jeune homme
dont la distinction... Vous venez de Rouen, je crois?.. Y aura-t-il
beaucoup de pommes en Normandie, cette année?
M'"® Passemard avait appris que le dernier mot de l'amabilité est
de mettre les gens à leur aise en les plaçant sur leur terrain. Et,
dame, quand on vient de Rouen!.. Henri, un peu étonné de cette
sollicitude pour le cidre, cherchait une réponse, quand l'excellente
femme reprit :
— Ah ! j'aperçois M. de Garamante : que je vous présente bien
vite à lui !
Les violons grincèrent un instant après. Henri se retourna pour
chercher Jacques et ne le vit plus. Gomme les danseurs faisaient
de nouveau irruption dans le grand salon, il battit en retraite vers
TOME LXII. — 1884. 6
82 REVUE DES DEUX MONDES.
l'antichambre, se trouva à côté de M. de Garamante, et profita de sa
récente pi-ésentation pour engager la conversation avec lui.
Il y a une sorte de franc-maçonnerie intellectuelle qui permet à
deux hommes étrarigers l'un à l'autre de se reconnaître pour gens
d'esprit après qu'ils ont échangé dix mots. Le comte, charmé de
trouver dans Henti Mareuil un fort agréable partenaire, se mit à
causer avec lui sur un ton aimable et enjoué.
— Ainsi, monsieur Mareuil, votre ami M. Henriot ne prend
pas même le temps de jouir de son beau succès et part dans quel-
ques jours pour l'Italie ?
— Mon Dieu oui, "monsieur. Il a grande hâte d'étudier les maîtres
chez eux. Il me disait hier soir encore que l'œuvre d'art a besoin
d'être vue dans le milieu où elle a été coiDposée, qu'un Raphaël
perd quelque chose à sortir du Vatican ou des Offices, un Véronèse
à être exilé loin de Saint-Marc; qu'enfin un Rubens ne se doit pas
goûter aussi bien à Madrid qu'à Anvers ou à Gand.
— Oui, c'est là une opinion ingénieuse. Ainsi, pour votre ami,
les œuvres des grands peintres n'auraient pas pour cadre seule-
ment un morceau de bois doré, mais, si je puis dire, le pays même
où elles ont éié conçues. Soit!.. Mais n'a-t-il pas le cœur un peu
gros de quitter ainsi, pour plusieurs mois, sans avoir jamais voyagé
auparavant, que je sache, Paris, ses amis, et cette excellente famille
Passemard, où tout le monde le traite comme l'enfant de la mai-
son ?
— Sans doute. Néanmoins, l'intérêt de son avenir doit passer
avant toute considération d'amitié, et, d'ailleurs, rien ne le retient
ici...
— Tant mieux, monsieur I dit le comte avec un« nuance de gra-
vité qui fut remarquée d'Henri. Leurs yeux se rencontrèrent; Mareuil
lut dans ce regard si limpide que le vieux gentilhomme connaissait
le secret de Jacques.
— Avez-vous vu M"* Passemard? reprit M. de Garamante; elle est
tout à fait en beauté, ce soir, avec sa robe rouge.
— Je l'ai a[>erçue tout à l'heure. Elle faisait un tour de valse.
— Avec qui, savez-vous?
— Non. Un grand monsieur bnan que je ne connais pas.
— De longues moustaches noires, sans doute? C'est M. de Morin-
court, un peintre dont elle a pris des leçons d'aquarelle, et qui, dit-
elle, a beaucoup de talent... Vous le verrez souvent ici.
— Ah !
Il y eut de nouveau un silence. Le comte ajouta négligemment :
— Oui, il est très assidu chez les Passemard, surtout depuis
quelque temps. Je m'étonne que M. Henriot ne vous ait pas parlé de
ANDRÉE. 83
^ui ; car, puisque vous devenez le collaborateur de M. Passemard,
et, — dit-il avec un sourire, — l'utile auxiliaire de sa lécente ambi-
tion politique, votre ami aurait dû, ce me semble, vous mettre un
peu au courant des choses et des gens...
— Je vous remercie, monsieur, d'avoir bien voulu prendre la
peine de réparer cet oubli.
— Me remercier, inutile! J'ai pour M. Henriot de î'estime et de
la sympathie : il m'est donc fort agréable d'avoir eu l'occasion
d'échanger quelques paroles avec son meilleur ami... Encoura-
gez-le à partir, monsieur Mareuil!.. S'il hésitait au dernier moment,
pour un motif ou pour un autre, insistez, du droit de votre ami-
tié. Croyez-moi, il a mieux à faire en Italie qu'à Paris.
En prononçant ces mots, le comte avait les yeux fixés vers la
porte : Henri suivit la direction de son regard et vit Andrée qui
s'avançait vers eux, appuyée sur le bras de Jacques. Eile marchait
avec cette grâce alanguie que donne aux femmes, à la fni d'une
nuit de bal, la fatigue de la danse. Indifférente en appartnc3 au
murmure flatteur qui accompagnait chacun de ses pas, elle levait
un peu la tête, d'un joli mouvement de femme amoureuse, pour
regarder Jacques en lui parlant. Henri était si loin de s'attendre à
ce spectacle, qu'il ne put s'empêcher de jeter un coup d'oeil vers
M. de Garamante : celui-ci ne répondit à cette interrogaiion muette
que par le plus ironique de ses sourires et s'inclina profondément
devant la jeune fille, qui reçut ce salut avec un peu de froideur. Sans
même attendre que Jacques lui eût présenté Mareuil :
— Monsieur, dit-elle, votre aaii-m'a si souvent parlé de vous qu'il
me semble non pas vous voir pour la première fois, mais vous
retrouver. Laissez-moi donc vous traiter comme une vieille con-
naissance.— Et elle lui tendit la main, ce qui ne laissa pas de trou-
bler un peu Henri, bien qu'il se fût depuis longtemps corrigé de
la timidité comme d'une faiblesse.
A ce moment, un nom passa de bouche en bouche dans le groupe
voisin ; toutes les tètes se tournèrent curieusement vers l'antichambre
que traversait une femme vêtue d'une superbe robe de satin noir,
ornée de dentelles d'un grand prix. En l'apercevant, Andrée quitta
le bras de Jacques, rajusta rapidement devant la glace le haut chi-
gnon de sa coilfure à V empire et se dirigea vers la nouvelle venue
en disant :
— Ah! M"^^ de Rénouville!.. Je vous quitte, messieurs; à tout
à l'heure !
Jacques la suivait d'un long regard chargé d'amour, quand Henri
interrompit brusque.nent sa rêverie pour lui dire :
— Eh bien! comment vont tes aifaires, ce soir?
sa RliTLE DES DEUX MONDES.
— Mieux que je n'espérais. Elle m'a beaucoup félicité de mon
prix, tout en faisant des réserves sur le mérite de mon tableau, à
ce qu'il m'a semblé... Dieu! qu'elle est belle ce soir!.. Ne trouves-tu
pas que cette coiffure grecque lui donne l'air d'une jeune Diane?
— Oui, oui, tout à fait... Mais, c'est égal, je n'aimerais pas à être
son mari.
-7 Vraiment! Et pourquoi?
— A cause d'Actéon, mon cher !
Jacques fronça les sourcils et jeta un regard furieux sur Henri. Il
allait sans doute lui adresser quelque mot vif, lorsque M. de Gara-
mante se rapprocha d'eux :
— Monsieur Henriot, dit-il, je vous reproche de retenir votre
ami dans le petit salon alors qu'il se passe dans le grand des choses
fort intéressantes.
— Quoi donc?
— Venez voir... Tenez, là, près de cette portière, nous serons à
merveille...
M""^ de Rénouville, debout au milieu du salon, promenait sur le
cercle d'hommes et de femmes qui l'entouraient l'impertinence de
son regard myope en jouant négligemment avec un superbe lor-
gnon d'or. M'"* Passemard s'empressait auprès d'elle :
— Ah! madame la baronne, que c'est aiujable à vous! Je n'osais
plus espérer que notre petite fête eût l'honneur de votre visite...
— Je me suis laissé retenir un peu tard, en effet, chez les Sauve-
terre, où il y avait ce soir une réunion tout à fait selected. Cette
bonne duchesse voulait absolument me gardera souper...
— Nous accorderez -vous au moins, madame la baronne, le plai-
sir que vous lui avez refusé? dit galamment Passemard.
— Non; je le regrette, mais je suis attendue chez la marquise de
Monte-Cavallo : j'ai promis... Ah! voici votre fillette, dit-elle en
apercevant Andrée. Elle porta son lorgnon à la hauteur des yeux
et cligna les paupières en examinant la jeune fille. Puis à demi-voix
et se penchant vers M"^ Passemard :
— Très réussie, cette coiffure empire! Bien dans le caractère de
la tête. Un bon point aussi pour la robe. Wor'.h ou Doucet?.. Dou-
cet, n'est-ce pas? je m'en doutais au style du corsage. Worth se
néglige un peu... Avez-vous eu du monde ce soir?
— Mais certainement : le comte de Garamante, le vicomte de
Morincourt...
— Il vient de publier un bien joli volume de vers... Qui
encore?
— Le baron et la baronne de Ghamp-Rosé, M. Samuel Ganoc, les
Oltenheim, le comte de Sassoferrato...
ANDRÉE, 85
— L'ancien hautbois du théâtre de Nice, n'est-ce pas? dit-elle
d'une voix douce.
— Oui, répondit M""® Passemard avec un peu de confusion;
mais vous savez que, depuis son mariage à Marseille avec la riche
veuve de l'armateur Moulineaux, il a obtenu du pape un titre de
comte et qu'on l'accepte aujourd'hui dans le meilleur monde...
— Oh! je sais, je sais... Je ne suis pas fâchée, néanmoins, d'ap-
prendre qu'on m'avait bien renseignée sur lui... Ce monsieur ne
reçoit pas, sans doute; du moins il ne m'a pas encore donné signe
de vie... 11 faudra pourtant que je m'occupe de lui un de ces jours...
Vous pouvez le lui dire, puisque vous le connaissez.
M'"^ Passemard, très penaude, voulait reprendre l'énumération.
L'autre l'interrompit au premier nom :
— Oui, oui, dit-elle, je vois que vous avez autre chose et mieux
que des comtes du pape. Gela fait un peu sourire, vous savez, cette
noblesse de pacotille?,, iillons, au revoir, chère madame 1
En la reconduisant, M""^ Passemard marmura à son oreille quel-
ques mots que l'on n'entendit pas. M'"® de Rénouville lui répondit
en s'euveloppant dans sa sortie de bal :
— Je ne puis vous le promettre... Je tâcherai,., la place me
manque bien...
— Un mot seulement, chère madame, pour ma fille 1 Vous avez
toujours été si bonne pour nous!
^me Passemard rentra dans le salon.
— Eh bien! vous avez vu? dit M. de Garamante aux deax jeunes
gens.
— Ah çà, ;uelle est cette femme? demanda Henri, qui avait tout
observé avec le plus vif intérêt : les cajoleries de M'"^ Passemard et
de son mari, l'air insolent de la dame et les efforts que tous, hommes
et femmes, fais lieut pour être remarqués d'elle.
— Gette femme! reprit le comte. Peste, comine vous la traitez !
Sachez, jeune homme, que vous ve.iez de voir une souveraine. Et
son trône est soUde, à celle-là, car il repose sur la forte base de la
sottise humaine ! Saluez Veloutine, de lu Soirée parisienne, arbitre
du goût, reine des élégances, dispensatrice des réputations mon-
daines! Veloutine, qui sert chaque matin la ma ne intellectuelle
dont s'alimentent avant midi trente mille cerveaux de femmes,
grandes dames, bourgeoises, cocodettes, cocotes, grisettes et
femmes de chamSre! Veloutine, dont une chronique élogicuse fait
pâmer de joie des duchesses et des corsetières, des ténors et des
académiciens !
— Vraiment, c'est elle! Je ne connaissais encore que sa prose.
— Prose admirable, monsieur, genre nouveau qui manquait à notre
littérature contemporaine : la réclame sentimentale et le boniment
:86 REVUE DES DEUX MONDES.
lyrique. Étudiez ses chroniques : tout y est tendre, délicat, débor-
dant de poésie. Pas une où il ne soit question d'hirondelles, de
zéphirs, de lacs bleus, de ciels d'opale, d'infini, d'au-delà, à propos
de la traîne de M™^ X. ou du corsage de M™® Z. L'adresse de la
bonne lingère s'y glisse discrètement entre un mot de Rivarol et
deux vers de Musset. C'est charmant, vous dis-j>! Ajoutez que
Yeloutine est pleine de bons sentimens, qu'elle a de la religion, du
respect pour les grandes infortunes royales ou impériales, qu'elle
déplore les excès de la révolution. Oui, le comte de Ghambord a
parfois l'honneur d'être patronné par elle, entre une modiste et un
bottier 1 Je vous assure que cette femme fera époque. On ne soup-
çonnait pas avaat elle jusqu'où pouvait aller la bêtise et la plati-
tude d'un côté, de l'autre l'impudence.
— Que voulez-vous y faire?
— Moi? Rien !.. En rire à l'occasion, et comme tout le monde,
lire chaque matin son article de Barnum idéaliste. Sous l'ancien
régiîne, par exemple, si j'avais été au pouvoir, je crois que je l'au-
rais fait fouetter un peu en place de Grève... Oh! rassurez -vous,
pas très fort, tout juste assez pour l'empêcher après d'être prise
au sérieux...
— Et sous quel prétexte?
— Comme coupable du délit d'effronterie au premier chef et res-
ponsable d'une inquiétante recrudescence de la vanité et de la pué-
rilité féminines en France...
— Eh bien! monsieur de Garamante, dit Andrée en entrant,
comme vous nous traitez, poverine chè siamo/.. C'est bien comme
cela qu'on dit en italien, n'est-ce pas, Jacques?
— Ma foi, je ne suis pas bien fort.
— Vous savez donc l'italien, mademoiselle? demanda Henri.
— Oh! non. J'en suis bien loin encore. Mais je m'amuse à
l'étudier un peu pour mon chant... Et puis, c'est mon rêve de lire
Leopardi dans le texte... Il faudra même, Jacques, que pour me
faire faire des progrès vous m'écriviez de lâ-bas en italien ; j'es-
saierai de vous répondre de même.
— De grand cœur, je vous assure... Quelle magnifique langue,
n'est-ce pas?
— Oui, mais, dit-elle, je ne lui pardonne pas d'avoir fait fleur du
masculin... Messieurs, le souper est servi... M. de Garamante veut-
il m'offrir son bras? Nous allons, si vous voulez, aller du côté des
jeunes... Oh! ne protestez pas, monsieur le comte, les célibataires
sont toujours jeunes!.. Non, pas par là... ce sont les hommes politi-
ques et mon père qui continuent à réformer la constitution : il paraît
qu elle en a grand besoin, car ces messieurs ont commencé à dix
heures et voici que deux heures sonnent... Tenez, j'aperçois mon
ANDRÉE. 87
frère avec ses amis là-bas au fond du petit salon. Nous serons seuls...
Allons le rejoindre... Monsieur Mareuil, je vous présente mon frère
Maxime... Et maintenant, asseyons-nous.
Ils prirent place tous quatre à une de ces petites tables qui per-
mettent aux soupeurs de s'isoler et de former des groupes sympa-
thiques : ingénieuse innovation, à laquelle le flirt n'a rien perdu,
et qui remplace, au grand profit de la gaîté, la solennité un peu
froide de la table unique d'autrefois. Les jeunes filles apprécient
fort cet usage qui leur permet de prendre, sous l'œil maternel, une
sorte d'avant-goût du cabinet particulier, et c'est merveille de voir
comme cette seule pensée émoustille toutes ces demoiselles.
— Petit frère, pourquoi ne l'a-t-on pas vu ce soir au salon?
interpella Andrée.
Petit ^rère tourna vers sa sœur un visage charnu, rose, absolu-
ment imberbe, et qui semblait, comme celui de quelques jeunes
Anglais, modelé dans un rosbif. Avant de répondre, il commença
par rire lourdement, et d'une voix pâteuse il dit enfin :
— J'étais vanné. Alors J'ai taillé un petit bac dans ma chambre
avec Loulou et Panonceau.
— Ils sont donc venus ce soir? C'est égal, tu as eu tort de ne
pas descendre; M. de Morincourt avait amené sa sœur...
— Ah! oui... Un mariage, n'est-ce pas?.. Je t'ai déjà dit que je
n'étais pas encore sur mes boulets.
— Il est charmant, ce jeune homme ! murmura Henri à l'oreille
de Jacques.
Le souper terminé, M. de Garamante se retira, après avoir serré
très cordialement la main de Jacques.
— Bon voyage, monsieur Henriot! Tous mes vœux vous accompa-
gnent. Rapportez-nous de là-bas quelque belle œuvre. Croyez-en un
vieux philosophe : le travail est encore ce qu'il y a de meilleur en ce
monde. Lui seul n« trompe pas, lui seul rend ce qu'on lui donne,
lui seul par conséquent vaut la peine qu'on l'aime passionnément.
Au revoir!
Maxime et ses amis avaient quitté le petit salon; Henri passa
négligemment dans le grand. Jacques et Andrée demeurèrent seuls.
On entendait sous la voûte le roulement sourd des voitures qui
emmenaient les derniers invités de M. Passemard. Les deux jeunes
gens restèrent un moment silencieux :
— Ainsi, vous partez? dit Andrée. Pourquoi?
— Yous le savez.
— Si je le sais, redites-le-moi.
— A quoi bon ?
— Parlez, je le veux.
88 REVUE DES DEUX MONDES.
— Je pars pour échapper au supplice de la vie d'incertitude à
laquelle vous me condamnez depuis si longtemps. Je suis las. Je
veux tenter l'épreuve de l'absence, et voir si d'aventure elle aurait
cette vertu miraculeuse de mettre l'amour dans votre cœur ou l'ou-
bli dans le mien.
— Vous ne m'aimez plus?
— Et vous, m'aimez-vous enfui?
— Vous savez bien qu'une femme répugne à faire de ces aveux...
Elle prouve qu'elle aime,., elle ne le dit pas.
Debout près de la chaise sur laquelle Jacques était assis, elle
approcha, d'un mouvement très lent et très doux, sa main des lèvres
de son ami. Celui-ci détournait la tête avec une sorte d'effroi, lors-
qu'un arôme subtil, dont le corps même de la jeune fille semblait
imprégné et que Jacques connaissait depuis des années, monta
tout à coup à ses narines. Alors il se jeta aviderament sur la main
qu'elle lui tendait toujours et la couvrit de baisers. Il n'avait plus
peur, maintenant, il ne luttait plus contre la dangereuse ivresse. La
jeunesse et la passion flamboyaient dans ses yeux. Elle chercha fai-
blement à se dégager, ravie et troublée, car elle ne l'avait jamais
vu si beau.
— Jacques ! dit-elle, un peu pâle. — Il abandonna aussitôt sa main
et s'écarta d'un pas. Alors un sourire indéfinissable comme celui
de la Joconde releva l'angle moqueur des lèvres de la jeune fille.
— Vous êtes fou, je crois? dit-elle de l'air le plus tranquille du
monde.
— Oui, Andrée,., et c'est pourquoi je pars. Je vais chercher là-bas
la paix qui me manque ici. Je tâcherai de rapporter assez de répu-
tation pour arriver à votre cœur par le chemin de la vanité, qui seul
y conduit. . .
Il fit quelques pas pour sortir, et, se retournant :
— Ainsi, vous me laissez partir sans un mot, sans une espé-
rance ?
— Ami, dit-elle, pour mériter Rachel Jacob servit sept ans!
Et elle disparut, après lui avoir adressé de la main un signe qui
pouvait être un geste d'adieu ou un baiser.
Le lendemain soir, vers huit heures, Jacques et Henri se prome-
naient sur le quai de la gare de Lyon en attendant le train d'Italie.
— Ainsi, disait Jacques, c'est bien entendu. Parle-lui de moi,
mais surtout parie-moi d'elle. Tu me tiendras au courant de tout,
n'est-ce pas? S'il est de nouveau question de quelque mariage, si
M. de Morincourt ou tout autre devient menaçant, ne crains pas de
me prévenir.
ANDRÉE. 89
— Alors, interrompit Henri, ce que tu m'as dit cette nuit en ren-
trant est bien vrai? Tu as eu une explication avec elle et tu n'en es
pas plus avancé ! Et moi qui croyais quand j'ai quitté le petit salon?..
Ah! c'est trop fort!.. Mais elle se moque de toi, mon cher, et de la
plus indigne façon !
— Henri, ne sois pas si sévère pour Andrée. C'est un caractère
très complexe, difficile à définir. H y a en elle une part de sincé-
rité... Tiens, je suis sûr maintenant qu'elle m'a aimé hier,., pen-
dant que je la promenais dans le bal, et après le souper, dans le
petit salon... Oui, j'en suis sûr, te dis-je.
— Et comment te l'a-t- elle prouvé? Quelle promesse t'a-t-elle
faite? Quel gage t'a-t-elle donné? Non, non, je ne crois pas à cet
amour intermittent. Mon pauvre aiiii, tu es entre les mains d'une
coquette d'espèce rare et dangereuse. Donne-moi le temps de l'étu-
dier encore un peu, et je m'engage à mettre ses anifices si bien à
découvert, que le charme qui t'enchaîne à elle en sera rompu pour
jamais. J'ai commencé mon enquête hier et j'ai di^jà la déposition
d'un galant homme qui paraît s'intéresser fort à toi, M. de Gara-
mante. Je te promets un joli dossier dans quelque temps. Tu ver-
ras! Pendant que tu seras là-bas, je soumettrai ta bien -aimée à une
analyse méthodique et persévérante.
— Soit ! fais de la psychologie tant que tu voudras... Seulement,
Henri, n'oublie pas que tu es mon avocat auprès d'elle et que j'ai
confié à ton auiiiié mes plus chers intérêts.
— Ah çà, de quel ton me dis-tu cela? Qu'as-tu ilonc?
— Rien... Une idée qui me passait par la tête,., une idée
absurde.
— Tu vas me la dire !
— Mille fois non! J'en rougis déjà... Ah! voici le train. Allons,
mon ami, il faut nous séparer!.. Plaide bien ma cause, Henri; il
me seuible que je laisse ma destinée tout entière entre tes mains.
Ils s'étreignirent dans une longue et muette accolade. Puis Jac-
ques sauta dans son wagon ; un coup de sifflet retentit, le train se
mit en marche et Henri resta seul, pensif.
— Une idée absurde, a-t-il dit. Laquelle? murmurait-il à mi-
voix. Tout à coup, haussant les épaules : « Grand jaloux, va! »
dit-il avec un sourire.
George Duruy.
(La deuxième partie au prochain n".)
LA
CHARITÉ PRIVEE
A PARIS
Vi'.
LES SŒURS AVEUGLES DE SAINT-PAUL.
I. — LA PREMIÈRE SUPÉRIEURE.
Anne Bergimion, née à Paris le 29 février 1804, fut la fonda-
trice et la première supérieure de l'œuvre que je vais essayer de
faire connaître. De petite famille bourgeoise, elle paraît avoir fait,
dès l'enfance, l'apprentissage d'une économie que la médiocrité de
sa fortune rendait nécessaire. Elle était pieuse, avec des exaltations
de foi qui l'entraînaient à des excès de dévotion dont sa santé natu-
rellement délicate eut souvent à souffrir. Au milieu de notes manu-
scrites, un peu confuses, concernant ce que Ton pourrait appeler sa
biographie apostolique, je crois discerner que, lors de sa première
jeunesse, elle fut atteinte de désordres dans la région du cœur qui
lentement, mais infailliblement, produisirent la maladie dont elle
(1) Voyez la Revue du 1" avril, du 15 mai, du 1" juillet, du 1" août 1883 et du
1" février 1884.
LA CHARITÉ PRIVEE A PARIS. 91
mourut en 1863. Pendant tout le cours de son existence, elle a été
dolente, mais les défaillances de la matière n'ont jamais attiédi
l'énergie de sa volonté ni la chaleur de sa foi. Elle aima Dieu par-
dessus tout, et c'est pour mieux lui plaire qu'elle se consacra au
soulagement, au service d'une des infirmités les plus implacables
dont l'humanité soit affligée. Elle se crut « appelée, » et de celte
croyance découla, pour ainsi dire instinctivement, l'idée d'une fon-
dation où bien des malheureuses closes à la lumière, exclues de la
vie colleciive, ont trouvé des secours, le repos et les ressources
morales de l'existence en commun,
11 me semble découvrir en elle un contraste qui l'amènera pro-
gressivement à créer l'œuvre dont elle est la mère. Elle est à la
fois contemplative et active; elle rêve le calme du cloître, le silence,
la marche muette dans les grands corridors, les prosternations pro-
longées devant la lampe perpétuelle, les litanies se répondant de
stalle en stalle et la cloche de matines qui chasse les so ges pour
éveiller la vision des immortelles délices; en même temps elle aspire
vers le don de soi-même aux autres, vers le travail de la main, vers
l'occupation permanente et l'accumulation des labeurs qui font la
journée trop courte etl a nuit trop longue. Entre ces deux courans
contraires elle me parait avoir oscillé longtemps ; ce fut le premier
qui l'emporta et qui la poussa au couvent de la Mère de Dieu à Ver-
sailles, où elle entra dès l'âge de seize ans, malgré l'opposition de
sa famille. Elle n'y resta que pendant huit mois; sa mère la rap-
pela si impérieusement qu'il fallut obéir, et la garda près d'elle.
Elle ne devait plus retourner dans la congrégation d'où elle avait
espéré ne jamais sortir; sa mère affaiblie, en partie paralysée, récla-
mait ses soins, et un de ses frères lui avait légué en mourant une
petite fille, orpheline, âgée de trois ans, à qui elle cdlait se consa-
crer. Elle avait alors vingt-huit ans; elle était de santé tellement
chétive qu'on !a croyait souvent mourante et que plusieurs fois elle
fut administrée.
Pour des causes que j'ignore, la gêne, ou peu s'en faut, était
entrée dans la maison; pendant les années 1835, 1836 et 1837, il
n'y a d'autres ressources que celles du travail d'Anne, qui est sur
pied le jom-, afin de soigner sa mère malade, élever sa nièce, faire
le ménage, et qui reste à la besogne presque toute la nuit pour
mener à bonne fin l'ouvrage qu'on lui a confié et gagner l'argent
nécessaire à la subsistance de trois personnes. Ges heures-là ont
été dures, et loin de laisser dans son cœur quelque levain d'amer-
tume, elles n'ont fait que développer sa commisération naturelle
pour les malheureux. Son désir de soulager la souffrance était tel
qu'elle n'hésita pas à accepter les propositions de la présidente d'une*
92 REVUE DES DEUX MONDES.
association charitable qui la priait de se charger d'élever et d'instruire
de petites filles abandonnées. Elle était ingénieuse, tenace et douée
d'un esprit d'autorité qui s'exerçait par la douceur. Elle réussit ainsi
à créer un atelier où douze jeunes ouvrières travaillaient sous sa
surveillance. Elle s'était mise en relation avec des entrepreneurs de
lingerie; dans l'ouvroir, on priait beaucoup, on besognait encore
plus et, sans trop de peine, on parvenait à gagner le pain quo-
tidien.
En 18/i5, Anne Bergunion perdit son père et elle se sentit reprise
par les idées monastiques qui l'avaient assaillie au temps de sa jeu-
nesse ; elle confia son ouvroir à une femme sûre et entra au Sacré-
Cœur. Elle ne semble pas y avoir rencontré ce qu'elle cherchait; au
lieu du repos intérieur qu'elle espérait, elle n'y trouva que le trouble
et une sorte de regret inconscient de sa vie active. Sa santé s'affai-
blissait de pHis en plus; malgré des dispenses souvent renouvelées,
et qui touchaient même les abstinences du vendredi saint, elle souf-
frait; se reconnaissant impropre au mode d'existence qu'elle a'^ait
recherchée, elle céda aux observations de ses frères, abandonna la
maison cloîtrée et reprit la direction de son ouvroir. Sans qu'elle
s'en doutât, elle venait de mettre le pied sur la voie où son activité,
sa charité et sa foi allaient pouvoir s'exercer en toute plénitude.
Elle dem.eurait alors dans la rue des Postes, qui est aujourd'hui la
rue Lhomond; son appartement, assez ample, était en quelque
sorte une salle d'asile où elle façonnait les jeunes filles à la vie labo-
rieuse, œuvre méritoire où elle me paraît avoir été encouragée et
patronnée par le docteur Ratier, qui était un homme de bien dans
la haute acception du terme. Médecin du collège RoUin et du bureau
de bienfaisance du XI" arrondissement, l'un des plus pauvres de
Paris (1), il s'était pris de compassion pour les aveugles et réu-
nissait chaque jour chez lui, dans son p'^it appartement de la rue
de l'École-Polytechnique, huit garçonnets et quatre fillettes privés
de la vue, auxquels il donnait quelques éléinens d'instruction; il
cherchait à leur occuper l'esprit et les mains. Il avait ainsi créé une
sorte d'asile dont il supportait les charges et qu'il alimentait de
toute manière. Les enfans trop jeunes ou d'intelligence trop obtuse
pour être admis à l'Institut des jeunes aveugles étaient certains de
trouver un refuge auprès de lui et d'être accueillis avec une pater-
nité prévoyante qui ne se démentit jamais. Est-ce lui qui le premier
engagea Anne Bergunion à recevoir des jeunes filles aveugles dans
son atelier de lingerie? est-ce Anne, — Annette, comme on la nommait
(1) Le xn« arrondissement comprenait alors les quartiers St-Jacques, St- Marcel,
du Jardin du roi et de l'Observatoire.
LA CHARITE PRIVEE A PARIS. 93
familièrement, — qui, poussée par l'ardeur de sa charité, leur ouvrit
sa maison? Le point est douteux et jV n'ai pu l'éclaiicir.
Un incident dont les conséquences ont été fécondes fut le début
des modifications qui dinnèrent à l'ouvroir une importance capitale
en le spéciali^^ant : le secrétaire de la société de patronage des
aveugles entendit parler de M"^ Berguiiion, de son atelii r, de la dis-
cipline maternelle qui y régnait, et il pensa que, là, il pourrait
trouver pour les infirmes dont il était le protecteur des conditions
d'existence qu'il avait vainement cherchées ailleurs. L'Institut des
jeunes aveugles, administrativement rattaché au mini-tère de l'inté-
rieur, accepte l'enfant vers l'âge de dix ans et, sauf des exceptions
assez rares, le congédie lorsqu'il a atteint sa dix-huitième année.
Dès lors les jeunes filles aveng^es, adultes, munies d'un métier
insuffisant, parfois sans famille, ne pouvant subvenir à leurs besoins,
sont rejetées sur le pavé, où elles deviennent ce qu'elles peuvent,
des mendiantes ou moins encore. La société de patronage fait de
son mieux pour les caser, pour les pourvoir d'une situation tolé-
rable ou tolérée, mais bi' n souvent ses efforts sont infructueux et
la pauvre infirme s'en va à tâtons dans la vie, tombant, ne se rele-
vant plus, heureuse d'être admise aux Quinze-Vingts lorsqu'elle
a dépassé l'âge de quarante ans. La charité animée par la foi pou-
vait seule s'employer à sauvegarder ces infortunées. Ce fut un de
mes anciens camarades de collège, Edouard Pélicier, alors secré-
taire-adjoint de la société de patronage, qui, accompagné de sa mère,
se chargea de la négociation; il la brusqua et amena deux filles
aveugles chez Anne B rgunion avant même qu'elle eût défi^iiive-
ment répondu aux propositions qui lui et ient faites. — Je retrouve
la date et les noms : Octobre 1850. Antoinette Moquiot et Amélie
Pelle. — Elle devait loger,' nourrir, entretenir chacune de ces mal-
heureuses et leur enseigner à travailler, moyennant une pension
annuelle de 300 francs. La tâche était lourde et retombait en partie
sur elle; elle l'accepta ou la subit sans deviner les diflic^ltés qu'elle
aurait à vaincre.
Bien des aveugles ne sont pas tout à fait maîtres d'eux-mêmes
et ont dans le caractère des défauts qui résultent de leur infir-
mité. Beaucoup d'entre eux sont tourmentés de souffrances indé-
finies qui souvent se traduisent par des irrégularités d'humeur
dont ils sont peu responsables. Le manque d'équilibre dans le
système nerveux n'est point rare chez les êtres incomplets ; c'est
là une maladie contre laquelle « la morale » est impuissante et que
les observations ne guérissent pas. Lorsqu'un aveugle se complaît
dans l'admiration de soi-même, lorsqu'il ment sans avoir un motif
déterminant de fausser la vérité, on peut être certain qu'il est
9âf REVUE DES DEUX MONDES.
malade et que sa cécité se complique d'une de ces névroses qui,
sans se manifester par des phénomènes extérieurs, impriment une
certaine déviation aux fonctions de l'esprit. Comme parmi les voyans,
il y a parmi les aveugles des êtres atteints d'une vanité que rien ne
justifie et qui les rend désagréables dans Je commerce de l'exis-
tence. Cette vanité est d'autant plus agressi^re, d'autant plus sus-
ceptible que l'aveugle est de basse extraction, qu'aux jours de son
enfance il a servi de jouet à des camarades sans pitié, qu'il a été
délaissé dans un coin des étables et enfermé au logis pendant que
les gars allaient à « l'assemblée. » Il a été admis à l'Institut des
jeunes aveugles, l'instruction qu'il y a reçue lui a fait croire qu'il
s'emparait de la science universelle ; ses parens rustiques ont admiré
les connaissances qu'il avait acquises ; il en a conclu qu'il était doué
de facultés exceptionnelles puisque sa cécité ne l'empêchait pas
de s'approprier des notions qui semblent être le privilège delà vue.
Une telle opinion de soi-même suscite l'esprit de révolte et engendre
la paresse. Ajine Bergunion en fit l'expérience.
Il lui fallut plus que de la patience pour supporter l'insuppor-
table caractère des nouvelles pensionnaires, qui^ sous prétexte
qu'elles étaient aveugles, se refusaient non-seulement au travail,
mais à toute occupation, s'ingéniaient en exigences inattendues et
ne voulaient recevoir de services que d'Annette elle-même. Loin de
prendre part aux exercices de piété, elles les tournaient en dérision,
et lorsqu'on appelait un prêtre pour les morigéner, elles riaient et
s'en allaient en fredonnant une ariette. L'ouvroir s'était développé;
trente-cinq fillettes l'occupaient et les deux aveugles devenaient un
exemple dangereux. Ce fut à force de maternité qu'Anne Bergunion
finit par pénétrer ces âmes récalcitrantes ; par des soins de toute
minute, par des cajoleries, des louanges dès qu'il n'y avait plus à
blâmer, par une intarissable bonne humeur, elle les assouplit si
bien qu'elle leur confiait de jeunes enfans à instruire. Elle y avait
mis le temps, mais rien ne l'avait découragée et elle avait réussi,
« Quand la violence et la bonté jouent un royaume, a dit Shak-
speare, c'est la joueuse la plus douce qui gagne. » Six autres aveu-
gles lui furent adressées par l'institution; trois d'entre elles avaient
été renvoyées avec la note « indomplable. » L'expérience n'était
plus à faire, elle fut renouvelée avec les mêmes résultats. Un homme
qui a connu Annette me disait : « Elle possédait le don suprême,
elle attendrissait les cœurs. » Elle avaiî la prescience aussi, car
elle avait deviné le parti qu'elle pouvait tirer de ses aveugles pour
elles-mêmes et pour les autres. Les soins du ménage leur étaien
dévolus; elles balayaient les dortoirs, retournaient les lits, faisaient
la cuisine et les commissions ; elles peignaient, débarbouillaient,
LA CHARITÉ PRIVEE A PARIS. 95
habillaient les enfans de l'ouvroir ; une d'elles les surveillait et leur
donnait des leçons de couture. L'acuité de son ouïe était telle, qu'au
bruit de l'aiguille glissant dans le linge, elle redressait une erreur
et faisait remarquer que « le point » était trop court ou trop long.
Malgré les prières du soir et du matin, malgré les instructions
religieuses et l'explication du catéchisme qui ne chô liaient pas,
l'ouvroir était laïque, exclusivement laïque; bs aveugles et les
voyantes pouvaient avoir de la piété, mais rien de pins. Cependant
l'idée de se réunir sous la même rè.-le, sous le niênie costume, sous
le même toit, hantait toujours l'esprit d'Anne Bergunion, qui sans
doute pensait avec quelque regret aux couvens qu'elle avait tra-
versés. Un jour qu'elle lisait la Vie de M^^ de Lamourous (1), elle
arriva au passage oh la fondatrice de la Miséricorde dit ; « Avec une
semaine de travail assuré, trois chambres, un écu de six livres en
poche, on peut fonder une communauté, » elle proposa gaîment à
ses pensionnaires de tenter l'essai. Elle riait ou feignait de rire,
mais la pensée avait pénétré en elle et ne devait plus la quitter. Le
projet se formulait peu à peu et prenait corps. Elle se disait :
(t Quand je ne serai plus de ce monde, que deviendront mes filles
aveugles, qui en prendra soin? qui les aimera? qiii sera leur mère? »
Sa charité ne raisonnait pas, son espérance l'emportait, sa foi repous-
sait les doutes. Elle voyait la maison telle que son cœur ardent la
concevait : d'un côié l'école et l'ouvroir, de l'autre la communauté;
dans l'école, les petites filles ; dans l'ouvroir, les jeunes filles, les
adultes, les femmes âgées qui auront vieilli dans l'asile ; à la com-
munauté, les sœurs voyantes, et auprès d'elles les aveugles que la
vie religieuse a attirées, qui ont pris l'habit, qui sont des mères à
leur tour et qui transmettent leur science de la cécité aux pauvrettes
infirmes. Clore dans une demeure faite exprès pour elles celles
qu'un mal incurable a forcloses du monde, les recevoir dès la qua-
trième année et les garder jusqu'à l'heure de la mort -, leur épar-
gner les soucis, les périls de la vie et près d'elles remplacer, autant
que possible, la Providence qui les a oubliées dans la distribution
des biens naturels, c'était là un rêve dont son âme s'était emparée,
qui paraissait presque impossible à réaliser, mais qui la tourmen-
tait jusqu'à l'obsession ; sans cesse elle se répétait la phrase de
W^ de Lamourous : « Six francs, trois chambres, de l'ouvrage pour
une semaine ! -•)
(1) M"* de Lamourous, née à Barsac le 1" novembre 1754, morte à Bordeaux le
li septembre 1836, a fondé en 1801, sous le nom d'asile de la Miséricorde, un refuge
ponr les filles repenties et Pa soutenu en s'adressant à la charité privée. L'oeuvre pos-
sède aujourd'hui quatre établisscmens : Ohors, Pian, Libourne et Bordeaux, où est
la maison mère.
98 REVUE DES DEUX MONDES.
Elle parla de son projet et se vit approuvée. Ce fut en dehors
du monde religieux qu'elle rencontra les plus vifs encouragemens,
dans la personne du docteur Ratier, qui allait souvent à l'ouvroir
visiter les enfans malades et leur donnait même quelques leçons
de français et d'histoire d'après la méthode Jacotot, dont il était
partisan. Il mit Anne Bergunion en rapport avec l'abbé de La Bouil-
lerie, qui était alors vicaire-général du diocèse de Paris et qui
décida M. Sibour à visiter, au mois de mai 1852, l'atelier de la
rue des Postes, où travaillaient les aveugles mêlées aux voyantes.
Cette visite paraît avoir définitivement déterminé la vocation d' An-
nette, car c'est après l'avoir reçue qu'elle formula un règlement de
vie religieuse et qu'elle adopta un costume noir se rapprochant de
celui des ordies monastiques.
L'ouvroir devenait trop restreint pour le nombre d'ouvrières
voyantes qui s'y pressaient; on se transporta à Vaugirard, au mois
de janvier 1853, dans une maison assez vaste qui fut le véritable
berceau de l'œuvre, car c'est là que, le 12 mai de la même année,
l'abbé de La Bouillerie vint donner l'habit, c'tst-à-dire le costume
religieux, à Anne Bergunion et à douze de ses « enfans, » parmi
lesquelles sept étaient aveugles. La communauté des Sœurs de
Saint-Paul venait de prendre naissance. Lue communauté qui n'a
pas d'aumônier, cela ressemble à une compagnie de soldats qui
n'a pas de capitaine; les prêtres, qui, deux fois par semaine,
venaient célébrer la messe ou recevoir la confession, se récusaient
et faisaient comprendre qu'ils n'allaient pas tarder à cesser un ser-
vice que leur règle n'autorisait pas explicitement. La communauté
était pauvre et ne pouvait rémunérer que d'une façon dérisoire les
soins quotidiens qu'elle était endroit d'attendre d'un ecclésiastique
spécialement attaché à la maison. La vacance menaçait de se pro-
longer, et, sans désespérer, on commençait à craindre que la cha-
pelle ne fût trop désertée, lorsque l'abbé Juge, qui revenait de
Rome, où il avait accompagné l'évêque de Ghalcédoine, se pré-
senta. Anne Bergunion, devenue la révérende mère supérieure, ne
dissimula rien des difficultés au milieu desquelles l'œuvre se mou-
vait, elle étala sa pauvreté, montra les privations de toute sorte
qu'il fallait subir ; elle promit à l'abbé beaucoup de peine et une
rétribution insuffisante. Gela ne le rebuta pas; il vit s'ouvrir devant
lui une existence de sacrifices et de dévoûment ; il y entra sans
hésiter, et, le 20 novembre 1853, il fut solennellement installé en
qualité d'aumônier de la communauté. Il en a été l'âme, et l'on
peut dire qu'après Anne Bergunion il en fut le fondateur. Son désin-
téressement fut extrême ; il refusa les honoraires qu'on lui offrait,
les réservant à l'ornement de la chapelle et à l'entretien d'une
LA CHARITÉ PRIVEE A PARIS. 97
aveugle. II s'était épris de l'œuvre, il s'y consacra tout entier et
il s'y consacrerait encore si l'âge n'avait affaibli ses facultés sans
modérer sa foi.
On ne put rester à Vaugirard , la maison était humide, le loyer
était coûteux, les deman-'es d'admission se multipliaient : on émi-
gra. Il est rare qu'une corannunauté se développe là même où elle
est née; semblable à l'homme, elle est forcée d'abandonner son
berceau et d'aller chercher ailleurs l'ampleur nécessaire à ses des-
tinées. Dans l'espoir de trouver la vie à bon marché et le repos, on
s'éloigna de Paris, et les prévisions furent mises en défaut, car c'est
seulement dans les centres très peuplés que les œuvres soutenues
par la charité privée peuvent subsister. L'économie que l'existence
à la campagne produit dans les dépenses quotidiennes est peu de
chose en comparaison des défaillances de l'aumône résultant du
petit nombre de personnes vers les^quelles on peut tendre la main
avec la certitude de ne pas être repoussé. Quand on ne vit que
d'offrandes, il faut vivre dans les milieux riches. On le reconnut,
mais tardivement, lorsqu'après avoir quitté Vaugirard, on se fut
transporté à Bourg- la-Reine, dans un domaine appelé le château
d'Henri IV et que l'abbé Juge avait, en grande partie, payé à
l'aide de sa fortune personnelle. Le terrain était vaste, mais la
maison d'habitation était petite et il me paraît que l'on éprouva
quelques difficultés à s'y établir. Lorsque l'on déménagea, au mois
de novembre 1855, on s'était trop hâté; dans la nouvelle demeure,
il n'y avait ni chapelle, ni réfectoire, ni salle pour la communauté ;
faute de tai les, on travaillait sur les genoux, et, pour tout ameu-
blement, on ne possédait que quelques bancs en bois. La première
année fut pénible, d'autant plus qu'Annette, malade de fatigue, con-
trainte de rester au lit, ne pouvait exercer qu'une surveillance inter-
mittente sur ses sœurs, ses ouvrières et ses élèves. Ce n'eût été que
demi-mal, on se serait accommodé d'un logis insulFisant, mais on
s'aperçut que l'on était trop loin de Paris, trop loin de la bourse
charitable oii les malheureux vont puiser, et l'on constata que les
aumônes diminuaient dans des proportions inquiétantes. Depuis
deux ans, l'on était à Bourg-la-Reine et déjà l'on avait à lutter
contre des nécessités qui imposaient un nouveau déplacement et
forçaient à revenir vers Paris, que l'on n'aurait jamais dû quitter.
On se mit en quête ; où trouver un terrain dans cette grande ville
où le mètre carré coûte plus cher que l'arpent de campagne? La
difficulté ne fut ni prompte, ni facile à résoudre; on n'avait guère
d'argent comptant, et il fallait découvrir un propriétaire confiant qui
se contenterait de paiemens successifs dont les longues échéances
n'avaient d'autre garantie que celle de l'endos de la charité. Long-
TOME LXI!. — 1884, 7
^% REVUE DES DEUX MONDES.
temps on hésita ; des négociations furent entamées, rompues, reprises,
et enfin on parvint, après des difficultés sans nombre, à se rendre
acquéreur d'un terrain appartenant à l'infirmerie de Marie-Thérèse,
que M'"" de Chateaubriand a fondée aux premiers jours de la res-
tauration et où l'on fabriquait un chocolat que la duchesse d'Ân-
goulème préférait à tout autre. Dans ce vaste terrain, bien planté,
où l'on voyait quelques cèdres dont Chateaubriand avait, dit-on,
recueilli les graines dans le Liban, auprès d'Éden, il eût fallu con-
struire un asile approprié aux filles aveugles et élever des bâtimens
pour loger la communauté. L'argent est le nerf de la guerre, c'est
aussi le nerf de la charité. On en manquait; on emprunta, on hypo-
théqua la bienfaisance, mais on dut modifier les plans primitifs et
se réduire à l'indispensable, c'est-à-dire à l'érection de deux pavil-
lons, qui, agrandissant une petite maison, permettraient une instal-
lation provisoire et donneraient le temps d'attendre des jours moins
dénués. La communauté se divisa; la majeure partie des religieuses
et toutes les aveugles continuèrent à habiter Bourg-la-Reine, tandis
qu'Annette , accompagnée de trois postulantes, s'installait dans la
maison de Paris, afin de surveiller les constructions commencées
et d'activer le travail des ouvriers. Pour elle, pour l'abbé Juge,
ce fut une période de fatigues excessives, car il fallait incessam-
ment faire, comme l'on dit, la navette entre Bourg-la-Reine et
Paris, et l'on était trop pauvre pour prendre des voitures. Enfin,
le 11 novembre 1858, les deux sections de la communauté se réu-
nirent pour ne plus se séparer; les religieuses et leurs aveugles
prirent possession de leur nouvelle demeure.
Plus heureuse que bien d'autres, Anne Bergunion avait saisi son
rêve : elle avait fondé une communauté et ouvert un asile aux
aveugles; l'une se recrutait par l'autre. La fillette, à jamais pri-
vée de la lumière, que l'on avait arrachée à la mendicité, que
l'on avait élevée, instruite, fortifiée moralement et physiquement,
pouvait, si quelque vocation la sollicitait, quitter l'ouvroir, entrer
au noviciat, adopter la vie religieuse et se consacrer, à son tour,
aux petites filles frappées de cécité, comme on s'était consacré à
elle. 11 était ainsi facile de rendre le bien que l'on avait reçu, la
gratitude s'exerçait d'elle-même ; entre les religieuses et les aveugles
il y avait, en quelque sorte, un bienfait qui circulait sans cesse,
allant des unes aux autres et les réunissant par un Ven indisso-
luble. Annelte avait abandonné son nom du monde ; elle était deve-
nue la sœur Saint-Paul, M™^ la supérieure, selon la formule ofli-
cielle; mais, pour ses religieuses, pour ses aveugles, elle était
ce qu'elle avait toujours été : la Mère. C'était une femme lourde,
d'apparence un peu molle, que l'anémie, augmentée par les labeurs
LA CHARITE PRIVEE A PARIS. 99
et les privations semblait avoir bouffie; ses cheveux blonds dispa-
rus sous la coitîe blanche, ses yeux bleus d'expression très douce,
la pâleur mate de son visage, indiquaient une faiblesse constitutive
contre laquelle la vigueur de l'âme réagissait. Elle aimait son
œuvre, elle y croyait et avait marché à travers tant d'obstacles
qu'elle ne les comptait plus. Elle ressentait pour ses aveujiles une
passion qu'elle a communiquée à la communauté ; l'impulsion ne
s'est point ralentie; la parole qu'elle répétait vibre encore : « Mes
filles, nous sommes les servantes de la cécité. »
Elle ne devait pas jouir longtemps du fruit de ses efTorts. Elle
ne s'était point ménagée; elle n'avait écouté ni les conseils du
médecin , ni les avertissemens d'une santé toujours chancelante
et qui s'afTiiiblissait progressivement; à force de s'être surmenée,
elle fut contrainte de s'arrêter; u la machine » ne fonctiomait plus.
Dès le mois de mai 1863, une toux sèche et persistante, des étouf-
femens fréquens indiquèrent une maladie organique sur la gravité de
laquelle il était difficile de se faire illusion. Dans le dessein de réta-
blir sa santé et même de la recouvrer, la mère Saint-Paul fit deux
voyages qui n'eurent pas le résultat qu'elle en avait espéré. Elle
comprit qu î son heure était proche et ne songea plus qu'à pourvoir
à la direction disciplinaire de la maison qu'elle allait abandonner
pour toujours. Elle désigna elle-même l'assistante, les offîcières
principales et fit élire la supérieure qui devait lui succéder pour
conduire le petit troupeau aveugle qu'elle avait guidé avec tant
d'amour. Le 9 septembre 1863, assise dans un fauteuil, car son
oppression était telle qu'elle ne pouvait rester couchée, elle mourut
entourée de sa communauté. Son souvenir est demeuré vivant; des
sœurs non voyantes, qui ont franchi avec elle les étapes de la rue
des Postes, de Vaugirard, de Bourg-la-Reine, m'en ont parlé avec
l'émotion qu'inspire une tendresse persistante.
La mort n'a touché que la première supérieure, elle en a res-
pecté l'œuvre, qui s'est dilatée lentement, mais avec une conti-
nuité qu'expliquent les services rendus chaque jour aux déshéritées
de la lumière. L'accroissement, qui se faisait en quelque sorte nor-
malement pendant les dernières années du second empire, a subi
un temps d'arrêt au moment de la guerre. A la fin de 1870, les
aumônes furent subitement taries; le ravitaillement de la maison
était très difficile, on en était réduit aux portions rationnées, et,
sans quelques provisions de légumes secs emmagasinés dans les
caves, on serait tombé de disette en famine. Dès que les troupes
allemandes se furent rapprochées de Paris, les Sœurs de Saint- Paul
installèrent une ambulance dans toutes les pièces dont elles purent
retirer les aveugles et les religieuses ; on tassa les enfans dans les
100 REVUE DES DEUX MONDES.
dortoirs, et la communauté se réfugia sous les combles. On établit
une infirmerie où purent trouver place soixante-trois soldats bles-
sés que soignaient dix-huit sœurs. Sur le pignon le plus élevé on
avait hissé le pavillon blanc à croix rouge, emblème de la conven-
tion de Genève, qui impose aux belligérans le respect des hôpitaux
et neutralise les ambulances. Hélas ! les obus aussi sont aveugles.
Trois projectiles frappèrent la maison doublement sacrée et en
effondrèrent le toit, car elle était sur la trajectoire des énormes
boulets qui cherchaient le dôrne du Panthéon et qui l'atteignirent.
Lorsque, après la capitulation, les portes de Paris eurent été
rouvertes, les Sœurs de Saint-Paul, les aveugles, les blessés recueilHs
dans la maison purent se refaire un peu et substituer un « ordi-
naire » réconfortant à la nourriture insuffisante et malsaine dont,
pendant ces longs mois d'angoisse, on avait réussi à se soutenir.
On espérait des jours moins pénibles, mais on avait compté sans la
commune, qui s'était préparée pendant le siège, et qui éclata le
18 mars. Les avanies ne furent point épargnées à la maison des
aveugles; on y fit des perquisitions, on y chercha, comme ailleurs,
le souterrain, le fameux souterrain que l'on ne découvrit là pas
plus qu'au séminaire de Saint-Sulpice, à Saint-Lazare, au minis-
tère de la marine, au palais des Tuileries ou au puits de Grenelle.
L'ambulance contenait encore vingt-cinq blessés, qui ne se hâtaient
point de sortir, et que les sœurs ne se pressaient pas de renvoyer;
elles voyaient en eux une sorte de sauvegarde qui protégeait l'asile
où les peiiies filles tremblaient de peur. Le 18 mai, la maison fut
envahie par une troupe de fédérés : « Allons, les nonnes, il faut
déguerpir!.. » Les pauvres religieuses essayaient d'éluder l'ordre;
les blessés réclamaient, les enfans pleuraient : on les mit à la porte,
la crosse du fusil au dos ; les femmes du quartier injuriaient les
fédérés en les traitant de « sans cœur, » s'emparèrent des sœurs,
les emmenèrent, les cachèrent et en prirent soin. L'abbé Ju^^e fut
moius heureux; c'était a un curé, — bon pour être collé au mur. »
11 fut conduit à la Sûreté générale, où Théophile Ferré tenait ses
grandes assises, incarcéré au Dépôt, transféré à Mazas, et enfin
transporté à la Grande-Roquette. Par bonheur, il fut enfermé dans
la troisième section, dont les détenus, encouragés par les surveil-
lans Pmet et Bourguignon, se barricadèrent, résistèrent et furent
sauvés, ainsi que je l'ai raconté ici même (1). Si l'abbé Juge avait
été mis en cellule dans la quatrième section, il eût probablement
partagé le sort de l'archevêque de Paris, du président Bonjean, de
l'abbé Degaerry, des pères Clerc, Allard et Ducoudray.
(1) Voyez la Revue du 1" octobre 1877.
LA CHARITÉ PRIVEE A PARIS. 101
Le vendredi 26 mai, les Sœurs de Saint-Paul purent rentrer dans
leur maison, où les soldats blessés avaient pris soin des petites
aveugles ; elles la retrouvèrent saccagée, souillée, vidée ; en face,
les bâtimens du Bon-Pasteur flambaient et l'on apprenait qu'il s'en
était fallu de peu que l'Observatoire ne fût incendié. Le lendemain,
le bruit se répandit que les otages avaient été massacrés à la Grande-
Roquette et dans la rue Haxo. Nul doute que l'abbé Juge ne fût
parmi les morts ; le dimanche matin, la supérieure et l'assistante
se préparaient à gravir les hauteurs de Belleville, afin d'aller recon-
naître le cadavre de leur aumônier, lorsqu'un soldat arriva portant
une carte de visite sur laquelle l'abbé Juge avait écrit : « Je suis
sauvé I » Ce fut un élan de joie; la supérieure courait dans la mai-
son, criant : « Il n'est pas mort! il n'est pas mort! » Le soldat
messager de la bonne nouvelle fil un déjeuner dont il a dû p:arder
souvenir. L'abbé Juge revint le jour même dans la communauté,
qu'il avait failli ne plus revoir. 11 ne lui fallut pas de longues véri-
fications de comptes pour reconnaître que le siège et la commune
avaient ruiné la maison. Le siège avait épuisé les réserves; la com-
mune avait brisé les meubles, les portes, les fenêtres; elie avait
ravagé la chapelle et défoncé jusqu'au dernier quartaut de bière,
tout en maugréant de ne point trouver de vin. Ce ne fut pas le seul
désastre dont souffrit la communauté, qui ne s'est relevée qu'à
force d'énergie et que l'on n'a soutenue qu'à force de charité. La
préfecture de la Seine avait apprécié l'œuvre et lui venait en aide,
car ii y a quelque utilité à faire acte de maternité envers les petites
filles aveugles, à les moraliser, à leur ouvrir l'intelligence et à les
empêcher de tendre la main au coin des bornes. L'œuvre des Sinurs
de Saint-Paul recevaii donc des encouragemens qui se traduisaient
par une subvention dont le chiffre a varié de à, 000 à 1,500, à
3,000 francs, et enfin à 1,300 francs. En 1876, toute subvention
fut supprimée. On ne congédia pas une seule aveugle, mais on
redoubla d'économie, afin de maintenir en bon ordre la maison que
nous allons visiter.
II. — LA COMMUNAUTÉ; l'oUVROIR.
La maison s'élève au numéro 88 de la rue Deûfert-Rochereau;
sous ce sobriquet, les étymologistes auront quelque peine à retrou-
ver la via inferior parallèle à la rue Saint- Jacques, qui était la via
siiperior. Passons : lorsqu'un conseil municipal se borne à être
facétieux, en ce temps-ci, il faut applaudir. La maison est située
entre l'infirmerie de Marie-Thérèse, qui reçoit les vieux prêtres
102 REVUE DES DEUX MONDES.
infirmes, et l'hospice des Enfans-Assistés, où les commissaires de
police font porter les pauvres petits abandonnés de leur mère
que l'on découvre au pied du bénitier des églises et sous les.
portes cochères; en face, on aperçoit, au-delà d'un mur, les bâti-
mens du Bon-Pasteur, oîi sont recueillies les malheureuses que
la foi va enlever sur les lits contagieux de Saint-lazare et de
Lourcine. Dans cet espace restreint on voit d'un coup d'oeil les pro-
diges de la charité et quelles épaves elle recherche : l'enfance
délaissée, la perversité contaminée, la vieillesse affaiblie, le mal
des ténèbres. Entre deux pavillons de bonne apparence, une avant-
cour close entre deux portes de fer, cour étroite, un peu triste,
divisée par une barrière en bois plein qui sépare la communauté
de l'ouvroir et des classes à gauche ; une maison sans élégance,
en plâtre, munie de portes-fenêtres s'appuyant sur un p^^rron de
trois marches, est la maison qu'habita Chateaubriand, lorsqu' après
la révolution de juillet, fatigué des autres et de lui-même, il se
retira dans une retraite, oii il espérait éviter la curiosité dés hommes
et fuir les bruits du monde. Ce n'est pas là qu'il mourut, mais c'est
là que, le 20 juin 1832, le gouvernement de Louis-Phiiipp»^ le fit
arrêter. L'avant-corps de la chapelle et la sacristie ont été emprun-
tés au sa'on et à la bibliothèque de M""^ de Chateaubriand, qui s'y
plaisait, dans la compagnie de Jako, son perroquet sournois, et de
Cocotte, la plus insupportable des perruches. 11 est bien que la foi
des Sœurs aveugles de Saint-Paul yoit à l'œuvre dans la demeure de
l'auteur du Génie du christianisme.
Les parloirs des maisons religieuses se ressemblent tous ; qui en
a vu un les connaît. C'est luisant et froid ; le parquet est dangereu-
sement ciré; devant chaque siège, il y a un petit tapis, quelques
médiocres estampes de sainteté peudent aux murs dans des cadres
noirs; ça sent la province d'autiefois. La propreté est le seul luxe
des pauvres; on est luxueux chez les Sœurs de Saint-Paul. La com-
munauté se compose aujourd'hui de cinquante-neuf religieuses,
dont vingt sont aveugles qui, pour la plupart, ont été élevées dans
la maison. Je les ai reg;irdées avec intérêt, dans la robe noire à
larges plis, sous la coiffe blanche, avec leur visage impassible, où
la cécité semble avoir aboli toute expression ; je les ai vues glisser
discrètement dans les couloirs, pousser machinalement la barrrière
qui ferme l'entrée de tous les escaliers à chaque étage, marcher
droit devant elles, tendant le front en avant pour sentir les obsta-
cles à distance, ne quittant point le tricot dont elles agitent rapi-
dement les aiguilles et s'arrêtant avec quelque surprise dès qu'elles
entendaient ma voix, qu'elles ne connaissaient pas. La perspicacité
de l'ouïe est extraordinaire et leur fournit des indications dont un
LA CHARITÉ PRIVEE A PARIS. 103
voyant est stupéfait. J'ai dit à une sœur aveugle : « Quel âge me
donnez-vous? » Sans hésiter, elle a répondu: « Vous avez dépassé
soixante ans. » Elle a raison, je n'en puis douter. J'ai parcouru
d'abord 'a partie de la maison qui est réservée aux religieuses, c'est
d'une extrême sécheresse. Sans les hautes fenêtres qui s'ouvrent
sur les jardins de Marie-Thérèse, on se croirait dans les cellules de
Mazas, taut les chambre (tes où les sœurs dorment isolées sont
démeublées et d'espace restreint. Auprès du lit, une chaise en bois,
une petite table ; une image cullée au mur peint en jaune et c'est
tout. Dans une des cellules j'aperçois une couchette supplémen-
taire; elle est réservée à une lillette de cinq ou six ans aveugle,
choréique, gâteuse, et qui jour et nuit exige des soins ; on l'a don-
née en garde à l'une des sœurs voyantes, qui la fait c^ormir à côté
de son lit, afin de pouvoir veiller constamment sur elle.
Le noviciat est une large pièce bien éclairée, découvrant d'un
côté les cypi es da cimetière Montparnasse et de l'autre les lugubres
bâtimens où vagissent les enfans tiouvés. Des voyantes et des non-
voyantes sont réunies ensemble, elles s'initient aux pratiques aus-
tères du n.ode d'existence qu'elles vont adopter, mais surtout elles
font l'apprentissage des fonctions patientes, prévoyantes, mater-
nelles qu'elles auront à exercer auprès des aveugles; elles sont
obligées, en quelque sorte, de spécialiser leur fui et de diriger leur
charité vers un but étroitement déterminé. Il y a là toute une édu-
cation à faire, ei les meilleures institutrices sont les sœurs aveugles
qui ont vieilli dans la maison, qui connaissent, par une expérience
déjà longue les besoins, les my.-tères de la cécité, et qui savent que
l'obscurité permanente résultant de l'infirmité modifie les sensar^
lions et donne parfois à la génération des idées une cause que les
voyans ne souj)Çonnent pas. Quelque eiTort que fasse un voyant,
quelle que suit l'intelligence qu'il développe, il lui est très difficile
de comprendre la forme que revêtent les conceptions d'un aveugle.
Le langage est le même et n'exprime point le même ordre d'idées :
voir et toucher, pour l'aveugle, c'est tout un, et pour lui la beauté
consiste dans la pureté des sons. Il y a donc là une interversion de
l'action des sens qui déroute au prime abord et à laquelle on ne s'ac-
coutume que par une lente pratique. Dans le noviciat, la double édu-
cation se fait pour ainsi dire d'elle-même, par le contact permanent,
par la vie commune ; les voyantes apprennent à penser aveugle, et
les aveugles apprennent à penser voyant; il en résulte que les
valides interprètent ou plutôt devinent les infirmes avec facilité et
qu'elles deviennent sans trop de peine ce que la mère Saint-Paul
a voulu qu'elles fussent : les servantes de la cécité. Du reste, dans
la maison, tout a été prévu en faveur des aveugles ; les angles
104 REVUE DES DEUX MONDES.
saillans sont adoucis, les tables sont arrondies, et je ne serais pas
étonné que certains cadres accrochés aux murailles des couloirs
fussent moins des ornemens de piété que des points de repère.
Je n'ai pu réprimer un mouvement de surprime en pénétrant
dans le réfectoire de la communauté ; c'est une cave prenant jour
par des soupiraux et dont les murs sont h peine recrépis. Des dalles
suintant l'humidité revêtent le sol et exhalent une vague odeur de
moisissure; cela est bon pour y gerbrr des tonneaux, pour y
empiler des bûches, mais il est inhumain d'y réunir des femmes,
ne fût-ce que pendant les repas et de les exposer à ime froide
atmosphère que n'attiédissent ni poêle ni cheminée. Dans toutes
les « clôtures » que j'ai ouvertes et où j'ai regardé, j'ai vu que les
religieuses des œuvres charitables semblaient rivaliser de zèle pour
ne se point ménager et j'ai pt^nsé, sans parvenir à faire partager
mon opinion, qu'à force de se malmener sans nécessité, elles s'af-
faiblissaient au détriment de la mission qu'elles ont recherchée et
qui doit ouvrir les horizons qu'elles entrevoient. Le sacrifice de
soi-même à la souffrance est suffisant, il est inutile de se faire souf-
frir, et il faut savoir se conserver intact pour ne point faillir à sa
tâche. J'ai dit cela aux Petites-Sœurs des Pauvres, aux Dames de
Marie-Aiixiliatrice, je l'ai répété aux Sœurs de Saint-Paul; toutes
m'ont rôpondu : « Nous sommes gaies, bien portantes, vigoureuses ;
nous trouvons notre Ht excellent et notre réfectoire irréprochable. »
J'avoue que je ne me contenterais ni de l'un ni de l'autre.
Entre le réfectoire et le cellier je ne vois guère de différence;
dans l'un, il y a des tables, dans l'autre, des tonneaux de bière
brassée à la maison même, qui n'est pas assez riche pour donner du
vin à ses filles aveugles, dont la vigne cependant combattrait l'ané-
mie plus victorieusement que le houblon. Il est rare que i'aveugle-né
ne soit pas atteint de quelque scrofule; la pâleur du visage, la
mollesse des muscles, la décoloration des gencives l'indiquent; le
sang est « pauvre »> chez la plupart de ces malheureuses et il fau-
drait les refaire à l'aide d'une alimentation très substantielle et
assez variée pour éviter les dégoûts d'estomac si fréquens chez les
jeunes filles. On le sait bien chez les Sœurs de Saint-Paul et l'on y
fait de son mieux ; mais on a beau se refuser à toute dépense qui
n'est pas urgente, on a beau laisser la chapelle dans un état de
simplicité touchant, on a, comme disent les bonnes gens, grand'-
peine à joindre les deux bouts. Il est si dur de rejeter aux hasards
du pavé une petite infirme qui demande à entrer; on la reçoit, on
lui fait place; alors il faut se tasser à la classe, au dortoir et aussi
à la salle à manger; car ce qui importe avant tout, c'est de la sau-
ver en lui donnant asile,
LA CHARITÉ PRIVEE A PARIS. 105
Sauf deux parloirs, qui sont les pièces d'apparat, la communauté
a gardé pour elle les logemens les moins confortables et a réservé
aux aveugles les larges salles où la circulation est facile, où les
mouvemens sont sans contrainte. Après avoir franchi la porte qui
sépare la maison religieuse de la maison de la cécité et avoir
traversé une sorte de grand préau planté d'arbres, je suis entré
dans l'ouvroir, qui est situé au rez-de-chaussée. Une vingtaine
d'ouvrières âgées de vingt-cimf à cinquante ans se sont levées en
entendant retentir un pas masculin qu'elles ne connaissaient pas.
Le spectacle est lamentable; toutes les physionomies semblent
éteintes, la lumière n'y est pas; des yeux, point de regard; rien
ne réchauffe la pâleur terreuse des visages, et néanmoins sur toutes
les figures une sorte d'aiteniion inquiète, comme si l'on était trou-
blé par une présence que l'on n'a pas encore pu définir ou deviner.
La diversité des formes de la cécité est extrême. Il y a des yeux
limpides que l'amaurose a paralysés pour toujours, qui paraissent
vivans, qui pourtant sont morts et qui jamais pîus n'exprimeront la
joie ou la tristesse ; ils restent fixes, car l'aveugle que l'on intei roge
tend l'oreille par un geste imperceptible, mais ne fait point mou-
voir son œil. D'autres, saillans, laiteux, mal contenus dans des
paupières larmoyantes, ressemblent à ces billes de verre blanchâtre
dont les enfans se servent pour jouer à la poussette; d'autres, au
contraire, sont presque invisibles et ne montrent qu'un filet san-
guinolent entre les deux paupières réunies. Chez quelques-unes
de ces maUieureuses les paupières demeurent toujours immo-
biles; chez d'autres elles s'agitent perpétuellement, comme les ailes
d'un oiseau effarouché. iNulie coquetterie dans l'arrangement des
cheveux, dans la pose de la tête, dans l'attitude du corps; celles
qui sont là, enfermées dans les ténèbres, ignorent les ressources
des grâces féminines, car, sous ce rapport, l'ouïe et le toucher ne
leur apprennent rien. En revanche, leur propreté est extrême;
l'aveugle bien élevé ne peut supporter sur ses vêtemens un grain de
poussière ou une goutte d'eau, la délicatesse de son tact, en est
blessée et il en éprouve un véritable malaise.
La plupart sont des aveugles-nées ou, du moins, sont devenues
aveugles si jeunes, à la suite d'ophtalmies ou de ma'adies con-
fluentes, qu'elles n'ont conservé aucun souvenir de la lumière. Pour
elles, le soleil est brillant^ non point parce qu'il brille, mais parce
qu'il est chaud. Quelques-unes sont là, parmi les pensionnaires ou
parmi les religieuses, qu'un accident ou une action criminelle a
frappées de cécité complète. En voici une dont les deux yeux sont
pour ainsi dire enlevés : les paupières semblent se clore sur le vide.
Lorsqu'elle était toute petite fille, elle possédait un pinson appri-
106 REVUE DES DEUX MONDES.
voisé qui était le plus charmant oiseau du monde ; la nuit, il dor-
mait dans sa cage, mais tout le jour, il était près de sa jeane maî-
tresse, tantôt sur la tète, tantôt sur l'épaule; il buvait au même
verre qu'elle et lui prenait la becquée sur les lèvres. On s'extasiait
surtout lorsque, voletant à hauteur du visage et faisant « le Saint-
Esprit, )) comme la bécassine en la saison printanière, il se main-
tenait en l'air à la même place en battant des aiks. Un jour, Icc
yeux de l'enfant l'attirèrent, il y voulut goûter et les creva. En voila
une autre qui avait un coq familier; elle le prenait dans ses petits
bras, le berçait, le dorlotait, l'adorait; qnand la fillette parlait, le
coq chantait, tous deux se comprenaient jusqu'à l'heure où le coq,
se jetant sur le visage de l'enfant, lui arracha les deux yeux en deux
coups de bec. Que les mères méditent ceci et qu'elles se rappellent
que, si doux que soit un animal, il peut, à un moment donné, sous
l'influence d'une impulsion que nous ne définissons pas, devenir
dangereux. Au temps de ma première enfance^ j'ai failli être aveu-
glé par « Gaillard, » un perdreau privé qui venait à la voix de
ma mère et la suivait. On tordit sans délai le col à Gaillard, et
quand il eut suffisamment « attendu, » on le mit à la broche.
J'ai regardé une femme dont les yeux sont blancs; un cercle à
peine ombré dessine le contour de l'iris; elle paraît avoir une cin
quantaine d'années; le visage est jaunâtre et, sur le front bombé,
des cheveux bruns sont traversés par quelques fils d'argent ; la
bouche a une expression triste et presque amère; le corps es
maigre et osseux ; la saillie des poignets est excessive ; les doigts
noueux sont très agiles en manœuvrant les aiguilles à tricoter.
A-t-elle été jolie? Ou le prétend, il n'en reste plus trace. Elle avait
vingt-trois ans et était recherchée en mariage par un garçon dont
elle ne voulait pas. Il insistait, elle maintenait son refus. Un soir, il
vint la trouver, le fusil sur l'épaule : « Veux-tu m' épouser, oui ou
non? — Non! » Il se recula, épaula et fît feu. Toute la charge de
plomb de chasse n° 8 frappa le haut du visage ; lorsqu'on eut ramassé
îa malheureuse, que l'on eut épongé le sang dont elle était inondée,
on reconnut qu'elle était aveugle et que pour toujours elle était
entrée dans la nuit. Devant la cour d'assises, h: garçon ne se démen-
tit pas : u Elle a beau être aveugle, je l'épouse tout de même si elle
veut. » La pauvre fille ne jugea pas à propos d'accorder une main
demandée de la sorte; elle vint trouver les Sœurs de Saint-Paul et,
depuis vingt-cinq ans, ne les a pas quittées. Elle est dans la maison,
elle y restera, elle y mourra et n'y fera point profession, car la vie
religieuse ne la sollicite pas.
Elle ne ressemble point, sous ce rapport du moins, à une sœur
Marie-Éuiilie, dont on a conservé le souvenir et dont l'aventure fut
LA CHARITÉ PRIVEE A PARIS. 107
terrible. C'était la fille d'une paysanne d'Avallon. Sa mère, qui me
semble avoir été atteinte d'hystéro- mélancolie avec impulsions
irrésistibles, la haïssait et la maltraitait jusqu'aux tortures. Au
mois d'août 1842, la fillette, âgée de quatorze ans, alla passer
quelques jours à Étrée, comme le Petit Chaperon rouge, chez sa
mère-grand, et en revint toute glorieuse avec un beau bonnet et
une robe neuve qu'on lui avait donnés. Lorsqu'elle rentra au logis,
sa mère l'accueillit par une paire de soufllets, lui arracha son
bonnet, sa robe, ferma la porte d'un tour de clé, lui dit : « Je vais
te couper le cou, » et se mit à aiguiser un couteau. La petite fille,
terrifiée, s'était '. lottie dans un coin. La mère la prit, lui plaça la
tête entre ses genoux et, de la pointe de son couteau, lui vida les
yeux comme on vide une noix. Aux cris de l'eufant, des voisins
accoururent, enfoncèrent la porte et arrachèrent la pauvre petite
à la *'uiie, qui se débattait en criant : « Je veux lui manger le
cœur! » L'instruction révéla des faits de folie tellement évidens
qu'une ordonnance de non-lieu à suivre fut rendue contre la mère,
qui fut transportée à l'asile des aliénés d'Auxerre, où elle s'étran-
gla. L'en^'ant que les coups de couteau avaient aveuglée resta long-
temps à l'hôpital; l'intervention de Dupin, qui fut président de la
chambre des députés et de l'assemblée nationale, la fit admettre à
l'Institut des jeunes aveugles, à Paris. Elle y resta jusq 'à dix-huit
ans, retourna dans son pays, y chercha vainement à gagner sa
subsistance et vint raconter son histoire à Anne Bergunion, qui
raccu^iHit à bras ouverts. La nouvelle pensionnaire était un modèle
de résignation ; promptement entraînée par son bon cœur, elle se
consacra aux autres et ne tarda pas à devenir sœur Marie-Emilie.
Elle mourut jeune; on a conservé la date de sa mort : 16 septembre
1859. Lorsqu'elle sentit que la vie l'abandonnait, elle réunit la com-
munauté autour d'elle et parla. Avec cette étrange lucidité qui par-
fois éclate à la dernière heure, elle expliqua le caractère particulier
des aveugles, enseigna de quels soins il convient de les entourer,
et sujtp'ia ses sœurs en religion de se dévouer plus que jamais,
plus encore que par le passé, s'il était possible, au soulagement des
infirmes qu'ell s avaient adoptées. Une vieille religieuse aveugle,
qui fut laconipagne, l'amie de Marie-Emilie, me raconta cette his-
toire. Je lui ai dernandé : « Avez-vous souvent regretté d'avoir
perdu la vue ? » Elle répondit : « Depuis que je suis ici, jamais!
— Alors vous êtes heureuse? — Très heureuse. » Je me suis rap-
pelé les paroles du chœur dans OEdipe roi : « Quel homme a connu
d'autre bonheur que celui de se croire heureux? »
Dans l'ouvroir, on m'a paru bien silencieux; je le regrette; la
parole est nécessaire à l'avengle comme la clarté aux voyans; pour
lui, le silence, c'est la nuit; le bruit, c'est la lumière. Cela est
108 REVUE DES DEUX MONDES.
tellement vrai qu'à l'Institut des jeunes aveugles, le cachot de
punition, le cachot noir, est une cellule où nul bruit ne peut par-
venir. Je crois donc que la causerie doit toujours être permise;
l'aveugle y trouve une animation dont le travail profite. La
musique est leur passion favorite, quelques-unes y excellent; leur
oreille a des délicatesses raffinées; à la moindre note douteuse, on
voit tous les visages se contracter. Une d'elles s'est mise au piano,
une de ses compagnes s'est placée près d'elle avec un accor-
déon, qui était assez harmonieux; le piano faisait l'accompagne-
ment, l'accordéon chantait. Que chantait-ii? Un air de la Favo-
rite, dont certainement on ignorait les paroles dans la maison des
Sœurs de Saint-Paul, Une femme, âgée d'environ trente-cinq ans,
est venue ensuite; la figure est pâle, assez distinguée, de traits fins,
déparée par deux yeux bleuâtres qui remontent sous la paupière
supérieure. Elle a chanté une sorte de fandango qui avait des pré-
tentions à la gaîté et qui devenait d'une tristesse morne en passant
sur deux lèvres décolorées qu'attristait un sourire de convention
dont le visage ne s'animait pas. La voix est juste, faible et surtout
fatiguée. Après chaque couplet, il y a un léger mouvement de la tête,
comme pour saluer un public dont on espère les applaudissemens.
La pauvre fille est une virtuose déchue. Elle a été traînée de ville en
ville; elle a « fait » les bains de mer et les stations thermales; on
l'exploitait, elle donnait des conceris dont elle ne touchait point le
produit. On l'annonçait sur des affiches, on la tambourinait : « la
jeune artiste aveugle !.. le phénomène musical!.. » Quand, à force de
chanter les grands airs et de « détailler » la romance, elle etit perdu
sa voix, ou peu s'en faut, on l'abandonna dans la nuit de sa misère,
La pauvre cigale, qui avait faim et froid, vint frapper de confiance à
la maison de Saint- Paul ; la porte s'est ouverte et refermée sur elle.
Désormais, et pour toujours, la malheureuse est à l'abri; elle tri-
cote, elle chante et regrette peut-être le temps où, sous la chaleur
des becs de gaz, elle entendait la foule qui battait des mains lors-
qu'elle avait « exécuté son morceau. »
On ne fait pas seulement de la musique, on fait aussi des vers.
On m'a présenté la doyenne de l'ouvroir; voilà quarante ans qu'elle
y tricote; elle avait sept ans lorsqu'elle y est entrée. Elle est lourde,
contrefaite, de chair molle, avec deux gros yeux toujours immobiles
et dont la cornée transparente est devenue opaque. Nous avons
causé ensemble, et quand je lui ai accordé huit jours pour trouver
une rime au mot triomphe, elle s'est récriée en déclarant que rien
n'était plus facile. Lorsqu'au bout d'une semaine, je suis revenu
visiter la maison, j'avais oublié cet incident; mais on s'en souvenait
dans l'ouvroir, et, avec quelque malice, on me remit le quatrain
que voici :
LA CHARITE PRIVEE A PARIS. 109
De faire un vers avec triomphe
Il n'est rien là d'embarrast-ant ;
J'appellerai mon chien Sysiomphc
Au lieu de le nommer Charmant.
Je ne contestai point et je m'avouai vaincu. Tout l'ouvroir éclata
de rire, et je reconnus combien il fallait peu de chose pour amu-
ser des infirmes qui, par cela même qu'ils sont incomplets, restent
toujours enfans par certains côtés.
Une sœur voyante et une sœur aveugle président aux travaux de
l'ouvroir et le surveillent. Un seul genre d'ouvrage : le tricot. L'ac-
tion de tricoter semble être devenue machinale; on tricote sans y
penser, comme on respire sans s'en apercevoir. Quatre jeunes
filles ont chanté un quatuor composé, je crois, par l'une d'elles;
elles ont tricoté sans s'interrompre; la sœur aveugle s'éiait rappro-
chée, indiquait la mesure par des mouvemens de tête et tricotait;
toutes les ouvrières, tournées vers les chanteuses, écoulaient et
tricotaient. Elles vont au jardin, elles vont au réfectoire, elles gra-
vissent les escaliers sans suspendre le jeu des aiguilles; partout
et toujours elles tricotent. Ce sont les sœurs aveugles qui ensei-
gnent le tricot; il leur faut fcix semaines au plus pour former
une tricoteuse émérite, rompue aux finesses au niétier, aux mys-
tères de la laine, au grain d'orge pour les bottons, au point de
diamant, au point de nas^e pour les châles, au point de mar-
guerite pour les bordures de faniaisie, au point à côte pour les
chaussettes, au point de gerbe pour les jupons. On a beau tricoter
sans trêve, on gagne peu d'argent à cette besogne; on peut
dire, en langage d'éconouiiste, que le tricot n'est point rému-
nérateur. L'entrepreneur fournit ]a laine et paie la façon. Pour une
paire de bottines (0"",20 de hauteur) montant jusqu'à la naissance
du mollet d'un enfant de dix-huit mois à deux ans : 0 fr. 15. Il
faut quatre heures au moins à uue iricottuse habile pour en termi-
ner le tricot; mais l'ouvrage n'est pas achevé, car une voyante doit
faire le point de ( rochet, attacher les boutons, former les bouton-
nières, coudre la bordure et disposer les houppettes de laine ou de
nompareille qui figurent ornement. Aussi, malgré l'assiduité au tra-
vail, malgré f habitude prise de tricoter même pendant les heures
de repos, l'ouvroir rapporte à la maison 1,200, 1,300 francs par
année au plus. C'est là la véritable malédiction qui pèse sur
l'aveugle, surtout sur la femme aveugle : isolée, elle ne peut
gagner sa vie; c'est tout au plus si elle y arrive par l'association;
on peut affirmer que, sans les Sœurs de Saint-Paul, toutes celles
que j'ai vues dans la maison de la rue d'Enfer mourraient de faim.
110 REVUE DES DEUX MONDES,
Parmi les aveugles libres et pauvres, on en cite deux qui, par suite
de circonstances exceptionnellement favorables de famille leur per-
mettatit d'avoir un débouché certain, parviennent à pourvoir à leurs
besoins en gagnant 2 fr. 50 ou 3 francs par jour. Le fait est telle-
ment rare que, dans le monde des aveugles, on connaît et on cite
ces deux personnes privilégiées : l'une est M"® Blanche B.., d'El-
beuf; l'autre est M"^ Marie M..., habitant au Perray, en Seine-et-
Oise.
On a fait ce que l'on a pu pour munir la femme aveugle d'un
outil qui lui permît de vivre, ou du moins de subsister, à l'aide de
son métier; on n'a pas réussi. L'infirmité est trop pesante; elle
paralyse les énergies les mieux forgées. Il est un métier qui semble
spécialement fait pour les aveugles, qui s'apprend avec rapidité et
n'exige qu'une somme d'attention modérée, c'est celui de fabricant
de filets pour la pêche et pour la chasse; l'outillage est peu coû-
teux : un moule, une navette, une pelote de fil. Métier commode,
métier propret; beaucoup d'aveugles le pratiquent, et, parmi eux, il
y a des maîtres. Or les mille mailles sont payées 0 fr. 08; une jour-
née de travail, sans reprendre haleine, peut produire 0 fr. 80;
c'est le maximum. Si réservée que soit une femme dans sa nourri-
ture, dans ses vêtemens, dans son logis, — je ne parle pas du
chauffcige, — il lui est impossible de vivi*e avec cette somme déri-
soire. On s'est ingénié à enseigner aux aveugles des métiers qui
exigent une grande adresse et une habileté consommée; quelque
perfectionné que soit le lact, il ne remplace jamais la vue; c'est
ce que n'ont point reconnu bien des gens qui ont peut-être cher-
ché à se faire valoir par les aveugles plutôt qu'à le.r mettre un
gagne-pain aux doigts. On a voulu leur apprendre à tourner, et
on y est parvenu; mais quelle lenteur dans la manœuvre du tour!
quel tâtonnement perpétuel! quelles irrégularités! On a obtenu
ainsi plutôt des objets de curiosité que des objets usuels, d'un
débit assuré, par conséquent fournissant le pain quotidien. On
prouvait ainsi qu'un aveugle surveillé, conseillé, « chambré » était
capable d'un tour de force propre à étonner les badauds; mais on
ne démontrait pas que l'aveugle pût en retirer une rémunération
suffisante. C'est l'aveugle, l'aveugle seul qu'il faut avoir en vue,
c'est pour lui qu'il faut travailler et non pour « la galerie » qui
s'extasie, bat des mains, s'en va et n'y pense plus. Le métier
que i'ori enseigne aux avtugles ne sera jamais as^ez facile; le
procédé doit en être simple et l'outillage peu compliqué; à cet
égard, le tricot est irréprochable, et autant que je puis parler de
choses que j'ignore, j'ai vu dans l'ouvroir de la rue d'Enfer des
gilets, des jupes, des fichus, des bottons qui m'ont paru des chefs-
LA CHARITÉ PRIVÉE A PARIS. 111
d'oeuvre. Les Sœurs de Saint-Paul, dont la pauvreté est grande,
dont le bienfait est incessant, tirent-elles de l'habileté de leurs
ouvrières le parti que des personnes plus avisées et surtout plus
intéressées en pourraient tirer? Je ne sais, mais je ne le crois pas.
J'imagine que l'ouvroir pourrait répondre plus fructueusement
aux exigences do la maison où la cécité est choyée et récon-
fortée. Les temps agressifs que nous traversons y sont pour quelque
chose. On se sent soupçonné, épié, dénoncé. La paix de la con-
science, la certitude des services que Ton rend ne sont qu'une
satisraction intime et n'ont jamais protégé nul être de bien contre
la sottise et le mauvais vouloir. On se fait humble, on cherche à être
oublié, on craint d'être remarqué si l'on se montre au grand jour,
hors de la reti-aite où l'on vit renfermé. On a peur que, comme
aux heures néfastes du mois de mai 1871, on ne vienne dire :
« Allons, les nonnes, il faut déguerpir! » On vit de privations,
sinon de misère, et l'on s'estime heureux si l'on a évité les regards
de l'ignorance infatuée d'elle-même. On sait, en outre, que l'ou-
vrière de Paris pousse des cris de détresse lorsqu'elle est atteinte
par un de ces inévitables chômages que provoque la politique, la
réserve des capitaux ou l'encombrement des magasins. Elle s'ex-
clame, et ne comprenant, ne pouvant rien comprendre aux événe-
mens dont elle souffre, elle ne ménage point les accusations: « C'est
la main-d'œuvre à prix réduit des prisons, des maisons centrales et
des couvens qui nous ruine. ))I1 ne manque pas de bonnes gens pour
le croire, et les communautés religieuses savent alors que l'on
regarde de leur côté avec colère. Pendant la commune, ces objur-
gations furent écoutées; on supprima le travail dans les prisons de
Paris. A Sainte-Pélagie, il fallut distribuer de l'ouvrage aux déte-
nus, qui s'ennuyaient trop.
Lorsque le mauvais vent qui soufïle et qui a déjà déraciné les
emblèmes de la foi sans ébranler la foi elle-même, se sera épuisé à
tourbillonner dans le vide, les Sœurs de Saint-Paul pourront donner
à leur ouvroir le développement qu'il comporte, et ce sera tant mieux
pour les aveugles, que l'on recevra en plus grand nombre et aux-
quelles on ne sera plus obligé de mesurer la place. En attendant,
on agit sagement d'accepter un gain modeste, beaucoup trop
modeste, et qui est plutôt le prétCAte que le motif du travail. Il est
indispensable que l'aveugle se croie utile et, s'il se peut, qu'il le
soit. La satisfaction de l'habileté acquise soutient le courage et
excite l'émulation des pauvres filles que j'ai vues, qui sont aveu-
gles, comme saint Paul l'a été et pour lesquelles Ananias ne viendra
jamais. Se figure-t-on ce que serait l'existence mentale de ces mal-
heureuses si elles restaient inoccupées dans la double nuit de la
112 REVUE DES DEUX MONDES.
cécité et de l'oisiveté? que deviendraient-elles, et comment pour-
rait-on apaiser les tempêtes de leur imagination? Le travail les
distrait, la règle les discipline, elles ont coutume de faire tous les
jours les mêmes choses, aux mêmes heures, leur vie s'écoule dans
une régularité qui l'abrège et la rend possible. « Si j'avais encore
la folie de croire au bonheur, a dit Chateaubriand, je le cherche-
rais dans l'habitude. » L'uniformité du travail est jusqu'à un cer-
tain point un lien de plus entre toutes ces infortunées. Il me semble
que l'expérience a éliminé successivement tous les métiers autour
desquels on avait tâtonné, et que l'on s'est concentré sur le tricot;
on y excelle et l'on y mériie quelque célébrité. Dans la maison, la
musique est enseignée et, je l'ai dit, étudiée avec passion, mais j'y
vois plutôt un art d'agrément qu'un gagne-pain. Un homme peut
faire sa partie dans un orchestre de bal ou de théâtre, être profes-
seur, organiste, accordeur de pianos; plus d'un sujet remarquable
est sorti de l'Institut des jeunes aveugles ; mais une femme, que
peut-elle faire? Donner des leçons dans le parloir de la commu-
nauté? Oui, certes; mais qui viendra les lui demander, rue d'Enfer,
au-delà de l'Observatoire, à l'une des extrémités de Paris? Elle n'est
pas clotiréedans la maison des Sœurs de Saint-Paul, mais encore ne
peut-on la lâcher toute seule dans les rues pour courir le cachet, à
l'aventure. Si l'on veut la faire accompagner, ce qui ne serait que
correct, il faut tout de suite doubler le nombre des sœurs voyantes
ou réduire la communauté à n'être gouvernée que par des sœurs
aveugles; c'est impraticable. Faisons de la musique pour satisfaire
l'âme et pénétrer dans les clartés de l'harmonie, mais tricotons, mes
sœurs ; c'est le plus sûr moyen d'associer vos filles aveugles à votre
œuvre de bienfaisance et de compassion.
m. — LES classes; l imprimerie.
En sortant de l'ouvroir, on pénètre dans les classes, qui sont au
nombre de trois et portent des noms correspondant à l'âge des
enfans ; les moyennes, les petites, les toutes petites. Là aussi, comme
dans l'atelier, tout le monde est aveugle, là aussi, entre les leçons
et les récréations, on tricote, pour mieux dire, on apprend à tri-
coter. Je retrouve les méthodes d'enseignement, d'écriture, de lec-
ture que j'ai déjà vues fonctionner à l'Institut des jeunes aveugles
et dont j'ai parlé autrefois (1). Les insirumens de précision de
l'écriture « nocturne » sont toujours le poinçon, la tablette et la
(1) Voyez, dans la Revue du 15 avril 1873, VInsliiuHon des jeunes aveugles.
LA CHARITÉ PRIVEE A PARIS. 113
grille inventés par Louis Braille, qui a été quelque peu savantasse,
en nommant son système, — son admirable système, — l'anaglyp-
tographie et la diaphigraphie. Ce système peut suffire à tous les
besoins intellectuels de l'aveugle, mais ne lui permet pas d'entrer
en communication avec les voyans qui ne se le sont pas approprié.
On sait en quoi il consiste; chaque lettre de l'alphabet, chaque
chiffre, chaque signe de ponctuation forme en relief un nombre
de points déterminés. L'aveugle lit en passant l'extrémité de ses
doigts sur la saillie des points et lit avec autant de rapidité qu'un
voyant instruit qui a sous les yeux un volume bien imprimé. Sou-
vent j'ai vu un aveugle suivre de la main gauche les lignes d'un
livre « nocturne » qu'il reproduisait de la main droite sur l'appa-
reil de Braille. Dans la classe des moyennes, la religieuse aveugle,
— qui serait charmante sans ses yeux blancs, — écrivait de la sorte.
La supérieure lui dit : « Que faites-vous là, ma sœur? » Elle répondit:
« Ma mère, je me dicte un livre de piété. »
Un aveugle, nommé Foucaut, voulut mettre ses compagnons
d'infortune en relations écrites avec les voyans et il imagina un
instrument très ingénieux composé de dix poinçons éinoussés,
écartés au sommet, très rapprochés à la base, contenus dans un
triangle de fer et munis d'un ressort à boudin. L'instrument est
monté sur une règle dont les deux extrémités s'engagent dans la
rainure du cadre dont l'aveugle est forcé de se servir pour main-
tenir son papier et empêcher sa main de dévier. L'appareil glisse
sur la règle fendue de gauche à droite dans le sens de l'écriture,
et la règle glisse de haut en bas dans le sens des lignes La base
des six poinçons juxtaposés porte sur une feuille de papier plom-
bagine, dont la face noircie est appliquée sur une feuille de papier
blanc. L'aveugie frappe la tête du poinçon qui s'abaisse et trace un
point noir ; on obtient ainsi l'écriture romaine, chaque lettre est com-
posée de plusieurs points; dans le mot « honorer » j'en ai compté
jusqu'à cinquante-huit. Les aveugles habiles écrivent de la sorte
avec une sûreté et une rapidité extraordinaires, et l'instrument leur
est précieux lorsqu'il s'agit de correspondre avec les voyans ; mais
l'écriture ainsi obtenue, très nette et qui ressemble à un modèle
de tapisserie au très petit point, offre un inconvénient grave, l'aveugle
ne peut la lire ; la saillie produite par la frappe du poinçon, — du
piston, comme l'on dit à la maison de Saint-Paul, — est trop faible
pour être perceptible au tact même le plus délicat ; en outre, elle
présente la lettre à l'envers. Le problème restait donc toujours le
même : Comment doter l'aveugle d'une écriture lisible à la fois
pour lui et pour les voyans? Un homme de bien a cherché à résoudre
ce problème, et je crois qu'il l'a résolu.
TOMB Lxir. — 1884. s
114 REVUE DES DEUX MONDES.
M. le comte de Jay de Beaufort, dont les organes de la vision sont
irréprochables, a inventé un système extrêmement simple, comme
tout ce qui doit être approprié à l'infirmité, et dont la pratique m'a
semblé facile. Laissant de côté l'écriture nocturne de Braille et l'écri-
ture voyante de Foucaut, rejetant la romaine dont les lettres rec-
tangulaires sont lentes à former, négligeant l'écriture anglaise dont
certaines leitres, les m, les n, les u, ont trop de similitude et peu-
vent être confondues, surtout au toucher, il a adopté une sorte de
bâtarde lourde qui ressemble à la ronde. Il enseigne à écrire à
l'envers comme font les lithographes et les graveurs; avec un peu
de temps, d'attention et d'adresse, on est passé maître en ce genre
d'écriture. Une feuille de papier à la fois résistante et molle est
placée sur un cadre contenant une tablette creusée horizontalement
de sillons larges et plats déterminant la rectitude de la ligue et la
hauteur des lettres. Cette tablette est recouverte d'un drap léger
qui permet au papier de s'infléchir sous l'action d'un poinçon
obtus, sans cependant être crevé. Ces indications suffisent à expli-
quer le mode de procéder : à l'aide du poinçon, du stylet, — d'oti le
nom de stylographie appliqué à cette méthode, — on trace des let-
tres à l'envers ; on détache la page, on la retourne ; les lettres appa-
raissent en saillie, reconnaissables aux yeux des voyans, reconnais-
sablés au toucher des aveugles. Désormais la communication est
établie entre les uns et les autres. Les aveugles apprécient singu-
lièrement ce système, qui est supérieur à tous ceux que l'on a ima-
ginés pour eux, car seul il leur met en main un moyen de corres-
pondance assuré avec les voyans. M. le comte de Jay de Beaufort
donne bénévolement des leçons à l'Institut des jeunes aveugles et
forme, parmi les Sœurs de Saint-Paul, des professeurs qui, à leur
tour, transmettent la science nouvelle à leurs petites élèves. J'ai vu
les religieuses écrire et lire rapidement de la sorte; les jeunes filles
sont moins habiles; elles ânonnent ou plutôt elles tâtonnent et ec
parviennent pas toujours, au premier tact, à déchiffrer une phrase.
Elles sont exactement comme un enfant qui commence à épeler ses
lettres et ne sait pas encore en former un mot. Tout apprentissage
est long fet l'infirmité n'est point pour l'abréger. La stylographie
rendra d'inappréciables services aux aveugles et brisera en partie la
barrière qui les sépare du reste de l'humanité.
Toutes les élèves que j'ai vues dans les classes ne sont point
encore assez développées pour être mises à l'étude du système
Beaufort; les plus grandes, seules, commencent à s'en servir.
L'enseignement qui est distribué là ressemble à celui de toutes
les écoles primaires : la lecture, l'écriture, le calcul, l'histoire, la
géographie ; on néglige la couture, qui est trop difficile ; la brode-
LA CUARITÉ PRIVÉE A PARIS, 115
rie, qui est impossible, et <]ès qu'une enfant est apte à former des
mailles, on lui met le tricot en mains. On leur fait faire très sou-
vent des. compositions (ce que le langage pédagogique appelle un
style), pour leur apprendre à débrouiller leurs pensées, à les déve-
lopper et à les rendre avec quelque précision, ce qui est parfois
malaisé aux voyans et doit être souvent pénible aux aveugles.
J'ai Yoi^lu me rendre compte du degré « d'avancement » de la
classe des moyennes, où je voyais des fillettes de quatorze à seize
ans, et je fis prier les trois « plus fortes » de faire une narration
sur un sujet donné : une promenade à la campagne. Le sujet
n'était intéressant que parce qu'il devait être traité par des aveu-
gles et que j'espérais y saisir quelques expressions faisant con-
naître les sensations spéciales qu'elles éprouvent. Point; leur instruc-
tion est faite par des voyantes, dont elles emploient le langage sans
même le modifier selon les exigences de leur infirmité. Les trois
« copies, » semblables au fond, peu différentes dans la forme, racon-
taient une journée de congé passée aux environs de Paris sous la
surveillance des Sœurs de Saint-Paul : « G était par une belle matinée
de printemps... C'était par une belle matinée du mois de mai. » On
voit le ton général, il ne varie pas ; mais j'ai haussé les épaules avec
impatience en lisant : h Quel spectacle charmant s'offre à tous les
regards! Quel merveilleux tableau! » 0 rhétorique! quelle est donc
ta puissance ! Cela me fit souvenir que, dans une composition ana-
logue faite par des sourds-muets, on célébrait « la syn)phonie du
chant des oiseaux et le murmure harmonieux des sources cristal-
lines. » Dans le désir de s'approprier des sensations qu'ils igno-
rent, ces malheureux s'évertuent à reproduire un langage qu'ils ne
comprennent pas et ''atiguent l'observation la plus attentive.
Cela est remarquable surtout lorsque l'aveugle raconte les rêves
de son sommeil. J'avais été frappé de ce fait lorsque j'étudiais l'Insti-
tut des jeunes aveugles ; les enfans, les jeunes gens que j'interrogeais
me parlaient avec complaisance de ce qu'ils avaient « vu » dans leurs
songes; j'en étais reoté dérouté et ne savais trop si le lêve de
l'aveugle n'était point semblable au rêve du voyant. L'aveugle qui
a vu au-delà de l'âge de raison conserve pendant longtemps des
rêves voyans, comme si les iuîages « emmagasinées » se reprodui-
saient iiux heures de la nuit; peu à peu ces images s' affaiblissent,
deviennent nombres, confuses et finissent par disparaître au bout
de quinze ou vingt ans de cécité. Quant à l'aveugle-né, il rêve noir.
Je m'en suis assuré à la maison de Saint-Paul ; j'ai longuement et
successivement causé avec trois sœurs aveugles, très intelligentes,
qui m'ont expliqué que tous les phénomènes de leurs rêves étaient
empruntés à l'ouïe, au toucher et ne recevaient rien de la vision.
116 REVUE DES DEUX MONDES.
Une d'elles, qui a vu jusqu'à l'âge de cinq ans, m'a dit que parfois
les bruits de ses songes se produisaient au milieu d'une très faible
clarté, d'une clarté crépusculaire presque semblable à la nuit. Les
voyans reconnaissent qu'ils s'endorment en percevant des images
mobiles, le plus souvent colorées, comme si la rétine avait con-
servé quelque impression de la lumière des lampes ou de celle
du jour; les aveugles entendent des bruits confus, des sonorités
aériennes qui ne rappellent ni la voix humaine, ni le chant des
instrumens de musique; leur rêve fait du bruit, leur rêve les
touche, mais ne leur apparaît pas. Une religieuse m'a dit que, par-
fois, au moment de s'endormir, elle avait des pointes de feu dans
les yeux, mais il ne m'a pas été possible de définir si elle voyait
réellement des étincelles, ou si elle éprouvait simplement une sen-
sation de chaleur sous la paupière, car, je le répète, dans le lan-
gage des aveugles, le mot voir a toute sorte de significations que
nous ne lui atiribuons pas (1). C'est ainsi que la même sœur me
disait : « Lorsque j'entre dans une chambre, je vois tout de suite
que l'on a retiré un des rideaux de vitrage. » Ce fait peut sembler
extraordinaire, il n'en est pas moins exact. Je me récriai : a Mais
comment, à quoi pouvez- vous reconnaître qu'un rideau de vitrage a
été enlevé? » Elle répondit : « Je ne sais, cela est moins plein. »
C'est sur le front et autour des yeux que se produit cette impres-
sion dont la délicatesse est pour nous mystérieuse; on dirait que
la vue est remplacée à son siège même par une sensibilité de tact
qui peut, jusqu'à un certain point, y suppléer. Une religieuse
aveugle traverse les couloirs, entre dans les différentes pièces de la
maison, circule à travers les tables, se promène dans le jardin, au
milieu des arbres, sans jamais se heurter; si l'on rabat devant ses
yeux le voile d'étamine replié sur sa tête, elle ne sait plus où elle
va; elle étend les bias, s'arrête, cherche sa route, ne la trouve pas
et butte dans tous les obstacles. Pour aveugler un aveugle, il suffit
de lui mettre un bandeau sur les >eux; et, en disant cela, je parle
de l'aveujile qui est enveloppé de ténèbres complètes, de l'aveugle
dont la rétine est détruite, le cristallin anéanti, le nerf optique para-
lysé, et non point de l'aveugle qui, semblable au voyant fermant
les yeux, conserve encore un reste de vision à l'aide duquel il dis-
tingue le jour de la nuit. Aussi ne faut-il pas être trop surpris
lorsque l'on voit des petites filles aveugles jouer à cache-cache
et mêine au colin-maillard. Lorsqu'elles courent et se poursuivent
dans le jardin, il est presque sans exemple qu'elles n'évitent pas les
(1) Une aveugle, que j'avais priée d'écrire une phrase à l'aide de l'appareil Foucaut,
écrivit : « Je suis bien heureuse de vous voir, »
LA CHARITÉ PRIVEE A PARIS. 117
arbres; à la gymnastique, on ne peut les voir sans trembler, elles
galopent, avec une adresse de singe, sur la poutre transversale, et,
dans les exercices les plus violens, conservent un équilibre dont
peu de voyans seraient capables. Elles sont vingt ou viftgt-cinq,
jouant, gambadant, mêlées les unes aux autres. 11 leur suffit de
frôler de la main le vêtement d'une de leurs compagnes ou d'une
des religieuses pour la reconnaître et la nommer. La supérieure,
accompagnée de l'assistante, pénètre dans la classe sans dire un
mot : une petite fille se jette à bas de son banc, glisse sous la table,
marche droit à la supérieure, lui saisit la main et dit : « Ah ! voilà
notre mère! » A quoi l'a-t-elle reconnue? Au pas, au froufrou de sa
robe? Je ne sais, mais elle ne l'a confondue avec aucune autre; ce
qui le prouve, c'est qu'elle a dit : « ma mère ; » dans la maison, ce
nom n'est attribué qu'à la supérieure; toutes les autres religieuses
sont appelées « ma tante » par les enfans.
Dans la classe des toutes petites, le spectacle est navrant, et
l'on se révolte contre les injustices de la matière. Est-ce qu'il y
a des dynasties d'aveugles ? J'aperçois une fillette à peau brune,
dont les paupières à fleur de pommettes sont relevées vers les
tempes. Elle arrive d'Algérie; ses deux frères, son père, son
grand-père, sa mère, sont, comme elle, aveuglés par l'amaurose.
Une autre incline et redresse la tête, agile sa main droite sans arrê-
ter; comme la pulsation régulière du poulïJ, lesmouvemens se mani-
festent à temps égaux; si on les comptait à l'aide d'une montre à
galopeuse, on reconnaîtrait qu'ils se reproduisent en nombre pareil
au cours de chaque minute ; c'est une choréique. La danse de Saint-
Guy ne lui laisse pas de repos. A la maison de Saint-Paul, comme
à l'infirmerie des scrofuleux de Saint-Jean-de-Hieu, on livre bataille
aux familles qui veulent reprendre leur enfant infirme pour l'as-
seoir au coin d'un pont et s'en faire « un revenu. » Malgré le règle-
ment qui interdit de recevoir les aveugles n'ayant pas atteint l'âge
de quatre ans , !a supérieure n'a point hésité à admettre une
pauvre petite créature de deux ans, Jrappée d'une cécité complète
résultant .sans doute d'une ophtalmie purulente contraciée à l'heure
même de la naissance. Sa mère est morte, elle a un frèi e épilep-
lique; son père est un ivrogne que le travail n'attire pas et que
l'absinthe abrutit. Depuis trois années que ks Sœurs de Saint-Paul
ont adopté cette enlant, la lutte contre le père est incessante. Il
veut emmener sa fille : au long des rues et tendant la main, elle
lui ramasserait de quoi boire. On résiste, il dit : « La loi est pour
moi. » 11 a raison, la loi est pour lui et protège la puissance pater-
nelle, dont l'infamie même n'entraîne pas la déchéance. Cette pauvre
petite est très touchante à voir : dès qu'elle sent que la supérieure
118 REVUE DES DEUX MONDES.
est là, elle s'en approche, se colle à sa robe comme si elle cher-
chait protection contre un danger, et fait si bien qu'elle finit par
s'installer dans ses bras. De temps en temp!=!, quand il a trop bu ou
qu'il n'a pins de quoi boirft, le père vient faire une algarade : on
l'apaise avec de ] onnes paroles ; on lui parle de Dieu, ce qui l'égaie ;
on lui fait comprendre que sa fille ne lui coûte rien, pas même un
remercîment, ce qui lui plaît, et l'on s'en débarrasse comme l'on
peut. Jusqu'à présent, on a réussi à sauver sa fille, mais on n'est
point rassuré sur l'avenir de la pauvre enfant, dont le père, tôt ou
tard, fera « un moyen d'existence. »
II n'y a pas eu que des enfans pauvres dans cette maison bénie ;
des jeunes filles de bonne naissance sont venues y demander l'in-
struction spéciale dont l'avengle a besoin pour pénétrer les choses
de l'esprit et éclairer son intelligence. Celles-là n'ont point été mêlées
aux fillettes de l'école ; elles ont été soignées à part, dans une sorte
de pensionnat que l'on improvisait pour elles; on les y instruisait,
on les y formait aux habitudes du monde où elles étaient appe-
lées à vivre. Je connais une de ces infortunées qui a gardé pour
les Sœurs de Saint -Paul une gratitude passionnée. Aujourd'hui
qu'elle est âgée de vingt-quatre ans, elle va souvent voir celles
qu'elle appelle toujours u mes tantes, » qui ont secouru sa jeu-
nesse et qui, à force de patience, à force de tendresse, ont neutra-
lisé la double nuit qui pèse sur elle. Cet exemple est à citer et
démoiitre que rien n'est impossible aux cœurs fervens qui veulent
le bien. La jeune fille dont je parle est particulièrement intéressante
pour les lettrés, car elle est de famille littéraire. Mes contemporains
ont eu son aïeul pour professeur au collège Henri IV ; son j.ère,
avant de se vouer à l'enseignement, publia le poème de l'Amour
et Psyché et fit jouer à l'Odéon le Docteur amoureux, pastiche de
Molière qui dérouta plus d'un critique. J'hésite à la nommer : pour-
quoi? Le mal incurable serait-il un crime? est-elle donc coupable
de son malheur? Elle s'appelle Bertha de Calonne. Elle a grandi
comme les autres enfans, joyeuse, voyante, admirant les lacs de
Suisse près desquels elle vivait, soulfreteuse parfois, mais sans
maladie grave qui pût inquiéter ceux dont elle était l'orgueil et la
joie. A l'âge de quatorze ans, elle perdit la vue et, — ceci est atroce,
— elle devint sourde. Si les lèvres ne sont point placées à l'orifice
même de son oreille, elle ne perçoit qu'un bruit indistinct, une
voix confuse qui murmure et ne parle pas. Vue éteinte, ouïe atro-
phiée, double misère, double obstacle. Les Sœurs de Saint-Paul ne
se sont point découragées; au contraire; en présence d'une telle
infortune, elles ont redoublé de zèle. Les cruautés de la nature
semblaient les mettre au défi, elles ont vaincu la nature, elles ont
LA CHARITÉ PRIVEE A PARIS. 119
ouvert la pauvre enfant fermée, elles ont fertilisé ce sol qui parais-
sait à jamais stérile. Ou dirait qu'elles se sont efforcées jusqu'au
miracle, car, à cette jeune fille qui ne voyait plus, qui n'entendait
presque pas, elles ont enseigné la musi:|ue. Je me hâte de dire
qu'elles étaient aidées par une intelligence except'onnelle; on pour-
rait croire que les sensations anéanties pour toujours se sont résor-
bées en facultés fécondes où l'esprit, l'imagination, la compréhen-
sion trouvent une vigueur peu commune. La volonté d'échapper à
l'obscurité de deux infirmités combinées engendrait un besoin de
savoir que rien ne parvenait à satisfaire. Semblable aux petits enfans
qui écoutent un conte, h tout ce qu'on lui apprenait elle disait :
« Encore ! encore ! » A cette heure oii l'instruction est terminée pour
elle, rien n'apaise cette ardeur de connaître. L'oreille appliquée aux
lèvres maternelles, tout le jour, elle entend lire sans se lasser. Son
activité cérébrale est extrême ; pour elle nul idéal n'est assez élevé,
nulle conception n'est assez haute ; volontiers elle pousserait le cri
de Michelet: « Des ailes! des ailes! » Dans les sphères lumineuses
011 plane son esprit, échappe-t-elle à ses propres ténèbres? Je vou-
drais le croire et n'ose l'affirmer, car elle aime le sommeil, qui lui
rapporte dans les songes le souvenir visible de sa vie d'autrefois.
Comme les aveugles qui ont vu pendant longtemps, elle a conservé
des rêves vorjans qui lui sont chers; elle l'a dit; elle a fait mieux
que de le dire, elle l'a chanté en strophes qu'il convient de
répéter :
Quand le sommeil béni me ramène le rêve,
Ce que mes yeux ont vu jadis, je le revois;
Lorsque la nuit se fait, c'est mon jour qui se lève
Et c'est mon tour de vivre alors comme autrefois.
Au lointain du passé le présent qui se mêle
Laisse dans ma pensée une confusion;
C'est une double vie, étrangement réelle,
C'est une régulière et chère vision.
Etres mal définis, choses que je devine.
Tout cesse d'être vague et vient se dévoiler ;
C'est la lumière! C'est la nature divine!
Ce sont des traits chéris que je peux contempler.
Et quand je me réveille encor toute ravie.
Et 4U0 je me retrouve en mon obscurité.
Je doute et je con^ondi le rùve avec la vie.
Mon cauchemar commence à la réalité I
120 REVUE DES DEUX MONDES,
Je n'ai pu lire ces vers sans émotion, car le sentiment qu'ils
expriment est d'une poignante sincérité. Est-ce que l'on ne crève pas
les yeux aux rossignols pour rendre leur chant plus harmonieux ?
J'ai voulu visiter l'infirmerie, qui est dans une demi- obscurité
plaisante ; les lits étaient vides, nulle malade n'y souffrait. Elle est
installée, dit-on, dans l'ancienne chambre à coucher de M™® de
Chateaubriand, chambre bien restreinte pour la femme d'un che-
valier de la Toison d'or, d'un ancien ministre des affaires étrangères,
pair ,de France, ambassadeur à Rome et auteur d'une révolution
littéraire dont profitent encore ceux qai le dénigrent aujourd'hui.
Malgré les Mémoires d" outre-tombe, malgré le livre plus que dis-
cutable de Sainte-Beuve, l'histoire de ce grand esprit et de l'in-
fluence qu'il exerça sur son temps est encore à faire. Il y a là de
quoi tenter un homme de bonne foi, instruit et généreux. Les filles
aveugles qui vaguent à travers sou ancienne demeure, ne se dou-
tent guère qu'il a existé, et nulle d'entre elles sans doute n'a
entendu parler du Génie du christianisme, que l'on ferait bien de
leur lire. Celles qui tricotent dans l'ouvroir seraient singulière-
ment délassées et soulevées si, pendant les longues heures du tra-
vail, on leur lisait quelques-unes de ces œuvres sereines oh l'âme
trouve à la fois un point d'appui et l'éclosion d'idées nouvelles.
Les livres nocturnes spécialement imprimés pour les aveugles sont
rares, très rares. Lorsqu'on 1873, j'ai parcouru la bibliothèque
de l'Institut des jeunes aveugles, j'ai été douloureusement affecté
de sa pénurie; j'y ai compté quelques livres d'enseignement, des
cahiers de musique, mais je n'y ai rien vu qui pût donner pâture
aux besoins de l'imagination. Il en est de même à la maison de Saint-
Paul, qui pourtant possède une imprimerie et qui imprime elle-
même les volumes qu'elle distribue à ses élèves.
L'imprimerie n'est point grande, mais elle est suffisante, très
claire, comme si des voyans devaient y travailler et cependant les
typographes sont quatre sœurs aveugles qui lèvent la lettre, manient
le com()Osteur et font mouvoir la presse avec l'aplomb d'un vieux
« pressier. » Pas d'encre dans le système Braille, qui procède par
pointes saillantes gaufrant un papier épais, par conséquent une
extrême propreté. Il me senjble que la maison de Saint-Paul pour-
rait facilement devenir l'atelier typographique des aveugles et
fournir à ces malheureux les livres qu'ils recherchent et qu'ils ne
trouvent pas. L'aveugle ne connaît guère que les ouvrages dont il
écoute la lecture; les autres, ceux que l'on a imprimés pour lui,
sont en nombre tellement restreint et d'un choix si réservé, qu'il
les apromptement épuisés ou qu'il les rejette, car ils ne lui appren-
nent plus rien, dès que son instruction est terminée. Il y a là non-
LA CHARITÉ PRIVEE A PARIS. 121
seulement une source de gain dont les élèves de la communauté
profiteraient, mais il y a an service moral à rendre aux aveugles
qui est pour tenter le zèle des femmes dévouées à la cécité.
Déjà c'est à l'imprimerie Saint-Paul que l'on compose et que l'on
tire le Louis Braille, journal en écriture rocturne, expressément
fait pour les aveugles par un aveugle. M. Maurice de la Sizeranne,
qui a perdu la vue aux premières années de son enfance, qui a tra-
versé l'Institut du boulevard des Invalides, qui est j' une, intelli-
gent, très ardent à la cause des aveugles, qu'il connaît mieux que
nul autre, a compris qu'il fallait leur donner la nourriture intellec-
tuelle à laquelle toute créature huiraine a droit. 11 a fondé le
Louis Braille, qu'il dirige et rédige seul, ou peu s'en faut. C'est un
recueil mensuel divisé en deux parties auxquelles on peut s'aboimer
isolément. La première est relative à la vie pratique des aveugles;
la seconde, se rapportante leur\ie intellectuelle, contient un supplé-
ment littéraire, scientifique et musical. Cela forme un gros cahier
de vingt-quatre pages d'impression pointée qui représente environ
une feuille (seize pages) de la Bévue des Deux Mondes. C'est un
bienfait pour les aveugles, qui peuvent ainsi entrer directement en
communication avec le monde extérieur et participer à ses décou-
vertes. M. Maurice de Sizeranne ne s'en est pas tenu là, et il a
fondé un autre recueil qu'il a nommé le Valentin Ihiûy, en mé-
moire du grand homme de 1 ien qui le premier s'est consacré à la
cécité indigente. Ce journal est imprimé en caractères ordinaires, il
s'adresse aux voyans, explique les besoins des aveugles, y inté-
resse, et cherche ce qui peut apporter un soulagement, une atté-
nuation à leur infirmité.
L'exemple est donné; espérons qu'il ne restera pas stérile et que
peu à peu on va imprimer en caractères nocturnes une biblio-
thèque pour les aveugles, qui, à l'heure qu'il est, n'ont même pas
encore de dictionnaire à leur usoge. En ceci la maison de Saint-
Paul peut prendre une initiative qui serait féconde ; il lui est facile
d'imiter la sofiété fonctionnant à Londres pour la diffusion du sys-
tème Braille et où plus d'un typographe aveugle trouve à gagner
sa vie (1). Si à un atelier typographique elle joignait un atelier de
copie pour la musique nocturne, nul doute qu'elle n'en retirât de
sérieux avantages, il y aurait un péril cependant et je me hâte de le
signaler. L'idée religieuse ne devrait pas déterminer exclusivement
le choix des volumes à imprimer. Dieu me garde de repousser les
livres de piété! mais il en faudrait d'autres, beaucoup d'autres, car
(1) British and foreiga Blind Association for promoting thc éducation and employ-
ment of the blind.
122 REVUE DES DEUX MONDES.
si l'on ne peut ouvrir les yeux de l'aveugle, il convient de lui
ouvrir les horizons de l'esprit. Je voudrais lui mettre en main les
voyages, l'histoire, les œuvres d'imagination, les contes, fût-ce ceux
de M'"" d'Aulnoy, les Mille et une Nuits, en un mot, tout ce qui l'ar-
rache à son milieu f t le transporte dans le monde du rêve, dans le
monde idéal, où il trouvera l'oubli momentané de sa lamentable
existence. Lorsqu'à l'Institut des jeunes aveugles, on lisait les Aven-
tures du capitaine IJatteras, les en*"ans étaient halttans d'émotion;
pendant quelque temps du moins, ils échappaient à eux-mêmes.
Les aveugles qui ont entendu lire Bobinson Crusoë y pensent sans
cesse; ils s'en vont au milieu des océans, à travers les îles désertes
et trouvent dans leurs rêveries des satisfactions que la vie leur a
refusées. II serait donc bon d'être très large dans la sélection et de
se laisser guider plus par les besoins intellectuels de l'aveugle que
par la congrégoition de î'inrlex.
Dans cette industrie, qu'elle peut, je crois, facilement développer,
la maison de Saiut-Paul récolterait des ressources qui ne lui seraient
point inutiles, car elle est pauvre, très pauvre. Lorsque je l'ai
visitée, elle contenait soixante-six aveugles : sur ce nombre, vingt
jeunes filles paient une pension de 300 à liOO francs; douze une
rétribution de 100 à 200 francs; quatre reçoivent un secours des
Quinze-Yingts et huit obtiennent 1 0 francs par l ois des bureaux de
bienfaisance ; si à ces sommes nous ajoutons un maximum de
1,300 francs produits par l'ouvroir, nous n'arriverons pas à un
total de 12,000 francs. C'est plus que la misère, c'est l'impossibi-
lité matérielle de vivre. Comment faire? On s'adresse à la charité
privée, La communauté n'a point de quêteuse et ne peut en avoir;
tout son temps est pris par les soins multiples qu'exigent les aveu-
gles. Si elle quitte la maison pour aller à la provende, les infirmes
pâtiront et le but même de l'œuvre ne sera plus atteint. Cependant
il est nécessaire de frapper de porte en porte et de tendre la main :
Pour les pauvres aveugles, s'il vous plaît! Ici, comme partout où il
y a du bien à faire, je retrouve la femme parisienne, la femme du
monde qui semble s'efforcer d'obtenir le pardon de sa grâce et de
sa fortune, que rien ne lasse lorsqu'il s'agit de secourir les malheu-
reux, que rien n'arrête quand la misère l'appelle. A côté del'OEuvre
des Sœurs de Saint-Paul fonctionne une agrégation de femmes cha-
ritables qui sollicitent les dons, recueillent les offrandes et attirent
des dames sociétaires dont la souscription est de 2Zi et même de
6 francs par année. Grâce à ce concours, grâce, une fois de plus,
à la bienfaisance, les filles aveugles ne sont pas jetées au hasard de
la voie publique. J'ai déjà dit cela pour d'autres; qui est-ce qui
se répète? Est-ce moi! Non, c'est la charité.
LA CHARITE PRIVEE A PARIS. 123
La maison n'est pas florissante, mais elle subsiste ; autant qu'elle
le peut, elle fait place aux malheureuses qui viennent dire : Sauvez-
moi. La plupart des pensions sont payées par des « bienfaiteurs, »
car presque toutes les aveugles que j'ai vues là sont dénuées et ne
sauraient où dormir si elles n'étaient accueillies au nom de celui qui
fut aveuglé et éclairé sur la route de Damas. Le nombre des aveugles
hospitalisées est singulièrement minime, lorsqu'on le compare au
nombre de celles qui devraient être reçues dans cette maison con-
struite pour elles et qui est le domaine de la cécité. Il existe en
France cinquante mille aveugles; en admettant que les femmes ne
comptent que pour un tiers, il y en a dix-sept mille. Malgré l'In-
stitut des jeunes aveugles, malgré les Quinze-Vingts, ma'gré cer-
taines maisons religieuses qui en acceptent quelques-unes, le chiffre
de celles auxquelles tout asile est fermé et dont la vie n'est qu'une
infortune obscure est considérable. La maison de Saint-Paul sérail
pour celles-là un port assuré contre les naufrages de leur existence
infirme; comment y aborder, comment y saisir le repos si long-
temps cherché, la sécurité vainement espérée, le pain de chaque
jour si souvent introuvé? C'est à peine si les prodiges d'économie
opérés par les sœurs réussissent à nourrir les aveugles et à empê-
cher la communauté d'observer d'autres jeûnes que ceux de l'éghse.
L'œuvre est très intéressante, elle est unique, elle n'abandonne pas
celles qu'elle a adoptées; la petite fille qui y est entrée bégayant
encore peut y mourir centenaire, sans l'avoir jamais quittée, sous
la robe à carreaux de l'ouvrière ou sous la robe noire de la reli-
gieuse, si, lasse de la cécité de sa matière, elle a voulu pénétrer
dans les clartés de la foi. Là, l'hospitalité n'est point décevante, elle
n*a ni limite d'âge, ni limite d'iLfirmité ; quelle que soit la maladie
chronique ou transitoire qui frappe l'aveugle, la maison la garde
et la soigne, car la maison est à elle et toute la communauté est
pour la servir. Anne Bergunion, la fondatrice qu'encouragea le doc-
teur Ratier, que soutint énergiquement l'abbé Juge, doit être satis-
faite : malgré des temps mauvais, malgré des jours pervers, son
œuvre s'est développée ; elle prospérera, car elle est admirable, et
la charité privée a pour devoir de ne s'en éloigner jamais.
Maxime Du Camp.
VICTOR COUSIN
SON ŒUVRE PHILOSOPHIQUE
v
L'HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE. — DERNIÈRE PHILOSOPHIE. — COUSIN
LITTÉRATEUR ET ÉCRIVAIN. — CONCLUSION : L'IDÉE ÉCLECTIQUE.
L'histoire de l'enseignement philosophique fondé en 1830 a
interrompu notre exposition des travaux de Victor Cousin. Cepen-
dant, même au pouvoir après 1830, même sorti du pouvoir après
1852, sa vive intelligence n'est pas restée un seul instant inactive.
Il a continué ses études sur l'histoire de la philosophie; il a remanié
tous ses ouvrages et refondu sa philosophie dans un sens nouveau;
il s'est distrait lui-même et il a charmé le public par des études
littéraires et historiques; voilà encore bien des aspects sous lesquels
nous avons à le considérer avant d'en finir et de porter sur sa philo-
sophie un jugement d'ensemble. Telles seront les différentes parties
de ce dernier travail.
I.
Un des mérites les moins contestables et les moins contestés de
Victor Cousin est d'avoir été en France le créateur et l'organisateur
(1) Voyez la Revue du 1" et du 15 janvier, du 1"'' et du 15 février.
VICTOR COWSIN ET SON ŒUVRE. 125
de l'histoire de la philosophie. Au xviii* siècle, le très faible essai
de Deslandes, les articles de Diderot dans V Encyclopédie, la plu-
part du temps traduits de Brucker ou extraits de Bayle, sont plutôt
le témoignage d'un besoin non satisfait qu'une ébauche même de
la science à créer. Seul, le livre distingué de M. de Gérando sur
\ Histoire comparée des systèmes de philosophie peut être consi-
déré comme une première initiation à cette science. Ce livre, mal-
gré ses lacunes et malgré l'esprit un peu étroit qui l'inspire, n'en
était pas moins, avant Cousin, le seul où l'on pût apprendre quelque
chose sur le passé et sur le présent de la philosophie. Mais il n'avait
eu aucune influence. C'est donc véritablement Cousin qui, avec
son esprit d'entreprise et sa flamme communicatrice, a créé parmi
nous une grande école d'histoire de la philosophie. Il est assez
étrange qu'au lieu de lui en savoir gré on lui en ait fait une sorte
d'objection et de reproche, comme si, d'ailleurs, il n'eût pas fait
autre chose; mais même, sur ce terrain, on s'étonnera de voir si peu
estimée une œuvre aussi considérable. Eh quoi ! tout le monde répète
que le caractère propre, le génie de notre siècle, c'est l'histoire ! on
fait honneur à ce siècle, et avec raison, d'avoir vu naître parmi nous
l'histoire littéraire, l'histoire de l'art, l'histoire des religions ; et l'on
ne compterait pour rien l'histoire de la philosophie ! Mais peut-on
séparer l'histoire religieuse de l'histoire philosophique? Le christia-
nisme est-il intelligible sans la connaissance du platonisme et de
l'école d'Alexandrie ? La théologie allemande contemporaine n'a-t-elle
pas son origine dans la philosophie allemande? Si c'est l'honneur
de ce siècle d'avoir créé l'histoire de l'esprit humain, l'histoire de
la civilisation, si les Villemain, les Guizot, les Renan ont leur place
assurée parmi les créateurs de cette nouvelle science, par quel pro-
dige d'injustice réserve-t-on à Victor Cousin le seul mérite d'avoir
rendu quelque service à l'érudition, comme si l'histoire de la phi-
losophie n'avait rien à voir avec la philosophie elle-même?
Rappelons d'abord la circonstance heureuse à laquelle nous devons
l'importance que Cousin a attachée à l'histoire de la philosophie, et
les travaux qu'il a accomplis dans cette direction. Cette circon-
stance fut qu'à l'origine de l'université, M. de Fontanes ait eu
l'idée de créer à la faculté des lettres une chaire d'histoire de la
philosophie. 11 est probable que ce fut dans la pensée de faire une
place à Royer-Collard à côté de Laromiguière. Appelé à la sup-
pléance de Royer-Collard, engagé dès l'origine par son enseigne-
ment même dans l'histoire de la philosophie, Victor Cousin fut amené
par là à placer très haut cette science, à lui donner le premier rang
dans la culture philosophique, car il ne s'est jamais occupé d'au-
cune matière sans en faire aussitôt une doctrine, une thèse, un
principe. 11 a toujours eu le don d'enflammer le public pour tout ce
126 REVUE DES DEUX MONDES.
qui l'intéressait lui-même; il a toujours mis le feu aux poudres.
C'est ainsi que Cousin, par cela seul qu'il fut chargé d'un tel ensei-
gnement, y mit sa passion, son esprit d'initiative; il fallut que
l'histoire de la philosophie devînt la philosophie elle-même; et, soit
par ses propres travaux, soit par ceux de ses élèves, il en fii une
science nouvelle et indépendante.
Considérons d'abord la part qui lui est personnelle. Dans ses
cours, il fut contraint par le titre même de sa chaire à s'occuper de
philosophie moderne, et il fut amené, en ou're, par l'intérêt des
problèmes philosophiques qui le préoccupaient alors plus que l'his-
toire elle-même, à se concentrer dans l'histoire presque contem-
poraine : car parler à cette époque à la Sorbonne de Saint-La nbert,
de Yolney, de Kant, c'était à peu près comme lorsque aujour-
d'hui nous parlons d'Auguste Comte et de Stuait Mill. Il dut donc
étudier les écoles les plus récentes dont il essayait de concilier
les résultats dans sa philosophie personnelle. Ce fut d'abord la phi-
losophie du xvm^ siècle, puis la philosophie écossaise, puis la phi-
losophie de Kant, qui furent, en 1819 et 1820, l'objade ses études.
Sans doute on a depuis étudié Kant d'une manière plus profonde;
mais nous sommes en 1820, ou même en 1817. Kant n'est pas
encore traduit; on ne peut le lire que dans le texte ou dans l'af-
freuse traduction latine de Born ; on n'était alors préparé à le com-
prendre par aucune étude antérieure. Leibniz était presque ign )ré.
Des abrégés comme celui de Kinker, ou de vagues expositions
comme celle de Villers étaient les seules ressources qu'on eût à
sa disposition. Dans ces conditions, le cours sur Kant ne pouvait
être que ce qu'il a été, et c'est le vrai commencement de la con-
naissance et de l'influence de Kant dans notre pays.
Passons d'ailleurs sur cette première période , qui était une
période de début. Dans la seconde, à savoir de 1820 à 1828, nous
avons df-jà signalé les trois grandes entreprises qui ont occupé la
retraite de Victor Cousin, à savoir sou Descartes, son Platon et son
Proclus. On ne saurait placer trop haut de tels services; et qu'il ait
eu ou non, pour de si lourdes tâches, des collaborateurs, il n'en
reste pas moins vrai que c'est à lui que revient l'honDear de les
avoir entreprises et exécutées. Pensez à la difficulté et à la grandeur
de telles entreprises : trouver un éditeur et des acheteurs (l'un ne
va pas sans l'autre) pour onze volumes de Descartes, treize volumes
de Platon, six volumes de Proclus, en tout, trente volumes. Nous
l'avons dit déjà, de telles publications eussent-elles été possibles sans
l'élan extraordinaire imprimé par Victor Cousin à l'activité philoso-
phique, sans sa célébrité personnelle, sans la solidarité qu'il avait
établie entre la philosophie et l'esprit libéral, de sorte qu'encourager
ces entreprises, quelque spéculatives qu'elles fussent, c'était encore
VICTOR COUSTiN- ET SON OEUVRE. 127
travailler au succès de la cause libéiale? Ajoutez à cela ce qu'il mit de
talent personnel dansées travaux, par exemple dans les Argioiiens â.Q
Platon, dont le style mâle, large et entraînant, est d'une qualité supé-
rieure iDême à ce qu'il a écrit plus tard lorsqu'il a voulu systématique-
ment être un écrivain ; lisez aussi tel ou Ut\ passage de la traduction
presque digne de Platon pour la beauté du langage, par exemple le
discours d^ Calliclès, dans le Gorgias, ou le portrait du philosophe
dans le Théélète. Son Proclus fut fort attaqué, et un barbarisme
célèbre mis en tête du premier volume fit la joie de l'Allemagne (1).
Lui-mê'Tie a reconnu plus tard avec bonne grâce son inexpérience
en philologie : mais Procius n'en fut pas moins publié et donna l'élan
aux études ultérieures sur l'école d' Alexandrie. Pa?-sionné alors pour
cette école, dont les doctrines, analogues à celles de l'Allemagne,
avaient une conformité avec les siennes propres. Cousin consacra
en outre, dans le Journal des savans d'alors, une série de travaux
à Proclus et à Olympiodore, et, en particulier, donna de celui-ci
l'analyse de plusieurs commentaires inédits.
Ce ne sont là que des travaux d'érudition, quoique liés à une
pensée philosophique, la résurrection des doctrines alexandrines :
mais c'est surtout en 1828 et 1820 que Cousin exposa en chaire
les principes généraux de sa doctrine sur l'histoire de la philo-
sophie. Le cours de 1828 ne doit pas être considéré isolément,
séparé de celui de 1829. Il est une introduction générale à l'his-
toire de la philosophie. Celle-ci n'a donc pas été seulement
pour lui un objet spécial d'érudition et de curiosité : ce n'est
qu'une partie de l'histoire générale; et l'histoire de la philosophie
se rattache à la philosophie de l'histoire. L'éclectisme en histoire
de la philosophie n'est que le contre-coup de l'optimisme dans la
philosophie de l'histoire; enfin, l'histoire en général ayant pour
objet le développement des idées, l'histoire de la philosophie est
en quelque sorte le point culminant de l'histoire elle même, parce
que les idées y expriment dans leur forme pure ce que les autres
élémens de l'histoire n'expriment que sous une forme enveloppée
et obscurcie.
Après avoir ramené l'histoire de la philosophie aux principes de
l'histoire en général, Cousin aborda l'année suivante la science
elle-même : mais avant de s'enfermer dans une époque particulière,
il crut devoir, dans une nouvelle introduction, passer en revue
l'histoire générale de la philosophie. Ici encore on peut regretter
que Cousin, dans ses publications ultérieures, ait brisé le cadre
primitif de son enseignement. Il a voulu avoir un livre d'ensemble
sur l'histoire de la philosophie, comme il avait donné dans le
(1) Opéra Procli recollexit Victor Cousin.
128 REVUE DES DEUX MONDES.
Vrai, le Beau et le Bien une vue d'ensemble de son système. Mais
ce qu'il a donné plus tard sous le titre d'Histoire générale de la
philosophie n'était en réalité qu'un préambule; or ce qui peut
être solide en tant qu'introduction paraîtra vague et superficiel
comme ouvrage séparé. Dans le fait, l'histoire générale de la phi-
losophie n'avait été autre chose que le préambule du cours sur
Locke : elle se composait de douze leçons, qui avaient rempli le
premier semestre du cours : les leçons sur Locke terminèrent l'an-
née (1). A ce point de vue restreint, V Histoire générale est un très
bel ouvrage. L'auteur y cherche surtout une classification des sys-
tèmes; il en propose une devenue célèbre et qui reste encore
comme la plus plausible et la plus rationnelle que l'on puisse
essayer. Il ramène tous les systèmes à quatre principaux. On peut
distinguer d'abord deux grands points de vue philosophiques essen-
tiellement différens : d'un côté, l'élément de la sensation avec tous
ses caractères, le phénoménal, le multiple, le fini, le passager, etc.;
de l'autre, l'unité, l'identité, l'infini, la substantialité. De là deux
classes diverses de systèmes toujours en opposition : le sensua-
lisme et l'idéalisme. Au sensualisme se rattachent le fatalisme, le
matérialisme, l'athéisme; à l'idéalisme se rattache le spiritualisme
à tous ses degrés. De la lutte de ces deux systèmes, dont aucun
ne réussit à vaincre l'autre, naît le doute : de là un nouveau sys-
tème, le scepticisme; et bientôt de la lassitude du doute et du
besoin de croire, qui est inhérent à l'âme humaine, sort un qua-
trième et dernier système qui est le mysticisme.
On peut reprocher sans doute à cette doctrine d'être trop géné-
rale et trop vague, et de ne pas tenir compte des nuances : mais il
ne faut pas oublier que c'était le goût, et j'ajoute le besoin du
temps. On n'aimait alors que les généralités. Voyez les formules
d'Auguste Comte, la théorie des trois états, qui serre si peu les
phénomènes ; la distinction des époques critiques et des époques
organiques dans le saint -simonisme; la souveraineté de la raison
dans l'école doctrinaire. C'était alors, dans toutes les écoles, une
tendance aux formules abstraites, aux généralisations démesurées.
Tout en signalant le vice de ces grandes généralisations, il faut
aussi en comprendre la raison et la signification. Dans ce renou-
vellement universel des sciences et de la pensée qui a caractérisé
la restauration, on avait besoin, avant d'entrer dans le détail des
choses, de cadres généraux, de points de repère qui permissent de
s'orienter et qui donnassent un avant-goût des résultats. Si Cousin,
au lieu de ces généralités qu'on est tenté de lui reprocher aujour-
(1) Cousin ne fit pas de cours en 1830. Tout son enseignement de la deuxième
période se borna donc à deux mois en 1828 et à l'année 1829.
VICTOR COUSIN ET SON ' OEUVRE. 129
d'hui, s'était contenté de monographies (comme il en faisait d'ail-
leurs aussi) il eût laissé quelque bon travail de plus à l'érudition :
il n'eût point fondé une science.
La seconde pai tie du cours de 1829 est l'analyse et la critique de
la philosophie de Locke. Cette partie est plutôt, sous une forme
historique, une œuvre de philosophie dogmatique. C'est l'idéalisme
aux prises avec le sensualisme. Cousin cherche beaucoup plus à
réfuter Locke qu'à relever les parties vraies de son système. Dans
un véritable éclectisme, il nous semble que l'exposition doit être
séparée de la critique et que le système doit être d'abord repro-
duit dans toute sa force, sauf à passer plus tard à la réfutation.
Cousin ici n'imite pas assez Leibniz, qui, à chaque proposition de
Locke, ajoute toujours : Gela peut être pris dans un bon sens. Notre
auteur ne procède pas ainsi, et il prend presque toujours tout dans
un mauvais sens. C'est ainsi qu'au lieu de tenir grand compte,
comme Leibniz, dy cette grave concession de Locke, que la moitié
de nos idées vient de la réflexion, il le réduit le plus qu'il peut au
sensualisme pur. C'était manquer, par entraînement de controverse,
au principe même de son système; Cousin entrait déjà dans cette
voie qui a été celle de sa dernière phase philosophique, à savoir
la tendance à insister beaucoup plus sur ce que les systèmes ont de
faux que sur ce qu'ils ont de vrai.
Passons à une nouvelle période. Nous sommes en 1830 : Cousin
cesse d'enseigner. Il renonce à la philosophie théorique ou n'y
revient que pour modifier et corriger, nous le verrons, ses pre-
mières idées. Mais il ne cesse pas de travailler pour l'histoire de la
philosophie. Son œuvre la plus considérable en ce genre est la
grande publication des OEavres inédites d'Abelard, et entre autres
du Sic et iSon, qu'il fait précéder d'une introduction magistrale.
Cette introduction pose avec largeur et précision le problème de la
philosophie du moyen âge. Le traducteur de Platon, l'éditeur de
Descartes, le res^taurateur de la philosophie d'Alexandrie, oubUée
depuis Marsile Ficin, est encore celui qui réveille de ses cendres la
scolastique ensevelie depuis Descartes. Tout ce qui s'est fait depuis
ce temps en France sur la philosophie du moyen âge a eu pour ori-
gine la publication de Cousin. Ajoutons qu'au volume des OEuvres
inédites d'Abelard, publié en j 836, Cousin ajouta plus tard, en 1868,
à ses frais, deux autres volumes d'œuvres complètes, déjà publiées
mais non encore rassemblées. A ces travaux sur Abélard il faut joindre
encore ce qu'il a écrit sur Roger Bacon et sur YOpus tcrtium de cet
auteur, récemment découvert dans une bibhothèque' de province.
Aux travaux qui portent sur le moyen âge ajoutons ceux qui ont
pour objet le xvu^ siècle, surtout ses recherches aussi neuves que
TOME LXII. — 1884. 9
130 REVUE DES DEUX MONDES.
curieuses sur le cartésianisme, comprenant deux volumes avec je
ne sais combien de pièces inédites, — lettres de Descartes, de Male-
branche, de Leibniz, curiosités cartésiennes de toute nature, etc.
Le morceau le plus important de cette colhction est une Yie très
étendue du P. André, intéressante non pas tant à cause du person-
nage, qui est secondaire, que parce qu'elle donne l'historique détaillé
et sur pièces de k persécution que la congrégation de Jésus fit subir
jusqu'au milieu du xviii^ siècle à la philosophio cartésienne. Ainsi,
trois volumes d'érudition philosophique , après les hautes généra-
lités de 1828 et de 1829, voilà ce que Cousin fit pour l'histoire de
la philosophie pendant le gouvernement de juillet, dans le temps
même où il était occupé à l'œuvre capitale de sa carrière active :
la fondation et l'organisalion de l'enseignement philosophique.
On n'aurait pas cependant le tableau complet des efforts faits par
Cousin pour créer en France l'histoire savante de la philosophie si
on ne tenait pas compte des travaux exécutés, sinon sous sa direc-
tion, au moins et très certainement par son impulsion. L'instrument
qui a servi surtout à cette influence de Cousin a été le corps de
l'Académie des sciences morales. C'est par cette Académie et, dans,
l'Académie, par l'organe de la section de philosophie et au moyen
des prix proposés et décernés par cette section, que Cousin, d'après
un plan poursuivi sans interruption pendant trente-cinq ans, a sus-
cité une suite de savans ouvrages, dont quelques-uns sont émi-
nens et qui, réunis, forment une histoire complète de la philoso-
phie. C'était Cousin, comme président de la section, qui proposait
les sujets , et qui jusqu'à la fin de sa vie a rédigé les programmes.
C'est ainsi qu'ont été faits les ouvrages suivans, je ne parle que des
plus célèbres : l'Essai sw^ la Métaphysique (VAristote^ de M. Bavais-
son ; la Logique d' Arùtote. par M. Barthélemy-Saint-Hilaire; X His-
toire de la philosophie cartésienne, de M. Bouillier; l'Histoire de
l'école d'Alexandrie, de M. Vacherot; l'Histoire de la philosophie
scolastique, de M. Hauréau ; Y Histoire de la philosophie alle-
mande, de M. Wilm ; et enfin la Philosophie de Socrate et celle
de Platon, par M. Fouillée.
L'idée d'inaugurer la nouvelle Académie par la mise au concours
de la philosophie d'Aristote était une idée hardie, mais aussi juste
qu'opportune. Depuis la chute de la scolastique, Aristote était resté
enseveli sous les ruines qu'avait faites la philosophie cartésienne.
Proposer un tel sujet était, comme le dit Cousin dans son rapport,
un événement philosophique. On sait quel fut le résultat du con-
cours : un livre admirable qui compte aujourd'hui parmi les plus
belles œuvres de la critique philosophique française. Je le demande
cependant : un tel concours eût-il pu avoir lieu en 1815? Eût-il
VICTOR COUSIN ET SON OEUTRE. 131
produit à cette époque une œuvre d'une intelligence aussi profonde
et aussi élevée? N'est-ce pas pFécisémeiit l'esprit de largeur, d'im-
partialité, d'optimisme à l'égard du passé, développé par Victor Cou-
sin, l'esprit éclectique, en un mot, répandu partout, n'est-ce pas
aussi la sagaciié du philosophe qui juge le moment venu pour faire
sortir le Philosophe de ses cendres, enfin, n'est-ce pas, en général,
l'impulsion donnée à l'histoire de la philosophie qui a été l'occa-
sion, ou pour mieux, dire la cause déterminante de l'œuvre consi-
dérable et hors ligne que nul n'admire plus que nous? C'est donc
encore à l'initiative de Cousin qu'il faut attribuer la résurrection
d'Ari'îtote dans la philosophie moderne, du moins en France,
Si nous passons maintenant, pour abréger, à la fin et au dernier
terme de ces concours dont Cousin a été l'initiateur, nous Talions
voir encore ayant la bonne iortune de susciter, au terme de sa car-
rière, l'un des plus beaux et des plus brillans talens parmi les
nouvelles générations philosophiques, M. Alfred Fouillée. A la vérité,
M. Cousin n'a pas assez vécu pour voir les résultats des deux
concours sur Socrate et sur Platon; mais c'était lui qui avait
choisi les sujets, c'est lui qui avait construit et rédigé les pro-
grammes : je les vois encore écrits de sa main. Comme il avait com-
mencé, il a fini par Platon ; l'idéalisme platonicien a été le nœud et
le centre de toute sa carrière philosophique. 11 avait toujours rêvé
une grande œuvre d'ensemble dans laquelle il eût rassemblé tout
ce qui est épars dans ses Argumens et qui nous eût donné d'une
manière complète et liée toute la philosophie platonicienne. Ce qu'il
n'avait pas fait, ce qu'il désespérait de pouvoir faire, il voulut
susciter un jeune talent pour l'entreprendre; il sut en quelque sorte
l'évoquer, le deviner, et par cela même il a encore sa part dans le
beau travail de M. Alfred Fouillée.
N'oublions pas enfin que, dans le dernier concours institué par
lui sur Socrate métaphysicien, Yictor Cousin eut une part d'hon-
neur plus grande encore et plus personnelle que celle qui lui
revient déjà pour le choix du sujet et la rédaction du programme :
c'est la création même du prix décerné. En effet, en 18(57, l'année
même qui précéda sa mort. Cousin avait offert à l'Académie, qui
Facceptâ, le don d'un prix triennal de 3,000 francs qui devait
porter son nom et qui devait être consacré à un travail de philo-
sophie ancienne, en souvenir sans doute de tout ce qu'il avait fait
pour elle. Ce prix, qui servira à sauver parmi nous l'histoire de la
philosophie grecque, a déjà suscité de savans et profonds travaux;
et âin^i, même après sa mort, Cousin aura contribué à stimuler
l'activité philosophique. On doit, je crois, compter encore parmi
les services pratiques rendus à la science la création et le don à
l'état de l'admirable bibliothèque philosophique qu'il a passé sa
132 REVUE DES DEUX MONDES.
vie à former, et qui n'est pas moins riche d'ailleurs au point de
vue littéraire qu'au point de vue philosophique.
Pour conclure, nous ramènerons à trois points les services rendus
par Victor Cousin à l'histoire de la philosophie : 1° il a constitué
cette science et il en a établi les principes généraux et la haute
valeur en la rattachant à l'histoire en général et à la philosophie
elle-même; 2° il l'a enrichie à l'aide de publications grandioses
(Descartes, Platon, Proclus, Abélard), auxquelles seul il a pu don-
ner par sa gloire même la possibilité de voir le jour; et en parti-
culier, par une fine érudition de détail, il a éclairé quelques-uns des
points les plus particuliers de l'histoire des sciences philosophiques,
notamment du cartésianisme : ainsi le détail s'est joint, chez lui,
à la généralité; 3° il a suscité une école d'historiens tous animés
du même esprit d'impartialité, et qui ont apporté à l'histoire de la
philosophie les méthodes les plus sûres et les plus précises.
Il resterait à signaler un dernier point, et le plus important
de tous, à savoir l'emploi de l'histoire de la philosophie comme
méthode de la philosophie elle-même ; mais cela touche à la philo-
sophie plus qu'à l'histoire : c'est le centre de tous les travaux de
Cousin, c'est l'idée même de l'éclectisme. Ce sera l'objet de notre
conclusion; mais auparavant, considérons-le encore une dernière
fois sur le terrain de la philosophie théorique.
II.
Personne n'ignore que, dans la seconde partie de sa vie, Victor
Cousin a plus ou moins modifié et corrigé les doctrines de la pre-
mière période. Lui-même, tout en atténuant autant qu'il a pu ces
cbangemens et en cherchant à sauver le plus possible l'unité de
sa 'vie philosophique, n'a jamais nié cependant que sur quelques
points au moins, sur quelques opinions imprudentes, il avait dû se
rétracter. Quelle a été au juste la portée de ces changemens?
Y a-t-il eu deux philosophies distinctes, ou une seule légèrement
modifiée quant à la forme? S'il y a eu deux philosophies, quel est le
lien qui les unit, la différence qui les sépare? Quel est le nœud, le
secret de cette transformation? Par quels passages et par quels
degrés s'est- elle opérée? C'est ce que nous voulons maintenant
examiner.
Rappelons d'abord les principes que nous avons établis au début
de ce travail. Deux traits principaux, avons-nous dit, caractérisent
l'entreprise philosophique de Victor Cousin : la restauration de la
métaphysique, et, en métaphysique, la restauration de l'idéalisme
platonicien.
Cela posé, nous pouvons dire que l'idéalisme platonicien a été et
VICTOR COUSIN ET SON OEUVRE. 133
restera jusqu'au bout l'unité de la vie philosophique de Victor Cousin.
Cet idéalisme domine aussi bien dans les derniers livres que dans
les premiers; dans toutes ses œuvres philosophiques, c'est bien la
notion de l'idéal, du divin, de l'esprit supérieur aux sens, qui est la
pensée souveraine. Sur ce point fondamental il n'a pas changé, et
il y est resté fidèle depuis le premier jour jusqu'au dernier. Seu-
lement il faut dire que l'idéaUsme platonicien est susceptible de
prendre deux formes : la forme française et la forme allemande, la
forme cartésienne et la forme hégélienne. Sans nous arrêter à fixer
avec précision la différence des deux formes, ce qui serait trop long
et trop difficile, et nous en référant à ce que chacun sait là des-
sus, nous dirons que la transformation de la philosophie de Cousin
a consisté surtout dans le passage de la forme hégélienne à la forme
cartésienne, c'est-à-dire dans le retour à la forme française et dans
l'abandon de la forme allemande de l'idéalisme.
Ce changement en amenait d'autres, ou plutôt il consistait préci-
sément lui-même dans la transformation du panthéisme en théisme
et de l'éclectisme en spiritualisme. En effet, si l'on examine de près
ce que Cousin avait appelé jusqu'alors éclectisme, on verra que
c'était précisément la prétention d'embrasser et de réconcilier tous
les systèmes du passé, comme le faisait Hegel lui-même, daas une
conception plus large qui n'était autre que le panthéisme. Le pan-
théisme, en effet, semble bien, au premier abord, donner raison à
toutes les philosophies sans se subordonner à aucune; c'est la
réconciliation du spiritualisme ou du matérialisme dans une syn-
thèse qui les dépasse tous deux. En revenant, au contraire, à la
forme cartésienne, entendue d'ailleurs dans un sens de plus en plus
timoré et exclusif, il ne pouvait plus être question d'éclectisme; ou
du moins on n'entendait plus par là qu'une philosophie de sens
commun, donnant satisfaction non plus à tous les systèmes de phi-
losophie, mais à toutes les opinions généralement répandues parmi
les hommes. De là enfin, un dernier caractère de cette forme phi-
losophique nouvelle, à savoir le caractère populaire et plus ou
moins littéraire. Dans sa première phase, la philosophie de Victor
Cousin, bien loin d'être une philosophie populaire et d'être consi-
dérée comme telle, passait au contraire, nous l'avons vu, pour une
philosophie abstraite et transcendante, à laquelle on imputait les
mêmes mérites et les mêmes défauts qu'à la philosophie allemande :
la profondeur et l'obscurité. Au contraire, la dernière philosophie
de Victor Cousin, représentée surtout par son ouvrage remanié du
Vrai, du Beau et du Bien, ne fut plus que la forme brillante, élo-
quente, accessible à tous, de ce qui est passé dans la raison commune
soit du platonisme, soit du cartésianisme. Enfin, cette philosophie
ainsi transformée en spiritualisme théiste populaire n'avait plus
134 REVUE DES DEUX MONDES.
rien de contraire, ni par conséquent rien qui pût être désagréable
à la théologie catholique; au contraire, en mettant sans cesse
les dogmes k part dans un terrain réservé, on souscrivait à peu
de chose près au fond de la philosophie chrétienne. Aussi, sans
être allé jusqu'à l'adhésion explicite, Cousin avait-il fini cependant
par ne plus recommander, ne plus citer avec faveur que les noms
des grands philosophes chrétiens, saint Augustin et saint Thomas,
Bossuet et Fénelon ; il voyait avec peine toute incursion sur le
domaine de la théologie ; il prêchait à tous le respect et le silence
à l'égard du christianisme ; enfin, ce n'est un secret pour personne
que les meilleurs, les plus fidèles de ses amis étaient eux-mêmes
fatigués et quelque peu scandalisés, dans leur fierté rationaliste, de
voir la philosophie si complètement sacrifiée à la religion (1).
Tel est l'esprit général de cette dernière évolution de Cousin, la
seule que les générations récentes aient connue. Ce changement ne
se fit pas brusquement; il eut lieu peu à peu, et par étapes succes-
sives, qu'il est curieux et important d'expliquer. On pense générale-
ment que ce fut au moment où Victor Cousin fut chargé de la direc-
tion de l'enseignement philosophique qu'il fut amené par politique
à changer son attitude philosophique. C'est là une erreur histori-
que. jGe ne fut pas du tout en 1830, ce fut beaucoup plus tard
qu'eut lieu la transformation dont nous venons d'esquisser les
principaux traits. Pendant au moins une dizaine d'années, on ne
connut d'autre philosophie de Cousin que celle que nous avons
exposée. C'est ce qui résulte des faits significatifs que nous allons
résumer.
C'est d'abord en 1833, dans la préface de la troisième édition des
Fragmem, que Victor Cousin, appelé à s'expliquer sur ses rapports
avec la philosophie allemande, bien loin de répudier l'influence de
l'Allemagne sur sa philosophie, la revendiqua, au contraire, avec le
plus d'énergie et de fermeté. 11 avouait hautement qu'il relevait de
Schelhng et de Hegel; il faisait un magnifique éloge de la philo-
sophie de la nature, non pas en quelques lignes, mais en plusieurs
pages; et il terminait par ces mots célèbres : « Les premières années
du xix^ sièi le ont vu naître ce grand système. L'Europe le doit à
(1) On trouvera peut-être quelque contradiction entre ce tableau de la philosophie
de Cousin (seconde période) et ce que nous avons dit plus haut dans notre dernier
article sur le caractère libéral de l'enseignement philosophique fondé par lui. Mais
il faut distinguer les dates : ce n'est que tout à fait à la fin, vers 1846, et c'est surtout
à partir de 1853, après être tombé du pouvoir, que s'est accusé le travail de restau-
ration dont nous parlons. Il correspond donc, pour la plus grande partie, à la période
de sa carrière où il n'avait plus aucune influence officielle. D'ailleurs nous avons
montré que le spiritualisme s'était formé spontanément dans l'enseignement univer-
sitaire, précisément par esprit d'indépendance et ea opposition à t'esprit panthéis-
tique germanique, que l'on accusait alors d'être la philosophie officielle.
VICTOR COUSIN £T SON OEUVRE. 135
l'Allemagne, et l'Allemagne le doit à Schelling; ce système est le
vrai. » Ces mots ont été souvent cités, mais on n'en a pas assez
•remarqué la date. C'est trois ans après la révolution que Cousin,
devenu pair de France, conseiller de l'université, n'hé<->itait pas àpro-
claiiner la philosophie de Schelling comme la vraie et la dernière
philosophie. Voici un second fait: en 1836, JouITroy, dans la préface
des Oiiuvres de Eeid, où il poussait la philosophie écossaise dans
une voie critique et demi-sceptique analogue à celle d'Hamilton,
décrivait la philosophie française de son temps connue divisée en
deux branches : la branche écossaise et la branche allemande. Il
était évidemment le chef de l'une et il se regardait comme tel;
par l'autre il entendait l'école particulière de Cousin; il le désignait
lui-mêm;:% à côté de Schelling et de Hegel, parmi ceux qu'il appe-
lait des « chercheurs d'absolu, » entreprise qu'il déclarait, quant à lui,
aussi chimérique qu'ont pu le faire plus tard les fauteurs du posi-
tivisme. Ainsi, en 1836, Jouffroy, si près de la source, n'avait encore
aucune connaissance d'un changement de direction philosophique
dans l'esprit de Victor Cousin. Arrivons à IS/iO. C'est cette année
que commence avec éclat la croisade catholique contre la phi-
losotphie de Cousin. En laissant de côté les pamphlets de bas étage
qui sont indignes d'une mention historique, on peut signaler sur-
tout deux ouvrages de sérieuse valeur, écrits avec une véritable
déférence pour la personne et pleins d'admiration pour le talent de
M. Cousin; ce sont : l'Essai sur le panthéisme, de l'abbé xMaret, et les
Considérations sur les doctrines religieuses de Victor Cousin, de
l'abbé Giuberti, traduit en français par l'abbé Tourneur. Or ces
deux ouvrages sont l'un et l'autre dirigés contre le panthéisme et
le rationalisme de Victor Cousin et ne soupçonnent pas le moindre
changement dans sa pensée. Ainsi, jusqu'en iSliO au moins, Cou-
sin n'a pas éprouvé le besoin de rien changer à ses opinions philo-
sophiques. C'est seulement à partir de cette époque, et sans aucun
doute sous le coup de la polémique catholique, que le changement
commença à se faire sentir. Reprenons les choses d'un peu plus
liaut pour nous rendre bien compte de cet événement.
L'occasion déterminante de la transformation philosophique de
Victor Cousin a été l'accusation de panthéisme dirigée conti'e lui
par la polémique catholique et contre laquelle il chercha à se
défendre dans la préface de 1833 (deuxième édition des Fragmens),
dans la préface de 183 S (troisième édition) et, dans la préface du
Rapport sur Pascal, en 1842. Ce qu'il y a d'intéressant à signaler
dans cette controverse, c'est que, plus ou moins provoquée, je le
reconnais, par les difficultés de la politique universitaire, elle avait
cependant dans le fond des choses le mérite et l'avantage, au point
136 REVUE DES DEUX MONDES,
de vue philosophique, de poser pour la première fois en France la
question panlhéistique.
Cette question, en efFet, n'avait jamais été clairement et nette-
ment posée dans la philosophie française. Au xvii^ siècle, par
exemple, on comprenait si peu la question du panthéisme, que Féne-
lon combattait, sous le nom de spinozisme, un système qui n'était
pas du tout celui de Spinoza, et il lui opposait une doctrine qui
ressemblait beaucoup plus au spinozisme que celle qu'il co nbat-
tait. Un seul penseur, à cette époque , a bien va le nœud de la
question : ce fut Mairan, dans sa discussion avec Mal-branche, où
il le presse de lui faire toucher au doigt la différence de son sys-
tème et de celui de Spinoza. Mais cette correspondance de Male-
branche et de Mairan èiait restée inconnue, et assurément, quoique
fatigué et irriié des objections de Mairan, Malehranche est mort
sans avoir eu la moindre conscience de son affinité avec celui qu'il
appelait « le misérable Spinoza. » Au xvm® siècle, ni Voltaire ni
même Diderot n'eurent connaissance de la question panlhéistique ;
on confondait alors le panthéisme et l'athéisme. Le mot de pan-
théisme ne se trouve seulement pas dans VEnryclopcdie. Celte ques-
tion est née en Allemagne, lors du grand débat de Jacobi et de
Mendelssohn sur le spinozisme de Lessing. En France, au com-
mencement de ce siècle, M™® de Staël parlait de panthéisme en
parlant des philosophes allemands; mais le point de vue panlhéis-
tique était absolument ignoré de la philosophie française. Ce qui
le prouve, c'est que, dans la controverse religieuse, si variée et
si puissante, qui eut lieu de 1815 à 183:>, il n'est jamais fait allu-
sion au panthéisme, et le mot n'est pas même prononcé. L'abbé de
Lameunais, le grand controversiste de l'époque, ne parle que de
déisme et d'athéisme, jamais de panthéisme.
Le principe panthéistique a donc été posé en France pour la pre-
mière fois par Victor Cousin dans la préface de 1S2(3 et dans la
fameuse proposition : « Dieu, nature et humanité. » Ce fut sur le
sens de cette proposition que la discussion s'établit et que Victor
Cousin fut amené peu à peu à en corriger et même à en retirer les
principaux élémens. Ce serait une pensée superficielle de ne voir
dans cette querelle qu'un débat politique et la question de se mettre
en règle avec un pouvoir ombrageux et inquiet, qui surveillait avec
malveillance, et au grand péril de la philosophie, l'enseignement
universitaire. Non, il y avait un problème philosophique, cà savoir
de déterminer avec le plus de précision possible les rapports de
Dieu et du monde, de l'infini et du fin . Ce n'est pas tout de soute-
nir le principe de l'unité de substance (que cette substance s'ap-
pelle être, liberté, amour, pensée, comme on voudra); il reste
VICTOR COUSIN ET SON OEUVRE. 137
encore à savoir dans quel rapport elle est ou elle peut être avec
la personnalité des individus. C'est à l'examen de ce problème que la
philosophie éclectique fut occupée pendant une vingtaine d'années,
de ISliO à 1860. Cousin, même en reculant sur le terrain où il
s'était avancé le premier, a donc contribué à faire serrer d'un peu
plus près l'un des plus difficiles problèmes de la métaphysique.
Déjà, dans un article sur Xénophane, en 18-27, et plus tard dans
cette préface même de 1833 où il déclarait que le système de Schel-
ling était le vrai. Cousin s'était expliqué sur le panthéisme, et il
prétendait que sa philosophie n'avait rien à voir avec ce système.
11 répudiait surtout de très haut, sous le nom de panthéisme, le
système saint-simonien. Suivant lui, le panthéisme consiste à con-
fondre Dieu avec le monde, à faire un Univers-Dieu, tandis qu'il avait
lui-même toujours distingué Dieu et le monde, tout en les unissant.
Mais cette première apologie ne satisfaisait nullement la critique
catholique, et l'abbé Gioberti répondait que le système dont Cousin
se séparait ainsi avec hauteur n'était nullement le panthéisme, mais
le matérialisme et l'athéisme; or, ce n'était ni d'athéisme ni de
matérialisme que Cousin était accusé, mais de panthéisme; il ne se
disculpait donc qu'en se plaçant hors de la question.
11 y avait dans cette réplique de Gioberti une part de vrai et une
part de faux. Sans doute le saint-simonisme était un panthéisme
matériahste, mais ce n'était pas un athéisme, loin de là. Le saint-
simonisme était et voulait être une religion. Dans l'Exposition de
la doctrine de Bazard,il y a une leçon sur l'existence de Dieu prou-
vée par l'ordre de la nature et le consentement universel. Nous
avons encore connu beaucoup de saint-simoniens; tous étaient des
croyans aux aspirations religieuses et nullement des athées. Il fal-
lait donc au moins prendre acte de la rectification et de la récla-
mation de Cousin, à savoir qu'il n'était pas panthéiste matérialiste,
qu'il n'était pas partisan de la réhabilitation de la chair, enfin qu'il
ne divinisait pas la matière. Mais ce que Gioberti pouvait dire et ce
qu'il disait avec raison, c'est que cette forme de panthéisme n'est
pas la seule en philosophie, qu'elle en est même une des plus
basses, et il affirmait qu'il y en a au moins trois autres, distinctes
l'une de l'autre; c'étaient, disait-il, le panthéisme t'manistique,
le panthéisme idMistique, et le panthéisme réalistiqur. Ces dis-
tinctions sont exactes, mais elles peuvent servir à prouver combien
il est difficile de ne pas être panthéiste. Un illustre personnage de
notre temps, de l'esprit le plus pénétrant, feu M. le duc de Broglie,
disait un jour : « 11 est plus facile de réfuter le panthéisme que d'y
échapper (1). » Cette pensée, aussi spirituelle que profonde, s'est
(1) C'est à nous-mème que ce mot a été dit.
138 REVUE DES DEUX MONDES.
trouvée vérifiée par l'exemple de Giobeiti lui-même. En effet,
dans la polémique qui s'éleva plus tard en Italie entre Rosmini et
Gioberii, celui-ci ayant accusé Rosmini de panthéisme, Rosmini
répliqua par un écrit intitulé : Gioberti et le Panthéisme , dans
lequel il montra que c'est Gioberti qui est panthéiste beaucoup plus
que lui-même ; et ils avaient tous deux raison.
Pour en revenir aux trois formes de panthéisme distinguées par
Gioberti, on peut dire que le panthéisme émanistique est repré-
senté par l'école d'Alexandrie, le panthéisme idéalistique par l'école
éléatique, et la panthéisme réalistique par l'école de Spinoza. Dans
laquelle de ces trois formes rentrerait le panthéisme de Cousin? Ce
ne serait certainement pas dans la doctrine de l'émanation, car il
n'a jamais fait allusion à rien de semblable ; ce ne serait pas davan-
tage le panthéisme idéaliste, car il a toujours répudié l'éléatisme; ce
ne pourrait donc être que le panthéisme réaliste de Spinoza, admet-
tant à la fois la réalité de Dieu et du monde, et les unissant par un
lien indissoluble. Cependant, Cousin, dans cette même préface de
1833, essayait de se distinguer de Spinoza en disant que le Dieu de
Spinoza est substance mais qu'il n'est pas cause, tandis que Dieu
tel qu'il le concevait lui-même était à la fois substance et cause;
Mais Gioberti ne se rendait pas à cette explication et il y répondait
en distinguant encore deux sortes de panthéisme réaliste : l'un qui
considère les attributs et les modes comme éternels en Dieu ;
l'autre qui les considère comme des productions de Dieu, cette der-
nière forme étant celle qui caractérisait la doctrine de Cousin.
Dans la préface de 1838 (3^ édition des Fragmens), Yictor Cousin
revient encore sur cette question du panthéisme, et il cherche de nou-
velles explications. S'il a parlé d'unité de substance, dit-il, il ne l'a
fait qu'accidentellement et par hyperbole; il a voulu simplement
accentuer la différence de l'être absolu et de l'être relatif ; il a voulu
dire qu'à proprement parler. Dieu est le seul être qui mérite ce
nom; et « qu'en face de Têtre absolu et infini, les substances finies
sont bien près de ressembler à des phénomènes ; » les platoniciens'
et les pères de l'église avaient souvent eux-mêmes employé un
pareil langage. Il est à remarquer que, du temps même de Spi-
noza, Bayle nous rapporte une justilicaiion semblable donnée par
certains spinozistes, et il démêlait avec sa sagacité pénétrante et
subtile l'équivoque contenue dans cette apologie (Ij. II est douteux
également que l'explication atténuante, proposée ici par Victor Cou-
sin, put s'appliquer à tous les passages incriminés. Sans doute, au
point de vue d'un platonisme un peu exalté, on peut bien dire que
le monde n'est rien par rapport à Dieu; mais, en dehors du pan-
(1) Dictionnaire, article Spinoza, note D D.
VICTOR COUSIN ET SON OEUVRE. 139
théisme, on ne peut pas dire que Dieu lui-même n'existerait pas
sans le monde : or c'était là ce qu'avait dit Cousin : « Un Dieu
sans monde est aussi incompréhensible qu'un monde sans Dieu. »
Et aill.^urs : « Si Dieu n'est pas tout, il n'est rien. » Cousin était
plus heureux lorsqu'il soutenait que sa doctrine morale et politique
sur la personnalité humaine était exclusive du panthéisme. « Si
le moi est une force libre, comment serait- il une modification de
l'absolu? » C'était mettre le doigt sur le point vif de la question.
Comment concilier avec le panthéisme de Schelling et de Hegel
la doctrine kantienne de la valeur absolue de la personne humaine?
Cette difficulté est telle que certaines écoles, pour sauver la liberté
humaine, se croient obligées d'écarter non-stulement le pan-
théisme, mais le théisme même. Sans aller jusque-là, peut-on
cependant reconnaître la personnalité humaine sans reconnaître par
là une limite à l'identification des deux forces, c'est-à-dire au pan-
théisme? Restait la doctrine de la création nécessaire, que Victor
Cousin, toujours dans cette même préface, essayait d'expliquer
dans un sens non panthéistique. En parlant de création nécessaire,
il aurait simplement voulu dire que Dieu agit conformément à son
essence. Or Dieu étant toujours en acte, et cela même étant son
essence, il est essentiellement créateur. Une puissance essentielle-
ment créatrice n'a pas pu ne pas créer, de même qu'une puissance
essentiellement intelligente ne peut pas ne pas penser. Cette explica-
tion ne levait pas beaucoup la difficulté; car entre une création néces-
saire et une création essentielle il n'y a pas grande difiérence.
En résumé, jusqu'en 1838, les explications proposées étaient plu-
tôt des réserves et des atténuations que des rétractations véritables
du fond de la doctrine. Il faut arriver jusqu'en 18Zi2 pour saisir le
point précis de la transformation philosophique que nous avons indi-
quée. Sei aient-ce les deux écrits ihéologiques que nous avons signa-
lés plus haut, celui de l'abbé Maret, ou celui de l'abbé Giobert,
(18Â0j, qui auraient décidé la crise de réaction qui commence à cette
époque? Est-ce la campagne ouverte alors par le clergé contre l'uni-
versité qui a déterminé cette volte-face décisive? Cela est possible et
même probable. Suivons cependant les phases de cette nouvelle
évolution. C'est en 1842, disons-nous, dans la première préface de
son Rapport sur les Pensées de Pascal, que Cousin sacrifie déci-
dément le panthéisme de Hegel au théisme de Descartes et de
Leibniz. Dans cette préface, il s'explique encore une fois sur le pan-
théisme et sur la création nécessaire. Sur le premier point, il dit
que, dans tous les passages où il avait paru confondre Dieu avec le
monde, il avait voulu dire simplement que Dieu n'est pas absent du
monde, qu'il s'y est manifesté, qu'il y est a*une manière obscure
dans la nature, d'une manière plus claire et plus distincte dans
140 REVUE DES DEUX MONDES.
l'âme humaine : d'où il suivrait que ce qu'on appelait alors le pan-
théisme de M. Cousin n'aurait été en réalité que la doctrine toute
chrétienne de la Providence. Sur la nécessité de la création, il dis-
tinguait avec Leibniz une nécessité physique et une nécessité morale;
il consentait même à retirer cette expression de nécessité et de la
remplacer par la convenance-, en un mot, il se réfugiait dans l'opti-
misme de Leibniz.
En même temps qu'il expliquait dans le sens théiste toutes les
propositions panihéistiques de ses premiers écrits, il essayait, par
une interprétation analogue, de couvrir et de disculper ce qui avait
paru agressif à la religion chrétienne dans plusieurs passages de ses
ouvrages. Il affectait de croire que l'opposition de ses adversaires
n'était autre que celle de l'école ultramontaine et traditionaliste,
ennemie exagérée de la raison naturelle. Il opposait à la doctrine
de l'abbé de Lamennais, qui niait toute philosophie, la doctrine tra-
ditionnelle de l'église chrétienne, qui avait toujours distingué la rai-
son et la foi, et qui avait toujours reconnu la première comme
légitime dans son domaine et dans ses limites. Il essayait de faire
croire qu'il n'avait jamais été au-delà de cette distinction et que
lorsqu'il avait dit que la philosophie doit éclairer la foi, c'était dans
le sens des grands théologiens chrétiens, qui avaient toujours essayé
de rendre intelligibles les mystères par quelque analogie avec la
raison : fides quœrens intellectum.
Cette Préface de Pascal est la véritable déclaration de principes
du nouvel éclectisme. A partir de ce moment jusqu'à sa mort,
Cousin n'a fait que l'affirmer de plus en plus. Cependant, il est vrai
de dire que ses principales déclarations en ce sens datent surtout de
1853, c'est-à-dire de la troisième édition ^m Vrai, du Beau et du
Bien. La préface de Pascal avait un instant éveillé les espérances
des catholiques; mais nous voyons par la traduction de Gioberti en
1847 par l'abbé Tourneur que ces espérances n'avaient pas paru
suffisamment réalisées. Même la première édition du Vrai, du Beau
et du Bien, en 1846, quoique déjà singulièrement modiliée, avait
encore paru assez hétérodoxe. La critique du mysticisme avait été
attaquée comme une critique du christianisme. Ou y parlait encore
de la doctrine de la chute comme d'un mythe. C'est surtout dans
l'édition de 1853, et dans la préface de cette édition, que l'on vit
hautement déclaré le désir de s'entendre avec la religion pour la
défense des grandes vérités morales et religieuses (1).
Sans vouloir suivre dans le détail l'histoire des remaniemens, cor-
rections, rétractations de Yictor Cousin, prenons la question de plus
(t) Voir aussi la fin de la 16" leçon, qui a été également ajoutée dans cette édition
de 1853.
VICTOR COUSIN ET SON OEUVRE. lAl
haut et demandons-nous d'une part ce qu'il pouvait y avoir de légi-
time et de fondé dans cette évolution de la philosophie de Victor
Cousin et aussi ce qu'elle a eu de factice et même de funeste pour
sa gloire et pour sa cause. En principe, le retour du panthéisme au
théisme n'avait rien que de légitime en soi, même philosophique-
ment, môme scientifiquement, et Victor Cousin eût pu facilement
justifier sa nouvelle philosophie sans avoir besoin de toutes les petites
adresses^ de toutes les petites ruses qu'il a employées pour faire
croire qu'il avait toujours pensé la même chose. Toutes ces adresses,
n'ayant jamais trompé personne, ont porté le plus grand préjudice à
la doctrine elle-même. IN'eût-il pas mieux fait de dire, par exemple, que
lorsqu'il avait exposé sa première philosophie, la question panthéis-
tique n'était pas posée et qu'elle ne l'a été que par cette philosophie
même? En 18'28, la question n'existait pas, ou elle était tout autre. Il
ne s'agissait pas de savoir si l'on croirait ou non au Dieu personnel,
mais si l'idée de Dieu elle-même rentrerait ou non en philoso-
phie. Quel spiritualiste aujourd'hui n'accepterait pas l'alliance du
panthéisme contre le matériahsme et le positivisme? Or, à cette
époque, il ne s'agissait pas d'alliance avec le panthéisme; car on
ne savait pas même ce que c'était ; les limites et les distinctions
n'étaient pas posées et ne l'ont été que plus tard par la controverse
elle-même. L'idée de Dieu avait été écartée de la science par le
matérialisme et l'idéologie du xviii* siècle. Le plus pressé était de
l'y faire rentrer : il n'y avait pas à chicaner sur les conditions. La
conception panthéistique pouvait même tout d'abord sériuire par
l'avantage de réconcilier et d'embrasser à la fois le spiritualisme et
le matérialisme, la philosophie du xviii^ siècle et celle du xvii^
Mais il faut le dire, en ISliO, ces espérances avaient été en grande
partie déçues. Le panthéisme en France, avec le saint-simonisme,
était retourné au matérialisme, et une révolution analogue avait
eu lieu en Allemagne. Tant que Hegel avait vécu, son grand esprit
avait maintenu l'équilibre entre les deux élémens dont se compose
toute philosophie panthéiste; mais, lui mort, ces deux élémens
s'étaient violemment séparés. La gauche hégélienne avait été de
plus en plus entraînée dans la voie du naturalisme. On sait que,
dans la philosophie de Hegel, l'Idée ou principe suprême passait
par trois momens : l'Idée en soi (Logic|ue) ; l'Idée hors de soi (Phi-
losophie de la nature) ; et l'Idée en soi et pour soi (Philosophie de
l'Esprit). Or la gauche hégélienne supprimait la première phase, à
savoir la logique. Elle faisait pour la philosophie de Hegel ce que
Straton, de Lampsaque, avait fait pour la philosophie d'Aristote :
elle absorbait la métaphysique dans la physique (I). Par réaction,
(I) Ravaisson, Essai sw la Métaphysique d'Aristote, t. ii, p. 27 : « De môme, dans
l'école péripatéticienne, U métaphysique se rapprocha peu à peu de la physique.
1A2 REVDt DES DEUX MONDES.
la droite hégélienne revenait de plus en plus au spiritualisme. Non-
seulement, ces divisions avaient lieu dans l'école hégélienne ; mais
le grand créateur de la philosophie de la nature, Schelling, faisait
sur lui-même une révolution analogue, et il revenait, lui aussi, à
une sorte de philosophie chrétienne. Je ne compare que les direc-
tions, et non le fond des choses: car la dernière philosophie de
Schelling est encore pleine de vues profondes et originales, tandis
que Cousin a modifié la sienne dans un sens exclusivement popu-
laire, et sans y introduire aucunes vues nouvelles : mais je ne
parie que du bien-fondé de la révolution en elle-même. Plus Cou-
sin vieillissait, plus le mouvement matérialiste et athée qu'il avait
combattu dans sa jeunesse reparaissait avec puissance et violence.
Les idées allemandes, qu'il avait lui-même contribué à introduire,
se retournaient contre la pensée spiritualiste , idéaliste , platoni-
cienne, qui avait été et est restée l'âme de sa philosophie. Un des
premiers, il avait deviné et dénoncé à ses amis ce qui allait arri-
ver : « 11 se prépare, disait-il à M. de Rémusat en 1850, un grand
mouvement athée en Europe. » C'est contre ce mouvement athée
que, suivant l'une des lois les plus connues de la mécanique des
idées, il se rejeta dans la réaction philosophique. Qu'eût fait Hegel
s'il avait lui-même assisté à ce mouvement? Qu'vûl-il dit de la
métaphysique de Feuerbach, de Schopenhauer et de Bachner?
Qu'eùt-il dit de la théologie du docteur Strauss?
Sans doute, comme nous le dirons, cette philosophie de plus en
plus populaire et littéraire ne pouvait guère lutter avec avantage •
contre l'envahissement d'une philosophie armée de tant de forces
nouvelles. Mais c'est là une question de forme plus que de fond.
La vraie question, au poini de vue philosophique, était de savoir si
l'on pouvait s'en tenir à un panthéisme vague qui se dissolvait de
toutes parts en Allemagne, si le moment n'était pas venu de rentrer
dans la philosophie; nationale, de remonter jusqu'à la source de la
philosophie française, en un mot, de revenir à la philosophie de
Descartes. C'était, dira-t-on,un recul; mais souvent, en philosophie,
le recul est un progrès. N'avons-nous pas aujourd'hui un néo-kan-
tisme? pourquoi n'y aurait-il pas eu en 1SI\0 un néo-cartésianisme?
La première philosophie de Cousin, inclinant vers le panthéisme,
laissait indécise la question des limites du Créateur et de la créa-
ture. Absorberait-on Dieu dans l'homme ou l'homme eu Dieu? Le
premier n'eût été que l'athéisme; le second le mysticisme. Or
quoique par une lente dégradation. Peu à peu, Tidée d'un principe suprême consistant
tout entier dans la pensée s'éloigne et s'amoindrit, laissai)t le monde naturel subsister
et se soutenir de plus en plus par lui-môme. En même temps, Pidée de la nature gagna
peu à peu en force et eu profondeur, et la physique s'enricliit insensiblement de la
substance do la métaphysique. »
VICTOR COUSIN ET SON OEUVRE. 143
Cousin n'avait jamais été ni athée ni mystique, et il ne voulait être
ni l'un ni l'autre. Mais, du moment qu'on n'absorbe ni Dieu dans
l'homme, ni l'homme en Dieu, quels que soient d'ailleurs les rap-
ports indéterminés que l'on laisse entre l'un et l'autre, le pan-
théisme se rapproche du théisme et même sera porté à en prendre
de plus en plus la forme et les formules. Que plus tard, sous l'in-
fluence de faits nouveaux et de circonstances différentes, la philo-
sophie ait pu être appelée à prendre des formes nouvelles que nous
n'avons pas à juger ici, cela est possible, et nous ne voulons sou-
lever aucune polémique contemporaine. Mais qu'alors, dans la
dissolution universelle qui partout tournait au profit de l'athéisme,
il y eût lieu à un retour à la philosophie de Descartes, renouvelée
à l'aide de Leibniz et de Biran, c'est ce qui me paraît encore aujour-
d'hui parfaitement fondé. Cette nouvelle forme de l'éclectisme eut
surtout pour interprètes les élèves de Cousin : Saisset, Jules Simon,
Franck, Bouillier, Bersot; et Cousin lui-même, de plus en plus
loin des choses, fut souvent, si j'ose dire, l'élève de ses élèves,
Mai-^, sans distinguer la part de chacun, nous affirmons que ce mou-
vement était légitime, répondait à la situation, n'engageait nulle-
ment l'avenir; c'était une philosophie de recueillement et d'obser-
vation et non une rétractation humiliante du passé.
Néanmoins, tout en considérant comme légitime et fondée en soi
l'espèce de rupture de Cousin avec lui même et tout en rappe-
lant quelque chose d'analogue chez les plus grands penseurs de
notre siècle : chez Fichte, accusé d'athéisme en 1796 et finissant par
le mysticisme; chez Schelling passant, nous l'avons dit, du pan-
théisme au néo -christianisme; chez Biran, du stoïcisme au quié-
tisme ; chez Cabanis , passant du matérialisme de son premier
ouvrage au théisme de la Lettre à Fauricl; — malgré, dis-je,
tous ces exemples, nous sommes obligé cependant de leconnaître
que la forme donnée par Cousin à sa dernière philosophie a été
plus préjudiciable qn'utile et a été une raison de faiblesse et de
recul pour la cause même qu'il voulait servir.
Lorsque Victor Cousin commença la réforme de sa philosophie, il
était éloigné de la science pure depuis une dizaine d'années par
deux circonstances différentes : d'abord, son rôle d'administrateur,
de directeur de l'enseignement philosophique, rôle plus ou moins
lié à la politique; en second lieu, son goût de plus en plus vif
pour la littérature et pour la langue littéraire. Or la métaphysique
a beau avoir des rapports très étroits avec la vie, avec les besoins
légitimes de l'âme, et trouver son appui dans les instincts naturels
del'honmie, elle n'en est pas moins en elle-même une science et
une science des plusdilliciles, que non-seulement il faut apprendre,
mais qu'il faut cultiver sous peine de ne plus être au courant des
ilik REVUE DES DEUX MONDES.
choses, de ne plus connaître les questions, de négliger les difficultés
les plus graves et de tout confondre dans des généralités de plus
en plus vagues. L'esprit des affaires est incompatible avec les pré-
cisions philosophiques : première raison d'affaiblissement pour la
science pure. Absorbé par une autre entreprise que nous avons
expliquée en détail et qui était elle-même de la plus haute impor-
tance : la création d'un grand enseignement philosophique, Victor
Cousin s'était, de plus en plus, éloigné de la science technique.
D'un autre côté, la littérature a sans doute ses précisions; mais
elles ne sont pas les mêmes que celles de la philosophie. Les
scrupules et les délicatesses de l'écrivain littérateur s'accommodent
peu des nécessités techniques de la science. Cousin, relisant ses
premières leçons, les trouvait barbares, insupportables, incompré-
hensibles; elles le rebutaient, et avec raison, car aujourd'hui encore
elles ne nous intéressent qu'à titre de documens et comme moyens
de reconstruction d'une philosophie oubliée. Par ces diverses raisons,
la philosophie de Cousin, dans sa seconde phase, devait prendre une
forme toute populaire. En ce genre, sans doute, cette philosophie a
encore une sérieuse valeur; et le livre du Vrai, du Beau et du Bien
sous sa forme dernière, restera dans notre littérature comme le
monument le plus noble et le plus élégant de l'idéalisme platonicien
mis à la portée du vulgaire. Mais, en même temps, on ne peut nier
qu'eu donnant cette forme au spiritualisme, on lui donnait en appa-
rence une forme de lieu-commun populaire, de plus en plus contraire
à l'esprit nouveau qui éclatait alors. Ce que Cousin n'a pas du tout
compris dans le mouvement qu'il vit se former autour de lui et
contre lui à la fin de sa vie, c'était le besoin scientifique, le besoin
d'appliquer à la philosophie le même esprit de désintéressement
abstrait que l'on apporte dans toutes les autres sciences, de cher-
cher la vérité pour elle-même, abstraction faite de son utilité morale
ou sociale. En donnant au spiritualisme la forme d'une prédication
oratoire, il lui donnait la forme antiscientifique précisément au
moment où l'esprit scientifique devenait un besoin plus impérieux ;
en cela , il tournait le dos à l'esprit du temps. Ses appels éternels
au sens commun étaient ce qui compromettait le plus les doctrines
qu'il voulait défendre. L'idée d'une humanité inspirée, qui avait été
l'idée de Vico et de Schelling et que lui-même avait exprimée tant
de fois avec éloquence, était devenue en s'appauvrissant de plus en
plus un appel banal au sens commun vulgaire; et Cousin retour-
nait à la philosophie de Reid, qu'il avait lui-même autrefois si hau-
tement dédaignée. La liberté de la science, la liberté de l'esprit
non-seulement à l'égard des dogmes révélés, mais à l'égard de tout
dogmatisme, est un besoin légitime en philosophie et est même le
besoin philosophique par excellence. Cette liberté paraissait proscrite
YICTOR COUSIN ET SON (ŒUVRE, Mlb
par le nouvel éclectisme. Le droit, je dis plus , le devoir philoso-
phique par excellence, suivant Descartes, de ne rien accepter que
sur l'évidence, c'est-à-dire après examen critique et dans tous les
sens, était ou paraissait sacrifié à un besoin tout pratique de se
mettre d'accord avec l'opinion commune. On fournissait ainsi aux
adversaires une arme facile dont ils ont usé et abusé jusqu'à satiété;
on leur donnait en apparence le droit d'opposer le spiritualisme à
la science; ce qui, dans un temps oii la science elle-même allait
devenir à son tour une sorte de religion, était préparer au spiritua-
lisme les plus fâcheuses épreuves.
11 en était de même de la tentative exagérée de mettre d'accord
la philosophie et la religion. Victor Cousin avait raison sans doute,
au point de vue pratique, de chercher un terrain commun sur
lequel les deux puissances pussent s'entendre, et la distinction du
naturel et du surnaturel est, en effet, la vraie base sur laquelle,
sans attenter à la liberté de conscience, on peut fonder un ensei-
gnement neutre et laïque; car l'église elle-même, en admettant cette
distinction, n'a rien à objecter théologiquement contre un ensei-
gnement philosophique purement rationnel, pourvu qu'il ne soit
pas agressif contre l'église. Mais de cette règle pratique faire une
sorte de règle théorique, interdire à la philosophie comme science
ce qui n'est défendu qu'à la philosophie enseignante, chercher sur-
tout, et avec une préférence affectée, l'expression vraie du spiri-
tualisme dans les philosophes chrétiens, sans faire jamais, à la
vérité, acte d'adhésion explicite au dogme, mais en exprimant tou-
jours le désir qu'il ne fût pas touché au dogme, c'était donner à la
philosophie l'apparence d'une auxihaire de la religion, c'était
autoriser l'accusation de vouloir fonder une orthodoxie laïque,
sorte de vestibule de l'orthodoxie religieuse. Or une telle entre-
prise, au moment même où l'orthodoxie religieuse elle-même deve-
nait de plus en plus étroite, où l'église manifestait l'intention évi-
dente de ressaisir la société, où elle éliminait successivement de
son sein tous les élémens libéraux, où, réactionnaire sur elle-même,
elle rétrogradait non-seulement au-delà de Lacordaire et de Monta-
lembert, mais au-delà de Bossuet et de Descartes, toutes ces con-
cessions autorisaient les adversaires à confondre sous le même nom
d'orthodoxie et le spiritualisme et le cléricalisme le plus absurde.
C'était faire les affaires des adversaires de tout spiritualisme. Quelle
est, en effet , la tactique de ceux-ci ? C'est d'éliminer du terrain
philosophique et scientifique le spiritualisme lui-même comme
une branche de l'orthodoxie religieuse; c'est de lui ôler les droits et
les titres d'une philosophie; c'est de le confondre avec les adver-
saires éclairés ou non de toute libre pensée et, en particulier, avec
TOME LXII. — 1884. 10
146 REVUE DES DEUX MONDES.
ceux pour qui la pensée en elle-même n'a aucune valeur, et qui ne
voient dans les philnsophies diverses que des formes de la lutte
sociale et politique. En un mot, dans un temps où l'esprit critique
devenait de plus en plus exigeant, c'était travailler à rebours que
de résumer la philosophie dans quelques affirmations vagues et
toujours les mêmes, sous une forme qui n'était pas très éloignée
de k prédication.
Nous avons vu de nos Jours les conséquences de cette erreur de
Victor Cousin. On l'a pris au mot; on n'a plus va dans sa philoso-
phie que ce qu'il avait voulu y mettre. Le grand rôle initiateur et
promoteur par lequel il avait débuté dans la carrière fut oublié,
mécoonu, comme il l'avait voulu lui-même. Ses livres, sans cesse
remaniés et affadis, n'ont plus été connus que par les pâles exem-
plaires qu'il avait substitués aux fières et énergiques esquisses de
sa jeunesse. Il a voulu faire disparaître toutes les traces de haute
pensée qui avaient remué ses contemporains, et il y a réussi. Il est
la première cause de l'injustice et de l'ingratitude des générations
nouvelles; mais, ce qui est plus grave, c'est que cette erreur n'a pas
seulement nui à lui-même, elle a pesé sur son école et sur le fond
même de sa philosophie. Tous ceux qui l'ont suivi ont eu à se défendre
contre cette accusation d'orthodoxie et de lieu-commun qu'il avait
imprudemment attirée contre sa doctrine. Restituer au spiritualisme
sa part et sa f>lace dans la libre pensée, le faire rentrer dans le giron
de la philosophie au même titre que toute autre doctrine, le déli-
vrer de tout patronage artificiel et de toute complicité réaction-
naire, lui ôter l'apparence d'uni parti-pris, le récoucilier avec le
libre examen, la critique, l'esprit nouveau, telle est l'œuvre ingrate
et pénible à laquelle notre illustre maître nous a condamnés et
sans laquelle notre philosophie aurait continué d'être considérée
comme une anrilhi theologiœ. Eui rompant, pour not7fe part, avec
cette tradition d'orthodoxie réactionnaire, nous avons toujours cru
consulter le véritable intérêt de la philosophie spiritiualiste, et nous
sommes resté fidèle à l'esprit môme de Cousin, à sa grandie époque,
lorsqu'il disait : «. La philosophie est la lumière des lumières, l'au-
torité des aïitorités. »
Au reste, nous sommes loin de penser que le spiritualisme carté-
sien soit le dernier mot de la pensé* humaine; même remanié à
l'aide des; idées de Leibniz et de Maine de Biran, il laisse encore
bien des questions ouvertes et bien des points obscurs qui nous
empêchent d'être co>mp]ètement satisfait» Nous ne pouvons pas
ei'oire que le grand mouvement allemand de Kant à Heg-el se soit
produit en vain et soit absolument vide de sens; il serait aussi bien
étrange que la prodigieuse revendication qui s'est élevée de toutes
parts en Europe au nom de l'expérimentalisme ne fût qu'une insur-
VICTOR COUSIN ET SON OEUVRE. 147
rection superficielle, une révolution sans portée. Quel champ ouvert
encore à la philosophie de l'avenir ! Sans renier aucune de ses
convictions, on peut admettre ingénument que le monde ne finit
pas avec nous. Ce n'est donc nullement dans la pensée d'enrayer le
travail puissant, quoique confus, de la pensée actuelle (entreprise
d'ailleurs aussi inutile qu'absurde); ce n'est pas par lassitude d'une
pensée vieillie que nous avons cru devoir réclamer les droits du
passé. C'est, au contraire, parce que nous avons une foi profonde et
de plus en plus vive en la philosophie, que nous avons voulu que
justice fût rendue à tout le monde, et surtout au principal maître
de la culture philosophique de notre siècle.
III.
Victor Cousin n'a pas été seulement un philosophe; il a été aussi
un littérateur. Quelques-uns même disent qu'il n'a été que cela.
On peut apprécier la valeur de ce jugement après la longue étude
à laquelle nous nous sommes livré. Ce qui est certain, c'est le
goût et le talent de Cousin pour la littérature prop-rement dite. Il
avait fait de brillantes études littéraires. A sa sortie de l'École nor-
male, il était resté deux ans le répétiteur de Yillemain, dont il avait
été l'élève. Devenu suppléant de Royer-CoUard , il se livra alors
exclusivement à la philosophie, et nous ne l'avons vu faire aucune
diversion à ces études pendant les quinze années de la restaura-
tion. Il en fut de même dans les premières années du règne de
Louis-Philippe. Son premier essai dans la pure littérature fut son
écrit sur Santa-Rosa, en 1838, le premier travail qu'il ait donné
à la Revue, dont il devint depuis lors et jusqu'à sa mort le fidèle et
infatigable collaborateur. C'est dans la Revue et dans le Journal des
savans, pendant les trente dernières années de sa vie, que, peu à
peu détourné de la philosophie proprement dite, il se livra aux
études littéraires et historiques qui allaient devenir pour son talent
l'occasion d'un si brillant rajeunissement. L'article sur Santa-Rosa
fit grande sensation; c'est, en effet, une des plus belles choses qu'il
ait écrites; sa plume s'était en quelque sorte amollie et attendrie
au souvenir de cette amitié de jeunesse, qui avait jeté un instant
un rayon de poésie dans une vie dure et laborieuse. C'est surtout
en 18À0, à partir de ses études sur Pascal, que le goîit et même la
passion de la littérature, de la langue et du style s'empara de lui et
le détacha de plus en plus de la philosophie. Dès lors, le nombre
de ses travaux purement littéraires va toujours croissant. En voici
le résumé : Rapport sur la nhessîté d'une nouvelle édition des
Pensées de Pascal (1842); — la Jeunesse de Madame de Longue-
ville (1852); — la Marquise de Sablé (185/i) ; — la Duchesse de
148 REVUE DES DEUX MONDES.
Chevreasc (1855) ; — Madame de Ilautcfort (1856) ; — le Grand
Cyrus et la Société française au XV 11^ siècle {ISbH); — Madame de
Longueville pendant la fronde (1859) ; — la Jeunesse de Mazarin
(1860) ; — le Connétable de Luynes^ — resté inachevé.
Quelles ont été les doctrines littéraires de Cousin? Il semble-
rait assez naturel, d'après les principes de sa philosophie, d'at-
tendre de lui, en littérature comme en philosophie, une doctrine
d'éclectisme. Ce ne fut pas du tout son rôle. L'éclectisme en litté-
rature est représenté par Yillemain et non par Cousin. C'est YiUe-
main qui a cherché une moyenne et une transaction entre l'école
classique et l'école romantique , entre l'admiration de nos chefs-
d'œuvre et celle des chefs-d'œuvre étrangers, entre Racine et
Shakspc are ; mais lorsque Cousin est arrivé à la critique littéraire,
il n'était plus, à proprement parler, éclectique; il avait fait son
choix et il avait pris définitivement parti pour la philosophie spiri-
tualisie du xvii^ siècle. Pour la même raison, il prit la défense de
la Uttérature du grand siècle. 11 fut classique jcomme il était carté-
sien. Ses doctrines littéraires vinrent donc se rencontrer avec celles
d'un autre critique éminent et illustre dont le rôle avait été précisé-
ment, en présence du romantisme et de l'éclectisme, de sauver et
de relever les grandes doctrines de la tradition classique, M. Nisard.
Cousin fut donc classique ainsi que M. Nisard; mais il le fut différem-
ment. L'un et l'autre admiraient le grand siècle, mais non pas la
même époque dans le même siècle. Pour M. Nisard, l'idéal de la
littérature française, c'est le règne de Louis XIY. Pour Cousin, c'est
le règur^ de Louis XIII et l'époque de la fronde ; pour lui, c'est la
première moitié du xvii® siècle qui est le grand siècle ; pour M. Nisard,
c'est la second'i. Ce que Cousin met au-dessus de tout, c'est la gran-
deur ; ce que \I. Nisard admire plus que tout, c'est la perfection. Pour
Cousin, les plus grands hommes du règne de Louis XIV viennent de
plus loin et ils ont leur origine dans la première moitié du siècle ;
pour M. Nisard, c'est Louis XIY qui a imprimé le cachet de sa
majesté, de sa haute raison, aux hommes qu'il a su grouper autour
de lui.
La littérature française de la première période n'a pas eu ee
caractère d'élégance polie et soutenue, de noblesse convenue que
l'on a reproché, à tort ou à raison, à la littérature du xvii® siècle
et que l'on a attribué à l'influence de cour. Nos plus grands écri-
vains datent d'un temps où la vie sociale était loin d'être aussi
complètement arrangée, aussi brillamment paisible que sous
Louis XIV. Ils sont nés et se sont développés sous Richelieu, dans
le temps des conspirations et des échafauds; ils ont traversé la
guerre civile, ils ont connu des temps graves et terribles. La per-
fection du goût n'avait pas encore éteint la mâle vigueur des carac-
VICTOR CODSIN ET SON OEUVRE. 149
tères et la vieille originalité féodale. De là, dans les écrivains de ce
temps-là, dans Corneille et dans Pascal surtout, ce mélange de
hardiesse et de noblesse, de liberté, de familiarité et de grandeur,
précisément ce qu'on a reproché à nos écrivains de n'avoir pas eu
parce qu'on ne voyait la littérature classique que dans Racine et
Boileau. Car est-ce à Pascal, est-ce à Bossuet, est-ce à M"'^ de Sévi-
gné, est-ce à Molière, est-ce à La Fontaine qu'aurait manqué ce
caractère de naïveté et de familiarité que l'on croit manquer à notre
littérature, tandis que ce qui domine précisément dans tous ces
écrivains, c'est le naturel? Cet élément, ils le devaient, suivant
Cousin, aux traditions viriles et énergiques de la première moitié
du siècle, tradition que l'influence de la cour de Louis XIV n'avait
pas encore eu le temps d'amollir et d'amortir. Par cette distinction
entre les deux xvii®' siècles Victor Cousin introduisit donc, à ce
qu'il nous semole, un élément nouveau dans la critique littéraire.
Il montrait que le vrai classique comprenait tous les élémens du
beau, le naturel et la force aussi bien que la pureté et la perfection,
sans qu'il fût besoin, pour expliquer ce fait, d'avoir recours à l'hy-
pothèse spirituelle, mais forcée, du romantisme des classiques.
Un autre trait remarquable à signaler dans la critique littéraire
de Victor Cousin, c'est la précision mâle et forte avec laquelle il
caractérise tous nos grands écrivains et le jugement qu'il porte sur
leur mauière d'écrire. De nos jours, le champ de la littérature s'est
agrandi, et c'est un véritable progrès; mais aussi elle a un peu
perdu son originalité propre. Elle s'est mêlée à l'histoire, à l'éru-
dition, à la psychologie, à la morale, à la philosophie. Mais on
oublie souvent que la littérature, prise en elle-même, est un art,
comme la peinture et la musique. Sans doute, dans le sens large,
tout ce qui est écrit fait partie de la littérature; sans doute, la lit-
térature est l'expression des mœurs et de la société; elle est une
partie de l'histoire de l'esprit humain; à tous ces points de vue, la
littérature peut comprendre tout ce qui intéresse les hommes; mais,
dans le sens propre, elle ne comprend que ce qui est écrit avec
art. Il y a un art d'écrire comme un art de peindre et de dessi-
ner. Il y a des formes littéraires comme il y a des formes plasti-
ques. Or l'art d'écrire, c'est le style. Est écrivain quiconque a du
style; n'est pas écrivain quiconque n'en a pas. Or Victor Cousin
avait au plus haut degré le sentiment du style. Il aimait passion-
nément et jugeait merveilleusement les beautés du style. Il carac-
térisait de la manière la plus ferme et la plus concise le génie
propre de nos grands écrivains. Dans son Rapport sur Pascal, dans
son chapitre sur lArt français, apuiè en 1853, à son livre du Vrai,
du Beau et du Bien, dans son écrit sur le Style de Jean-Jacques
150 REVUE DES DEUX MONDES.
Rousseau^ il résumait en quelques traits mâles et rapides toute
l'histoire de la prose française.
Les deux points de vue précédens, quelque intéressans qu'ils
puissent paraître, ne sont pas ce qu'il y a de plus important dans
l'œuvre littéraire de "Victor Cousin. Ce qui est bien plus considé-
rable, c'est le point de vue tout à fait nouveau qu'il a introduit
dans l'étude et dans la critique des textes classiques. Là, il a fait,
on peut le dire, une véritable révolution. Le point de départ de
cette révolution a été son travail sur Pascal. Le premier (et cela
était bien surprenant après tant d'éditeurs de Pascal depuis près
de deux siècles), le premier, dis-je, il a eu l'idée d'aller confron-
ter le texte des éditions consacrées avec le texte original et authen-
tique conservé à la Bibliothèque nationale. Dire qu'il a déchiffré
ce texte, ce serait probablement trop dire; il y avait heureuse-
ment deux copies, dont l'une absolument contemporaine et faite
sous les yeux de la famille, et l'autre assez peu postérieure. C'est à
l'aide de ces deux copies que l'on a pu lire le manuscrit original,
écrit, comme on sait, d'une manière tout hiéro!.dyphique. En se
servant de ces documens et en les comparant au texte imprimé,
Cousin reconnut bien vite un on nombre d'ahérations dont on
peut voir le détail dans son ouvrage; et, comme son esprit était
toujours porté à la généralisation, il indiqua tout l'abord la consé-
quence générale de ce fait, à savoir la refonte de tous nos textes
classiques, qui tous avaient plus ou moins subi des modifications
de ce genre, par exemple les Sermons de Bossuet, les Lettres de
W^ de Sévigné, les Mémoires de Saint-Simon. Il mit en relief cette
idée, à laquelle on ne s'était pas encore habitué, c'est que les clas-
siques sont devenus pour nous des anciens et que le xvii^ siècle est
une troisième antiquité qu'il faut traiter avec le même soin reU-
gieux que les deux autres. Sainte-Beuve, dans un article de la
Revue (1) sur l'édition des Pensées par 3L Faugère, remarquait
avec pénétration la nouveauté du point de vue que cette manière
d'entendre la critique introduisait dans la littérature française. Après
la période classique, après la période romantique, il en signa-
lait une troisième : la période philologique que AL Cousin inaugu-
rait; et, en effet, cette prévision s'est réalisée, et c'est évidemment
à cette vive prédication en faveur de la revision de nos textes clas-
siques qu'est due la grande entreprise de M. Ad. Régnier, dans
laquelle précisément nous trouvons réalisée l'œuvre réclamée par
Yictor Cousin.
Dans le même article que nous venons de citer, Sainte-Beuve
(1) 1" juillet 1844.
VICTOR COUSIN ET SON OEUVRE. 151
relevait encore un des traits caractéristiques du talent de Cousin,
celui d'entraîner et d'intéresser les autres à tout ce qui l'intéressait
lui-même. « C'est la doctrine et l'honneur de certains esprits, disait
Sainte-Beuve, c'est la magie de certains talens illustres de ne pou-
voir toucher à une question qu'elle ne s'anime un instant d'un inté-
rêt nouveau, qu'elle ne s'enflamme et n'éclate aux yeux de tous. »
En signalant ce don de Cousin, Sainte-Beuve faisait allusion à l'es-
pèce de concurrence, et même de concurrence passagèrement vic-
torieuse, que Cousin lui avait faite à lui-même sur un terrain qne
Sainte-Beuve, il faut le reconnaître, avait choi>i le premier et dont
il croyait s'être assuré l'absolue propriété. C'était Port-Royal, alors
si ignoré et si oublié (jue Royer-Gollard, causant de ce sujet avec
Sainte-Beuve, lui disait : « Nous causons de Port- Royal; mais
savez- vous bien, monsieur, qu'il n'y a que vous et moi en ce
temps-ci pour nous occuj)er de telles choses? » En 18'/iO, Sainte-
Beuve publia son premier volume, et, il faut le dire pour ceux qui
ignorent l'histoire de ce temps, ce volume n'eut aucun succès. II
parut lourd, pénible, entortillé, bourré de théologie austère et
aridîe. L'impression de ce temps-là fut celle d'un écht c. Cepen-
dant les curieux commençaient à s'y intéresser et à deviner ce
qu'il pouvait y avoir de vivant dans cette grande étude, lorsque
tout à coup Victor Cousin intervint avec éclat \ ar son Btipjjort sur
Pascal, par son livre sur Jacqueline, par ses articles sur la philoso-
phie de Pascal et sur Port-Royal. Sainte-Beuve, dans la préface de
son troisième volume, t'ait allusion à cette irruption, qui semblait
lui ravir la propriété de son sujet : « Je ne viens pas me plaindre,
dit-il, du succès qu'a eu mon sujet; mais Port-Royal est devenu de
mode; c'est là un fait; c'est plus même qne je n'avais espéré, plus
peut être que je n'aurais désiré. J'y reviens aujourd'hui légèrement
mortifié, ne souhaitant plus qu'une chose : l'achever dignement. »
Il est donc certain, de l'aveu de Sainte-Beuve, c[ue celui iiui a lancé
le sujet de Port-Royal, celui qui l'a fait entrer dans le courant
public, c'tst Victor Cousin. Que Sainte-Beuve en ait été légère-
ment monifié, on le comprend; mais on ne peut dire cependant
qu'il y ait eu concurrence déloyale. Sainte-Beuve aurait pu faire
lui-même la découverte qu'a faite Cousin ; il n'avait pour crla qu'à
aller à la Bibliothèque nationale. Mais cette découverte une fois
faite, Cousin pouvait il s'en priver? ou encore devait-il s'abstenir
de la faire valoir avec feu et éloquence, ce qui était sa nature
propre ? ou enfin, parlant de Pascal , pouvait-il ne pas parler de
Port-Royal? Tout cela était inévitable. C'était une rencontre, ce
c'était point une usurpation. D'ailleurs, Sainte-Beuve a-t-il eu
véritablement sujet de se plaindre de cette concurrence inatten-
due? JNous ne le croyons pas; car Victor Cousin, en popularisant
152 REVUE DES DEUX MONDES.
le sujet de Port-Royal, a précisément contribué au succès du livre
de Sainte-Beuve; il a amené les esprits à en comprendre la haute
valeur littéraire. Ce qui avait paru d'abord un sujet bizarre, choisi
dans un coin obscur de la littérature théologique, maintenant con-
sidéré au point de vue de cette restauration de nos antiquités
classiques, au point de vue plus élevé encore de la lutte entre la
raison et la foi, reprenait une valeur et une vie nouvelles, et on
était mieux préparé à comprendre le génie propre de Sainte-Beuve
que l'on n'avait pas encore deviné dans ses études antérieures :
à savoir ce sens psychologique profond qui transformait la litté-
rature en une vaste expérimentation morale et humaine. Le livre
admirable de Port-Boyal , dont les premiers volumes avaient été
très froidement accueillis, a été entraîné à son tour dans la popu-
larité que Cousin avait faite au sujet. L'auteur lui-même, de son
côté, s'était débrouillé et dégagé; les derniers volumes sont bien
plus vifs que les premiers, et la concurrence de Cousin n'empêcha
nullement Sainte-Beuve de faire à son tour une étude très neuve
et très profonde sur Pascal (1).
Si nous passons maintenant aux écrits de Victor Cousin sur V His-
toire des femmes illustres du XV 11^ siècle, nous lui trouverons dans
cette entreprise deux prédécesseurs : Rœderer, dans son Histoire de
la société polie, et Walckenaer dans son livre si complet sur M^^ de
Sévigné et son Temps; mais ces deux ouvrages, n'étant pas soutenus
par l'éclat du style et par le nom de l'auteur, étaient restés des
travaux secondaires, le premier plus littéraire, le second plus érudit,
connus des curieux, mais n'ayant pas pénétré dans ce qu'on appelle
le grand public. Ici encore, le don signalé par Sainte-Beuve se
manifesta avec le même bonheur. Tout le monde se passionna pour
ou contre les héroïnes de M. Cousin ; on plaisanta sur ses passions
rétrospectives et sur son goût pour les beautés opulentes du grand
siècle : en un mot, on le lut, on le critiqua, on en parla, et un
nouveau chapitre littéraire de notre histoire fut créé.
Que M. Cousin, séparé des affaires, éloigné de la philosophie, ait
pris plaisir à distraire son imagination en la promenant dans les
salons du passé et en courtisant des maîtresses idéales, il n'y avait
rien là que de bien innocent et de bien légitime ; et quand on a
longtemps instruit les hommes, on a bien le droit de les amuser en
s'amusant soi-même; mais ce qu'on ne croirait pas, et ce qui est
pourtant vrai, c'est que, pour Victor Cousin, cette étude de pure
fantaisie faisait partie de son plan de restauration du spiritualisme.
(1) Indépendamment de la question de texte qui était soulevée à propos des Pen-
sées de Pascal, il y avait une question de fond qui mériterait grandement d'être expo«
sée, car elle fit un grand bruit. Mais nous ne pouvons tout dire et ce serait rentrer
sur le terrain philosophique.
VICTOR COUSIN ET SON OEUVRE. 153
On S3 demande en quoi l'histoire de ces belles dames si médiocre-
ment spiritualistes dans leur conduite pouvait servir au rétablisse-
ment des grands principes sociaux; et, cependant, s'il fallait en
croire Cousin lui-même, c'est dans cette vue qu'il aurait entrepris
cette étude : « Pour nous, disait-il, en même temps que nous
essayons de rappeler la jeunesse française au culte du vrai, du
beau et du bien, et qu'au nom d'une saine philosophie, nous ne
cessons de combattre le matérialisme et l'athéisme, il nous a paru
que ces études sur la société et les femmes du xvii® siècle pour-
raient inspirer aux générations présentes le sentiment et le goût de
plus nobles mœurs, leur faire connaître, honorer et aimer la France
à la plus glorieuse époque de son histoire, une France où les
femmes étaient, ce semble, assez belles et excitaient d'ardentes
amours, mais des amours dignes du pinceau de Corneille, de Racine
et de M'"^ de Lafayette. » On comprend que ces revendications en
faveur du spiritualisme si singulièrement associées à la pein-
ture « des nobles mœurs » de M"^^ de Chevreuse exaspérassent
des esprits nets, tranchans, positifs, tels que ceux qui prenaient
à cette époque la direction de l'esprit et de l'opinion. Chez les
h'immes supérieurs qui vieillissent les qualités deviennent des
défauts. Le goût des idées générales, qui avait fait la grandeur de
Victor Cousin dans sa première période, devenait dans sa vieillesse
le goût des thèses et des grandes amplifications : il fallait que tout
ce qu'il faisait, tout ce qu'il écrivait se rapportât à un grand dessein.
On lui aurait su gré de chercher à plaire : on lui en voulait de prêcher
si mal à propos. Nous ne dirons rien des travaux purement histori-
ques de M. Cousin, étant trop incompétent pour les juger. Disons
seulement que les plus autorisés et les plus exercés en ces matières,
M.Mignet, M. Chéruel, accordent une haute valeur à ses travaux sur
Mazarin et surLuynes. Là encore il a fait des percées nouvelles; il a
appliqué la méthode la plus sévère, n'écrivant que sur pièces, et sur
documens précis, la plupart du temps inédits. Il a fait surtout les
plus grands efforts pour ramener son style, toujours un peu trop
tendu vers le sunlime, à la simplicité, et en quelque sorte à la
nudité : « Mon ambition, nous disait-il, est de plaire à H. Thiers. »
Puisque nous parlons du style, essayons de le caractériser à ce
point de vue. Victor Cousin a été l'un des écrivains les plus savans
de son temps, l'un de ceux qui connaissaient le mieux la langue et
qui en discernaient le mieux toutes les ressources. Il manquait de
coloris, si l'on entend par là les images. Je ne connais pas de lui
une méîaphore remarquable; mais il avait au plus haut degré la
qualité du mouvement, et, comme l'avait remarqué Hegel avec une
étonnante intelligence de la langue française, « la force des tours. »
Il était remarquable par la propriété des termes, par le tissu serré
154 REVUE DES DEUX MONDES.
de la phrase, par la logique des liaisons et des constructions, enfin
par la science de la période. Il plaçait très haut l'art de la longue
phrase, l'une des plus grandes difïicultés de la langue française; tout
en admirant beaucoup Montesquieu et Voltaire, il remarquait qu'ils
avaient brisé la langue et il relevait hautement le méiite de Rous-
seau, qui avait reconstitué la grande phrase française. On sait que
la science de la période est un des caractères du génie de Bossuet,
qui est le maître de tous les écrivains en ce genre. Cousin s'est
essayé plusieurs fois à lutter avec lui, et, sans l'avoir égalé,
on peut dire qu'il s'est rapproché quelquefois de son modèle.
Quoique Victor Cousin soit surtout arrivé à la perfection de la
forme dans la seconde période de sa carrière, c'est-à-dire à partir
da 1838-1868, je ne sais cependant s'il n'était pas encore supé-
rieur à l'époque où il ne voulait pas systématiquement être écri-
vain. Les Argumens de Platon et quelques pages des Fragmens, sans
avoir peut-être la pureté de la langue, qu'il a cherchée plus tard,
avaient, en revanche, ce qui lui a le plus manqué par la suite: le
naturel. A cette première période, son style a une largeur et une
aisance qu'il a un peu perdues par la suite. Moins classique que dans
sa seconde période, il est plus lui-même ; il est moins ariificiel,
moins tendu. 11 a déjà l'art de la longue phrase, mais moins suspen-
due, moins construite, coulant avec plus de négligence, et, par con-
séquent, plus de grâce. Néanmoins, on ne peut qu'admirer l'effort
qu'il a fait plus tard pour faire porter à la langue classique toutes
les idées de son temps.
Mais il est temps de revenir à la philosophie, de résumer les résul-
tats obtenus et de caractériser l'idée fonda mentale qui a été le centra
de tous les travaux de Cousin, à savoir: l'idée de l'éclectisme, dont
nous n'avons encore presque rien dit. C'est cependant à cette idée
que son nom restera attaché dans l'histoire. Essayons de la défi-
nir avec clarté et précision.
IV.
Le principe qui nous paraît ressortir de la philosophie éclectique,
c'est le principe de l'unité de la philosophie. Il n'y a qu'une philo-
sophie, comme il n'y a qu'une physique. Seulement, voici la diffé-
rence. La physique, comme toutes les sciences posiiives, ne s'oc-
cupe que du.particulier et du fini. Elle peut donc ajouter sans cesse
des connaissances particulières les unes aux autres; ces connais-
sances peuvent s'accumuler, et, quand elles sont assez multipliées,
se coordonner en théories. Il n'en est pas de même en philosophie.
La philosophie est la science de l'absolu, des premiers principes,
VICTOR COUSIN ET SON OEUVRE, 155
du tout. Elle ne peut donc pas se faire par parcelles; et chaque sys-
tème est un tout, un absolu; mais c'est un absolu qui a passé par
un esprit relatif ei. individuel ; c'est un absolu connu relativement :
c'est l'univers réfléchi par une monade. C'est pourquoi tout système
est à la fois vi'ai et fragile ; vrai, parce qu'il est un reflet de l'absolu ;
fragile, parce qu'il n'en est qu'un reflet. Il y a donc, malgré les sys-
tèmes et à travers tous les systèmes, une philosophie objective ;
mais elle est dilfuse, inconsciente, mêlée à des systèmes particu-
liers et transitoires. Elle est analogue à ce que Hegel appelle V esprit
objectif, par exemple, l'esprit d'une nation, l'esprit d'une époque,
qui n'est formulé, ni condensé dans aucun homme en particulier,
mais qui n'en est pas moins présent et réel dans tous, et principa-
lement dans les grands hommes. Ainsi de la philosophie : c'est elle
qui soutient et anime tous les systèmes ; mais elle les dépasse et
les déborde; elle est plus qu'eux. Les systèmes passent, mais tous
laissent quelque chose après eux. Chaque grand système a d'îibord
son esprit propre qui ne meurt pas avec le système. L'esprit pla-
tonicien a survécu au platonisme et vit encore. Quiconque pense à
l'idéal et a soif d'idéal e^t un platonicien. L'esprit stoïcien n'a jamais
disparu; il n'a pas même été définitivement vaincu par l'esprit
chrétien. Quiconque croit à la dignité et à l'inviolabilité de la per-
sonne humaine, ouiconque met la force d'âme au-dessus de tout
est un stoïcien. L'esprit chrétien subsiste chez ceux-là mêmes qui
croient le plus violemment répudier- le christianisme. Quiconque
s'intéresse aux faibles est un chrétien. Ainsi en est-il de l'esprit
cartésien, de l'esprit voltairien ; quiconque ne se paie que d'idées
claires et distinctes est un disciple de Descartes ; quiconque ne veut
être dupe en rien est un voltairien. Chacune de ces grandes formes
de la pensée humaine a subsisté en s'incorporant à la raison com-
mune, laquelle s'est développée en s'assimilant la su! slance du passé.
Voilà pour l'esprit des doctrines; il en est de même de leur matière.
Prenez la théorie des idées de Platon : rien de plus singulier, rien
de plus paradoxal, rien de plus éloigné de l'esprit positif de notre
siècle. Voici cependant un grand physiologiste, le moins rêveur des
hommes, noiuTi d'études expérimentales, ayant peu de temps à
perdre à la lecture des métaphysiciens. Un jour, il veut résumer
ses vues sur la vie : quelle formule lui vient à l'esprit? C'est que
la vie est une « idée formatrice. » Ce vieux Platon n'a donc pas tant
rêvé, puisque, deux mille ans plus tard, un savant positif ne trouve
rien de mieux pour résumer sa propre science que de lui emprunter
son vocabulaire. Je prends dans Aristote la distinction de l'acte et de
la puissance. Cette distinction est-elle purement logique, ou porte-
t-elle sur la nature des choses? Est-ce une formule qui suffît à tout
156 BEVUE DES DEUX MONDES.
embrasser, à tout expliquer? Je n'en sais rien ; mais je le demande,
est-il possible aujourd'hui à l'esprit humain de penser sans la distinc-
tion de la puissance et de l'acte ? Ne voyons-nous pas la science elle-
même obligée de se servir de cette formule et distinguer « l'énergie
potentielle et l'énergie actuelle? » On peut disputer sur la limite et
l'étendue de la formule; on ne peut en nier l'utilité et la nécessité.
De même la conception des atomes n'est peut-être pas la dernière
conception des choses, comme le croient les épicuriens; elle n'est
peut-être pas même la dernière conception de la matière; néan-
moins c'est une conception nécessaire de l'esprit; et, au moins à
titre de représentation provisoire, elle ne peut être éliminée sans
dommage ; quelques chimistes mêmes la croient la seule hypo-
thèse qui satisfasse aux phénomènes. Nous pourrions prendre toutes
les formules philosophiques: le dualisme de l'étendue et de la pen-
sée dans Descartes, la force dans Leibniz, les antinomies de Kant,
le moi qui se pose lui-même de Fichte, toutes ces formules ont une
signification sujette à restriction, à limite, à interprétation (c'est le
travail de la science), mais une valeur quelconque qui les rend un
élément nécessaire de la pensée. On a dit que cette juxtaposition de
vérités éparses et hétérogènes n'était autre chose que du scepticisme.
Mais était on sceptique en physique quand on ajoutait les décou-
vertes les unes aux autres sans les pouvoir lier, parce que le moyen
de les lier manquait encore? L'éclectisme n'a jamais dit qu'il n'y
aurait plus de système et qu'il n'en fallait plus faire ; et, l'eût-il dit,
ce ne serait qu'une exagération semblable à celle de tous les autres
philosophes; mais les systèmes nouveaux eux-mêmes devront s'as-
similer tous les élémens du passé. La philosophie ainsi entendue a
une tradition, il y a un lien entre les siècles, entre tous les pen-
seurs, même entre les penseurs qui paraissent se combattre h' plus :
c'est le contraire du scepticisme ; car si l'on soutient qu'il y a une
seule et même raison entre les hommes malgré la diversité de leurs
jugemens, pourquoi n'y aurait-il pas une même philosophie pré-
sente aux philosophies les plus diverses? Une telle doctrine était
nécessaire surtout en France, oii l'on a toujours pratiqué en phi-
losophie atjssi bien qu'en politique la méthode révolutionnaire.
Cependant cette philosophie qui croyait en finir avec les systèmes
se présentait encore comme un système; et, d'après la loi posée
par elle-même, elle dut à son tour se dissoudre et disparaître comme
tous les autres; mais en même temps, et d'après la même loi,
elle a dû laisser quelque chose d'elle-même qui est venu accroître
le domaine général de l'esprit humain : c'est cet esprit d'intelligence
appliqué au passé, cet effort de rapprochement et de conciliation
entre les opinions les plus diverses, cette ouverture, cette libéralité
TICTOR COUSIN ET SON OEUVRE. 157
de pensée qui cherche partout ce qu'il y a de bon et de vrai. Tout
cela est resté. La conciliation totale est impossible, car elle ne
pourrait se trouver que dans la possession d'une vérité absolue ;
mais les emprunts réciproques, le sage emploi de l'héritage du
passé, l'habitude de démêler une pensée commune sous des formes
plus ou moins discordantes, voilà ce que l'éclectisme a légué à la
philosophie ultérieure; et ce sont là des gains d'une haute valeur.
Cette croyance à l'unité de la philosophie n'est sans doute qu'un
idéal irréalisable ; mais cet idéal est en même temps un postulat
nécessaire, et un acte de foi sans lequel aucune philosophie n'est
possible ; et je formulerais volontiers, sur le modèle du critérium
de Kant, cette règle fondamentale pour tout philosophe : « Pense
de telle manière que chacune de tes pensées puisse devenir un
fragment de la philosophie universelle. »
Avons-nous bien résumé la pensée de Victor Cousin? Pour nous
en convaincre, laissons-le parler lui-même. Ce sont les derniers
mots qu'il ait prononcés à la Sorbonne; c'est la fin de sa dernière
leçon, celle qui a clos la première partie de sa carrière philoso-
phique lorsque, désintéressé de tout objet pratique, il ne pensait
qu'à la vérité pure et à la science absolue : « La philosophie, disait-il,
n'est pas telle et telle école, mais le fonds commun et pour ainsi
dire l'âme de toutes les écoles. Elle est distincte de tous les sys-
tèmes, mais elle est mêlée à chacun d'eux, car elle ne se manifeste,
elle ne se développe, elle n'avance que par eux ; son unité est leur
variété même, si discordante en apparence, en réalité si profondé-
ment harmonique ; son progrès et sa gloire, c'est leur perfectionne-
ment réciproque par leur lutte pacifique... Ce que je professe avant
tout, ce n'est pas telle ou telle philosophie, mais la philosophie
elle-même; ce n'est pas l'attachement à tel système, mais l'esprit
philosophique supérieur à tous les systèmes. La vraie science de
l'historien de la philosophie n'est pas la haine, mais l'amour; et la
mission de la critique n'est pas seulement de signaler les extrava-
gances de la raison humaine, mais de démêler et de dégager du
milieu de ces erreurs les vérités qui peuvent et doivent y être
mêlées, et par là de relever la raison humaine à ses propres yeux,
d'absoudre la philosophie dans le passé, de l'enhardir et de l'éclai-
rer dans l'avenir. » Nous terminerons sur cette belle page, afin de
laisser le dernier mot à M. Cousin; et nous prendrons congé des lec-
teurs en leur demandant pardon de les avoir retenus si longtemps.
Paul Janet.
LA
DÉMOCRATIE AUTOEITAIRE
AUX ÉTATS-UNIS
in'.
LA PRÉSIDENCE D'ANDRÉ JACKSON.
I. PartoD, Life of A. Jackson, IS'ZS, — II. W.-G. Sumner, Andrew Jackson as a
public m an. Éoston, 1883. — III. D' von Holst^ John C. Calhoun. Boston, ;882. —
IV. D"" Ton Holst, Verfassungsgeschichte der Vereinigten Staaten von America,
Berlin, 1878.
ï.
Le discours d'inauguration de Jackson, que Benton qualifie, avec
son enflure habituelle, de « charte des principes démocratiques, »
n'était, en réalité, qu'une œuvre insignifiante et banale. On y
remarqua toutefois une adhésion publique donnée par le nouveau
président aux doctrines du parti dont il était l'élu, sur la question
des améliorations intérieures et sur celle du tarif; un passage assez
inattendu dans lequel il proclamait la nécessité de subordonner
l'autorité militaire au pouvoir civil; enfin une phrase pleine de
menaces pour tous ceux qui occupaient des fonctions publiques,
dans laquelle il insistait sur les droits du pouvoir exécutif et sur
« la tâche réformatrice » qu'il lui appartenait d'accomplir.
(1) Voyez la Revue du IS juin et du 1" octobre 1883.
LA DÉMOCRATIE AUTORITAIRE AUX ÉTATS-UNIS. 159
Le choix des membres du nouveau cabinet n'était pas de nature
à jeter une bien vive lumière sur la politique qu'ils allaient, servir.
Le poste le plus important, celui de secrétaire d'état, c'est-à-dire
de ministre des affaires étrangères, fut donné à l'habile politicien
de New-York qui avait si bien conduit la campagne électorale. Mar-
tin van Buren, qui n'était ni un orateur ni un homme d'état, avait,
à défaut de talens supérieurs, tous les dons secondaires qui assu-
rent le succès dans les coulisses de la politique. Ce petit homme,
d'une politesse exquise, d'une rare correction de tenue et de lan-
gage, d'un tact qui ne se démentait jamais, attirait et tenait sous le
charme ceux dont il recherchait le concours ou l'appui. Il joignait
à une grande finesse d'observation une merveilleuse connaissance
des côtés faibles de la nature humaine et possédait au suprême
degré l'art de les exploiter au profit de ses idées ou de ses inté-
rêts. Ou l'avait surnommé le Petit Magicien., et il ne lui déplaisait
pas de s'entendre appeler par ses flatteurs le Talleyrand américain.
Ses collègues étaient des hommes sans notoriété et de médiocre
valeur, assez habilement choisis d'ailleurs au point de vue de la
répartition des grands emplois publics entre les différentes parties
de l'Union, Les fonctions de secrétaire de la trésorerie, les plus
importantes après celles de secrétaire d'état, furent confiées à
Samuel Ingham, homme d'affaires expérimenté, mais membre peu
marquant du congrès, dont Jackson voulait récompenser les ser-
vices électoraux dans l'état de Pensylvanie. Deux sénateurs du Sud,
choisis comme Ingham parmi les amis personnels et politiques de
Galhoun, John Branch, de la Caroline du Nord, et John M. Berrien,
de la Géorgie, furent nommés l'un secrétaire de la marine, l'autre
attorney-general. Le président donna le portefeuille de la guerre à
l'un de ses familiers, le major Eaton, riche propriétaire venu de la
Caroline du Nord dans le Tennessee. Il compléta le cabinet en y
faisant entrer le j^osUnaster- gênerai^ qui jusque-là n'en avait pas
fait partie. Mac Lean, qui occupait ce poste important sous l'admi-
nistration précédente, s'était, malgré sa situation officielle, déclaré
ouvertement en faveur de la candidature de Jackson. Mais la répu-
gnance qu'il manifesta pour une épuration du nombreux personnel
placé sous ses ordres détermina le nouveau président à lui offrir
un siège à la cour suprême et à lui chercher un successeur moins
scrupuleux. Son choix se porta sur William Barry, qui, après avoir
été le partisan de Glay, était devenu, au moment de l'élection pré-
sidentielle, un de ses adversaires les plus acharnés dans l'état de
Kentucky.
Sous le régime américain, qui n'admet pas la responsabilité
ministérielle, le cabinet n'a ni rôle constitutionnel ni existence
légale. Toutefois les rapports des présidens des États-Unis avec
160 REVUE DES DEUX MONDES.
leurs ministres ont varié suivant les époques et suivant les hommes.
Washington, encore pénétré des traditions de la mère patrie, réu-
nissait fréquemment les membres de son conseil, les consultait sur
les questions de politique générale et se conformait à l'opinion de
la majorité. Jackson adopta une ligne de conduite tout opposée.
Il réduisit les ministres au rôle de chefs de services administratifs,
cessa de les rénnir, et traita avec chacun d'eux individuellement les
affaires de son département.
Mais, à côté de ce cabinet dépourvu d'autorité et d'unité, il
avait constitué un véritable go'jvernement occulte, qui est demeuré
célèbre dans l'histoire politique des États-Unis sous le nom de kit-
chen cabinet (cabinet de cuisine) . Les membres de ce comité diri-
geant, qui exerça sur la marche des affaires publiques une influence
prépondérante, étaient des politiques ou des journalistes, auxquels
Jackson attribuait à bon droit une large part dans la victoire électo-
rale qu'il venait de remporter. C'étaient le major Lewis, DuffGreen,
Amos Kendall et Isaac Hill. Lewis avait, ainsi que nous l'avons dit,
déployé pendant cette campagne une science consommée de la tac-
tique électorale et une rare habileté dans le maniement des hommes.
Sincèrement attaché à Jackson et médiocrement ambitieux, il s'ap-
prêtait à retourner dans sa propriété de Tennessee, lorsque le pré-
sident insista pour le retenir à Washington et l'y fixa en le nom-
mant second auditeur de la trésorerie. Duff Green était le rédacteur
en chef du Télégraphe des Èlats-Unis. Il était particulièrement
dévoué à Galhoun, auquel il resta constamment fidèle, mais son
journal avait soutenu avec autant d'énergie que d'éclat la candida-
ture de Jackson et était devenu l'organe officieux de la nouvelle
administration. Amos Kendall était la personnalité la plus brillante
de ce petit cercle. II avait été autrefois précepteur dans la famille
de Glay; il lui avait des obhgations d'argent et l'avait payé d'in-
gratitude. Ce fut pour Jackson une raison de se l'attacher, et Ken-
dall, qui rédigeait V Argus de Frankfort, contribua plus que per-
sonne à lui conquérir la majorité dans l'état de Kentucky. C'était
un politicien dépourvu de tout scrupule, mais d'un incontestable
talent. Miss Mariineau, qui le rencontra en 1836, le représente
comme un des hommes les plus remarquables de l'Amérique : « On
le regarde, dit-elle, comme la cheville ouvrière de Tadministra-
tiou : on croit que c'est lui qui pense, qui projette et qui fait tout,
mais tout cela dans l'ombre... C'est incontestablement un homme
supérieur. Il réunit à son grand talent pour le silence une prodi-
gieuse audace (1). » Isaac Hill était, comme Kendall, originaire de
l'état de Massachusetts. Son enfance s'était écoulée dans un atelier
(1) Miss Martincan, Western Travel, page 155.
LA. DÉMOCRATIE AUTORITAIRE AUX ÉTATS-UNIS. 161
d'imprimerie. Il s'était établi dans le New-ITampshire, y avait tour
à tour tenu une table d'hôte et dirigé un journal, et avait conquis
pied à pied aux doctrines démocratiques cet état qui avait été long-
temps la forteresse du fédéralisme. C'était un personnage jaloux et
haineux, indilTérent au choix des moyens, uniquement préoccupé
du succès et prêt à tout sacrifier à ses rancunes et aux intérêts de
son parti.
A ceux qui demandaient quels allaient être les principes de l'ad-
ministration nouvelle, le Télégraphe des États-Unis avait répondu
d'avance sans même attendre l'inauguration du président. « Nous
ne savons pas, écrivait le 2 novembre 1828,1e rédacteur de ce jour-
nal, quelle sera la ligne politique générale de Jackson ; mais nous
tenons pour certain qu'il saura récompenser ses amis et châtier
ses ennemis. » Vulgaire et cynique programme que Jackson allait
fidèlement remplir et qu'un de ses partisans, le démocrate Marcy,
devait résumer dans cette brutale formule : Aux vainqueurs les
dépouilles des vaincus !
Ce système des dépouilles, qu'avaient récemment inauguré les
politiciens de l'état de New- York et qui faisait des emplois publics
le salaire des services électoraux, était une nouveauté dans le gou-
vernement des États-Unis. Le droit de nomination et de révocation
des fonctionnaires, attribué au président par la constitution, était
un de ceux dont AVashington et ses premiers successeurs avaient
usé avec le plus de réserve et de scrupules. Washington avait porté
dans l'exercice de ce droit les principes de haute moralité et les
délicatesses de conscience qui présidaient à tous ses actes. Unique-
ment préoccupé de l'intérêt du service public lorsqu'il avait à dis-
poser d'un emploi, il n'avait jamais hésité à préférer un adversaire
politique d'une valeur incontestée à un ami d'une aptitude médiocre,
u Mes sentimens personnels, écrivait-il dans une lettre restée célèbre,
n'ont rien à faire ici; je ne suis pas George Washington, je suis le
président des États-Unis : en tant que George W^ashington, je vou-
drais faire à cet homme tout le bien qui est en mon pouvoir; comme
président des États-Unis, je ne puis rien pour lui. »
Plus accessible aux suggestions de l'esprit de parti, Jefïerson
avait néanmoins trop de perspicacité et de sens politique pour con-
sentir à subordonner à des préoccupations de cette nature les inté-
rêts supérieurs et permanens d'une administration régulière. Il
estimait, ainsi qu'il l'écrivait à Y attorney- gênerai Lincoln, que,
pour renouveler le personnel dans l'esprit du gouvernement nou-
veau^ il fallait attendre les vides que produiraient nécessairement
la mort, les démissions ou les révocations prononcées pour des
causes professionnelles. « Il en résultera, disait-il, moins de per-
TOME un. — 1884. 11
162 REVUF DE? DEUX MONDES,
turbations, et cela ne donnera pas à ncF; ennemis le droit, de dire que
nous avons combattu, non pour les principes, mais pour les places. »
Cette ligne de con luite fut suivie pendant nn demi-siècle, durant
lequel on ne compta que soixante-quatorze révocaiions de fonc-
tionnaires prononcé»^» pour des causes diverses et gêné -alement
étrangères à la politique (1), Avec Jackson allaient prévaloir d'au-
tres tendances et des mœurs politiques nouvelles.
Nul ne s'était mépris sur le caractère de la « réforme » annoncée
dans son discours d'inauguration, et les commentaires qu'en avaient
d«!)nnés ses partisans auraient a.v besoin dissipé tous les doutes. La
terreur régnait par-mi les fonctionnaires de tout ordre,, menacés
parles convoitises des coureurs de places, poursuivis jusque dans
l'intimité de la vie domestique par l'espionnage et la délation, sans
qu'aucun d'eux se sentît protégé ni par l'obscurité de sa condiàon,
ni par la valeur ou l'ancienneté de ses servic^^s. Une nuée de solli-
citeurs avides et insolens s'était abattue sur la ville de Washington,
se ruant sur les emplois publics comme sur une proie et réclamant
du pouvoir nouveau le prix des services rendus pendant la cam-
pagne présidentielle. Le spectacle de cette curée, sans pr°cédens
dans l'histoire des États-Unis, produisit une impression de stupeur
et de dégoût que nous ont conservée tous les témoignages contem-
porains.
« Tout le corps des fonctionnaires, écrivait Glay, est en proi3 à
l'inquiétude et à la crainte. Ils éprouvent quelque chose d'analogue
à ce que ressentent les habitansdu Caire lorsque la peste se déclare.
Personne ne sait qui recevra le premier le coup de la mort oUj ce
qui pour beaucoup revient au même, qui sera dépouillé de son
eoQploi. Vous n'avez aucune idée de la tyrannie morale qui pèse sur
tous c'im qui remplissent une fonction publique. « [Priv. Corresp.,
p. 2'25. Lettre du 12 mars 1829.) Les adversaires de l'administra-
tion n'étaient pas seuls à s'indigner de ces scandales. Un vieil ami
de Jackson, qui était allé le voir, écrivait tristement le /i juillet :
« Le règne de cette administration (je voudrais pouvoir me ser-
vir d'un autre terme) offre un contraste frappant avec le gouverne-
ment doux et bienveillant de Ma lison, de Monroe et d'Adams : c'est
comme une contagiou qui se répand : espions, délateurs, c'est
toute la lie du despotisme„.. J'avais e&péré quo cette administration
serait une administration nationale : ce n'est pas même une admi-
nistranon de parti. Désormais notre république sera gouvernée par
les factions, et la lutte s'engagera entre ceux qui veulent s'emparer
des places et des traiiemens, lutte envenimée par les passions les
plus viles et les plus sordides du cœur humain. »
(1) Neuf furent prononcées par Washington, dix par Adam s, trente-neuf par Jef-
ferson, cinq par Madison, neuf par Monroe, deux par Adains.
LA DÉMOCRATIE AUTORITAIRE ATX ÉTATS-UNIS. i63
Un gouvernement qui entreprend de satisfaire ces honteuses con-
voitises ne fait qu'en surexciter l'insatiable ardeur. Jackson n'était
d'ailleurs pas de ceux qui suivent d'un pas timide la voie dans
laquelle ils se sont engagés. En inaugurant le « système des
dépouilh s, » il entendait en faire, dès le début, la plus large
application. Ce qu'il voulait, c'était une épuration complète du per-
sonnel adrciiiistraiif, c'était ce que, dans le langage grossier, mcis
expressif de la politique américaine, on nomme un balayage à fond
[clean siveep). Dans le premier mois qui suivit son avèn. ment, il
prononça plus de révocations que n'en avaient prononcé ses pré-
décesseurs depuis la fondation de la répuilique; à la fin de la pre-
mière année de sa présidence, le nombre de ces révocations s'éle-
vait à 2,000 , chiffre d'autant plus énorme que le nombre des
emplois dépendant du gouvernement fédéral était alors fort res-
treint. Sur 8,000 maîtres de poste, 891 furent destitués : c'étaient
à peu près tous ceux dont l'emploi avait quelque valeur.
Les souffrances individuelles qu'entraîneit avec elles de telles
mesures sont assurément considérables. Mais ce qui est plus grave,
c'est l'atttinte qu'elles po^-teot aux mœurs publiques, c'est l'in-
fluence qu'elles exercent sur le tempérament et sur l'avenir poli-
tique d'une naii(»n. Sous ce rapport, les conséquences du système
inauguré par Jackson ont été incalculables. 11 a accompli une véri-
table révolution et la pire de toutes.
Avant lui, le gouvernement avait à son service l'éUte du pays :
à dater de sa présidence, les fonctions publiques, abandonnées par
les hommes honnêtes et ca, a les auxquels elles n'offrent ni sécu-
rité, ni indépendance, sont devenues le partage exclusif d'une classe
d'hommes sans n)oraliié et sans lundères, qui fout de la politique
un métier et de l'industrie électorale un moyen de parvenir. Gel
état de choses a produit les résultats qu'on en pouvait attendre :
un déj.lorable abaissement du niveau intellectuel et moral du per-
sonnel a imiiiistraiif, une corruption contre laquelle tous les efforts
ont été impuiss.ins (1), l'absence de responsabilité réelle des fonc-
tionnaires à l'égard du gouvernement qu'ils servent, et, par une
conséquence logique, leur dépendance absolue à l'égard des politi-
ciens locaux , dont ils sont les créatures. Le choix même du pou-
voir exécutif est à peine libre : les sénateurs, les représentans, les
membres des comités exercent la plus large part du patronage aduà-
nistratif, dictent les nominations et protègent les agens incapables
ou tarés qu'ils ont imposés contre les justes sévérités de leurs chefs
(1) On lit dans un rapport d"un comité du cougrès publié en 18C8 : «Les voleurs
■infestent chaque département, il n'y a pas de branche ùu service où on ne les trouve,
et l'exemple est si contagieux -.^ue l'hounôtcté devient l'exce^ition. »
164 REVUE DES DEUX MONDES.
hiérarchiques. Les conséquences du système n'ont pas été moins
funestes dans l'ordre politique : les fonctionnaires constituent, pour
le parti qui détient le pouvoir, la plus formidable agence électorale
qui fut jamais (1) ; ce sont leurs intérêts propres qu'ils défendent
en servant par tous les moyens les intérêts de ce parti : c'est leur
maintien dans leurs emplois qu'ils assurent en travaillant au succès
de ses candidats. Le parti adverse a, lui aussi, son armée, qu'il con-
duit à l'assaut du pouvoir et à la conquête des dépouilles. Chaque
élection devient un champ de bataille où se rencontrent ces deux
phalanges rivales : mêlée furieuse où toutes les armes sont bonnes,
véritable lutte pour la vie dont l'enjeu n'est pas le triomphe d'un
principe, mais la possession et l'exploitation d'un emploi! Le mal
a pris de telles proportions que la question de la réforme, ou, comme
l'a dit le général Grant dans ua de ses messages, de la purification
du service civil, est devenu le plus pressant en même temps que le
plus insoluble des problèmes. Elle intéresse également l'avenir et
l'honneur de la démocratie américaine.
L'épuration du personnel avait absorbé toute l'activité de Jackson
pendant les premiers mois de sa présidence. Mais le moment était
venu pour lui d'aborder enfin les grandes questions politiques et de
faire connaître le programme de son gouvernement. Il le fit dans
son message au congrès du 8 décembre 1829, où il était aisé de
retrouver, sous les habiletés de la rédaction et la modération vou-
lue du langage, l'empreinte de ses préoccupations personnelles et de
ses rancunes. La passion qui l'animait contre Adaœs et Glay et le
désir d'infliger à f élection de son prédécesseur une sorte de cen-
sure rétrospective lui avaient inspiré une série d'amendemens aux
dispositions constitutionnelles relatives au mode d'élection du pré-
sident qu'il recommandait à l'attention du congrès. Il demandait que
le président fût toujours élu par le peuple, même dans le cas de bal-
lottage et non rééliglble ; et pour le cas où, contrairement à son
opinion, la chambre des représentans conserverait le droit de choi-
sir entre les candidats qui auraient obtenu le plus grand nombre de
voix, il proposait qu'aucun des membres qui auraient pris part à
ce vote ne pût être appelé par le nouveau président à une fonction
publique; il se prononçait même d'une manière absolue contre
l'admissibilité des membres du congrès aux emplois publics, quoi-
qu'il en eût nommé un plus grand nombre qu'aucun de ses prédé-
(1) Un sénateur de l'Ohio, M. Pendleton, a dénoncé au sénat, en 1882, la circulaire
d'un comité électoral réclamant aux fonctionnaires une cotisation annuelle égale à
2 pour 100 du chiffre de leurs appointemens pour faire face aux dépenses électorales
du parti. Les récriminations qui ont été échangées à ce sujet ont montré que ces
procédés étaient également employés par les partis opposés et qu'aucun d'eux n'était
disposé à en condamner Tusage.
LA. DÉMOCRATIE AUTORITAIRE AUX ETATS-UNIS. 165
cesseurs. Pour justifier les scandaleuses révocations qu'il venait de
prononcer, il les érigeait en système et il soutenait qu'il est de l'es-
sence des gouvernemens démocratiques de renouveler incessamment
le personnel administratif en établissant un mode de rotation dans
les emplois [rotation in office). Enfin, abordant un redoutable pro-
blème, dont la solution devait remplir et troubler son administra-
tion, il soulevait la question du privilège de la Banque nationale des
États-Unis : « Ce privilège, disait-il, expire en 1836, et les action-
naires de la Banque en demanderont sans doute le renouvellement.
Pour éviter les inconvéniens qui résulteraient d'une trop grande
précipitation dans l'examen d'une mesure qui touche à des prin-
cipes si importans et à des intérêts pécuniaires si considérables, je
sens que je ne puis, sans injustice envers les parties intéressées, la
soumettre trop tôt à l'attention scrupuleuse de la législation et du
peuple. Un grand nombre de nos concitoyens contestent à la fois
la consiitutionnalité et la convenance de la création de cette banque;
et tous doivent reconnaître qu'elle n'a pas réussi à atteindre son
but essentiel, c'est-à-dire l'établissement d'une bonne et uniforme
circulation. »
Le message fut froidement accueilli au Sénat. Cette assemblée,
qui réunissait dans son sein les hommes politiques les plus émi-
nens et les premiers orateurs de ce temps, était peut-être la plus
remarquable qu'aient possédée les États-Unis. Quoiqu'elle ne fût ani-
mée d'aucune hostilité envers Jackson et qu'elle appartînt en majo-
rité au parti qui l'avait élu, elle entendit avec une défaveur visible
la déclaration de guerre inopinément jetée à la Banque nationale et
l'audacieuse glorification du système qui faisait des emplois publics
le prix de la victoire. Elle eut bientôt l'occasion de manifester ses
sentimens à l'égard de cette politique lorsque les nominations aux
postes les plus élevés de l'administration et de la diplomatie furent,
conformément aux prescriptions constitutionnelles, soumises à sa
ratification. Plusieurs des hauts fonctionnaires, choisis par le prési-
dent, furent écartés, les uns par un vote unanime, les autres par
des majorités considérables. Le sénat se montra particulièrement
sévère pour les journalistes, dont Jackson avait voulu récompenser
les services électoraux : la nomination d'Isaac Hill comme second
contrôleur de la trésorerie fut repoussée : celle d'Amos Kendall
au poste de quatrième auditeur de la trésorerie ne fut confirmée
que grâce à la voix prépondérante du vice-président Calhoun, qui
redoutait la concurrence que pourrait faire au Telegraph de Dulf-
Green l'ancien rédacteur de V Argus rendu aux travaux du journa-
lisme (1).
(1) Kendall's Autobiography, p. 371
166 REVUE DES DEUX MONDES.
Jackson se montra fort irrité de ropposition que rencontraient ses
premiers actes et y répondit par des menaces : « Le peuple, dit-il,
remettra toutes choses dans l'ordre et leur apprendra ce que c'est
que de s'opposer à mes nominations. »
II.
La partie du message dans laquelle Jackson se prononçait contre
la rééligibilité du président et semblait prendre ainsi l'engagement
implicite de ne pas solliciter le renouvellement de son mandat, avait
fait naître dans son entourage politique des impressio'js r!e nature
opposée. Le vice-président Calhoun et le ;-ecr taire d'état Van Bui en
aspiraient l'un et l'autre à lui succéder à !a Maison-B'anche. Mais
Calhoun, élu pour la seconde fois à la vice-présidence, qu'il avait
occupée dpjà sous l'administraiion d'A 'ams, ne pouvait prétendre à
une troisièr.je élection qu'interdisaient tous les précedens : aussi la
réélection de Jackson ne devait-elle pas avoir seulement pour effet
d'éloigner du brillant orateur du Sud 'e but de son ardente .ambi-
tion; elle devait le con 'amner à rentrer pour quatre ans dans la v'e
privée et lui faire perdre au jour de !a lutte les chances que lui
aurait assurées la possession de la seconde magistrature de laré^iU-
blique. Si l'iniérPt de Galhi^un lui faisait redouter la prolongation
des pouvoirs du président, l'intérêt de Martin Van Buren était tout
différent. En dehors de la grande popularité dont il jouissait dans
l'état de New-York, il ne se sentait ni une notoriété, ni une auto'iié
suffisante dans les autres états de rUidon pour engager sans péril
une lutte dans laquelle il trouverait réunies contre lui l'influence
de Glay, dans TOuest; celle de Webster, dans le Nord, et celle de
Calhoun, dans le Sud. Pour tenir tête à de tels adversaires, ce
n'était pas trop du prestige de Jackson : il importait donc de le
décider à provoquer sa réélection, de l'amener, pour écarter toute
comjiétiiion, à une prompte et éclatante rupture avec Calhoun, et
d'obtenir qu'au terme de sa seconde présidence, il présentât lui-
même Van Buren au pays comme le repréHcntant de sa politique a
le continuateur de son œuvre. L'habile politicien de New York
dressa en conséquence son p'an de 'arapagne, en arrêta tous les
détails avec la précision méthodique et la lucidiié habituelle de son
esprit et ne négligea rien pour l'exécuter de point en po'nt.
Il ne fut pas besoin de grands eifi-rts pour vaincre les scrupules
réels uu affectés du président. Moins de trois mois après le mes-
sage, Lewis se chargea d'obtenir de la législation de la Pensylvanie
un vœu en faveur de la réélection : une adresse fut envoyée au a vieux
héros » pour l'adjurer de céder à la volonté populaire et de ne pas
déserter le service du pays. Des manifestations analogues se produi-
LA DÉMOCRATIE AUTORITAIRE AUX ÉTATS-UNIS. 167
sirent dans divers états sous la mémo impulsion. Jackson se laissa
aisément fléchir, et son opg.tue officieux, /f Globe, déclarait au mois
de janvier, l'année suivant-!, que sa candidature devait être considé-
rée CDmme posée devant I*-' pajs.
Tout'^s les éventualités avaient d'aill'-urs été soigneusement pré-'
vues. Ka santé du président avait été assez gravement attHinte à la
fin de 18'29 pour laisser craindre à ses amis qu'il n'arrivai pas au
ternie légal de sa; présidence. Il importait à tout événement dei
l'amener à exprimer ses préférences au sujet du choix de son suc-
censeur dans une sortie de testa^nent politique. Il s'y prêta de;
bonne grâce, et le 31 décembre 1829 il adressa à son vieil ami le^
juge Overton une lettre qui reuferaiait le passage suivant :
« J )i trouvé en M. Van Bur^n tout ce que je pou'-ais désirer et je
le crois digne non-seulement de ma confiance, mais de la confiance
de Ja nation... II a toutes les qualités nécessaires pour occuper la
pluj^ haute fonction que puisse conférer le peuple, et le peuple trou-
vert e:i lui un ami sincère et un gardien fidèle d' ses droits et d&
sa lii)erté... Je voudrais pouvoir en dre autant d^ M. Galhoun et
de quelques-uns de ses ami;»! »
Le ton de cette lettre montre que, dès cette époque les disposi-
tions de Jackson, tant à l'^^g.ird de Galh ujnque de Vai) Buren, étaient
telles que pouvaient le souhaiter les amis les plus ardens de ce der-
nier. Un incideiit ridicule et frivole ea apparence avait irop contri-
bué à ce résultat pour qu'il soit permis de le passer sous silence.
Ll'S républi juesont, comme le^ monarchies, leur intrigues de cour,
et il est parfois npcessaire d'interroger la chronique scand^ileuse
pour éclairer et compléter l'histoire.
A l'époque où Jackson sié^^eait au congrès, il était, ainsi qu'un
certain noaib'C de ses collègues, l'hôte assidu d'une taverne en vogue
tenue par un Irlandais tiommé William O'Neil. Ce dern'er avait une
fille, beauté rousse assez piquante, dont les habitués d:^ la taverne
paternelle goûtaient fort lu liberté d'allures, les reparties h irdies et
faciles, lagaîlé communicative et provocante. Peg O'Neil, comme on
la nommait familièrement, épousa un trésorier de la marine qui,
en 18.8, étant d- service dans la Méditerranée, se coupa la gorge
dans un accès de spleen causé par l'ivresse. Sa veuve ne se montra
pas incnnsolable, et, au bout le quelques mois, ele devint la femme;
du major Eatoïi, qui, du vivant de son premier mari, s'était fait
remar(|uer par ses assiduités auprès d'elle. Jackson avait été con-
sulté sur ce mariage et l'avait approuvé : trois nuis après il faisait
du major Eaton son ministre de la guerre, et Peg O'Neil se trouvait
appelée par sa situation officielle à prendre place dans la plus haute
société de Washington. Il est malaisé, quelle que soit la forme du
gouvernement et quelle que soit l'autorité de son chef, d'imposer à
168 REVUE DES DEUX MONDES,
un monde qni la repousse une. femme d'éducation médiocre et de
réputation douteuse. Jackson le constata non sans surprise et sans
colère. La femme da vice-président et celles des ministres refusèrent
de recevoir M'"' Eaton. La propre nièce du président, M''^ Donelson,
qui faisait les honneurs de la Maison-Blanche, ne put se décider à
subir les relations auxquelles elle se voyait contrainte et quitta
Washington pour retourner dans le Tennessee. Les susceptibilités du
corps diplomatique ne furent pas moins vives; et la femme du mi-
nistre des Pays-Bas, près de laquelle M''' Eaton était venue s'asseoir
dans un grand dîner, affecta de se lever brusquement comme pour
éviter jusqu'à son contact. Chacune de ces humiliations blessait
Jackson comme autant d'insultes personnelles : il s'était constitué
le champion de M'^' Eaton et le garant de sa vertu ; il multipliait les
démarches en sa faveur ; il écrivait de nombreuses lettres dans les-
quelles, avec son intempérance ordinaire de langage, il plaidait la
cause de sa protégée et il attaquait violemment ses détracteurs. Non
content de cette correspondance et de ces démarches quelque peu
compromettantes pour la dignité présidentielle, il réunissait le
11 septembre 1829 les membres de son cabinet pour s'expliquer à
ce sujet en leur présence avec deux respectables clergymen qui
s'étaient faits auprès de lui les interprètes de l'opinion. Il se répan-
dait à la fois en protestations et en invectives ; il s'efforçait d'établir
que la femme du secrétaire de la guerre était victime des calomnies
qui n'avaient pas épargné M" Jackson. Avec cette obstination hai-
neuse qui prenait parfois chez lui le caractère de la monomanie, il
désignait Clay comme l'instigateur de ces calomnies, et il jurait
« devant l'Éternel » que les auteurs de scandale qui avaient em-
poisonné la vie de sa bien-aimée Rachel ne triompheraient pas de
« sa petite amie Peggy. »
On comprend le parti que pouvait tirer de cette situation un poli-
ticien habile et médiocrement scrupuleux. Calhoun, avec l'austérité
hautaine de son caractère et la sévérité traditionnelle des familles de
la Caroline du Sud, avait hautement approuvé le refus de sa femme
d'entrer en relations avec M""' Eaton, malgré les instances du pré-
sident. Yan Buren, qui était veuf, se montra plein d'égards et de
prévenances pour la femme de son collègue de la guerre, fréquenta
assidûment son salon et la pria de présider à ses réceptions. 11 par-
vint à faire entrer dans ses vues deux membres considérables du
corps diplomatique, tous deux célibataires et désireux de se conci-
lier les bonnes grâces du président, le ministre d'Angleterre Vau-
ghan, et le baron de Krûdener, ministre de Russie. Ils l'accompa-
gnèrent chez M" Eaton et donnèrent des fêtes dont elle fit les hon-
neurs. Jackson, auquel elle avait coutume de faire la confidence
des humiliations qui lui avaient été si souvent infligées, apprit
LA DÉMOCRATIE AUTORITAIRE AUX ÉTATS-UNIS. 169
bientôt de sa bouche les revanches éclatantes que lui avait mé-
nagées la sollicitude de Van Buren; elle y joignit le récit des
entretiens dans lesquels le secrétaire d'état exprimait sans cesse son
admiration pour le génie politique du président. Jackson écoutait
ses récits avec complaisance et s'en montrait ému jusqu'aux larmes.
«Je sais qu'il m'aime, » répétait-il ; et il ajoutait d'un ton qui n'ex-
primait pas moins l'énergie de ses rancunes que la force de ses ami-
tiés : « J'ai toujours su distinguer mes amis et mes ennemis (1). »
Le terrain était merveilleusement préparé, et le moment était
venu de porter un coup décisif à l'influence de Calhoun. Nous avons
dit à quelles discussions avait donné lieu, sous l'administration de
Monroe, la conduite de Jackson dans la campagne contre les Indiens
Séminoles. Adams avait pris énergiquement sa défense dans le cabi-
net et avait ramené à son opinion Ja majorité. Mais Calhoun, alors
secrétaire de la guerre, avait, au témoignage d'Adams (2), reproché
très vivement au général d'avoir contrevenu à ses ordres; il avait
soutenu que la prise de Pensacola constituait une agression contre
l'Espagne, sans déclaration de guerre, et une violation de la consti-
tution ; et il avait demandé qu'un désaveu formel dégageât la res-
ponsabilité du gouvernement. Jackson avait ignoré ces détails et
était resté persuadé qu'il avait été défendu par Calhoun, bien que,
dès l'origine, des doutes paraissent avoir existé dans l'esprit de
quelques-uns de ses amis sur l'attitude de ce dernier. Ces doutes
ne tardèrent pas à se changer en certitude. Van Buren, qui avait
soutenu en 182/i la candidature de Grawford à la pré.^idence, fit
en 1827 une tentative auprès de lui pour le rallier à la candidature
de Jackson. Les négociaiions commencées furent suivies par des
amis communs. Grawford protesta qu'il n'était animé envers Jack-
son d'aucun seruiment hostile et que celui-ci n'avait de son côté
aucun motif de lui en vouloir, puisqu'il l'avait autrefois défendu
contre Calhoun dans le cabinet de Monroe. Cette déclaration fut
soigneusement recueillie, mais on résolut d'atlendre un moment
opportun pour en faire usage. Ce moment sembla venu lorsqu'à la
suite des incidens que nous venons de raconter, un refroidissement
sensible se fut manifesté dans les relations de Jackson et de Cal-
houn. Lewis, qui était tout acquis aux intérêts de Van Buren et qui
avait dirigé cette négociation avec un art consommé, se chargea de
mettre sous les yeux de Jackson une longue lettre adressée par
Grawford, le 30 avril 1830, au sénateur Forsyth, et qui contenait
tout l'iiistorique de l'affctire. L'attitude hostile de Calhoun y était
habilement mise eu lumière et Grawford se défendait de s'y être
associé à un degré quelconque.
(1) Atlantic Monthly. Réminiscences of Washington, june ISb'O.
(2) Diary,U jaly 1818.
170 REVUE DES DEUX MONDES.
Le président communiqua cette lettre à Calhoun en lui d. man-
dant des explications. Ce dernier aurait pu s'y refuser en invo-
quant le secret dû aux délibératioûs du cabinet, il préféra se justi-
fier en accusant Grawford et en protestant, ce qui semb'e au moins
contestable (1), ^ue pour sa part il n'avait jamais sus^iecté ni >\e
patriotisme ni les intentions de Jackson. Il ajoutait d'ailleurs, avecrai-
son , qu'il n'y avait eu dans toute cette alfaire qu'une question de devoir
professionnel, et non une question d'amitié ou d'inimitié privée.
Jackson n'accepta pas cette tentative de justification et y répondit
par de violentes récriminations et des plaintes amères. « J'avais,
écrivit-il à Calhoun, une trop haute idée de votre honneur et de
votre l.jyauté pour vous croire un seul instant capable d'une sem-
blable trahison. Je le répète, j'étais en droit de vous considérer
comme un ami sincère, et, jusqu'à ce jour, je ne croyais pas avoir
à vous adresser le reproche de César : Et tu, Brute ? »
La rupture était consommée. Elle eut pour premier résultat
d'enlever au président l'appui du journal le Télégraphe, dont le
rédacteur en ^hef, Dulf Green, res'a lidèle à la cause de Calhoun.
Amos Kendall proposa à Jackson, pour le remplacer, son ancien
collaborateur de /'/4r^w.«, Francis-P. Blair. Aucun choix ne pouvait
être plus heureux. Blair, qui av^iit alors trente-neuf ans, et qui
avait été activement mêlé, dans le Kenlucky, à la politique et aux
afTaires, était doué d'un taleiit su[)érieur de journaliste, d'un grand
sens politique, d'une habileté et d'un tact incomparables. 11 fonda,
le 7 décembre 1830, le Globe, pour renq^lacer /é? Tclégraplie comme
organe officieux de l'administraiion, et il succéda à Dulî Green dans
le kitchen cabinet. Il s'était ideniifié, comme Kendall, avec les
tendances et les passions qui dirigèrent la politique de Jackson, et
il exerça pendant longtemps avec lui une influence considérable sur
cette politique.
La querelle de Jackson et de Calhoun resta quelque temps igno-
rée. Le bruit s'en 'répandit à la fin de 1830, et Calhoun la rendit
publique au mois de mars 1831 en faisant imprimer sa correspon-
dance avec Jackson, j^récédée d'une préface adressée au peuple des
Etats Unis. L'opinion, disait-il, avait été trompée par des récits
mensongers, et le soin de son honnnur l'obligeait à rétablir la vérité.
Le préi-ident prépara une réponi^e à celte publication, mais il retionça
à la faire paraître et il la ?égua à Blair, avec tous ses papiers. On
peut la lire daus le grand ouvjage de Bonton, oii elle a éié intégia-
(I) Adams rapporte, d'^piès une conversation avec Calhoun, que celui-ci, en décla-
rant que Jackson avait eu, dès l'origine, l'int^Iltion arrêtée de s'emparer di s forts
espagnols, avait entendu faire allusion à certaines rumeurs qui attribuaient au
général des intérêts dans des spéculations sur les terres à Pensacola. {Diary,
march 2, 1831 )j
LA DÉMOCRATIE AUTORITAIRE AUX ÉTATS-UNIS. l7l
lement publiée (l). Elle n'apporte dans le débat aucun élément
nouveau : toute rargnmentatioii de Ja -kson consiste à souienir
qu'ayant, au dé')ut de la campagne, offert à Monroe de s'emparer
de la Floride, i! avait dû se croire autorisé par son silence, et que,
sa lettre n'ayant pu être ignorée de Gallioun, il était en droit de
compter sur l'appui de ce dernier. 11 part de là pour l'accuser de
duplicité et de trahison, et pour déclarer qu'on en trouverait diffi-
cilement un autre exemple « dans l'histoire du monde. »
La publication de la brochure de Galhoun rendait impossible le
maintien d'un cabinet dont faisaient partie trois de ses amis, Les
relations avaient d'ailleurs cessé depuis plus d'un an entre les
deux fractions hostiles de ce cabineu Au mois d'avril 1831, Yan
Buren et Eaton donnèrent leur démission, et le président pourvut
au remplacement de leui's collègues, à l'exception de Barry, qui
conserva jusqu'en 1835 les fonctions de postmaster-geiieral. Edward
Liviiigstou fut nommé secrétaire détat; Mac-Lane, secrétaire de la
trésorerie ; Lewis Cass, secrétaire de la guerre ; Levi Wooclbury,
du New Hampshire, qui venait d'abandonner son sièg»^ au sénat
p~)Ur faire élire à sa place L^aac Hill, deviiit secrétaire de la rr^arine.
Le président choisit pour attor.>ey-grneralT-àne), ancien fédéraliste
et légiste distingué du Maryland.
C'était la première fois qu'on voyait aux Ërats-Unis la dissolution
d un cabinet avant la fin d'une présidence. L'opposition affecta de
présenter cette crise comme un symptôme d'affaiblissement et de
dé-composition dc-s forces gouvernementales, mais, en réalité, la
constitution d'un cabinet uni et discipliné, étroitement associé aux
vues et aux tendances du président, assurait à l'admiaistratioa une
iorce nouvelle.
Le major Eaton reçut, à titre de compensation, pour le sacrifice
de son portefeuille, le poste de gouverneur de la Floride (2). Van
B^reu fut nommé, en remplace, nent de Mac-Lane, ministre pléni-
potentiaire à Londres. Il s'était déjà rendu à son nouveau poste
lorsque sa norninaiion fut soumise à la ratification du sénat. Ses
adversaires lui firent un grief des instructions qu'il avait données,
comme secrétaire d'état, à Mac-Lane à l'occasion de la reprise des
négociations relatives au commerce avec les Indes orientales, et
dans lesquelles il le chargt^ait de représenter au gouvernement bri-
tanni jue que les derni'^res élections avaient enlevé le pouvoir au
parti dont l'attitude avait compromis le succès des négociations
antérieures. Ils insistaient , h bon droit , sur le grave inconvénient
(1) Tliirty Years' View, i, c. 53.
(2j II fut, depuis, miûistre d'Espagno, puis, se brouilla avec Jackson et se rallia vers
1840 au parti whig. Sa femme mourut oubliée eu 1878.
172 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'il y a, pour une république, à faire intervenir les questions de
parti dans les relations avec les puissances étrangères et à laisser
supposer que les négociations suivies avec la nation peuvent se
trouver noodifiées ou rompues au gré des fluctuations de la poli-
tique intérieure. La voix prépondérante du vice-président, qui avait
fait confirmer la nomination d'Amos Kendall, entraîna le rejet de
celle de Van Buren.
En vengeant son injure, Galhoun avait savouré le plaisir des
dieux; mais le coup dont il venait de frapper Jackson dans ses ami-
tiés et dans son orgueil n'avait fait qu'enflammer les ardeurs de la
lutte et qu'accroître les chances de succès de son rival.
III.
Les querelles de personnes que nous venons de raconter n'avaient
été que les préludes ou les épisodes d'un plus redoutable conflit.
La lutte du Nord et du Sud venait d'éclater, et les plus graves
problèmes constitutionnels étaient posés devant le pays. La crise
qu'allaient traverser les États-Unis était, en réalité, le prologue du
grand drame qui devait avoir pour dénoûment la rébellion de 1861,
le triomphe chèrement acheté de l'Union, et l'abolition de l'esclavage.
Nous avons précédemment rappelé dans quelles circonstances
s'était établi, aux États-Unis, le régime protecteur. La guerre de
1812, en fermant aux produits des manufactures étrangères les
frontières de la république américaine, y avait provoqué la créa-
tion ou le développement hâtif d'un nombre considérable d'indus-
tries. A la suite du rétablissement de la paix, les hommes politiques
de tous les partis reconnurent la nécessité de protéger ces indus-
tries naissantes contre le retour soudain de la concurrence étran-
gère, en même temps qu'ils se préoccupaient d'assurer au gouver-
nement fédéral des ressources suffisantes pour éteindre la dette
énorme que la guerre lui avait léguée. Ce fut l'origine du tarif de
1816, que les états du Sud et ceux du Nord acceptèrent dans un
sentiment commun de patriotisme. Galhoun le défendit à la chambre
des représentans, et déclara qu'à ses yeux le développement de l'in-
dustrie nationale était « un intérêt essentiellement américain, un
moyen de rattacher plus étroitement les unes aux autres les diffé-
rentes parties de la république et de cimenter leur union (1). »
Il fut moins aisé de faire accepter aux états du Sud l'élévation des
droits protecteurs en 182/i et l'établissement de ce qu'on nomma
le système américain. Galhoun, dont l'attachement à la cause de
l'Union ne s'était pas encore démenti , s'efforça de calmer l'irrita-
(1) Discours du 6 avril 1816.
LA DÉMOCRATIE AUTORITAIRE AUX ÉTATS-UNIS. 173
tion de ses compatriotes, et, dans un discours prononcé à un ban-
quet qui lui avait été offert dans l'état de Géorgie, il protesta éner-
giquement contre la pensée d'une « action concertée des états pour
la défense d'intérêts seciionnels, » proclamant qu'un tel concert
était « contraire à l'esprit de la constitution. »
Ce sera cependant un concert de ce genre que nous verrons s'éta-
blir entre les états du Sud à la suite du vote du tarif de 1828, et ce
sera Galhoun lui-même qui en sera le principal instigateur.
On ne peut d'ailleurs méconnaître l'opposition d'intérêts qui se
manifestait, à propos de' cette question du tarif, entre les deux
grandes fractions de l'Union. Le Nord était alors dans tout l'éclat
d'un développement rapide et inespéré; son industrie était floris-
sante; sa population s'accroissait avec sa richesse; et chaque jour
voyait s'élever des villes nouvelles dans les territoires récemment
conquis sur le désert et la barbarie. Les états du Sud présentaient
un spectacle bien différent : ils ne possédaient pas de manufactures :
ils ne recevaient pas d'émigrans, le chiffre de leur population res-
tait stationnaire ; l'agriculture, qui constituait leur seule richesse,
était en souffrance et ils ne vendaient qu'à des prix peu rémunéra-
teurs le coton, le blé et le tabac que produisait leur sol. Leurs
publicistes et leurs hommes d'état attribuaient exclusivement au
régime prolecteur ce déplorable état de choses. « Nous vendons
bon marché et nous achetons cher, » disait pour expliquer la détresse
du Sud le Virginien Tyler.
Cette situation tenait à des causes plus profondes. Par suite de
l'immense développement donné à la culture du coton, l'esclavage
était devenu, comme il le fut si longtemps, dans l'ordre économique
et dans l'ordre politique, la pierre angulaire de la société sudiste.
La création de manufactures n'était sollicitée dans cette région ni
par les besoins de ces troupeaux d'esclaves dont la consommation
se réduisait aux objets les plus grossiers, ni par ceux de cette classe
inférieure de la race blanche, à la fois victime et complice de l'escla-
vage et qui n'avait ni conscience de sa dégradation matérielle et
morale ni aspiration vers une condition meilleure. L'industrie ne
pouvait d'ailleurs se développer dans un état social où le travail
manuel était considéré comme déshonorant pour un homme libre
et où l'aristocratie des planteurs redoutait comme une menace pour
son omnipotence la constitution d'une classe moyenne. L'esclavage
condamnait donc le Sud à rester exclusivement agricole et en même
temps il maintenait son agriculture elle-même dans des conditions
irrémédiables d'infériorité : car il est de l'essence du travail de
l'esclave auquel fait défaut le stimulant de l'intérêt personnel,
d'épuiser la terre au lieu de l'améliorer. Aussi la population libre
restait clairsemée sur la vaste étendue de ce sol appauvri, et le
17/| REVUE DES DEUX MONDES.
flot de l'émigration n'y apportait pas ces hardis pionniers qu'atti-
raient les prairies et les furêLS de l'Ouest, mais qu'éloignaient éga-
lement dt^s étals du Sud l'ombrageuse défiance des planteurs et la
compétition du travail servile.
Ainsi se trouvaient juxtaposées- deux sociétés que séparait une
opposition absolue d'intérêts fondée sur un antagonisme absolu de
principes* Cette opposition si profonde que, suivant l'observation de
Calhoun, elle n'aurait pu être plus complète entre deux nations,
n'avait pas été créée par le tarif, mais il l'avait fait éclater à tous
les yeux. L'iiitérêi dii Sud était incontestablement de se procurer
au meilleur m;vrché possible, en échange des produit, de son sol
qu'il exportait, les objets nécessaires à la coDSornmation, quelle
q-s'en fûi la provenance. Or le système amcricain l'obligeait sans
compensation à consommer uniquement les produits des manufac-
tures du Nord, produits d'un prix supérieur et d'une qualité infé-
rieure à ceux des produits similaires de l'industrie européenne»
L' agriculture du Sud payait ainsi un lourd tribut à l'industrie du
Nord et, comme les droits de douane formaient la principale source
de revenu du gouvernement fédéral, le Sud se plaignait, non sans rai-
son, de supporter à peu près exclusivement les charges de l'Union.
On comprend sans peine l'exaspération que firent naître dans
les états dont les intérêts se trouvaient si profondément, atteints les
dispositions exorbitantes du tarif de 182S. Par une lactique trop
commune, mais dont les partis qui l'ont employée ont eu rarement
lieu de s'applaudir, les rep'"ésentans du Sud avaient volé les plus
monstrueuses de ces dispositions et les avaient fait ado{)ter malgré
l'ojjpositiun des représentans de la Nouvelle-Angleterre dans l'espoir
que ces exagérations même détermineraient le rejet de l'ensemble
du projet. Leur espérance avait été déçue et la loi avait été votée
par une majorité peu considérable, dans laquelle s'étaient trouvés
confondus, sous l'influence des préoccupations de l'élection prési-
dentielle, les partisans d'Adams et ceux de Jackson, Webster et
Yan Buren. Sans même attendre ce vote, o;i avait discuté dans les
étals du Sud les moyens à employer pour s'oppOJ^er à la mise en
vigueur àv. la loi nouvelle. Au mois de décembre 18-27, la législa-
ture de la Caroline du Sud avait nommé un comité ch.i rgé d'étu-
dier la nature et l'ét -ndue des droits du gouverneiueat fédéral en
matière de tarif ; des résolutions ana'ogues avaient été, prises dans
plusieurs états voisins, et l'un des p^irtisans les plus dt termiiiés de
la résistance dans la Caroline du Sud, le colonel Ilan)ilion, avait
hauienienr, pr<)clamé le droit des états particuliers de prononcer la
nullificition des actes inconstitutionnels du gouvernement fédéral.
Les nullificateurs invoquaient comme un précédent les résolu-
tions prises en 1798 par la Virginie et le Kentucky à l'occasion de
LA DÉMOCRATIE AUXOKIIÂIRE AUX ETAlâ-UNiS, 175
YAlien-Act et du Sedilion-Act. Ces iésoluiioiis provoquées par les
actes les plus impo, ulaiies de l'adminis. ration de John Adaais et
rédigées par Jtiïerson pour l'état de Kentucky et par Madison (jour
l'éîat de Virginie ef>>pruntaient au nom de leurs auteurs une incon-
testable autorité. Il est donc intéressant d'en bien déterminer le
sens véritable et de rechercher dans quelle mesure elles pouvaient
justifier les préieiitions du Sud. La protestation du Kentucky se ter-
minait en ces te/mes : c Les états qui adopteront cette résolution
s'accorderont pour déclarer ces actes nuls et de nul eiTet et s'uni-
ront à cette république {commomveulth) ])our en demander ie rappel
à la prochaine session du congrès. » Cette rédaction avait é(é sub-
stituée par 'a législature au projet primitif de Jt lier son, qui affirniait
le droit de mdb fication. Ce ne fut que l'année sui-anle, à !a suite
de l'adhésion de plusieurs états et dans toute l'ardeur de 'a lutte
que la législature du Kentucky vota une nouvelle résolution qui ren-
fermait le passHge suivant : «« Le remède véritable est la nutlifica-
tion par ces souverainetés de tous les actes non autorisés ju'on
prétend couvrir de l'autorité de la constitution. « Quant aux ié->olu-
tions de 'a Virginie, la forme en était beaucoiip plus mesurée et
l'on n'y trouvait ni expressément ni implicitement formulée la doc-
trine de la imlli fîi ation. Elles se bornaient à déclarer l'inconstitu-
tionnalité des lois sur les étrangers et sur la sédition, ajoutant que
tous les étals qui adhéreraient prendraient de concert avec la Vir-
ginie les mesures nécessaires pour maintenir les droits réservés des
étals et du peuple. Madison avait tenu dès l'année suivante à bien
préciser la portée de ces résolutions dans un long rapport à la
chambre des délégués de Virginie et ne leur avait attribué d'autre
caractère que celui d'isne solennelle protestaiion soumise à l'adhé-
sion des états voisins. Aussi n'hétita-t-il pas, lorsque les nullifica-
teurs du Sud invoquèrent trente ans plus lard l'autorité Ce ce pré-
cédent historique, à désavouer l'usage qu'ils prétendaiei t faire de
son œuvre. « L'erreur commise dans des commentaires récens des
résolutions de la Virginie, écrivait il à Livingston au mois de mai
1830, en le félicitant d'un discours contre la nwlifuation, lient à ce
qu'on a négligé de faire une distinction entre ce qui n'a que le
cai'actère d'une déclaration d'opinion et ce qui est exécutoire ipso
facto, entre les droits des deux parties et les droits d'une seule des
parties, entre les voies de recours ouvertes dans la sphère de la
constitution et ïultinm ratio qui en appelle d'une consiiiution
détruite par la violation qu'elle a subie aux droits antérieurs et
supérieurs à toute constitution. »
On ne pouvait dire ^jIus nettement (fue 'a nullification, bien loin
de constituer un mode légal et régulier de résistance, n'était autre
chose qu'un acte révolutionnaire et une insurrection contre le gou-
176 REVUE DES DEUX MONDES.
verDenient fédéral. Aussi, les états les plus résolus à soutenir la
lutte hésitèrent-i!s à s'engager dans cette voie. Les promoteurs de
la résistance se bornèrent tout d'abord à d'énergiques protestaùons;
les législatures de plusieurs états dénoncèrent rinconsiituiionnalitô
du tarif, et la Caroline du Sud présenta au sénat des États-Unis,
dans l'hiver de 1828-1 829, une « exposition » rédigée par Calhoun,
audacieuse et éloquente revendication des « droits des états » et
solennelle mise en demeure adressée au gouvernement de l'Union.
Notre système politique, disait en substance l'auteur de ce docu-
ment, repose sur le grand principe de la diversité reconnue des
intérêts géographiques; or les intérêts du Sud sont purement agri-
coles : ce caractère résulte « de son sol, de son climat, de ses habi-
tudes, de son mode particulier de travail. » Le tarif compromet
ces intérêts : il est contraire à la constitution : il met en péril la
moralité publique et la liberté de la république. Lorsque le gou-
vernement fédéral commet une usurpation sur les droits des états,
il n'y a pas entre eux et lui de juge commun. Ce ne peut être la
cour suprême des États-Unis, car elle est la représentation judi-
ciaire de la majorité, comme le congrès en est la représentation
législative et le président la représentation executive. C'est donc
à la minorité qu'il appartient de faire respecter elle-même ses droits
méconnus. C'est aux états eux-mêmes qu'il appartient de décider si
la constitution a été ou non violée à leur détriment. En pareil cas,
chaque état a le droit d'opposer son veto à une loi qu'il juge incon-
stitutionnelle : seulement, c'est à une convention dépositaire de la
souveraineté de cet état que doit être réservé l'exercice de ce droit
exceptionnel. Le rédacteur du manifeste ajoutait toutefois en ter-
minant que le moment n'était pas encore venu d'user de cette
suprême ressource. 11 convenait, disait-il de laisser à la majorité
le temps de réfléchir, de revenir au sentiment de la justice, de se
rendre un compte exact des griefs et des souffrances des états du
Sud afin de ne pas les contraindre à faire usage de leur droit de
veto. 11 était d'ailleurs permis d'espérer que la grande révolution
politique qui, le k mars suivant, allait enlever le pouvoir aux
hommes qui avaient bravé la volonté populaire pour le confier à un
citoyen éminent par ses services, son esprit de justice et son patrio-
tisme, entraînerait un retour complet aux véritables principes du
gouvernement. Mais ce dont il fallait bien se convaincre, c'est que
les états du Sud n'avaient aucun doute sur leurs droits et qu'ils ne
reculeraient pas devant les conséquences que pourrait entraîner
l'exercice de ces droits.
Peut-être la confiance de Calhoun dans les dispositions du nou-
veau président était-elle moins grande qu'il ne le laissait entendre.
Jackson avait tenu à dessein, pendant la campagne électorale, un
LA. DEMOCRATIE AUTORITAIRE AUX ETATS-UNIS. 177
langage assez équivoque pour se ménager également l'appui des
partisans et des adversaires du tarif. Son discours d'inauguration
donna à ces derniers une satisfaction toute ihôorique. Mais il ne fit
suivre d'aucun acte cette déclaration de principes et il se montra
assez peu soucieux de répondre à l'appel que lui avait adressé l'au-
teur de V Exposition de la Caroline du Sud . La question ne pou-
vait cependant rester en suspens ; elle se trouva, dès la fin de 1829,
soulevée devant le sénat et elle y donna lieu à une discussion restée
célèbre dans l'histoire parlementaire des États-Unis.
Le 29 décembre, le sénateur Foot, du Gonnecticut, déposa une
proposition tendant à suspendre la vente des terres publiques.
Cette question, comme celle du tarif, à laquelle elle touchait par
certains points, mettait en présence les intérêts opposés des diffé-
rentes parties de l'Union. Les états du Nord soutenaient que la vente
à vil prix d'une étendue considérable de terres, en attirant les tra-
vailleurs dans l'Ouest, entraînait dans les régions manufacturières une
élévation sensible des salaires. Ils se plaignaient de ce renchérisse-
ment de la main-d'œuvre et combattaient comme également funestes
aux intérêts industriels les mesures qui tendraient à l'abaissement des
droits protecteurs et celles qui auraient pour but de développer la
vente des terres publiques. Les états du Sud, hostiles au tarif, et
les états de l'Ouest, partisans de la vente à bon marché des terres, se
trouvaient ainsi réunis dans une résistance commune aux préten-
tions du Nord, et le débat auquel donna lieu la proposition de Foot
fît apparaître dans toute leur énergie ces tendances contradictoires.
Après un long et véhément discours, dans lequel Benton s'était
'ait le champion des intérêts de l'Ouest, Hayne, l'un des plus
jeunes membres du sénat, où il représentait la Caroline du Sud, se
leva pour combattre le projet. C'était le fils d'un des héros de la
guerre de l'indépendance et l'un des plus brillans disciples de
Galhoun. Sa parole abondante, sarcastique et passionnée, n'évitait
pas toujours l'écueil de la déclamation , mais ne manquait ni de
force ni d'éclat. Il provoqua Webster à intervenir dans la discussion
et lui répliqua. Cette réplique, tout enflammée des passions du
Sud, agrandit et transforma le débat. Les questions économiques,
qui avaient fait le sujet des discours précédens, firent place aux
ardentes controverses sur les droits des états, sur l'esprit de la
constitution, sur le caractère et l'avenir de l'Union. Dans l'empor-
tement de sa parole, l'orateur mêlait à l'enthousiaste glorification
du Sud l'invective contre les états de la Nouvelle-Angleterre; il pro-
clamait que le principe de l'indépendance des états était l'âme
des institutions américaines; il déclarait que le tarif constituerait
une violation du pacte qui rattachait à l'Union les états particuliers;
TOUS Lxu. — 1884. 12
178 RLVUE DES DEUX MUiNDES.
il professait hautement et sans réserves la doctrine de la nulUfica-
tion; il adjurait le >.;o^vernemeijt fédéral de rapporter la faiale
mesure qui compromettait la paix publique et l'existence iiième de
l'Union. Son langage était plein de menaces. « Si nos frères,
di.>ait-il, restent sourds à nos plaintes, les germes de la dissolution
soiit déjà semés, et nos en ''ans en recueilleront les fruits amers. »
Tant qu'avait duré ce discours, Gaihoun, assis au fauteuil de la
présidence, avait encouragé ilu regard et du geste le jeune orateur,
qui s'était fait l'éloquent interprète de sa pensée. Lorsque Hayiie
eut cessé de parler, ses collègues du Sud lui firent une chaleureuse
ovation et saluèrent cettte brillante apologie de leur cause comme
une prenàère vicioire.
Le défi jtité à la Nouvelle-Angleterre ne pouvait manquer d'être
relevé par le grand Oi ateur qui en était alors îa plus illustre per-
sonnification. Dès le lendemain, ilans la séance du 30 jauvier 1820,
Webster prit la parole pour répondre à Hayne.
Daniel Websier, î-lors Agé de quarante-huit ans, était dans la plé-
nitude de son talent et de sa renommée. Par la nature de ^on élo-
quence comme par les ten-lances de son esprit, il se rattachait plus
qu'aucun de ses contemporaijis à la grande école des orateurs poli-
tiques ai'g'ais du xviii® siècle. On admirait dans ses discours l'élé-
vation et la vigueur de la pensée, la perfection de la méthode, la
clarté de l'exposition, la sévère simplicité d'une langue nerveuse et
sobre. Sa stature athlétique, sa tète puissante, son large front,
qu'éclairait un regard limpide et expressif, lui donnaient un aspect
imposant: sa voix forte et pleine avait l'accent du commandement,
et l'autorité naturelle de son geste s'harmonisait avec la solennité
dépourvue d'emphase de sa paro'e. Il rappelait par sa tenue et
jusque par \ s détails de son costume habituel ces premiers hommes
d'état de 'a république américaine, dont il avaii. fidèlement conservé
les doctrines et dont il répétait à une génération nouvelle les patrio-
tiques enseignemens.
Quoiqu'une foule nombreuse se pressât pour l'entendre dans
l'enceinte du sénat, il se leva au milieu d'un religieux silence. Après
avoir repoussé avec une hautaine et mordante ironie les at'aques
personnelles doiit il avait été l'objet, il évoqua en quelques paroles,
sobres et émues , les grands souvenirs dont s'enorgiiediissait la
Nouvelle-Angleterre et l'époque où les luttes de l'inciependance et
la glorieuse administration de Washington avaient rapproché le
Noi d et le Sud dans une pensée et une œuvre communes. Il s'étonna
des audacieuses doctrines et des étranges théories constitution-
nelles qu'tm vêtait d'exposer au nom de la Caroline du Sud, comme
si les mesures aujourd'hui si sévèrement condamnées, le taiif, le
privilège de la Banque, le sjstème des améliorations intérieures.
LA DEMOCRATIE AUTORITAIRE AUX ETATS-UMS. 1,9
n'avaient pas eu précédemment pour d<;feiiseur le plus illustre des
orateurs de cet état.
Mais [heure éiait venue d'examiner ces théories en elles-mêmes
et de rappeler les véritables princip -s de la conslituiiun. Pouvait-on,
sans niéconn lîlre ces principes, attribuer aux législatures des états
le droit d'appié ier la constiiulionnalilé des mesures prises par le
gouvernement fédéral et de les annuler Uirsqu'elles les jugeraient
inconstitutionnelles? « Je reconnais, dit Webs'er, 'e droit qui appar-
tient an p 'uple de réformer son gouvernement, et ]<■ lui reconnais
également le droit de résister k des lois inconsiituiionuelles sans
renverser ce gouvernement. Mais je soutiens que l'on ne saurait
admettre le dioit pour un état d'annuler une loi votée par le con-
grès, si ce n'est en vertu du droit inaliénable de résister à l'oppres-
sion, c'est-à-dTe en se p'.içant sur le terrain di la révolution.
J'admets qu'il y au-dessus et en dehors de la constitution un
remède suprême et vio'ent au juM on peut recourir dans ces cas
extrêmes oîi une révolution peut se justifier. Mais je n'ad nets pas
que, sous l'empire di^ la constitution et en conformité avec elle, il y
ait un procédé quelconque qui permette au gouvernement d'un
état, comme membre de l'Union, d'intervenir et d'entraver par ses
propres lois la marche du gouvernement général, dans quelque cir-
coiistance que ce soit. » Quelles sont, en effet, les origines du gou-
vernement tédéra!? Quelle est la source de son pouvoir? 11 n'a pas
Clé créé par les états, mais par le pjHiple; il a été fait pour le peuple;
il est responsable devant le peuple. C'est le peuple des États-Unis
qui a dé<Mdé que la constitution serait la loi suj)rême, et si les états
sont souverains ils ne le sont que sauf les restrictions apportées à
leur souveraineté par cette loi suprême. On soutient que le tarif
viole la constitution et qu'un état peut annuler la loi qui l'établit.
Mais cette loi, qu'un état annulera, l'état voisin la respectera; l'un
acquittera les droits, l'autre s'y refusera. Si, en d<hors des états
particuliers , il n'existe pas une autorité charg»^e de résoudre ces
questions, que restera-t-il de la constituiio;- ? La No.ivelle-^ngletcrre
a été, à une autre époq'Jie, cruellemenr atteinte dans ses iulérèis par
Ye/nburgo- elle a cru, avec ses plus éminens légistes, que cette
mesure était inconstitutionnelle; mais elle n'a pas un seul instant
songé à faire trancher celte question parles législatures des états.
Elle l'a soumise aux tribunaux des Éiats-Uuis et elle s'est inclinée
devant la décision qui lui a été contraire. La constitution a, en effet,
tout prévu. Elleaattrinuécert.iins pouvoirs au conj,rès; elle a imposé
aux droits des états certaio'^s restrictions. Elle a en même temps insti-
tué une antni ité chargée d'interpréter en dernier ressort les disposi-
tions qui règlent ces attributions de pouvoirs et c-^s restrictions. Elle
déclare, d'une part, que la constitution et les lois des États-Unis, faites
180 REVUE DES DEUX MONDES.
en vertu de cette constitution, seront la loi suprême du pays nonob-
stant toute disposition contraire de la constitution ou des lois des états
particuliers, et elle reconnaît, d'autre part, que le pouvoir judiciaire
est compétent pour statuer sur toutes les contestations relatives à l'ap-
plication de la constitution et des lois des États-Unis. Ces deux dispo-
sitions sont la clé de voûte de l'édifice constitutionnel. Le jour où, à
cette autorité unique chargée d'assurer le respect de la constitution,
on aura substitué vingt-quatre assemblées populaires, dont chacune
pourra statuer à son gré, sans souci de la décision des autres, et
dont chacune pourra modifier, à chaque élection nouvelle, son mode
d'interprétation de la constitution, ce jour-là, il n'existera plus ni
constitution ni gouvernement. Mais les nuUificateurs n'ont pas sup-
posé sans doute que le gouvernement de l'Union accepterait sans
résistance la mise en pratique de leurs théories. Il s'élèvera donc un
conflit que la force seule pourra trancher. L'extrémité fatale à laquelle
conduiront les tentatives de nullification, ce sera la guerre civile.
« Je puis me rendre cette justice, dit Webster en terminant, que,
dans le cours de toute ma carrière, j'ai eu constamment en vue la
prospéiité et le bonheur du pays, et le maintien de notre union
fédérale. C'est à cette union que nous devons notre sécurité à l'in-
térieur, notre considération et notre dignité au dehors... iNous ne
l'avons conquise que par notre discipline et par les vertus que nous
avons apprises à la rude école de l'adversité. Elle est née de la
nécessité à laquelle nous avaient réduits le désordre de nos finances,
la destruction de notre commerce, la ruine de notre crédit. Sous
son heureuse influence, nous avons vu renaître tout à coup ces
grands intérêts, et nous les avons vus reprendre une vie nouvelle...
Elle a été pour nous tous une source abondante de bonheur natio-
nal , social et individuel. Je ne me suis pas permis de jeter mes
regards au-delà de l'Union pour pénétrer les obscurités de l'avenir
qui pourrait nous être réservé. Je n'ai pas pesé froidement les
chances qui pourraient nous rester de conserver notre liberté après
la rupture des liens qui nous unissent aujourd'hui,., et je ne sau-
rais considérer comme un sage conseiller pour notre gouvernement
celui qui, au lieu de se préoccuper uniquement des moyens de
conserver l'Union, chercherait comment on pouirait rendre tolé-
rable la condition du peuple le jour où l'Union aurait été détruite
et anéantie. Tant que durera l'Union, nous aurions devant nous, pour
nous et pour nos enfans, d'heureuses et brillantes perspectives.
Au-delà, je ne puis -soulever le voile qui nous cache nos destinées.
Dieu veuille que ce voile ne se lève pas de mon vivant! Dieu
veuille^que l'avenir qu'il nous cache n'apparaisse jamais à ma vue !
Lorsque, pour la dernière fois, mes yeux s'élèveront vers le ciel
pour^y contempler la lumière du jour, puisse-tTelle ne pas éclairer
LA DEMOCRATIE AUTORITAIRE AUX ÉTATS-UNIS. 181
les fragmens dispersés et déshonorés de cette Union, autrefois glo-
rieuse, des états désunis, livrés à la discorde et à la luite, un pays
déchiré par la guerre civile et peut-être baigné dans le sang de frères
ennemis! Puissent, au contraire , mes regarda affaiblis et mou-
rans contempler cette noble bannière de la république, aujourd'hui
connue et honorée du monde entier! Puissent-ils la voir toujours
fièrement déployée, étalant dans tout leur éclat primitif ses armes
et ses tropliées, sans qu'une seule de ses barres ait été effacée ou
souillée, sans qu'une seule de ses étoiles ait été obscurcie! Puis-
sent-ils n'y pas voir inscrire cette folle et trompeuse devise : la
liberté d'abord et l' Union ensuite ! mais puissent-ils y lire en carac-
tère lumineux et vivans, resplendissant dans ses vastes plis, rayon-
nant sur la terre et sur l'océan, à tous les vents et à tous les cieux,
celte autre devise chère à tous les cœurs vraiment américains :
La liberté et r Union maintenant et toujours unies et insépara-
bles ! »
Au moment où l'orateur cessa déparier, le sénat l'écoutait encore
subjugué par l'autorité de sa parole et dominé par une émotion
profonde. Ce ne fut qu'après quelques instans de silence qu'éclatè-
rent de toutes parts d'enthousiastes applaudissemens. Ce discours
fut le chef-d'œuvre de l'éloquence de Webster et peut-être le plus
grand acte de sa vie publique. Le retentissement en fut immense.
Ce cri d'alarme avait signalé à tous les amis de l'Union l'imminence
du péril, et cette exposition magistrale des principes de la constitu-
tion avait fait justice des sophismes des partisans de la nuUification.
Jackson lui-même qui, au début de la querelle, avait paru vou-
loir se refermer dans une silencieuse neutralité, corT)prit qu'il ne
pouvait tarder plus longtemps à prendre parti dans la lutte qui
allait s'engager. 11 était d'usage depuis vingt ans de célébrer par
un banquet, le 13 avril, l'anniversaire de la naissance de Jefferson.
On avait résolu de donner cette année à cette fête une solennité
inaccoutumée à l'occasion de l'avènement du nouveau président,
que le parti démocrate affectait de représenter comme l'héritier de
la politique de Jefferson. Jackson devait assister au banquet avec
le vice-président et les membres du cabinet, et les nullificateurs
espéraient faire sortir de cette réunion une manifestaiiou pubUque
en faveur de leurs doctrines. Lorsque le moment des toasts fut
arrivé, le président se leva et ne prononça que ces mots : « A notre
union fédérale ! 11 faut qu'elle soit maintenue !» A la brièveté
même de ces paroles et à l'accent d'autorité avec le ]uel elles avaient
été proférées, il était facile de reconnaître que ce n'était pas une
vaine déclaration. C'était un défi jeté par le premier magistrat de
la république aux tendances séparatistes du Sud. Calhoun le releva
aussitôt en portant le toast suivant : u A l'Union! à notre bien le
182 REVUE DES DEUX MONDES.
plus cher après notre liberté ! Puissions-nous tous nous souvenir
qu'elle ne peut plus être maintenue que par le respect des droits
des'états et par une égale répartition entre eux des avantages et
des charges de l'Cnion ! »
Les deux programmes se trouvaieiit ainsi mis en présence, et les
hostilités étaient publiquement dénoncées.
Le Sud héritait cependant encore devant les résolutions décisives,
et le 2'2 novrimbre 1830, lademaide de convocatiiin d'une conven-
tion adressée à la législature de la Caroline du Sud ne put réunir
la majorité de« deux tiers exig<^e par une proposition de ce genre.
Mai» Galhoun était l'âme de la résistance : il la préparait et l'or-
ganisaii avec une infatigable ardeur. Cette cause des « droits des
èi.ats » et du maintien d'une société fondée sur l'esclavage devait
être celle de toute sa vie; elle absorbait toutes ses pensées, et il
avait mis à son service toutes les forces de son intelligence et de
sa volonté. C'est de cette époque que date la transformation étrange
que subit cett'3 puissante nature et qui lui a fait une place à part
dans l'histoire de son temps et de son pays.
Miss Mariineau, qui l'a conuu quelques années plus tard, a tracé
de lui un pi)rtrait saisissant (t). Elle a décrit l'aspect sombre et
sévère de cette figure ascétique, ce front pâle que surmontait une
noire et épaisse chevelure, cette bouche dont le sourire n'adou-
cissait jamais l'expression austère, ce regard tantôt froid et péné-
trant comme l'acier, tantôt illuminé d'un éclat fébrile. Elle l'a vu
à Gharleston, a semblable à un chef de clan de retour parmi les
siens » entouré de ces populations qui l'avaient investi d'une sorte
de dictature morale Elle Ta entendu au sénat répondre à un dis-
cours de Benton qui l'avait accusé d'ambition et qui lui avait repro-
ché d'aspirer à la présidence. « J'ai tout sacrifié, s'écriat-il, pour
mon brave et magnanime petit état de la Caroline du Sud. » Et
tanlis qu'il parlait ainsi, sa voix avait une puissance et un accent
inaccoutumés, ses yeux lançaient des éclairs, les paroles s'échap-
paient de ses lèvres, haletantes et entrecoupées, u C'était, dit le
témoin que nous citons, toute une révélation. » Son aspect n'était
pas moins frappant dans la vie ordinaire. Concentré dans son
unique pensét-, indiffèrent et comme étranger à ce qui se passait
autour de lui, incapable de subir l'influence d'une autre intelli-
gence, il ne prenait la parole que pour exposer d'un ton dogma-
tique qui repoussait toute contradiciion ses théories politiques et
sociales. « Son esprit, dh miss Martineau, a depuis longtemps perdu
la faculté de communiquer avec autrui.... Je n'ai jamais vu per-
sonne vivre dans un isolement intellectuel aussi absolu. Il n'est p'us
(l) Western Travel, p. 148.
LA DÉilOCRAXIE AUTORITAIRE AUX ÉTATS-UNIS. 183
en son pouvoir de détendre son esprit... Personne ne m'a jamais
donné aussi complètement l'idée de 'a possession. »
Tel était l'humtne dans lequel allait pendant vingt ans se per-
sonnifier la cause du Sud. Il était de la race si dangereuse en poli-
tique des fanatiques et des logiciens. Ce n'était pas le chef d'un
parti : c'ètaii l'apôtre inflexible et intransigeant d'une doctrine. Nous
avons vu dans l ExposUion de 1828 la première formule de cette
doctrine. Calhouu la développa de nouveau en termes plus absolus
dans une « adresse au peuple de la Caroline du Sud » qui parut le
26 juillet 1831 dar;s le Pendleton Messnigcr tt dans laquelle il
déclarait nettement que le gouvernement fédéral ne devait être que
« l'agent des èlcits souverains. » 11 lui donna son expression com-
plète et définitive dans un troisième manifeste publié le 28 août de
l'année suivante sous la forme d'une lettre au gouverneur Hamilton.
On doit considérer ce document comme l'exposition classique de la
théorie de la souveraineté des états, et l'on a pu dire à juste litre
qu'à l'époque de la sécession le Sud n'avait fait que suivre de point
en pointée programme (1).
L'auteur part de cette idée que ron-seulement la constitution
n'est pas l'œuvre collective du peuple anièricain, mais que comme
corps politique le peuple américain n'a jamais existé : il soutient
que l'Union n'a été établie qu'entre des états libres et indépendans
et qu'il n'existe pas de lien direct et immédiat entre les citoyens
d'un de ces étais et le gouvernement général de l'Union. Il en con-
clut qu'il appartient à chaque état conmie membre de l'Union et
en vertu de sa souveraineté de déterminer, en ce qui concerne ses
citoyens, l'étendue des obligations qu'il a contractées, et, lorsqu'il
considère un acte du gouvernement fédéral comme inconstitution-
nel, de le déclarer nul et de nul effet, cette déclaration devcint être
obligatoire pour tous les citoyens de l'état. Quant au gouvernement
fédéral, aucune disposition de la constitution ne l'autorise à inter-
venir soit par la force, soit par un veto, soit par une [irocédure
judiciaire quelconque, pour paralyser l'exercice de la souveraineté
d'un état. 11 lui serait donc impossible de faire exécuter légalement
dans les limites d'un état un acte nullilié, tandis que cet état a le
droit de aire rf^présenter légalement et pacifiquement sa déclara-
tion de nullification. II ne dépendrait pas même de la majorité des
états d'imposer leur volonté à celui d'entre eux qui aurait résisté
à une mesure inconstitutionnelle; et devant l'abus de la force il
resterait à l'état opprimé une ressource suprême, la sécession.
C'était le dernier mot et ce devait être trente ans plus tard la
conséquence fatale de la doctrine de la nulli ficcuion»
(1) D"- von Holst, J.-C. Callioun, p. 1)8.
184 REVUE DES DEDX MONDES.
Tandis que s'exaltaient les passions du Sud, la question du tarif
était soumise aux délibérations du congrès. Les revenus du gouver-
nement fédéral atteignaient un chiffre très supérieur à ses besoins;
cette disproportion était devenue plus frappante depuis que Jackson
avait répudié le système des améliorations intérieurt s, et l'on pouvait
orévoir le moment prochain où, après l'extinction totale de la dette,
on se trouverait en face d'un excédent annuel de 12 à 13 millions
de dollars. Cette situation semblait de nature à juslilier une réduc-
tion des droits de douane qui eût calmé l'ardeur des revendications
du Sud, et, dans son message de 1831, le président avait appelé
l'attention du congrès sur l'opportunité d'une revision de tarif. Le
comité des manufactures de la chambre des représentans, que pré-
sidait J. Q. Adanis, accueillit favorablement celte idée : mais elle fut
énergiquement combattue au sénat par Henry Glay, qui comptait
assurer à sa candidature à la présidence l'appui des états manufac-
turiers du Nord. Il déclara consentir à l'abolition de toutes les
taxes qui n'avaient qu'un caractère fiscal, mais il réclama haute-
ment, dans l'iniérêt de l'industrie nationale, le maintien rigoureux
du « système américain, » ajoutant que, s'il fallait arriver à une
réduction immédiate des revenus, il n'hésiterait pas à proposer la
substitution d'un régime de prohibition absolue aux droits protec-
teurs qui frappaient les produits étrangers. L'esprit sage et poli-
tique d'Adams s'effraya de la témérité de cette thèse. « C'est un
défi que vous jetez au Sud, » dit-il à Clay. «Pour conserver et pour
justifier le système américain, répondit celui-ci échauflé par l'ar-
deur de la lutte, je défierais le Sud, le président et le diable. »
Le 27 avril 1832, le secrétaire de la trésorerie Mac Lane présenta
un projet qui réduisait à 12 millions de dollars le chiffre des recettes
annuelles en abaissant à 15 pour 100 les droits sur la jilupart des
marchandises importées. Cette proposition fut écartée, et la loi qui
fut votée le ih juillet suivant, sous l'inspiration de Clay, se borna
à opérer une réduction annuelle de 3 millions environ au moyen
de la suppression d'un certain nombre de droits fiscaux, en mainte-
nant pres'|ue sans changement tous les droits protecteurs.
Cette nouvelle porta à son comble l'exaspération de la Carohne
du Sud, où les élections venaient d'assurer la majorité aux parti-
sans de la nullilicaiion. La législature de l'état convoqua une con-
vention pour délibérer sur la situation créée par le vote du congrès.
Celte convention se réunit le 19 novembre sous la présidence du
gouverneur llamilton et vota une ordonnance de nullilicaiion. Aux
termes de cette ordonnance, les actes du congrès du 19 mai 1828
et du 1/i juillet 1832 étaient déclarés nuls et de nul efïet; les droits
perçus en vertu de ces actes devaient cesser d'être payés à dater du
1^' février 1833. Aucun recours ne devait être porté devant une
LA DÉ.V10CRATIE AUTORITAIRE AUX ÉTATS-UNIS. 185
cour fédérale contre les décisions que rendraient les cours de l'état
sur des procès impliquant la validité de l'ordonnance de nullifica-
tion. Tous les fonctionnaires et les jurés devaient prêter serment
d'obéir à cette ordonnance ainsi qu'à tous les actes de la législature
qui en seraient la conséquence. Le dernier article portait que, si
le gouvernement des Éiats-Unis tentait de recourir à la force pour
assurer l'exécution des tarifs existans, la Caroline du Sud ne se
considérerait plus comme faisant partie de l'Union. « Le peuple de
cet état se tiendrait en conséquence pour d<^gagé désormais de
l'obligation de conserver les liens politiques qui le rattachent au
peuple des autres états: il procéderait donc à l'organisation d'un
gouvernement sf paré et ferait tous les actes que les états souve-
rains et indépendans ont le droit de faire. »
La législature prit immédiatement les mesures nécessaires pour
assurer la mise à exécution de l'ordonnance : elle annula les saisies
opérées par les agens de la douane, appela la milice et les volon-
taires et autorisa l'achat d'armes.
De son côté, le président ne restait pas inactif. Il avait envoyé
deux navires de guerre devant Charleston et avait donné au géné-
ral Scott l'ordre de se rendre dans cette ville. Le 11 décembre, il
adressa au peuple de la Caroline du Sud une proclamation dont
Livingston était l'auteur et qui, par les doctrines dont elle conte-
nait l'expression autant que par l'élévation de la pensée et la patrio-
tique émotion dont elle était empreinte, se distinguait de la plupart
des documens publics auxquels Jackson avait jusqu'alors attaché
son nom. La théorie de la souveraineté des états y était énergi-
quement condamnée. « Je considère, disait le prét^ident, que le
pouvoir que s'attribue un état d'annuler une loi des É'ats-Unis est
incompatible avec l'existence de l'Union, en contradiction formelle
avec le texte de la constitution et en opposition avec son esprit,
inconciliable avec tous les principes qui en sont la bas'^. et destruc-
trice du grand objet pour lequel elle a été faite. » Soutenir une
telle doctrine, « c'est dire que les États-Unis ne sont pas une
nation. » La proclamation se terminait par un chaleureux appel au
patriotisme des citoyens : u Concitoyens, habitans de l'état qui m'a
donné le jour, ce n'est pas seulement le premier magistrat de notre
commune patrie qui vous avertit de ne pas vous exposer aux peines
édictées par ses lois : laissez-moi m'adresser à vous commue un père
s'adresserait à ses enfans qu'il verrait courir à leur perte... Voyez
quel est l'état de ce pays dont vous formez une fraction importante:
considérez son gouvernement qui réunit tant d'états diiïèrens par
les liens d'un intérêt commun et d'une protection générale, qui
donne à tous les habitans le noble titre de citoyen américain...
Regardez ce tableau d'honneur et de prospérité et dites : Nous aussi,
186 REVUE DES DEUX MONDES.
nous somm'es des citoyen'? américains ! La Caroline est un de ces
fiers états : ses armes ont défendu, son sang a cimenté cette heu-
reuse union. Et maintenant ajoutez, si vous le pouvez sans horreur
et sans remords: Celte heureuse union, nous allons la dissoudre;
ce tableau de paix et de prospérité, nous allons l'eiïacer; ces
plaines f^^rtiles, nous allons les ahreuver de sang; la protection
de ce glorieux d'-apeau, nous allons y renoncer; le nom même
d'Américains, nous allons; le répudier ! Et pourquoi hommes éga-
rés!.. Pour le rêve d une indépendance séparée, pour un rêve que
ne tarderont pa'^ à interrompra de sanglantes luttes avec nos voisins
et une soumission honteuse à une pui sance étrangère. »
Cette proclamation fut accueillie dans tous les états fidèles à
l'Union par des démonstrations d'enthousiasme auxquelles s'asso-
cièrent les adversaires mêmes d'^' Jackson; mais eli>- provoqua dans
l'état rebelle un redoublement de colères et de violences. La légis-
lature invita le gouverneur à mettre le peuple en garde contre les
tentatives que ferait le président pour le détourner de l'obéissance
due aux pouvoirs de l'état et à faire appel aux citoyens pour défendre
contre des menaces arbitraires la liberté et la dignité de cet état.
Hayne, qui venait d'être élu gouverneur, se confirma à ces réso-
lutions et publia le 20 décembre une proclamation dans laquelle il
dénonçait les doctrines du président comme fausses et menson-
gères, et comme teniant à l'établissement d'un grand empire un
et indivisible qui serait le pire de tous les despotismes. H déclarait
en terminant que l'état de la Caroline défendrait sa souveraineté ou
s'ensevelirait sous ses ruines.
Quelques jours après, Calhoun donna sa démission des fonctions
de vice-président des États-Unis et se fit élire sénateur de la Caro-
line du Sijd en remplacement de Hayne (1). Il q «itta dans les pre-
miers jours de 183^ son habitation de Fort-Hill, d'où il avait dirigé
la lutte, pour se rendre à Washington et prendre son siège au
sénat. Un de ses biographes a comparé ce voyage à celui de Luther
se rendant à la diète de Worms. Lorsque le grand milUficateury
comme le nommaient ses contemporains, entra dans la salle des
séances, le vide se fit autour de lui et ses anciens amis s'éloignè-
rent. Un mouvement se produisit dans l'assemblée au' moment oii
il se leva pour prêter S'arment à la constitution : il prononça la for-
mule du serment d'une voix haute et ferme sa-is trahir l'embarras
ni l'émotion par le tressaillement d'un seul muscle de son visage.
Le 26 janvier, le président, qui venait d'être réélu, airessaau con-
grès un message dans lequel il rendait compte des mesures' votées
(1) M. Parton assure qu'à cette époque on frappa un certain nombre de médailles
avec cet exergue : John C. Calhoun, premier président de la Caroline du Sud.
LA DÉMOCRATIE AUTOrJTAIRE AUX ÉTATS-UKIS. '87
dans la Caroline du Sud et demnndait les pouvoirs nécessaires pour
maintenir l'intégrité de l'Union et assurer l'exécution des lois par
tous les moyens coustituîionnels. « En pareil cas, dirait le mes-
sage, c'est sur l'étendue des devoirs du gouvernenient que doivent
être mesurés ses pouvoirs. » Le 21, le sénat fut saisi d'un projet
{force bill) qui conférait au président 1 s pouvoirs réclamés par le
message. Calhoun y répondit par le dépôt d'une série de résolutions
qu'il développa et dans lesquelles il avait formulé la héorie de la
nulJification. Webster, de son côté, présenta des contre-résolutions
qui contenaient le résumé des doctrines constitutionnelles qu'il
avait exposées dans son grand discours.
Le l®"" février était le jour fi.\é par la convention de la Caroline du
Sud pour la mise en vigueur de l'or îonnance. Calhoun en fit ajour-
ner l'exécution jusqu'au vote du congrès sur Ips propositions de
revision du tarif dont il était saisi. Le pré.-ident, qui était résolu à
réprimer énergiquement toute tentaùve de rébellion (1), était en
même temps disposé à donner aux grstfs du Sud une large satisfac-
tion. !l avait lijit, en conséquence, préparer un projet de loi qui
prit le nom de son rapporteur Verplanck, représentant de New-York,
et qui ramenait les droits au taux du tarif de 1816. Ce projet ren-
contra dans les éiats du Nord une violente opposition; et Webster
qui, apiès avoir à l'orig'.ne soutenu avec éclat les { rincipes de
libre échange, était devenu l'ardent défenseur de la protection, sou-
tint qîie toute revision du tarif dans les circonstances présentes
scait considérée comme une capitulation devant les exigences d'un
état rebelle. Moins absolu dans le système dont il avait été le pro-
moteur, et préoccupé par-dessus tout du désir de prévenir un con-
flit dont s'alarmait son patriotisme, C'ay prit Tinitiaiive d'un de ces
compromis auxquels son nom est demeuré attaché et à l'aide des-
quels il parvint plus d'une fois à conjurer ou à ajoujner les crises
qui menaçaient l'existence de l'Union, il proposa au sénat, le 12 fé-
vrier, de suh.tituer à la réduction immédiate des droits qu'aurait
opérée le VerpUmcks' Bill une réduction progressive qui devait rame-
ner ces droits en 18/i2 à un taux uniforme de 20 pour 100. Le préam-
bule d(jnt ce projet était précédé déclarait en termes formels que
désormais les droits de douane auraient uniquement pour but d'as-
surer au gouvernement les revenus nécessaires et cesseraient d'avoir
pour objet la protection ou l'encouragement d'une branche quel-
conque de l'industrie nationale. » Bien loin de trahir, comme on l'en
(1; Il annonçait hautement que, si Calhoun et ses amis mettaient à exécution leurs
projets, il les ferait pendre sans hésiter. « Je les aura's fait pendre aune potence plus
haute que celle d'Aman, répétait-il dans ses dernières années. Cet acte aurait été le
meilleur de ma vie et il aurait servi d'exemple aux traîtres de tous les temps. »
188 REVUE DES DEDX MONDES.
accusa, les intérêts manufacturiers, Glay sauvait en réalité, au moyen
de ce compromis, tout ce qui pouvait, dans ces conjonctures, être
conservé du régime protecteur : ce n'en était pas moins l'abandon
du « système américain » par celui qui en avait si fièrement reven-
diqué l'honneur. Aussi fut-il vivement attaqué par les champions
de l'industrie du Nord, et le succès était fort incertain lorsque Cal-
houn, inquiet des conséquences de la résistance de la Caroline, à
laquelle les autres états du Sud avaient refusé de s'associer, se
décida à appuyer le compromis moyennant quelques modifications
de détail acceptées par Clay.
Le projet fut voté à la chambre des représentans, le 26 février,
par 119 voix contre 85; il fut porté le jour même au sénat, où il
réunit 29 voix contre 16. Le lendemain, la chambre adopta [k la
majorité de 111 voix contre hO le force hill qui avait été voté pré-
cédemment par le sénat. A la nouvelle de ce double vote, la con-
vention de la Caroline du Sud fut convoquée pour le 11 mars : elle
rapporta l'ordonnance de nullification du tarif, mais, pour affirmer
de nouveau les droits qu'elle avait revendiqués, elle prononça la
nullification du force act.
Telle fut l'issue de cette longue et redoutable crise. Le véritable
vainqueur, a dit M. de Holst dans son Histoire constitutionnelle des
États-Unis, ce fut Calhoun. Nous ne saurions souscrire à ce juge-
ment. Le Sud avait obtenu sans doute l'abaissement du tarif, et Cal-
houn pouvait soutenir que la victoire si longtemps disputée était
due aux eflorts des nullificateurs et à la résistance de la Caroline
du Sud. Mais le vote du force bill était la consécration des droits
de l'Union, la négation du principe de la souveraineté des états et
l'attribution au gouvernement fédéral des pouvoirs nécessaires pour
réprimer toute tentative nouvelle de sécession. Calhoun lui-même
ne se faisait pas illusion sur la gravité de cet échec infligé à sa cause.
« Tant que cette loi de sang souillera nos codes, écrivait-il au mois
d'août 1833, tant que le gouvernement refusera de reconnaître les
droits des états, nous resterons condamnés à un servage politique. »
Quant à Jackson, il était sorti grandi de cette épreuve. Il avait
compris les devoirs de chef d'une grande nation et il les avait rem-
plis sans violence et sans faiblesse. Il avait soutenu et fait préva-
loir la cause de l'Union et les véritables principes de la constitution
américaine; il avait mis à leur service son pouvoir et sa popularité.
C'est la page la plus pure et la plus glorieuse de son histoire.
Albert Gigot.
L'ANNEXION DE MERV
A LA RUSSIE
Un télégramme laconique vient d'apprendre au monde que Merv
était annexé à la Russie, « les chefs des tribus ayant demandé à l'em-
pereur de les gouverner. » — Si le Times, à qui rien n'est impossible,
fait un service au pays des ombres, le feu lord Beacouffieid a dû tres-
saillir de surprise et de colère sous les dalles de Westminster ; il aura
vainement attendu qu'un leader de son parti fît retentir aux Communes
le cri de la vieille Angleterre, et stupéfait de ne rien entendre, il se
sera demandé si des siècles insensibles ont coulé depuis le jour où
l'Angleterre déclarait que l'occupation de Merv serait un casus helli.
Des siècles, non : trois années à peine. Avait-on assez écrit, tremblé,
maudit, menacé, en prévision du fait qui nous trouve si indifférens !
Trois années ont suffi pour réduire à néant une grosse question diplo-
matique et montrer, une fois de plus, que les soucis des politiques
sont aussi sérieux, aussi durables que les soucis des amoureux. Alors
qu'ils pâlissent sur une dépêche, les diplomates qui ont lu l'histoire et
qui ont de l'esprit, — il y en a, — doivent entendre un grand rire
montant du passé, se prolongeant sous leur plume et chuchotant :
Vanité! vanité!
Deux causes expliquent la résignation actuelle du cabinet de Lon-
dres, après un émoi si bruyant et de si fraîche date. La première saute
190 REVUE DES DEUX MONDES.
aux yeux ^le tout le monde : rien ne rend l'humeur accommodante
comme d'avoir un Mahdi sur les bras, et le Nil est assez loin de i'O us
pour qu'il poit malaisé d'entreprendre simultaném nt sur les deux
fleuves. Néanmoins, cette seule raison n'eût pas sufïi; l'Angleterre a
prouvé maintes iois qu'elle sait f ire face à plusieurs périls, sur tous
les points du globe où un de ses intérêts souffre. Il y a une autre €^ use
plus secrète : depuis les derniers progrès des Russes sur la frontière
per.-ane, !a roule future de l'Inde s'- st mieux dessinée; cet axii me,
que Merv est la clé de l'empire indien, s'est évanoui. Ceci demande
quelques éclircissemens. Avant de les poursuivre, rappe'ons-nous que
nous sommes de notre p'opre aveu, nous autres Français, divisés en
deux catégories : les anciens, qui ne savaient pas la géoLjraphie, à ce
qu'r.ssurent les nouveaux; les nouveaux, qui ignorent lesatT^iires exié-
rieures, au dire des anciens. Demandons aux Ang'ais et aux Russes,
qui ont écrii sur cette question de quoi remplir une bibliothèque (1),
comment les soldats du tsar se sont acheminés vers Merv, et ce qu'est
au ju;>te ce fantôme litigieux.
Jet z les yeux sur une carte d'Asie; entre le 70* et le 85« degré de
longitude, le 37* et le /i3* de latitude, vous trouverez un long tri; ngle
ouvert de l'est à l'outst, ass z ne'tement dirlimité parla mer Caspienne
à sa base, par l'Amou-Daria (ancien Oxus) et la mer d'Aral sur son
côté nord, par les moiit 'gnes de P^r^e et d'Afghanistan sur son côté
sud; le sommet de ce triangle s'appuie aux pentes septP!)trionales de
l'Hindou-Kouch, vers Ba'kh, la Mère des villes d'après lÉcriture, Tout
le cœur de ce vaste espace disparaît sous un pointillé grisâire, qui
figure SUT nos caites leydé.-erls de sable, quand il n'indique pas l'igno-
rance des géographes devant un p.iys mal exploré; c'est le désert de
Kara-Koum; aux jours dont nous n'. vons pas l'histoire, avant la dis-
jonction de la mer Caspienne et de la mer d Aral, les eaux du graid
lac intérieur couvraient cette contrée; la steppe saline témoigne de
1 ur retraite pous l'action de sideils immémoriaux. Sur les fl^incs de
cette tolitude courent deux étroires bandes blanches; elles marquent
la végétation et la vie, ranimées là par des cours d'eau; sur le côté
nord, c'est la vallée de i'Amou-Daria, avec Boukh ara sur la rive droite
en au, ont, Khiva sur la Tive gauclie en aval. Au sud, c'est la vallée du
fleuve Atrck, qui coule à la Caspienne parallèlement à la chaîne per-
sane, puis les oasis de deux rivières, le Tedjen et le Mourghab, qui
descendent des plateaux afghins et vont se perdre dans les marais
salans du Kara-Koum. La plus orientale de ces oasis est celle deMtTv.
(1) Voir surtout C. Marvin, Merv the Queen of the World; Rawlinson, lecture du
27 janvier 1879à la Société royale de g(^()grapliie; et en russe, général Pétronssévitch,
Rapports à la Société de géographie du Caucase, Tifli», 1880; général Anneokof,
VOasis d'Akkal Tekké et les Routes de l'Inde, Saint-Pétersbonrg,18Sl.
l'annexion de MERV a L\ RUSSIE. lOl
— Il y a trente ans, tons ces territoires appartenaient noninalement
aux khans de Khiva ; ea 1855, lesKnvi^ns durent se replier sur l'Amou-
Daria, après une défaite que leur infligèrent les tribus tourkfDèaes du
sud; ces tribiis, groupées sous le noiti générique de Tekkés, erraient
depuis lors, libres et seules, d«jns les oasis qni confiaient à la Perse et
à l'Af^'iianistan.
Par leurs établissemns sur les côtes orientales de 1 Caspienne, les
Russes étaient depuis 1869 en contact avec le pays' tourkmène; dans
le? derniers lemps, ils l'avaient pris à revers par leurs pussessions du
Turki^st n. Nous n'avons pas à rappe/l>;r ici comment, en moins de
trente ans, la Russie a soumis un terrioire de 1,100,000 k lomètres
carrés, plus de deux fois la superûcie de la France. Dan-i leur marche
continue de Pe-ovsky à T.ichkend, de Tschkendà K'>kan 1 s armée-; du
tsar ont assuj tti toute la vallée du Sir-Daria, jusqu'aux frontières de
la Chine et du Kach;;ar; arrêtées par les murailles de la Haut;-Tartarie
et de Pamir, elles se sont rabattues vers le sud-ouest, en suivant la
courbe des montagnes, sur Samarkand et Boukhara.et ont rejoint ainsi
la rive droite du hautOxus. Elles n'avaient plu.^, ce.semble, q l'a achever
leur randont)ée en regagnant, par Mnrv et l'Airek, le sud de la Cas-
pienne, la mer qui forme la cordH de "immense arc de cercle dont elles
avaient parcouru les deux tiers. Mais il fallait compter avec le malheu-
reux triangle que nous avons décrit, coupant et menaçant les conquêtes
nouve'Ies, défendu par ses déserts et par le courage d^ ses populations
, nomade^. On l'entama d'abord par le nord, par le kha;jat de Khiva.
Depuis Pierre le Grand, les tentatives répétées des Ru>?es contre ce
khan it s'étaient termin«^es par de cruels désastres. En 1873 ly général
Kmfmann organisa sa fameuse expédition; au prix de faogues telles
que le soldat en a rarement connu, après une marche de deux mois
tour à tour dan- les neiges et les sables briilans, Khiva fut prise sans
coup férir. La Ru-sie était maîtresse de tout le cours de l'Oxus.
Restait la bande du Sud, ce territoire des Tkkesqui empêchait seul
le"grand empire de se relier à ses possession du Turk^^stan méridio-
nal et d'occuper toute la frontière septentrional^^ de la Perse, chose
désirable à tous égards pour le cabinet de Sait't-Péiersbourg. Quand
même l'esprit de conquête n'eût pas parlé, le voisinage de ces hordes
pillardes était incompatible av c la sécurité des établissemf^ns russes
sur la C^ispienne : Krasnovodsk^ le principal de ces établibsemens,
voyait sans cesse les Tekkôs sous ses murailles et demeurait à la merci
d'un coup de main heureux. Le général Lomakine, gouverneur de
cette ville, usait ses Kosaks à repousser des razzia^ qui se répé-
tiient avec un caractère toujours plus audacieux dans les dernières
années. Nous serons tout de suite compris en disant que les Tekkés'
étaient les Khroumirs d'une Algérie russe, mais c; ux-ci des Khroumirs
192 REVUE DES DEUX MONDES.
très visibles et très gênans. Ces nomades se divisent en deux grandes
familles, les T^kkés de Merv à l'orient et ,les Akkal-Tekkés dans les
oasis au nord de l'Àtrek; ces derniers" avaient pour base d'opérations
le formidable camp retranché de Gœuk-Tépé, dans la principale des
oasis, où ils rassemblaient leur butin. En 1879, on dirigea une pre-
mière expédition sur ce point; l'effort n'avait pas été mesuré aux diffi-
cultés à vaincre; après un assaut malheureux, les Russes furent
repoussés de Gœuk-Tépé avec des pertes sang'anies.Cet échec ébranla
leur prestige dans toute l'Asie et l'on crut un moment que les Tourk-
mènes allaient jeter les envahisseurs dans la Caspienne. On rassembla
en hâte une vingtaine .de mille hommes au Caucase ; l'année sui-
vante, le brillant général Skobélef fut chargé de rétablir les affaires.
La précédente expédition avait perdu ses chameaux jusqu'au dernier;
avant d'entrer en campagne, on reconnut la nécessité de construire
un chemin de fer de la Caspienne aux oasis pour assurer les commu-
nications de l'armée. 1 s'agissait d'apporter des usines du Volga, au
prix de trois transbordemens, tout l'armement de la voie, les machines,
les traverses et le combustible, sur une plage de sables mouvans,
déserte, sans bois, sans eau. Le génie militaire parvint à vaincre ces
difficultés en quelques mois ; à l'automne de 1880, le premier tronçon
de la ligne était livré ; en 1881, elle atteignait Kizil-Arvat, entrée des
oasis, après un parcours de 225 kilomètres, depuis son point d'at-
tache au golfe Michel. Cette partie de la steppe touîkmène, riveraine
de la Caspienne, n'est qu'une prolongation du désert de Kara-Koum,
des dunes de sable toujours en marche sous l'action du vent, sans un
seul puits d'eau potable. Il fallut, au début, transporter de Krasno-
vodsk, par mer, l'eau douce nécessaire aux besoins de la ligne. Tant
d'obstacles vaincus grandirent encore l'impression produite sur l'ima-
gination des indigènes, quand la première locomotive foula la vieille
terre d'Asie; nous avons entendu conter aux ingénieurs la surprise
des nomades, lorsqu'ils virent le dragon de feu courir dans la soli-
tude, sur les sables où tanguait jusque-là le pacifique « vaisseau du
désert. » — A partir de Kizil-Arvat, le prolongement di la voie dans
les riches oasis ne serait plus qu'un jeu.
Skobélef trouva trente à qaarante mille Tekkés enfermés dans le
camp de Gœuk-Tépé, derrière des retranchemens en terre qui rappe-
laient les ouvrages de Plevna, de fatale mémoire. Il dut ouvrir un
siège en règle, avec tranchées et parallèles, et perdit beaucoup de
monde dans les engagemens corps à corps* que recherchait l'assiégé,
inférieur par l'armement. Le général Pétroussévitch, auteur des savans
rapports à la Société géographique du Caucase qui nous ont servi
pour ce travail, fut tué dans une de ces rencontres. Enfin, dans la nuit
du 12/24 janvier 1881, Skobélef lança ses colonnes d'assaut sur la
L ANNEXION DE MERV A LA RUSSIF, 195
brèche et emporta la place. Une partie 'es Akkal-Tekkés s'enfulrrnt
chez leurs frères de Merv : les autres se soumirent. Là, comme dans
toutes les conquêtes des Russes au Tuikestan, la victoire fut diffi-
cile, mais définitive. L 'S Turcomans, une fois vaincus, se courbent
avec le fatalisme de l'islam sous la main qui les a domptés et accep-
tent sa domination sans arrière -pensée de révolte. Dans tout cet
immense empire de i'Asie centrale, la Russie n'a jamais eu à répri-
mer une sédition sur les territoires occupés par elle. Même pendant
la guerre turco-russe, à l'heure des désastres, alors que tout le monde
pronostiquait une levée 'e lances dans les provinces d'annexion
récente, pas un mu-ulman n'a bougé. Quarante-cinq mille hommes,
disséminés par petiis postes sur cette vaste superficie, au milieu de
tribus nori-ades ei belliqueuses, suffisent au maintien de l'ordre. Il y a
là un succès bien différent de celui que noas rencontrons depuis un
demi-siècle, dans nos po?seÊfcions musulmanes; il appellerait une
sérieuse étude comparative de nos procédés de colonisation et de ceux
des Russes. Ce n'est pas le lieu ; contentons-nous d'indiquer le prin-
cipe constant de ces derniers, qui est de rendre légère, presque
insensible pour le vaincu, la transition à une civilisation supérieure. Les
délégués du tsar ne s'avancent pas chez ses ];ouveaux sujets un code
européen dans une main et une feuille d'impôt dans l'autre ; on laisse
à l'indigène ses lois religieuses et civiles, ses magistrats, son organi-
sation; on l'impose h peine; leTurcom^n paie 1 1/2 rouble par têie là oîi
le colon russe, établi à côté de lui, paie plus de 8 roubles. 11 ne voit
guère la race maîtres- e que sous l'uniforme, l'autorité ne se manifeste
à lui que sous l'appareil militaire, le seul qu'il comprenne et respecte.
Le gouvernement fait rebâtir les mosquées, il traite avec égards les
mollahs et convoque leurs ihefs au Kremlin, aux cérémonies impé-
riales; ils s'en retournent comblés de prévenances, éblouis par la
puissance du tsar blanc. Enfin, et c'est là surtout que gît le secret de
cette assimilation rapide, la Russie entre en contact avec ses sujets
barbares par ses é'émens les moins civilisés; les Kosaks, qui vont fon-
der en Asie des colonies agricol^^s, ne sont guère supérieurs aux pre-
miers occupans du sol; on s'entend vite entre Asiatiques, lesquels ont
le cerveau fabriqué de la même façon; il n'y a point entre l'ancienne
population et la nouvelle cet écart de sentimens, de culture intellec-
tuelle, de régime de vie, qui ne va pas sans quelques dédains et quel-
ques duretés du civilisé vis-à-vis de son inférieur. L'orgueil inné du
musulman n'est pas froissé par une supériorité morale qu'il ne peut
comprendre; quand cette supériorité lui apparaît, c'est derrière une
épée, qui la justifie aux yeux de cet homme des tentes.
Revenons aux vainqueurs de Gœuk-Tépé. Ils poursuivirent leur
marche et affermirent leur autorité jusqu'au point marqué sur les cartes
TOME LXII. — 188', 13
i9A REVUE DES DEUX MONDES.
russes Giaouars, un peu au-delà d'Âskabad, où l'oasis des Akkal-Tekkés
prend fin. Passé ce point, les routes directes vers l'est se perdent de
nouveau dans des régions sablonneuses, inhabitées; ces routes traver-
■sent une rivière à cours intermittent, le Tedjen, à la hauteur de la
ligne frontière entre la Perse et l'Afghanistan; elles se reperdent dans
le mauvais pays et aboutissent, à 200 kilomètres environ d'Askabad, à
une grande oasis alimentée par le Moiirgbab, qui descend des monta-
gnes afghanes : c'est Merv, le point iU rencontre de tous les chemins
montant du sud vers le Turkestan oriental, la dernière station qui
manquait aux Russes pour se relier de ce côté, à leurs possessions de
l'Amou-Daria, à Boukhara et à Tachkend, pour fermer complètement
ce grand demi -cercle dans lequel ils ont englobé l'ancienne Tartarie
indépendante.
Merv a une glorieuse histoire ; ce fut une des capitales de Tancieii
monde, sous les rois parthes, du moyen âge oriental, sous les émirs
arabes et les sultans seidjdukides. Elle lutta avec Samaïkand pour la
puissance, la richesse, le renom de ses mosquées. Aujourd'hui encore,
les Persans l'appellent Chah-i-Djouhan, le « Seigneur de l'Univers, » et
l'écrivain anglais Marvin intitule le livre qu'il lui a consacré : « Merv,
la ville rt-ine du monde. » Pour justiGer ce titre, il ne lui manqne
qu'une seule chose, d'être une ville. La vieille cité a souffert à diverses
reprises ces formidables destructions qui marquaient le passage des
conquérans asiatiques. Djenghiz-Khan y égorgea sept cent mille per-
sonnes et éleva dans le désert une de ces pyramides de crânes, fidè-
lement reproduites par le peintre Véreschaguine dans ses lugubres
tableaux de l'Asie centrale. A la fin du dernier siècle, Mourad, émir de
Boukhara, rasa ce qui restait de la ville et emmena la population en
captivité sur l'Amou-Daria. Les canaux d'irrigation du Mourghab, qui
faisaient de l'oasis un jardin et un grenier de céréales, se perdirent,
abandonnés et comblés par le sable. Depuis lors, les tribus tourkmènes
sont restées seules maîtresses de ce territoire; Merv n'est plus qu'un
camp retranché comme celui de Gœuk-Tèpé, abritant quelques millieirs
de kibitkas, ces petits chariots sur lesquels vivent les nomades. On
estime à deux cent cinquante mille âmes environ cette population
errante. Ces Tekkés de Merv, comme leurs frères de i'Akkal, sont une
race vaillante et primitive, gens de peu de besoins et de peu de scru-
pules, pasteurs de troupeaux et pillards de leurs voisins. Leur réputa-
tion est suffisamment établie dans toute l'Asie centrale par ce pro-
verbe : « Si tu rencontres une vipère et un Mervien, tue d'abord le
Mervrên, tu t'occuperas après de la vipère. » Le proverbe ne tes
calomnie pas; en dehors du maigre produit de leurs troupeaux, ils
D'ont d'autres ressources que le butin rapporté de leurs razzias dans
les vallées afghanes et persanes. En l'absence de tout commerce et des
l'annexion de MEfiV A LA RUSSIE. 195
recherches les plus élémentaires de la civilisation, le Tekké amasse le
bien d'autrui pour se fournir d'armes, de chevaux et de femmes. Quand
un jeune homme veut se marier, il doit trouver à la pointe de sa lance
la dot avec laquelle il achètera sa fiancée. D'après les données
recueillies à ce sujet par les voyageurs anglais, une toute jeune fille
vaut de 20 à 80 livres sterling; une veuve de vingt-cinq ans monte à
des prix très élevés; les pauvres doivent se contenter des femmes
au-dessus de quarante ans, qui « valent un peu moins qu'un cha-
meau. » Le cheval tekké est une des plus belles variétés de l'espèce;
il réunit les formes développées et les qualités de vitesse du cheval
anglais à la douceur et à l'endurance du cheval arabe. L'organisation
politique et sociale de ces pasteurs n'a pas progressé depuis le temps.
d'Abraham : la famille obéit à son chef, la tribu à son ancien; aucun
lien stable entre les tribus, aucun pouvoir central. Les Tekkés sont
musulmans du rite sunnite, ce qui suffirait à expliquer l'aversion que
ressentent pour eux les Persans, sectateurs d'Ali; mais, indépendam-
ment des questions de race et de secte, tous les voisins de ce nid de
brigands appelaient de leurs vœux le moment où la Russie le net-
toierait.
Ce nettoyage ne semblait pas chose facile. Les Tekkés ont des annales
militaires qu'envieraient bien des états. Nous avons vu comment ceux
de l'Akkal repoussèrent la première expédition russe et arrêtèrent long-
temps la seconde, commandée par un des premiers capitaines de notre
époque. En 1855, ceux de Merv chassèrent les troupes du khan de
Khiva et les poursuivirent jusqu'à l'Amou-Daria. En 1861, les Persans»
résolus d'en finir avec leurs agresseurs, réunirent une armée impo-
sante, dix mille cavaliers, douze mille hommes de pied et trente-trois
canons; cette armée s'engagea dans l'oasis de Merv; elle n'en sortit
jamais, et, durant l'année qui suivit, le prix des esclaves, sur les mar-
chés de Khiva et de Boukhara, tomba à moins de 20 francs par tête de
prisonnier persan. Cette peuplade, si bien défendue par son courage,
était protégée en outre par les déserts qui l'enveloppent de toutes parts,
sa.uf du côté de l'Afghanistan, et par le veto de l'Angleterre , intrai-
table, semblait-il, sur la question de Merv. On prévoynit une longue et
pénible campagne le jour où des circonstances favorables délieraient
les mains à la Russie.
La stupéfaction a dû être grande, à Moscou et à Saint-Pétersbourg^
qaand on a appris que ce territoire était annexé à l'empire d'un trait
de plume, et que, suivant l'expression du Nouveau Temps, « Merv était
tombée aux pieds du tsar comme un fruit mûr. » Pour nous, qui croyons
que les fruits se cueillent plus souvent qu'ils ne tombent, nous voyons
dans ce résultat un nouveau trait de cette habileté proverbiale avec
laquelle les généraux russes mènent les négociations diplomatiques
196 REVUE DES DEDX MONDES.
dans les pays d'Asie. Le général Komarof ne nous dira pas les pra-
tiques qui lui ont si bien succédé, mais il n'est pas défendu de les devi-
ner. Diinsces dernières années, des épizooties répétées avaient presque
anéanti les troupeaux des Merviens; plus que jamais ils étaienî réduits
à vivre de pillage; la chancellerie militaire se sera souvenue de l'excel-
lent axioine : « diviser pour régner, » elle aura groupé dans une ligue
commune tous les ennemis, c'est-à-dire tous les voisins des Tekkés, les
peuplad'S tourkmènes des Sariks, des Salors, étagées sur les pentes
septentrionales de l'Afghanistan; elle aura réprimé, de son côté, les
incursions et resserré le cordon sanitaire autour des nomades, qui ne
peuvent exister qu'en se répandant au dehors ; en outre, quelques
attentions bien placées auront semé la division entre les tribus; déjà,
l'été dernier, plusieurs d'entre elles avaient envoyé des députés au
cout-onnement, à Moscou; le reste, menacé de périr de misère, n'a
eu d'autre ressource que de se rendre à merci. Ce ne sont là, nous le
répétons, que des conjectures, fondées sur l'expéri ne du passé; peu
importent d'ailleurs les moyens, aujourd'hui que le résultat est acquis,
Merv annexée.
Voyons maintenant quelles seront les conséquences de cette annexion
pour la Russie, d'abord à l'intérieur, autant que ce mot peut s'appli-
quer à son empire transcaspien, ensuite à l'extérieur, dans ses rapports
avec l'Inde anglaise. A l'intérieur, le bénéfice est considérable. La puis-
sance matérielle et le prestige moral du tsar, que les Tekkés tenaient
seuls en échec, sont désormais affermis sur toute l'A-ie centrale; les
possessions et les états vassaux de la Russie sont reliés, sans solution
de continuité, d'Orenbourg à Krasnovodsk, sur tout le parcours de la
vaste courbe que nous avons décrite. Les transport de troupes et de
marchandises, jusqu'ici acheminés d'Orenbourg, durant des mois et
p^r une route difficile, sur Tachkend, B.jukhara, Khiva, emprunteront
dorénavant la route du sud, infiniment plus courte et plus facile, par
la Caspienne et le chemin de fer qui va se continuer dans les oasis. De
même pour le commerce d'exportation que le Turkestan renvoie à la
métropole. Prenons un exemple. Le coton est la principale production
de l'Asie centrale; l'exportation de ce textile s'élève actuellement à
3 millions d-. pouds (1). Aujourd'hui, le pond de coion, transporté des
champs de Khiva ou de Boukhara à Orenbourg, fianchit une distance
de U à 1,500 kilomètres, fait quarante à quarante-cinq jours de route
et paie de 6 à 7 francs. De ces mêmes champs au chemin de fer de
Kizil-Arvat, par la voie de Merv, la distance est de 500 kilomètres, la
durée du trajet de quinze à dix-huit jours, le prix de transport tom-
bera entre 2 et 3 francs. On devine le développement économique
(1) 1 poud = 40 livres.
l'annexion de MERV a la RUSSIE. 197
réservé à l'Asie centrale par ces facililés, surtout si la ligne ferrée est
prolongée jusqu'à Merv.
Au point de vue extérieur, le préjugé ancien veut que Merv donne à
son possesseur la clé des Indes. La construction du chemin de fer
transcaspien et les connaissances nouvelles qu'on a sur ces régions,
depuis la dernif^re campagne des Russes, ont changé les do mées de
la question. Les routes qui mènent directement de Merv à Caboul, par
Baikh ou tout autr point des montagnes afghanes, so' t impraticables
à une armée ; depuis le voyage du major Grodekof, ces itinéraires sont
condamnés. Dans l'opinion unanime des Anglais et des Russes, il n'y
a qu'une route militaire possible entre le bassin aralo-caspien et les
Indes : celle qui passe par Saraks, Hérat et Kandahar, la route qu'ont
suivie Alexandre le Grand, Nadir-Chah et toutes les invasions. Nous
avons nomr.ié Saraks; il faut insister sur l'importance de ce point,
car là est véritablement la clé des Indes. La muraille continue, courant
de l'est à l'ouest, qui sépare l'Iran du Touran, sous le nom de Paro-
pamisus en Afghanistan, de Kara-Dagh, de Kopet-Da-h en Perse, est
biisée par une étroite cassure au point d'intersection des trois fron-
tières persane, afghane et tourkmène. Le fleuve Tedjen ou H^rri-Roud,
de-cendu d'IIérat par la vallée qui sépare la Perse et l'Afghanistan,
franchit cette cassure, s'infléchit au nord-ouest dans la direction d'As-
kahad et va se perdre dans les sables de Kara-Koum. C'est dans ce
déiilé, porte naturelle des deux états iraniens, que s'élève Saraks,
jadib un^ cité consid rable, aujourd'hui un méchant fortin. Nominale-
ment, Saraks appartient à la Perse, qui y entretient quelques soldats;
de fait, tout le pays environnant était jusqu'ici abandonné aux Tourk-
mènes, dont les Russes se trouvent à présent suzerains. De Saraks à
Askabad, point extrêuie de l'oasis d'Akkal-Tekké, qui sera prochaine-
ment sans doute le point terminus du chemin de fer transcaspien, on
compte environ 250 milles anglais, en marchant au nord-ouest, par
le cours du Tedjen d'abord, puis par les petites oasis disséminées sur
le revers des montagnes persanes. De Saraks à Merv, il n'y a que
150 milles, dans la direction du nord-ouest, mais par un désert sans
eau. Le troisième côté du triangle est la route directe d'Askabad à
Merv, dont nous avons dit plus haut les difficultés. On comprendra, en
regardant la carte, qu'une armée qui a sa base d'opérations sur la
Caspienne, et qui est parvenue à s'établir à Askabad, tient la route de
Saraks; si elle était uniquement préoccupée de cet objectif, cette
armée n'aurait que faire d'aller à Merv, détour inutile. Cela est si vrai
que, dans une lecture à la Société royale de Londres, le 27 janvier
1879, l'Anglais le plus compétent sur ces questions, l'illustre sir
H. Rawlinson, affirmait qu'une armée russe dirigée sur Merv serait
forcée, pour éviter des difficultés insurmontables, de prendre la route
198 REVUE DES DEUX MONDES,
du sud et de pa?ser par Saraks. Puisqu'il est admis d'ailleurs que Saraks
est le point de départ de toute marche vers les Indes, dire après cela
que la possession de Merv modifie la situation, c'est tenir ce raisonne-
ment: Un corps de troupes parti de Rouen, pour se rendre à Lyon par
Paris, sera très avancé si on lui prépare des logemens à Nancy. La
vérité, c'est que la route des Indes a été fort compromise le jour où
l'on a souffert l'établissement des Russes à Askabad et la construction
de leur chemin de fer entre la Caspienne et l'Akkal-Tekké; il ne tient
qu'à eux de pousser leurs avantages vers Saraks et d'y conduire la
voie ferrée, au moyen d'arrangemens avec la Perse sur la dévolution
des territoires vagues qui bordent les montagnes frontières. L'occu-
pation de Merv ne leur donne rien de plus, si ce n'est une garantie
contre les hordes turbulentes qui auraient pu les prendre à revers.
Les Anglais au courant de ces questions savaient tout cela depuis
trois ans; ceux-là, comme on dit vulgairement, avaient fait leur deuil
de Merv: voilà pourquoi ils ont accueilli avec tant de philosophie la
nouvelle qui nous occupe. Leurs appréhensions et leur zèle se sont
reportés sur Saraks, et le Journal de Saint-Pétersbourg, en enregis-
trant l'annexion de Merv, s'empresse de leur déclarer que la Russie
n'a aucune intention d'occuper Saraks. Nous croyons très volontiers à
la bonne foi de la feuille officieuse, mais nous nous rappelons que les
routes de l'Asie centrale sont pavées d'intentions semblables, et il
nous souvient d'avoir vu dans le même journal les mêmes déclara-
tions répétées naguère au sujet de Merv; il en sera de celles-ci ce
qu'il en a été des précédentes. Nous ne le disons pas par ironie, mais
pour constater une loi mystérieuse, supérieure à tous les calculs des
hommes, fatale comme la loi qui précipite l'eau sur les pentes : par-
tout où la civilisation se trouve en contact avec la barbarie, celle-là
est condamnée à marcher de Tavant; en tout pays on peut dire d'une
manière générale que ce sont les colonies qui engagent la métropole,
parfois contre son gré et à son insu. Nous le savons par notre propre
expérience en Afrique, où chaque pas a nécessité le suivant. Sans doute
l'humeur conquérante s'en mêle, et si les occasions ont fait violence à
la Russie, la violence lui a été douce; mais, de l'autre côté des monta-
gnes, l'a même force secrète poussait l'Angleterre, jusque sous le gou-
vernement àeswhigs les plus timorés. Rien de plus curieux à cet égard
que l'histoire de l'Inde. Déjà Fox et Pitt désavouaient les entreprises de
la « Compagnie; n le dernier faisait passer un bill qui défendait sévère-
ment toutp conquête nouvelle et même toute alliance ave'c les rajahs
indépendans, sauf en cas de défense inévitable; il fallut se défendre^
c'èst-à dire avancer, jusqu'au Népaul, jusqu'à Kachmir. Une fois là,
il' fallut encore se défendre contre les Afghans , et par conséquent
entrer chez eux. On sait si le sentiment public, qui gouverne l'Angle-
l'annexion de MERV a la RUSSIE. 199
terre, a toujours été opposé à ces néfastes aventures dans l'Afgha-
nistan; pourtant les années de la reine y ont pénétré trois fois depuis
quarante ans, et, en 1879, tandis que les Russes étaient entraînés à la
poursuite des Tekkés dans la steppe tourkmène, le major Gavagnari
conduisait à Kanlahar sa malheureuse expédition. Malgré ces cruelles
expériences, il est inûniment probable que les Anglais y retourne-
ront et que nous les verrons, avant la fin du siècle, à Hérat.
Ce jour-là, les Russes seront depuis longtemps à Saraks, les deux
empires se trouveront en présence; il faudra établir non plus cette
ligue médiane d'influence, que les deux cabinets cherchent vaine-
ment à tracer depuis quinze ans, mais une ligne de frontières réelles.
Du contact entre les deux nations, il peut sortir un accord qui fera
avancer de cent ans les destinées de l'Asie, ou un choc qui les fera
reculer d'autant. L'accord, tel que beaucoup de bons esprits le rêvent
en Angleterre et en Russie, c'est la ligne indienne de Quetta reliée à
la ligne transcaspienne, l'ouverture de la plus grande voie commer-
ciale du vieux continent, le trajet en onze jours de Paris à Chirkdpour.
Nos voisins n'aiment guère les routes nouvelles qui viennent troubler
leur négoce; mais à notre époque, ils doivent le savoir, la volonté d'un
ingénieur finit, toujours par prévaloir sur celle des cabinets les plus
tenaces; qu'ils se souviennent du canal de Suez et des profits qu'ils
en tirent, après vingt ans de lutte contre leurs propres intérêts I — ■
Le conflit des deux puissances, à l'heure prochaine et inévitable de
leur rencontre devaut Hérat, ce serait, quoi qu'il arrive, un désastre
navrant pour la civilisation; dans l'hypothèse d'une victoire russe,
l'écroulement de cet empire indien, l'un des plus admirables monu-
mens du génie européen, le plus grand exemple d'ascendant moral
que le monde ait vu depuis les Romains; dans l'hypoihèse d'une
victoire anglaise, le retour de la barbarie sur les talons des Russes
dans l'Asie centrale, les hordes pillardes poussant de nouveau des
troupeaux d'esclaves sur les marchés du Turkestan, les pyramides de
crànps s'élevant derechef sur les ruines des villes. Ceux qui auront
ainsi arrêté la marche de l'histoire encourront une lourde responsa-
bilité devant elle.
Quoi qu'il en soit de cet avenir inquiétant, nous pensons avoir prouvé
que l'annexion de Merv ne le rapproche pas sensiblement. Dès lors, la
jalousie qui taquinerait la Russie sur cetle acquisition serait assez mes-
quine. A défaut d'autre voisine civilisée, l'Asie centrale est naturelle-
ment dévolue à cette puissance. Autant les mouvemens des Russes en
Europe sont faits pour alarmer les intérêts, autant leurs progrès en
Asie sont légitimes, puisqu'ils ne lèsent que la barbarie. Aussi bien
une haine très clairvoyante, — elle existe peut-être quelque part, —
devrait pousser les avant-gardes kosakes à l'orient, bien loin de les
200 KEVDE DES DEUX MONDES.
retenir. En Russie même, beaucoup de patriotes voient avec crainte
cette déperdition de forces, la tâche chaque jour plus lourde qu'on
assume, le froitemeut toujours plus immédiat avec cette Chine, qui
sera quelque jour un terrible voisin. On tremble et pourtant on avance.
C'est qu'on subit une loi antérieure et supérieure à toutes les habi-
letés des di|ilomates, la loi universelle qui ordonne à l'homme de
s'user pour autrui, à aujourd'hui de s'immoler pour demain. Dans sa
sagesse admirable, elle leurre l'égoïsme de satisfactions momenta-
nées, elle lui cache le suicide où elle le mène, elle l'intéresse à ses
fins. Pour obéir à cette loi, l'Espagne a p rdu sa prépondérance sur
l'Européen tirant de la nuit le Nouveau-Monde; l Angleterre a couvert
le globe de ses colonies, et, malgré ses solides vertus, le moment
semble venir où elle penchera sous ce poids trop lourd, entraînée dans
les océans; nous-mêmes, ne serons-nous pas la proie faiale de l'Afrique,
n'épuiserons-nous pas le reste de nos forces à susciter les grands pays
noirs de léquateur? Les hommes d'état dignes de ce nom doivent
réagir sur ces pentes irrésistibles; ils peuvent ce que peut la poli-
tique, ralentir; mais s'ils pensent, ils pressentent la vanité définitive
de leur effort contre le dessein divin. Cttte loi qui commande aux
empires de servir les destinées générales au prix de leur propre exis-
tence, c'est la même qui contraint le ver à mourir en tissant son fil
de sa substance, l'artiste à produire en donnant sa vie à son rêve;
c'est la loi en vertu de laquelle tout agent de l'œuvre éternelle, insec'e,
homme ou nation, crée par le sacrifice. Nous venons de la voir au tra-
vail dans ce désert d'Asie; le soleil a d 'pensé sa chaleur, durant des
milliers de sièclps, pour sécher ces mers inutiles ; les fleuves tarissent
leurs eaux pour transformer ces sables en limon nourricier ; un grand
empire, en croyant amasser pour lui même, usera peut-être le meil-
leur de sa sève à ranimer la vie, à rallumer la civilisation dans ce
berceau de la race humaine. Création par le sacrifice, c'est tout l'ordre
et le secret de Dieu.
Eugène-Melchioe DE Vogue.
LE POÈTE
DON SERAM ESTEBÂMZ
D'APRÈS UNE RÉCENTE PUBLICATION DE M. CANOVAS DEL CASTILLO
Les adversaires politiques de M. Canovas del Gastillo conviennent
comme ses amis qu'il n'est pas seulement l'un des premiers ora-
teurs de l'E-pagne, qu'il joint à l'éloquence les plus précieuses quali-
tés de l'homme d'état et à l'autorité du talent celle du caractère. Ils
conviennent aussi que cet homme d'état, qui excelle en bien dire, est
un lettré dans toute la force du terme et que ses savantes études sur
l'histoire de son pays auraient suffi pour lui faire un nom. Quand il
quitte le pouvoir, il n'est pas embarrassé de bien employer son
temps; il se plaint même qu'un l'arrache trop souvent à ses laborieux
loisirs : « Le démon de la politique, nous dit-il, m'a séduit dès mon
jeune âge et a contrarié les goûts les plus décidés de ma vie. » Mais
quoi! ou ne résiste pas à son démon, et il ne faut pas dire qu'on lui
sacrifie son bonheur. Nous ne pouvons être heureux quand il n'est
pas content.
Que le ciel et le roi Alphonse XII en soient loués! M. Canovas n'est
pas redevenu président du conseil avant d'avoir mis la dernière main
à la biographie du poète et romancier doi Serafin Esteban z, surnommé
le Solitaire, né à la fin de 1799, mort en février 18G7 (1). Il y a de tout
dans cette piquante biographie, dont l'auteur a su réunir, dans un
agréable mélange, la plus fine critique littéraire et la politique, les
pensées graves et les touches légères, l'émotion et un vif sentiment
(1) El Solitario y su Tiempo, biografia de D. Sorafia Estebaoez Calderon, por don
A. Canovas del Gastillo. Madrid, 1883.
202 REVUE DES DEUX MONDES.
de cette ironie des choses humaines qui fait dire avec Calderon que
la vie est un songe. M. Canovas a eu plusieurs raisons d'écrire ce
charmant livre. C'était d'abord un tribut de reconnaissance qu'il payait
à un de ses parens, « la seule personne de ce monde, nous dit-il, à
qui j'aie été relevable d'un peu d'aide et de protection, car tout le
reste je l'ai obtenu ou conquis par moi-même. » Il se faisait aussi un
devoir de remettre en lumière un écrivain d'un talent exquis, fort
admiré de Mérimée, mais qui n'a jamais été très populaire dans son
pays et qu'il considère comme ayant été victime d'une injustice de
l'opinion. Puissent toutes les victimes des préjugés ou de l'indifférence
publique trouver un jour ou l'autre un pareil avocat!
Né d'une famille de petit avoir, mais qui se flattait d'être de fort
bon lieu, Estebanez était un Andalous de Malaga. Nous nous souve-
nons qu'un jour, à Madrid, M. Canovas nous parla de la ressemblance
de certains Andilous avec le Grec des temps héroïques : « Pleins de
ressources et d'industrie, aventureux, hâbleurs, jetant le gant à la
destinée, nous disait-il, au nord comme au sud de la Sierra Nevada,
les Ulysse abim lent. » On y trouve aussi beaucoup d'hommes qui
s'attachent à la fortune d'Ulysse, qui s'associent volontiers aux hasards
de ses entreprises. Il ne faut pas confondre le caudillage, cette insti-
tution tout espagnole, avec le condottiérisme italien. Le condottiere
payait en espèces ses mercenaires; le caudillo achète les siens avec
des promesses et du vent. Si légère que eoit cette monnaie, on en
remplit ses caisses et on ne troquerait pas facilement son trésor contre
de l'argent comptaut. L'Andalousie est pleine de ces millionnaires de
l'espérance, qui bâtissent en idée comme Crassus et tiennent table
comme LucuU us. Mais ils ne prêchent pas comme Caton; cette terre
bénie produit peu d'hypocrites, les cœurs y sont transparens.
S'il y a du Grec dans l'Andalous, il tient aussi du Maure, dont le
sang coule encore dans ses veines. Il a hérité de lui l'ardeur dévo-
rante de l'imagination, les passions de feu, la fureur du désir unie aux
délicieuses nonchalances, le goût de faire de sa vie une fêle conti-
nuelle, sans avoir d'autre peine que celle de varier ses plaisirs. Une
femme d'esprit nous disait qu'après avoir trouvé un remède à la rage,
M. Pasteur mériterait bien de l'humanité en inventant une vaccine
contre l'ennui. L'Andalous qui tient du Maure naît tout vacciné; il ne
s'ennuie jamais, il ne connaît pas la satiété, les mélancolies de k
lassitude; c'est un éternel recommenceur. Tel fut don Serafiu Esteba-
nez, que la nature avait doué de bonne grâce, de belle humeur, d'un
esprit étincelaiit et d'une âme toujours épanouie. Ardent à entre-
prendre, trop paresseux pour mener à bonne fin un travail de longue
haleine, chaud dans ses alTections, excessif dans ses haines, sensuel
avec délices et avec candeur, bon catholique, mais dévot à gros grain,
inexorable à l'hérésie, qui est le péché de Tesprit, plein d'indulgence
LE POÈTE D0:\ SERAFIN ESIEBANEZ. 203
pour les péchés de la chair, adonné aux plaisirs de la table comme à
la gourmandise des yeux et aux amours faciles, passionné de frai-
ries, de galas, de combats de taureaux, de musique, de danse et de
danseuses, cet homme robuste, frais et corpulent, de figure agréable,
sympathique, sut pratiquer comme personne l'art de jouir de soi-
même et de la vie. S'il est vrai qu'il y ait deux espèces d'Espagnols,
les Maures et les Goihs, Ebtebanez était un Maure, et beaucoup de gens
croiront qu'il avait choisi la bonne part. Mais son biographe, quoique
Andaious de Malaga comme lui, a toujours pensé que la perfection est
dans l'entre-deux, dans un juste équilibre. M. Canovas est un sage;
Estebanez appartenait à la grande famille des impondérés.
De plus, il était poète, un de ces poètes qui prennent la peine d'écrire
leurs vers, et il faut lui en savoir gré, car cette espèce est rare à Malaga.
Si lière qu'elle soit de ses vignes, de ses figuiers, de ses caroubiers
toujours verts, des lauriers-roses qui bordent ses ruisseaux poudreux,
de ses plages enchantées, de son atmosphère si pure qu'à de certains
jours, les Africains d'Europe croient voir blanchir à l'horizon les rivages
de l'Afrique des Africains, cette terre divine a produit peu de poètes
pour célébrer ses grâces, et M. Canovas en donne une raison qui nous
semble bonne. C'est ie pays des gaspilleurs d'esprit, qui à chaque heure
dépensent follement leur génie en raisonneraens subiils, en saillies
bouffonnes ou en propos galans, ahora cUscreteanJo, ahora yalanteando.
Cette poésie parlée leur suffit. Au surplus, ces génies sensuels pensent
qu'une belle femme vaut mille fois le plus beau des poèmes. A quoi
bon la chanter? 11 est plus sage d'employer son temps à la regarder et
à l'aimer. Bavards et paresseux, ne leur demandez pas l'effort du
recueillement, et il faut se recueillir pour composer le plus méchant
sonnet. La mortification des sens et les longs silences de l'âme sont
nécessaires à tout enfantement de l'esprit; mais une âme andalouse
ne sait pas plus se taire qu'une âme d'oiseau chanteur. A Malaga, on
coquette avec la muse, on ne lui fait pas d'enfans.
Estebanez aimait le plaisir avec fureur, il aimait aussi le travail, du
moins par intervalles. Il lui fallut beaucoup de vertu pour devenir un
maître écrivain au milieu des dissipations de sa jeune^-se. Malheureu-
sement bes vers furent peu goûtés de ceux qu'il appelait avec dédain
(( les hommes d'argent de la promenade de l'Âlameda, » race très pro-
saïque, qui n'avait pas d'autre littérature que les lettres de change. Il
ne connut les joies de l'amour-propre qu'à Madrid, où il s'établit vers
l'âge de trente ans. Il ne laissa pas de regretter toujours Malaga,
ses fêtes populaires, ses quartiers riches et ses faubourgs qu'il avait
battus dans tous les sens, oti il avait découvert bien des merveilles,
car beautés de salons ou de rues, tout lui était bon. Il regrettait aussi
son humble héritage, son jardin, ses peupliers blancs, ses saules et
ses amandiers, le mûrier où il avait grimpé si souvent et le jus de ses
20ii REVUE DES DEUX MONDES.
fruits dont il aimait à se barbouiller le visage : « Va-t-il encore mur-
murant parmi les glaïeuls et les joncs, demandait-il aux hirondelles,
le ruisseau où ma muse eu extase but ses premières inspirations? »
Sa ville natale lui fut toujours chère ; mais plus chère encore lui
était l'Espagne, sa grande patrie. Il l'aimait d'un amour passionné,
exclusif et jaloux. Cet Espagnol espa^nolisant affirmait que tout ce qui
est grand tst espagnol. Qui donc a osé prétendre qu'il n'y a plus de
Pyrénées? Il les voyait si hautes qu'elles lui cachaient le reste du
monde. Conservateur ou plutôt réactionnaire dans l'âme, son patrio-
tisme intransigeant fit plus d'une fois violence à ses opinions. Par haine
de l'invasion française, il prit le parti des conjurés de Cadix contre le
roi Ferdinand VII, qui lui plaisait beaucoup; par haine de la loi salique,
cette invention franque, il épousa la cause d'Isabelle II contre don
Carlos, dont les principes ne lui répugnaient point. Toute vérité qui
n'était pas née eu Espagne lui était suspecte ; il était teuié de se plaindre
qu'il n'y eût pas une arithmétique péninsulaire, à l'usage spécial des
Castillans et des Andalous. Il est vrai que la sienne ne ressemblait pas
à celle de tout le monde, que dans ses comptes de ménage deux et
deux ne faisaient pas toujours quatre. L'Espagne et là-bas, il n'avait
pas d'autre géographie, et lout ce qui se passait là-bas lui semblait
médiocre ou d»^'pl.iisant.
En littérature aussi, il était l'esclave des formules, dis traditions
nationales, et, après l'an de grâce 1830, il composait encore des églo-
guts, des poèmes lucoliques. L'avènement subit du romantisme le
consterna; ritu ne pouvait être plus contraire à son tempérament. Il
considérait la vie comme une belle invention ; le byi oniru, qui se
regarde comme la fin et le centre de l'univers, a souvent maille à
partir avec lui. Il avait l'âme à fleur de peau, et même dans Télégie,
la gaîté était sa muse; le byronien approfondit tout, raffine tout, mêle
du mysticisme aux voluptés. Il n'avait jamais cherché de querelle ni au
monde, ni ;. Dieu; le byronien dirait volontiers comme cei Allemand :
tt Eu Dieu lui-même je découvre des défauts. » Quoique Espronceda et
Zorrilla fuss», nt des byroniens t mpérés, il leur reprochait leur scepti-
cisme, l'amertume de leurs désenchantemens. Il leur en vou'aii sur-
tout d'être les disciples de l'étranger, de cultiver daiis leur jardin des
plantes exotiques, dont le parfum ne lui revenait pas. Malheureuse-
ment, ils avaient la vogue; ses Cythères, ses Philis s^^mblaient un peu
démodées, et si bon musicien qu'il fût, on n'écoutait pas sa flûte. Dans
son dépit, il quitta les vers pour la prose. Il composa ses charmantes
Scènes andalous es, où il répandit toute la grâce de ses souvenirs de jeu-
nesse en les assaisonnant d'une malice sans fiel. Mais, comme ses vers,
sa prose sentait l'antique Puriste implacable, il avait juré de ne parler
que l'espagnol de l'âge d'or, et ses archaïsmes nuisaient à sa popu-
larité. Ses pastorales faisaient penser à Melendiz et à Gongoraj les
LE POÈTE DON SERAFIN ESTEBANEZ. 205
nés andalouses rappelaient Cervantes, Quevedo, les chefs-d'œuvre
3 l'ancienne liuérature picaresque. On peut aimer plus ou moins son
temps, il faut en être, et alors même qu'on lui dit d.s injures, il faut
lui parler la langue qu'il parle.
Si Estebanez avait pour principe qu'il n'y a de grand que ce qui est
espagnol, il pensait aussi qu'il n'y a \e vraiment beau que ce qui est
vieux. Il voulut toujours s'habiller à l'ancienne mode, et jusque dans
le fort de l'été, on l'eût plutôt décidé à sortir de sa peau qu'à dépouil-
ler sa grande cape bleue, dont il s'enveloppait avec une grâce incom-
parable. Il a écrit une dissertation intitulée : Gracias y Donaires de la
capa, dans laquelle il expose tous les secrets de l'art Je se draper. Il
a écrit aussi un traité de la poifaite danseuse espagnole, code rigou-
reux de toutes les règles, de tous 'es entrechats orthodoxes auiori-
sés par la tradition; même en màiière de danse, il détestait l'héré-
sie. Cet homme excellent et iHstin^ué, m is un peu maniaque, tenait
toute innovation pour un malheur public; il éiaii fernitment persuadé
que déroger à un usage quelconque, c'est risquer de tout perdre, que
l'antique façon de battre la caisse insérait aux soldats ce courage qui
ne compte pas avec le danger, mais qu'une batterie de tambour qui
n'a pas d'histoire conduit sûr ment à la défaite. Ce fut par dévotion
au glorieux passé >!e son pays que ce paresseux prit le goût de l'étude
et devint érudit. Il adorait les vieux livres, les vieux contes, les vieilles
chroniques. Il eût fait cent lieues pour se procurer une vieille chan-
son inédite et il se plai&ait à la chanter : « J'ai recueilli de la bouche
des chanteurs du pays quatre romances inconnues, écrivait -il de
Malaga à son ami le célèbre arabisant Gayangos. Ma musique mau-
resque les ravit, ils disent que mon style est le plus inéprochable Ju
monde, que ma liqueur a un goût de noyau. » Il apprit également
l'arabe « pour pousoir acquérir la clé l'or qui donne accès à la science
du Maure, » ei il pénétra très avant dans l'intimité des ZVides et des
Zulemas, des Abencerrages et des Zegris. Il st trouvait bien îans la
société des levenaiiS, et il l'était un peu lui-même. Mais les originaux
sont rarement aimables, et si les manies d'Estebanez provoquaient le
sourire, on ne po ivait s't mpêcher de l'aimer.
Qu'ils soient poètes ou ne le soient pas, les Espagnols espagnoli-
sans ne conçoivent pas la vie sans aventures. Quand nous arrivâmes
à Madrid, un Espagnol de beaucoup d'esprit nous donna le conseil de
n'y jamais parler de l'immortel chef-d'œuvre de Cervantes : « L'étran-
ger, nous dit il, qui parle de don Quichotte à un- Espagnol, se met tou-
jours dans une situation fausse. S'il le dénigre, il passe pour un sot;
s'il l'admire, son interlocuteur le regarde de travers en se disant :
« Est-ce à moi qu'il en a? » CvpendaiJt les vrais don Quichoite sont
rares; l'héro'isme chevaleresque et l'absolu désintéressement seront
toujours des vertus peu communes. Plus nombreux parmi les cou-
20*5 REVUE DES DEUX MONDES.
reurs d'aventures sont les Sancho Pança. Nous en connaissons pi
d'un dans la péninsule; ils y ont causé plus d'une révolution.
Les Sancho ont cette gaîté abondante et facile qui résiste à toutes
les déconvenues, ils ont le secret de ce bonheur économique qui est
propre à la Péninsule et se compose de soleil, d'oisiveté, de babil,
de rares et courtes bombances, de plaisirs cueillis à la hâte, de beau-
coup de paroles inutiles, de beaucoup d'espérances et de quelques
airs de mandoline. Les temps deviennent-ils durs, ils supportent
toutes les privations, ils étonnent par leur facilité à s'accommoder
de leur sort, ils ont l'art de vivre dans des conditions où la vie nous
serait insupportable. Comme Sancho, l'homme à la cape bleue a prouvé
plus d'une fois qu'il pouvait tout endurer. 11 le prouva surtout lors-
qu'il fut nommé, en 183/t, auditeur général de l'armée du Nord, qui
tenait la campagne contre les carlistes. Dans cette affreuse guerre
d'embuscades et de surprises, où la victoire était sans merci, où, de
part et d'autre, l'on fusillait ses prisonniers, il conserva sa gaîté jus-
qu'au bout. Pendant les nuits qu'il passait au bivouac, ses bons mots,
ses chansons, ses contes gras faisaient couler les heures comme des
minutes. Hâtons-nous d'ajouter qu'il avait une grande supériorhé sur
Sancho. Celui-ci craignait naturellement les coups qui font mal, Este-
banez ne les craignait pas et les cherchait quelquefois.
Sancho servit fidèlement le héros de la Manche; il partageait avec
lui, sans se plaindre, la mauvaise comme la bonne fortune, mais il ne
se piquait pas de désintéressement. S'il prenait son parti des priva-
tions, s'il consentait à oublier les coups de bâton qui avaient meurtri
ses épaules et la fatale couverture où des muletiers l'avaient berné, il
entendait toucher quelque jour la récompense de ses peines, car il ne
doutait pas qu'ici-bas la vertu ne fût toujours récompensée. Il avait
conclu un marché avec la destinée et avec la folie de son maître, et
comme à sa manière il avait autant d'imagination que lui, cette folie
lui semblait par intervalles pleine de raison. Elle lui avait promis une
île, et il croyait à son île.
Estebanez rêva, lui aussi, d'avoir la sienne. Le 12 décembre 1837,
il fut envoyé à Séville comme chef politique par le ministère modéré
qui venait de remplacer un cabinet progressiste. Il partit avec joie
pour cette merveilleuse cité, qu'il avait surnommée « la reine du Gua-
dalquivir, l'œil noir de la terre où viennent au monde les bons gar-
çons, les bien plantés, les jolis chanteurs, les joueurs de guitare,
les grands artistes en joyeux devis, les dresseurs de chevaux, les
tueurs de taureaux, les hommes au bras de fer et à la main subtile. »
Son biographe nous paraît avoir jugé son administration avec beau-
coup d'indulgence. Il entrait en charge dans de graves conjonctures.
La guerre carliste se prolongeait, don Carlos avait poussé une recon-
naissance jusqu'aux portes de Madrid; des mouvemens révolution-
LE POÈTE DON SERAFIN ESTEBANEZ. 207
naires se préparaient dans les provinces dn Sud, il n'y avait plus d'au-
torité reconnue, chaque ville n'en faisait qu'à sa tête; l'Espagne,
comme il lui arrive dans les momena critiques, semblait près de se
désagréger, de se dissoudre. Quoi qu'il prétendît se livrer « à un tra-
vail d'enfer qui ne manquerait pas de produire les meilleurs fruits, n
le nouveau gouverneur s'accordait beaucoup de distractions. Il avait
trouvé sa Capoue. Il s'occupait un peu trop peut-être de Maria de las
Nieves, de la Perla et d'autres notabilités du chant ou de la danse. Il'
furetait, fouillait partout pour découvrir des manuscrits et de vieux
livres. Il s'était mis en tête de créer un musée de peinture, uoe biblio-
thèque, un lycée bétique. C'était prendre mal son temps.
Tout en s'occupant de beaucoup de choses, qui n'étaient pas la seule
chose nécessaire, son ambition caressait des rêves. Les généraux
Cordova et Narvaez, brouillés avec Espartero, venaient de quitter
Madrid, avec la pensée secrète de recruter quelque part une armée
pour tenir tête à l'ennemi commua. Ils n'étaient alors ni progressistes
ni modérés, leurs convictions ne les gênaient pas ; comme le dit
M, Canovas, c'étaient les hommes «du voir venir, » Le bon Estebanez
aimait beaucoup le général Cordova ; il avait fait campagne sous ses
ordres en Biscaye, il se flattait de posséder toute sa conQance, toute
son amitié et lui offrait naïvement de lui tenir l'échelle, à charge de
revanche. « Si les élections de Malaga sont annulées, lui éciivait>il, je
m'y présenterdi cumme candidat, j'ai de bonnes cartes dans mon jeu,
je gagnerai la partie. Je crois qu'en réunissant nos efforts, vous et moi,
nous ferions quelque chose, vous par vos grandes ressources, moi
avec ma grande épée de combat. » C'était de sa pluuie qu'il entendait
parler. Telles étaient ses candides espérances; mais il ne tarda pas à
découvrir que ce cher confident, dont il comptait faire l'instrument
de sa fortune politique, avait lié partie avec ses ennemis, qu'il allait
devenir le président d'un aijuntamiento révolutionnaire, et une belle
nuit le gouverneur de Séville dut s'enfuir précipitamment, avec mys-
tère, à la dérobée, sans pouvoir rien emporter, pas même la moitié
d'un écu. Ainsi s'était éclipsé jadis, anéanti, dissipé en fumée le
gouvernement de Sancho Pança. Il s'était consolé en baisant son âne
sur le front, en lui disant, les yeux pleins de larmes : « Viens çà, mon
fidèle ami ; depuis que je l'ai quitté pour me laisser emporter sur les
tours de l'ambition et de l'orgueil, tout a été pour moi souffrances,
inquiétudes et misères. » En vain le pressait-on de reprendre sa cou-
ronne et son sceptre, il répondait : « Grand m^rci 1 ce n'est pas moi
qu'on attrape deux fuis. Je suis de la famille des Pança; ils sont tous
entêiés comme des mules. » Estebanez fut peut-être moins philosophe
que Sancho dans son malheur; il faut une grande dose de philosophie
pour ne pas regretter son île, et on peut croire qu'il l'a regretta plus
d'une fois.
208 REVUE DES DEUX MONDES.
Mais s'il était moins philosophe que Sancho, il avait dans l'àme
une générosité de sentimens qui a toujours manqué à la famille des
Pança. Ce fut l'amour qui le consola. Cet homme des liaisons faciles
avait le cœur tendre, il a connu la grande passion, celle qui accomplit
des miracles. Comme don Quichotte, il s'est piqué de prouver qu'on
peut aimer une femme durant de longues années sans la revoir un
seul jour. Il avait placé ses affections en plus haut lieu que le cheva-
lier de la T'iste Figure. Sa Dulcinée était gracieuse et belle; on vantait
la finesse de son teint, la douceur dt; ses yeux, le charme enchanteur
de sa voix. C'était la fille d'un de ces négocians de l'Alameda, qu'il
tenait en médiocre estime. Elle répondaii à ses transports par une
froide bienveillance; la famille ne voulait pas de lui, on avait décidé
que cet apôtre du gai savoir ne pouvait être un mari sérieux. Il passa
neuf ans loin de cette maîtresse adorée, il lui adr ssait de Madrid des
sonnets où il lui disait : « Dans tes bras un désert me suffirait ; il ne
me faut qu'un lit, une source et ua palmier. » Elh- finit par se rendre
à une constance si obstinée, les parens cédèrent; on s'épousa peu de
temps après qu'il eut perdu son gouvernement de Séville. A peine
fut-elle à lui que ce grand amour, qui avait jeté des flammes si vives,
s'éteignit subitement et fut remplacé par une paisible et fidèle amitié.
Estebanez vécut après son mariage comme avant. C'était un mari
vieux garçon. Il avait obtenu une place dans l'administration du sel.
Il partageait son temps entre son bureau, ses livres dont il encom-
brait jusqu'aux coussins de son lit, ses manuscrits arabes, les combats
de taureaux, les fêtes populaires et les danseuses. De son côté, sa
femme en prenait à son aise; elle ne se croyait pas tenue de lire ses
ver et d'admirer sa prose, et il n'avait garJe de l'exiger. On ne s'en
aimait pas moins. Elle avait apporté en dot la tolérance, il apportait
la bonne humeur. Eu faut-il beaucoup plus pour faire un heureux
ménage?
Mais cet épicurien andalous, ee don Quichotte gras avait une autre
dulcinée qui lui donnait bien des chagrins et à laquelle il fut fidèle
en dépit de tout. Jusqu'à son dernier soupir, sans que sa passion se
refroidît ua seul jour, il aima l'Espagne avec i iolâtrie. Quand ils sont
Espagnols, les bons vivans eux-mêmes ont leur coin d'imagination
romanesque, Itur chimère, leur folie dont ils se font une maîtresse,
et ils seraient capables de brûler leur maison pour embrasser
leur dame. Don Quichotte voulait remettre en honneur la sainte
institution de la chevalerie errante. Comme lui, Estebanez espérait
l'impossible. Il rêvait de ressusciter une mortv , de voir renaître avec
toutes ses gloires et tous ses prestiges lEspagne d'autrefois, celle qui
domina le monde et dont l'empire était si vaste que le soleil ne s'y
courbait pas. En vain les événemens donnaient de cruels démentis à
son attente; rien ne pouvait le dégoûter de son utopie, qui lui était
LE POÈTE DON SERAFIN ESTEBANEZ. 209
aussi chère que sa cape bleue. Il avait le génie de l'anachronisme. Au
milieu des confusions de la guerre civile, quand on démolissait les cou-
vens et qu'on massacrait les moines, il enseignait avec une intrépide
éloquence que les rois doivent prendr^ exemple sur Philippe II, qu'ils
ne peuvent trouver leur salut que dai s l'accord du trône et de l'autel.
Plus tard, lorsqu'après tant de secousses, le gouvernemenl de son pays
s'occupait de rc^parer tant bien que mal It désordre de finances très
dérang<^es, il l'exhortait à chercher dai.s de glorieuses conquêtes une
diversion aux troubles intestins.
Dans l'hiver de 1860, il crut toucher à l'accomplissement de ses
vœux. On avait déclaré la guerre aux Marocains; le général O'Donnell,
alors préside;jt du conseil, remporta les brillantes victoire-, de Castil-
lejos, du cap Negro; Tetuan s'était rendu, on marchait sur Tanger.
Estebanez fut saisi d'enthousiasme; c'était un délire, une ivresse. Il
lui sembla que les vainqueurs de Lépante, s'arrachant à leur long
sommeil, avaient tressailli de joie, qu'après tant d'abaissemens, ils
se reconnaissaient dans leur descendance, et que, du fond de son
tombeau, la vieille Espagne remerciait ses fils de la fête inespérée
qu'ils donnaient à son orgueil. Il adressa un sonnet à la grande
ombre du cardinal Ximenès, de celui qui écrasait les infidèles
sous sa sandale; il lui disait: « Réveille-toi pour voir ton étendard
triomphant arboré pour toujours à Tanger. » Hélas! son illusion fut
courte. Ne s'inspirant que des vrais intérêts de son pays, 0 Downell,
qui n'était pas un rêveur, s>j hàia de conclure la paix, d'évacuer sa con-
quête, et Estebanez désespéré s'écria : « Tout n'est qu'ignominie, il n'y
a plus d'Espagi.ohi. »
Quelque affection qu'il témoigne à sa mémoire, le biographe de
don Seraûu Es ebanez ressemble bien peu à son héros. 11 a, comme
lui, la fierté du souvenir et le culie des gloires nationales; comme lui,
il est très conservateur et bon catholique. Mais il est de sou temps, il
se déclare un des fiis de la révolution, et il n'admet pas qu'on puisse
bâtir une sociéto avec les ossemens des morts et la poussière des tom-
beaux. Au risque de froisser l'orgueil castili^m, il a prouvé jadis son sou-
veraid bon sens en démontrant dans des étules historiques justement
admirées que l'hégémonie de l'Espagne au temps de ses Gharles-Quint
et de ses Philippe II fut une œuvre artificielle et sans consistance,
un coup d'audace, un défi jpté à la raison et à la nature même des
choses, que, pour gagner cette gageure, il a fallu des miracles d'habi-
leté dans les souverains, des prodiges de discipli le et de valeur dans
les soldats, mais qu'il a suffi de Rocroi pour ruiner à jamais une
entreprise démesur^.e qu' n'avait pas d'avenir. Ii a remarqué aussi
que les héroï jues bataillons qu'emmena le grand capitaine à la con-
quête de Naples s'embarquèrent sans biscuit et sans chaussures, que
TOME LXII. — 1884. 1 i
210 RETUE DES DEUX MONDES.
cela honore leur courage, mais que cela condamne toute une politique,
f C'est ainsi qu'on court de glorieuses aventures, ce n'est pas ainsi
qu'on fonde des empires durables. » L'Espagne a des provinces mer-
veilleuse neut riches, mais une partie de son territoire est très aride.
Si le Guadarrama avait mille mètres de plus, s'il gardait plus long-
temps ses neiges, il y aurait plus d'eau dans les rivières, et l'on ne
pourrait pas dire au Manzanarès : « Hier un âne t'a bu. » A ce mal-
heur, sjoutez l'expulsion des Maures, les juifs dépouillés et traqués,
l'inquisition, ses fatales rigueurs, ses funestes préjugés coûtre tous
les progrès utiles, la découverte de l'Amérique, l'émigration inces-
sante des chercheurs d'or, tout ce que l'Espagne a pu inventer pour
s'appauvrir et se dépeupler. Pauvreté n'est pas vice; mais il faut pro-
portionner ses ambitions à ses ressources, et, tôt ou tard, l'impuis-
sance éconoaiiquy conduit; à l'impuissance politique.
Dans une des pages les plus remarquables de son dernier livre,
M. Canovas nous confesse qu'il ne peut relire sans faire un retour sur
son pays le discours de don Quichotte dans la fameuse auberge où
Maritorne se guurma avec Sancho : u II faut que vous m'excusiez pour
le moment de rester votre débiteur, dit-il à l'aubergiste. II m'est inter-
dit de contreveiir à la règle des chevaliers errans, desquels je sais de
science certaine qu'ils n'ont jamais rien payé dans les hôtelleries. La
raison, d'accoi^d avec la coutume, veut qu'on les reçoive partout gra-
tuitement, en compensation des fatigues inouïes qu'ils endurent expo-
sés à toutes les inclémences du ciel, à toutes les inconimodiiés de la
terre. » A quoi l'hôtelier répondit : « Sornettes que tout cela! Je n'ai
que voir dans vos raisons, et laissons là votre chevalerie errante.
Qu'on me paie bien vite ce qu'on me doit! Je n'ai cure que de rentrer
dans mon bien. » — a Voilà, ajoute M. Canovas, ce que plus d'une fois
dans l'histoire on aurait pu nous répondre. La vie, pour un homme ou
pour un peuple raisonnable, consiste avant tout dans cette chose très
humble, très vul^^aire : compter avec sa fortune et ne dépenser que
ce qu'on peut payer. »
Aussi conseilie-t-il à ses compatriotes de renoncer provisoirement
à toute conquête, de s'abstenir des entreprises coûteuses, de s'appli-
quer à sauver les débris de l'héritage qu'ils ont reçu de leurs ancê-
tres. Il les exhorte à travailler, à épargner sans repos ni trêve, à ne
plus contracter de dettes, à s'occuper moins d'acquérir que de conser-
ver, à ne se fier qu'à eux-mêmes, à se défier de la fortune, à ne plus
prendre les noms et les apparences faciles pour d<'S réalités, à ne pas
demander sans cesse des miracles à ceux qui les gouvernent, à ne pas
rejeter sur les institutions ou sur les hommes, si pnissans qu'ils
soient, les fautes de tous. Il souhaite que leur patriotisme soit silen-
cieux, mélancolique et patient. Il ne leur promet pas qu'à ce prix ils
LE POÈTE DON SERAFIN ESTECANEZ. 211
pourront recouvrer leur antique domination, qui fut un accident heu-
reux, mais il les assure qu'ils trouveront de quoi s'occuper dans ce
monde et qu'il ne tient qu'à eux de porter avec honneur le nom glo-
rieux d'Esp.ignols. Il s'exprimait ainsi bien peu de temps avant de
revenir aux affain-s. Pouvons-nous croire, après cela, qu'il songe à lan-
cer son pays dans quelque imbroglio européen?
L'Espagne aura-t-elle la sagesse de se conformer à ses conseils?
Apprendra -t-elle à calculer, à compter? Cela n'est pas impossible.
Dans une des promenades que nous fîmes avec lui et dont nous
aimons à nous souvenir, l'entretien tomba sur les fat^iliiés de race, et
M. Canovas soutint qu'elles se modifi' nt souvent par les situations,
par les circonstances, surtout par l'éducation: — « Cela s'est vu dans
notre histoire, nous disait-il. Plusiurs de nos qualités bonnes ou mau-
vaises ne sont pas nées avec nous, elles nous ont été données par les
événemens. Sobre, grand marcheur, capable de se battre sans avoir
mangé, mais aimant à ne prendre conseil que de lui-même, le soldat
espagnol est fait essentiellement pour la guerre d'embuscades et de
partisans, et, dès l'antiquité, noîre force résidait surtout dans nos
troupes légères, qui donnèrent tant de mal aux Romains comme aux
Carthaginois. Cependant, par l'effet de l'éducation, l'Ls^iagne a possédé
quelque temps la première infanterie du monde, d'une solidité sans
pareille en rase campagne, celle que Bossuet comparait à des tours
qui réparent leurs brèches. C'est aussi un effet de l'élucation que la
gravité proverbiale du Castillan. Comme tous les méridionaux, il a
naturellement l'esprit gai, ouvert et le caractère sociable. Mais ces
poignées de conquérans qui gouvernaient Naples ou les Flandres
devaient tenir à distance leurs sujets, et, pour leur imposer, ils
représentaient sans cesse; ils nous ont inoculé leur gravité, qui se
dément quelquefois. De même encore, l'intolérance religieuse qu'on
nous reproche ne nous est pas innée. Nos écrivains du xv« siècle
avaient une grande liberté d'humeur, une grande bar liesse de lan-
gage, et les théologiens qui accompagnèrent Charles-Quint en Alle-
magne en revinrent quasi-protestans. Mais la lutie contie les Maures
et les Juifs avait comme soudé ensemble les idées de religion et de
patrie, et, plus tard, les révoltes de l'empire et des Pays-Bas furent
cause que le protestantisme prit dans l'imagination espagnole le carac-
tère d'une doctrine antinationale; c'est pour cela que l'Espagne se
plia si facilement au dur régime de l'inquisition. Il est permis d'en
conclure que le génie de la race est plus modifiable qu'on ne croit et
que cinquante ans de monarchie constitutionnelle sans pronuncia-
mientos pourraient bien faire de nous un peuple raisonnable. » — Ainsi
devisions-nous en approchant de la Fuente castellana. C'est un lieu où
s'est nouée plus d'une intrigue politique. On s'y rencontre, on s'y
212 REVUE DES DEUX MONDES.
concerte sans se par'er. D'après le degré de chaleur du regard ou ou
sourire, d'après le degré d'inlimité que révèlent le signe des doigts ou
le mouvement de la tête, on juge de ce qu'on peut espérer et oser.
Puisse l'Espagne se dégoûter des stérilts aventures et cette fontaine
célèbre, qui aurait bien des conspirations à raconter, ne plus être
témoin que de complots amoureux!
La vieillesse des épicuriens romanesques est toujours triste. L'es-
prit baisse, les sens s'émoussent, les passions s'épuisent, les plaisirs
s'en vont, l'uiopie reste, elle tourne à l'aigre et au morose. Adieu les
taureaux! adieu les danseuses ! La lassitude est venue; on se persuade
qu'autrefois les danseuses étaient plus légères, que les taureaux étaient
mieux encornés. Estebanez s'irritait contre la politique du jour, qui
répondait si peu à ses rêves. Il avait beau frapper la terre du pied,
il n'en voyait sortir ni Ximenès, ni les héros de Lépante. 11 s'était
donné dans son beau temps le surnom de Solitaire. Il se sentait tou-
jours plus seul ; c'est une morne solitude qu'une utopie à laquelle per-
sonne n ' veut croire. Après la mort de sa femme, il '.lécouvrit qu'il
s'entendait bien mal à tenir une maison et qu'il élait pauvre, et sa pau-
vreté l'f ffraya. Il lui vint tout à coup l'envie de s'enrichir; il était bien
tard pour cela. En 1865, il retourna pour la dernière fois à Malaga;
il y composa son lernier sonnet : « Enfant, je dormis près de cette
source; adolescent, j'y rêvai des îles, des Alhambras orientales, et
je m'y crus un petit roi. Plus tard, je connus dans ma folie les plaisirs
et les troubles célestes de i'amour, plus tard encore, la soif ardente de
l'or et des grandeurs. Me voici revenu, vieux pèlerin : je retrouve l'en-
droit que j'aimais, le ruis^;eau, la grutte ombreuse, cette pierre rude au
toucher où s'assied ma fatigue. Tout ce qui est ici se repose comme
dans mon enfance, il n'y manque que moi. »
Cependant, jusque dans ses derniers jours, il eut de fugitifs retours
de gaîté; il se retrouvait par instans. Recevant une des dernières
visites de son vieil ami Gayangos, il lui dit avec un demi-sourire :
« Tu te dépêches trop, ce n'est pas encore le moment de venir l'ap-
proprier les plus précieux de mes livres. » Il dit aussi à son voisin, le
général Fcrnandez de San Romano : « Tu jetteras sur moi quelques
feuilles de mauves odorantes quand mon cercueil passera sous ton
balcon. » Le 5 février 1867, après avoir accompli ses devoirs religieux,
comme la aiort se faiait attendre, il demanda qu'on lui lût quelques
pages de Don Qaichotte, et il expira en les écoutant. S'endormir pour
toujours aux sons de cette musique divine, c'est une belle façon de
s'en aller, une mort bien douce et bien espagnole.
G. Valbert,
REVUE LITTÉRAIRE
LA TRAGÉDIE DE RACINE.
Racine, par M. Emile Deschanel. Paris, 1884; Calmann Lévy.
Il D'y a guère plus d'un an que nous discutions ici même le livre
ingénieux de M. Emile Deschanel sur le Romantisme des classiques (1).
Les deux volumes que voi i, tout entiers consacrés à Raciie, continuent
la démonstration du brillant paradoxe que le professeur avait entre-
pris d'établir. Nous avons dit pourquoi, selon nous, le paradoxe ne ces-
serait pas d'en être un, et pourquoi la démonstiation en serait, à nos
yeux, toujours plus spécieuse que solide. C'est qu'i! n'ett pas au pou-
voir de M. Deschanel de changer la signification des mots. L'auteur
à''Andromnque et de Phèdre ne sera jamais un romantique tant que
l'auteur de Tragaldabas continu', ra d'en être un , et si le Roi s'amuse
doit un jour devenir classique, il faudra que Bérénice et Britannicus
aient d'abord cessé de l'être. Aussi bien, puisque M. Deschanel est con-
venu lui-même « que sa petite thèse du romaniisme des classiques
était moins une théorie proprement dite qu'un cadre dans lequel il
essaierait de présenter sous un jour un peu nouveau les plus grands
et les plus beaux écrivains de la littérature française, » il serait aussi
disgracieux qu'inutile d'insister. Négligeant la thèse, et croyant l'avoir
peut-être suffisamment examinée, prenons donc aujourd'hui ces deux
volumes pour ce qu'ils sont : une étude de plus sur le théâtre de
Racine, une étude consciencieuse, toujours spirituelle, facile à lire, et
en plus d'un point neuve.
(Ij Voyez la Revue du 15 jauvier .883.
21â REVUE DES DEUX MONDES.
Peu de grands écrivains ont eu plus d'ennemis que Racine. Aujour-
d'hui même encore, après deux siècles bientôt écoulés, je sais de nos
contemporains qui n'en ont pas autant. Cela prouve qu'il vit toujours :
Campistron n'a pas d'ennemis; M. Vacquerie n'en a déjà plus; M. de
Bornier n'en a jamais eu. Veuillent les dieux ménager à ceux que nous
admirons de longues, de persistantes, d'implacables inimitiés litté-
raires ! M. Deïchanel n'est assurément pas des ennemis de Racine; il
est même de ses admirateurs, pour ne pas dire de ses dévots; et
cependant n'a-t-il pas traité Racine, une oa deux fois, avec une sévé-
rité toute voisine de l'injustice? a Son esprit, plaisant et vif, était sur-
tout un esprit de raillerie. On avait fait un recueil de plus de trois
cents épigrammes qui lui étaient attribuées. Celui qu'on a pris l'habi-
tude de nommer le tendre Racine méritait peut-être ce nom dans les
momens de passion, mais semble assez sec en d'autres rencontres. »
J'aurais voulu qu'en nous parlant à son tour de ces « trois cents épi-
grammes attribuées à Racine, » M. Deschanel eût pris soin de spécifier
qu'il n'y en a seulement pas cinquante qui soient authentiques, et
que, de ces cinquante, il n'y en a pas six qui ne soient dirigées contre
les Boyer, les Coras, les Pradon, les Fontenelle et autres gens de bien
dont la cabale ne se lassait pas de railler, harceler, persécuter Racine.
Cesse-t-on d'êire « tendre » parce que l'on se défend? et manque-
t-oa de « sensibilité » si l'on répond à des injures par une mor-
dante plaisanterie? En un autre endroit, M. Deschanel dit encore, et
c'est à l'occasion du sacrifice d'iphigénie : « Au temps de Louis XIY et
de Bossuet, les parens n'égorgeaient plus leurs filles sur un autel, ils
les mettaient seulement au couvent. Racine lui-même ne s'en faisait
pas faute : de cinq filles qu'il eut, une seule se maria, les quatre autres
entrèrent en religion. Le père, allant pleurer à chaque prise de voile,
se croyait quitte envers sa sensibilité. » Dans une nouvelle édition de
son livre, M. Deschanel effacera sans doute ce trait. Car, en premier
lieu, des cinq filles de Racine deux seulement prirent le voile du
vivant de leur père, et, en second lieu, Racine ne s'épargna pas pour
les détourner de leur résolution. Il ne put rien sur l'une d'elles, pas
même la décider à retarder sa profession, mais il réussit si bien avec
l'autre que c'est précisément elle, Marie-Catherine Racine, qui sortit
de chez les carmélites pour épouser, au mois de janvier 1699, M. Col-
lin de Morambert. On nous permettra d'ajouter qu'au xvii« siècle, dans
une famille janséniste, ce n'était peut-être pas toujours « sacrifier » sa
fille que de la laisser entrer en religion, et qu'ainsi Racine y aurait
pu laisser entrer toutes les siennes sans que l'on fût en droit d'en
rien conclure contre sa sensibilité. Quelque étrange que cela nous
puisse paraîfre aujourd'hui, c'est si l'on avait forcé M"'" de Chantai à
se remarier, ou M'"« de Miramion à demeurer dans le monde qu'on les
eût vraiment « sacrifiées, »
REVUE LITTERAIRE. 215
La sévérité de M. Deschanel ne s'est heureusement pas étendue de
l'homme jusqu'au poète, et, — chose assez singulière ou même un peu
triste à dire, si l'on songe qu'il s'agit ici du plus français de nos poètes,
— c'est de quoi nous ne saurions trop le louer. Grâce, en effet, à l'école
romantique, et grâce, depuis elle, à l'école historique, il faut plus que
du goût aujourd hui, puisqu'il faut presque du courage, pour former
seulement l'intention de remettre Racine à son vrai rang.
D'adorateurs zélés à peine un petit nombre
Ose des « anciens » temps nous retracer quelque ombre.
La perfection même de Racine semble avoir éloigné de lui tous ceux
qui ne comprennent le génie que sous l'espèce de l'inégalité, si je puis
ainsi dire, comme une force aveugle, indifféremment capable de
l'extrême sotiise et de l'extrême beauté. Et l'on ne voit pas ou l'on ne
veut pas voir que sous cette continuité de perfection qui est le carac-
tère apparent de l'œuvre de Racine, se dissimule, à vrai dire, l'un des
grands et hardis inventeurs qu'il y ait dans l'histoire de l'art. C'est ce
que M. Deschanel s'est particulièrement efforcé de remettre en lumière,
c'est ce qui fait le principal intérêt de cette étude, et c'est ce que nous
allons essayer de montrer après lui.
On tombait d'accord au xvn'' siècle, et même au siècle suivant, que
Racine, avec tout son génie, n'eût pas été Racine, s'il n'eût eu sous
les yeux, pour se guider, l'illustre exemple deCorneilie.il ne reste-
rait plus aujourd hui qu'a nous expliquer comment à leur tour, ayant
l'exemple de Racine sous les yeux, les Campistron, les Longepierre, et
Voltaire lui-m^me, n'ont rien pu faire de mieux que ce qu'ils nous ont
laissé. En tout cas, que Racine fût capable ou non de se frayer ses
voies tout seul (ques^tion parfaitement insoluble et conséquemment
tout à fait oiseust-), un point est certain, c'est que la tragédie de Racine
diffère de la tragédie de Corneille à peu près autant que la comédie
de Marivaux dillère de la comédie de Molière. On entend bien que je
ne compare pas ici les personnes, mais seulement les genres. Une
curieuse e>;pres>i(m de Le Sage, qui connaissait ses auteurs, qui les
goûtait surtout, m;irtjue ingénieusement cette différence : « 0 divin
Lope de Vega (c'est-à-dire Corneille), s'écrie quelque part un de ses
personnages, rare et sulilime génie, qui avez laissé un espace immense
entre vous et tous InsGdbriels (c'est- à dire Voltaire), qui voudront vous
atteindre ! et vous, moelleux Caideron (c'est-à-dire Racme), dont la dou-
ceur élégante et purgée d'épique eut inimltMel » En effet, tous les per-
sonnages de Corneille, le Cid et Polyeucte, Horace et même Auguste ont
quelque chose d'épique plutôt que de vraiment tragique. Us ont la tête
comme élevée dans u«e région bien supérieure à celle où s'agitent les
destinées de l'humaniié vulgaire; leurs aventures n'ont rien de com-
mun avec celles qui sont le fond, la matière, l'étoffe de la vie quoti-
216 REVUE DES DEUX MONDES.
dienne; et leur personnage enfin est si conforme à lui-même, en toute
circonstance et dans toute rencontre, que Ton pourrait le définir une
fois pour toutes, sur l'afliche, comme dans les poèmes homériques et
comme dans les chansons de geste, par une épithète inséparable
d'eux : Horace aux pieds agiles ou don Diègue à la barbe fleurie. Des
héros tout d'une pièce, immobiles et raides dans leurs grandes armures,
artificieusement mis aux prises avec des événemens extraordinaires,
et y déployant des vertus presque surnaturelles, selon le cas, ou des
vices noù m jins monstrueux : telle est la tragédie de Corneille. C'est
beau, admirable, sublime, ce n'est ni humain, ni vivant, ni réel. On
pf^ut aussi dire au passage que c'est extrêmement romantique, et en
revanche pas du tout classique. Si Corneille n'eût été retenu par les
préjugés de son temps, qui voulaient, avec raison, que la tragédie
s'appuyât toujours à l'histoire, — comme fait la sculpture au modèle
vivant, — ce grand inventeur était homme à imaginer des fables dra-
matiques aussi dénuées de bon sens que celle de Ruy-Blas et celle
d'Hemanu
L'orjgi lalit^ de Racine, ce fut de comprendre que cet idéal corné-
lien était celui d'un autre âge, qu'à des mneurs nouvelles il fallait un
art nouveau, et que le premier pas vers cet art consisterait en une
représeiitatioa plus fidèle de la vie. Nous l'avons déjà fait remarquer:
sauf une ou deux, sauf Athalie peut-être et sauf îjMgènie, toutes les
tragédies de Racine recouvrent en quelque façon des événemens fami-
liers dt; l'existence journalière. Tous les jours, sous toutes les lati-
tud'^^s, quelque Titus abandonne quelque Bérénice, et quelque Roxane
assassine ou fait assassiner quelque Bajazet. On rencontre autant
d'Hermiones que l'on rencontre peu de Chimènes. Er, s'il en faut croire
enfi) les annales du crime, ni les Xipharès épris d'une Monime, non
plus que les PhJdres éprises d'un Hippolyte, ne seraient aussi rares
de par le monde que le souhaiteraient la morale et la loi. L'histoire,
traitée pour elle-même dans la tragédie de Corneille, ne sert ici vrai-
ment plus qu'à costumer, en quelque sorte, les personnages et, en
les éloignant dans les profondeurs de la perspecii^e, les rendre poé-
tiques sans qu'ils cessent d'être vrais et vivans. Aussi n'est-ce pas
assez, comme on l'a fait quelquefois, co.nme l'a fait M. Taine, comme
le fait encore M. Drschanel, que d'inviter ceux qui veulent de bonne
foi comprendre Racine, à commencer p ir se faire une âme duxvn" siècle,
et mettre les noms de Guiche ou de Condé là où le poète a mis ceux
d'Hippoljte et d'Achille. Ou plutôt c'est faire tort à Racine de la moitié
de son génie. En le lisant ou le voyant jouer, ce n'efct pas seulement
l'Orient, la Grèce, ou Rome qu'il faut que l'on oublie d'abord, mais
c'est Versailles, surtout et avant tout, quoi que l'on puisse dire. L'imi-
tation fidèle des mœurs et du ton de la cour, ce qu'il peut y avoir
du langage d'un habitué de Marly dans les discours d'Achille ou de
REVUE LITTÉRAIRE. 217
Bajazet, ce que Ton s'efforce à discerner enfin de resseaiblances entre
Bérénice et Marie de Manci ni, par exemple, ou entre Louis XIV et
l'Assut'rus d Esther, iont cela, c'est justement la partie faible, la partie
caduque, la partie morte même de l'œuvre de Racine. Mais récipro-
quement, la partie durable, c'en est celle qui n'est pas plus français*^,
ni surtout française du xvii" siècle, qu'elle n'est grecque et qu'elle
n'est romaine, c'en est celle qui est humaine, et dont la valeur est
exactement, en I88Z1, ce qu'elle pouvait être aux jours heureux où
ces chefs-d'œuvre apparurent sur la scène pour la première fois.
Quand donc vous voudrez bien comprendre Racine et lui rendre
cette justice que l'école historique ne lui a pas plus rendue que l'école
romantique avant elle, ouvrez tout simplement les yeux et, sans y
chercher d'autre mystère, promenez autour de vous vos regards. Béré-
nice habite la mansarde, hier encore joyeuse, aujourd'hui désoiée,
d'où Titus est parti, muni de son diplôme, pour aller faire un beau
mariage; Hermione est là, derrière cette porte, sur le môme palier
que vous, méditant comment elle rompra l'union de Pyrrhus avec
Andromaque; et quant à Roxane, ce rassemblement, ce tumulte, ces
clameurs sous vos fenêtre?, c'est elle que l'on arrête pour avoir, au
tournant de la rue, frappé le Bajazet qui la trompait avec l'Atalide d'en
face. Partout du sang et partout des larmes, puisque la tragédie en
demande; (piêc? y.al ixeoç, la terreur et la pitié, puisque c'est la règle et
la condition et la loi du genre; mais partout aussi la vie, l'humanité,
la réalité. La révolution était profonde, plus profonde qu'on ne le
soupçonne peut-être, plus profonde surtout que Racine lui-même ne
pouvait s'en douter.
Car, d'abord, en transformant l'objet même du drame, elle en
transformait nécessairement l'économie. Si l'on va quelquefois au
même but par des n oyens différens, il est assez rare que les mêmes
moyens nous adressent à des buts distincts. Du moment donc que
l'action dramatique se proposait d'être une représentation plus con-
forme, plus approchée, plus fidèle de la vie, les moyens de l'intrigue,
à leur tour, devaient changer de nature et devenir aussi simples, pour
ne pas dire aussi familiers, que les caractères et les évéuemens qu'il
était question d'imiter. C'est ici l'explication de tant de ressemblances
que l'on a notées à bon droit entre les moyens de la tragédie de Racine
et les moyens ordinaires de la comédie. Tantôt c'est l'intrigue elle-
même dont on dirait vraiment l'intrigue d'une comédie de Marivaux,
la Double Inconstance ou les Fausses Confidences. La tragédie de Bajazet,
notamment, ne repose-t-elle pas tout entière sur les fausses confidences
d'Âtalide à Roxane? et qu'est-ce qn Andromaque , sinon la tragédie d'Her-
mione trompée par l'inconstant Pyrrhus et d'Oreste trahi par l'incon-
stante Hermione ? Ailleurs, comme dans Andromaque encore, ou comme
dans Mithridate, c'est le ressort sur lequel évolue le drame qui semble
218 REVUE DES DEUX MONDES.
tellement déroger à la dignité convenue de la tragédie que Voltaire peut
soupçonner Racine de l'avoir dérobé, dans son Mithridate, à l'Avare de
Molière; ou que la critique, encore aujourd'hui, peut se demander si,
malgré tout ce qui s'y verse de sang, il y a plus de tragédie dans
Andromaquc ou plus de comédie. Ou bien enfin, d'une manière plus
ge'nérale, c'est le style empanaché de notre vieux théâtre qui glisse
ici doucement vers une telle aisance , une telle simplicité de termes
et de tours, un tel naturel que l'amusant auteur du Disirait et du
Joueur, quelques années plus tard, n'aura qu'à le reprendre et le
charger d'un peu de couleur pour en faire le plus joli style dont la
muse comique se soit peut-être jamais servie. Autant d'effets d'une
seule et même cause. Un nouveau souffle a pénétré la tragédie tout
entière. Tous les moyens concourent à mettre les héros de l'aciion dra-
matique de plain-pied avec nous. La tragédie s'humanise, ou, si l'on
veut, se féminise, et, en se féminisant, elle marque une époque dans
l'histoire non-seulement du théâtre français, mais dans Thistuire aussi
de la littérature européenne.
C'est ce que l'on n'a pas assez dit. On convient, à la vérité, que
Racine a excellé dans la peinture des passions de l'amour, mais on ne se
souvient pas qu'il y a excellé le premier. C'est cependant de la tragédie
de Racine que date l'apparition de l'amour dans la littérature moderne,
ou, plus exactement encore, dans cette même littérature, c'est de la
tragédie de Racine que date l'empire de la femme. Cherchez long-
temps et cherchez bien, vous ne trouverez pas un seul poète avant
lui, ni même un seul conteur, qui n'ait étrangement subordonné dans
son œuvre le rôle social de la femme. Elle n'est qu'une esclave, ou
moins encore qu'une esclave, un instrument de plaisir, chez les con-
teurs italiens du xvr siècle; elle n'est qu'une enfant capricieuse ou
rebelle chez les dramaturges anglais de la Renaissance. On l'adore
mais on ne l'aime pas; et on ne la conquiert pas, mais on la dompte.
C'est une chose encore, — chose charmante, chose légère, chose fragiîe,
chose dangereuse, — ce n'est pas une personne. Même dans Shakspeare,
l'individualité de la femme ne commence à poindre qu'autant que les
circonstances l'ont obligée, comme Goneril ou comme lady Macbeth, à
revêtir un caractère et jouer un rôle d'homoie. Ajoutez qu'au xvn' siècle
Shakspeare n'est guère moins ignoré ou méconnu de sa patrie même
que de la France ou de l'Allemagne. Son influence ne date que du
milieu du siècle suivant. Racine, au contraire, lorsqu'il meurt en 1699,
est le plus grand nom de la littérature européenne tout entière. C'est
donc bien chez lui, dans son œuvre, que la femme, — Andromaque,
Hermione, Agrippine, Bérénice, Roxane, Monime, Phèdre, — apparaît
pour la première fois comme une personne maîtresse d'elle-même,
dans la pleine indépendance de ses sentimens, et responsable enûn
de ses actes. Et c'est ce que voulait dire Henri Heine, dans cette belle
REVUE LITTÉRAIRE. 219
page que M. Deschanel regrettera certainement de ne pas avoir citée,
d'abord parce qu'elle est curieuse, et ensuite parce qu'elle autorise de
l'opinion d'un grand poète une des idées capitales du livre de M. Des-
chanel.
« Racine dut être le premier poète que M. de Schlegel ne put com-
prendre, car ce grand poète se présente déjà comme le héraut des
temps modernes près du grand roi avec qui commencent les temps
nouveaux. Racine est le premier poète moderne, comme Louis XIV 'fut
le premier roi mi)derne. Dans Corneille respire encore le moyen âge.
En lui et dans la fronde râle la voix de la vieille chevalerie qui pousse
son dernier soupir; aussi le désigne-t-on quelquefois comme un poète
romantique. Mais dans Racine, les sentimens et les poésies du moyen
âge sont complètement éteints; il ne réveille que des idées nouvelles;
c'est l'organe d'une société neuve. On voit éclore dans son sein les pre-
mières violettes du printemps qui ouvre notre jeune âge, on y voit
même les bourgeons des lauriers qui s'épanouissent plus tard si large-
ment. Qui saii combien d'actions d'éclat jaillirent des vers tendres de
Racine ? Les héros français qui gisent enterrés aux Pyramides!, à Marengo,
à Austerlitz, à léna, à Moscou, avaient entendu les vers de Racine, et
leur empereur les avait écoutés de la bouche de Talma. Qui sait com-
bien de quintaux de renommée reviennent à Racine sur la colonne de
la place Vendôme? Euripide est-il un plus grand poète que Racine?
C'est ce que j'ignore, mais ce que je sais, c'est que ce dernier fut une
source vivante d'enthousiasme, qu'il a enflammé le courage par le feu
de l'amour, et qu'il a enivré, ravi et ennobli tout un peuple. Qu'exigez-
vous de plus d'un poète? »
Si maintenant, rabattant un peu de ce lyrisme permis aux poètes,
et précisant la pensée d'Henri Heine, vous voulez mesurer plus exac-
tement la portée de cette révolution, considérez seulement ce que
la littérature des passions de l'amour est devenue depuis deux cents
ans. Il vous semblera de ce point de vue que toute une large part de
notre poésie moderne, presque tout le théâtre, enfin tout le roman,
procèdent de Rarine; et il vous semblera bien. C'est un initiateur que
Racine; un inventeur, si l'on place l'invention oij elle doit être placée,
bien autrement fécond que Corneille ; et un initiateur dont l'influence
n'a pas été contenue dans les bornes de sa propre patrie, mais s'est
véritablfTcent exercée sur la littérature KiOderne tout entière. Ouil
depuis Racine, dans toute histoire d'amour, en quelque langue qu'elle
soit écrite, vibre, encore aujourd'hui, quelque chose de l'accent pas-
sionné des héroïnes de Racine. Il est bien le maître, et il est bien le
guide. Toutes ces fictions tragiques ou charmantes qui nous ont tour
à tour doucement ému ou délicieusement torturé, c'est de lui qu'elles
nous viennent, c'est à lui que nous les devons, et il semble qu'elles
soient d'autant plus voisines de la vérité même qu'elles nous rap-
220 REVUE DES DEUX MONDES.
pellent par des traits plus connus les inimitables modèles qu'il en a
donnés le premier. Pourquoi faut- il seulement que ni Voltaire lui-
même ni son fidèle La Harpe ne s'en soient doutés, et encore moins
l'important Schlegel ou ce fat de Stendhal? Mais pourquoi faut-il sur-
tout que quiconque attaque aujourd'hui Racine réj ète plus ou moins
ce que Sten Ihal et Schlegel en ont dit sans le comprendre, comme
quiconque le loue ne fait guère que jurer sur la parole de Voltaire
et de La Harpe, — qui peut-être l'ont eux-mêmes p'us admiré que
compris ?
Ce que ni les uns ni les autres ne semblent avoir compris davan-
tage, c'est ce qu'il y a de puissance et de force tragiques dans la façon
dont Racine a conçu et représenté les passions de l'amour. Toute sa
vie, malgré la sincérité, la vivacité, l'ardeur même de son admiration,
Voltaire n'a pas moins continué de croire, selon la leçon de Corneille,
que l'amour était « une passion chargée de trop de faiblesse » pour
suffire elle seule à remplir toute l'anion tragique; et l'on sait qu'aux
yeux de La Harpe, Mèrope, était en son genre une œuvre autrement
considérable et d'une bien autre portée que VAndromaque par exemple,
ou \eBajnzet de Racine. Si les tragiques français du xvni^ siècle avaient
imité Racine, comme on le dit toujours, parce qu'on l'a dit une fois,
leurs œuvres ne seraient peut-être pas marquées de ce caractère d'in-
sijiniljance et de sénilité qui leur donne à toutes un bien vilain air de
famille. Mais la vérité, c'est que, manque d'intelligence et manque de
génie, bien loin d'essayer de suivre les traces de Racine, ils s'effor-
cèrent tous, avec leurs préjugés aristocratiques, Voltaire en tête, La
H:irpe en queue, de revenir aux erremens mêmes avec lesquels Racine
avait rompu En fait, pas une tragédie du xvni'' siècle, ni celles de Cré-
billun, ni celles de Voltaire, encore bien moins celles de La Harpe ou
de Marmontel, ne procède vraiment de Racine. Mais toutes leurs tra-
gédies politiques (ces tragédies de collège où ils débattent les destins
des empires), sont jetées dans le moule de Cinna, de Pompée, de Rodo-
gune, d'HéracUus, et toutes leurs tragédies d'amour (ces tr.^igédies de
salon où la galanterie remplace la passion absent), sont fabriquées
selon la formule de l'auteur de V Astrale, et û'Armide, et d'Atys. Cor-
neille et Quinault, voilà les vrais maîtres, que l'on admire autant que
Racine, pour ne pas dire davantage, et voilà, — le premier, malgré tout
son génie, le second, avec tout son talent, — les deux hommes dont
l'exemple a jeté la tragédie française dans la voie fâcheuse d'où le
drame romantique se tromperait s'il croyait qu'il l'a retirée.
Que le xvui^ siècle n'ait pas même soupçonné ce qu'il se dissimu-
lait d'énergie, pour ne pas dire de férocité, sous l'élégance tout exté-
rieure delà tragédie de Racine, on se l'explique encore assez aisément.
Ce que l'on s'explique moins bien ou même, pour ma part, ce que je
ne m'explique pas du tout, c'est que de nos jours le? esprits les plus
REVUE LITTERAIRE. 221
libres, les plus indépendans, les plus hardis persistent à ne voir dans
Andromaque ou dans Dajazet, dans Mlthridate ou dans Phcdre, dans
Britannicus ou dans Iphigénie, que ce qu'ils appellent un peu dédai-
g' eusement, la peinture des mœurs Je cour, la tragédie d'un « peuple
de grands seigneurs vaniteux et spirituels, » comme disait Stendhal,
et des conversations de salon sous un lustre. Car il n'y a rien de moins
exact ni, p^r conséquent, rien de moins équitable. Bien loin d'avoir
été ce peintre des mœurs de cour et cet imitateur des convenances
mondaines, le Benserade ou le Quinault supérieur que l'on s'obstine à
nous représenter, Racine, tout au contraire, a enfoncé si avant dans la
peinture de ce que les passions de l'amour ont de plus tragique et de
plus sanglant qu'il en a non-seulement effarouché^, mais littérale-
ment révolté la délicatesse aristocratique de son siècle. Ces brillans
« gentilshommes de Steinkerque, qui chargeaient en habit brodé,
braves comme des fous, doux comme des jpunes filies, charmantes
poupées d'avant-garde, de salon et de cour;» ces grandes dames si
spirituelle^, plus coquettes que tendres et moins amoureuses que
galantes, ornement et décor pompeux de Versailles ou de Marly;
ces poètes enfin et ces hommes de lettres, nourris dès l'enfance au
langage des ruelles, débris de l'hôtel de Rambouillet et cliens de l'hô-
tel de Nevers, ils reculaient d'étonnement et d'indignation quand tout
à coup, dans Andromaque ou dans Bajazet, ils voyaient la passion se
déchaîner avecc^tte violence, l'amour s'exalter jusqu'au crime, et tout
ce sang enfin apparaître dessous ces fleurs. Non, ce n'était pas ainsi
qu'ils concevaient l'amour 1 ce n'était pas ainsi qu'ils aimaient leurs
maîtresses et, grâces aux dieux! ce n'était pas ai isi qu'ils en étaient
aimés! Mais, comme l'a si bi-n dit M. T; ine, a de fins mouvemens de
pudeur blessée, de petits traits de fierté modeste, des aveux dissimu-
lés, des insinuations, des fuites, des ménagemens, des nuances de
coquetterie, » voilà ce qu'ils cherchaient en elles, voilà ce qu'ils y
trouvaient et voilà ce qu'ils y aimaient. Or voilà justement, M. Taine a
oublié de le dire, ce qu'ils ne reconnaissaient pas dans la tragédie de
Racine. Car ici les « fins mouvemens de pudeur blessée » d'Hermione
coûtaient la vie à Pyrrhus et la raison à Oreste; les « insinuations »
de Roxane avaient pour conclusion l'arrêt de mort de Bajazet et de
son Atalide; et la « coquetterie » de Phèdre, en envoyant Hippolyte
au supplice, condamnait Thésée aux tortures d'un éternel remords.
Gentilshommes d'avant-gnrde et princesses de Versailles, c'en était
trop pour leurs nerfs; il leur paraissait, si je puis ainsi dire, que ce
poète leur surfaisait la tragédie de l'amour; et, dans ces éclats de
passion qui venaient ainsi se terminer au meurtre ou l'assassinat, ni
les uns ni les autres ne retrouvaient ce sentiment tempéré qu'ils
appelaient l'amour et qui n'était que la galanterie.
On s'est demandé plus d'une fois pourquoi Racine, dans son siècle
222 REVUE DES DEUX MONDES.
même, avait compté tant d'ennemis, plus d'ennemis que pas un de ses
grands contemporains, plus d'ennemis que l'auteur de Tartufe, ce qui
n'est pas peu dire, et, ce qui est dire encore davantage, plus d'ennemis
que l'auteur des Satires. C'en est ici l'une des raisons. Ce siècle poli ne
pardonna pas à Racine la vérité, la franchise, Tauiiace de ses pein-
tures. On trouva presque unanimement qu'il poussait trop loin l'imi-
tation du réel, on l'accusa, en propres termes, de faire bas à force de
naturel, et commun à force de vérité; ou plutôt encore, on nia que ce
fiit là le naturel, et on lui fît porter la peine d'avoir plus approché de
la vérité que ne le permettait l'opinion de son temps. Car, il faut bien
le dire et ne pas se lasser de le redire, Shakspeare, dans un autre
siècle, dans d'autres conditions, a pu faire autrement, et, faisant
autrement, atteindre à d'autres effets-, mais, dans quelqu'une que ce
soit de ses tra^^érlies romaines, Coriolan ou Jules César, il n'a fait plus
vrai que Dritannicus, ni dans son Othello plus naturel que Bajazet.
Seulement, ce que supportait le public mêlé du théâtre du Giobe, à
Londres, vers l'année 1600, le public plus choisi de l'hôtel de Bour-
gogne, à Paris, vers l'an 1675, ne le supportait plus. On raisonne tou-
jours comme si Racine n'avait eu qu'à se montrer pour vaincre, et que
ses contemporains se fussent reconnus avec transport dans le miroir
qu'il leur présentait. C'est le contraire qu'il faut dire. Les contempo-
rains refusèrent de s'y reconnaître, et si obstinément, qu'après dix
ans de luttes Racine quitta la scène meurtri, découragé, vaincu.
Une révolution si profonde dans les habitudes de la tragédie ne
pouvait pas manquer de s'étendre jusqu'au détail lui-même de la
versification et du style. Il faudrait donc montrer ici que, dans la forme
comme dans le fond, personne au xvn* siècle n'a plus osé que Racine,
et que son audace, pour n'avoir pas consisté, comme il semble qu'on
le voudrait, à mettre l'argot des carrefours et des bouges sur les
lèvres des Andromaque et des Iphigénie, n'en a pas été pour cela
moins réelle. Voltaire, au xvin« siècle, s'il eût été capable de les trou-
ver, eût reculé devant des tours et des alliances de mots dont l'art
merveilleux de Racine a seul pu dissimuler la hardiesse dans le tissu
de son style; et Victor Hugo, de nos jours, a déclaré que Ra ine four-
millait d'images fausses et de fautes de français, c'est-à-dire d'ellipses
et de métaphores qu'il eût hésité à employer dans les Contemplations
ou dans la Légende des siècles. L'observation peut suffire. Il faut seule-
ment la limiter par une observation plus importante, laquelle, s'appli-
quant au fond comme à la forme de la tragédie de Racine, achèvera
de caractériser le rôle qu'il a joué dans l'histoire de la littérature.
Tout ce que Racine a osé, dans la forme comme dans le fond, il ne l'a
osé que sous les conditions et sous la loi de son art. C'est malheureur
sement ce que je ne puis indiquer ici qu'en trop peu de mots.
Les tragédies de Racine, très différentes eu ceci de la tragédie
REVUE LITTÉRAIRE. 223
de Corneille ou du drame de Shakspeare, qui tiennent autant de la
nature de l'épopée que de celle du drame, sont faites avant tout,
comme les comédies de Molière, pour être représentées. Volontaire-
ment ou involontairement, on l'oublie trop quand on en parle; et c'est
là l'origine de tout ce que Ton croit pouvoir lui adresser de critiques.
Tandis que Shakspeare ou Corneille découpent la légende et l'his-
toire en morceaux, sans se préoccuper assez de son appropriation aux
conditions essentielles de la scène et de l'art dramatiijue, — le Roi
Lear, dans l'œuvre de Shakspeare, et Horace ou même Cinna, dans celle
de Corneille, en sont de remarquables exemples, — c'est de cette
appropriation, au contraire, que Racine et Molièra s'inquiètent avant
tout dans le choix des sujets, dans le choix des moyens, et dans le
choix des mots. Faute d'y pouvoir trouver un dénoûment convenable,
on raconte que Racine abandonna cette Iphîgcnie en Tauride dont on
retrouva dans ses papiers le premier acte en prose; en semblable
occurrence, et si le sujet lui eiit convenu d'ailleurs, il ne paraît pas
probable que Corneille eût hésité seulement. C'est cette préoccupation
toujours active des convenances de la scène et des luis intimes du
drame qui a refréné, contenu, borné, dans la forme comme dans le
fond, les audaces de Racine. Vous lui reprochez de n'avoir pas fait
figurer le peuple dans sa tragédie monarchique? C'est que le peuple
n'y avait que faire, n'y pouvant être représenté que par un trou-
peau de figurans dont les faces vulgaires, les attitudes gauches, la
démarche ridicule ont pour premier effet de détruire l'jllusion drama-
tique. Vous lui reprochez d'avoir mis systématiquement en récits ce que
Shakspeare eût mis en action? C'est qu'à mettre ea action le meurtre
de Pyrrhus ou la strangulation de'Bajozet, il eût inutilement allongé ou
prolongé un drame qui devait courir. Vous lui reprochez d avoir moins
osé que Tacite, et, dans Britannicus , de ne vous avoir pas montré la
mère de Néron provoquant son fils à l'inceste? C'est qu'il y a des spec-
tacles comme des mots que les hommes assemblés ne supportant pas.
Quand on veut faire des pièces qui soient jouables, il. en faut prendre
les moyens; et ces règles ou ces lois, dont on se moque tant, ne sont
rien autre chose que la formule de ces moyens. La tragédie n'existe
qu'autant qu'elle se distingue de la comédie, de même que la pein-
ture n'existe qu'autant qu'elle diffère de la sculpture. Si les moyens
d'un art pouvaient être employés par un autre, il n'y aurait plus qu'un
art. Le théâtre n'aurait pas de raison d'être s'il faisait la fonction du
roman ou de l'histoire; mais, du moment qu'il existe, il a sa raison
d'être ; et cela veut dire qu'on ne peut pas exiger de l'auteur drama-
tique ce que l'on réclame à bon droit de l'historien ou du romancier.
Racine a merveilleusement connu les exigences propres de l'art dra-
matique, et ce ne sont pas Andromaque ou Phèdre, qui sont, comme on
22Û REVUE DES DEUX MONDES.
l'a dit, des tragédies de cabinet, mais, au contraire, les objections que
l'on fait valoir cootre elles, qui sont, si je puis dire, des objections de
cabinet. J'entenris par là que ceux qui les font ne les feraient pas, ou,
du moins, selon le proverbe, y réfléchiraient à deux fois, s'ils com-
mençaient par s'interroger eux-mêmes sur les conditions du drame,
et n'examinaient pas les tragédies de Racine comme ils feraient des
œuvres mortes, auxquelles ils appliquent indistinctement, sous pré-
texte que c'est par la lecture et dans le cabinet qu'ils en prennent
connaissance, les mêmes principes de critique.
Au moment de terminer, il nous vient un scrupule, et nous nous
demandons si, dans ce résumé de son livre, M. Deschanel se recon-
naîtra. Car, n'aurions-nous pas peut-être appuyé trop fortement sur
quelques idées qu'il s'était contenté d'indiquer? mais, au contraire,
sur quelques-unes de celles qu'il a développées avec plus de complai-
sance, n'aurions-nous pas glissé trop rapidement? C'est, à vrai dire,
une espèce d'infidélité qu'il est toujours difficile de ne pas commettre
quand on prétend réduire, en une douzaine de pages, deux volumes
aussi pKins de toute sorte de choses. On court au plus pressé tout
d'abord, et, le plus pressé, c'est ordinairement, dans un livre de ce
genre , ce qui nous ressemble le jjIus. Avouons donc franchement,
pour ne pas trop le compromettre aux yeux des romantiques, b'il en
reste quelqu'un, que nous avons fait M. Deschanel un peu plus raci-
nien qu'il ne l'est, et ne laissons pas croire qu'il donnât les meins
à tout ce que nous avons dit, ni surtout à ce que nous avons volon-
tairement omis. Ce que nous avons exprimé sous forme dogmatique,
il a eu l'art de l'atténuer d'avance en l'éparpillant, pour ainsi dire,
dans son livre, sous la forme plus discrète de l'insinuation ; et beau-
coup de restrictions ou réserves que nous n'avons pas cru devoir
faire, ceux qui n'aiment pas Racine tout à fait autant que nous l'ai-
mons doiv«rnt être avertis que M. Deschanel les a faites. Ce n'est
qu'une question de nuance, comme on dit, mais il fallait indiquer la
nuance. Nous avons trouvé notre profit dans le livre de M. Descha-
nel, et les amis des nuances y trouveront leur compte. Il ne nous reste
plus maintenant qu'un souhait à former : c'est que M. Deschanel ne
s'ariête pas en chemin, qu'il nous donne promptement une suite à ces
deux volumes, et, — puisque nous en sommes à former des souhaits,
— que son exemple enfin et son succès encouragent nos professeurs
de littérature française, qui semblent sommeiller, à nous donner plus
souvent qu'ils ne font signe d'activité, pour ne pas dire d'existence.
F. Bruîœtière.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
29 février.
Un des malheurs du temps présent, c'est que tout marche au hasard,
sans direction et sans suite, dans un monde où les affaires extérieures
comoia les affaires intérieures des peuples semblent livrées à une
tortune aveugle, aux jeux de la force ou aux fantaisies, aux violences
ae l'esprit de parti. Et, s'il faut à tout prix se consoler, on peut dire
sans aouie que ce mal, ce phénomène, si l'on veut, n'est point parti-
culier a la France autant que voudraient le laisser croire les détrac-
teurs ordinaires ae notre pays. Il règne sous des formes différentes, à
des degrés divers, dans la plupart des pays de l'Europe, où ce qu'il y
a de plus rare, c'est de savoir où l'on va.
L'Allemagne elle-même, la victorieuse Allemagne, n'a-t-elle pas
ses troubles profonds et ses incohérences intimes qui se manifestent
parfois dans sa vie publique, qui se traduisent par des conflits sans
issue? L'nomme qui la dirige et la gouverne, si puissant qu'il soit,
est-il bien sûr d'être dans le vrai chemin, de voir clair devant lui, de
ne pas faire tout simplement un amalgame de réminiscences suran-
nées et d'innovations hasardeuses, avec sou socialisme d'état destiné à
combattre ou à neutraliser le socialisme des partis et des sectes ?
L'Autriche, de son côté, cherche une sauvegarde dans ces lois excep-
tionnelles et dictatoriales qui viennent d'être discutées et votées en
toute hâte, ces jours derniers, par son parlement, qui attestent du
moins qu'elle se sent, elle aussi, menacée du danger socialiste. Guerre
du prolétariat, guerres de nationalités, guerres de religion, l'Autriche
lOMe Lxu. — 1884. 15
223 REVUE DES DEUX MONDES.
est obligée de se reconnaître au milieu de tout cela; elle ne se recon-
naît pas toujours. Elle vit laborieusement comme un g'and empire
qui se défend sans avoir une direction bien assurée, sans savoir ce
qui lui arrivera. La Russie, à son tour, est travaill-e par des passions
révolutionnaires qui, si elles tiiomphaient, détruiraient tout, — qui,
même en étant vaincues et refoulée=t, restent assez puis:^antes pour
embarrasser et paralyser un gouvernement réduit à se frayer un che-
min à travers les conspirations. La maladie est assez universelle, nous
le voulons bien. La France est' malade comme les autres nations, avec
cette différence, toutefois, que les autres pays gardent encore quelque
point fixe, une certaine force de préservation, tandis que la France,
dans la situation qu'on lui fait aujourd'hui, n'a plus rien pour la rete-
nir. Elle va à l'aventure, entraînée par la présomptueuse ignorance
des uns, par l'imprévoyance des autres, livrée à des majorités parle-
mentaires qui se croient tout permis et à des ministères qui croient
de leur devoir ou de leur intérêt de céder à toutes les passions, à
toutes les fantaisies. Il y avait le sénat qui pouvait, jusqu'à un certain
point, être un dernier frein. Le sénat a de belles discussions et des
votes contradictoires. Ce qu'il repoussait il y a quelques semaines
comme un danger public dans la loi sur les syniicats ouvriers, il vient
de l'admettre à une lecture nouvelle sous une autre forme. Le sénat
n'a poinr, à ce qu'il paraît, une force de résistance inépuisable, il a
cédé lu' aussi au courant. Nos maîtres du jour, ceux qui nous repré-
sentent et nous gouvernent, savent ils où ils vont, ot'i ils nous condui-
sent? Ils n'éprouvent pas même le besoin de le savoir, de s'interroger
de temps à autre et de regarder derrière eux, ne fût-ce que pour
mesurer le chemin qu'ils ont fait. Ils vont toujours, sans s'apercevoir
que, par leurs lois et leurs abus de domination, par leurs entraîne-
mens et leurs impérities, ils décotnposent un grand pays, ils attei-
gnent la France dans tout ce qui a fait jusqu'ici sa puissance : dans
son organisation, dans son travail, dans ses forces morales comme
dans ses forces matérielles, dans sa civilisation libérale comme dans
ses Tmances. Ils ne savent pas ce qu'ils font. Voilà le malheur!
Certes si, dans tout ce qui s'est fait depuis quelques années, depuis
que les républicains à brevet ont entrepris de faç(mner une France à
leur image, si dans tout cela il y a une œuvre particulièrement mar-
quée de l'esprit d'aveuglement, c'estcette guerre aux choses religieuses
qui recommence sans cesse, qui se poursuit sous toutes les formes,
par la ruse ou par la vioIenr;e. Ah! si nous vivions dans un temps oti
l'église menaçâf. d'asservir l'état, où les influences sacnrdotales fussent
un péril pour la so.îiéié civile, on comprendrait encore la lutie avec ses
ardeurs, avec ses inévitables emportemens; mais on n'en est plus là
apparemment. La société moderne est assez puissante pour n'avoir
REVUE. — CURONIQDE. 227
plus rien à craindre de la prépotence sacerdotale. L'église ne menace
fias rétat. Entrr^ l'urlre civil et l'ordre religieux il y a d'ailleurs un
traité qui depuis plus de quatre-viugis ans a donné la paix conlession-
n^lle à l;i France, qu'il n'y a qu'à (naintenir et à exécuieren toute sin-
cérité. C'est une siiuaiion légale où il y a certes pour l'état toutes les
ressources de défense légitime, et quand dans ces conditions on se fait
un jeu de réveiller toutes les passions, non plus Beulement contre les
enipiéteinens de l'église, n^is contre les croyances religieuses, ce n'est
plus de la politique, c'est tout simplement l'esprit de secte abusant
d'une victoire d'un jour pour se faire persécuteur, compronieitant la
république dans les entreprises de son fanatisme. M. le président du
conseil semble parfois comprendre le danger auquel on expose la répu-
blique, nous le voulons bien; il serait peut-être fOur la paix. Malheu-
reusement, comme il a donné lui-même trop de gag< s à ce fatal esprit
qui règne aujourd'hui, il est assez embarrassé; il est le captif de ses
complices, et malgré lui la guerre se raviva à tout instant, à tout
propos. C'est devenu une véritable monomanie chez certains hommes
qui finisseni réellement par tomber dans le lidicule avec leurs haines
puériles et It^urs viuleiice» vulgaires. Devant le mot. de cléricalisme, ils
perdent tout sang-froiil. H n'est pas jusqu'à M le ministre de la guerre
qui n'ait cru devoir montrer l'antre jour qu'il n'était pas un clérical en
refusant qu^lqu^s aumôniers à de modestes écoles d'enfans de troupe.
Qu'il s'agisse du «ervce religieux dans l'armée, il faui se hâter d'ef-
facer ce vestige de rinlolérance et ne pas même laitser les soldats
entrer dans une église pour rendre les honneurs à un moit. On dit
plaisamment que c est pour lespecter la liberté de conscience des sol-
dats, coiiiiiie SI la lib-rté de conscience était en jeu dans un service
commandé! Qu il s'agisse d'une loi d'organisation municipale comme
celle que le sénat disctiie en ce moment, l'esprit de, secte veille et fait
son œuvre; il trouvera le moyen de frapper de pauvres fabriques de
paroisse, qu'il privera d'une niodique dotation communale ou de livrer
des édifices religie-ux au bon plaisir des municipalités radicales, qui eu
changeront la destination si elles le veulent. C'est renseignement
« laïque » surtout qui est le grand et perpétuel objet de cette guerre
poursuivie sous les ordres de M. Paul Bert, le Pierre l'Ermite de la
croisade. Pour la « laïcité » il n'est rien qu'on ne fasse; les républi-
cains sont prêts à tout sacrifier, et les traditions libérales et le budget;
on le voit bien par cette loi sur la nomination et le traitement des
instituteurs primaires qui se débat depuis quelques jours au Palais-
Bourbon, qui a du moins l'avantage de mettre assez vivement en relief
l'esprit politique et les procédés financiers des réformateurs.
Ou veut à tout prix fonder l'enseignement « laïque » pour les enfans
des deux sexes. Ce que c'est que l'enseignement « laïque » dans des
228 REVUE DES DEUX MONDES.
écoles où les enfans vont recevoir les premiers, les plus simples élé-
mens d'instruction, on ne le sait pas bien-, on ne le saurait même pas
du tout si ce mot d'enseignement « laïque » ne signifiait pas tout
bonnement ici l'exclusion de tout ce qui est religieux, d'une croix de
bois aussi bien que d'un catéchisme; et le complément naturel de ce
genre d'instruction, c'est nécessairement un personnel tout laïque. Il
laut des instituteurs laïques qui seront chargés de taire de la propa-
gande pour les idées nouvelles, — et au besoin de la propagande élec-
torale Dour le candidat républicain 1 — La loi est faite pour cela; mais
c'est ici que la difficulté commence. Avec la meilleure volonté, on ne
peut pas tout réformer en un jour; on ne peut pas faire qu'il y ait un
personnel laïque tout prêt et suffisant. Il y a encore dans les écoles
communales près de six mille frères de la doctrine chrétienne et
quelque vingt mille sœurs enseignantes. Les uns et les autres, à la
vérité, ne donnent qu'une bien médiocre ou une bien dangereuse
éducation à la jeunesse; on ne peut pourtant pas les remplacer du
sou au lendemain. Qu'à cela ne tienne 1 on les laissera provisoirement
à leurs lonciions, on les gardera pour cinq ans, pour dix ans, jusqu'au
jour où l'on pourra s'en débarrasser. Le procédé est en vérité étrange,
et M. l'évêque d'Angers a eu bien raison de dire : « Si ces instituteurs et
ces institutrices congréganistes sont si peu propres à préparer les entans
à la vie sociale, s'ils sont indignes et incapables, s'ils sout aussi daa-
gt-reux qu'on le prétend pour l'ordre politique et so -ial, ce n'est pas
dans cinq ans, dans dix ans qu'il faut les renvoyer; c'est tout de suite
qu'il faut les exclure. — Si on ne les renvoie pas, si on leur laisse le soin
d'instruire dans des écoles publiques plus d'un million et demi d'en-
f<ins, c'est qu'on sait bien qu'ils ne créent aucun danger. Comme on
n'a pas de raison plus sérieuse et comme on ne se gêne pas avec eux,
on trouve plus simple de leur dire: Vous êtes de braves gens, mais
vous êtes des religieux que nous n'aimons pas. Nous vous gardons parce
que nous ne pi)Uvons pas faire auireinent. Nous ne Vous admettrons
pas. par exemple, à partager l'augmentation de traitement que voulons
assurer à nos instituteurs laïques, et ce sera une économie. Nous vous
dirons quelques injures, et aussitôt que nous le pourrons, nous vous
renverrons 1 » C'est là ce qu'on appelle une manière habile et équi-
table de traiter des instituteurs publics dont on accepte encore les ser-
vices, de ména^^er la transition et de préparer l'avènement de l'in-
struction primaire « laïque, » qui doit refaire une France nouvelle
selon les idées de M. Bert et de ses amis.
Ce qu il y a de plus curieux, c'est que M, Paul Bert, pour justifier
l'âpreié avec laquelle il poursuit la réalisation de son programme,
invo |ue sans cesse la volonté nationale, le suffrage universel, le vote
du pays dans les dernières électioas. Peu s'en faut qu'il ne se cousi*
REVUE. — CnRONIQUE, 229
dère comme le mandataire privilégié du peuple français dans la cam-
pagne qu'il a entreprise. Le suffri^ge universel, c'est bietnôt dit, on le
fait parler comme on veut pour se donner le droit de commeiire toutes
les violences. Quand on y regarde d'un peu plus près, au contraire, il
. se trouve que depuis le jour où ce mouvement de la laïcité a com-
mencé, non par la volonté spontanée du pays, mais sous la pression
des partis, une sorte de scission s'est déclarée dans la population fran-
çaise. A côté des écoles « laïques, » que l'état a fondées, auxquelles il
a prodigué les millions, des écoles libres indépendantes se sont for-
mées, et elles reçoivent un nombre toujours croissant d'enfans des
deux sexes. A Paris même, dans les quartiers les plus populeux, les
écoles libres ont plus d'élèves qu'avant la « laïcisation. » En province,
dans la plupart des villes, au nord tt au midi, à Cambrai, à Roanne,
à Lodève, à Blois, la progression est la même. A Lyon, le nombre des
élèves est monté de Ij.SOO à 6,000. Au premier abord, ce mouvement,
qui s'est accompli au milieu des obstacles et qui est certainement
significatif, qui est lui aussi une expression ou un indice des ten-
dances d'une partie du suffrage universel, ce mouvement de résis-
tance ou de piotestation aurait dû être un avertissement. Pas du tout,
on s'est remis plus que ïamais à poursuivre la guerre aux influences
religieuî-es, et si quelqu'un a le malheur de trouv r que l'état sort de
sa sphère et de son droit en introduisant l'esprit de secte dans l'ensei-
gneiient public, en faisant de l'instiuction primaire un instrument de
règne, M. Paul Bert répond lestement : « De quoi vous pl.tignez-vous?
vous vous dites opprimés? C'est une oppression fecor)de! » Le mot,
on en conviendra, est heureux. 11 aurait pu être avantageusemerjt
employé par tons les régimes qui depuis un siècle, depuis l'inaugura-
tion de la vie publique en France, ont voulu tour à tour disposer du
pays, plier l'opinion à leurs vues particulières. Lorsque les oppositions
anciennes s'élevaient contre les abus de domination, les tyrannies
administratives et les lois de réaction, les gonvernemens n'avaient qu'à
leur dire : « De quoi vous plaiçnez-vous ? C'est une oppression fée inde ! »
Lorsque le dernier empire étendait son réseau de compression et d'ar-
bitraire sur la France, organisait le silence, se chargeait d'adminis-
trer, d'avoir une opinion , même quelquefois de voter pour tout le
monde, il aurait pu, lui aussi, dire : Ne vous plaignez pas, vous vous
en trouverez bien, « c'est une oppression féconde 1 »
Le mot justifie tout, et il prouve du moins que nous faisons de sin-
guliers progrès dans notre éducation publique. Nous nous formons à
l'art de « l'oppression féconde! » Autrefois, les libéraux sérieux n'au-
raient peut-être pas parlé ainsi. Ils n'auraient pas voulu désarmer
l'état de ses prérogatives nécessaires , mais ils ne lui auraient pas
reconnu le droit de se servir de la puissance publique, de tous les
230 REVUE DES DEUX MONDES,
ressorts administratifs pour assurer une domination de parti. Ils ne
lui auraient pas donné une armée de cinquante mille foncti(mn;nres
de plus pour propager ses idées ou pour patronner des iniéréis élec-
toraux. Aujourd'hui tout est changé. On ne veut pas seulement lais-
ser l'état à son rôle naturel de protecteur de la pécuriié publique;
on le chargerait de tout, même, si on l'osait, de régler les ealains, —
et surtout de refaire l'esprit, l'âme de la France par un enseignement
de secte. D'une œuvre qui pourrait certes avoir sa grandeur et dont
personne ne contesterait l'utilité, de ce développement de l'instruc-
tion primaire on fait un instrument de guerre, une œuvre d'exclusion
et de parti qui divise les populations, qui expose l'état à sortir de son
rôle d'impartialité pour êire un persécuteur des croyances. Et voilà
comment les réformateurs du jour entendent servir la république!
C'est la partie morale, philosophique de cette loi nouvelle sur ren-
seignement laïque qu'on s'est hâté de mettre en discussion, comme
s'il n'y avait rien déplus pressé; mais il y a une autre partie qui n'est
pas moins caractéristique et qui a même une gravité particulière
aujourd'hui, c'est ce qu'on peut appeler la partie financière. On peut
bien décréter l'extension indèGnie de l'enseignement laïque et multi-
plier les instituteurs, inscrire dans une loi des augmentations de trai-
tetuens. La question est d'avoir de l'argent pour suffire à tout. Ou a
déjà dépensé les millions sans compter; on a démesurément gros^-i le
budget de l'instruction publique, épuisé les crédits qu'on avait et
même c^ux qu'on n'avait pas. On a obligé les départemens, les com-
munes à s'endetter pour construire ces écoles laïques dont on veut faire
les rivales des églises. Tout est engagé. Maintenant la loi nouvelle, à
elle seule, représente une charge qui ne sera pas de moins de 21 mil-
lions pour la première année, qui montera bientôt à plus de 50 millions
et qui s'élèvera par la suite à plus de 100 millions. M. Paul Bertassure,
il est vrai, qu'on s'en tirera à moins de frais, qu'on pourra faire des éco-
nomies, par exemple sur les maîtres congréganistes qu'on est obligé
de garder et qu'on ne paiera pas autant que les autres instituteurs. Le
chiffre reste toujours considérable. Or quel moment choisit-on pour
proposer ces dépenses nouvelles? Tout juste le moment oîi le déficit est
dans nos finances, où l'on a la plus grande pnine à maintenir une cer-
taine apparence d'équilibre dans le prochain budget. Qu'à cela ne tienne,
disent encore les réformateurs, on supprimera le budget des cultes
si l'on veut, ou bien il y a une commission qui trouvera des ressources
par un remaniement complet de notre système financier. Oui, on
remaniera, ou, en d'autres termes, on achèvera la désorganisation.
Et, quand nous disons qu'un des malheurs du moment présent, c'est
qu'on ne sait pas où l'on va, est-ce qu'on ne le voit pas par toutes ces
œuvres confuses, par toutes ces propositions incohérentes et impré-
REVUE. -— ciim^NinuE. 2B1
voyantes ? Assur^mfni il est plus que temps (\è s'arrêter, sî l*on veut
épargner à la républi(|ue la triste foriune de préparer la découipusi*
îioii ei la ruine de la France.
Le inonde européen a sûrement lui-même ses agitations sourdes
fiU ses o^cillalions. Il a, dans tous les cas, quelque peine à se créer
un certain équilibre puisqu'on le voit four à tour tssajer de toutes
les combinaisons, épuiser tous les sytèmes d'alliances, tous les expé-
dions de diplomatie. C'est un mouvement qui n'eet pas toujours facile
à saisir, qu'on prendrait pour une énigme, et qui ne laisse pas d'être
curieux à suivre.
H y a quelques mois, tout Femblait reposer en Europe snr l'alliance
inlinie de l'Aileiuagne et de l'Autriche, et auiour des deux empires
venaient se grouper, un peu bruyamment, tous ceux qui se croyaient
iniére?sés à se tourner du côié où ils voyaient la puissance. Parmi les
rois et les princes, c'était à qui se rendrait au camp de l'empereur Guil-
laume à Hombourg ou irait faire une station à Vienne. Les diplomates
avaient leurs entrevues, les conférences se multipliaient. On ne rêvait
qu'alliances, et, chose à remarquer, tandis que tout cela se passait aU
centre de l'Europe, la Russie se retranchait dans une réserve silen-
cieuse, observant un mouvement qui lui était suspect. Ses relations
avec l'Allemagne, surtout avec l'Autriche, n'avaient pour le moment
rien de cordial. On ne parlait que de concentrations militaires sur la
frontière de la Gallicie ou sur la Vistule. Bref, il y avait des difficul-
tés, des froissemens, presque des défis mal déguisés entre les trois
puissances jadis alliées, et c'est même ce qui a pendant quelque
temps ému l'Europe en répandant un peu partout la crainte vague de
complicaiions prochaines, de la « guerre au printemps. » Que s'est-îl
passé depuis? Il ne faudrait pas jurer que tout soit absolument changé
dans le fond des choses. On ne peut cependant douter que, depuis
quelques mois, depuis quelques semaines, la situation diplomatique
ne se soit singulièrement modifiée. Les nuages se sont dissipés du
côté de la Russie. Le ministre des affaires étrangères du tsar, M. de
Giers, rentrant à Saint-Pétersbourg après un séjour en Suisse, est
pa^sè par Vienne; il est allé aussi, il est allé surtout voir M. de Bis-
marck dans une de ses retraites, à Friedrichsruhe, et ces visites
paraissent n'avoir point été infructueuses, fd. de Giers a paru en mes-
sager de paix et de réconciliation après les malentendus du dernier
été. Ces jours derniers encore, comme pour compléter l'ouvrage de
M. de Giers, un envoyé militaire du tsar, le prince Dolgorouki, est
allé, lui aussi, avec une mission toute d'amitié et de confiance auprès
'du tout-puissant chancelier de l'empereur Guillaume. En un mot, on
4Vest expliqué, on s'est entendu pour renouer entre rAllemagne et la
laussie les vieux rapports d'intimité, et à celte phase nouvelle de
232 BEVUE DES DEUX MONDES.
diplomatie se rattacherait, dit-on, la noinination toute récente du
prince Orlof au poste d'ambassadeur de l'empereur Alexandre III à
Berlin.
Depuis bien des années déjà, le prince Orlof représentait la Russie
à Paris, Par son esprit, par son caractère, par les sympathies qu'il a
témoignées à la France dans des momens dilliciles, il s'était fait une
position presque exceptionnelle dans la société parisienne comme
auprès des gouverneinens qui se sont succédé. Il s'était pour ainsi dire
naturalisé Français sans cesser d'être Russe, et nul n'était mieux placé
pour maintenir les relations d'amitié entre les deux pays. On s'était
accoutumé à voir comme un hôte d'élite à Paiis ce brillant gentilhomme
russe qui portait sur son visage les glorieuses cicatrices de la guerre,
qui savait mettre aussi de la finesse, de l'esprit de conciliation, même
un certain libéralisme dans sa diplomatie. Si le prince Orlof, qui a la
confiance de son souverain, qui est un personnage considérable de la
Russie, et qui était si bien placé parmi nous, est appelé aujourd'hui de
Paris à Berlin, c'est qu'il y a sûrement une sérieuse et délicate mission
à remplir. Celte mission, d'après toutes les apparences du moment,
ne peut être que de donner un caractère nouveau et suivi au rappro-
chement dont M. de Giers a été l'heureux négociateur. Le prince Orlof
est le plénipotentiaire choisi par le tsar Alex^indre III, agréé avec
empressement par l'empereur Guillnume, pour représenter l'alliance
renaissante des deux empires. C'est fort bien; mais ici s'élève aussitôt
une autre question qui peut avoir son imporiancH, qui n'est point encore
bien éclairrie. Ou<"llt"S ^eroni les conséquences, quelle est dès ce rnoment
la signification réelle de cette alliance qui semble se renouer dans des
conditions toutes particulières entre l'Allemagne et la Russie? Dans
quelles mesure se rattache-t-elie aux vastes combinaisons de M. de
Bismarck, à cette autre alliance si étroite, si intime, que le chancelier de
Berlin s'estéiu lié à nouer depuis quelques ann^^es avec l'Antrichp, dont il
a paru faire le pivot de sa politique? M. de Bismarck ne fait sans doute
rien à la l-g^re; il a de plus quelquefois les ujalices superbes d'un
prépoient qui joue avec toutes les combinaisons et déroute toutes les
conjectures. Tandis qu'il négociait récemment son entente ayec la
Russie, il faisait publier d'un autre côté par un de ses confidens,
M. Busch, des révélations désagréables pour l'Autriche. M. Busch, ce
Dangeau teuton du chancelier, a dévoilé d'anciens pourparlers qui
réveillent des souvenirs pénibles pour l'empereur François-Joseph, et ces
révélations rapprochées des négociations de la cour de Berlin avec la
cour de Russie ont visiblement causé une certaine surprise, peut-être
quelque malaise à Vienne. On a pu se demander ce que poursuivait
réellement M. de Bismarck. Veut-il montrer qu'il est homme à par-
tager ses faveurs, qu'il n'a pas besoin de l'Autriche et qu'il pour-
REVUE. — CHRONIQUE. 235
rait lui mesurer ou lui faire payer l'appui qu'il lui a promis, que le
comtf Kainoky se flattait, il n'y a pas longtemps encore, d'obtenir
dans tous les cas? Veut-il refaire à sa manière l'alliance des trois
empereurs? Un fait reste sensib'e. Dans la situation, telle qu'elle appa-
raissait il y a quelques mois, la Russie était une des puissances contre
lesquelles on croyait devoir nouer toute sorte d'alliances et prendre
des garanties; dans la situation telle qu'elle apparaît aujourd'hui, la
Russie reprend sa place d'alliée, d'amie de l'Allemagne. S'il n'y a pas
eu un changement de front complet, il y a du moins une certaine
évolution, un certain déplacement du système diplomatique au centre
de l'Europe.
Rien de plus simple, dira-t-on, il n'y a en tout cela aucun mystère.
M. de Bisuiaick veut avant tout la paix, et s'il se rapproche aujour-
d'hui de la Russie, c'est qu'il cherche à multiplier, à fortifier les garan-
ties de paix en supprimant ou en atténuant des antagonismes qui ont
excité dans ces derniers temps des ii quiétudes, qui pourraient con-
duire un jour ou l'autre à de redoutables conflits. 11 n'y a là rien qui
puisse émouvoir l'Autriche, non plus que l'Europe. La réconciliation
de l'Allemagne avec la Russie ne se fait pas au détriment de l'alliance
avec l'Autriche, et le prince Orlof ne va pas à Berlin pour appuyer
un sjsième d'hostilité contre la France. 11 n'y a qu'une garantie de
plus pour la sf^curité de l'Europe. Voilà tout. — C'est encore possible.
11 se peut que M. de Bismarck, en essayant de faire revivre l'alliance
des trois empires, n'ait d'autre préoccupation que la paix; il se peut
aussi que sa prévoyance ait jugé utile de relier encore une fois le fais-
ceau des grandes forces conservatrices du continent pour l'opposer, s'il
le fallait, aux éventualités révolutionnaires qui pourraient se pro luire.
Il a pu rêver de reconstituer une certaine solidarité de vues et de con-
duite entre l'Allemagne, la Russie et l'Autriche dans les afl"aires inté-
rieures comme dans les affaires extérieures des trois empires. C'est, à
tout prendre, une politique qui n'a rien de nouveau, qui a été long-
temps pratiquée par M. de Metternich, dans des ci^constanc^^s diffé-
rentes, à une époque où l'influence directrit e éiaii à Vienne, à la chan-
cellerie de cour et d'état. Seulement, M. de Metternich représentait une
puissance qui a toujours vécu, qui vit encore par l'équilibre des forces,
première condition de la paix. M. de Bismarck représente une puis-
sance qui s'est formée par la conquête, qui a l'ambition de la prépon-
dérance. Il agit en politique qui se sert alt>-rnativement de toutes les
a'Iianres sans m<^nager ses alliés, sans craindre les évolutions, et c'est
ce qui fait que, da'is tous s<^s mouvemens, il y a toujours quelque chose
d'énigmatique et d'inquiétant même pour ceux qui sont liés à sa for-
tune.
Que la politique soit laborieuse partout aujourd'hui, hors du conti-
23 'l REVUE DES DEUX MONDES.
nent comme sur le continent, cela n'est point douteux. Elle est labo-
rifii?e pour la lihre Aiigleterr»^ elle-même, qui a, certPS, au moment
présent, une rude affaire à débrouiUpr et à dt^nouer en Egypte et dans
Je Soudan. Lss déliais engagés dès le début de la session du parleint^nt
sur cette inextricable et dangereuse affaire se sont prolongés d'une
manière presque démesurée dans la chambre des communes, et, en
définitive, le gouvernement est sorti viciorieux de cette première
épreuve. La motion de censure, proposée par le chef de l'opposition
sir Stafford Northcote, a été repoussée; la majorité libérale est restée
fidèle à M. G adstone.
Ce n'est pas cependant une victoire bien brillante ni absolument
décisive. La majorité a été moins considérable qu'on ne le pensait, et,
si le ministère a eu le succès du scrutin, on ne peut pas dire que la
discussion lui ait été aussi complètement favorable. Toute la puissance
de parole de M. Gladsione n'a pu réussir à pallier les cruelles rédliiés
d'une situation que les fautes ont incessamment aggravée. La poli-
tique ministérielle a trouvé des adversaires ou des censeurs non-seu-
lement parmi les tories, mais parmi les libéraux eux mêmes. Des
hommes comme M. Forster, rancien ministre pour l'Irlande, comme
M. Goschen, l'ancien ambassadeur de la reine à Coustantinople, comme
M. Cariwright, n'ont pas hésité à critiquer vivement celte politique,
à la représenter teUe qu'elle a été, « inconséquente et vacillante »
depuis le commencement de l'intervention en É-rypte, La discussion
tout entière a montré le gouvernement anglais s'engageant sans savoir
otj il allait, hésitant toujours à prendre des mesures sérieuses, lais-
sant grossir les dangers par imprévoyance, jusqu'au moment où il n'y
a plus eu moyen de se méprendre et oii, au lieu de quitter l'Egypte,
comme on le disait, il a fallu songer à y envoyer tardivement des forces
nouvelles. Voilà ce qu'il y a de dur, de l'aveu même de bien des
amis du gouvernement. Le ministère n'a pas moins triomphé malgré
tout, et s'il a eu pour lui le scrutin, il l'a dû à un certain nombre de
raisons qui n'ont rien à voir avec l'approbation de la conduite qu'il a
suivie. La première raison, c'est que, si les adversaires du cabinet, les
tories, ont pu critiquer vivement, amèrement tout ce qui a été fait en
Egypte depuis quelques mois, ils se sont montrés un peu plus embar-
rassés pour dire ce qu'ils auraient fait, ce qu'ils feraient encore. Ils
ne feraient pas après tout beaucoup plus que ce que le gouvernement
se dispose à faire aujourd'hui. D'un autre côté, les libéraux indépen-
dans comme M. Forster et M. Goschen, qui n'ont pas caché leur opinion
sur les affaires d'Egypte, avaient nettement fixé d'avance la limite et
la portée de leur opposition. Ils voulaient bien combattre la politique
qui a été suivie, ils n'entendaient pas refuser leur vote au ministère,
au risque de « donner carte blanche à lord Salisbury. » Ils sont restés
BEVUE. — CHRONIQUE. 235
fidèles à la discipline du parti libéral en mettant au-dessus de tout
l'existence du cabinet. 11 y a entîn une considération qui a eu sans
doute son iullu^^nce, qui a dominé ces débets, c'est que si le ministère
éiait renversé, il faudrait dissoudre le parlement, recourir à des é ac-
tions, et aux yeux de bien des hommes prudens, le moment semblait
assez mal choisi pour provoquer dans le pays une crise d'agitation
électorale pendant laquelle la politique de l'Angleterre resterait pour
ainsi dire en suspens.
La vérité est que la situation est devenue assez grave pour qu'il n'y
ait plus un instant à perdre; et le cabinet anglais, averti par les der-
niers débats (lu parlement comme par les évéuemens qui se pressent
sur le Haut- Nil, est nécessairement obligé de se décider à une action
coordonnée, énergique. Qu~en est-il, en elTet? De toutes ces immenses
contrées du Soudan, du Darfour, du Sennaar, qui ont été conquises
depuis un demi-siécle par les É.,'ypiiens, qui ont été divisées en trois
grands gouveinemens des bords de la Mer-Rouge au fond du désert,
la plus grande partie est déjà envahie par l'insurrection des tribus
ralliées au drapeau du mahdi; les lieutenans de celui qu'on appelle
encore le faux piophète menacent Khartoum et s'avancent vers la Mer-
Ruuge, dans ces régions où Hicks-Pacha, Baker-Pacha ont eu leurs
sanglans revers. Il ne s'agit plus même de décider l'abandon du Sou-
dan; il s'agit de savoir comment on pourra quitter ces contrées sans
laisser en souffrance la dignité et le pret^lige des armes anglaii^es déjà
er>gagées, sans compromettre aussi la sécurité de la Basse-Ég\pte (Ile-
même. Le cabinet anglais avait mis un moment son espoir dans un
commissaire un peu extraordinaire, Gordon -Pacha, qu'il avait envoyé
à Khartoum avec la mission de préparer le mieux possible l'évacuation
du Soudan; mais Gordon, qui ne manque pourtant pas de résolution
au milieu des périls et qui vient de le prouver dans son vojoge à tra-
vers le désert infesté de bandes ennemies, Gordou paraît avoir com-
pris sa mission d'une étrange manière. H s'est prêté à tout ce que la
population de Khartoum a voulu; il a laissé brûler les registres des
impôts: il a publié une proclamation promettant le rétablissement de
la liberté du commerce des esclaves. 11 a rendu les armes devant l'in-
surrection, et, avec tout cela, il n'est peut-être pas bien sûr de se tirer
d'affaire jusqu'au bout. Le cabinet de Londres avait pris une mesure
qui pouvait être plus sérieuse et plus efficace. Il avait envoyé à Soua-
kim, dans la Mer-Rouge, des forces anglaises qui, réunies aux troupes
égyptiennes, devaient délivrer quelques-unes des garnisons les plus
rapprochées et surtout dégager la place de Tokar, déjà cernée par les
soldats du mahdi; mais les forces anglaises sont arrivées trop tard.
Tokar avait déjà capitulé et était eniro les mains d'un des lieutenans
du mahdi, d'Osmau-Digma. Et qu'on remarque bien les terribles con-
236 REVUE DES DEUX MONDES.
séquences de ces complications du Soudan, des victoires du mahdi,
des progrès de l'insurrection. Ces événemens ont démoralisé les sol-
dais égyptiens, sur lesquels on avait compté jusqu'ici et qui sont main-
tenant en pleine révolte, qui refusent de marcher avec les Anglais; ils
ont retenii jusque dans la Basse-Egypte, jusqu'au Caire, où, depuis
quelques jours, s'est produite une singulière fermentation, de sorte
que l'Angleterre se trouve dnns les conditions les plus graves, exposée
de toutes parts aux plus pressans dangers.
Si le ministère a gardé malgré tout la confiance du parlement dans
les derniers débats, c'est que la situation n'apparaissait peut-être pas
encore avec ce carartère de gravité qui ne s'est révélé que depuis quel-
ques jours. Désormais les faits sont crians, et, si le cabinet ne se
hâtait d'agir, de prendre les mesures les plus vigoureuses pour réta-
blir les affaires de l'Angleterre en Egypte, il ne serait plus sauvé sans
doute par la discipline des libéraux; en dépit de ia popularité de son
chef, M. Gladstone, il irait au-dt^vant d'un inévitable et irréparable
échec dans la chambre des communes elle-même, qui ne lui pardon-
nerait pas d'avoir compromis l'orgueil et les intérêts britanniques. Il
paraît bien le comprendre. Il a, dit on, envoyé au comman lant du
petit corps expi^diiionnaire de Souakim, au général Graham, l'ordre de
marcher sur l'ennemi, de réparer les désastres d'Hicks-Pacha, de
Baker- Pacha et de la capitulation deTokar. D'un antre côté, il demande
des crédits pour expédier tous les renforts nécessaires. C'est le com-
mencement; mais cela ne dit pas encore ce que le gouverneiijent de
la reine se propose de faire, et lord Granville refusait hier de répondre
à ce sujet. A l'heure qu'il est, les fictions ne serviraient plus à rien.
Il n'y a plu-; guère à s'occuper du khédive, qui n'est qu'un pouvoir
nominal; il n'y a plus à compter sur les soldats égyptiens, même
comme auxiliaires. C'est l'Angleterre seule qui est en jeu, qui est obli-
gée de faire, face à toutes les difficultés, à tous les dangers par ses
propres forces. Abandonner le Soudan n'est plus une opération aussi
simple qu'on le croirait, maintenant qu'on a laissé grandir l'autorité
mystérieuse de ce mahdi qui trouve peut-être des alliés dans tout le
monde musulman; l'Angleterre ne peut l'accomplir qu'en faisant sen-
tir d'abord le poids de sa puissance, en créant des positions de défense
propres à garantir la sécurité de la vallée du Nil. Après cela, il lui res-
tera encore à réorganiser l'Egypte, à refaire toute une situation. Elle
ne peut qu'à ce prix retrouver son ascendant. C'est un intérêt anglais
sans doute, c'est aussi désormais, il faut l'avouer, un iniérèt euro^
péen, un intérêt de civilisation.
CH. DE MAZÂDE.
REVUE. — CHRONIQUE. 237
MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE.
Bien que l'emprunt émis le 12 du mois courant en rente 3 pour 100
amortissable ait complètement réussi en fait, puisqu'il a été plus que
couvert par les seules souscriptions en titres libérés, le marché de nos
fonds publics s'est comporté pendant la seconde quinzaine de février
comme si le ministre des finances avait éihoué dans sa tentative auprès
de l'épargne française, et que le trésor n'eût pas reçu les 350 millions
dont l'appoint était nécessaire pour parer à l'ensemble des dépenses
de l'exercice 188/i. C'est que l'opinion publique n'a pu se tromper sur
le véritable caractère de la souscription, lorsque des chiffres portés
olTicieliement à la connaissance du public ont établi que la chambre
syndicale des agens de change, le Crédit foncier, le Crédit lyonnais, la
Banque de Paiis et trois ou quatre autres sociétés de crédit avaient
absorbé tout l'emprunt et que le petit public, surtout dans les dépar-
temens, n'avait pour ainsi dire pris aucune part à l'opération. On n'a
pas fait connaître le nombre des souscriptions par unités. Ce nombre
doit être relativement insignifiant. On sait seulement que, même avec
l'attribution d'une obligation entière (15 francs de renie amortissable)
à chaque fraction, inférieure à ce chiffre, résultant de la répartition,
les souscripteurs en litres Hbérés ont pu obtenir 60 pour 100 environ
de leurs demandes.
La spéculation à la baisse, qui épiait l'occasion d'une revanche sur
les mécomptes qu'on lui avait fait subir en janvier, n'a pas manqué
de peser lourdement sur les cours aussitôt que le fait du non-classe-
ment de l'emprunt est devenu évident pour le marché. La nouvelle
rente est tombée sans la moindre résistance au-dessous du taux
d'émission et ne l'a plus repris jusqu'ici. Nos autres fonds publics ont
reculé du même pas, et 1h k 1/2, que l'on avait vu coté 107 francs le
2 février, tombait à 105.15 le 20 du même mois.
Il est vrai que la spéculation à la baisse, servie à souhait par les
événemens, venait de trouver une arme excellente dans les décisions
adoptées par une commission parlementaire concernant diverses modi-
238 KEVDE DES DEDX MONDES.
fications à apporter dans l'assiette de rinipÔL. Cette commission, dont
l'existence et les travaux étaient restés jusqu'alors complètement
igiioiés, se révélait avec un à-propos remarquable, dès le lendemain
de la souscription à l'emprunt, par une proposition d'impôt sur la
rente, se rattachant d'ailleurs à tout un système de taxes destinées à
permettre le dégrèvement, jusqu'à concurrence de 250 millions, des
impôts sur les boissons et autres objets de consommation. Ces taxes
porteraient sur les valeurs mobilières, sur les biens fonciers, sur les
créances hypothécaires, sur les traiiemens des fonctionnaires et des
employés du commerce et de l'industrie, enfin sur toutes les rentes
françaises.
La publication des décisions prises avec tant d'opportunité par la
commis>ion « de la banqueroute partielle » a exercé sur les cours une
influence déplorable conire laquelle n'ont pu réagir avec assez de force
les objections et les critiques qui, de tous les côtés, se sont élevées
contre des propositions si peu politiques et si déraisonnables. Le gou-
vernement s'est hâté de faire savoir ollicieusement qu'il repousserait
énergiquement tout projet d'impôt sur la rente. Comme il était dilFi-
cile que le cabinet laitsàt planer le moindre doute sur ses intentions à
cet égard, la déclaration trop aisément prévue n'a produit aucun effet
et n'a pas rassuré l'opinion publique, qui craint que la majorité de la
chambre, après avoir reculé d'abord devant l'expédient proposé, ne
finisse par se laisser séduire en faveur d'un moyen si commode de
constituer au budget de nouvelles ressources.
La Bourse a eu à redouter, en outre, pendant cette quinzaine, les
conséquences d'un conflit entre le gouvernement et la commission de
l'enseignement primaire. Le cabinet Ferry, en préparant le budget de
1885, s'est aperçu que, même en maintenant les dépenses strictement
au même chiffre, à quelques millions prè.s, que pour 188/i, il ne pour-
rait placer en regard un chiffre é juivalent de recettes qu'en recou-
rant à diverses mesures destinées à assurer plus rigoureusement la
perception de certains impôts qui donnaient lieu jusqu'ici à de nom-
breuses fraudes. Encore faut-il tenir compte des moins-values pro-
bables dans le rendement des contributions indirectes, le seul mois
de janvier ayant présenté déjà une insuffisance de 8 millions. Le cabi-
net a donc pris la résolution de repousser toute demande de dépense
nouvelle et, par conséquent, de combattre toute proposition de loi
dont l'adoption aurait pour effet de nécessiter l'inscription au budget
de nouveaux crédits.
Or la chambre allait avoir à discuter un projet de loi relatif à l'or-
ganisation de l'enseignement primaire, ^t dont une des clauses, portant
augmentation des traitemens des instituteurs et des institutrices, devait
entraîner une dépense nouvelle s'élevant à 16 millions, selon les uns, à
REVDE. — CHRONIQUE. 239
plus de 20 millions, selon les- autres. M. Ferry et M. Tirard ont déclaré
devant la commission qu'ils corubatiraient cette clause, que, d'autre part,
la conimist^ion a décidé de nuiintenir. C'est à la chambre qu'il appartien-
dra de résoudre la question. La commission du budf<et a pris parti
pour le gouvernement, et tout porte h croire que les dispositions finan-
cières du projet de loi actuf llement en discussion devant la chambre
en seront détachées pour être examinées spécialement à l'époque du
débat sur le buget de 1885.
Le gouvernement avait fait encore une autre déclaration en vue de
rassurer le monde financier. Fixant le montant du l.udget extraordinaire
à 203 millions, il annonçait que le trésor n'aurait pas besoin de recou-
rirà l'emprunt pour se procurer cette somme. Mais lorsqu'on a su que
c'est par l'émission d'obligations quinqutnnaires et sexennaires que le
ministère des finances entendait obtenir ces 203 millious, on s'est
demandé en quoi cette émission différait d'un emprunt,
'Jeiles soni les considérations qui ont convaincu la spéculation de
l'iiijpossibiliié de faire réuï-sir, dans les circonstances actuelles, un
mouvement de hausse de quelque importance. Toutefois, comme les
baissiers avaient un peu trop fortement pesé sur les cours, que l'argent
se mainienait très abondant, et qu'à tout prendre, la situation poli-
tique ei financière ne semblait receler aucun périi imiuédiat, les ban-
quiers qui se sont chaigés du fardeau de la nouvelle renie amortis-
saL)le (ait travaillé pendant les dix derniers jours du n.ois à relever
les cours des rentes dans une pioportion suCisante pour ramener et
maintenir les prix de l'emprunt récent aux envin ns ou taux d'émis-
sion. Ils ont obtenu sans peine ce résultat modeste, et depuis quelques
jours les rentes se sont établies à un niveau légèrement supérieur aux
plus bas cours cotés en février.
Les faits qui viennent de se passer depuis quelques mois prouvent
de plus en plus clairement que, si les pouvoirs publics en France n'y
prennent pas garde, les fàcheus s pratiques bud^étairts auxquelles on
doit le discrédit actuel des meilleures valeurs françaises et les inquiétudes
sur l'avenir de nos finances accemueront la tendance qui pousse déjà
l'épargne à se détourner de nos fonds publics pour se porter sur cer-
tains fonds d'état étrangers qui n'ont cessé de voir leurs cours s'élever
pendant que la baisse sévissait sur notre marché. Les fonds russes,
autrichiens, hongrois, sont tenus depuis longtemps sur toutes les places
du continent avec la plus remarquable fermeté. L'Extérieure d'Espngne
a pu se relever à 60, grâce au retour des conservateurs au pouvoir à
Madrid. C'est l'Italien surtout qui a profité des dispositions moroses
des capitaux français à l'égard des rentes françaises, disposiiions qui
ne tarderaient pas à provoquer un déclassemeut redoutable, si d'aven-
ture la chambre montrait quelque hésitation à repousser des propobi-
2ZlO REVUE DES DEUX MONDES.
tions dans le genre de celles dont vient de la saisir la commission de
l'assiette de l'impôt.
La faiblesse des rentes, au début de cette quinzaine, avait causé
dans le public des capitnlistes un assez vif émoi pour amener en grand
nombre sur le marché les actions des compagnies de chemins de fer.
Le public est frappé de la persistance des diminutions de recettes, et
se demande si, les rentes étant en baisse et le trafic diminuant, les
actions de chemins de fer ne sont pas à des prix très élevés pour les
revenus que les conventions nouvelles permettent d'en attendre. Les
offres ont porté principalement sur les titres du Lyon et du Nord.
L'Orléans et le Midi n'ont pas fléchi. D'ailleurs la réaction avait déter-
miné promptement quelques rachats. Quant aux obligations, elles ne
paraissent avoir rien perdu de la faveur du public, et les capitaux les
recherchent de préférence à nos différens types de rente. Il en est de
même, toute proportion gardée, en ce qui concerne les obligations
des chemins étrangers.
Les transactions ont été à peu près nulles sur toutes les valeurs
autres que les rentes et les actions et obligations de chemins de fer,
La spéculation délaisse aussi complètement que jamais .les actions des
institutions de crédit. Les titres de la compagnie du Canal de Suez
ont eu des variations assez étendues, mais sans que les affaires aient
été pour cela bien animées. L'action a perdu, puis repris et dépassé le
cours de 2,000 francs.
Le 12 mars doit avoir lieu la réunion des actionnaires du Canal de
Suez. Cette réunion est attendue avec impatience par tous ceux qui
espèreni que les explications de M. de L^sseps dissiperont les obscu-
rités accumulées et présenteront sous son vrai jour le traité inter-
venu entre le président de la compagnie du Canal de Suez et ses
cliens anglais. On dit que M. de Lesseps a assuré, par ce traité,
20 pour 100 aux actionnaires du canal, et qu'au-delà de ce quantum,
les bénéfices seront partagés de manière à faciliter l'abaissement pro-
gressif des taxes. Nous croyons ces renseignemens exacts, et que la
séance du 12 mars les confirmera.
Les valeurs ottomanes ne se sont pas relevées, mdgré l'ajourne-
ment de la conversion des titres. La gravité des nouvelles d'É^ypte a
fait perdre quelques francs à l'Obligation unifiée.
Le directeur- gérant : G. Buloz.
ANDRÉE
DEUXIEME PARTIE ( 1 ).
VIII.
Le château des Charmilles, que M. Passemard avait acheté au
comte de Garamante, est situé dans le voisinage de la forêt de
Fontainebleau, au sommet d'une colline d'oîi le regard embrasse
un de ces paysages sans grandeur, mais non pas sans charme,
qu'on trouve aux environs de Paris. Le parc descend en pente très
douce jusqu'à la Seine : les molles sinuosités de la plus noncha-
lante des rivières se déroulent entre les coteaux boisés de la rive
gauche, et, à droite, une vaste plaine où la moisson, verte en avril,
jaunissante en juin, dorée en août, ondule à perte de vue. A quelque
distance du clmteau, sur la lisière de la forêt, le pavillon de chasse
habité par M. de Garamante pendant la belle saison dresse son toit
pointu au-dessus d'un bouquet de bois.
Vers le milieu de juin 1877, la famille Passemard quitta Paris et
s'installa aux Charmilles. Henri Mareuil se félicita fort de ce départ.
Depuis un mois qu'il avait pris possession de ses fonctions ofTicielles
et secrètes, il avait seulement entrevu, aux heures des repas, la
fille de M. Passemard et échangé avec elle quelques paroles insi-
gnifiantes. Le nom de Jacques avait à peine été prononcé. Aussi
fut-ce avec un peu de surprise qu'il entendit un soir, à la fin du
dîner, Andrée lui dire tout à coup :
(1) Voyez la Revue du 1"" mars.
TOME Lxii. — 15 ii.vr.s 188i. 16
242 REVUE DES DEUX MONDES.
— Eh bien! monsieur Mareuil, avez-vous reçu des nouvelles d'Italie?
— Aujourd'hui même, mademoiselle. Le piéton m'a remis tout à
l'heure une lettre de Jacques,
— A-t-il fait bon voyage ?
— Excellent.
— Et que vous dit-il d'intéressant?
— Mon Dieu, pas grand' chose. Il a passé quelques jours à Turin,
à Gênes, et se propose d'arriver à Florence seulement vers la fm de
la semaine. Il ne se presse pas et prétend qu'on doit déguster l'Ita-
lie à petits coups, comme un verre de vin vieux.
— Est-ce tout ?
'— Mais oui, à peu près... Ah! j'oubliais une commission : Jacques
me charge de présenter son respect à M""^ votre mère et à M. Passe-
mard.
— Ah!..
Elle changea brusqiîement de sujet et il ne fut plus question du
voyageur .
Henri avait supprimé à dessein, dans le compte-rendu de la lettre,
tout ce qui avait trait à Andrée. C'était une petite expérience qu'il
tentait, afin de savoir comment la jeune fille accepterait cette pré-
tendue indifférence de Jacques.
Andrée fut, ce soir-là, de très méchante humeur. Elle s'était
assise dans un coin du salon, la tête renversée sur le dossier de
son fauteuil, et regardait obstinément en l'air, sans rien dire, tan-
dis que son père étudiait les cours de la Bourse et que Maxime
cherchait dans ses journaux de sport des révélations sur les per-
formances de différons chevaux. Après un assez long silence,
M""® Passemard, qui ne cessait de s'agiter sur sa chaise et pous-
sait de gros soupirs en regardant sa fille, interrompit un travail
de couture pour lui dire :
— Est-ce que tu es souffrante, Andrée?.. C'est sans doute le
changement d'air?.. Veux- tu prendre une tasse de camomille?
M""® Passemard avait une dévotion particulière pour cette tisane
et la préconisait avec autant de confiance contre les idées noires
que contre les crampes d'estomac. Andrée se redressa brusque-
ment et répliqua d'une voix irritée :
— Mais non, je ne suis pas souffrante ! Je me tais , voilà tout.
C'est une persécution , ma mère , de me proposer une tasse de
camomille toutes les fois que je n'ai pas envie de parler.
— Allons, Bichette, dit Passemard, du calme! Ne sois pas ner-
veuse comme cela, que diable ! Ça t'ennuie un peu d'avoir quitté
Paris, n'est-ce pas? Te voilà bien malheureuse!... Voyons, il faut
te distraire... Veux-tu faire un besigue avec moi ou ton frère?
— Non, merci, jouez ensemble.
ANDRÉE. 243
— Viens-tu faire un tour au potager?.. Allons voir les melons, dis,
veux-tu, pendant qu'il fait encore un peu jour?
— Non, il y a trop d'humidité. Allez prendre l'air tous les deux.
Je reste ici.
Elle se leva nonchalamment, étendit les bras en bâillant, s'appro-
cha de la table où Henri lisait, tout en l'observant du coin de l'œil,
feuilleta V Illustration et le Tour du Monde, parcourut le sommaire
d'une revue, puis, se laissant tomber d'un air découragé sur le
tabouret de son piano, elle jeta au hasard quelques accords et se
mit à chanter :
Ah ! si vous saviez comme on pleure
De vivre seul et sans foyers,
Quelquefois devant ma demeure
Vous passeriez!
Si vous saviez que je vous aime,
Surtout si vous saviez comment,
Vous entreriez peut-être même
Tout simplement !
Après un silence, elle reprit la seconde strophe d'une voix lente,
termina avec une fort belle note grave et resta pensive, oubliant ses
doigts sur le clavier.
— Jolie musique I dit Henri.
— Belles paroles! répliqua- t-elle... Bonsoir! ma mère... Déci-
dément, je suis fatiguée. Je vais me coucher... Bonsoir! mon-
sieur Mareuil... Veuillez, dit-elle avec un peu d'affectation, me
rappeler au souvenir de Jacques quand vous lui écrirez...
— Vous rappeler à son souvenir, mademoiselle!.. Je ne pense
pas que cela soit nécessaire, répondit- il à voix basse après une
seconde d'hésitation et en s'eîforçant d'atténuer, par l'innocence
de son air, la hardiesse de sa réponse.
Elle sortit. « Tiens ! tiens ! pensait-elle en montant à sa chambre,
il paraît que ce bon Jacques n'a pas voulu quitter Paris sans laisser
auprès de moi un fondé de pouvoirs, et c'tst à M. Mareuil qu'il a
confié sa procuration... Oh! mais cela devient très amusant, alors ! »
La chambre de la jeune fille communiquait de plain-pied avec un
balcon par une porte-fenêtre. Andrée l'ouvrit, et, appuyée sur la
grille, elle regarda. C'était une de ces claires nuits d'été qui ajou-
tent on ne sait quel mystère et quel recueillement à la majesté des
grands bois. La lune baignait de sa lumière lactée une immense
pelouse, qui, entourée par les masses sombres des taillis, semblait
une nappe d'eau phosphorescente bordée par de noires falaises.
Dans l'air apaisé flottaient ces vagues parfums qui sont l'haleine
244 REVUE DES DEUX MONDES.
nocturne des champs. Ils sortent non pas seulement des fleurs,
mais aussi de la bonne terre nourricière qui ouvre tous ses pores
à la fraîcheur du soir, des herbes que la rosée vivifie, des feuillages
frissonnant sous la caresse 'd'une brise légère, des troncs mêmes,
dont l'écorce est gonflée par le flux puissant de la sève. Au milieu
du grand silence des êtres et des choses, seul, un mélancolique
oiseau de nuit jetait son cri monotone, dont la note unique, infini-
ment triste et douce, traversait l'espace à intervalles réguliers et
se perdait au loin dans la campagne endormie.
Si peu sensible que fût d'ordinaire Andrée à la grandeur simple
des spectacles de la nature, la poésie de cette nuit splendide avait
un charme si pénétrant que la jeune fille se sentit gagnée après
quelques minutes de contemplation par une émotion inconnue. Elle
songea à son ami absent; elle revit Jacques tel qu'il lui était apparu
un instant dans le petit salon, après le bal, non pas triste et timide
comme de coutume, mais la voix impérieuse, le geste dominateur,
les yeux pleins de flamme. Pourquoi n'est-il pas toujours ainsi?
pensa-t-elle. Puis, par un retour sur elle-même, elle se prit à regret-
ter amèrement le vide et l'inutilité de sa vie : Que devenir? Attendre
encore ou bien épouser Jacques? Mais est-ce que je sais seulement
si je l'aime, moi, ce chevalier de la Triste Figure!.. M'"^ Jacques
Henriot : belle situation dans le monde!.. Dieu! que je suis seule et
que je m'ennuie!
Elle en était là de ses réflexions quand un pas résonna au-dessus
de sa tête. C'était Henri qui rentrait dans sa chambre, à l'étage
supérieur. Sa fenêtre était ouverte : Andrée l'entendit fredonner
d'une jolie voix de ténor :
Si vous saviez que je vous aime.
Surtout si vous saviez comment...
— Tiens! se dit-elle en quittant le balcon, ce n'est pas comme
son ami : il est musicien, lui, au moins!
Et elle ferma doucement sa fenêtre, tandis que le jeune homme
se mettait à la sienne pour se reposer, en regardant cette belle soi-
l'ée, d'une longue et fastidieuse conversation politique qu'il venait
de soutenir au salon. M. Passemard avait cru devoir discuter avec
lui les principaux points de la profession de foi qu'il se proposait
d'adresser bientôt aux électeurs de sa circonscription.
IX.
Le lendemain matin, Henri, après avoir écrit au nom de M. Passe-
mard quelques lettres à des électeurs influens de l'arrondissement, se
ANDRÉE. 2Zi5
promenait dans le parc, une heure avant le déjeuner, lorsqu'il aperçut
Andrée au bout d'une allée. La jeune fille était accompagnée de son
chien, et, tout en marchant, agitait au-dessus de la tête de Sloug un
de ces longs gants de peau de daim qui montent jusqu'au coude.
Le bel animal, sollicité par cette agacerie coutumière, se ramassait
sur lui-même en ployant comme un arc son échine maigre où les
vertèbres saillaient sous la peau, puis détendant tout d'un coup les
ressorts de son corps souple et nerveux, il bondissctit, la gueule
ouverte, d'un si vigoureux élan, que ses dents aiguës effleuraient
chaque fois le gant brusquement élevé. En dépit de ses préven-
tions contre Andrée, Henri fut obligé de s'avouer qu'il avait sous
les yeux un charmant tableau. Il le contemplait en souriant, appuyé
contre le tronc d'un des énormes frênes qui bordaient l'allée, lorsque
la jeune fille l'aperçut tout à coup, parut très surprise, jeta un :
« Sloug à bas! » qui interrompit le jeu, et s'adressant à Henri :
— Ah ! monsieur, ce n'est pas bien ! dit-elle d'un air mutin et
enjoué; vous auriez dû vous faire voir pour m'éviter d'être prise
en flagrant délit d'enfantillage... J'en suis toute rouge, voyez plu-
tôt... Sans compter que vous vous moquiez de moi...
— Dieu m'en garde, mademoiselle!.. Je souriais à un souve-
nir,., un souvenir de ce bal du mois dernier où j'eus l'honneur de
vous être présenté.
— Un souvenir du bai?.. Peut-on vous demander?.,
— Certainement. Jacques prétendait ce soir-là qu'avec votre coif-
fure grecque vous ressembliez à une jeune Diane.
— Vraiment... Hé bien?
— Eh bien ! je me disais tout à l'heure, en vous voyant venir avec
votre dogue, que Jacques avait raison.
Elle le regarda bien en face et répondit :
— Monsieur Mareuil, est-ce que votre ami vous a chargé en
partant de me faire des madrigaux à sa place?
Bien qu'Henri fût l'homme le moins timide de la terre, il faillit
perdre à cette question toute son assurance et resta penaud pen-
dant une seconde, car k raillerie de la jeune fille réveillait précisé-
ment un vague remords, qu'il avait éprouvé au moment même où
il achevait la phrase malencontreuse.
Elle sourit en le voyant si confus et reprit :
— Croyez bien au moins que je ne vous en veux pas. Je con-
state seulement que vous savez tourner un compliment plus galam-
ment que ce bon Jacques... H n'y connaît pas grand'chose, ce cher
ami ! . .
— Et je l'en félicite, mademoiselle, car Jacques n'est pas de ces
hommes qui possèdent pour tout mérite l'art de chatouiller agréa-
blement la coquetterie des femmes. C'est un noble cœur...
246 REVUE DES DEUX MONDES,
— Oui, oui, il y a longtemps que je le sais. Ne vous fatiguez pas
à dresser l'inventaire de ses vertus. Pas tant de cbaleur, monsieur
Mareuil!.. On dirait, je vous assure, que vous faites un acte de con-
trition !
— Vous vous trompez, mademoiselle; c'est un acte de foi en
l'amitié qui m'unit à l'un des hommes les plus...
— Ah! mon Dieu, voilà que vous recommencez! Mais vous allez
me le rendre odieux si vous continuez... Et ce n'est pas pour cela
que vous êtes ici j'imagine?..
Le petit rire moqueur qui accompagnait cette phrase déplut fort
à Henri. 11 aurait voulu riposter par un de ces mots incisifs dont il
n'était jamais à court d'ordinaire. Mais toute sa présence d'esprit,
toute sa verve caustique, l'avaient soudain abandonné. ïl ne trouva
rien à répliquer. Andrée parut enchantée de sa victoire, et, renon-
çant à continuer les hostilités contre un adversaire qui ne se défen-
dait plus, elle porta la conversation sur un autre terrain.
— A propos, dites-moi donc où en est la candidature de mon
père? La campagne est-elle engagée? Croyez-vous au succès?
— M. votre père a beaucoup d'atouts dans son jeu : une grande
situation industrielle, de la fortune, le patronage du comité répu-
blicain qui siège à Paris, enfin son mérite, qui...
— Oui, oui, passez. C'est comme pour les vertus de Jacques, je
suis au courant.
Il la regarda avec un peu d'étonnement et reprit :
— Je dois ajouter cependant que la circonscription ne me paraît
pas très bonne.
— Bah! ne peut-on pas la bonifier, en y mettant le prix?
— Mademoiselle, je vois avec admiration que les mœurs électo-
rales de notre beau pays n'ont plus de secret pour vous et que le
mécanisme du suffrage universel vous est connu jusque dans ses
rouages les pins délicats,
— Moi qui vous croyais républicain, monsieur Mareuil!
— Vous pouvez même dire, mademoiselle, que je suis un peu
jacobin. Seulement j'appartiens à la nouvelle école, celle en qui la
conviction se combine dans une mesure heureuse avec la clair-
voyance... On peut aimer la bonne cuisine, je vous assure, tout en
sachant comment se font les sauces.
— Ah! monsieur, si Jacques vous entendait!
— Jacques n'a pas le sens politique. C'est un artiste et un poète,
un tempérament de héros ou d'apôtre. Ce qu'il aime dans la répu-
blique» c'est moins une forme politique qu'un état social destiné à
inaugurer dans le monde le règne de la fraternité. Cette même
chaleur de cœur a fait de lui le chrétien dont la ferveur m'inspire,
je l'avoue, plus de respect que d'émulation.
ANDREE.
247
— Du respect!.. Un peu de pitié suffirait peut-êlre.
Henri, très surpris de cette brusque profession de foi, se trouva
de nouveau dans la position fort embarrassante d'un garçon d'es-
prit qui cherche une réponse et ne la trouve pas. Elle reprit :
— Je vois que je vous scandalise. Une femme libre penseuse, fi
donc! Rassurez-vous, monsieur, et ne m'exorcisez pas Je respecte
les convenances et n'affiche pas plus mon scepticisme que je n'al-
lume dans la rue les délicieuses cigarettes hongroises que j'aime
tant à fumer dans mon atelier. Je vais à la messe, monsieur Mareuil,
dites-le bien à Jacques. Je sors à l'instant même de l'église, et,
tenez, voici mon livre d'heures.
Elle ouvrit le fermoir de l'aumonière qu'une double chaînette
d'argent bruni suspendait à sa ceinture de cuir et en tira un ado-
rable petit livre, véritable merveille de typographie, qu'elle tendit
à Henri. C'était une édition elzévirienne des poésies de SuUy-
Prudïiomme.
— Oui, dit-elle, c'est là-dedans que je hs ma messe, avec une
attention qui paraît fort édifiante à toutes les dévotes du pays...
— Vous aimez beaucoup la littérature, mademoiselle?
— Beaucoup, — plus même que la peinture et que la musique.
— Moi, je mets la musique au-dessus de tout.
— Je m'en doutais, vous êtes très musicien.
— Moi, musicien! Par exemple! je ne joue pas même du piano.
— C'est possible, mais vous avez la voix juste et d'un très joli
timbre.
— Ah! voilà qui est fort!.. Me direz-vous, mademoiselle?,.
— Qui donc chantait, hier soir, vers onze heures, à sa fenêtre :
Si vous saviez que je vous aime,
Surtout si vous saviez comment...
— Yous m'entendiez donc! Je suis confondu, en vérité!
— Je vous assure qu'il n'y a pas de quoi. Par ce beau clair de
lune, cette nuit tiède et parfumée, on aurait dit une sérénade. Je
suis très romanesque, comme toutes les vieilles filles qui s'en-
nuient : vous comprenez que cette chanson... Ah! mon Dieu! la
cloche qui sonne!.. Sloug, ici!.. Dépêchons-nous, monsieur; nous
allons être en retard pour le déjeuner.
X.
Le repas terminé, Henri se retira aussitôt dans sa chambre, sous
prétexte de finir un article que M. Passemard lui avait demandé
pour le journal républicain du département. De fait, le jeune
2^8 REVUE DES DEUX MONDES.
homme voulait seulement s'isoler afin de mettre un peu d'ordre
dans ses pensées, qu'il sentait en proie à un trouble indéfinissable.
Depuis sa conversation avec Andrée, il éprouvait à la fois de la
confusion, du dépit, et quelque chose qui ressemblait à un vague
remords. Il ne tarda pas à se plonger dans une de ces méditaiions
intenses où le travail de la pensée contracte les traits du visage,
tandis que de petits mouvemens nerveux trahissent l'agitation de
l'âme. 11 repassait en lui-même le détail de sa rencontre et de son
entretien dans le parc avec la fille de M. Passemard. La démarche
gracieuse d'Andrée ; son chapeau tyrolien légèrement incliné sur
l'oreille et flanqué d'une grande aile fauve d'oiseau de proie; sa
robe étroite, moulée sur les hanches et tombant droit comme une
amazone; le corsage à basquine, qui dessinait la cam'irure flexible
de la taille et, par devant, dissimulait la gorge sous de larges plis
plats ; la façon dont elle s'efî"açait en arrière pour éviter les bonds
du chien, tout en agitant le gant au bout de son bras levé; ses mots
durs à l'adresse de Jacques, ses sarcasmes qui n'épargoaient rien
ni personne, la franchise audacieuse de son langage, les raiïinemens
d'une coquetterie qui savait se faire successivement enjouée et sen-
timentale, familière et hautaine, complimenteuse ou ironique, sans
jamais cesser d'être maîtresse de soi : tout était présent à l'esprit
de Mareuil.
Après être resté longtemps pensif, il prit dans un tiroir plusieurs
lettres que Jacques lui avait écrites depuis son départ et dans les-
quelles il était beaucoup moins question de l'itahe que d'Andrée.
— Comme il l'aime! pensait-il en les parcourant.
Il referma le tiroir et s'abandonna de nouveau à sa rêverie. Une
idée importune le harcelait :
— Ah çà, pourquoi ai-je été faire à cette coquette un sot compli-
ment sur sa beauté? Qu'aurait pensé Jacques s'il m'avait entendu?
Que n'a-t-elle pas pensé peut-être, elle!
Il se leva et arpenta la chambre à grands pas :
— Parbleu, oui, Jacques a raison. C'est une tête de statue
grecque, un profil d'une pureté parfaite. Mais à quoi bon le lui
dire?.. Quelle folie aussi de se mettre à chanter, fenêtre ouverte,
cette romance prétentieuse et sentimentale!
Il se prit à sourire en se rappelant sa conversation avec Andrée :
— Elle est vraiment fort amusante ! . . Jacques ne m'avait pas dit
qu'elle eût de l'esprit.
Et, pour se réconcilier avec lui-même, peut-être aussi pour don-
ner à son insu satisfaction au besoin nouveau qu'il éprouvait de
s'occuper d'Andrée, il prit le parti de consacrer la fin de l'après-
midi à une longue lettre qu'il se proposait, depuis plusieurs jours,
d'écrire à son ami. Jacques se plaignait de n'avoir encore reçu que
ANDRÉE. 2Û9
de simples billets, beaucoup trop laconiques, et réclamait avec
insistance la correspondance détaillée qu'Henri lui avait promise.
« Les Charmilles, 2G juillet.
« Tu me reproches, mon cher ami, de ne pas tenir ma promesse
et de te négliger beaucoup. Je pourrais te répondre qu'étant obligé
d'avoir pour M. Passemard des idées, du style et même de l'ortho-
graphe, il ne me reste pas beaucoup de temps. Mais je préfère te
dire tout simplement que j'ai voulu prendre l'air de la maison et
étudier un peu les gens avant de te parler d'eux. Depuis un mois
et demi que nous sommes ici, je n'ai pas laissé passer un seul jour
sans soumettre Andrée, comme je te l'avais promis, à une observa-
tion que j'ai tâché de rendre pénétrante sans qu'elle cessât un
instant d'être discrète, j'ai poussé mes investigations dans tous les
sens : il me semble que je connais bien aujourd'hui mon sujet.
« La femme que tu aimes, mon cher Jacques, est ce qui se peut
concevoir de moins simple et de plus artificiel. Il est prcbable que,
depuis plusieurs années, Andrée exerce sur elle-même une incessante
surveillance et qu'elle a pendant longtemps travaillé sans relâche
avant d'arriver à se faire ce qu'elle est aujourd'hui. — As-tu remar-
qué son écriture? Les lettres forment des ogives, s'allongent, se
recourbent, s'entrelacent : c'est du gothique flamboyant. Or, l'autre
jour, ayant ouvert un placard de ma chambre, je trouvai un cahier
oublié là et qui contenait des styles, des dictées, des résu-
més d'histoire, des exercices d'arithmétique datant sans doute de
l'époque où elle préparait ses examens. L'écriture, au lieu d'être
droite et quelque peu masculine comme aujourd'hui, s'y effile à
l'anglaise, menue et penchée, semblable à celle de deux ou trois
cent mille jeunes filles ou jeunes femmes de France, qui toutes
paraissent avoir pris les leçons de la même institutrice et respec-
tent, leur vie durant, le grand principe de l'alternance symétrique
des pleins et des déliés. J'étais un peu surpris; je le fus plus encore
quand je vis, en tournant les feuillets, les marg.'s couvertes çà et
là d'étranges arabesques. C'étaient des lettres isolées ou des mots
entiers; il est évident qu'Andrée, eu les traçant, s'essayait déjà à
la rébellion contre l'orthodoxie de l'écriture, et je reconnus sans
peine l'ébauche de la manière nouvelle. A mesure que j'approchais
de la fit! du cahier, l'esprit d'indépendance triomp' ait dans la fan-
taisie des majuscules et la hardiesse révolutionnaire de certains
paraphes. Au bas du dernier devoir, l'institutrice avait calligraphié
en cursive, dont la perfection seule était un reproche, cette note
mélancolique : « Orthographe satisfaisante; un peu de recherche
dans le style; écriture déplorable et de jour en jour plus inquié-
250 REVUE DES DEUX MONDES,
tante. » A côté de cette note, la main de la jeune indisciplinée avait
écrit à l'encre violette un : « Zut! n irrévérencieux qui, par son
étrangeté voulue, marquait une rupture définitive avec les saines
traditions.
« Ainsi, toute jeune encore, Andrée était déjà tourmentée du désir
de se distine;uer de ses compagnes, de piquer la curiosité, ne fût-ce
que par la bizarrerie de cette écriture qu'elle s'imposait. Or, telle
ce cahier nous la montre à seize ans, telle je la retrouve aujour-
d'hui : il y a seulement perfectionnement et extension du procédé.
Qu'Andrée marche, danse ou monte à cheval, toujours on remarque
en elle celte flexibilité onduleuse de la taille qui n'est pas son moindre
charme, je le reconnais, mais où je ne puis me défendre de soupçonner
un peu d'étude. Ses toilettes n'ont rien de tapageur : et pourtant, je ne
sais comment, elles ne ressemblent à celles d'aucune autre femme. Ta
bien-aimée ne devance point la mode, mais ne la suit pas non plus :
elle la côtoie, à distance si bien choisie, que tout en ne marchant
pas contre le courant, elle évite soigneusement de paraître s'y aban-
donner. Je crois entrevoir dans sa mise l'intervention habilement
déguisée d'un art subtil, qui établit de secrètes harmonies non pas
seulement entre les proportions du corps et la coupe d'une robe ou
d'un corsage, mais entre certains goûts de l'esprit, certains états
de l'âme, et le caractère général d'une toilette, moins même, la
couleur d'ure étoffe ou le choix d'une fleur. Elle pousse si loin le
goût de ces mystérieuses concordances, que j'en trouve la preuve
jusque dans le parfum qu'elle a cru devoir adopter. C'est une essence
très forte, tu le sais, dont l'arôme pénétrant flotte autour d'elle et
l'enveloppe d'un nimbe invisible. Quand elle vous a donné la main,
on a les doigts imprégnés d'une senteur musquée, qui se retrouve
dans sa mantille, jusque dans ses livres et ses cahiers de musique.
Sais-tu quelle est cette odeur, capiteuse comme la beauté dont tu
n'as que trop senti, mon pauvre ami, les efiluves troublans? De
l'extrait de géranium, qui, j'ai eu la curiosité de m'en assurer, se
fabrique seulement en Orient et n'est connu d'aucun parfumeur en
France. M. de Garamante avait dit un jour devant elle que cette
essence est appréciée dans les harems de Gonstantinople et du Caire.
Sur le désir qu'elle exprima de s'en procurer, le comte lui en a
galamment envoyé plusieurs petites fioles dorées, qu'il a rapportées
de ses voyages. Depuis lors, elle porte toujours, suspendue par une
agrafe à sa ceinture, une cassolette en filigrane d'argent, grosse
comme une noix, qui contient un peu d'ouate imbibée de quelques
gouttes de l'énervante liqueur. De l'eau de Cologne? fi donc!
« Ceci m'amène à toucher un point fort délicat et sur lequel il
convient, je crois, que j'appelle ton attention, puisqu'il est entendu
que je dois chercher à te donner la clé d'un caractère maintes fois
ANDRÉE. 251
qualifié par toi d'énigmatique. Andrée a une peur affreuse du bour-
geoisisme. Ignorant que rien n'est si peu bourgeois que d'être par-
faitement natuielle, cette jeune raiïineuse repentante a commis la
faute de confondre la vulgarité qui est haïssable avec la simplicité
qui est divine, de sorte que, voulant atteindre à l'extrême distinc-
tion, elle a dans la vigueur de son élan passé par-dessus le but,
pour tomber en pleine afféterie. De même qu'il y a de la prétention
dans ses manières, il y a de la préciosité dans son langage et pro-
bablement aussi dans son style : sur ce dernier point, je n'affn-me
rien, mais tu peux en juger, toi qui as des lettres d'elle. L'autre
jour, à propos de je ne sais plus quoi, elle a prononcé dans une
conversation le mot de Râmâycma. C'est déjà grave, n'est-ce pas,
pour une jeune fille, de vous jeter au nez, sans que rien l'y force,
le nom d'une épopée indoue en cinquante mille vers? Mais ce qui
l'est beaucoup p'us, c'est que, hors le titre, elle ignorait de ce
poème tout, jusqu'au sujet même, et fut obligée de se dérober
piteusement quand je lui jouai le tour de la pousser un peu sur cet
article. Je ne déleste pas les bas-bleus, au contraire ; je veux seu-
lement qu'ils soient bien tirés et n'ai plus pour celles qui les portent
la moindre indulgence dès qu'ils font des plis.
(( Son intelligence? Je crois pouvoir affn-mer qu'elle est un reflet
plutôt qu'un foyer. Q.ielque réminiscence se cache toujours, à ce
qu'il m'a semblé, dans ce qu'Andrée dit avec l'évidente intention
de faire preuve d'originalité. Les soupçons que j'avais à cet égard
se sont changés en certitude le jour où je l'ai entendue, à propos
de je ne sais quelle citation que je venais de faire, me féliciter de
ma mémoire et se plaindre d'en être tout à fait dépourvue. Je l'ai
surveillée depuis lors et je crois avoir découvert son procédé. De
même que nous faisions au lycée, dans l'intérêt de nos discours ou
de nos vers latins, des cahiers d'expressions et mettions impudem-
ment au pillage Gicéron et Yirgile, elle recueille avec soin, dans ses
lectures, des pensées, des images, des comparaisons, jusqu'à des
mots rares, et «'enrichit des dépouilles de ses auteurs favoris. Ceux-ci
d'ailleurs ne sont pas en général des écrivains très ré])afidus. Elle
a découvert je ne sais où, dans les littératures étrangères aussi bien
que dans la nôtre, un certain nombre de hvres inconnus, les uns
médiocres, les autres fort remarquables, dont elle nourrit assidû-
ment son esprit. D'où vient cette préférence? Peut-être du parti-pris
qu'elle a de se singulariser en tout; mais peut-être aussi de la faci-
lité plus grande qu'elle trouve à exploiter des ouvrages que per-
sonne n'a lus. Quoi qu'il en soit, le miel laborieusement butiné sur
tant de fleurs diverses ne laisse pas d'être agréable, et c'est vrai-
ment une fort industrieuse abeille que ton Andrée ! J'aime, et
l'avoue, sa conversation, et (vois combien j'ai le sens dépravé !) il
252 REVUE DES DEUX MONDES.
n'est pas jusqu'au petit grain de pédanterie dont elle l'assaisonne
qui ne lui donne, à mon goût, je ne sais quelle saveur. Puis, si elle
est iacapable d'inventer, elle comprend, et c'est beaucoup pour une
femme! Comprendre, c'est presque aussi beau et presque aussi
rare que de créer! De ce qu'on lui dit rien ne se perd. Elle absorbe
votre pensée et se l'assimile avec l'avidité d'un sol aride qui boit
jusqu'à la dernière goutte l'eau bienfaisante dont il est privé. Enfin,
la toilette de son esprit est bien faite. Elle a vu la superficie de
beaucoup de choses ; on peut parler avec elle d'art, de littérature, de
philosophie, de religion, d'histoire, voire même un peu de sciences,
sans trouver closes les portes de son intelligence. Je reconnais
qu'elles ne sont pas toujours ouvertes à deux battans ; mais il faut
lui savoir gré de les tenir au moins eotre-bâillées : c'est une atten-
tion que si peu de femmes daignent avoir pour nous !
« Ce qu'il me reste à te dire n'est pas chose facile à énoncer. Je
voudrais te parler de la nature des sentimens d'Andrée pour toi,
et j'hésite à le faire, tant j'ai peur de me tromper dans un sujet si
délicat. — As-tu remarqué, mon cher ami, la couleur iadécise de
ses cheveux? Ils sont d'ordinaire d'un blond cendré; mais dès qu'un
rayon de soleil se pose sur eux, des reflets fauves et rutilans pas-
sent dans leurs épaisses torsades. Ses yeux, qui paraissent d'un
jaune d'or au grand jour, deviennent noirs dans la pénombre; son
corps frêle et nerveux est, sous la robe, celui d'une jeune fille, et
semble celui d'an éphèbe dans l'étrange costume d'atelier qu'elle
revêt parfois. Elle a une voix androgyne, un de ces contraltos trou-
blans où des notes mâles et femelles sont bizarrement accouplées.
Enfin, il n'est pas jusqu'à son nom d'Andrée qui ne soit hybride
comme le reste, car un hasard singulier a voulu que cette créature
ambiguë portât un nom hermaphrodite.
« Or ce duaUsme de son être extérieur, je crois le retrouver dans
son être moral. Elle a pour toi, si je ne m'abuse, plus que de l'ami
tié et moins que de l'amour. C'est un sentiment équivoque, innom-
mable à cause de sa complexité même, un composé de camarade-
rie, d'habitude, d'affection, d'indifférence et, dois-je te le dire? d'un
peu de dédain. Tout cela s'agite en elle d'une manière confuse;
tantôt c'est l'un des élémens qui domine et tantôt c'est l'autre. Tu
lui plais et tu l'ennuies ; elle t'appelle et te repou-se, t'attend et se
dérobe, regrette peut-être ton absence et n'a pas cherché à te rete-
nir; elle est tout près de t'aimer quand elle te rudoie et va bientôt te
désespérer alors qu'elle t'encourage ; elle prétend n'avoir pour toi
que l'affection raisonnable d'une sœur, sauf à exiger en retour la ten-
dresse passionnée d'un amant; elle n'accepte pas ton amour et souffri-
rait pourtant s'il fallait qu'elle le perdît. Les femmes ne se soucient
guère de la logique, et peu leur importe de se mettre en contra-
ANDRÉE. 253
diction avec elles-mêmes, surtout dans les affaires de cœur. Nos
sentimens, à nous autres hommes, sont en général francs de ton,
un peu crus peut-être : elles, au contraire, aiment les demi-teintes,
les coloris doux, dont les dégradations insensibles dissimulent le
passage de l'indillêrence à l'intérêt, de l'intérêt à la sympathie, et
de la sympathie à l'amour. Tant que la passion ne les a pas touchées,
elles se plaisent à rester dans le clair-obscur. C'est ce que fait Andrée :
elle t'aime et ne l'aime pas.
(( Le malheur, vois-tu, mon pauvre bon Jacques, c'est que ta
nature droite et simple se trouve aux prises avec une nature encore
bien plus complexe que ne le sont d'ordinaire ces ondoyantes natures
féminines. Tu as cru, n'est-ce pas, que pour te faire aimer, il suffi-
sait d'aimer toi-même passionnément, d'être honnête, constant,
résigné, de mettre à ses pieds l'adorable douceur des forts? Eh!
non, mon ami, il y fallait autre chose encore* Au lieu de chercher
à l'apitoyer sur les souffrances de ton amour malheureux, que
n'as-tu piqué sa curiosité, éveillé sa jalousie, flatté son ambition,
rugi enhn au lieu de bêler ! Quand tu as vu que la porte de son
cœur était close, que n'as-tu frappé à celle de son esprit? Tu m'as
dit, et je le crois, qu'Andrée n'avait pas encore aimé : sois assuré
que c'est par l'intelligence, non par le sentiment qu'elle sera prise,
et que l'art, la littérature ou la musique joueront un rôle capital
dans son premier amour. Toujours la crainte d'être bourgeoise !
« Or qu'as-tu lait pour t'emparer d'elle, pour la dominer de toute
la hauteur de ton savoir, de ton talent, de ton éloquence? Crois-
moi, Jacques, de toutes les manières de dompter une femme, l'une
des meilleures, la plus sûre peut-être, est de se montrer tellement
supérieur à elle, qu'elle puisse, en vous aimant, satisfaire le vague
besoin d'adorer sans comprendre qui les tourmente toutes et incline
cet être crédule à la génuflexion devant l'amant, comme devant le
prêtre. Ah! si j'avais été à ta place, comme il me semble que j'au-
rais gagné la partie au lieu de la compromettre I Mais quoi I tu n'as
pas su jouer de l'instrument, et tu t'étonnes ensuite qu'il ne rende
sous tes doigts que des fausses notes 1
« Je te gronde, au lieu de te réconforter. Cela serait presque cruel
si l'intérêt que je te porte n'était tout à la fois l'explication et l'excuse
de ma vivacité. Tu as voulu que je te disse tout : je ne t'ai rien
caché, ni des travers que j'aperçois dans Andrée, ni des fautes que
je crois avoir été commises par toi. La situation est d'ailleurs la
même qu'à ton départ; elle s'ennuie visiblement, beaucoup plus
encore aux Charmilles qu'à Paris, et pense à toi plus souvent qu'elle
ne voudrait en convenir. L'autre soir, elle a chanté, très joliment
ma foi ! et avec un singulier charme de douceur mélancolique la
romance :
254 REVUE DES DEUX MONDES.
Ah! si vous saviez comme on pleure,
De vivre seul et sans foyers !..
« Je ne crains pas de t' affirmer qu'elle a choisi ce morceau comme
étant la traduction d'une pensée intime qui doit l'obséder depuis
ton départ. Quand une femme n'a sous la main ni son amie ni son
confesseur, ni sa perruche, c'est à son piano qu'elle raconte ses
petits secrets et la musique devient le truchement discret des peines
inavouées de son cœur. Évidemment elle songeait à toi en modu-
lant ces vers exquis. J'en étais tout heureux et me réjouissais de
voir que la pente de sa rêverie la conduisait doucement vers mon
pauvre exilé. Mais, le lendemain, elle a gâté ma joie par deux ou
trois mots peu aimables pour toi. A propos, tu ne m'avais pas dit
qu'elle eût de l'esprit, et du plus mordant au besoin. J'en sais quel-
que chose, car elle a bien voulu prendre la peine de me décocher
plusieurs traits : il est vrai que son père a eu part à cette distribu-
tion d'épigrammes. Maxime, plus heureux, a été épargné. Est-ce
comme indigne? Je l'espère. Les chiens et les chevaux ont décidé-
ment pris possession de sa vie. Or Platon prétend qu'on finit par
devenir semblable à l'objet de sa contemplation : dis donc à Maxime
qu'il s'occupe trop de bêtes.
« Que te dirai-je encore, avant de clore cette interminable lettre?
M. de Garamante n'est pas au Pavillon; je crois qu'il voyage. Nous
attendons aux Charmilles plusieurs visites ; des amis du fils Passe-
mard, je crois. Pas le moindre petit projet matrimonial sous roche
jusqu'ici, à ma connaissance. Un mot de M. de Garamante m'avait
donné des inquiétudes au sujet d'un certain Morincourt que tu n'aimes,
pas beaucoup, je crois, et de qui j'ai entendu parler il y a quelques
années au quartier latin. H est venu deux ou trois fois boulevard
Malesherbes après ton départ, mais n'a pas mis les pieds aux Char-
milles. Celui-là ne me paraît pas très menaçant. En somme, calme
plat, ennui, désœuvrement. On lit des romans, on semble dégoûtée
de la peinture, on fait un peu de musique ; on bâille sa vie en
attendant l'oiseau bleu. Peut-être pourrais-tu lui écrire; mais de la
prudence, surtout! Parle de ton voyage, de tes impressions, de ton
travail : pas un mot de ton amour. Il faut lui laisser croire, comme
j'ai commencé de le faire, que l'éloignement et l'absence agissent
sur toi, et que tu es entré déjà dans la période de l'apaisement, qui
précède celle de l'oubli. Crois-moi; suis mon conseil, tu t'en trou-
veras bien.
K Cordialement et toujours à toi.
« Henri.
« J'oubliais de te dire qu'il est arrivé la semaine dernière un volume
de vers, avec dédicace de l'auteur, Morincourt, à Andrée. J'ai passé
ANimÉE. 255
une soirée à lui lire (aussi mal que possible) des morceaux de cet
ouvrage. Ta devines quels commentaires ont dû accompagner cette
lecture ! Tu aurais été content de moi ! »
Mareuil relut sa lettre, la mit sous enveloppe et sortit pour la
porter lui-Uiême au bureau de poste du village voisin. Sur le palier
du premier étage, il rencontra Andrée, qui sortait de sa chambre.
— Eh bien! monsieur, dit-elle, avez-vous bien travaillé? On ne
vous a pas vu de l'après-midi : moi qui voulais vous proposer une
promenade en forêt! J'espère au moins que votre article est fini...
Et où allez-vous maintenant? Chercher de l'appétit dans le parc
avant dîner?
— Non, je vais jeter une lettre à la poste aux Plâtreries.
— Inutile de prendre cette peine. Donnez-moi votre lettre ; Bap-
tiste la portera dans un moment avec celles-ci que je viens d'écrire.
Henri, un peu embarrassé, aurait bien voulu trouver une échap-
patoire; mais comprenant que la moindre hésitation serait offen-
sante pour la jeune fille et ridicule pour lui-même, il prit la lettre
dans son portefeuille et la tendit à Andrée.
— Oh 1 mais c'est un volume, dit-elle, il y aura une surtaxe!..
Tiens, c'est pour l'Italie!.. Monsieur Mareuil, vous faites donc cor-
riger vos articles par Jacques? fit-elle avec son sourire le plus
moqueur... Je ne l'aurais pas cru.
— Ce n'est pas un article, mademoiselle, c'est une étude de psy-
chologie que je lui envoie. Je le prie non de la corriger, mais de la
méditer.
— Ah !.. De la psychologie féminine, n'est-ce pas? C'est bien inté-
ressant, alors, et très profond sans doute?
— Je ne sais. Il en jugera, répondit- il avec un peu d'impa-
tience, agacé par le persiflage indiscret de la jeune fille. — Sans se
laisser déconcerter, elle reprit :
— Monsieur Henri, est-ce le bien que vous lui dites de moi qui rend
votre lettre si lourde?.. Yous ne répondez pas... Alors je vois que
je suis joliment drapée! Yous avez tort, car moi je pense beaucoup
de bien de vous;., mais oui, beaucoup, je vous assure...
Et elle laissa Henri tout interloqué sur le paUer,
XI.
Six semaines plus tard, vers le milieu de septembre, Henri pre-
nait un matin le frais à sa fenêtre, lorsqu'un bruit de grelots retentit
dans le lointain sur la grand'route, dominant le grondement sourd
des roues d'une voiture, le cliquetis métallique de fers de chevaux
frappant les pavés et une clameur confuse qui semblait être le refrain
256 REVUE DES DEUX MONDES.
de quelque chanson. Bientôt le jeune homme perçut le refrain d'une
de ces ineptes chansons de café-concert dont le mérite se mesure à
la profondeur de la niaiserie, et qui font les délices du peuple le plus
spirituel de l'univers.
Mareuil donnait au diable les fâcheux qui troublaient sa rêverie,
quand le vacarme des roues et des sabots rebondissant sur la pierre
cessa tout à coup et fut remplacé par un grincement de sable écrasé.
La voiture venait, en effet, de franchir la grille du parc : quelques
instans après, un grand break, conduit par Maxime qui avait pris et
occupait avec beaucoup d'autorité la place du cocher, décrivait une
courbe savante en débouchant devant la façade du château, et s'ar-
rêtait au pied du perron. Trois jeunes gens mirent pied à terre, tan-
dis que les domestiques s'emparaient de leurs valises. Après avoir
flatté les chevaux, échangé sur eux quelques observations, d'un air
de connaisseurs, loué la régularité du demi-cercle tracé dans le
sable par les roues, ils entrèrent avec Maxime dans le salon, qu'un
double escalier de pierre faisait communiquer avec le parc.
— Allons, bon! pensa Henri, voici les amis de Maxime !.. Nous
étions pourtant si bien sans eux ?
Et il quitta en soupirant l'appui de sa fenêtre.
Il commençait, en effet, à prendre goût à la vie paisible qu'on
menait aux Charmilles. Trois fois par semaine, M. Passemard,
appelé à Paris par ses affaires, partait dès le matin et ne rentrait
qu'à l'heure du dîner, avec ou sans Maxime, que des intérêts d'un
autre ordre retenaient souvent. Ces absences n'alarmaient plus
M"^® Passemard depuis le jour où son mari lui avait expliqué, argu-
ment sans réplique, que tous les jeunes gens du monde font des
fredaines. « Laisse-le jeter sa gourme, disait-il, ça me regarde ! Je
saurai bien l'arrêter quand il sera temps ! Tu ne vois donc pas
qu'il est fort comme un Turc, ton Maxime!... J'ai fait comme lui,
moi qui te parle, » ajoutait- il d'un petit air scélérat. M""" Passe-
mard s'était donc depuis longtemps résignée à voir son fils prendre
les habitudes de ces précoces viveurs qui, fourbus à trente ans, se
traînent sur leurs boulets quelques années encore et tombent épui-
sés sur la Utière du mariage, dans un état voisin de celui qui fait
envoyer les chevaux à l'équarrissage. Certaine mine avantageuse
que Maxime se donnait quelquefois, en partant pour Paris, l'air de
mystère qu'il prenait en ouvrant ses lettres, la préoccupaient fort.
Elle soupçonnait qu'il était aimé d'une femme du monde, et la
fierté était grande, pour cette bourgeoise, de penser que son Maxime
avait su contracter une liaison si distinguée. Parfois elle prenait son
fils dans ses bras et iaisait pleuvoir sur son cou, sur ses joues,
une averse de baisers humides. Elle disait, entre deux de ces baisers
donnés à pleine bouche : « Dieu, que tu es beau, mon filsl » Henri,
ANDREE. 257
témoin de ces effusions, avait dû plus d'une fois se détourner pour
cacher un sourire.
Que M. Passemard allât ou non à Paris, Mareuil restait aux Char-
milles en compagnie d'Andrée et de sa mère. Le raffmeur, plein de
confiance dans le savoir et l'habileté de son secrétaire, lui laissait la
direction de toute la correspondance politique qu'il entretenait avec
les électeurs influens de la circonscription, les comités républicains
de Paris déjcà organisés en vue de la grande lutte qui se préparait, et
les journaux de la capitale ou du département. Doué d'une rare facilité
de travail, Henri expédiait toute sa besogne en quelques heures, pen-
dant la matinée, et passait le plus souvent les après-midi auprès d'An-
drée. 11 avait dans l'esprit un tour frondeur qui étonnait et charmait la
jeune fille, habituée à prendre laborieusement le contre-pied de l'opi-
nion commune, mais incapable de jongler comme lui, sans efïort ni
apprêt, avec les plus brillans paradoxes. Sa verve railleuse inquié-
tait Andrée, qui ne parvenait pas toujours à la déconcerter, et qui,
d'ailleurs, péchait trop souvent contre le naturel et la simplicité
pour ne pas redouter d'instinct la perspicacité aiguë d'un homme
unissant le goût de l'observation au don de l'ironie. Le scepticisme
absolu que Mareuil faisait profession d'étendre à tout, et dont il
affectait de tempérer les rares enthousiasmes qu'il se permettait,
comme s'il avait poussé la crainte d'être dupe jusqu'à se défier de
lui-même, paraissait à Andrée la marque de l'homme tout à fait
supérieur. Elle admirait en secret, et non sans une pointe d'envie,
la subtilité d'un esprit habile à discerner et à rendre mille nuances
de pensée insaisissables pour elle, cette imagination vive qui lui
avait été refusée à elle-même, cette intelligence souple, ailée,
d'étendue plus vaste et de qualité plus fine que la sienne, cette
parole facile, colorée, qui touchait tous les sujets avec une grâce
d'abeille voltigeant sur des fleurs. Henri, de son côié, trouvait une
satisfaction d'amour-propre à voir la fille de M. Passemard rempla-
cer peu à peu les épigrammes par des égards et montrer, en une
foule de petites circonstances, le cas qu'elle faisait de lui. Andrée
commençait à le consulter, à lui emprunter des jugemens, des
mots, jusqu'à des formes de phrase; en littérature, en politique, il
lui arrivait de modeler ses opinions sur celles de Mareuil. C'est
ainsi qu'elle abandonnait George Sand , Feuillet et Musset pour
passer à Balzac. De même, elle afiéctait de parler avec mépris de
la république parlementaire et orléaniste, s'élevait violemment'
contre le scrutin d'arrondissement et lançait à tort et à travers
des professions de foi qui sentaient le jacoiiinisme. Henri ne disait
mot et riait en lui-même au spectacle des belles indignations qui
enflammaient alors la famille Passemard : c'était comme une sorte
TOME LXII. — 1884. 17
258 REVUE DES DEUX MONDES.
de représaille que sa pauvreté exerçait sur leur richesse. II goû-
tait un plaisir mauvais d'ambitieux sans le sou à troubler la quié-
tude de ces parvenus opulens et jugeait piquant de leur faire
jeter, par leur propre fille , l'expression de sa rancune d'homme
qui n'est pas encore parti contre ceux qui sont arrivés. De toutes
les flatteries qu'on puisse adresser à un homme, la plus délicate
est assurément de faire la cour à son esprit, de se parer de ses
idées comme on portait autrefois les couleurs d'une belle en signe
d'amoureux vasselage. Henri, touché de l'hommage discret rendu
à son mérite par la docilité inattendue de la jeune fille, sentait se
fondre de jour en jour l'espèce d'aversion qu'elle lui avait inspirée
d'abord , découvrait en elle des qualités qu'il se reprochait presque
de n'avoir point remarquées encore et se promettait bien de les
signaler à Jacques dans une nouvelle lettre, moins dure, moins
injuste, qu'il ne trouvait pas le temps d'écrire. Il aurait peut-être
dû concevoir quelque défiance de lui-même en sentant qu'une force
douce et irrésistible le poussait à s'abandonner au courant de sym-
pathie qui le portait vers elle. Mais, pour tromper la raison, le cœur
a de merveilleux sophismes. Mareuil se persuada qu'en prenant
insensiblement de l'ascendant sur Andrée, il travaillait seulement
d'une manière plus efficace à faire triompher auprès d'elle la cause
de son ami. De fait, il ne se passait pas de jour qu'il ne fit de
Jacques le plus magnifique éloge. Depuis quelque temps, surtout,
il mettait une singulière ardeur à vanter non-seulement son cou-
rage, sa droiture, sa bonté, l'élévation de ses sentimens, mais, ce
qui devait toucher davantage une jeune ambitieuse, la puissance et
l'originalité de son talent. Andrée l'écoutait avec un imperceptible
sourire, d'un air quelque peu distrait, sans jamais l'interrompre,
sans donner une marque d'impatience, sans diriger contre Jacques
un seul de ces sarcasmes dont elle était naguère encore si pro-
digue; puis, après avoir en quelques mots d'approbation banale,
protesté de son estime pour Henriot, elle détournait la conversa-
tion. Mareuil, désormais en règle avec sa conscience, rassuré contre
certaines inquiétudes vagues par la preuve qu'il se donnait fré-
quemment à lui-même de la sincérité de son dévoûment et de
l'honnêteté de sas intentions, ne songeait plus alors qu'à faire cha-
toyer sous les yeux de la jeune fiUe les mille facettes de son brillant
esprit. L'amiiié qui l'unissait à Jacques était si vraie, si pure de
tout alliage; il faisait si bien cause commune avec lui, et, comme
certains avocats, s'identifiait si complètement à son client, qu'il en
arrivait à voir dans son propre succès auprès de la jeune fille une
vengeance tirée par Jacques lui-même des dédains dont il avait été
abreuvé par elle. Et le temps coulait doucement aux Charmilles;
les longues causeries, les lectures à haute voix, les discussions sans
ANDRÉE. 259^
fm sur l'art, la littérature, la politique, alternaient avec les excur-
sions en voilure dans la plus belle forêt du monde, les courses à
pied, et, quelquefois, des promenades en barque le long des rives
de la Seine, où les iris sauvages, aux feuilles tranchantes comme
des lames de sabre, se dressent sur la berge vaseuse, au bord de
l'eau noire qui dort sous les vertes ombrelles des nénuphars. C'est
pour cela que Mareuil pestait contre ces amis de Maxime, dont la
présence importune allait altérer la douceur de cette quiétude qu'il
goûtait, sinon sans quelque trouble passager, du moins sans crainte
et sans remords.
XII.
Tandis qu'il s'habillait pour le déjeuner, les jeunes gens que
Maxime avait été chercher au chemin de fer causaient dans le salon
avec M. et M™® Passemard. Tous les trois étaient des compagnons
de plaisir du fils Passemard, de ces amis de rencontre qu'on recrute
à Paris dans l'enceinte du pesage, dans les écuries du cirque, à
l'hippique, autour du tapis vert d'un tripot et dans le boudoir des
petites dames : relations frivoles où chacun des intéressés apporte
une indilîérence aifable et polie qui est à l'amitié ce que le strass
est au diamant.
Le plus âgé, M. Gaétan de Salbris, pouvait avoir une trentaine
d'années. 11 avait fait du mariage sa carrière, quêtait les grosses
dots avec une ardeur de limier et tombait en arrêt devant toutes
celles qui passaient à portée de son âpre convoitise. Il avait renié
sa famille d'agriculteurs aisés du pays chartrain, quitté son nom
roturier de Duval pour prendre celui d'un petit village voisin de la
ferme que son père lui avait laissée et qu'il s'était empressé de
vendre ; signait « Salbris » sans la particule, comme d'autres signent
u Broglie » tout court, affectait de ne s' affubler d'aucun titre, mais
portail disciètement un tortil de baron au fond de son chapeau, à
l'angle de son mouchoir, et une fleur de lis en épingle de cra-
vate. Sa tenue, toujours irréprochable, avait cette correction qu'on
remarque dans la mise d'un garçon qui va bientôt signer son con-
trat : de fait, il était virtuellement candidat perpétuel à la main de
toutes les héritières de Paris. A force de philosopher sur son art,
Salbris avait découvert que les jeunes filles à marier regardent
d'un postulant, surtout les extrémités: la tête, les mains, les pieds,
et que les mamans examinent plutôt le centre : la taille, la poitrine,
les épaules. De là un peu de fantaisie qu'on pouvait reprocher à la
couleur de ses pantalons, à la forme audacieuse de ses bottines, h
la coupe de ses moustaches : tout cela était pour ces demoiselles.
Mais il rachetait ces concessions faites au goût frivole de la jeu-
260 REVUE DES DEUX MONDES.
nesse par la sévérité de ses redingotes et le puritanisme du nœud
de ses cravates : gages donnés d'avance à l'austérité d'une belle-
mère. De la sorte, il était impossible d'avoir plus l'air d'un homme
fait pour le mariage, puisqu'il réunissait en lui, sans être ni l'un
ni l'autre, le double aspect du fiancé et du gendre.
Ses prétentions étaient formidables ; un million , même avec de
belles espérances autour, ne semblait pas à son appétit un plat de
résistance. 11 n'avait pourtant à olTrir en échange qu'une intelli-
gence ordinaire, une petite frimousse assez insigniliante de ténor
brun, le titre de chargé d'affaires de la principauté de Monaco, et
une boutonnière multicolore, fleurie de tous les ordres des répu-
bliques de l'Amérique du Sud. Mais quoi! Salbris était à la mode,
et quel mérite vaut celui-là? On l'appelait dans les salons Muguet,
parce qu'il portait toujours un brin de cette fleur au revers de son
habit. Quand il entrait dans la salle du bal, un chuchotement dis-
cret faisait courir son surnom sur toutes les bouches de jeunes
filles, des têtes curieuses se penchaient vers lui, des regards brû-
lans ou langoureux imploraient l'honneur d'mie invitation à la
valse, qu'il dansait à ravir, et c'était plaisir de le voir se promener
au milieu du cercle, avec des mines un peu dédaigneuses de sultan
blasé qui ne sait à q<ji jeter le mouchoir. Depuis quatre ou cinq ans
qu'il cherchait, Salbris n'avait pas encore trouvé ; mais sa confiance
dans le succès final n'en était nullement ébranlée. Outre les deux ou
trois douzaines de partis à peu près sortables qu'il ne perdait jamais
tout à fait de vue, comme on pelote en attendant partie, il tenait
en réserve une Mexicaine, une juive et une fille naturelle de lord
anglais , toutes les trois prodigieusement riches , mais encore un
peu jeunettes pour être mariées. 11 les couvait avec soUicitude
et l'on pouvait surprendre en lui, quand il était auprès d'elles,
quelque chose de cet attendrissement qu'on voit passer dans l'œil
d'un gourmet, amateur de gibier, lorsqu'il regarde, à la devanture
vitrée d'un restaurant, de jeunes cailles déjà grassts, mais pas
encore à point, qui prennent leurs ébats dans la cage sans s juci du
cuisinier. Salbris avait rencontré deux ou trois fois Andrée dans le
monde. 11 savait que la maison était bonne et profilait de l'invitation
de Maxime pour venir faire un complément d'expertise.
L'autre s'appelait Desrieux. Ce jeune homme, fils d'un entrepre-
neur de démolitions, tenait de son père deux beaux petits millions
trouvés dans les plâtras. 11 avait des voitures, des chevaux et l'estime
de Salbris, qui ne répugnait pas à se montrer autour du lac, molle-
ment allongé dans la Victoria de son ami, et l'aidait volontiers à fumer
ses cigares. Desrieux possédait donc tout ce qui fait le bonheur :
cent mille livres de renies, imagination point exigeante, estomac
accommodant, une jument primée lors du dernier concours, un
AxNDRÉE. 261
cocher très gras enlevé à lord Pembroke, une maîtresse très appré-
ciée, conquise sur le petit duc de fc'omorostro, grand d'Espagne,
une tante à héritage de qui l'asthme prenait depuis quelque temps
une vilaine tournure, enfin un joli talent au lawntennis. Ce mérite,
joint à celui de ses knickerbockers,dont on disait sur la plage qu'ils
l'avantageaient fort, lui avait valu l'été passé, à Deauville, une liai-
son de vingt et un jours, juste le temps d'une cure à Vichy, avec
cette grande ennuyée de princesse Loubof, qui s'intéresse tant
aux exercices du corps, La princesse n'accorde janaais plus, sous
prétexte qi'un traitement ne gagne pas à être prolongé: elle est
d'avis qu'il vaut mieux faire plusieurs saisons par an. Malgré tant
de raisons d'être heureux, Desrieux ne l'était pas. L'hygiène avait
pris possession de sa vie et le tyrannisait. Il se sentait entouré d'en-
nemis invisibles, de microbes innomés, et croyait fermement
qu'un régime sévère pouvait seul conjurer la ruine de son orga-
nisme menacé. L'aoémie surtout, la pâle anémie, l'inquiétait. Depuis
certain jour qu'il avait saigné du nez et cru constater au fund de la
cuvette une diminution des globules rouges de son sang, Desrieux
luttait. Il prit du fer, du quinquina, de l'eau d'Orezza sans parvenir
à se tuer, tant il était vigoureux. Puis il se soumit à une alimen-
tation systématique dont la recette lui fut confiée par un jockey.
Ce martyr avait da:is son cabinet de toilette les principaux instru-
mens de son supplice : des haltères, un trapèze, des anneaux. Il
emportait en voyage de petites barres parallèles articulées, d'inven-
tion anglaise, qu'on montait ou démontait en un tour de main; se
pesait tous les huit jours, nu, dans une balance perfeciionnée, très
déhcate, et devenait mélancolique si l'instrument accusait quelques
grammes de plus qu'à la dernière séance. A ce prix, il obtint de
magnifiques résultats : quarante-cinq centimètres de biceps contre
soixante -dix de taille seulement. Mais l'homme est insatiable et
l'infini le tourmente. Desrieux cachait une plaie secrète : Marseille,
le lutteur, portait à bras tendu trois kilos de plus qu'il ne portait
lui-même.
Le troisième ami de Maxime était un mauvais sujet qai répon-
dait au nom prédestiné de Passérieux. Le père de ce jeune homme
avait acheté autrefois une charge de notaire et consacré toute une
vie d'austérité, d'habit noir, de cravate blanche et de lunettes d'or
à rassurer les officiers ministériels, ses confrères, que son nom avait
mis d'abord en défiance et quelque peu scandalisés. Passérieux fils,
arrivé à vingt-cinq ans, jeta le notariat aux orties sous prétexte qu'il
ne se sentait pas homme d'étude : mot qui, recueilli par le saute-ruis-
seau, sigualé par le second clerc au premier, expliqué par celui-ci au
patron, et compris par ce dernier avec plus d'indignation encore que
de difficulté, décida maître Passérieux à instrumenter sans retard et
2^2 REVUE DES DEUX MONDES.
vigoureusement. Son premier soin fut de lui couper les vivres :
Eugène se mit entre les mains des usuriers et commença dès
lors à mener une vie si joyeuse que l'écho seul de ses fredaines fai-
sait trembler sur la tête de son père la calotte noire professionnelle.
Un conseil judiciaire lui ayant été infligé, le drôle fit insérer, par
représaille, dans plusieurs journaux une note portant que, a réduit
par un père inhumain à la détresse, M. Eugène Passérieux, fils de
maître Passérieux, notaire, 75, rue Saint-Honoré, faisait connaître à
toutes âmes charitables l'horreur de sa situation et se déclarait prêt
à accepter avec gratitude, de ses amis et connaissances, même des
secours en nature. On était prié d'expédier les dons à l'adresse de
]VP Rosa, 22, rue Bréda, qui voulait bien se charger de recevoir les
offrandes, n Cette mauvaise plaisanterie eut un succès fou. On ne
parla pas d'autre chose pendant vingt-quatre heures sur le boule-
vard. Le fils de M. Passemard professait une sincère admiration pour
ce gros garçon réjoui, indiscret, encombrant, finaud, prompt à vous
tutoyer afin de pouvoir plus facilement vous emprunter vingt francs,
vrai braconnier du boulevard, qui, de sa chasse quotidienne à la
pièce de cent sous, ne revenait jamais bredouille. Et c'était pour
Maxime une vive satisfaction de faire les honneurs des Charmilles
à ces excellons bons, Salbris, dit Muguet, Desrieux, dit Loulou, et
Passérieux, dit Panonceau.
XIH.
La cloche du déjeuner sonnait lorsque Henri entra au salon, où
Salbris causait bals et théâtres avec Andrée, tandis que Passérieux
faisait rire aux larmes M""* Passemard ,en lui racontant une de ces
poUssonneries qu'elle aimait et qui la faisaient rougir, moitié de
plaisir, moitié de honte. Le repas fut gai. Maxime parlait peu, buvait
sec et riait épais chaque fois qu'un de ses amis ouvrait la bouche.
Son père, qui croyait devoir à sa qualité de futur député de jouer à
l'homme d'état, causait affaires étrangères avec Salbris, se déclarait
partisan de l'union des races latines et demandait des renseigne-
mens sur le commerce d'exportation de la principauté de Monaco.
Passérieux narrait infatigablement les menues anecdotes de la
semaine : le marquis de X... avait paru en maillot rose, jupons de
gaze blanche, à la dernière fête donnée par son cercle et dansé avec
beaucoup de g. âce un des pas les plus difficiles de la Subra dans le
ballet de Coppélia. Le baron ***, qui porte un des plus beaux
noms de France, s'était fait remisier de coulissier et s'époumonnait
à hurler tous les jours de deux à quatre, sous le péristyle de la
Bourse : « J'ai du Suez! Je prends du Panama! » d'une voix aussi
ANDREE. 263
retentissante que celle de son glorieux ancêtre quand il criait : « En
avant ! » à ses escadrons de cuirassiers sous le feu de la redoute
de Borodino. La petite Margot, des Bouffes, avait fait et gagné le
pari d'entrer, à la foire de Neuilly, dans la cage de Bidel; elle avait
même obtenu un grand succès en caressant la crinière noire de
Sultan ; grisée par les applaudissemens, elle avait alors dit en paro-
diant la voix et le geste de Sarah Bernhardt dans Ilernani :
Vous êtes mon lion superbe et généreux...
à quoi un des spectateurs avait répliqué en criant : « C'est pas de
jeu : il ne la mangera plus maintenant; c'est des carnassiers, pas des
rongeurs!.. »
Après le déjeuner, Maxime proposa à ses amis de visiter les écu-
ries. Ils acceptèrent avec cet empressement que de jeunes sportsmen
qui se respectent sont tenus de manifester, chaque fois qu'il s'agit
de rendre un hommage au roi de la création, — lequel n'est point
l'homme, comme l'avait cru M. de BufTon, mais le cheval. Maxime
les entraîna aussitôt et trouva une loquacité qui ne lui était pas ordi-
naire pour expliquer les perfectionnemens iniroduits dans la dis-
position des boxes et des mangeoires, l'installation de la sellerie et
mille autres détails dont la précision prouvait que ce jeune homme
possédait dans toutes ses parties la science du palefrenier. Certaine
indisposition d'une des jumens alezanes, un trouble intestinal, le
préoccupait fort depuis trois jours. Il n'avait rien trouvé, ni dans
le Manuel du parfait vétérinaire, son livre de chevet, ni dans ses
souvenirs ou son expérience, qui pût conjurer le mal. Et, tenez,
précisément... Ils s'approchèrent, regardèrent et délibérèrent avec
une gravité de docteurs appelés en consultation. Muguet faisait
bien un peu le dégoûté et le dédaigneux, tout en supputant la
valeur de l'écurie à cinquante louis près; mais Loulou et Panonceau
furent admirables de zèle et montrèrent une étendue de connais-
sances spéciales, une sûreté de diagnostic dans la recherche des
causes, une ingéniosité dans l'indication des remèdes à employer,
qui leur valut l'estime solide du cocher anglais, du groom et de
tout le personnel britannique de l'écurie, réuni autour d'eux avec
voix délibérante.
Pendant ce temps-là, Andrée causait avec Henri, au salon.
— Monsieur Mareuil, vous n'avez pas dit un traître mot pendant
le déjeuner.
— Vous non plus, mademoiselle, permettez-moi de vous le faire
remarquer.
— Je m'ennuyais,
~ Votre franchise me met à l'aise : moi aussi.
26/l REVUE DES DEUX MONDES,
— Comment trouvez-vous les amis de mon frère?
— Mademoiselle, je ne tire jamais le premier.
— Un peu précieux, ça, vous savez?.. Eh bien ! soit, je commence.
La jovialité bourdonnante de M. Passérieux m'est odieuse. Ce gros
garçon est le dernier des sots.
— L'avant-dernier seulement : il ne faudrait pas décourager
M. Desrieux.
— Est-ce que vous croyez vraiment celui-là aussi niais que son
camarade?
— Mon Dieu, je ne pense pas que l'un ait un avantage appré-
ciable sur l'autre. C'est un dead-heat, comme ils disent dans leur
jargon de courses.
— Et M. de Salbris?
— Une nullité bien habillée, à ce qu'il m'a semblé.
— Je vous trouve sévère ! Il a une jolie figure distinguée et
cause fort agréablement. On l'apprécie beaucoup dans les salons;
toutes les femmes sont coiffées de lui...
— Elles pourraient l'être aussi par lui... Il a tout le physique de
l'emploi, des cheveux très pommadés, l'œil langoureux... Je parie-
rais qu'il chante à merveille la romance sentimentale...
— Vous savez qu'il ne s'appelle pas du tout de Salbris et qu'il
n'est pas plus baron que vous?
— Que m'importe! Si ça l'amuse, c'est bien inoffensif.
— Comment ! cela ne vous indigne pas de voir ainsi usurper un
nom et un titre ?
— Bah! il faudrait se fâcher trop souvent! L'indignation, la
colère, sont fatigantes, parce qu'elles veulent agir, manifester au
dehors. Mieux vaut la quiétude intime du dédain. Je ne sache pas
qu'aucune forme de la sottise ou de la vanité mérite autre chose.
Le dédain est un spécifique souverain, mademoiselle : il se suffit à
lui-même.
Andrée resta silencieuse pendant une seconde, le temps de bien
se pénétrer de la boutade, qu'elle trouvait piquante, et de la rete-
nir sous la forme même dont il l'avait revêtue ; puis elle reprit :
— Vous avez beau dire, M. de Salbris est un homme du monde.
Je le préfère mille fois aux deux autres, et je regrette que tous les
amis de mon pauvre Maxime ne lui ressemblent pas. Quels jolis
maris feront ce Desrieux et ce Passérieux, n'est-ce pas?
— Est-ce au point de vue du mariage que vous les avez étudiés
pendant le déjeuner?
— Eux?.. Vous vous moquez, je pense : ni ceux-là ni personne,
entendez-vous bien I
— Je sais quelqu'un de qui ce mot ferait la joie et le désespoir.
— Ah! oui, il y avait longtemps que vous ne m'aviez parlé de
ANDRÉE. 265
Jacques. Pas depuis hier soir!.. Vraiment vous êtes d'une con-
science, d'un zèle admirables!.. Quel dommage que le prince de
Monaco ne vous ait pas pris pour chargé d'affaires au lieu du baron !
C'est votre spécialité! Je suis sûre que Salbris ne sait pas comme
vous se dévouer corps et âme à une négociation laborieuse, harce-
ler impitoyablement la partie adverse, la presser avec d'autant plus
d'ardeur qu'elle met plus de soin à se dérober... Il n'y a qu'un mal-
heur, monsieur Mareuil : spîritus flut uhivulil.. Traduisez comme
vous l'entendrez...
Elle lança cette tirade d'une voix un peu âpre, mordante d'iro-
nie, et c'est seulement aux derniers mots que son irritation parut
se fondre dans un sourire ambigu comme ses paroles. Henri restait
debout devant une des fenêtres du salon, consterné par ce tour de
violence qu'avait pris tout à coup une conversation commencée sur
le ton du badinage. Andrée le considéra un moment avec cette sorte
de satisfaction qu'elle éprouvait toutes les fois qu't-lle parvenait à
déconcerter sa présence d'esprit et à faire acte de domination sur
lui. Voyant qu'il ne répliquait rien :
— A tout à l'heure ! dit-elle. Je vais rejoindre mon père, ma mère
et ces messieurs dans le parc. Venez nous retrouver bientôt,., si tou-
tefois vous n'avez pas d'article à faire aujourd'hui.
Et elle sortit.
Mareuil ne fit qu'un bond jusqu'à sa chambre, s'enferma à double
tour et se mit à rouler des cigarettes, qu'il jetait dans la cheminée
apr^s quelques bouffées : symptôme ordinaire d'une violente agita-
tion chez les fumeurs. Il se promena ensuite de long en large pen-
dant trois quarts d'heure, s'assit à plusieurs reprises devant sa table,
trempa vingt fois sa plume dans l'encrier sans trouver à écrire autre
chose que: u Mon cher Jacques; » et, enfin, s'étendit sur le canapé
pour dormir. Il ne parvint pas même à s'assoupir un instant, se
redressa en jurant, et, pour rafraîchir sa tête alourdie, se plongea
le visage dans la cuvette pleine d'eau. Puis il poussa les contre-
vens, qu'on fermait dans l'après-mir . afin de tamiser l'éclat du
soleil et se mit à la fenêtre. Sur la pelouse, à quelque distance du
château, Maxime, ses amis et Andrée jouaient au crocket, et Henri,
de son second étage, percevait le son mat que rendent les boules
frappées par les maillets. M. et M"'^ Passemard, assis sur un banc
rustique, suivaient la partie et paraissaienr prendre le plus vif inté-
rêt aux exploits de Desrieux. Sans trop savoir pourquoi, Mareuil tira
les volets et se mit à observer parles intei-stices des lamelles, il crut
remarquer que deux ou trois fois Andrée leva la tête et regarda dans
la direction du château. La grosse voix de Passérieux montait par
momens jusqu'à lui : «Bravo, Loulou!.. A toi, Maxime!.. Piaté,
mon bon!.. Allons, mademoiselle, au troisième arceau! »
266 REVUE DES DEUX MONDES,
« Prends garde ! tu vas montrer ton mollet ! » criait Maxime à sa
sœur. « Brute, va! » grommela Henri, et il se sentit envahi sou-
dain par une colère telle, qu'ayant quitté la fenêtre pour faire deux
ou trois tours dans la chambre d'un pas saccadé, il prit sa canne
qui traînait dans un coin et en déchargea un coup furieux sur le
canapé. Un peu de poussière sortit du meuble, et le jeune homme
resta là, immobile, regardant sans penser à rien les atomes dorés
qui dansaient dans un rayon, tandis que sa bouche répétait machi-
nalement : « Brute, va! iDrute, va! » Il revint à son poste d'obser-
vation. La partie était finie. A la prière de ses amis, Desrieux pro-
cédait à quelques tours de force ou d'adresse : il marchait sur les
mains, soulevait une chaise avec ses dents et la faisait passer par-
dessus sa tête, enlevait de terre Maxime et Passérieux , puis se
mettait à courir autour de la pelouse en les portant. Ces exercices
ne laissaient pas d'intéresser Mareuil : car l'âme, lorsqu'elle est
profondément émue, s'efforce de trouver, dans les circonstances
extérieures, même les plus futiles, une diversion à ses soucis.
Mais, tout à coup, le jeune homme s'aperçut qu'Andrée et Sa'bris
n'étaient plus là , et il lui fut désormais impossible de prêter la
moindre attention aux ébats athlétiques de Desrieux. 11 n'entendit
pas Maxime dire à son père : « Hein! papa, quelle performance! »
sur le ton de la plus profonde admiration. Il ne vit point Passérieux
traîner Loulou, qui résistait mal, vers M"^^ Passemard et contraindre
cette mère de famille effrayée à tâter, en poussant de petits cris de
surprise et de pudeur, le bras noueux de Desrieux, et son poignet,
où les tendons saillaient sous la peau comme des cordes de violon-
celle. Mareuil s'absorbait dans cette pensée unique : Où sont-ils?
Et repoussant violemment les volets qui l'empêchaient de bien voir,
il tâcha de les découvrir, il fouilla du regard, avec une singulière
acuité, les taillis où serpentent de petits sentiers ombreux, les allées
bordées de hêtres et de charmes, la grande avenue qui s'allonge
dans la direction de la forêt entre deux rangées de platanes. Une
phrase d'Andrée susurrait dans sa mémoire avec l'importunité irri
tante d'un bourdonnement de moustique : « Il a une jolie figure dis"
tinguée et cause fort agréablement. »
— Qu'est-ce que vous regardez donc comme ça, monsieur Mareuil?
lui cria tout à coup d'en bas M. Passemard. Venez donc nous rejoindre;
nous descendons à la Seine; ces messieurs vont se baigner. Venez!
venez !
Le son de cette grosse voix méridionale, qui roulait les r comme
les gaves de Pyrénées roulent leurs galets, eut pour effet de pro-
duire dans tout l'êlre de Mareuil une sorte de détente. Il passa la
main sur son front et fut tout étonné de le trouver brûlant : « Allons
pensa-t-il, le sauterne de ce matin m'a fait mal. Décidément, je ne
ANDREE. 267
porte pas bien le vin blanc. 11 faut se secouer. » Il prit son cos-
tume de bain et le roula dans un peignoir. A ce moment, il aper-
çut au fond du parc Andrée et Salbris qui traversaient une allée.
Il les suivit un moment du regard, les sourcils un peu froncés, puis
détourna les yeux, haussa les épaules dédaigneusement, et, met-
tant le paquet sous son bras, il sortit en disant : « Ah! par exemple,
c'est trop bête!.. Après tout, qu'est-ce que cela me fait? »
XÏV.
Il traversa le parc sans se presser, en passant par de petits che-
mins herbeux dont il aimait la solitude et la fraîcheur humide.
Quand il arriva sur le bord de la Seine, à l'endroit où d'ordinaire
on amarrait le bateau, en face de la porte verte qui met la propriété
en communication avec le chemin de halage, il vit que tout le
monde avait traversé la rivière et dut se faire passer sur l'autre
bord par un pêcheur. On l'accueillit avec de grands cris : « Pares-
seux ! dormeur ! Il est allé faire la sieste ! Venez vite nous aider à
dresser la tente ! » Andrée, en effet, avait déclaré que l'eau devait
être encore assez chaude pour qu'elle 'pût prendre un bain. On était
donc venu chercher une place commode : un petit coin de prairie
sur le bord d'une grève de sable fin, trois ou quatre grands peupliers
dont la feuille inquiète tremblait en bruissant au moindre souffle de
l'ai]', et, çà et là, des bouquets de saules qui devaient servir de
cabines aux hommes. IVP® Passemard avait risqué une timide obser-
vation au nom des convenances : elle fit remarquer tout bas à son
mari qu'on était bien nombreux, que Maxime pouvait mettre seu-
lement des caleçons et non des costumes complets à la disposition
de ces messieurs. Mais, comme d'ordinaire, elle ne fut pas écoutée.
Hector se contenta d'abaisser sur la pauvre Cassandre un regard
dédaigneux, et haussant les épaules: « Si tu crois que ta fille... »
Il n'acheva pas, heureusement. Un paysan, à cinquante mètres de
là, taquinait les goujons qui le lui rendaient bien, à en juger par sa
mine encore plus mélancolique que ne l'est de coutume l'air du
pêcheur à la ligne. Passemard jugea sans doute que ce mécontent
devait avoir un tempérament d'opposition, car il l'entreprit, pen-
dant qu'on se déshabillait, sur les méfaits du gouvernement de
Mac-Mahon et les prochaines élections, après quoi, il déclina son
nom, lui donna cent sous pour l'aider à se le rappeler, et revint en-
se frottant les mains, convaincu que le pêcheur avait mordu : ce
qui prouverait que, pour prendre hommes ou poissons, il est tou-
jours nécessaire au préalable d'amorcer.
Passérieux avait déjà piqué sa tête avec Maxime et prenait les
ébats bruyans d'un jeune cachalot qui folâtre. Desrieux, immobile
268 REVUE DES DEUX MONDES.
sur la rive, les jarrets tendus, la taille bien cambrée, la poitrine en
avant, les bras un peu écartés du torse, comme s'il avait porté
sous chacun d'eux d'invisibles dictionnaires, faisait valoir au grand
soleil la puissante musculature de son corps d'athlète et semblait
adresser une muette provocation à quelque lutteur sur l'autre bord.
Quant à Salbris, il s'était récusé après un peu d'hésitation : l'eau
froide irritait ses nerfs, l'empêchait de dormir. Il n'ajoutait pas
qu'elle dérangeait ses cheveux et défrisait sa moustache. Henri
avait fini de revêtir son costume et allait se jeter, lorsque Andrée
lui cria sous la tente : « Monsieur Mareuil, monsieur Mareuil, atten-
dez-moi pour me donner la main en entrant ; j'aurais peur toute
seule. »
Al"'^ Passemard appuya aussitôt : « Oui, oui, vous êtes très bon
nageur, je vous confie ma fille. Veillez sur elle et prenez bien
garde aux herbes. » Desrieux se décida enfin à plonger : ce qu'il
fit avec méthode, les bras tendus de toute leur longueur au-dessus
de sa tête, les deux mains réunies par la pointe des doigts, le buste
dessinant une courbe gracieuse. M. Passemard étendu sur l'herbe
causait avec Salbris, qui paraissait s'intéresser prodigieusement à
l'industrie sucrière et en particulier à la raffinerie de Saint-Denis.
— Trois cent mille pains cette année! C'est magnifique!.. Année
exceptionnelle, sans doute?
— Mais non, pas du tout. Année moyenne, cher monsieur, année
moyenne !
La voix d'Andrée se fit entendre de nouveau :
— Maman, je ne puis pas parvenir à arranger mes cheveux.
Aide-moi donc.
Elle déboutonna le haut de la fente qui sert de porte à ces tentes
de bain, et par l'entrebâillement, passa la tête. Henri vit un cou
blanc, fluet, perdu comme un fuseau dans une masse de cheveux en
désordre, toison splendide, pleine de rayons de soleil, qui coula avec
des ruissellemens fauves sur le coutil gris, et que les mains de
M""' Passemard secouèrent comme un voile d'or avant de la rouler
en épaisses torsades sur la nuque penchée de la jeune fille.
Un instant après, la tente s'ouvrit. Andrée fit deux pas en avant
et s'arrêta, la main sur les yeux, éblouie par les rayons déjà obli-
ques du soleil qui commençait à décliner. Elle portait un costume
de flanelle blanche, soutachée de noir. Le corsage, à grand col
-rabattu et orné d'ancres aux deux angles, entrait dans le pantalon
comme la blouse de nos matelots, au lieu de former jupon au-des-
sous de la taille et de dissimuler sous d'amples plis la saillie des
hanches. Une ceinture de laine bleue s'enroulait autour des reins.
Les pieds étaient chaussés d'espadrilles, attachées par deux rubans
noirs qui se croisaient à la hauteur de la cheville, tournaient par
ANDRÉE. 269
derrière en sens contraire et revenaient former rosette sur le devant
de la jambe. Elle était coiffée non d'un bonnet, mais d'un chapeau
marin à bords droits, en paille recouverte de toile cirée qui com-
plétait sa ressemblance avec un jeune mousse. Ce costume de bain
faisait depuis deux ans le désespoir de AP^ Passemard, qui ne le
trouvait pas assez féminin. Soutenue par son père, la jeune fille
n'en avait pas moins réussi, comme d'ordinaire, à vaincre la résis-
tance maternelle. « Laisse donc 1 avait dit le raiïineur à sa femme,
tu vois bien que Bichelte n'est pas taillée sur ton patron : tu serais
ridicule là dedans, toi; elle, au contraire, est très gentille. Tu ne
vois pas comme elle est mince, étroite des hanches? C'est ta faute :
pourquoi me l'as-tu bâtie comme un petit homme? »
Elle fit quelques pas vers la rivière et prit sans la moindre timi-
dité la main que xMareuil lui tendait avec un peu d'embarras :
— Y êtes-vous? dit-elle gaîment. Je vous préviens que j'entre
toujours en courant. Allons! une! deux! trois!
Et elle partit, bondissant com.me une chèvre, riant du plaisir de
piaffer dans la Seine, en éclaboussant à la ronde, heureuse de ce
froid qui l'avait saisie et dont la sensation montait dans tout son
corps, contractait ses nerfs, crispait un peu ses doigts et faisait
claquer légèrement ses dents. Elle avançait plus lentement à mesure
que l'eau devenait plus profonde. Quand elle en eut jusqu'au-des-
sus de la ceinture, elle quitta Henri, ramena les mains sous son
menton, puis, se laissant aller en avant, elle lança les bras et se
mit à nager.
— Ces messieurs sont loin, cria M""® Passemard ; suivez-la de près,
monsieur Mareuil!.. Maxime, Maxime, reviens du côté de ta sœur!
Mais Maxime n'avait d'oreilles que pour Desrieux, qui l'initiait
à une forme nouvelle de passade, très en honneur en Angleterre,
et beaucoup plus sport que la nôtre.
— Je ne vous savais pas si bonne nageuse, dit Henri.
— Oh ! c'est que je n'ai pas peur avec vous. Je sais bien que
vous ne seriez pas long à me repêcher si j'avais une crampe, n'est-ce
pas?
— Je ferais de mon mieux, mademoiselle.
Ils firent une centaine de brasses à côté l'un de l'autre, dans une
belle eau verte, profonde et tranquille, où le courant ne se faisait
pas sentir. Mareuil restait un peu en arrière, afin de mieux veiller
sur tous ses mouvemens. Il voyait à la naissance de son cou de
petites mèches folles, brunies par l'eau et roulées en boucles fines.
Parfois, au moment où elle prenait un élan plus vigoureux, une
partie de son dos émergeait pendant une seconde : la laine mouil-
lée de son costume, au lieu de flotter autour d'elle, se dégonflait
aussitôt, s'appliquait sur la peau et prenait le moule exact de ses
270 REVUE DES DEUX MONDES.
épaules. De petites gouttelettes, véritable poussière d'eau, se balan-
çaient çà et là sur ses cheveux, comme ces perles de rosée qui
tremblent, le matin, au bout des brins d'herbe; d'autres couraient,
semblables à du vif-argent, sur les torsades de son chignon sans le
mouiller.
— Je me sens un peu lasse, dit-elle ; voulez-vous me prêter votre
épaule pour m'y reposer, comme je fais avec Maxime? Et elle tourna
vers lui son visage, où le soleil et l'exercice avaient mis des teintes
fraîches. Henri se rapprocha un peu d'elle, ce qui lui permit d'ap-
puyer légèrement sa main gauche sur l'épaule droite du jeune
homme, tout en continuant à nager de l'autre bras.
— Je ne vous fatigue pas? demanda-t-elle.
— Moi?.. J'irais ainsi au bout du monde, répondit- il sans trop
savoir ce qu'il disait.
— Oh ! je ne vous demande pas d'aller aussi loin... Gomme l'eau
est bonne, n'est-ce pas?.. Ah! mon Dieu, des herbes!
Elle poussa un petit cri de terreur et se rejeta si vivement de
côté, qu'il sentit un moment le contact de son corps. Henri la saisit
vigoureusement par le bras, près de l'épaule, et l'entraîna à quel-
ques mètres de l'endroit dangereux en la soutenant un peu, car elle
était toute pâle de peur et semblait n'avoir plus la force d'avancer.
— Merci! dit-elle; vous pouvez me laisser aller maintenant : je
suis remise. Ycus devez me trouver bien pohronne, n'est-ce pas?
C'est plus fort que moi : ces affreuses herbes gluantes et froides
qui s'entortillent dans les jambes me rendent folle... Savez-vous
bien que sans vous j'aurais bu un coup?.. Ramenez-moi au bord,
voulez-vous ? j'en ai assez pour ai^jourd'hui...
Ils revinrent à la petite grève de sable où M""^ Passemard atten-
dait, toute prête à envelopper sa fille dans un peignoir qu'elle tenait
déployé. Lorsqu'elle sentit le fond, Andrée cessant de nager sortit
de l'eau peu à peu, en se traînant sur les mains et les genoux, avec
de petits cris étouffés que lui arrachaient les aspérités des cailloux,
« Dépêche-toi donc ! » disait sa mère. Elle se redressa enfin et dis-
parut sous le peigDoir lancé autour d'elle comme un épervier; mais
le mouvement ne fut pas assez rapide pour empêcher Mareuil de
remarquer que le costume de laine blanche, en se collant sur elle,
prenait par places des tons roses.
XV.
Une heure après, toute la compagnie était de retour au château,
et ces messieurs prenaient au salon le madère, que Maxime, forte-
ment appuyé par Desrieux, avait déclaré tonique, après le bain sur-
tout, lorsque un domestique annonça M. de Garamante.
ANDRÉE. 271
— Eh! bonjour, mon cher voisin! s'écria Passemard. Quel bon
vent vous amène? Il y a une éternité qu'on ne vous a vu.
Le comte salua M'"^ Passemard et Andrée avec cette aisance qu'il
nuançait de respect, pour les femmes, et d'un peu de hauteur pour
les hommes. Il tendit la main à Henri et fit d'un coup d'œil rapide
l'inventaire des trois amis de Maxime qu'on lui présenta.
— J'espère, monsieur le comte, que vous voudrez bien nous faire
l'honneur de rester à dîner...
Hector lança un regard sévère à sa femme, car il lui avait défendu
d'employer les formules qui témoignent d'un respect suranné pour
la noblesse : « C'est un anachronisme, ma bonne, disait-il; nous
ne sommes plus sous l'ancien régime! » Mais c'était plus fort
qu'elle : en dépit de la nuit du h août, M. de Garamante lui faisait
tant d'effet !
Le comte finit par accepter l'invitation et resta seul au salon
avec M'"'' Passemaid, tout le monde s'étant retiré pour faire un bout
de toilette avant le dîner.
— Eh bien ! madame, que devient-on aux Charmilles ?
— Mon Dieu, nous vivons très tranquilles, très retirés, comme
toujours, à la campagne. C'est pour la première fois que nous avons
du monde aujourd'hui, ces amis de mon fils que vous venez de
voir.
— Et mademoiselle votre fille s'accommode sans trop de peine
de cette solitude?
— Mais oui. L'année dernière, elle s'ennuyait ot ne parlait que
de revenir à Paris. Cet été, je trouve qu'elle a tout à fait pris son
parti de la vie à la campagne.
— Travaille-t-elle toujours beaucoup ?
— Elle néglige un peu sa peinture. Mais, en revanche, elle s'oc-
cupe beaucoup de musique, et fait de la littérature avec M. Mareuil.
Ils lisent ensemble à haute voix des vers de Victor Hugo et de
Bau... Bau...
— Baudelaire?
— Précisément. Ils s'amusent à réciter des scènes de théâtre,
Hernani, Manon Beloinne, la Nuit d'octobre, est-ce que je sais,
moi?
— Ah ! vraiment.
— Oui, et je n'en suis pas fâchée. Cela fait passer le temps à ma
fillette. Il est très instruit, M. Mareuil. Andrée dit qu'il sait tout, et
mon mari pense qu'il fera son chemin. Nous sommes bien heureux
de l'avoir?
La conversation fut interrompue par l'entrée des jeunes gens
dans le salon. Muguet seul avait endossé l'habit noir, ce frac irré-
sistible qui constituait à lui seul l'esprit, le savoir, l'originalité, le
272 REVUE DES DEUX MONDES.
talent, la raison d'être du petit baron, et qu'un philosophe aurait
pu appeler la cause finale de M. de Salbris. Il ne passait pas les
fortifications sans l'emporter dans sa valise : un bouton de rose
blanche cueilli dans un massif remplaçait ce soir-là sa fleur favo-
rite. Andrée, Maxime, M. Passemard, Henri entrèrent l'un après
l'autre, et l'on se mit à table.
La politique fit d'abord à peu près tous les frais de la conversa-
tion. Passeinard crut devoir exposer son programme, bien qu'il fût
évident que le comte prêtait seulement une attention distraite à
ce ramassis de balivernes qui servaient d'idées politiques au futur
législateur. M. de Salbris paraissait, au contraire, l'écouter avec
intérêt, lai donnait discrètement la réplique et se laissait con-
vaincre avec beaucoup de bonne volonté lorsqu'il n'était pas d'ac-
cord avec lui. M. Passemard commençait à trouver ce jeune homme
plein de mérite et s'indignait intérieurement de voir Andrée négliger
le baron avec une désinvolture voisine de l'impolitesse. La jeune fille,
en effet, répondait à peine à M. de Salbris, lui parlait encore moins,
et, suprême outrage, n'avait paru remarquer ni la rose, ni !e frac.
Elle adressait à tout propos la parole à Henri, d'un bout de la table
à l'autre. Flatté d'abord dans son amour- propre (qui donc est insen-
sible aux attentions d'une jolie femme?) et charmé de voir le peu
de cas qu'Andrée paraissait faire de Salbris, Mareuil se sentit un
peu gêné lorsqu'il s'aperçut que le regard clair de M. de Garamante
ne quittait pas la jeune fille. 11 feignit alors de prendre part à la
conversation de xMaxime et de Passérieux : ce dernier racontait à
son ami qu'il avait emprunté le mail-coach et quatre chevaux de
Desrieux pour s'exercer à conduire four in liand sur une grand'-
route ; que le dernier mot du chic était de prendre du monde dans
son mail pour aller de Paris à Saint-Cloud, par exemple, et de faire
payer la place de chacun; que cela se faisait beaucoup à Londres,
le duc de Hertford ayant donné l'exemple. Et Maxime ouvrait de
grands yeux en songeant à la gloire conquise par le duc de Hert-
ford.
— Mère, dit tout à coup Andrée, tu ne te doutes pas que j'ai
failli me noyer aujourd'hui? Je n'ai pas voulu te le dire sur l'eau
pour ne pas t'effrayer.
— Allons donc, tu es folle! J'étais là.
— Tu n'as pas tout vu. A un certain moment, je me suis senti
les jambes prises par ces horribles herbes. J'ai eu peur. Je me suis
jetée sur M. Mareuil, qui m'a soutenue avec beaucoup de sang-
froid. Grâce à lai, j'ai pu me dégager, — et voilà.
— Mes sincères complimens, monsieur Mareuil, dit le comte.
Henri, qui maudissait déjà l'idée que la jeune fille avait eue de
raconter ce prétendu sauvetage, sentit redoubler son dépit, car il
ANDRÉE. 273
crut voir une pointe d'ironie dans les paroles de M. de Garamante.
On passa au salon.
— Étes-vous sûr qu'il y eût des herbes? lui dit le comte à voix
basse, avec le plus railleur de ses sourires.
— A propos, fit Passemard, comment se fait-il que vous veniez
si tard vous installer au Pavillon? Qu'êtes-vous donc devenu depuis
trois semaines ou un mois qu'on n'a eu de vous signe de vie?
— J'ai voyagé, mon cher Passemard. J'ai de vieux amis en Ita-
lie, la Tribune et le Baptistère, le palais de Saint-Marc et le Vati-
can : je suis allé leur faire une petite visite.
— Ah! bah!
— Mais oui, cela m'arrive tous les cinq ou six ans. Je ne puis me
passer d'eux plus longtemps. Vous savez, les amis de jeunesse, on
ne peut les oublier tout à fait. N'est-ce pas, monsieur Mareuil?
Le jeune homme tressaillit et ne répondit pas. Il se leva au bout
d'un instant pour aller rejoindre les amis de Maxime, qui fumaient
au billard. La présence de M. de Garamante lui devenait tout à fait
intolérable. Mais apparemment ce départ ne fit pas le compte de
celui-ci, car il s'écria :
— Attendez donc, monsieur Mareuil. Vous fumerez tout à l'heure,
que diable 1 J'ai quelque chose à vous remettre, et à vous aussi,
mesdames.
— Ah ! par exemple ! Et quoi donc?
— Mais des lettres, apparemment, des lettres de votre ami à tous,
M. Jacques Henriot.
— Ah! dit sèchement Andrée.
Elle tendit la main pour prendre la lettre que le comte lui donna,
la mit tranquillement dans sa poche et continua à remuer le sucre
dans sa tasse de café.
— Vous l'avez donc vu ? dit Henri en rompant le cachet.
— Mais oui, j'ai passé près d'une quinzaine en tête-à-tête à Rome
avec lui. Nous avons couru ensemble les musées, la campagne et
passé des nuits à bavarder dans son atelier. Quel charmant com-
pagnon! Autant de cœur que d'intelligence et de talent!.. Comme
il savait que je revenais directement ici, il m'a chargé au départ de
sa correspondance.
— Ce bon Jacques! dit M™^ Passemard. C'est pourtant vrai qu'il
est parti depuis plus de trois mois! Comme le temps passe! Sais-tu,
Bichette, c'est très mal ce que nous faisons! Nous ne lui avons pas
encore écrit; c'est à peine si nous avons parlé de lui... Un si brave
garçon!.. Et comment va-t-il? Porte-t-il de la flanelle au moins,
monsieur le comte?
TOME LXII. — 1884. 18
274 RETDE DES DEDX MONDES.
— Madame, excusez-moi. Je suis impardonnable : j'ai négligé
de le lui demander.
— Oui, reprit-elle en repliant sa lettre, les nouvelles qu'il me
donne de sa santé sont bonnes... Eh bien! Andrée, tu ne lis donc
pas ta lettre?
— Tout à l'heure, maman, j'ai le temps.
— Et vous, monsieur Mareuil, avez-vous des nouvelles intéres-
santes dans la vôtre?
— Je ne saurais vous le dire, madame; j'ai seulement jeté un
coup d'œil sur la première page et je vois qu'il m'y parle surtout de
son travail...
— Monsieur Mareuil, dit le comte, voici M. de Salbris qui vient
nous remplacer auprès de ces dames. Allons fumer une cigarette,
voulez- vous? Il me semble que vous devez avoir hâte de m'interro-
ger sur votre ami...
Henri se leva et le suivit presque machinalement, car les émo-
tions successives de cette journée l'avaient brisé, M. de Garamante
l'entraîna sur le perron, et, quand ils furent seuls :
— Monsieur, dit-il, votre ami, qui est devenu le mien, m'a mon-
tré et j'ai lu avec beaucoup d'intérêt une lettre de vous où il est
longuement question d'une jeune fille qu'il aime... Votre lettre est
un fort joli morceau de style. J'ai surtout remarqué un passage où
sont analysées avec beaucoup de délicatesse et de clairvoyance cer-
taines ambiguïtés de sentiment que vous reprochez à cette per-
sonne. Si vous avez fait un brouillon, — et je ne pense pas qu'une
aussi fine étude de caractère ait été improvisée, — relisez-le, médi-
tez-le, monsieur. Vous vous apercevrez peut-être que vos observa-
tions si pénétrantes sur les senlimens hybrides, — vous savez? les
sympathies intellectuelles, les affections mixtes qui flottent sur les
frontières de ramiiié et de l'amour, — sont d'une vérité plus géné-
rale que vous ne le supposiez sans doute en écrivant cette page et
qu'elles peuvent s'appUquer à d'autres qu'à de faibles femmes. Bonne
nuit, monsieur!.. La soirée est un peu fraîche; je vous quitte.
Et il rentra dans le salon, laissant Henri confus et irrité.
— Qu'avez- vous donc fait de M. Mareuil? demanda Andrée.
— Je l'interrogeais, mademoiselle, sur le sens d'une expression
que j'ai rencontrée ces jours-ci en feuilletant un vieux chroni-
queur.
— Ah!.. Et a-t-il pu vous répondre?
— Non.
— Maxime, prends donc le dictionnaire, veux-tu? et cherche...
Quelle expression?
— Faire la garde du loup, mademoiselle.
ANDRÉE. 27Ç
Le jeune homme chercha assez longtemps et finit par trouver :
« Faire la garde du loup, expression féodale. Se disait du cheva-
lier félon qui, chargé de veiller sur une dame en l'absence de son
servant, cherchait ou parvenait à la rendre infidèle. »
Andrée se leva brusquement et sortit en lançant à M. de Gara-
mante, souriant, le plus mauvais regard que prunelles de femme
aient jamais dardé.
XYI.
Henri n'avait rien trouvé à répondre aux épigrammes à peine
déguisées de M. de Garamante. Ce diable d'homme maniait l'iro-
nie avec une aisance hautaine qui rendait la riposte difficile. Aussi
bien, ce jour-là surtout, Mareuil n'était pas de force à se mesurer
avec lui. Il se sentait en, proie à un trouble profosîd; mille idées
incohérentes traversaient son esprit, sans plus de logique qu'il n'y
a d'ordre dans un essaim de feuilles mortes que le vent d'automne
emporte en tourbillon. Depuis sa conversation de l'après-midi avec
Andrée, le jeune homme avait décidément perdu cette maîtrise de
soi-même dont il était si fier. La scène du bain avaii. achevé la
déroute de cette raison qui naguère encore s'enorgueillissait de sa
froide circonspection et se croyait assez ferme pour déjouer sans
peine toutes les surprises des sens ou de l'imagination. Il ne pou-
vait échapper à la vision troublante de deux lèvres retroussées par
un sourire indéfinissable, d'un corps souple, dont il avait senti pen-
dant une seconde l'enlacement nerveux. Le souvenir de cette rapide
étreinte le hantait : il croyait encore entendre le petit cri poussé
par la jeune fille lorsqu'au contact des herbes, elle avait de frayeur
noué ses bras autour de lui. Henri s'absorbait à ce point dans ces
pensées qu'il en oubliait tout, et les railleries de M. de Garamante,
et la lettre de son ami, dont il avait à peine lu les premières lignes,
et Jacques lui-même. L'analyste, le sceptique était bafoué, désarmé,
vaincu : la passion aime à exercer de ces représailles sur les rai-
sonneurs qui ont la présomption de se croire à l'abri de ses atteintes.
Lorsqu'un homme a l'impertinence de dédaigner les femmes outre
mesure, il est rare qu'une femme ne l'en fasse pas repentir.
Henri resta pendant un assez long temps appuyé sur la baiîïrs-
trade de pierre da perron, immobile, perdu dans une de ces rêve-
ries où tout devient délicieusement vague en nous et autour de
nous; où le contour des choses s'efface à nos yeux comme dans la
brume matinale, en même temps que des réminiscences confuses,
des images vaporeuses flottent, ainsi qu'un brouillard léger, dans
notre esprit. Il se redressa enfin d'un mouvement brusque, comme
un homme qui se réveille, et jeta un coup d'œil dans le salon. II
276 REVDE DES DEUX MONDE?.
était désert. Dans le fumoir, Maxime faisait un whist avec Desrieux
et Passérieux; dans la salle de billard, M"'^ Passemard causait avec
Salbris, tout en suivant des yeux la partie de son mari et du comte.
Tandis qu'Henri regardait derrière les vitres, il entendit, grâce à
un vasistas entr'ouvert, la grosse voix de Passemard demander où
était Andrée.
— Elle est remontée dans sa chambre en me priant de l'excuser
auprès de ces messieurs. Son bain l'avait beaucoup fatiguée.
Au lieu de rentrer dans le salon, Mareuil descendit l'escalier sur
la pointe du pied, leva les yeux vers la fenêtre d'Andrée pour savoir
si la jeune fille dormait, et n'aperçut point de lumière. Après un
moment d'hésitation, Henri se décida à faire un tour dans le parc,
comptant sur l'influence du grand air pour assurer à son esprit et
à son corps, également fatigués, l'apaisement et le réconfort du
sommeil.
n s'engagea dans la grande avenue bordée de platanes : des
feuilles détachées commençaient à joncher la terre et formaient,
par endroits, des amas d'où sortait, lorsque son pied les foulait, un
bruit confus et doux, comme celui d'une étoffe de soie que l'on
aurait froissée. Henri se rappela qu'une robe d'Andrée faisait un
froufrou analogue en traînant sur les tapis. Des deux côtés de
l'avenue s'étendaient de jeunes coupes de trois ou quatre ans.
Au-dessus des touffes de chênes ou de châtaigniers, quelques troncs
montaient, épargnés par les bûcherons. La blanche écorce des bou-
leaux se détachait çà et là sur les masses sombres des taillis ; leurs
branches fines et Hexibles se recourbaient gracieusement vers la
terre, et la lune, en les baignant de sa lumière, pâle comme eux,
argentait le revers de leur feuille inquiète. Mareuil, contemplant la
grâce virginale de ces beaux arbres, se prit à songer à cette nuque
ronde et ferme, à cette longue chevelure dénouée qu'il avait
aperçue lorsque la jeune fille passait la tête par l'ouverture de la
tente. Il longea la pièce d'eau qui arrondissait, comme un miroir
encadré d'une forêt de plantes aquatiques, l'ovale de sa nappe
tranquille où se miraient les étoiles. Au bruit de ses pas, des sar-
celles effrayées glissèrent parmi les nénuphars, et leurs plongeons
invisibles ridèrent de grands cercles la surface polie de l'étang. Un
souflle de brise vagabonde inclina, en les frôlant, les panaches des
roseaux, et le peuple svelte des joncs exhala un murmure triste et
caressant comme un soupir. Il s'enfonça dans le bois par de petits
sentiers tortueux et arriva dans le voisinage d'une ancienne maison
de garde située non loin du château. Ce chalet, enveloppé d'un
épais rideau de vigne vierge, avait plu à Andrée, qui s'en était
emparée, et des deux pièces dont il se composait avait fait, au pre-
mier, son atelier, au rez-de-chaussée, une sorte de bibliothèque et
ANDRÉE. 277
de cabinet de travail où elle aimait à se retirer en été, pendant les
heures chaudes do la journée. Mareuil aperçut de loin une lumière
qui brillait entre les arbres, dans la direction du chalet. 11 s'arrêta
soudain ; le silence de la nuit et des bois était tel qu'il entendait
son cœur battre à coups précipités. 11 voulut retourner sur ses pas,
mais un instinct plus fort que sa volonté l'attirait vers ce point
d'or. A mesure qu'il s'en rapprochait, son oreille tendue à tous les
bruits de la campagne, percevait une harmonie lointaine et indis-
tincte. Il se rappela tout à coup qu'Andrée avait fait mettre un
piano dans la pièce du bas et ne douta plus qu'au lieu de regagner
sa chambre, ainsi qu'elle l'avait dit à sa mère, la jeune fille ne fût
allée finir la soirée dans son chalet. C'était bien elle, en effet. Caché
dans l'ombre d'un grand arbre qui se dressait auprès de la maison
rustique, sur le lord d'une petite pelouse, Henri aperçut, derrière
les vitraux sertis de lamelles de ploiiib, Andrée assise à son piano.
Les premiers accords de la Marche funèbre de Chopin résonnèrent
sous ses doigts, avec je ne sais quoi de solennel que le recueille-
ment des bois endormis et la sérénité mystérieuse de la nuit don-
nèrent à cette conqjosition sublime. Des notes lentes comme un
glas, graves comme un roulement de tambours voilés de crêpes,
annoncent que le héros vieiit d'expirer. Puis un cri de colère monte
vers le ciel pour demander compte de cette mort à l'impat-sible et
à rii;exorab!e; le Blasphème, impuissant, retombe brisé, et la
Résignation, mouillée de larmes, s'avance en longs habits de deuil.
Tout à coup un chant de triomphe jaillit : les Exploits, les Victoires
du guerrier accourent, tenant à la main des branches de laurier et
de longues palmes vertes; la Gloire fend l'air du sillon fulgurant de
ses grandes ailes, se pose au sommet du catafalque et laisse tomber
une couronne. Mais voici que le Désespoir arrive à son tour. 11 dit
la vanité de l'effort humain, le mensonge de la renommée, le leurre
de l'immortalité et le néant de tout. La Révolte groude de nou-
veau, les Imprécations se mêlent aux sauglots : un bruit teirible
couvre tout, le son sourd, cadencé, de pelletées de terre qui tom-
bent sur une bière.
Appuyé contre le tronc de son arbre, Henri écoutait. Par les fenê-
tres entr'ouvertes, de grandes ondes sonores s'échappaient, et lui,
courbait la tête sous cette harmonie surhumaine, comme les roseaux
de l'étang venaient de s'incliner sous la brise. Après quelques instans
de silence, la voix d'Andrée unit ses belles notes graves aux accords
de l'instrument. Elle chanta la romance du Roi de Thulé ; non pas
l'exquise et mélodique composition de Gounod, mais l'étrange chef-
d'œuvre que Berhoz a placé dans sa Damnation de Fumt. Cette
musique entrecoupée, heurtée, capiteuse, plaisait à la jeune fille
par l'affectation même de sa couleur gothique : elle avait dit un
278 REVUE DES DEUX MONDES.
jour qu'on ne devrait chanter cet air qu'en s'accompagnant sur la
viole et coiffée d'un hennin. Le morceau terminé, elle se leva et
vint s'accouder à la fenêtre. Dans la crainte d'être vu, Henri fit un
brusque mouvement en arrière : une branche de bois mort craqua
sous ses pieds, et Sloug se mit à aboyer derrière la porte.
— Qui est là? dit Andrée.
— G' est moi, mademoiselle, répondit Henri en sortant de l'ombre.
Excusez-moi : je vous écoutais en cachette, et j'étais si ravi de ce
que j'entendais que je me serais bien gardé de vous déranger.
— Tiens, tiens, vous êtes donc aussi venu faire un tour de parc?
Décidément, je vais croire qu'il y a entre nous harmonie préétablie...
Est-ce que vous tenez à rester les pieds dans la rosée, dites, mon
frère en Leibniz?.. Non?.. Entrez donc alors!
Et elle ouvrit la porte.
— Mademoiselle, j'admire votre vaillance. Seule, dans les bois,
à cette heure !
— Bah ! je n'ai pas peur de grand' chose avec Sloug : vous venez
de voir comme il me garde. D'ailleurs j'ai des armes.
Elle prit à sa ceinture un poignard dont elle montra au jeune
homme la fine ciselure et la devise : Feri^ ferrum. Depuis qu'Henri
lui avait fait lire Colomba, Andrée ne sortait plus le soir sans un
stylet.
— Quelle page admirable est cette Marche de Chopin que vous
avez jouée tout à l'heure !
— Oui , c'est la plus puissante et la plus profonde conception
musicale que je connaisse. Beethoven même, ce génie de la douleur,
n'exhale pas dans sa Marche funèbre une lamentation aussi déchi-
rante.
— Vous aimez la musique triste, n'est-ce pas?
— Oui,., ce soir surtout, car j'ai du noir à l'âme.
— Ah!..
Ils restèrent un moment silencieux : elle, à demi allongée sur un
large divan bas, la tête appuyée de côté sur la main et le coude
soutenu par une pile de coussins d'Orient; lui, assis en face d'elle
sur un escabeau persan à incrustations de nacre, caressant d'un
mouvement machinal le chien accroupi à ses pieds. La pièce, assez
vaste, était éclairée par les bougies du piano coiffées de petits abat-
jour roses et par une lampe de mosquée supendue, à godets de
verre rouge.
— Oui, reprit-elle, vous me voyez ce soir tout à fait au fond du
puits... J'ai reçu de votre ami une lettre qui m'a accablée. Tenez,
lisez-la...
Et elle tendit à Henri la lettre de Jacques apportée par M. de
Garamante. C'était une déclaration d'une violence passionnée. Hen-
ANDRÉE. 279
riot peignait en termes brûlans l'ardeur de son amour. Il adjurait
la jeune lille de prendre enfin une décision, préférant tout, disait-il,
même un refus, à l'angoisse d'une incertitude que l'éloignement
rendait plus cruelle encore.
Henri ne jeta qu'un coup d'œil sur la lettre et resta muet , les
sourcils froncés, un peu pâle.
— Vous voyez, dit-elle, comme il me traite! C'est un ultimatum
qu'il ose me poser brutalement. Il faut que je capitule à l'instant
même ! Peu lui importe de savoir si, en m'adressant cette inju-
rieuse sommation, il ne blesse pas ce sentiment intime, mélange
de pudeur et de fierté, qui fait que, nous autres femmes, nous vou-
lons rester souverainement libres ju.-qu'au moment où il nous plaît
de devenir esclaves. Il ne s'inquiète pas de savoir si je suis à l'unis-
son, et ne daigne rien faire pour m'y mettre si je n'y suis pas. Je
lui offre une tendresse fraternelle et il me paie en grosse monnaie
d'amour I Ah ! je suis bien malheureuse , monsieur. Est-ce que
vraiment il faut s'interdire d'avoir un ami quand on est femme, un
frère de son choix que l'on puisse aimer doucement, sûrement,
sans qu'il vous jette au nez une déclaration? Dites, répondez.
— Mademoiselle, j'ai cru longtemps qu'il pouvait exister entre
homme et femme une de ces belles amitiés intellectuelles que votre
sexe ne connaît guère. Depuis, j'ai changé d'avis, et je n'ose plus
rien affirmer, sinon que ce rêv€ est peut-être plus décevant encore
que ne le sont d'ordinaire les chimères qui séduisent les cœurs
généreux.
— Et cette chimère était la mienne pourtant; j'entretenais cette
illusion que je pourrais avoir des amis et me faire leur sœur de cha-
rité...
— On vous dira dans les hôpitaux, mademoiselle, qu'une sœur
de charité, quand elle est jeune et jolie, fait plus de malades qu'elle
n'en guérit... Je ne m'étonne pas que Jacques se soit laissé entraî-
ner à souhaiter plus que votre amitié. Cela me senible tout natu-
rel... Je comprends que, si jeune, il vous aimât déjà, et que cet
amour ait grandi avec lui... D'ailleurs cette passion n'était pas un
mystère pour vous, permettez-moi de vous le rappeler, et je m'ex-
plique mal l'indignation provoquée ce soir par un aveu qui sans
doute n'était pas le premier.
— Eh! monsieur, c'est que peut-être j'avais cru l'aimer, et
qu'apparemment je suis sûre aujourd'hui de ne l'aimer point. —
Elle lança ces mots d'une voix âpre et se leva brusquement. —
Fumez-vous? reprit-elle ; voici du latakieh. Ne vous gênez pas :
j'adore l'arôme de ce tabac d'Orient. Voulez -vous que je vous donne
l'exemple?
Elle alluma une cigarette et reprit sa place sur le divan :
280 REVUE DES DEUX MONDES.
— Voyez-vous, monsieur Mareuil, je ne serai jamais la femme de
Jacques, — jamais, entendez-vous bien !
— Je ne sais qui je dois plaindre, mademoiselle.
— Personne ! Nous ne sommes point faits l'un pour l'autre. J'ai
pu m'y tromper un instant peut-être; mais aujourd hui, je l'avoue,
le fossé me paraîf, moins large à franchir pour une femme de l'in-
différence à la passion que de l'amitié à l'amour. Qu'en pensez-
vous?
— Rien : je suis docteur en droit, non en psychologie féminine.
— Ne vous donnez donc pas la peine de faire de l'esprit pour ne
point répondre et convenez tout simplement que j'ai raison, mais
que vous n'osez pas le dire... Vous me connaissez trop maintenant
pour ne pas savoir à merveille qu'il n'existe entre Jacques et moi
aucune de ces affinités électives dont vous me parliez si bien un
soir au salon, il y a six semaines. Où sont-elles, je vous prie, ces
mystérieuses et subtdes concordances entre son être moral et le
mien, cette secrète parenté intellectuelle que vous proclamiez la con-
dition même de l'amour? Vous n'avez pas remarqué comme je vous
écoutais ce soir-là ! Ce n'était point seulement parce que je subissais
le charme de votre parole ingénieuse, c'est aussi que je voyais se
dissiper peu à peu, à la clarté de votre analyse, l'obscurité dn ma
propre pensée. Je ne débrouillais pas bien encore l'écheveau confus
de mes sentiraens, je ne savais pas, vous dis-je, si j'aimais Jacques
ou si je ne l'aimais point : après vous avoir entendu, j'ai compris
que je ne pourrais jamais l'aimer.
— Moiî j'ai fait cela! s'écria le jeune homme avec l'accent du
plus douloureux étonnement.
— Mais oui, répliqua-t-elle, sans rien perdre de son impitoyable
tranquilliié. Et vous m'avez rendu le plus signalé service. Imaginez
ce qui serait arrivé si vous ne m'aviez pas suggéré l'idée de m'ana-
lyser et de l'analyser lui-même lorsque vous fîtes devant moi cette
critiqu • magistrale de l'amour instinctif, bon, disiez- vous, pour
une peusionnaire échappée de son couvent, indigne d'une femme
qui pense et subordonne le sentiment à la raison !
— Mais, mademoiselle, ce n'était qu'un paradoxe, un paradoxe
absurde et coupable, que je déplore amèrement...
— C'est inutile : il est trop tard. On ne réfute pas après coup un
paradoxe soutenu avec tant de talent que vous ne trouveriez plus,
j'en suis sûre, pour le combattre la moitié de la verve dont vous
avez fait preuve en le défendant. C'est comme les mots imprudens
qu'on laisse échapper devant les diplomates, vous savez? impos-
sible de les retirer. A peine partis, on veut les reprendre; mais bast !
ils courent et sont déjà loin...
Il soupira longuement.
ANDRÉE. 281
— Quittez cet air funèbre, je vous prie. Qu'avez-vous à vous
reprocher?.. Un crime de lèse-amitié, n'est ce pas? Allons, je vous
croyais au-dessus de ces enfantillages ! Voulez-vous que je vous
décerne un diplôme attestant la sincérité du zèle dont vous avez fait
preuve en faveur des intérêts qui vous étaient confiés? Noterai-je
sur ce certificat combien de fois vous avez traité Jacques de héros?
Dirai-je que depuis bientôt quatre mois vous n'avez peut-être pas
manqué un seul jour de proposer à mon admiration une liste com-
plète de ses menus mérites, qualités, dons et vertus?
— De grâce, mademoiselle, é; argnez moi vos sarcasmes. Ce n'est
pas être ridicule, je pense, que de souffrir beaucoup à la pensée
d'avoir nui au meilleur des amis.
— Monsieur Mareuil, je ne vous reconnais plus : il me semble
que vous devenez naïf. Jacques, je le répète, n'est pas plus le mari
qui me convient que je ne suis, moi, la femme qu'il mérite. Conve-
nez donc qu'en m'aidant, sans le vouloir d'ailleurs, à discerner
les faibles garanties de bonheur présentées par une union si mal
assortie, vous avez travaillé dans son intérêt comme dans le mien,
et pourvu à la tranquillité, non pas de ma vie seule, mais de la
sienne également.
— Gomment cela?
— Eh! mon Dieu, parce que si j'avais mis à exécution ce ridi-
cule et enfantin projet d'épouser un homme sans autre raison plus
sérieuse que d'avoir joué à cache- cache avec lui une dizaine d'an-
nées auparavant, cet homme, je n'aurais pas manqué de le rendre
très malheureux, attendu que je ne l'eusse jamais aimé.
— Qui vous le prouve ?
— Tout. Jacques est un enthousiaste et j'appartiens, moi, à une
autre école, plus raisonneuse et plus rassise, qui est la vôtre aussi,
n'est-il pas vrai, monsieur Mareuil?.. Ah! je sais maintenant qui
j'aimerai, si j'aime un jour ! C'est un homme qui aura eu le talent de
si bien m'imposer sa supériorité, que je puisse être fière et non pas
humiliée quand je le proclamerai mon maître. Je le veux, celui-là,
non point naïf comme Jacques, mais possédant la science de la vie,
qui est un attribut viril; connaissant la femme, car je n'aurai pas de
puériles jalousies rétrospectives, moi qui pense qu'on doit craindre
pour son mari moins les revenant que les voleurs! Je le veux spi-
rituel, maniant l'ironie comme d'autres une épée, avec assez de
dextériié pour faire à son choix de légères ou de mortelles bles-
sures. Il est, cet homme dont je serai la servante, de ceux qui sont
faits pour ne pas rester confondus dans la foule, mais doivent tôt ou
tard la dominer, attirer les regards, et soulever la clameur de l'en-
vie unie à celle de l'admiration. Il a l'ambition qui est une vertu, la
conscience de sa valeur qui est une force, le scepticisme souriant
282 REVUE DES DEUX MONDES.
qui est une grâce, l'observation pénétrante qui inquiète et qui sub-
jugue, enfin ce je ne sais quoi de dédaigneux qui devrait nous irri-
ter et qui nous charme!
Elle parlait rapidement, d'une voix sourde, un peu sifflante par-
fois, et plongeait dans les yeux de Mareuil un regard dont il
pouvait à peine supporter l'intensité. Le jeune homme enivré par
la solitude, le silence de la nuit, les vagues parfums flottant dans
l'air attiédi de la pièce, surtout par la vue de cette étrange fille qui
semblait lui ofTiir son amour, contenait avec peine l'impétueux élan
qui le portait vers elle.
— Ah ! mademoiselle, dit -il d'une voix altérée par l'émotion, que
ne donnerait-on pas pour être cet homme?
— Et si vous l'étiez par hasard? dit-elle très bas en se penchant
vers lui.
Le souffle de la jeune fille caressa la figure d'Henri. Éperdu, il
tomba à ses pieds et fit le geste de l'enlacer. Mais elle se dégagea
de cette étreiiite et passant sa main sur les cheveux blonds de
Mareuil agenouillé, le baisa légèrement au front en murmurant :
(( Comme vous avez été long à comprendre ! » Et sans même lui
laisser le temps de se relever, elle ouvrit la porte et disparut en lui
jetant ce seul mot : Addio !
Henri fut tenté de la rejoindre. Il fit même quelques pas hor,-- du
chalet, mais s'arrêta bientôt. La fraîcheur humide de la nuit, en le
saisissant brusquement, apaisa soudain la dangereuse exaltation qui
depuis le commencement de cette journée critique n'avait cessé de
grandir en lui, au point de le dominer tout à fait un instant aupara-
vant et de le jeter, vaincu, aux pieds de la jeune fille. Il revint vers
la porte, s'arrêta sur le seuil et promena un regard vague sur le
piano ouvert, la lampe orientale aux reflets rougeâtres, le divan
où les coussins affaissés semblaient garder encore l'empreinte du
corps d'Andrée. Son être, qui tout le jour avait vibré sous le choc
d'émotions répétées, était désormais envahi par une sorte de tor-
peur. Il rentra au château d'un pas de somnambule, et, arrivé dans
sa chambre, se laissa tomber entre les bras d'un fauteuil de travail.
Il resta là quelque temps, puis, machinalement, tira de sa poche
un papier plié dont la vue le fit tressaillir. C'était cette lettre dont
il avait seulement parcouru les premières lignes lorsque le comte
la lai avait remise, quelques heures auparavant. Jacques se plai-
gnait de rester sans nouvelles et de n'avoir pas reçu même un billet
depuis un mois.
« Si je ne me répétais sans cesse, disait-il à la fin de sa lettre, que
ton amitié veille, là-bas, que tu t'ingénies à me conserver ce cœur
dont je ne suis pas assez sûr pour ne pas craindre souvent qu'il ne
m'échappe, que deviendrais-je? Ah! la bonne et sainte chose que
ANDRÉE. 2S3
l'amitié, quand elle implique, comme celle qui nous unit, le dévoû-
ment sans bornes et la confiance sans réserve!.. »
Tandis que Mareuil lisait ces pages, l'anxiété, le remords se pei-
gnaient sur son visage. Il se rappelait tout, maintenant! Il passait
en revue sa conduite depuis le jour où il avait accepté de servir les
intérêts de Jacques, jusqu'à ce moment funeste où il venait de trahir
l'ami plein d'abandon, le frère plein de tendresse. L'échafaudage de
sophismes qu'il avait construit pour masquer à ses propres yeux sa
passion grandissante s'écroulait brusquement; il se souvenait des
premières alarmes de sa conscience, trois mois auparavant, et ne
se pardonnait plus l'ingéniosité qu'il avait déployée pour les dissi-
per et se donner le change à lui-même. Il lui revenait à l'esprit
certaines paroles qu'il jugeait coupables, à présent qu'il en mesu-
rait mieux la portée. Une lumière soudaine se faisait en lui et éclai-
rait brutalement les ambiguïtés de sentiment où il s'était complu,
les équivoques que la passion trouve toujours quand il s'agit pour
elle de faire tomber le devoir dans ses duperies. La vérité toute nue
était là devant lui, et cette lettre dont chaque mot stigmatisait sa
faute, cette lettre où s'était épanché le cœur confiant de Jacques,
l'accablait sous le poids d'une muette et terrible accusation. Henri
courba la tête; deux grosses larmes gonflèrent ses paupières et
roulèrent le long de ses joues. Puis il se jeta sur le lit , cacha sa
figure dans l'oreiller et dit avec un gémissement : « Je suis un misé-
rable! »
XVII.
Le lendemain matin, M. de Garamante se disposait à sortir pour
tirer un lapin dans le petit bois qui entoure le Pavillon, lorsque le
vieux serviteur qui cumulait auprès du comte les triples fonctions
de garde-chasse, de valet de chambre et de cuisinière, annonça à
son maître qu'un monsieur demandait à lui parler.
— Quel monsieur? demanda le comte.
— Celui d'à côté... M. le comte le connaît bien... le joli blond
qui est toujours à se promener dans les bois avec la demoiselle du
château.
Florimond prononça ces mots avec une nuance de dédain. Il était
royaliste comme un chouan, le vieux brave, aristocrate à sa manière,
et manquait tout à fait de considération pour cette bourgeoisie riche
qui se peraieltait d'acheter les domaines des nobles ruinés. Il avait
trois gros griefs contre la république : comme garde, il la rendait
responsable des progrès du braconnage ; comme valet de chambre,
de la diminution des pourboires ; comme cuisinière, de l'augmen-
28â REVUE DES DEUX MONDES.
tation du beurre. N'est-ce pas ainsi, après tout, que se font les opi-
nions politiques?
— Fais entrer! dit le comte. Que diable peut-il donc me vouloir?
— Monsieur, dit Mareuil en s'avançant, je serais heureux d'obte-
nir de vous la faveur d'un moment d'entretien...
— Quelle solennité, monsieur!.. A la campagne!., entre voi-
sins!., et de si bonne heure!
— C'est que j'ai àvouspaHer de choses qui, sans être solennelles,
ne laissent pas d'avoir leur importance, comme il vous paraîtra peut-
être après m'avoir entendu.
Le comte, frappé de la pâleur du jeune homme et d'un certain
air de résolution qu'il ne lui connaissait pas, inclina légèrement la
tête, montra du doigt un fauteuil, puis s'assit en disant non sans
un peu de gravité :
— Je suis à vos ordres, monsieur Mareuil.
En même temps, il plantait dans les yeux d'Henri son regard clair
et scrutateur.
— Monsieur, reprit Henri, vous m'avez, hier soir, traité sévère-
ment... Oh! inutile de vous en défendre ! fit-il sur un geste du
comte.
— Protestation de pure politesse, croyez -le bien! répliqua M. de
Garamante avec un peu de hauteur. Puisqu'il vous plaît d'appeler
les choses par leur nom, eh bien! oui, je vous ai parlé sans ména-
gement, comme il convient de le faire lorsqu'on veut remettre dans
le droit chemin un galant homme qui se fourvoie...
— C'est peut-être beaucoup de sollicitude pour qui ne vous en
demandait point, monsieur le comte! Mais il n'importe... Votre
perspicacité n'était pas en défaut, lorsqu'elle vous a révélé le drame
intime qui se joue aux Charmilles, dit-il avec un sourire triste.
C'est une pièce à trois personnages : une victime, un traître...
— Et une grande coquette, n'est-ce pas? interrompit le comte.
— Peut-être... Je ne sais comment qualifier ce rôle... Vous m'ai-
derez tout à l'heure à trouver un nom... Quoi qu'il en soit, le traître
est devant vos yeux : c'est moi. Oui, moi! Cette nuit, je me suis
traîné aux genoux d'une femme qui devait m'être sacrée, puisque
je la savais aimée de Jacques.
— Diable! l'affaire a marché plus vite que je ne pensais. J'esti-
mais hier soir que vous en aviez encore pour une huitaine avant de
perdre complètement la tête. On retarde toujours un peu à mon cage,
tandis que l'on avance, au vôtre, jeune homme!.. Alors c'est fait?
Vous lui avez chanté votre grand air, elle vous a servi un des mor-
ceaux de son répertoire... A propos, avez-vous noté les paroles et
l'accompagnement de sa partie, à elle? Cela devait être intéressant
à entendre, pour un dilettante comme moi, qui ne fais plus de
ANDREE. 285
musique!.. Et le duo terminé, vous vous êtes senti pris de remords,
n'est-ce pas? Oui, c'est dans l'ordre... Satanée conscience humaine !
toujours le sommeil lourd avant la faute, léger après!.. Enfin vous
venez vous confesser, n'est-il pas vrai ?
— Mais oui, à peu près : heureux si, en m'accusant, je me réha-
bilite.
— Eh! cher monsieur, laissons là ces grands mots. Avant la crise,
je les aurais peut-être employés moi-même pour vous effaroucher,
comme on met des mannequins dans les arbres à fruits afin d'écar-
ter les moineaux. Mais quoi! vous avez mordu à la cerise : il n'est
plus temps. Causons donc raisonnablement. Voyez-vous, monsieur
Mareuil, il n'y a rien dans tout ce qui arrive dont je sois surpris...
— Vous aviez prévu que?..
— Mon Dieu oui. Quand j'ai su, lors de ce bal oii j'eus le plaisir
de faire votre connaissance, que votre ami Henriot commettait l'im-
prudence de vous installer dat}s la place au moment même qu'il la
quittait, il m'est venu à l'esprii, — excusez moi! — je ne sais quelle
réminiscence de Troyens introduisant le cheval de bois dans ilion.
Quelle folie, ai-je pensé, de vouloir en amour s'adjoindre un surnu-
méraire! Sans compter que vous m'aviez tout l'air d'un homme qui
ne dédaigne pas l'avancement ! Si j'avais été alors l'ami de ce brave
Henriot comme je le suis devenu depuis, j'aurais essayé de le mettre
en garde contre cet excès de confiance, qui prouve combien ce cœur
excellent est riche en illusions. Croire que M'^® Andrée passerait plu-
sieurs mois à la campagne, au fond des bois, seule, en compagnie
d'un homme qui a de jolies moustaches, de l'esprit et de la littéra-
ture, sans s'amuser à lui tourner la tête, ne fût-ce que pour tuer
le temps et s'entretenir la main, cela était vraiment un peu simple,
et il y a beau jour que j'ai cessé d'être naïf, monsieur!
— Et maintenant, que me conseillez vous de faire? Approuvez-
vous mon dessein de quitter la famille Passemard au plus tôt, et
sous le premier prétexte venu?
— Entièrement! El je vous félicite d'avoir déjà compris que votre
place n'esi plus ici.
— Je vais partir.
— Un instant, cher monsieur! 11 s'agit de faire eu sorte que votre
ami ne puisse jamais soupçonner la cause véritable de votre départ.
Vous connaissez Henriot : il serait capable de tout s'il venait à
savoir ce qui s'est passé. Pour Dieu, qu'il ne se doute de rien, mon-
sieur! Imaginez une fable... Voyons, cherchons ensemble... Tenez,
dites-lui, par exemple, que vous avez reconnu l'inutilité de vos
efforts,., que M*'" Passemard songe de moins en moins à devenir sa
femme et qu'elle vous paraît, au conuairo, prête à jeter son dévolu
sur quelque autre soupirant...
286 REVUE DES DEUX MONDES.
— Lequel?
— Mais nous n'avons que l'embarras du choix... Morincourt, par
exemple... D'autant plus qu'il pourrait bien se faire qu'en désignant
celui-là, vous ne fussiez pas déjà si loin de la vérité.
— Quoi! vous croyez?.. Ce méchant versificateur et ce peintre
sans talent!.. Elle irait s'affubler d'un mari pareil!..
— Qui sait?.. Notez que je n'affirme rien. J'ai seulement entrevu
le personnage, et je crois qu'il s'entend mieux à assiéger de loin,
avec prudence et méthode, le cœur d'une jeune vaniteuse, qu'à faire
de bons vers ou de bonne peinture. Il a déjà le talent de lui faire
trouver très remarquables ses sonnets et ses tableaux, que nous
jugeons également médiocres : cela est d'un habile homme, et vous
verrez peut-être que cet hiver, quand elle ne pensera plus ni à
Jacques, déjà oublié, ni à vous qui, le dépit aidant, le serez bientôt,
M"® Passemard se résignera sans trop de peine à devenir W^^ la
vicomtesse de Morincourt... Que voulez- vous ? cela flatte toujours
de porter une couronne sur les panneaux de sa voiture, quand on a
un papa qui fait des pains de sucre.
— Mais la famille Passemard est républicaine, et Andrée elle-
même...
— 0 monsieur Mareuil, je ne m'attendais pas à trouver en vous
tant d'ingénuité!..
— Et dire que je ne pourrai pas même la disputer à cet homme !
— Ah ! mais non, par exemple! Contentez-vous de l'avoir enlevée
à Jacques, cela suffît.
— Vous êtes cruel.
— Bah! il faut bien faire un peu crier le patient quand, pour le
guérir mieux et plus vite, on cautérise sa plaie. Vous me remer-
cierez.
L'aimable homme serrait la main d'Henri et le regardait avec un
sourire indulgent. Il y avait tant de bonté sur ce beau visage loya' ,
que Mareuil se sentit tout à fait désarmé.
— Je vous remercie déjà, dit-il avec effusion... Adieu, docteur!
— Au revoir, mon cher convalescent, et pas de rechutes!..
Partez vite : l'air de ce pays-ci ne vous vaut rien. Quand vous serez
à Paris, la tête entièrement dégagée et le pouls tout à fait calme,
écrivez-moi, tenez-moi au courant... J'aime mes malades...
— Qui vous le rendent bien... Au revoir !
Deux heures après, Henri %i?ait enregistrer sa malle dans la
gare de Fontainebleau et prenait le train de Paris. Pendant ce
temps-là, Andrée achevait sa toilette, tout en méditant sur l'événe-
ment de la nuit.
— J'ai peut-être été un peu loin, se disait-elle, mais aussi il
ANDRÉE. 287
fallait bien en finir!.. Voilà ce pauvre Morincourt qui s'en va
rejoindre Jacques. Puissent ces deux débris se consoler entre eux.
Elle sourit, puis resta un instant pensive.
— Allons, reprit-elle, adieu les armoiries ! Décidément, je serai
M"^^ Henri Mareuil tout court... Il parle bien; en poussant ce
garçon-là vers la politique, c'est la députation dans deux ans et,
qui sait, plus tard?.. Il est très fort, en somme, et charmant! Quelle
drôle d'idée a eue Jacques de me le donner pour garde du corps !
Elle allait descendre au salon, quand sa femme de chambre entra,
tenant un pli cacheté à la main.
— Mademoiselle, voici une lettre pour vous que M. Mareuil a
remise à Baptiste en partant...
Elle se laissa tomber plutôt qu'elle ne s'assit sur sa chaise longue.
— En partant! dit-elle; il est donc parti?.. Donne.
Elle lut :
« Mademoiselle,
« Une dépêche arrivée ce matin, à la première heure, m'apprend
que mon père est tombé gravement malade. Je pars pour Rouen.
11 est trop tôt pour que je puisse vous faire mes adieux : ce billet,
que je griffonne à la hâte, vous les portera, avec les excuses que je
vous prie de transmettre à M""" votre mère et à M. Passemard.
J'emporte le souvenir cher et attendri des quatre mois que je viens
de passer aux Charmilles.
« Henri Mareuil. »
— Va demander à Baptiste s'il est arrivé une dépêche, ce matin
de bonne heure au château, dit Andrée très pâle et les sourcils
froncés.
— Non, mademoiselle, dit la femme de chambre en rentrant.
— Bien.
Elle se redressa brusquement, et froissant le papier qu'elle tenait
à la main, elle en fit une boule, la jeta à Sloug accroupi sur un
tapis, en laissant tomber d'un air de dédain suprême ces deux
mots :
— Grande bête !
La femme de chambre a toujours cru qu'Andrée parlait du chien.
George Duruy.
{La troisième partie au procJiain n°.)
LES
MAGISTRATS ET LA DÉMOCRATIE
UNE EPURATION RADICALE.
L'assaut livré à la magistrature ne peut laisser indifférens ceux
qui ont souci de l'ordre matériel et de la sécurité publique. Seuls,
les esprits légers croient la querelle vidée par une première épura-
tion des juges. A les entendre, la justice, entravée jusque-là par
bien des préjugés, a subi dans sa. marche une secousse qui ne
changera ni ses conditions ni son influence. Tout autre est, suivant
nous, le caractère des faits. La crise ouverte depuis cinq années,
et dont nous venons seulement de traverser une des phases, n'ap-
proche pas de son terme. Entre l'ordre judiciaire et les instincts
démagogiques le conflit est permanent. Le peuj)le, dès qu'il exerce
directement le pouvoir, cherche à asservir les juges. Partout il
l'a tenté. En Amérique, les auteurs de la constitution ont fait en
quelque sorte la part du feu : ils ont sacrifié la justice locale pour
sauver la justice fédérale. En Suisse, les électeurs cherchent à domi-
ner les tribunaux, que le bon sens de certains cantons dispute aux
caprices des scrutins.
Cet antagonisme est d'autant plus grave que l'indépendance et la
fermeté du juge, utiles sous tous les régimes, sont plus nécessaires
encore sous une république. En elTet, le désordre naît toujours de ceux
qui, possédant la puissance matérielle, prétendent en abuser pour
LES MAGISTRATS ET LA DEMOCRATIE. 289
Opprimer les droits des faibles. Lorsqu'elle vient d'un seul, la tyran-
nie révolte les âmes, et tous, tôt ou tard, se dressent contre elle.
Sous la république, où la majorité qui obtient le pouvoir passe
pour représenter la volonté du peuple, la foule ne s'indigne pas de
la persécution; elle est disposée à délaisser les victimes; elle entend
dire que tout se fait en son nom; elle se sent souveraine et elle
abuse de sa puissance. Qui peut redresser les abus, si ce n'est le
corps chargé d'appliquer et de défendre les lois? Les magistrats sont
les protecteurs du droit contre la force. C'est à eux qu'il appartient
de châtier les excès de pouvoir et de limiter la toute-puissance
des démocraties triomphantes, en leur apprenant où expire l'au-
torité, où commence la tyrannie. Si les juges se laissent aller eux-
mêmes aux caprices des factions, s'ils écoutent tantôt les irijonc-
tions des partis, tantôt les menaces des favoris de la foule, la
société, qui repose sur le respect des droits, perd tout équilibre.
Semblable à un vaisseau tout d'un coup privé de lest, qui ne
sombre pas sur-le-champ, elle continue sa marche, les apparences
demeurent les mêmes; le calme fait quelque temps illusion : vienne
la tempête, elle sera hors d'état de lutter et ne saura résister aux
efforts du vent et des vagues.
Il faut avoir bien mal lu notre histoire ou se laisser aller à
d'étranges illusions pourimaginerque nous ne reverrons niagirations
ni secousses. Parmi les enseignemens que le passé nous a légués, il
en est un qu'il est bon de méditer. Les révolutions dout notre pays
s'est fait une si déplorable habitude ont eu, depuis le consulat, un
caractère commun : elles n'ont atteint que nos institutions politi-
ques. En 1830, en 18Zr8 , en 1852, en 1870, le titre du chef du
pouvoir exécutif, les rouages législatifs ont été seuls changés. On
laissait, d'une entente unanime, en dehors de toute atteinte les
parties profondes, les ressorts essentiels et cachés du mécanisme
social. Il y a depuis cinq ans en France une tendance toute nou-
velle. Quelques-unes des institutions qui avaient été tenues six
fois en dehors de la révolution , comme en un domaine réservé,
sont aujourd'hui directement menacées : le clergé, la magistrature
et l'armée sont en butte à des efforts savamment combinés. D'au-
tres ont parlé de la guerre antireligieuse, qui chez certains politi-
ques tient lieu de programme et d'idées. Il est bon de s'arrêter en
ce moment à l'attaque menée depuis 1879 contre la magistrature
et de montrer, pièces en mains, ce qui s'est fait.
Le récit de la lutte n'est pas le seul intérêt. Il y a une moralité
et des prévisions à tirer de cette étude. S'est-on demandé comment
la France avait pu supporter depuis soixante-dix ans tant de trou-
bles sans que la sécurité publique ou privée eût succombé parmi de
TOMB LXII. — 1884. 19
290 REVUE DES DEUX MONDES.
si graves et de si soudaines tempêtes ? à quelle force secrète elle a
obéi, quelle organisation intime l'a préservée?
La société civile a été sauvée parce qu'elle avait dans son sein
tout un système qui contribuait à en maintenir les différentes par-
ties , rassurant les uns contre l'excès des convoitises , les autres
contre l'abus de l'autorité , s'interposant entre les violences des
plus forts et les souffrances des plus faibles, intervenant à propos
pour empêcher les désordres, quelle que fût leur origine, et ne se
lassant pas de contribuer à la marche progressive de la civilisation
par la justice. De même que le droit gouverne tous les rapports
entre les hommes , le juge est l'arbitre de tous les conflits. Sans
sortir de sa sphère, il contribue à calmer les passions, à panser les
blessures, à faire rentrer chacun dans le devoir. Il faut avoir vécu
par l'étude en des temps où les tribunaux étaient livrés à la par-
tialité pour mesurer le mal que peuvent faire de mauvais juges.
Notre génération n'a pas connu ce désordre. Puisse-t-elle ne pas
apprendre ce qu'il entraîne à sa suite de troubles dans les esprits !
L'absence de justice a rendu possibles des crimes privés qui, dès
1790, ont été les avant-coureurs des crimes publics. Qu'on y prenne
garde ! Depuis cent ans, malgré neuf révolutions, la société n'a
sombré qu'une fois. Les révolutionnaires, tant de fois déçus dans
leurs espérances, savent aujourd'hui et répètent qu'il faut désor-
ganiser la justice pour préparer de longue main l'anarchie. C'est
seulement alors qu'elle devient irrémédiable. Depuis 1815, aucune
de nos révolutions n'a connu ce désordre intime de la société , si
différent du désordre politique, moins violent, mais plus durable
et plus corrupteur que les émotions de la place publique. Dieu
veuille que le travail commencé depuis cinq années ne nous fasse
pas voir des maux que nous ont épargnés les secousses cruelles,
mais brèves, de nos révolutions contemporaines !
De tous les discours qui ont donné le commentaire de la loi
votée en août 1883 pour suspendre l'inamovibilité et livrer la
magistrature à l'épuration, le plus ardent, le plus sigoificatif fut
prononcé par M. Madier de Montjau. Le député de Valence fit
entendre un réquisitoire qui enflamma les passions de la chambre;
il montra la France, à peine relevée de ses désastres, s'adressant
en suppliante à ses représentans et leur criant : « Délivrez-nous de
nos magistrats ! » Il multiplia les imputations, fit à la charge des
juges des récits odieux dont son enfance, disait-il, avait été bercée,
et termina par une comparaison imprévue dans laquelle il mettait
LES MAGISTRATS ET LA DEMOCRATIE. 291
les magistrats au-dessous des forçats. La majorité couvrit l'orateur
d'applaudissemens. Le chef de la magistrature demeura muet à son
banc.
Comment expliquer une telle passion? Comment expliquer sur-
tout le long retentissement de ce discours, qui a donné à toute la
discussion sa couleur et sa portée? Bien aveugle qui ne verrait dans
ces explosions de colère qu'une déclamation oratoire. La haine de
M. Madier de Montjau est profonde. Il >outient qu'à toute époque
les juges se sont faits les vils complaisans du pouvoir et les dociles
exécuteurs des besognes politiques. Il montre les cours prévôtales,
les poursuites contre les républicains, la répression des troubles;
il porte la parole au nom de trois générations qui s'honorent d'avoir
été des conspirateurs et des fauteurs d'émeute; il est l'organe de
ceux qui donnent le nom de Barbes à l'un de nos boulevards, en
attendant qu'ils lui élèvent une statue.
Voyons donc ce qu'il y a de fondé dans ce réquisitoire contre la
justice. 11 mérite que nous nous y arrêtions quelque temps. Nous
pèserons mieux la valeur des accusations lorsque nous aurons suivi
le rôle des magistrats depuis le premier empire jusqu'à nous.
La magistrature française a une histoire qui ne se confond pas avec
celle du gouvernement. C'est l'honneur et le péril des institutions
d'avoir un rôle indépendant des faits généraux. Tandis que les
simples fonctionnaires obéissent, que les agens de l'administration
servent le pouvoir, en changeant, suivant les heures, de langage
et de ton, que le silence ou la retraite sont les seuls moyens de mar-
quer leur dissentiment, les magistrats qui sont investis de fonctions
permanentes, sous les ministères et sous les régimes les plus dis-
semblables, ont des convictions et des traditions communes. Gomme
tous les despotismes, qu'ils se nomment césarisme ou démago-
gie, l'empire avait multiplié les épurations. Ce fut après la charte,
quand les tribunaux eurent été reconstitués, que se formèrent l'es-
prit de corps et la tradition. La foule n'aime ni l'un ni l'autre; elle
leur donne aisément les noms détestés de caste et de privilège. Et
cependant que deviendrait la société si chacun de ses groupes
n'était pas soutenu et comme animé par l'esprit de corps? Pour les
militaires, c'est l'honneur du drapeau; chez les comptables, c'est la
probité; chez les médecins, ledévoûment. Pour qui a vécu au milieu
des juges, le doute n'est pas possible : les habitudes judiciaires ont
créé parmi eux des qualités et des mœurs spéciales; elles les ont
accoutumés de bonne heure à la réflexion, ont soumis tous leurs juge-
mens à un examen préalable, les ont plies à l'impartialité et leur
ont donné un esprit de désintéressement, d'intégrité que tous, amis
ou adversaires, se sont plu à reconnaître.
292 REVUE DES DEUX MONDES.
Soas la restauration, les magistrats, choisis avec soin de 1815 à
1818, étaient tous profondément royalistes. Ce n'est pas le fou-
gueux député dri Valence (s'il connaît l'histoire de sa famille) qui
peut l'ignorer. Avec le temps, leurs opinions se sont modelées sur
celles de la haute bourgeoisie. Relisez leurs arrêts avant et après le
ministère Martignac. M. de Villèle, comme M. de Polignac, se plai-
gnait de l'indépendance des cours, qui, à entendre les ultras,
étaient remplies de bonapartistes et de libéraux. — Après la révolu-
tion de juillet, la magistrature, un instant ébranlée, avait reformé
ses rangs et représentait exactement l'élite de cette classe de censi-
taires, puissante par l'intelligence, mais insuffisante par le nombre,
qui gouvernait alors la France. En lutte avec un seul adversaire, le
désordre, elle participait à l'œuvre du gouvernement en poursui-
vant les auteurs des émeutes et en les frappant sans pitié : entre
les fauteurs des insurrections et le juge s'ouvrait une lutte qui ne
devait pas cesser. Sur les bancs de la cour d'assises ou de la police
correctionnelle, accusés ou prévenus déclaraient que les magistrats
étaient tous carlistes. — Après l'explosion de 1848, les passions s'en-
venimèrent. En face de l'anarchie, les tribunaux devinrent avec les
soldats le rempart de la société menacée et l'objet des haines révo-
lutionnaires. Les insurgés de juin s'écrièrent que les magistrats
étaient tous orléanistes. Singulier accord dans les griefs ! Tous ceux
qui ont eu maille à partir avec la justice lui ont reproché de pactiser
avec le régime tombé. Au fond, la magistrature n'appartenait pas à
un parti politique, mais elle avait une passion. Oui, nous l'avouons,
au lendemain de l'insurrection de juin comme au lendemain de la
commune, elle avait horreur de l'anarchie. Quel est le radical qui
peut l'en blâmer s'il est partisan sincère du jury? EnlSZiO, en 1871,
le juge était exactement dans l'état d'esprit du juré sorti de la
bourgeoisie et exprimant ses vœux. Par répugnance pour le désordre,
elle se soumit, en 1852, au despotisme sans l'aimer. Elle avait accepté
l'empire comme un fait ; elle accepta de même la république, se sen-
tant presque également à Taise sous les ministères de centre droit et
de centre gauche, entre lesquels oscilla jusqu'en 1879 le gouver-
nement.
Depuis cinq ans, l'axe du pouvoir est entièrement déplacé. La
direction des affaires appartient non plus au centre gauche, mais à
la gauche seule. Il importe peu que certains hommes modérés d'ori-
gine et de langage aient figuré dans quelques-uns des cabinets
formés par M. Grévy. La tendance générale, manifestée par l'am-
nistie, par la politique religieuse, par le relâchement des forces
gouvernementales, par les alliances électorales, est une politique
de pure gauche.
LES MAGISTRATS ET LA DEMOCRATIE. 293
La magistrature, issue de régimes et de ministères qui, tous, sans
excepti-;ii, avaient combattu le désordre, qui avaient tenu la main
à la répression pénale, qui avaient refusé de transiger avec l'insur-
rection, la magistrature s'est trouvée toute dépaysée. Elle partagea
les étonnemens et les répugnances de la bourgeoisie, reçut comme
elle les insultes, et, confondant son histoire avec les souvenirs de
la classe moyenne, supporta les attaques sans grande surprise,
jugeant assez naturel que les condamnés, leurs parens et leurs com-
plices laissassent éclater de bruyantes colères contre les juges qui
avaient prononcé les sentences.
A vraiment parler, la magistrature n'a pas soutenu , depuis
quatre-vingts ans, d'autre lutte. Nous savons déjà ce qu'en pensent
les conspirateurs et les insurgés. Voyons , en revanche, l'opinion
de la masse des justiciables. Déjà nous pouvons mesurer leur con-
fiance au petit nombre des arbitrages; à ce premier indice s'ajoute
le langage du barreau, qui, à toute époque, nous a fait con-
naître, par les voix les plus diverses, son sentiment de respect
unanime envers les tribunaux. Allons plus loin et interrogeons les
hommes nouveaux portés au sommet du pouvoir au lendemain de
chaque révolution. Écoutons leurs jugemens sur les magistrats de
la veille. Quelles flétrissures ne s'attend-on pas à voir sortir de la
bouche des ministres apportés par le flot populaire? Or voici les
paroles de M, Crémieux, en mai J8A8, rendant un compte solen-
nel des travaux du gouvernement provisoire : « Nos lois sont claires,
dit-il; nos juges en font une sage application et notre magistrature
n'a, certes, aucun reproche à subir. » A la fin de l'empire, l'opi-
nion de l'opposition était la même. En flétrissant comme ils le méri-
taient les magistrats politiques, M. Berryer constatait qu'ils étaient
en petit noiubre. Eu 1870, nul ne demandait le bouleversement de
nos corps judiciaires. Après 1879, quel a été le langage des chefs
delà magistrature? Deux d'entre eux ont porté un jugement sur
le personnel : M. Le Royer, en décembre 1^79, après avoir fait des
réserves en ce qui touchait la politique, a dit a qu'il défendrait tou-
jours la magistrature au point de vue professionnel, car, à ses yeux,
au point de vue de la capacité juridique, c'était la première magis-
trature du monde. » M. Goblet, à deux reprises, en novembre 1880
et en mai 1883, avait le courage de « déclarer que, malgré les efforts
des pouvoirs qui avaient voulu les asservir, les magistrats étaient
demeurés intègres et soucieux avant tout de leur devoir et de la
loi. » Précieux témoignages émanés de sincères républicains et qui
permettent d'affirmer que, ni en 1880, ni en 1883, la magistrature
ne méritait une de ces mesures d'expédient, ressource extrême des
pouvoirs violens ou faibles, qu'on nomme des lois d'exception ! Pour
294 REVUE DES DEUX MONDES.
un gouvernement maître de sa volonté, la conduite à tenir vis-à-vis
de la magistrature était toute tracée. Le renouvellement naturel des
corps judiciaires assurait la transformation dans un délai assez court.
Il suffisait de montrer quelque patience.
Celle vertu malheureusement n'appartient ni aux enfans, ni aux
foules. La démocratie, qui est fort jeune, n'est pas patiente. Il n'y
aurait que demi-mal si ses conseillers osaient lui tenir le langage
qu'on tient aux enfans; mais devant elle ils se taisent. C'est une
reine que des courtisans seuls approchent et que les adulations
enivrent.
Sous l'action lente du suffrage universel, les mœurs se sont trans-
formées. Il est bon que nous pénétrions dans les couches nouvelles
pour comprendre leur organisation politique et mesurer quelle était,
à l'égard des juges, l'ardeur de leurs convoitises.
Il s'est formé dans les départemens des groupes d'hommes plus
remuans que la plupart de leurs concitoyens, prêts à donner une
part de leur temps aux affaires publiques, qui ont fait des élec-
tions leur mission principale; réunis en comité dès qu'une élection
s'annonce, ils préparent un programme, cherchent à l'imposer au
candidat et multiplient les démarches pour asservir d'avance et
pour faire triompher celui qu'ils patronnent. Ce qu'a souffert le
candidat n'est rien à côté des humiliations qui attendent l'éiu après
le succès. Loin de croire sa tâche finie avec le scrutin , le comité,
qui met la vigilance au premier rang de ses devoirs, se déclare
en quelque sorte en permanence. Chacun de ses membres s'agite
comme la mouche de la fable. Ils correspondent avec le député,
l'accablent de sollicitations, lui demandent des faveurs de toute
sorte, lui imposent les charges les plus singulières. N'est-il pas
leur mandataire? Et comment trouver étonnant que leur confiance
soit allée jusqu'à l'envoi de titres pour en toucher sans frais les
dividendes? Ces missions extra-parlementaires ne seraient que risi-
bles si elles ne marquaient le trouble jeté dans les esprits ei le rôle
usurpé à la suite des élections par ces importans de nouvelle espèce
qui tendent à devenir les tyrans de chaque canton. On a si bien
répété depuis trente -cinq ans que le peuple était le souverain
maître, le juge sans appel, que tout pouvoir et tout droit éma-
naient de lui, que, naturellement, ces influences locales sont deve-
nues avec le temps la source d'ambitions illimitées. Les conseils
municipaux se sont peu à peu remplis de ces politiques impatiens
qui contribuent à endetter les communes et à substituer la pire
politique à l'administration prudente des affaires locales. Enhardis
par leurs premiers succès, les plus audacieux ont franchi la porte
des assemblées départementales pendant que les moins heureux
LES MAGISTRATS ET LA DEMOCRATIE. 295
gémissent de leur mauvaise fortune, en figurant pour la forme
dans les sessions inutiles des conseils d'arrondissement. En réa-
lité, ces politiques, doués de plus d'activité que de bon sens, for-
ment les cadres de l'armée du suffrage universel , ils en sont les
sous-officiers, aspirant comme ceux-ci à monter en grade et comptant
bien réussir à emporter un galon, non par un acte de bravoure,
mais par quelque coup d'intrigue. On parlait à un député considé-
rable, à l'un des chefs d'un des groupes de la chambre, de la politique
qu'il suivait, en l'assurant que l'opinion publique n'en était pas satis-
faite. « Qu'est-ce, s'écria-t-il, à vos yeux, que l'opinion publique?
Je l'ignore. Pour moi, je connais un ou deux hommes par village,
actifs, peu aimés de leurs voisins, mais redoutés de tous, en lutte
avec le curé, don)inant le conseil. C'est pour eux que je gouverne. »
Ce mot cynique et vrai peint la politique jacobine, il nous révèle le
ressort secret qui met tout en mouvement sous nos yeux et qui
fausse le régime parlementaire. Si nous avons un gouvernement
agité dans un pays tranquille, des députés avides d'incidens , pré-
férant les discussions bruyantes aux plus utiles réformes, n'en
cherchez pas ailleurs la cause. Les ministres obéissent aux députés,
qui obéissent eux-mêmes aux « politiciens » de canton, abaissant
leurs votes au niveau de ces influences subalternes mises en mou-
vement par les passions locales les plus étroites.
Dans cette marée montante de la médiocrité, que deviennent les
fonctions modestes exercées avec indépendance en dehors de l'ac-
tion politique? Il est facile de le deviner. Depuis le simple agent
des postes ou dépositaire des contributions indirectes jusqu'au pré-
sident du tribunal, il n'est pas un emploi, pas une fonction que l'élec-
teur influent n'estime la récompense légitime de ses services. Cha-
cun se croit propre à tout. Les prétentions n'ont pas de limites, et
comme les magistrats tiennent le haut du pavé dans les petites villes,
que la durée de leurs fonctions, la considération qui les entoure, les
ont placés fort au-dessus des agens de l'administration, il n'est pas
« d'homme de loi, » comme on disait jadis, qui n'ait convoité,
comme prix de la reconnaissance du député envers son électeur,
une robe de magistrat pour son fils, s'il ne pouvait l'obtenir pour
lui-même.
Par suite de ces appétits surexcités, ce n'est plus la même classe
sociale qui a recherché les fonctioDs judiciaires, et ce changement
s'est fait, non par un progrès lent et par une concurrence heureuse
qui eussent été les résultats naturels du travail, de l'épargne et de
l'instruction, mais par une brusque secousse qui a ouvert la porte
aux ambitieux sans moyens et aux intrigans sans capacité.
Au lendemain de la chute de M. Dufaure, la magistrature allait
296 REVUE DES DEUX MONDES.
donc traverser une crise redoutable. Pendant quinze mois, le garde
des sceaux avait résisté aux efforts combiiiés des sénateurs et des
députés ; s'étant borné à faire remonter sur leurs sièges les magis-
trats du parquet que l'esprit de parti en avait fait descendre, il
s'était refusé à introduire la politique dans la magistrature. A ses
yeux, la première vertu du magistrat était l'indépendance, la
seconde était la science du jurisconsulte. Le moment allait venir
où, comme en 1852, le dévoûment et les services politiques seraient
les seuls titres.
M. Dufaure avait institué un concours dont les heureux effets
avaient, pendant trois ans, fourni aux parquets les esprits les plus
vigoureux et les plus brillans. Telle était l'impatience des ambi-
tieux, écartés par ce triage si favorable au talent, que le concours
fut supprimé dès l'année 1879. On ne voulait plus s'astreindre à
une règle, on se souciait peu du mérite. On fit entrer dans les tri-
bunaux tous ceux que l'austère justice d'im garde des sceaux étran-
ger aux habiletés politiques avait fait attendre.
Dès le mois de février 1879, les révocations commencèrent.
Quinze procureurs-généraux ouvrirent la marche ; en quelques
mois, un grand nombre d'avocats-généraux et leurs substituts
furent destitués. Quatre cents procureurs de la république et sub-
stituts les suivirent. Les noujinations judiciaires n'étaient plus
inspirées que par une seule pensée : faire entrer dans les parquets
le plus grand nombre d'hommes se disant dévoués à la république,
A cet intérêt supérieur tout fut subordonné. On avait révoqué
presque tous les magistrats nommés par M. Dufaure : ce n'était
pas assez au gré de ses successeurs. Ils destituèrent des substituts
nommés depuis 1879 par M. Le Royer ou par M. llumbert. Un
exemple le fera sentir : il y a un ressort où l'on compte vingt-sept
procureurs de la république et substituts. De février 1879 à juillet
1883, les révocations ou les démissions forcées se sont élevées à
trente-sept; c'est presque un personnel et demi qu'a consommé en
quatre ans l'esprit de parti (1).
La magistrature des parquets était composée jusqu'alors d'hommes
instruits, indépendans, aspirant à vivre avec honneur dans le milieu
modeste où le plus souvent leur père avait acquis la considération,
en attendant qu'avec les années écoulées ils pussent s'asseoir,
comme par une sorte d'héritage, sur les sièges de la cour. La cam-
(1) Pour savoir exactement quel a été le renouvellement du pnrsoiinel judiciaire du
9 février 1879 au 31 décembre 1882, nous avons fait un pointage qui donne pour les
cours : mag'strats inamovibles, 237 remplacés ou déplacés sur 739. Parquets, 198 sur
263. — Pour les tribunaux : magistrats inamovibles, 745 sur 1,742. Parquets, 1,565 sur
1,886, Juges de paix, 2,536 sur 2,941.
LES MAGISTRATS ET LA DÉMOCRATIE. 297
pagne des décrets rendus contre les congrégations, en troublant les
consciences, altérait les notions du droit et changeait le rôle du
ministère public. « La plume est serve, mais la parole est libre, »
disaient fi(^rement nos anciens magistrats. Que devient la liberté
de la parole si les gens des parquets sont appelés à diriger des
expéditions dans lesquelles les exécutions manu militari précèdent
les arrêts et souvent les contredisent? Il y avait une grande ques-
tion de droit à faire juger sur toute l'étendue de la France. On a
préféré la soustraire à la justice, et, pour donner une apparence
de sanction à des ordres administratifs et politiques qui en étaient
dépourvus, on a rais en mouvement les magistrats amovibles.
Étrange et fatale interversion des rôles qui a jeté le désarroi dans
les esprits et qui a chassé en une seule année des rangs des par-
quets le tiers des magistrats qui les composaient.
En résufué, la campagne de quatre années avait réussi. Tout
avait été fait pour creuser en certaines cours un abîme entre les
deux magistratures : l'une, armée en guerre, prête à abuser de sa
force, la menace à la bouche, faisant grand bruit de son influence
et invoquant sans cesse le garde des sceaux, se servant en certaines
cours de toutes les circonstances solennelles ou privées pour infli-
ger des avanies ou donner des leçons aux magistrats inamovibles;
l'autre, opposant à ces excitations la force d'inertie, les plus anciens
faisant elïôrt pour conserver le calme et, ce qui était plus difficile,
pour apaiser les colères des plus jeunes.
Au milieu de ces épreuves, bien plus que dans les temps pro-
spères, la magistrature se montrait vraiment digne de son passé.
« Et dans quelle situation, ainsi que le faisait remarquer M, Jules
Simon au sénat, quand, depuis trois ans, tous les jours, elle est
injuriée dans les journaux, dans les chambres! quand elle est tous
les jours menacée! quand elle est sur le point d'être déclinée! Dans
cette incertitude, ayant perdu la sécurité de sa situation, ayant
perdu cet ensemble d'honneurs qui lui étaient jusqu'ici rendus spon-
tanément par toutes les consciences, attaquée, menacée, sur le point
de périr, elle restait impassible. »
A qui était due cette véritable anarchie? Seul, le gouvernement
en était responsable. Il avait créé à son image la moitié du person-
nel. Il pouvait d'un mot, par des instructions sages, apaiser les
ardeurs de ses procureurs-généraux. Il préféra poursuivre son
œuvre, et, sous prétexte de rétablir l'harmonie qu'il s'était lui-
même appliqué à détruire, il imagina une loi qui livrerait à l'arbi-
traire ceux qui étaient défendus jusque-là par l'inamovibilité.
298 REVUE DES DEUX MONDES.
II.
Malgré l'audace dont un ministre de la justice de notre temps
avait prétendu retrouver la tradition en s'asseyant sur le fauteuil de
Danton, aucun garde des sceaux n'osa proposer au parlement une
loi en trois articles qui lui permît d'exclure des tribunaux les
magistrats dont la présence le gênait. 11 fallait colorer celte mesure,
la déguiser habilement et lui donner à tout prix l'apparence du
bien public.
Assurément il était malaisé d'anîener les esprits sages à ce sacri-
fice. L'inamovibilité n'est certes pas un dogme, elle n'est pas un
principe supérieur et absolu. C'est le meilleur moyen qui ait été
jusqu'ici découvert de garantir les justiciables contre la pression du
pouvoir. Mais elle n'a cette vertu que si le juge, qu'il s'agit d'af-
franchir de tout souci lorsqu'il rend la justice, peut l'opposer au
gouvernement qui le sollicite ou le menace. Or, depuis 1870, l'ina-
movibilité avait été à l'abri de toute attaque. La seule atieiote que
le gouvernement de Bordeaux lui avait portée avait provoqué une
réaction qui ne laissait aucun doute sur le respect public. Ni les
projets déposés, ni le langage des orateurs delà gauche ne permet-
taient d'entrevoir un plan de réinvestiture judiciaire. En 1879, lorsque
M. Grévy entrait à l'Elysée, on n'avait encore réclamé que l'épu-
ration des parquets et nul n'avait osé s'attaquer aux juges. Aussi
l'émotion fut-elle vive quand, le 22 mars 1879, MM. Floquet, Cle-
menceau et Madier de Montjau déposèrent au nom de l'extrême
gauche une proposition tendant à accorder au gouvernement le
droit de conférer dans les trois mois aux magistrats une nouvelle
investiture. Le coup porté, les auteurs du projet n'eurent garde de
presser la discussion : ils se servirent habilement de la presse pour
habituer le public à ces idées, jusque-là si nouvelles, de violences
légales. Pendant plusieurs mois, les journaux menèrent une cam-
pagne d'attaque contre les magistrats. Tout leur fut permis. Le
gouvernement deiTieura impassible ; les ministres répétaient, il est
vrai, que l'inamovibilité n'avait rien à craindre; mais on se sou-
vient qu'à la même époque ils promettaient que l'amnistie ne serait
que partielle. Les deux engagemens étaient d'égale valeur et ils
eurent un sort semblable. Après neuf mois de critiques acerbes, de
diffamations et de calomnies, la discussion s'ouvrit.
Ce qui avait semblé une témérité en mars 1879 parut tout natu-
rel en janvier 1880. La chambre vit éclore de toutes parts les pro-
LES MAGISTRATS ET LA DEMOCRATIE. 299
jets les plus divers, d'accord en un point seulement, la suspension
de l'inamovibilité.
Les auteurs des propositions essayaient bien de parler de
réformes, nul ne les écoutait. Destituer des juges, tel était le seul
intérêt. Pendant trois ans, les faiseurs de projets essayèrent de per-
suader à la chambre qu'il convenait de dissimuler derrière un
changement dans l'organisation judiciaire la brutalité de l'épura-
tion; ils échouèrent tour à tour. 11 n'y aurait nul intérêt à démê-
ler ici l'écheveau confus de ces propositions. En février 1883, le
gouvernement eut le triste courage de recommencer cette cam-
pagne. Il s'avisa de chercher au hasard un certain nombre de
mesures, d'élever la compétence des juges de paix, de créer des
assises correctionnelles, de réduire le nombre des conseillers néces-
saires pour rendre un arrêt, de diminuer le nombre des classes de
tribunaux, de supprimer quelques chambres, d'augmenter les trai-
temens et de créer un conseil supérieur de la magistrature. Der-
rière cette longue série de modifications, qui formaient une sorte
de rideau, se dissimulait la réduction du personnel. Le voile fut
promptement déchiré : la chambre s'en chargea assez lestement.
Dès le début de son examen, la commission obtint du ministère une
disjonction des lois. Elle alléguait le dessein de diminuer les obsta-
cles; en réalité, elle courait au plus pressé. Le projet fut allégé de
tout ce qui ne tendait pas à l'unique mesure poursuivie, à la réduc-
tion du personnel. « Une réforme est irréalisable avec cette chambre,
répétaient les députés. Détachons quelques articles, obtenons du
sénat l'épuration du personnel et nous pourrons attendre. » Tout
ce qui avait servi à déguiser le projet fut ajourné; les batteries furent
démasquées, et, au mois de mai 18"î3, lorsque la discussion s'ou-
vrit, il était facile de voir que l'itjtérêt électoral allait primer toute
autre préoccupation. Les motifs de la loi étaient d'un tel ordre que
nul n'osa les exposer ouvertement. Cette équivoque risqua de com-
promettre l'œuvre. Des rangs du radicalisme comme de la gauche
s'élevaient des voix qui attaquaient moins la mesure en elle-même
que son insuffisance et le défaut de logique du projet. M. Martin-
Feuillée s'attacha à les gagner par ses concessions; il affaiblit tout
ce qui avait trait à l'inamovibilité; il écouta sans protester les
paroles outrageantes de M. Madier de Montjau. Il fit si bien que
la gauche se rallia lors du vote. Cependant la droite et l'extrême
gauche n'étaient pas seules à faire entendre leurs voix. M. Goblet
dénonçait comme un acte révolutionnaire l'expédient qui allait
ébranler les fondemens mêmes de la justice, ruiner le respect et la
confiance qu'elle doit inspirer à tous; il reconnaissait qu'il y avait
encore des magistrats non républicains, mais soutenait qu'il fallait
attendre leur conversion du temps et non d'une politique qui con-
300 REVUE DES DEUX MONDES.
sistait à tenir la menace de la révocation suspendue sur leur tête.
M. Ribot ne laissa debout aucun des sophismes accumulés par
les partisans du projet. Il démontra déHnitivement qu'on faisait
une loi d'expédient, qu'on obéissait à des passions tout au plus
excusables au lendemain d'une révolution, que l'esprit de gouver-
nement consistait à refouler ces appétits de la première heure,
que le ministère, loin de faire acte d'énergie, se laissait aller
au courant de faiblesse qui l'emportait : « Il y a une chose, dit-il,
que les majorités n'ont pas le droit de faire, c'est de metire la
main sur la justice. » Et il termina par ce mot, qui résume tout
son discours : « L'existence d'une magistrature indépendante, ne
l'oubliez pas, messieurs, c'est une liberté publique. » Lorsque
la loi sortit du Palais-Bourbon, on put dire qu'elle avait été votée
mais non défendue. Un homme d'esprit en fit le résumé d'un mot :
« On vient de décréter la justice inamovible avec trois mois de
pillage. »
La discussion qui se poursuivit du 19 mars au 31 juillet fut une
des plus belles qu'ait entendues le sénat. Tous ceux dont l'élo-
quence honore la tribune de la chambre haute y parurent tour à
tour; mais, s'élevant au-dessus de tous, M. Jules Simon peignit en
des traits ineffaçables la politique de ceux qui ne connaissent d'autre
manière de gouverner le peuple que d'être aux ordres de l'opinion
courante à mesure qu'elle se produit. 11 montra comment on fait
des agitations factices, comment on crée des désirs populaires,
comment se préparent des lois d'expédient enfantées par l'audace
des uns et par la faiblesse des autres. Il rendit éclatant à tous les
yeux le péril d'une loi qui, sous prétexte de rétablir l'harmonie
entre les pouvoirs publics, donnait comme un regain de révolu-
tion après treize ans de calme tt créait un précédent a la faveur
duquel tout gouvernement seiait en droit de changer le personnel,
non plus seulement après une révolution, mais même à chaque
évolution de majorité. La démonstration était faite : on sentait avec
l'orateur que la loi était « fatale à la justice, fatale à l'honneur de
la France. » Ce n'est pas ici le lieu de reprendre page par page un
débat dans lequel on entendit M. Allou apporter le poids de son
éloquent témoignage en faveur des juges devant lesquels sa vie
s'était écoulée, rappeler ses luttes, ses succès ou ses déceptions et
déclarer qu'après avoir vu les magistrats à l'œuvre pendant qua-
rante années, il pouvait affirmer que c'était à leur honnêteté, à leur
droiture qu'était dû le respect de la chose jugée, plus profond en
France qu'en aucun pays du monde.
La discussion du sénat ne fut pas seulement brillante, mais elle
eut des résultats féconds. La commission avait sur plusieurs points
corrigé l'œuvre hâtive et passionnée de la Chambre. Elle augmenta
LES MAGISTRATS ET LA DÉilOCBATIE. 301
le nombre des conseillers qui avait été réduit au-dessous du strict
nécessaire; les petits tribunaux dont la suppression avait été votée
sans précautions suffisantes furent maintenus; enfin, ce qui était
capital, le droit accordé au ministère par la chambre d'évincer tous
les membres des cours et tribunaux pour les remplacer par un per-
sonnel eiitièrement r-ouveau fut refusé par le sénat, qui interdit au
gouvernement d'opérer un nombre d'éliminations supérieur à celui
des sièges supprimés, l'obligeant ainsi à reconstituer les tribunaux
à l'aide d'élémens empruntés à l'ancien personnel.
En ce sens et dans cette limite, les efforts des sénateurs qui lut-
tèrent en faveur de l'inamovibilité avec MM. Jouin, Bardoux,
Bérenger, ne furent ni vains ni inutiles. Suivant la belle expres-
sion de M. Jules Simon, « des deux passions qui ont assailli la
magistrature, la vengeance et l'appétit des places, il y en a une,
l'appétit, qui ne trouvera pas son aliment. » En sortant de la
chambre, le projet avait livré au garde des sceaux le sort de '2,li!i7
magistrats inamovibles au profit d'autant de candidats. Grâce à
l'intervention du sénat, nul candidat ne pouvait désormais entrer
dans les rangs, et au lieu de 857 sièges dont la suppression avait
été votée, la léduction portait seulement sur '31^.
Les discussions de la chambre et du sénat avaient eu un profond
retentissement dans le sein des compagnies judiciaires. En lisant
les discours du Palais-Bourbon et du Luxembourg, les magistrats
voyaient s'approcher l'heure où ils tomberaient victimes de la loi ;
les dénonciations dont ils se sentaient entourés rencontraient chez
eux plus de mépris que de colère. Soutenus par le sentiment de leur
devoir, tristes et résignés, la plupart regardaient venir d'une âme
ferme un châtiment qu'ils savaient n'avoir pas mérité. Ce silence
étonnait la chancellerie, qui s'était attendue à voir les sollicitations
fondre sur elle, les antichambres envahies : il n'en fut rien. Fort
peu de magistrats cherchèrent à détourner les coups, et le nombre
fut très restreint de ceux qui se préparèrent à profiter des mouve-
mens pour avancer.
Cette attitude passive déjouait les projets du ministère. Tout
autres avaient été ses prévisions. Il avait espéré qu'à la suite du
vote de la loi, il y aurait une explosion de découragement, et que
de toutes parts les plus menacés chercheraient une satisfaction écla-
tante dans l'envoi subit de leur démission. La chancellerie aurait
eu ainsi un grand nombre de places à donner. Dès que la loi eut
été votée, on fît en ce sens les efforts les plus énergiques. Les pro-
cureurs généraux multiplièrent les démarches directes ou indirectes,
mettant à profit le retard de la promulgation, mais les magistrats
furent sourds à toutes les insinuations.
Ce n'était pas seulement une déception pour les bureaux de la
â02 REVUE DES DEUX MOND£S.
chancellerie. Les sénateurs et les députés qui avaient voté la loi, les
ministres qui l'avaient soutenue, comptaient un certain nombre de
créatures qu'il fallait faire entrer dans la carrière judiciaire. Com-
ment les y introduire, puisque le sénat avait pris ses précautions
contre l'intrusion d'élémens étrangers en décidant que les magis-
trats seuls prendraient part aux mouvemens? On s'avisa que cer-
tains sièges avaient été supprimés de fait depuis longtemps et qu'on
pourrait y faire des nominations fictives, sauf à les annuler par la
suite. Qui songerait à critiquer ce tour de passe-passe? Au milieu
d'interminables décrets ne glisserait-il pas inaperçu? Le temps
pressait; il fallait se hâter. Encore quelques heures et les trente
jours accordés par les lois constiiutionnelles pour la promulgation
allaient expirer. Les démissions toujours espérées n'arrivaient pas.
On se décida à nommer aux sièges supprimés. Un exemple fera
comprendre tout l'art de la combinaison.
Supposons que quelque avoué, ayant rendu des services à
un personnage politique, eût l'ambition de devenir président à
Lorient ou à Quimperlé. La nomination d'emblée semble exces-
sive. On cherche un poste de juge, on a peine à trouver une vacance.
Enfin, le 27 août, l'officier ministériel est nommé « juge à Gou-
tances, en remplacement de M. Leloup, décédé. » En apparence,
rien de plus légiiime. Mais que penser, si, après quelques recher-
ches , l'on apprend successivement que M. Leloup est décédé le
17 juillet 1878, que M. Dufaure ne l'a pas remplacé à dessein,
afin de réduite le personnel, que le traitement de ce siège, demem'é
vacant depuis plus de cinq ans, a disparu au budget, qu'il n'y a
plus de fonds affectés au paiement, que la chancelleiie le sait si
bien qu'elle n'a pas essayé de faire installer le juge nommé, que
ce magistrat fictif n'a pas même eu la pensée de se rendre a Gou-
tances et que les habitans de Lorient ont été les seuls à croire, le
26 septembre 1883, que, pour présider leur tribunal, il leur arri-
vait un jurisconsulte de Basse-Normandie?
Le moyen parut bon : à Bayeux, à Guéret, à Lisieux, dans plu-
sieurs autres villes, on a retrouvé les anciennes suppressions fort
sagement opérées par extinction (c'était le mode honnête de réforme
judiciaire) et on s'en est servi sans scrupules pour déposer, durant
quelques semaines, les gens en appétit de places. Il n'y avait pas
une heure à perdre ; si on avait attendu la promulgation de la loi,
les sièges supprimés de fait depuis quelques années eussent été
supprimés en droit. La réforme se fût accomplie ipso facto, sans
bruit, et d'elle-même. Mais les auteurs de la loi pensaient qu'une
mesure de ce genre n'est pas vraiment exécutée quand pei-sonne
n'en profite.
On avait donc tiré bon parti des délais qu'accorde la loi constitu-
LES MAGISTRATS ET LA DÉMOCRATIE. 303
tionnelle. Après avoir ajourné de trente jours la promulgation d'une
loi dont l'urgence avait été réclamée à grand bruit, on avait réussi,
en pressant les retraites, en sollicitant des démissions, en multi-
pliant les combinaisons savantes, à faire entrer dans la magistra-
ture trente-trois étrangers qui n'allaient pas tarder à franchir de
nouvelles étapes.
Au moment où le garde des sceaux voyait s'ouvrir devant lui la
tâche d'exécuter la loi judiciaire, l'embarras était grand. Il avait
bien six cent quatorze magistrats à éliminer, mais les dénon-
ciations s'étaient multipliées et accumulées de toutes parts. La
lutte engagée depuis trois ans contre les congrégations avait mis
au premier rang des griefs l'accusation de cléricalisme. L'expres-
sion fit fortune, elle était commode et vague; l'esprit de parti s'en
empara. Ce mot bizarre ne signifiait pas seulement une subordi-
nation des devoirs professirmnels aux idées religieuses : réservée
d'abord aux catholiques militans, étendue aux protestans orthodoxes,
l'accusation finit par atteindre toute conviction profonde servant de
point d'appui à quelque indépendance de caracière. Il y a en
France plus d'un clérical qui ne va pas à la messe, mais aucun
d'eux ne va de bonne grâce à la préfecture. C'est là, en province,
qu'est en effet le nœud de toutes les questions. Plus le terrain se
rétrécit et plus les froissemens prennent d'importance. A Paris,
nous ne pouvons nous figurer les suites d'un salut oublié. Dans les
petites villes, tout est grossi, et des haines de longue durée ont
pour point de départ des faits insignifians. L'opinion politique y a
bien moins d'action que les relations de personnes. Rarement vous
entendez dire que tel conseiller, tel juge est bonapartiste ou légi-
timiste: il est clérical, dira-t-on, et il refuse de saluer le procureur-
général. Allez au fond de ces griefs et vous trouverez un état
social très digne d'observation. Dans la plupart des villes, les magis-
trats sont entrés, par leurs alliances, par leur long séjour dans la
contrée, par la dignité reconnue de leur vie, dans ce qu'on appelle
en certaines provinces, la vieille société. Nous ne parlons pas ici
de la société légitimiste, de la noblesse, qui avait sous la restaura-
tion quelques représentans dans la magistrature, mais de ces vieilles
bourgeoisies locales qui sont l'honneur même des provinces. Telle
famille compte trois ou quatre générations successives de magistrats.
Ceux qui les représentent, loin de fermer leurs rangs, accueillent
les nouveau-venus, mais à la condition que ceux-ci ne rompent pas
en visière aux traditions sociales.
S'ils se plaisent à heurter ces habitudes d'esprit, le vide se fera
autour d'eux. Le silence et la solitude seront leur leçon. On dira :
M Le procureur-général ne voit personne ; il ne rencontre les magis-
30/i REVUE DES DEUX MONDES.
trats qu'à l'audience. » Ce qui signifie que les magistrats inanao-
vibles font corps avec la société, vivent avec elle en pleine har-
monie, et que le chef du parquet est entré, dès le début, en lutte
publique avec ce qu'il a appelé, dans ses rapports au garde des
sceaux, une coterie cléricale. Supposez ce que peuvent être, dans
une ville où les rencontres sont de chaque jour, où les promenades
rapprochent aux mêmes heures, des relations difficiles que la mali-
gnité de deux partis s'applique à aigrir. Ajoutez surtout à ces
tiraillemens la perspective d'une loi d'épuration discutée pendant
quatre ans. En temps ordinaire, entre le magistrat inamovible et le
substitut, la brouille, étant sans issue, se terminait toujours par un
raccommodement. Cette fois, le parquet se sentait le maître et s'ap-
prêtait à vider un long arriéré de rancunes. La menace d'une sus-
pension de l'inamovibilité, loin donc d'apaiser le feu, ne cessait de
l'entretenir. Que de ménages supportables deviendraient un enfer
si l'un des époux se croyait sûr que le divorce dût être voté le len-
demain !
Ainsi, l'accusation vague de cléricalisme, les relations et les
parentés politiques, les quereUes personnelles les plus mesquines,
une série de petits faits devenus de gros griefs, et, par-dessus tout,
la rupture de la société demeurée fidèle aux vieux corps judiciaires
et des magistrats du parquet envoyés dans les provinces comme
une avaiit-garde pour recueillir les dénonciations et préparer l'exé-
cution de la loi : voilà les prétextes accumulés dans les rapports
qui s'amoncelaient en août sur la table du garde des sceaux.
Au milieu de ces misérables délations qui s'entre-croisaient et
allaient atteindre plus de la moitié du personnel, la chancellerie
était forcée de faire un choix. Elle prit le parti qui convient le
mieux aux ministres lorsqu'ils sont plus faibles que violens : elle
suivit ceux qui parlaient le plus haut. Dans le concert de récrimi-
nations, les députés se faisaient les organes des comités dont les
anciennes rancunes remontaient aux campagnes électorales de 1877.
Il semblait qu'en plus d'un arrondissement le député eût une que-
relle personnelle à vider avec le président du siège et que le vote
de la loi n'eût eu d'autre but que de le débarrasser d'un antago-
niste. Quelle que fût leur insistance, la presse élevait la voix
encore plus haut. Les feuilles radicales avaient déjà préparé et
ameuté la foule; il s'agissait maintenant d'une autre besogne : il
fallait peser sur les bureaux du ministère. Toute la bande des dénon-
ciateurs s'y employa. Il n'y eut pas de feuille anarchiste qui n'offrît
ses services et ses calomnies au cabinet. Que les journaux favo-
rables au ministère eussent pris part à une œuvre dont le cabinet
avait revendiqué la responsabilité, nul n'en eût été surpris. L'action
LES MAGISTRATS ET LA DEMOCRATIE. 305
<ûelaL presse n'a rien qui nous effraie; mais qu'à une heure don-
Sisée les feuilles d'extrême gauche, celles qui représentent les plus
^olep«; du conseil municipal de Paris, se soient trouvées les auxi-
Ikirab et les confidens des bureaux de la chancellerie, il y a là un
^t étrange qui prouve dans quel camp le cabinet recrute ses
ialUés. Non -seulement l'outrage aux magistrats, délit que punit la
M pénale, remplit les colonnes des journaux ; mais chaque diffa-
mation, chaque injure reçoit sa récompense. Ici on lit les noms
-dfes « personnages à expulser de la magistrature, » là on signale au
garde des sceaux le <( faussaire » qui préside le tribunal de Mont-
de-Marsan. Comme un docile écho, VOfficiel enregistre régulière-
ment les noms des magistrats dénoncés ; mais certaines vengeances
tardent trop au gré des rédacteurs. On leur a accordé le prési-
-deat: a C'est fort bien, disent-ils, dans des articles brefs comme
4ss sommations, c'est un commencement d'exécution. Il reste à
^œmpléter le balayage par l'exécution des quatre juges faux témoins.
Bous espérons bien voir ces quatre noms figurer au prochain mou-
vement à VOfficiel. » Huit jours après, la révocation était faite, et
le journal adressait ses remercîmens au ministre. Noms propres et
mjures remplissent les colonnes. Tel conseiller est « prévaricateur; »
1 tel autre il est dû « un avancement qui consiste à le sortir du ■
prétoire pour le mettre dans la rue.» L'insolence croît avec le succès :
« Allons, monsieur le garde des sceaux, écrivent-ils, un coup de
î>âîai par là, c'est l'instant ! c'est le moment ! » Et M. Martin-FeuiUée
îsbéit. S'il tarde, on l'injurie ', « Voilà le ministre qui capitule,
écrit-on le 12 octobre. Allons ! monsieur le garde des sceaux, il faut
resyenir à Clermout avec le balai de Mont-de-Marsan et de Pan ! » Et
ÎL Martin-Feuillée contresigne un décret qui répare une à une ses
■premières faiblesses. Entre des exigences nouvelles et des remer-
cîmens, on peut lire les appels à l'ignoble manifestation de la gare
du Nord. La chancellerie puise ses inspirations dans les feuilles
qui cherchent à déshonorer la France.
C'est le malheur et la suite nécessaire d'une loi de haine que le
ministre chargé de l'exécuter soit le prisonnier des partis extrêmes,
îl a pu rêver un instant et promettre à la légère un examen attentif
des dossiers, une enquête consciencieuse, des rapports spéciaux.
Pour réfuter les discours d'opposition, il a de bonne foi engagé son
lianneur. Le flot est arrivé, l'a renversé, submergé, et il est devenu
le jouet des colères. Nous ne parlons que des articles de la presse
parisienne. Quelles listes nous pourrions dresser si nous voulions
dépouiller les petits journaux de province? Plus on se rapproche
des électeurs, des comités qui les dirigent, et plus sont ardentes
les passions contre les personnes. Aux dénonciations individuelles
TOME LXII. — 1884. 20
30 î REVDE DES DEUX MONDES.
se joignent les dénonciations collectives. Des conseils municipaux
s'assemblent pour juger les magistrats ; on met aux voix les révo-
cations : on condamne tel président, on absout tel juge. A Arles, le
conseil d'arrondissement s'assemble et somme le ministre de renou-
veler le tribunal de Tarascon. A Châteauroux, un comité démocra-
tique qui se réunit mensuellement, émet le vœu que tous les magis-
trats de ce tribunal soient remplacés dans le plus bref délai. Les
adresses, les vœux, les délibérations prennent à la fois le chemin
des journaux et de la chancellerie et servent à préparer les décrets
au profit des influences électorales les plus infimes.
Comment, dira-t-on, les libéraux peuvent-ils se plaindre des
vœux librement exprimés sur une question d'intérêt général? Loin
de commettre une usurpation, les organes naturels de l'opinion
publique n'accomplissaient-ils pas un devoir en éclairant le gou-
vernement?
Il y a deux systèmes pour la nomination des juges : l'élection
par le peuple et le choix par le pouvoir. L'élection, toute mauvaise
qu'elle soit, serait moins funeste qu'une désignation faite sur la
recommandation des électeurs agités et médiocres qui remplissent
les comités. Juge-t-on ce que peut produire un corps électoral com-
posé d'avocats sans cause, d'anciens officiers ministériels (jui ont
dû vendre précipitamment leurs charges, de commerçans tarés qui
espèrent retarder par un changement de régime la faillite qui les
menace, et par-dessus tout de plaideurs irrités, réunis, non-seule-
ment pour maudire, mais pour chasser leurs juges? On préconise,
ou mieux encore on déifie le suffi-age universel. Vit-on jamais suf-
frage plus restreint, plus étroit que celui-ci? Huit ou dix per-
sonnes parlent au nom d'une ville, condamnent les magi^^-rats d'un
arrondissement. A-t-on réfléchi à quelles passions ils obéissent? Le
juge qui, en une année, a rendu cent jugemens civils, a certaine-
ment mécontenté cent plaideurs. A-t-il satisfait les cent adversaires?
Nullement ; celui qui gagne entièrement rend grâce de son succès
à la justice de sa cause ; le tribunal en prononçant en sa faveur n'a
fait que son devoir; mais celui qui, tout en gagnant sur les points
importans, succombe sur certains chefs (et le nombre de ces juge-
mens est grand), sera souvent aussi exaspéré que le perdant. Sur
deux cents plaideurs il y a donc plus de cent cinquante mécontens
et parmi le reste, on ne trouverait pas vingt-cinq plaideurs prêts à
défendre leurs juges. Je défie aucun de ceux qui ont été mêlés à
l'administration de la justice civile de contester ce fait. Si nous por-
tons nos regards sur la justice criminelle, il est bien plus frappant.
Là nous ne trouvons plus deux plaideurs, mais le prévenu et la
société qui l'accuse. Lorsqu'il est condamné, lorsque plus tard il
LES MAGISTRATS ET LA DÉMOCRATIE. 307
sort de prison, il est exaspéré contre ses juges; sa famille partage
ses haines. Qui défendra le juge? Comment s'exprimera en sa faveur
la société, cet être abstrait, que son jugement a protégé? Qni par-
lera en son nom? Contre lui s'agitent toutes les passions; il n'a pour
lui, en dehors du sentiment inné de la justice, que les forces d'une
société organisée où tout est préparé pour le défendre.
Plus le gouvernement est régulier et plus doit être refoulée dans
les âmes l'expression de ces colères. On peut mesurer la sagesse
d'une société au respect dont le pouvoir entoure les magistrats.
Dans une démocratie où les passions populaires s'expriment plus
librement, il faut que le juge soit défendu par des lois plus sévères.
Sous le despotisme, où la parole et la plume sont également esclaves,
les moyens d'attaque manquent; il est à peine besoin de protéger
les magistrats. Tout au contraire, lorsque la presse est sans entraves,
lorsque les assemblées du peuple retentissent de ses vœux libre-
ment exprimés, il faut que le magistrat soit défendu par une vigi-
lance de tous les jours. S'il advient que la société soit ébranlée, si
le désordre éclate, aussitôt les rancunes accumulées de la lie popu-
laire s'échappent comme la lave du volcan, et on sait de quelles
rages dans nos jours d'émotion populaire les magistrats tombent
victimes.
Nous avons vu depuis un an cette émeute d'un nouveau genre.
Le législateur, connaissant les passions que nous venons de décrire,
s'est adressé à la foule ; il lui a promis six cent quatorze victimes et
il a ouvert à un jotur donné un concours entre les délateurs, pro-
mettant d'accorder une destitution à qui, de Dunkerque à Marseille,
saurait accuser le plus haut. Gomme en ces étranges carnavals du
moyen âge, où la ville appartenait pendant douze heures à la folie,
toutes les diffamations, tous les outrages envers les magistrats ont
été déclarés licites. On a lâché la bride à toutes les attaques; i! n'est
pas de passion qui n'ait eu libre carrière : tout a été permis. Quelle
est l'institution, quels sont les hommes qui eussent résisté à un
pareil assaut? Pour repousser les assaillans, les magistrats ne fai-
saient appel à aucune des forces, ne se servaient d'aucune des
armes de leurs adversaires. Les anciens parlemen? eussent mandé
à leur barre les auteurs de libelles et de longues peines eussent éiê
prononcées. De nos jours, l'action publique entre les mains du
ministère était inerte. Nous n'avons donc pas assisté à un de ces
combats singuliers où des forces équivalentes sont en présence;
mais à un duel où l'un des adversaires seulement était armé. Vivant
dans la retraite, absorbés parles travaux de fonctions qu'ils aimaient,
peu soucieux de l'opinion publique, lisant à peine les journaux, ne
craignant pas l'impopularité, les magistrats trouvaient en eux-
mêmes, dans la satisfaction intime de leur conscience, ce que ne
308 REVUE DES DEUX MONDES.
peut supporter la foule, la récompense d'une vie consacrée à îîffi^
abeur régulier et obscur. Troublés depuis 1879 par les bruits dm
dehors, ils avaient distingué les clameurs de l'émeute légale, mais
n'avaient-ils pas entendu bien d'autres menaces ? Peu à peu ks.
cris se sont rapprochés ; le péril est devenu imminent et le jour esî
arrivé où, comme l'a écrit un des journalistes amis de la chancel-
lerie, on les a arrachés « du prétoire pour les jeter dans la rue. »
Nous avons énuméré les prétextes, nous avons vu les procédés
dont on s'est servi. 11 est temps d'examiner de plus près ce que soBt
les hommes qu'on a chassés de la sorte. Et d'abord, les dix premier»
présidens ! Aucun d'eux n'était directement atteint par la loi. Dix
mouvemens ont été faits avec soin en vue de priver dix cours d©
leurs chefs. A-t-on l'excuse d'avoir frappé des magistrats imprîH'
visés, fruits secs de la politique, qu'un ministère inspiré par l' es-
prit de parti aurait eu l'imprudence de placer à !a tête d'une corar?
Le plus jeune a vingt-un ans de service ; les autres trente-six ans. Le
premier président de Riom est depuis quarante ans magistrat. Gelai
de Bastia porte la robe depuis 18^0. Celui de Dijon a quitté voloa-
tairement la cour de cassation dont il était une des lumières, pGor
aller siéger dans la grande chambre du parlement de BourgogBey
où il a trouvé une autorité, une considération dignes du privilège
de la cour suprême, qui l'eût sauvé de la destitution. A Bordeaisï,.
comme à Douai, à Angers comme à Bourges, le premier président
était le centre et le chef d'une tribu judiciaire, partageant son tereps-
entre la famille et l'audience, vivant hors du monde pour la jus-
tice. En les remplaçant, on a atteint les compagnies tout entières.
Si on voulait frapper au cœur, on a visé juste. Telle était la douleur
des conseillers qu'en certaines cours, le second décret qui les &
décimés six jours plus tard a causé moins de stupeur que VOfficiet
du 6 septembre. Et cependant deux cent sept présidens et conseil-
lers étaient éliminés du même coup ! Quelle que soit l'énormiîé de
ce chiffre qui faisait peser sur le personnel des cours la plus grantîe
partie des éliminations, il ne donne qu'une faible idée de ce qiïi
s'est passé dans la réalité ; à Chambéry, dix conseillers; autant à
Orléans; à Paris, où aucun magistrat n'était aittint par les rédu€>-
tions, dix conseillers, deux vice-présidens, huit juges; en province»
cent dix-sept présidens de tribunaux ; en quelques villes, on reco©-
naît la main des députés : à Valence, sur dix membres du tribun^^
neuf sont frappés. Dans certaines cours, îa statistique est frappacter
quelques chiffres donneront idée de la désorganisation générale :
à Angers, depuis quatre ans, le premier président, nommé psr
M. Dufaure, était demeuré étranger à la polhique. Entouré d'yoe
légitime autorité, il était l'objet des attaques les plus directes. La&
cour, sentant qu'il était menacé, s'est serrée tout entière autour de-
LES MAGISTRATS ET LA DÉMOCRATIE. 309
son chef. Consultez l'Almanach national. Rapprochez les listes de
la cour à une année d'intervalle. Sur vingt-trois magistrats qui com-
posaient la cour en décembre 1882, vous retrouverez en décembre
1 883 deux noms anciens, vingt-un ont disparu : quatorze desti-
tutions et sept remplacemens se sont produits en une seule année.
Dans ces hécatombes, on n'a eu égard ni à la considération
publique, cette première vertu du magistrat, ni au mérite reconnu,
ni au passé. Les convictions religieuses ont été tenues presque par-
toiil pour le plus irrémissible des crimes; on a pénétré dans le for
intérieur pour faire du sentiment catholique un motif d'accusation.
Les opinions politiques ont paru moins dangereuses que l'indépen-
dance morale fondée sur la foi. On cite des bonapartistes avérés qui
siègent encore dans des cours d'où ont été exclus tous les magistrats
allant à la messe. Entre un ennemi de la république et un croyant
la chancellerie n'a pas hésité à bannir l'humme de foi et à le tenir
pour incapable de rendre la justice. En ce sens, le ministère s'est
montré l'émule des conseillers municipaux ; il a tenté de laïciser la
magistrature.
Il a donc abaissé le niveau moral. La même œuvre a été accom-
plie pour l'intelligence, pour la capacité judiciaire. Si nous voulions
prononcer des noms, la liste serait longue des magistrats de grand
avenir qui depuis cinq ans ont été chassés des parquets. Parmi eux
il y a des jurisconsultes éminens, des écrivains qui font honneur à
la science de la législation : ils ont été exclus comme indignes. II
en restait dans les rangs de la magistrature assise : le flot les a
atteints. Quel est le département où les sociétés savantes, les aca-
démies, les œuvres intellectuelles n'étaient pas animées par la pré-
sence de magistrats dont on signalait la collaboration et le dévoû-
ment? Il semble qu'on ait chassé à dessein les plus actifs, sans
prévoir que, par une telle conduite, le gouvernement s'aliénerait
toute une clientèle intelligente qui, dans la vie des provinces, forme
l'élite. Un comité composé de tous les magistrats, membres de l'In-
stitut, avait été chargé par M. Dufaure de lire les travaux des magis-
trats pour les encourager. La chancellerie a cessé depuis quelques
années de le réunir. Gomment en eût-il été autrement? Les auteurs
les plus distingués étaient ceux que les [.assions politiques enten-
daient exclure les premiers. Entre l'indépendance d'esprit du juris-
consulte écrivain et les exigences de la haine il n'y avait pas à
hésiter. Que penser d'un ministre de la justice qui chasse de son
siège un jeune conseiller, plusieurs fois lauréat de l'Institut, un de
ceux qui honoraient le plus leur robe, sans que, dans la ville où il
était entouré de l'estime publique, on devine, je ne dirai pas la
cause, mais le prétexte de sa révocation?
Partout où un homme s'est élevé, les passions jalouses se sont
310 REVUE DES DEUX MONDES.
attachées à sa perte. Un président de chambre avait été nommé par
M. Dufaure. Sa vie absorbée par les devoirs du barreau, ses con-
victions pob'tiques portaient le reflet des sentimens de l'ancien garde
des sceaux. Magistrat depuis 1839, il avait refusé le serment en
1852, et il était demeuré pendant tout l'empire au premier rang du
barreau : tout dévoué aux idées libérales, il avait accepté sous
M. Thiers des fonctions judiciaires et n'avait pas tardé à prendre
le premier rang dans une cour où il semblait destiné à occuper la
plus haute place. II a été destitué sans doute parce que sa présence
eût été la condamnation du chef qu'on avait la hardiesse d'imposer
à la compagnie ; peu de jours après, pour bien marquer qu'il n'y
avait pas eu d'erreur, son fils et le beau-frère de son fils furent
également chassés.
Il ne suiTisait pas de frapper les opinions modérées qui repié-
sentaient, dans la personne des Hbéraux, l'esprit de la république
conservatrice, telle que la voulaient H. Thiers et M. Dufaure. 11 fal-
lait faire un pas de plus et plaire non seulement aux opportu-
nistes, mais aux purs radicaux. En certaines villes, on rencontrait
dans les rangs de la magistrature des hommes qui avaient traversé
noblement nos épreuves de 1870. Jetés dans les prisons par l'émeute
qui s'était emparée d'une de nos grandes villes, ils avaient échappé
à la mort, et, sur le siège où ils étaient remontés, ils avaient été
l'honneur de la cour. L'un d'eux survivait et telles étaient ses
lumières qu'on en parlait à l'égal de son caractère et de ses vertus.
En vérité, il y avait là une victime de choix et on conçoit que la
chancellerie ait voulu la livrer en otage aux anarchistes de Lyon.
Partout ^où elle en a trouvé de semblables, l'œuvre a, d'ailleurs, été
poursuivie avec une reiuarquable unité.
11 semble qu'on ait eu dessein d'exclure tous ceux qui avaiant
montré quelque dévoûment à la patrie. Dans une cour siégeaient
trois magistrats qui avaient pris part spontanément à la défense du
territoire envahi, s'étant ei (gagés sans y être forcés sous les dra-
peaux, allant se battre au premier rang, et revenant porter la robe
du magistrat, sur laquelle on voyait briller une croix dont leurs
collègues étaient fiers de raconter l'origine. Tous les trois ont été
renvoyésle même jour de cette cour qu'ils honoraient.
Mais pourquoi s'étonner de ces lamentables désignations? La
haine a fait tout oublier, tout, jusqu'au patriotisme. Lorsqu'en
1871 laTrance s'est relevée et qu'elle a cherché à panser ses
blessures, elle a vu venir à elle des provinces qu'elle avait perduss,
des magistrats ayant fait partie des ressorts des cours de Colmar
et de Metz. A ceux qui étaient originaires des contrées de l'Est les
Allemands avaient fait les propositions les plus séduisantes ; ni
l'avancement, ni les perspectives de l'ambition satisfaite n'avaient
LES MAGISTRATS ET LA DÉMOCRATIE. 311
pu séduire ces vrais Français. Ils revinrent tous vers nous. Le
gouvernement de 1871 comprit toute l'étendue de son devoir. Quel
est le candidat demandant alors à entrer dans la carrière judiciaire
qui '■■p. s'inclinait pas lorsque M. Dufaure lui répondait : « Laissez
passer les magistrats d'Alsace-Lorraine? » La France, qui avait
gardé leur cœur, lui ouvrit les rangs de sa magistrature. Entre elle
et eux il se fit un contrat scellé par l'ineffaçable mémoire de nos
désastres. Aussi de quelle vénération entourait- on ces Alsaciens
dans les cours où ils étaient l'image vivante de nos éprpnves et le
lien avec ces vieilles familles qui conservaient là-bas, derrière les
Vosges, leur attachement à la patrie française ! Ni ces souvenirs ni
ces espérances ne les ont protégés. Accusés de cléricalisme, les
Alsaci-^ns catholiques ont été chassés, comme si à leur égari une
doub^ inamovibilité n'avait pas protégé leur caractère de magistrat.
On serait tenté de croire que les inspirateurs de M. "Martin-
Feuillée ont ignoré ce qui s'est passé il y a quato'ze ans sur la terre
de Fraace. Quel est celui qui, ayant su en 1870 îa conduite des
magistrats de Lorraine, a pu l'oublier? Nous ne rappel'erons que
deux Taits : un président du tribunal de Vicq est mandé pnr le pré-
fet prussien qui veut lui interdire de rendre la justice au nom de
la république. Le président résiste, déclare qu'il ne reconnaît
d'autre gouvernement que celui de la France. Il est menacé, puis
expulsé, avec défen-e de siégf^r sous peine d'incarcération dans
une forteresse. Plus tard, appelé à Nancy, char|j,é de l'instruction
qu'il fit avec éclat du procès de Bazaine, il fut nommé vice-prési-
dent. Voilà l'homme qui est révoqué ! Et pourquoi? Parc; qu'il a
des habitudes religieuses. Le procuieur-général à la cour de Nancy
avait été le premier en butte à ces attaques. Lui aussi, lui surtout,
avait résisté aux menaces et refusé, dans une lettre demeurée célèbre,
de concourir à l'administration de la justice au nom d'une puissance
étrangère. « Ma réponse, ajoutait-il simplement au commandant
prussien, ne saurait vous étonner. Quelle que soit leur nationalité,
les hommes d'honnetÉ- n'ont qu^une manière d'apprécier leur devoir
envers leur pays. » Que le commandant prussien n'ait pas compris
cette dignité de langage, qu'il ait choisi le signataire de la lettre
comme otage pour le faire monter le premier, en plein hiver, au
risque de" sa vie, sur les locomotives des trains militaires qu'il
s'agiiNsait de protéger, cela se conçoit et nul ne sera surpris que
les Allemands aient mis un tel Français au premier rang; mais
qu'un ministre de la justice, trouvant à la tête de la cour de Bor-
deaux le magistrat dont la ville de Nancy a gardé le souvenir, le
chasse comme un sous-préfet qui aurait démérité, voilà ce que nul
ne pourra excuser ni comprendre.
Oui, vous deviez exécuter la loi, puisque vous aviez eu le courage
312 REVUE DES DEIX MONDEF.
de la faire voter, mais il y avait des magistrats dont il fallait tenir
la personne pour sacrée : le patriotisme le commandait. En les frap-
pant, on a méconnu ce qu'on devait à nos meilleurs citoyens, ce
qu'on devait à la France.
Qu'on le remarque, ce ne sont pas de simples admissions à la
retraite qui ont été prononcées par décret, ce sont des mesures
pénales, emportant avec elles le caractère d'un châtiment. Non-
seulement les magistrats sont forcés de descendre de leurs sièges,
mais tout lien entre eux et la magistrature est rompu. L'honorariat,
qui laisse après la retraite le conseiller sur les listes de la cour,
qui le rattache à ses assemblées générales, a été refusé aux six
cent quatorze magistrats exclus. Aucun d'eux n'a été jugé digne
du litre. C'eût été la tradition, il fallait la briser.
Un usage qui remonte à plusieurs siècles veut qu'aux audiences
solennelles, les magistrats que l'âge ou la mort avaient séparés de
la compagnie reçussent un public hommage. Seuls, les indignes en
étaient privés. Le silence gardé sur leur nom était pour tous leurs
collègues et pour les avocats présens à la barre le signe du déshon-
neur. M. Martin-Feuillée n'a pas hésité : il a assimilé ceux qu'il
éliminait à des magistrats indignes, essayant par là de les flétrir,
car il n'a pu se faire illusion au point d'imaginer que par de tels
moyens il les ferait oublier. Défense a donc était faite à tous les
magistrats df France de parler dans les discours de rentrée de ceux
que le bon plaisir de la chancellerie avait exclus. Tant il est vrai
qu'on ne peut entrer dans une voie fausse et commettre certains
actes sans arriver par une pente fatale jusqu'à ordonner des iniqui-
tés qu'un jour on rougira d'avoir prescrites (1) !
Nous avons parlé longuement des victimes. Des magistrats qui
leur ont succédé sans les remplacer nous ne dirons rien. Ils con-
stituent aujourd'hui la justice réglée du pays; cela seul suffit à
nos yeux pour commander le respect et nous imposer au moins
le silence. La plupart appartenaient à la magistrature; on assure
que l'influence de l'esprit de corps est telle en certaines compa-
gnies qu'il se produit chez quelques-uns des nouveau-venus une
réaction inattendue et que, protégés par l'inamovibilité, ils pour-
raient bien causer à la chancellerie quelques déconvenues en
votant encore l'an prochain des messes du Saint-Esprit mafgré les
cj'ciîlaires. Mais ce seront là des exceptions. La masse de la
magistrature sera descendue de plusieurs degrés; les mœurs se
seront modifiées. Elle aura accepté de nouvelles alliances et subi
(1) Il faut lire la discussion qui a eu lieu au sénat le 26 décembre, pour se rendre
compte de la légèreté inouïe avec laquelle les exclusions et les nominations ont été
décidées. M. Denormandle a accumulé les faits les plus précis, et, dans sa réponse,
M. Martin Feuillée n'a pas osé mettre en doute l'exactitude d'une seule assertion.
LES MAGISTRATS ET LA DExMOCRATIE. 313
des voisinages compromettans (1). Instrument dans la lutte des
partis, elle sera peut-être appelée à rendre des services électo-
raux, mais elle cessera d'être un appui solide pour les forces
vives de la société. En matière civile, en matière commerciale,
elle n'aura plus, dans les petits tribunaux, cette impartialité solide
qui faisait l'honneur de la robe et la sécurité des conventions. Déjà
un mal inconnu se glisse depuis quelques mois dans les affaires : les
recommandations, les lettres de députés, les sollicitations d'agens
influens commencent à jouer un rôle dans les calculs des plaideurs ;
on suppute les chances, on pèse les influences. Le barreau assiste
à ces intrigues dont les premiers pas encore mal assurés l' effraient.
Les avocats sont en France les juges des juges. Ce sont eux qui
font les réputations, qui mesurent à leur jubte valeur la capacité
des magistrats. Les barreaux ont de tout temps appartenu à l'oppo-
sition libérale. Ils n'ont été d'accord avec le gouvernement en ce
siècle que deux fois : pendant la plus grande partie du règne de
Louis-Philippe et pendant la première période de la république
actuelle. Sous tous les autres régimes, le barreau n'a cessé d'appar-
tenir à l'opposition de gauche. Les fautes du gouvernement actuel
(et c'est un symptôme grave !) l'ont pour la première fois, en 18S0,
fait passer à droite. Le revirement s'i st produit à la fuis, dans presque
tous les barreaux, sous le coup de l'exécution violente des décrets.
Les avocats, appuyés sur les privilèges de leur ordre demeure-
ront contre l'intrigue les gardiens vigilans de la justice. L'ordre
des avocats est déjà suspect aux jalousies démocratiques : elles
feront sans doute un effort contre lui. Elles ne lui pardonneront
pas que les magistrats, à peine descendus de leurs sièges, aient été
dans la plupart des villes élus comme membres du conseil ou accla-
més en qualité de bâtonniers. A l'heure où nous parlons, un grand
nombre de présidens sont devenus les chefs de l'ordre. En beau-
coup de villes, le jour de la rentrée, les avocats ont été en corps
visiter l'ancien premier président, et il n'est sorte d'hommage que
les barreaux ne se soient plu à rendre à l'ancienne justice. Celte
disposition des avocats est un fait d'une importance exceptiom^elle.
11 pourra développer le nombre des arbitrages, signe assuré de
la défiance envers les tribunaux. C'est d'ailleurs le symptôme de
(1) M. Devic, député d'Espalion, vient d'être'Eommé président du tribunal d'Espa-
lion, par décret du 23 février 1884. Ce fait, qui a soulevé de nombreuses protesta-
tions, est l'application du système d'éltctions ludiicctcs. Rien n'est pbs funeste, soit
que l'on considère la bonne administration de la justice dans un arrondissement oii,
en 1881, api-ès une lutte des plus vives, le nouveau président n'a pas réuni la moitié
des voi.v de ses justiciables (7,179 sur 16,765), soit que l'on songe aux faciliiés que
peuvent fournir aux ministres en quête d'une maji rite des promesses de nomination
réalisables au cours d'une législature.
314 REVUE DES DEUX MONDES.
l'état véritable de la bourgeoisie. Nous apprenons par là ce que
pense la France, partout où elle réfléchit.
Pour nous, il nous est impossible de voir ce que le gouverne-
ment a gagné à, la loi du 30 août 1883. Il a mécontenté toutes les
familles qui tiennent de près ou de loin à la justice. Il a satisfait
des haines dont le caractère est de devenir plus exigeantes à mesure
qu'on leur cède; il n'a sacrifié qu'une partie de la magistrature, et déjà
on lui demande le reste. Pendant ce temps, lesjoinTaux anarchistes,
qui ont obtenu en cinq ans l'amnistie totale , la guerre antireli-
gieuse et l'exc'usion de la plus grande partie de la magistrature,
redoublent de violence. Avec une science infernale, ils multiplient
les incidens de personnes, les scandales vrais ou faux pour ameuter
contre les prêtres, les religieuses et les officiers les haines popu-
laires. La politique du scandale remplit leurs colonnes. Quel profit
le gouvernement a-t-iî trouvé à être pendant un an le complice de
ces ennemis de tout ordre sccial? Leur calcul est évident. En affai-
blissant la magistrature, ils rêvent d'anéantir les lois. Grâce à Pieu,
la cour de cassation leur a échappé, un grand nombre de sièges sont
jusqu'ici à l'abri de la contagion ; mais qui peut assurer que cer-
tains tribunaux ne leur appartiennent pa^ ? que certaines cours ne
soient pas atteintes? Et l'action publique, a-t-elle conservé toute
son énergie? L'impulsion se fait-elle sentir? Nos regards ne sont-
ils pass blessés chaque jour par des publications, des dessins qu'une
société réglée ne devrait pas tolérer? La sécurité publique est-elle
suffisamment protégée? La police rurale s'exerce- t-elle avec vigi-
lance? Quand un intérêt privé est en conflit avec un intérêt élec-
toral, le ipagistrat se sent-il indépendant?
Voilà les points sensibles, les sujets principaux sur lesquels les
méditations d'un gouvernement soucieux de lutter contre les pro-
grès croissaus du jacobinisme devraient se porter.
La démocratie est le pire des régimes ou le plus grand des sti-
mulans suivant qu'un pouvoir se met à la suite des passions de la
foule, al.end d'elle l'initiative et subit en esclave les injonctions et
le despotisme de ses fantaisies, ou qu'il se met au-dessus des
caprices pour deviner les grands intérêts du peuple, les prévoir,
les étudier, les soumettre à la libre discussion et les réaliser au
profit de la prospérité générale. Malheur aux gouvernarcs qui, vou-
lant flatter les instincts de la basse démocratie, lui donnent à dévo-
rer successivement le clergé, la magistrature et l'armée !
Pour des politiques sages et hardis, pour de vrais libéraux, il y
aurait, à l'heure présente, de grandes lois de réformes à soumettre
aux chambres. Tous ceux qui, en notre pays, ont souci de la justice,
quels que soient leur origine et leur parti, s'accordent depuis long-
temps) à reconnaître que, loin de multiplier les épurations, il faut
LES MAGISTRATS ET LA DEMOCRATIE. 3î5
protPgpT plus efficacement l'indépendance des magistrats en entou-
rant de garanties le choix des juges f-t en refrénant l'arbitraire
ministériel. Tous ceux qui étudient en qne1 sens se développent
les gnuvernemens modernes et qui s'effraient de l'instabiliié des
pouvoirs soumis aux caprices de l'èieciion croient nécessaire de
placer le pouvoir judiciaire assez haut et sur un piédestal assez
ferme pour qu'il devienne le frein des démocraties et l'arbitre de
leurs passions. L'esprit de parti corrompt la justice, tandis que les
partisans sincères dun régime libre devraient s' appliquer, au con-
traire, à la constituer comme le pivot sur lequel doit reposer l'équi-
libre d'une république. Si nos hommes politiques étaient capables
d'embrasser une pareille tâ<:he, si leurs vues étaient moins courtes
et leur ambition moins étroite, ils jetteraient les yeux autour d'eux
et mesureraient les besoins nouveaux de la société.
Quand on considéra la cherté de nos frais de justice, les compli-
cations d'une procédure civile vieillie, le retard des rôles, la len-
teur des solutions, qu'on jette un coup d'œil sur les transformations
de la propriété depuis le commencement de ce siècle, lorsqu'après
avoir calculé la multiplicité toujours croissante des relations avec
l'élranger, on se reporte vers le droit international privé, qu'on
voit les efforts de la plupar' des nations voisines pour simplifier les
rouages et donner aux affaires dans l'ordre judiciaire, aussi bien que
dan« la sphère des intérêts économiques, cet élan que led progrès
de la science et des transports ont imprimé à notre civilisation,
quand on rapproche la stériUié de nos chambres et de notre con-
seil d'état de la fécondité laborieuse des parleraens d'Angleterre et
de Belgique, d'Autriche, de Suisse et d'Italie, faisant accomplir de
grands progrès au droit commercial, au droit administratif et à
certaines parties du droit civil, qu'on mesure les pas en avant de
ces législations si longtemps en retard sur la nôtre et qui mainte-
nant se vantent de la devancer , quand on écoute les grandes dis-
cussions qui nous viennent de l'étranger et que partout on entend
les orateurs admirer la vieille renommée des tribunaux français,
leur forte constitution et l'impartialité reconnue de leur justice, on
se dit en vérité que, pour la fortune de la France, son honneur et sa
prospérité, nos législateurs avaient autre chose à faire qu'une loi
de vengeance,
Geo GES Picot.
L'INSTRUCTION PUBLIQUE
L'EMPIRE ROMAIN
L'histoire de l'instruction publique dans l'empire romain a pour
nous un intérêt particulier : nous y trouvons les origines de notre
propre enseignement. Nos écoles de la renaissance doivent beaucoup
à celles du iv^ siècle, et en ce moment encore il nous arrive souvent
de continuer sans le savoir des traditions inaugnrées sous Auguste
ou sous Vespasien. Pour bien connaître notre système d'éducation,
il me semble qu'il convient de le prendre à sa source. Nous le com-
prendrons mieux si nous savons d'où il est sorti et comment il s'est
formé. C'est une étude pour laquelle les documens ne nous man-
quent pas ; je vais essayer de les réunir et de les mettre sous les
yeux du lecteur.
I.
En 662 (p'I avant J.-C), les magistrats de Rome apprirent qu'on
s'était permis dans la ville d'ouvrir des écoles où la rhétorique était
enseignée en latin. Il y avait longtemps que des rhéteurs grecs s'y
étaient établis, et l'autorité ne s'en était pas émue ; elle pensait
sans doute que des leçons données dans une langue étrangère
n'étaient pas dangereuses et qu'elles ne pouvaient attirer que fort
peu d'auditeurs. Maisj pour les rhéteurs latins, on s'était montré
L INSTRUCTION PUBLIQUE DANS L EMPIRE ROMAIN. 317
?^ÎQS sévère, et aucun n'avait encore obtenu la permission d'exercer
son métier dans Rome. Cette fois, l'occasion semblait meilleure pour
■smx. On était à la veille des luttes de Marius et de Sylla ; la rigueur
4es mœurs anciennes avait beaucoup fléchi, et l'on ne se préoccu-
pait guère de respecter les vieilles maximes. Cependant, les censeurs,
qui étaient Cn. Domitius Aenobarbus et L. Licinius Crassus, le célèbre
orateur, montrèrent une sévérité à laquelle on ne s'attendait pas et
firent impitoyablement fermer les nouvelles écoles. Nous avons con-
s^vé i'édit qu'ils publièrent en cette circonstance. On y lit cette
phrase curieuse : « Nos ancêtres ont réglé ce qu'ils voulaient qu'on
«oseignât aux enfans et dans quelles écoles on devait les conduire.
Quant à ces nouveautés qui sont contraires aux habitudes et aux
mœurs de nos pères, elles nous déplaisent et nous les trouvons cou-
pables, n Voilà un texte formel qui semble affirmer qu'il y avait un
système officiel d'éducation dans l'ancienne Rome. Mais Cicéron
parle tout autrement. Il dit en propres termes qu'à Rome « l'édu-
cation n'était ni réglée par les lois, ni publique, ni commune, ni
îiîïlforme pour tous, » et il ajoute que Polybe, qui d'ordinaire faisait
profession d'admirer les Romains, les blâmait sévèrement de cette
:aégligence.
Ces deux témoignages ne sont pas aussi contraires qu'ils parais-
sent l'être au premier abord, et il est possible de les concilier
'ôjas^imble. On peut croire, avec Cicéron, que, tant qu'a duré la
3>épublique, il n'y a pas eu de loi écrite qui réglât l'éducation de la
Jeunesse romaine; mais rien n'empêche d'admettre, avec les censeurs,
qu'il y avait à ce sujet des traditions, des coutumes, fidèlement
suivies pendant des siècles, et dont les esprits sages ne voulaient
pas qu'on s'écartât. Pour un Romain de l'ancien temps, les lois
m'étaient pas plus sacrées que les vieux usages ; Ennius n'avait-il
pas dit : « C'est sur les mœurs antiques que repose la grandeur de
Some? »
Ces vieux usages sont assez bien résumés dans une lettre inté-
îessante de Pline, où il regrette beaucoup qu'ils se soient perdus.
« Chez nos ancêtres, dit-il, on ne s'instruisait pas seulement par les
.«veilles, mais par les yeux. Les plus jeunes en regardant leurs
^lâaês apprenaient ce qu'ils auraient bientôt à faire eux-mêmes, ce
qu'ils enseigneraient un jour à leurs successeurs. » C'est dire que
l'éducation était alors toute pratique et que les exemples servaient
de leçon. Un Romain de grande famille ne connaissait que deux
métiers, la guerre et la politique; il apprenait la guerre dans les
CAmps. Après quelques exercices préparatoires au champ de Mars,
où ks jeunes gens s'habituaient à manier l'épée, à lancer le javelot,
à sauter, à courir, à se jeter tout suans dans le Tibre, ils partaient
pour l'armée. Là, dans la tente du général, dont ils formaient la
318 REVUE DES DEUX MONDES,
cohorte, (( ils se rendaient capables de commander en obéissant. »
Quant à la politique, on ne la leur enseignait pas en leur mettant
dans les mains quelque traité de Platon ou d'Aristote, on les faisait i
assister aux séances du sénat. Ils se tenaient sur de petits bancs,
près de la porte, et « on leur donnait par avance le spectacle de ces
délibérations auxquelles ils devaient bientôt prendre part. » Cette
éducation n'était pas la meilleure pour former un philosophe, mais
elle faisait des hommes d'action ; elle avait de plus l'avantage de
les faire vite. A vingt ans, l'homme qui, suivant le mot de Cicéron,
avait eu le forum pour école et l'expérience pour maître, qui avait
assisté à quelques batailles et entendu parler de grands orateurs,
était uiùr pour la vie publique.
Je n'ai rien dit encore de ce que nous appelons proprement l'in-
struction, c'est-à-dire de ces études qui précèdent les autres, qu'on
peut abréger et simplifier, mais qu'il n'est pas possible de sup-
primer tout à fait. Il fallait bien qu'avant de descendre au forum ou
de partir pour l'armée, le jeune homme eût reçu ces connaissances
élémentaires dont aucun homme ne peut se passer. Pour le commun
des citoyens, il y avait des écoles publiques, dont je dirai quel-
ques mots plus tard. Mais les enfans de grande maison ne les fré-
quentaient pas. « Leurs pères, dit Pline, devaient leur servir de
maîtres : sims cuique parens pro magîstro. » Je suppose qu'en par-
lant ainsi il songeait à Caton. Nous savons que, lorsque Caton eut
un fils, il tint à l'instruire lui-même. Il composa pour lui toute une
encyclopédie des sciences de son temps; elle comprenait des traités
d'agriculture, d'art militaire, de jurisprudence, des préceptes de
morale, une rhétorique, enfin un livre de médecine où il disait
beaucoup de mal des médecins grecs « qui ont juré de tuer tous les
barbares avec leurs remèdes et qui se font payer pour assassiner
les gens. » 11 opposait sans doute à leur art problématique ce que
l'expérience lui avait appris, à savoir que le chou guérit les fati-
gues d'estomac et qu'on remet les luxations avec des formules
magiques. Caton, comme on le voit, remplissait son devoir avec un
zèle exemplaire; mais nous pouvons être certains que les pères
comme lui étaient rares. Ordinairement ils s'en tiraient à meilleur
compte. Us achetaient un esclave lettré qu'ils chargeaient d'ensei-
gner à leur fils ce qu'il était indispensable de lui apprendre. Malheu-
reusement l'esclave avait peu d'autorité dans la famille ; pour le
fils, c'était un complaisant plus qu'un maître. Plaute, dans une de
ses pièces les plus amusantes, représente un jeune débauché, Pis-
toclère,qui veut entraîner son pédagogue, Lydus,chez sa maîtresse.
Lydus résiste, se fâche, fait la morale ; mais, quand il a bien parlé,
le jeune homme se contente de lui dire : « Voyons, suis-je ton
esdave ou toi le mien ? » Et Lydus , qui n'a rien à répondre, le
l'instruction publique dans l empire romain. 319
suit en maugréant. — C'est une scène prise sur le vif, et plus d'un
pédagogue de Rome a dû s'entendre dire la phrase de Pistoclère.
Celte éducation pratique, au moins dans ce qu'elle a de meil-
leur, fait souvenir de celle que les Athéniens donnaient à leurs
enfans pour en faire des citoyens accomplis. Celle-là ne reposait pas
seulement sur d'anciennes coutumes, elle était établie par la loi.
Le législateur, qui pensait avec raison qu'un état n'a pas d'iatérêt
plus grave, avait pris soin d'en régler minutieusement les moindres
détails. Un Athénien devait servir son pays de vingt ans à soixante;
pour s'y préparer, de dix-huit à vingt ans, il était éphèhe. On appe-
lait êphébie un noviciat obligatoire que la république d'Athènes
imposait à tous les jeunes gens, au moment où elle allait leur
accorder des droits civils et politiques (1). Ce qui est surtout remar-
quable dans l'institution athénienne, c'est ce qu'elle a de large et
de complet. Le citoyen est appelé à remplir des fonctions mul-
tiples ; l'éphébie n'en néglige aucune. On exerce d'abord le jeune
homme au service militaire ; il apprend sous des maîtres spéciaux
le maniement des armes et des machines de guerre. Pendant qu'il
habite les forteresses, on lui enseigne l'art d'attaquer et de défendre
les places. Pour l'habituer à dormir sur la dure, on le fait camper
dans la plaine, et il en assure ainsi la tranquillité. Dans cette édu-
cation active, la gymnastique, on le pense bien, n'est pas oubliée;
tous les exercices qui rendent le corps souple et vigoureux, la
course, le saut, la lutte, le peutathle, occupent une partie de cos
journées si bien remplies. Mais oîi l'on reconnaît surtout le génie
d'Athènes, c'est que l'esprit n'est pas plus négligé que le corps. En
même temps que soldat, l'éphèbe est écolier ; pendant qu'il s'exerce
au métier des armes, il achève son instruction littéraire. Il suit les
leçons des grammairiens, des rhéteurs, des philosophes les plus
renommés. Il apprend la musique et chante des chœurs avec ses
camarades. De temps en temps, on les fait composer entre eux ; il
faut qu'ils écrivent une pièce de vers dans le genre épique ou
quelque discours, et l'on distribue des récompenses aux plus habiles.
Ces travaux si difficiles, si variés, ne suffisent pas encore : voici un
apprentissage plus important qu'on impose à cette jeunesse. L'éphèbe
va devenir citoyen ; dans quelques mois, il disposera de la république,
il nammora les chefs de l'état, il jugera leur conduite, il décidera
de la guerre ou de la paix. Gomment admettre qu'il soit mis en
(1) J'emploie les expressions mêmes dont se sert M. Dumont dans son livre sur
l'Éphébie attique, et je ne fais guère que résumer ses idées. L'éphébie est une de ces
institutions dont les écrivains anciens se sont peu occupés; seuls, ou presque seuls,
les textes épigraphiques nous en ont conservé le souvenir. Elle ne nous est bien
connue que depuis lea travaux do M. Dumont et de ses camarades, ou de ses élèves de
l'École française d'Athènes.
320 REVUE DES DEUX MONDES.
possession de ces droits énormes sans qu'il ait appris à s'en servir!
C'est un souci qui ne nous vient guère aujourd'hui. Nous mettOEss
de gaîté de cœur le bulletin de vote dams la main d'un étourdi qe!
vient à peine de quitter l'école ou d'un ignorant qui ne connaît îa^
politique que par les déclamations de la rue. Cette Athènes, qu'ea
nous dépeint si légère, n'agissait pas comme nous. Elle avait ordonné
que les éphèbes assisteraient régulièrement aux assemblées publi-
ques. Pendant deux ans, ils entendaient les plus grands orateurs
discuter les questions les plus graves; ils connaissaient les diveis
partis sans en être, et, les voyant à l'œuvre, ils pouvaient les juger;
avant d'émettre un vote ils se faisaient une opinion. Ajoutons,,
comme curiosité, que la démocratie athénienne avait donné dans
réphébie une grande place à la religion. Les éphèbes étaient de
toutes les fêtes d'Eleusis; ils accompagnaient, en chantant des
hymnes, ces processions solennelles qui apportaient les objets sacrés
au temple des Grandes Déesses. On les menait pieusement, à l'an-
niversaire des anciennes batailles, dans la plaine de Marathon wm
près des trophées de Salamine; ils assistaient au premier rang à
cette fête touchante qui se célébrait tous les ans en mémoire des
héros morts pour le salut ou la gloire d'Athènes. Telle était, dans
ses grandes lignes, cette éducation patriotique, qui s'altéra proba-
blement de bonne heure, mais dont la conception primitive fait
grand honneur à la Grèce.
Il est aisé de voir ce qui manquait à la vieille éducation romaine
pour ressembler tout à fait à celle des Athéniens. Toutes les deux
s'occupent de former le jeune homme pour la politique et pour îa
guerre : voilà ce qu'elles ont de commun. Mais Rome néglige tout
le reste; elle ne prend de la gymnastique grecque que quelques
exercices corporels qui suffiront à faire cette race solide de soldats-
trapus, courts de taille et larges d'épaules, qui a conquis le^monde.
Elle méprise la musique, qui n'est pour elle qu'art d'esclave oc.
d'affranchi ; elle abandonne l'instruction littéraire à la volonté d'us
père ignorant : elle ne forme qu'un homme incomplet.
II.
Un autre caractère de l'éducation athénienne, c'est qu'elle est ik"
même pour tous les citoyens; quelle que soit leur situation et leur
origine, tous passent à leur tour par l'éphébie. Il n'en est pas de
même à Rome : ces jeunes gens dont nous venons de parler, qu'oE
admet à écouter de la porte les délibérations du sénat et qui îont
partie, à l'armée, de la cohorte du général, ne sont qu'un petit
nombre. Us appartiennent à cette aristocratie de naissance ou de
l'instruction publique dans l'empire romain. 321
fortune qui gouverne la république. Entre elle et la masse de-^ pro-
létaires se trouvent la bourgeoisie aisée et la plèbe industrieuse;
c'est un monde intermédiaire qui s'enrichit et s'élève sans cesse et
qui cherche à prendre pied dans la politique. Il est évident qu'on
ne pouvait pas s'y passer d'une certaine éducation; elle se donnait
ordinairement dans les écoles. Il a dû toujours y avoir des écoles à
Rome; les historiens en font quelquefois mention, mais sans nous
donner beaucoup de reuseignemens sur elles. Tout ce qu'on peut
dire, c'est qu'elles étaient vraisemblablement communes aux deux
sexes et que l'instruction qu'on y donnait devait être fort élémen-
taire.
Plus tard, quand les professeurs grecs se furent établis à Rome,
les anciennes écoles continuèrent d'exister, mais elles ne formè-
rent plus qu'un degré inférieur de l'éducation. C'était sans doute
quelque chose qui ressemblait à ce que nous appelons l'instruction
primaire. Les anciens n'avaient pas l'habitude de distinguer aussi
nettement que nous le faisons les divers ordres d'enseignement;
cependant on trouve, dans les Florides d' kpidée, un passage curieux
où il semble créer entre eux une sorte de hiérarchie : « Dans un
repas, dit-il, la première coupe est pour la soif, la seconde pour la
joie, la troisième pour la volupté, la quatrième pour la folie. Au
contraire, dans les festins des Muses, plus on nous sett à boiie,
plus notre âme gagne en sagesse et en raison. La première coupe
nous est versée par le litterator (celui qui nous apprend à lire);
elle commence à polir la rudesse de notre esprit. Puis vient le gram-
mairien, qui nous orne de connaissances variées; enfin le rhéteur
nous met dans la main l'arme de l'éloquence. » Voilà trois degrés
d'instruction qui sont in Jiqués d'une manière assez précise. Ce
litterator, chez qui l'on envoie l'enfant quand il ne sait rien et qui
se charge de commencer à l'instruire, saint Augustin l'appelle aussi
« le preaiier maître, primus magi^ter. » Quelques-uns de ses élèves
passent de son école chez le grammairien ; mais beaucoup ne vont
pas plus loin et n'auront jamais d'autres connaissances que celles
qu'il leur a données. Comme cet enseignement élémentaire ne
paraît pas avoir changé dans la suite, épuisons ici, a-ant d'aller
plus loin, ce qu'on en peut savoir : on verra que, par malheur, ce
que nous savons se réduit à peu de chose.
Qu'apprenait-on dans l'école du <( premier maître? » — A lire, à
écrire, à compter, nous dit saint Augustin. Ces connaissances, les
plus nécessaires de toutes, sont partout le fond de l'instruction
populaire. Si elles sont très utiles, elles sont fort modestes aussi, et
l'on comprend que les maîtres qui les enseignaient n'aient joui,
chez les Rouiains, que d'une médiocre estime. On ne leur permet-
TOME LXII. — 1884, 21
322 REVUE DES DEUX MONDES.
tait pas de prendre le nom de professeurs, et le code rappelle à
plusieurs reprises qu'ils n'ont pas droit aux mêmes privilèges que
les rhéteurs et les grammairiens. Cependant l'empereur veut bien
les recommander à la pitié des gouverneurs de provinces; il
ordonne à ces magistrats d'empêcher qu'ils ne soient accablés de
charges trop grandes ; c'est un devoir d'humanité : ad prœsidis
religiontm pertinet. Ils sont très pauvres d'ordinaire et ne pour-
ront pas payer l'impôt s'il est trop lourd. On a découvert à Capoue
la tombe d'un maître d'école qui s'est donné le luxe de transmettre
ses traits à la postérité. Il est représenté sur sa chaire, avec deux
élèves, un garçon et une fille, auprès de lui. Des vers assez bien
tournés sont gravés au-des-sous du bas-relief. Après nous avoir dit
que Ghilocalus fut un maître honorable, qui veillait avec soin sur
les mœurs des jeunes gens qu'on lui confiait, ils nous apprennent
qu'en même ter»pp< qvt'il faisait la classe, il écrivait des testamens
avec probité :
Idemqoft teatameuta scripslt cuiu ûde.
Ainsi, son métier ne lui suffisait pas pour vivre, et il avait jugé
bon d'y joindre une autre industrie, à peu près comme nos maîtres
d'école, qui soùt en même temps chantres d'église ou secrétaires de
mairie.
Ces maîtres obscurs et mal payés ont pourtant rendu dp grands
services à leur pays. L'autorité ne paraît pas s'être beaucoup
préoccupée de l'instruction populaire; il semble qu'elle ne se sou-
ciât que de celle des classes élevées. Heureusement on avait, à tous
les étages du monde romain, le goût de savoir. C'est ce goût qui,
sans que le gouvernement eût besoin d'intervenir, multiplia par-
tout les écoles. Il y en avait dans les villages comme dans les villes,
et jusque dans ces réunions de hasard, composées souvent de gens
sans aveu, qui se formaient autour des centres industriels (1). En
somme, les illettrés devaient être rares. On est frappé, quand on
parcourt les rues de Pompéi, d'y voir tant d'affiches qui couvrent
les murs. Certainement il y en aurait beaucoup moins si les habi-
tans n'avaient pas su lire. Ils savaient écrire aussi, et l'on relève
(1) En 1876, on a découvert en Portugal, près du petit bourg d'Aljustrel, dans une
région montagneuse, une table de bnjnae couverte d'une longue inscription latine.
Cette inscription, qui est par malheur fort incomplète, contient ua règlement au sujet
de l'exploitation des mines de la contrée. On y voit qu'autour des mines il s'était
formé un véritable village où se trouvaient des bains, des boutiques, tout ce qui pou-
vait servir aux besoins et aux divertissemens des ouvriers. II y avait aussi des maîtres
d'école auxqut-ls le règlement accorde des immunités particulières : ludimagistros a
procuratore metallorum immunes esse placet.
l'instruction publique dans l'empire romaix, 323
tous les jours, dans des lieux que ne fréquentait pas le beau monde,
des inscriptions si grossières qu'on voit bien que ce sont des gens
de la lie du peuple qui les ont gravées. Dans l'armée, le mot d'ordre,
au lieu d'être transmis de vive voix, était écrit sur des tablettes et
passait des mains des centurions dai;S celles des derniers sous-ofii-
ciers : on était donc certain qu'ils sauraient le lire.
D'ordinaire, l'école du primus magistcr, comme celle du gram-
mairien et du rhéteur quand ils étaient pauvres, était installée dans
un de ces hangars couverts qu'on appelait /rr^w/ce et qui servaient
d'ateliers aux peintres. Ils se trouvaient quelquefois relégués au
plus haut de la maison, et le maître po vait dire alors, comme
Oibiliijs, qu'il enseignait sous les toits. Mais le plus souvent ils
étaient au rez-de-chaussée et formaient des espèces de portiques
qui bordaient la rue. C'est là que l'école s'établissait tant bien que
mal Pour se mettre à l'abri de l'indiscrétion des voisins, on se con-
tentait de tendre quelques toiles d'un pilier à l'autre. Ces toiles
cachaient aux élèves les mouvemens de la rue, mais elles n'empê-
chaiêiit pas les bruits de l'école d'arriver aux passans. Ils entendaient
les élèves répéter en chœur : « Un et un font deux; deux et deux
font quatre. » « L'horrible refrain! odiosa cantiol » dit saint Augus-
tin, qui avait conservé de ces premières études un fort désagréable
souvenir. Ces cris insupportables exaspéraient aussi Martial, et il
les mettait parmi les raisons qui lui rendaient le séjour de Rome
odieux. « Il est impossible d'y vivre, disait-il; le matin, on est
assassiné par les maîtres d'école et la nuit par les boulangers. » En
général, le mobilier de l'établissement était fort simple. Les plus
pauvres se contentaient de quelques bancs pour les élèves et d'une
chaise pour le maître. Quand on pouvait, on y joignait des sphères
ou des cubes pour mettre sous les yeux des écoliers les figures de
la géométrie (1). Un grand luxe consistait à tapisser les murs de
cartes géographiques. Dans les années heureuses d'un Trajau, d'un
Marc Aurèle, d'un Dioclétienj les élèves y suivaient le mouvement
des armées, et l'on nous dit que le maître éprouvait un sentiment
de fierté patriotique à leur montrer que l'étendue de l'empire éga-
lait presque celle du monde.
Une peinture murale, qui a été trouvée à Pompéi et qui est
aujourd'hui au musée de Naph'S, nous fait assister à une scène
curieuse de la vie des écoliers romains au t'' siècle. Nous avons
sous les yeux une école, placée sous un portique que soutiennent
des colonnes élégantes reliées entre elles par des guirlandes de
(1) On peut voir, pour ces détails, l'ouvrage d« Grassberger intitulé Ersiehung und
Unterricht im classischen Alterthum. C'est un livre mal composé, mais qui contient
tous les renseigaemens que les anciens nous ont laissés.
32/ll REVUE DES DEUX MONDES.
fleurs. L'école est entièrement ouverte; aussi des enfans du dehors
en profitent-ils pour regarder ce qui s'y passe. Trois écoliers sont
assis sur un banc; ils ont de longs cheveux, une tunique qui les
enveloppe jusqu'aux pieds, et tiennent sur leurs genoux leur volu-
me?!, qu'ils ont l'air de lire avec beaucoup d'attention. Devant eux,
uu homme se promène d'un air grave; sa figure est encadrée d'une
grande barbe; ses mains se cachent dans un petit manteau. C'est
le maître sans doute; à sa mine renfrognée, nous reconnaissons
celui dont Martial dit qu'il est en horreur aux garçons et aux filles,
invisum jnieris virginihusque caput. A l'autre extrémité du tableau,
on fouette un écolier récalcitrant. Le malheureux est dépouillé de
tous ses vêtemens; il ne porte plus qu'une mince ceinture au
milieu du corps. Un de ses camarades l'a hissé sur son dos et le
tient par les deux mains; un autre lui a pris les pieds, tandis qu'un
troisième personnage lève les verges pour frapper (1). Le fouet et
les verges étaient fort employés à Rume, et l'usage en a duré
depuis le temps de Plaute jusqu'à la fin de l'empire. Quintilien
seul fit entendre, à ce sujet, une réclamation timide : « Quant à
frapper les enfans, dit-il, quoique Ghrysippe l'approuve et que
ce soit l'usage, j'avoue que j'y répugne, n Mais Ghrysippe l'em-
porta, et Ausone nous dit que, de son temps encore, « l'école reten-
tissait des coups de fouet. )>
in.
Voilà ce que nous savons de l'instruction populaire dans l'empire
romain; c'est peu de chose, comme on voit. Heureusement nous
sommes mieux renseignés sur celle des hautes classes de la société.
Non-seulement elle est plus facile à connaître, mais nous trouvons
cet intérêt à l'étudier, qu'elle nous montre comment les Romains
ont été amenés à concevoir l'idée d'un enseignement public donné
au nom de l'État. Ils en étaient d'abord fort éloignés et n'y sont
venus que peu à peu par la force des choses plus que par un sys-
tème préconçu. Il est intéressant de voir ce qui les y a conduits et
le chemin qu'ils ont suivi pour y arriver.
On sait qu'à partir des guerres puniques, les Grecs ont envahi
Rome. Parmi les aventuriers de toute sorte qui venaient oiTrir leurs
services aux Romains, les professeurs ne manquaient pas. Il s'y
trouvait des rhéteurs, des grammairiens, des philosophes, des musi-
ciens, des maîtres de toutes les sciences et de tous les arts. Tous ne
furent pas accueillis avec la mêiije faveur : il y a des sciences que les
(1) Cette peinture a été étudiée avec beaucoup de soin par Otto Jahn, dans un tra-
vail que contient le douzième volume des Mémoires de la Société royale de Saxe.
L INSTRUCTION PUBLIQUE DANS L EMPIRE ROMAIN. 325
Romains n'ont jamais bien comprises. La philosophie, par exemple,
ne leur sembla d'abord qu'un verbiage inutile; la géométrie, les
mathémati jues ne les frappèrent que par leurs applications pra-
tiques : c'était pour eux l'art de compter et de mesurer; Cicéron dit
qu'ils ne leur trouvaient pas d'autre importance. La grammaire et
la rhétorique leur plurent davantage; la première surtout ne leur
semblait présenter aucun danger, et nous ne voyons pas qu'ils lui
aient jamais fait une opposition sérieuse. La rhétorique leur inspi-
rait un peu plus de méfiance. Quelques esprits scrupuleux redou-
taient cet art nouveau qui enseignait des moyens de plaire au
peuple que les aïeux n'avaient pas connus. Mais il était difficile
de lui fermer tout à fait les portes de la ville. Si l'on empêchait le
rhéteur de tenir des écoles publiques, comme on fit en 662, il lui
restait la ressource d'enseigner dans l'intérieur des familles, où le
contrôle des magistrats ne pouvait guère pénétrer. Une fois que
quelques jeunes gens avaient reçu cette éducation qui leur appre-
nait à parler au peuple avec plus d'agrément, les autres étaient
bien forcés de faire comme eux ; s'ils s'étaient obstinés à ignorer
les finesses de la rhétorique grecque, ils se seraient exposés à être
vaincus dans ces luttes de la parole où l'on gagnait le pouvoir.
jNon-seulement la grammaire et la rhétorique se firent insensible-
ment accepter des Romains, mais, ce qui était peut-être plus diffi-
cile, elles finirent par s'accommoder ensemble. Au début, elles s'en-
tendaient assez mal ; on nous dit que le grammairien voulait d'abord
attirer à lui l'enseignement tout entier et faire l'office du rhéteur ;
il est vraisemblable que le rhéteur, de son côté, afficha quelquefois
la prétention de se passer du grammairien ; mais, à la longue, ces
conffits cessèrent et chacun des deux maîtres eut son domaine
séparé. G'e;bt à peine s'il restait sur la frontière des deux sciences,
comme sur la limite de tous les états voisins, quelques terrains
vagues qu'on se disputait ; pour l'essentiel, on s'accorda. Ce fut un
principe reconnu de tout le monde que la grammaire et la rhéto-
rique doivent s'unir l'une à l'autre pour former un cours d'éduca-
tion complet.
Le grammairien commence ; il prend l'enfant des mains du maître
élémentaire qui lui a tant bien que mal appris à lire et à écrire, et
il doit le livrer à celles du rhéteur tout préparé pour l'enseigne-
ment difficile de l'éloquence; il aura donc beaucoup à faire. « La
grammaire, dit Quintilien, comprend deux parties : l'art de parler
correctement et l'explication des poètes. » Chacune d'elles demande
beaucoup de temps et de peine. Pour bien parler, il faut connaître la
valeur des lettres, la prononciation des syllabes, la signification des
mots, puis savoir comment les mots s'unissent entre eux pour for-
mer des phrases : ce sont des détails qui ne finissent pas. L'expli-
320 REVUE DES DEUX MONDES.
cation des poètes n'exige pas moins de travail. Le maîti e lit d'abord,
prœlegit; l'élève répète, et lorsqu'il a prononcé comme il convient,
sans comaiettre aucune faute contre l'accent et la quantité, on reprend
le passage et l'on essaie de se rendre compte de tout. Quand l'enfant
sait parler correctement, qu'il a lu les poètes grecs et latins, il semble
que son enseignement grammatical soit fini : la définition de Quin-
tilien paraît épuisée ; mais, avec le temps, la grammaire s'est fort
étendue, elle a reçu peu à peu des développemens qui ont sin-
gulièreiitent accru son importance. Et, d'abord, comment admettre
que l'élève ne connaisse que les poètes et qu'on le laisse étranger
à tous les auteurs qui ont écrit en prose ? Si la poésie doit rester
l'objet principal de ses études, il faut bien qu'il ait quelque notion
du reste : Nec poêlas légère satis est, excutiendum omne scripto-
rum gemis. C'est un champ immense qui s'ouvre devant lui. Ajoutez
que ces écrivains de toute sorte et de toute époque, le grammairien
ne se contente pas de les lire ou même de les expliquer, il faut qu'il
les apprécie et les juge. Il classe ceux des temps passés et leur donne
des rangs; il prononce sur le mérite des contemporains. C'est ainsi
qu'il est devenu non-seulement pour la jeunesse, mais pour la société
tout entière, un critique autorisé, dont le jugement forme l'opinion
publique. Les auteurs qui veulent être célèbres lui font la cour, et
ceux qui, comme Horace, négligent de lui plaire, risquent de rester
longtemps inconnus. Ce n'est pas tout encore, et l'étude de la litté-
rature entière ne paraît pas suffire à occuper le temps de» grammai-
riens : ils y joignent des sciecces accessoires qui semblent indispen-
sables pour que les élèves comprennent les auteurs qu'on leur fait
lire. Sst-il possible qu'ils mesurent les vers et en saisissent le méca-
nisme s'ils ignorent la musique? Le grammairien est donc chargé de
la leur apprendre. Les poètes sont pleins de passages où ils parlent
du ciel et décrivent le lever et le coucher des astres : comment par-
viendra-t-on à les expliquer si le gramni-airien n'enseigne pas l'as-
tronomie? Enfin, comme il y a des poèmes entiers, ceux d'Empé-
docle par exemple et de Lucrèce, qui sont consacrés à exposer et
à discuter des systèmes philosophiques , il est bon qu'on sache la
philosophie, et la philosophie elle-même ne sera bien comprise que
si l'on a quelque notion des sciences exactes, surtout de la géomé-
trie et des mathématiques. C'est donc le cercle entier des connais-
sances humaines qu'embrasse la givimmaire : « Avant de passer aux
mains du rhéteur, dit Quintilien, l'enfunt doit avoir reçu ce que les
Grecs appellent une éducation encyclopédique. »
Au premier abord, il semble que le rhéteur ait moins à faire que
son collègue ; il n'est pas obligé de se disperser, comme lui, dans
des études diverses. Il n'enseigne qu'un art ; mais cet art, c'est l'élo-
quence, le premier et le plus difficile de tous , celui qui demande
L INSTRUCTION PUBLIQUE DANS L EMPIRE ROMAIN. 327
toute une vie d'homme pour être pratiqué en perfection. Il faut
d'abord apprendre à l'élève la théorie complète de la rhétorique;
c'est une étude très longue, très délicate, chaque maître s' étant plu
à entasser les préceptes, à compliquer la science, à créer des diffi-
cultés imaginaires pour le plaisir de les résoudre. A cet enseigne-
ment de théorie se joignent des exercices pratiques qui sont plus
importans et plus difficiles encore. Quand l'élève connaît les pré-
ceptes de l'art, on lui apprend à les appliquer ; il faut qu'il compose
un discours, qu'il le retienne par cœur, qu'il le débite. Dans le débit,
rien n'est laissé au hasard : on a voulu tout prévoir, tout régler. On
apprend d'avance à l'élève le ton qui convient à chaque partie du
discours, jusqu'où le bras doit s'élever pendant l'exorde et com-
ment il faut tendre la main dans l'argumentation. Sur quelques
points, dts discussions se sont élevées, qui partagent l'école. Con-
vient-il de frapper du pied dans les momens où l'on s'emporte?
Est-il séant de déranger les plis de sa toge et de la laisser flotter
sur l'épaule vers la fin du discours? Pline l'ancien, qui était un
homme sévère et régulier, ne voulait pas en entendre parler, et il
allait jusqu'à recomuiander qu'en s'essuyant le front, quand on suait,
on eût grand soin de ne pas déranger sa chevelure. Quintilien était
moins rigoureux; il pensait, au contraire, qu'un peu de désordre
dans les cheveux et dans la robe marquait mieux l'émotion et
pourrait toucher les juges. Un art si minutieux demandait, on le
conçoit, beaucoup de temps et de travail, et le jeune homme ne
pouvait encore qu'imparfaitement le connaître lorsqu'à dix-sept
ans il prenait la robe virile et devenait citoyen.
C'est ainsi que, par l'union de la grammaire et de la rhétorique,
fut définitivement constitué ce qu'on pourrait appeler le cycle des
études. On sait désormais ce qu'on apprendra dans les écoles; la
matière, le fond de l'enseignement public est trouvé. Il reste à voir
comment cet enseignement lui-même est arrivé à naître.
IV.
On a du discuter plus d'une fois à Rome, comme on l'a fait ail-
leurs, sur l'enseignement public et l'enseignement privé; on s'est
souvent demandé sans doute s'il ne vaut pas mieux pour un enfant
être élevé dans sa famille, près de ses parens, par un maître parti-
culier, que d'aller dans les écoles où sont réunis les jeunes gens de
son âge. La question a été longuement traitée par Quintilien dans
un des premiers cliapitres des biUitutions oratoires. Après avoir
exposé les raisons qui peuvent faire préférer l'un ou l'autre de ces
deux genres d'éducation, il conclut avec beaucoup de force en
328 REVUE DES DEUX MONDES.
faveur de renseignement public, et ses argumens me semblent sans
réplique.
Du reste, au moment où Quintilien écrivait son livre, la cause
qu'il plaide était gagnée. Longtemps l'aristocratie romaine avait
tenu à élever ses enfans chez elle. Elle pouvait le faire aisément et
sans beaucoup de frais, tant que l'éducation fut simijle. Mais quand
vint la mode de faire apprendre aux jeunes gens la grammaire et la
rhétorique, il fallut se procurer des gens capables de les leur ensei-
gner, et c'était une grande dépense. Q. Catulus paya, dit-on, un
bon grammairien 700,000 sesterces (lZiO,000 francs). Les pères de
famille finirent par trouver que l'éducation intérieure leur revenait
trop cher, et, de leur côté, les professeurs s'aperçurent qu'ils gagne-
raient encore davantage en réunissant plusieurs élèves chez eux et
que, du même coup, ils auraient l'agrément d'être plus libres. Nous
voyons dans le petit traité de Suétone : de Grammaticis et Rheto-
rihus, que la plupart de ceux qui avaient commencé par enseigner
dans les maisons des grands seigneurs se dégoûtent peu à peu du
métier et ouvrent des écoles. Ainsi firent successivement Anlonius
Gnipho, Lenœus, Cœcilius Epirota, c'est-à-dire les plus illustres de
ces maîtres et les plus recherchés ; en sorte, dit Suétone, qu a un
moment on vit à la fois dans Rome vingt écoles célèbres où affluait
la jeunesse. C'était la victoire de l'enseignement public.
Mais l'enseignement public peut être donné de diverses manières.
Tantôt il est dans les mains des particuliers, qui ouvrent des écoles
à leurs frais et les dirigent comme ils veulent : c'est l'enseignement
libre; tantôt les villes se chargent de l'entreprise, elles choisis-
sent les professeurs et les paient: c'est l'enseignement municipal;
tantôt enfin ils sont rétribués par le trésor public et dépendent de
l'autorité centrale : c'est l'enseignement de l'état. Ces trois situa-
tions différentes, l'instruction à Rome les a successivement traver-
sées. Elle a commencé par la première, s'est maintenue très long-
temps dans la seconde, et n'est arrivée à la dernière qu'au moment
même où les barbares ont détruit l'empire d'Occident.
A l'époque où florissaient les vingt écoles duiit j'ai parlé, c'est-
à-dire vers le temps d'Auguste ou de Tibère, on ne connaissait à
Rome que l'enseignement libre. Un grammairien, un rhéteur, qui
s'était fait connaître en élevant les fils de quelque grand person-
nage, devenu client de la famille où il avait éié précepteur et comp-
tant sur sa protection, louait, sous quelque portique, une salle plus
ou moins vaste, suivant ses ressources ou ses espérances, et atten-
dait les élèves. Le succès de ces entreprises était très variable;
tandis que Remmius Palaemon y gagnait plus de 400,000 sesterces
par an (80,000 francs), Orbilius, le maître d'Horace, mourait de
faim dans un galetas et ne se consulait de sa misère qu'en écrivant
L INSTRUCTION PUBLIQUE DANS l'eMPIRE ROMAIN. 329
un livre d'injures contre les pères de famille qui s'étaient montrés
si peu généreux pour lui. Ces chances incertaines décourageaient les
hommes de talent, et il est naturel qu'ils aient préféré dans la suite
les positions moins brillantes, mais plus sûres, que leur offraient
les écoles des villes et de l'état. C'est ainsi que décline et s'efface
peu à peu l'enseignement libre qui jetait tant d'éclat sous les pre-
miers césars. Mais il n'a jamais complètement disparu, et nous le
retrouverons au v^ siècle, mentionné dans l'édit de Théodose II,
qui fonde l'école de Gonstantinople.
Cicéron, nous l'avons vu, se plaignait que la république romaine
eût témoigné peu de souci pour l'instruction de la jeunesse ; on ne
peut pas faire le même reproche à l'empire. Dès le premier jour,
il s'occupe des professeurs et semble vouloir les prendre sous sa
protection. Jules César donne le droit de cité à tous ceux qui ensei-
gnaient les arts libéraux, c'est-à-dire aux grammairiens, aux géo-
mètres, aux rhéteurs, qui étaient presque tous Grecs d'origine.
C'était beaucoup d'en faire des citoyens romains, mais on fut plus
généreux encore : on leur en accorda les privilèges sans leur en
imposer les charges. Ils furent exemptés de la milice, des fonctions
judiciaires, des sacerdoces onéreux, des tutelles, des ambassades
gratuites au nom des villes, de la nécessité d héberger les gens de
guerre ou les agens de l'autorité dans leurs tournées. Nous avons
une loi d'Antonin qui fixe, selon l'importance des villes, le nombre
des médecins, des grammairiens, des rhéteurs qui jouiront de ces
immunités. On les leur conserva jusqu'à la fin de l'empire, malgré
le malhear des temps et les nécessités les plas pressantes. Au
moment même où les honneurs municipaux deviennent des fardeaux
écrasans auxquels on cherche à se soustraire par la fuite, quand
les princes ne semblent occupés qu'à déjouer toutes les rases par
lesquelles on tente d'échapper à ces dignités ruineuses, une loi de
Constamia déclare les professeurs « exempts de toutes les fonc-
tions et de toutes les obligations publiqoes. » C'était alors le plus
grand de tous les bienfaits.
Mais voici une innovation plus importante. Avec Vespasien, l'en-
seignement entre dans une phase nouvelle. L'état ne se contente
pliis d'honorer les professeurs par des privilèges et des immunités;
il manifeste pour la première fois la pensée de les prendre à son
service. « Yespasien fut le premier, dit Suétone, qui accorda aux
rhéteurs, sur le trésor public, un salaire annuel de 100,000 sesterces
(20,000 francs.) » Parmi ceux qui touchèrent ce traitement se
trouvait Quinti'ien. Pendant vingt ans, sous des régimes divers, il
professa la rhétorique à Rome, aux frais de l'empereur. L'essai
de cet enseignement nouveau ne pouvait pas se faire avec plus
d'éclat. Quintilien était un avocat illustre, qui avait étudié à fond
330 REVUE DES DEUX MONDES.
tous les secrets de son art. Il parlait avec autorité, il écrivait avec
talent. 11 eut pour élèves Pline le jeune, peut-être Tacite, et Martial
l'appelle le chef et le guide de la jeunesse,
Quintiliane, vagse moderalor summe juventse.
L'effet de ses leçons fut considérable, s'il est vrai, comme on le
pense, qu'elles contribuèrent à changer le goût public et ramenèrent
les jeunes gens de l'adriiiration de Sénèque à celle de Cicéron.
Est-il vrai pourtant, comme on l'a quelquefois supposé, que les
libéralités de Vespasien se soient étendues à l'empire entier et qu'il
ait établi partout l'enseignement de l'état? Les paroles de Suétone
pourraient le faire croire au premier abord ; mais il ne faut pas les
prendre à la lettre. L'élévation même du traitement accordé aux
rhéteurs nous prouve qu'il ne s'agii que des rhéteurs de Rome. Il
n'était pas possible que toutes les chaires fussent rétribué' s de la
même façon et qu'un professeur de petite ville touchât le même
salaire que Quiutiliec. De plus, si Vetpasien avait prétenrki créer
d'un seul coup un grand système d'enseignement qui s'étendît à
tout l'empire, ce système lui aurait sans doute survécu ; nous en
retrouverions des traces après lui, et ses successeurs n'auraient eu
qu'à maintenir son œuvre, tandis que nous les voyons toujours
recommencer, comme s'il n'y avait rien de fait avant eux. D'Hadrien,
d'Antonin, on nous dit, comme de Vespasien, « qu'ils établirent
des traitemens pour les grammairiens et les rhéteurs. » }-!arc Aurèie
institua plusieurs chaires de philosophie dans Athènes ; les quatre
grandes doctrines, celles de Platon et d'Aristote, d'Épicure et de
Zénofi, y furent enseignées par des maîtres qui recevaient dix mille
drachmes par an (près de 9,000 francs.) — Ne nous étonnons pas
qu'il ait été moins généreux que Vespasien : c'était un traitement
de province. — Alexandre Sévère, si nous en croyons Lampride, fit
encore plus. Non-seulement il fixa, comme ses prérlécesseurs, un
salaire pour les maîtres, mais il leur bâiit des écoles et il eut l'idée
de les pourvoir d'élèves en donnant des pensions à des enfans pau-
vres qui purent ainsi suivre leurs cours. C'est donc à lui que remonte
l'institution des boursiers.
Essayons de nous rendre compte de ce que les historiens veulent
dire dans ces divers passages que je viens de citer. Qu'étaient ces
fondations impériales dont ils nous entretiennent? Qu'ont fait véri-
tablement pour l'enseignement public les princes dont ils vantent
la générosité ? D'abord, il n'est pas douteux que quelques-uns d'entre
eux, Vespasien, Marc Aurèie, n'aient fondé, dans quelques villes
importantes, comme Athènes et Rome, quelques chaires qui étaient
L'iXf-TRUCTION PUBLIQUE DANS L EMPIRE ROJIAIN. '31
payées par l'état. Mais est-ce tout ? Ces chaires rares, isolées, cet
enseignement d'exception, suffiseui-ils pour expliquer ces expres-
sions générales dont se servent les historiens ? Des phrases comme
celles-ci : salaria instituit, salaria detulit pcr provincias, sem-
blent bien indiquer qu'il s'agit d'un système étendu d'éducation ;
elles paraissent s'appliquer à tout l'empire et non à ^-ui^lques villes
privilégiées. Il est donc vraisemblable que ces princts avaient réglé
que les professeurs de toutes les écoles publiques recevraierît un
salaire ; seulement ce salaire, ce n'était pas l'état qui devait le don-
ner, c'étaient les villes où ces écoles étaient établies : elles profi-
taient de l'enseignement ; il était naturel qu'on le leur fît payer.
L'empereur leur en imposa la charge, comme il en avait !e droit.
La loi qui l'autorisait à su'pprimer les libéralités des villes quand
elles lui paraissaient inutiles, lui permettait de les contraindre à
celles qui lui semblaient nécessaires. C'est en vertu de ce pouvoir
qu'il put ordonner qu'elles supporteraie^it les dépenses de leurs
écoles. Les historiens ont donc raison de dire d'Antonin, d'Alexandre
Sévère, etc., qu'ils établirent des traitemens pour les maîtres : sala-
ria instituit , salaria detulit; ils auraient dû seulement ajouter
que ce traitement n'était pas fourni par les princes eux-mêmes,
mais par les villes, et que leur générosité ne leur coûtait rien. Et
si nous voyons cette mention reparaître sous plusieurs règnes
successifs, c'est que les villes ne rayaient pas volontiers et qu'elles
ont essayé souvent de se soustraire au fardeau dont on les avaijt
chargées sans les consulter.
Ainsi, dans quelques villes importantes, quelques chaires en
petit nombre fondées et dotées par l'état ; dans toutes les autres,
c'est-à-dire à peu près dans l'empire entier, des écoles entretenues
aux frais des municipalités : tel était le régime sous lequel a vécu
l'enseignement public jusqu'au v® siècle. Je ne sais pourquoi l'ciQ
en a douté : tous les ducumens l'attestent. Libanius, dans le discours
qu'il a prononcé en faveur des rhéteurs d'Antioche, affirme qu'ils
n'avaient d'autre rétribution fixe que celle que la ville leur payait.
Lorsque Constance Chiure nomma son secrétaire Eumène à la direc-
tion de la grande école d'Autun, il lui attribua un ti-aitement con-
sidérable, qui devait être pris sur les finances de la ville : ex virihus
hujus rcipublicœ. Cet exemple nous montre que l'empereur ne s'in-
terdisait pas tout à fait de s'ingérer dans les affaires de l'enseigne-
ment, et l'on pourrait prétt iidre qu'à cette époque déjà les écoles re*-
sortissaient jusqu'à un certain point au pouvoir central. Mais, comme
elles étaient entretenues par les villes, qui fournissaient à leurs
dépenses, il s'ensuivait qu'elles avaient surtout, aux yeux de tout le
monde, un caractère municipal. C'est ce que dit Ausone en propres
termes lorsque, rappelant les trente années qu'il a passées à Dor-
332 REVUE DES DEUX MONDES.
deaux dans l'enseignement de la grammaire et de la rhétorique, il
emploie cette expression : Exeyi miuncipalem opcram. Aussi les
professeurs n'étaient-ils pas regardés comme des fonctionnaires de
l'état. Dans les discours des rhéteurs gaulois du iv® siècle, on dit
à plusieurs reprises qu'ils sont de simples particuliers, prîvad, et
le ministère qu'ils remplissent est appelé /?r.'va/M??z minislcrînm.
Mais sur cet enseignement municipal l'empereur, on vient de le
voir, avait la main, et il était naturel que son autorité s'y fît de
plus en plus sentir avec le temps. Quand les abus devenaient crians,
il était forcé d'intervenir; il lui fallait mettre à la raison les villes
qui refusaient de faire les dépenses que réclamaient leurs écoles.
Chez beaucoup d'entre elles, la condition des professeurs était très
misérable. Libanius nous dit de ceux d'Antioche « qu'ils n'ont pas
même une maison à eux et vivent dans des logemens de rencontre,
comme des raccommodeurs de chaussures. » Ils mettent en gage
les bijoux de leurs femmes pour vivre. Quand ils voient passer le
boulanger, ils sont tentés de lui courir après, parce qu'ils ont
faim, et forcés de le fuir, parce qu'ils lui doivent de l'argent. Cette
misère est causée par la négligence ou la mauvaise foi des \illes,
qui ne tiennent pas les engagemens qu'elles ont pris. Libanius leur
reproche de donner à leurs professeurs le moins qu'elles peuvent
et de n'être jamais prêtes à les payer. « Mais, dira-t-on, n'ont-ils pas
leur traitement qu'ils touchent tous les ans? — Tous les ans? Non.
Tantôt ils le touchent, et tantôt ils ne le touchent pas. On les fait
toujours attendre, et on ne leur donne jamais qu'une partie de ce
qu'on leur doit (1). » Il faut rendre cette justice aux empereurs du
iv^ siècle qu'ils ont été touchés de la situation malheureuse des
professeurs et qu'ils ont essayé de rendre leur condition meilleure.
Constantin fait une loi pour ordonner que désoruiais on les paie
plus exactement : Mercedes eorum et salaria reddi prœripimus.
Gratien, l'élève d'Ausone, va plus loin ; il déclare qu'il ne veut pas
souffrir que leur traitement soit abandonné au caprice des cités et
il fixe ce que chacune d'elles, selon son importance, doit donner à
ses grammairiens et à ses rhéteurs. Nous dirions aujourd'hui qu'il
inscrit leurs appointemens dans le budget municipal parmi les
dépenses obligatoires.
(t) II convient pourtant de faire quelques exceptions. Il y avait des villes qui non-
seu'ement payaient bien leurs professeurs, mais qui s'imiiosaient des sacrifices pour
enlever à quelque ville voisine un maître renommé et le fixer chez elles. Libanius
raconte que Césarée parvint à conquérir par des offres très séduisantes un rhéteur
célèbre d'Antioche. Les habitans de Clazomèiie ayant essayé d'attirer dans leur ville
Scopélianus, qui enseignait à Smyrne, ce rhéteur, qui ne trouvait pas que ChiZjmène
fût un théâtre digne de lui, répondit avec impertinence : « Il faut uu bois aux rossi-
gnols j ils ne chantent pas dans une cave. »
l'instruction publique dans l'empire romain. 333
Toutes les mesures que prennent alors les empereurs pour le
bien des écoles montrent à la fois l'intérêt qu'ils leur portent et
le désir qu'ils ont de les placer, autant que possible, sous leur
autorité immédiate. C'est ce qu'il est aisé de voir à propos de
la nomination des professeurs. Jusqu'au iV siècle, il a régné beau-
coup d'arbitraire et d'incertitude dans la manière dont les pro-
fesseurs étaient choisis. Pour les chaires que les empereurs avaient
fondées et qu'ils entretenaient à leurs frais, il ne pouvait pas y avoir de
doute : ils avaient évidemment le droit de désigner ceux qui devaient
les occuper; mais ce droit, ils l'exerçaient de diverses façons. 11
leur arrivait de s'en dessaisir et de le déléguer à des personnes de
confiance : c'est ainsi que Marc Aurèle chargea son ancien maître,
Hérode Atticus, de pourvoir aux chaires de philosophie qu'il avait
instituées à Athènes. Quelquefois le choix était remis à une com-
mission de gens éclairés qui faisaient paraître devant eux les candi-
dats et leur proposaient quelque sujet à traiter, ce qui donnait
naissance à des concours véritables. Souvent aussi l'empereur nom-
mait directement lui-même^ Philostrate rapporte que les sophistes
d'Athènes, qui tenaient beaucoup à « s'asseoir sur le trône, » comme
on disait, faisaient le voyage de Rome, et que, du temps de Sévère
et de Caracalla, comme ils connaissaient l'importance de l'impéra-
trice Julie, ils essayaient de se glisser dans le cortège de géomètres
et de philosophes dont elle aimait à s'entourer : avec la protection
de la savante princesse, ils étaient sûrs de l'emporter sur leurs
rivaux. Quant aux professeurs payés par les villes, c'étaient natu-
rellement les villes qui les nommaient. Il est assez vraisemblable
que les décurions prenaient l'avis de gens capables de bien juger,
mais le choix leur appartenait. Il fallait, suivant l'expression offi-
cielle, que le professeur fût approuvé par un décret du conseil :
dccreto ordînis prohatiis, et, s'il ne rendait pns les services qu'on
attendait de lui, le conseil qui l'avait choisi pouvait le destituer.
Mais ici encore nous voyons intervenir de bonne heure le pouvoir
impérial. Sous prétexte que les fonctionnaires publics se forment
dans les écoles et qu'il est de l'intérêt général qu'ils y reçoivent
une bonne éducation, il se croit autorisé à choisir les maîtres qui
les élèvent. C'est un droit que personne ne lui conteste, et quand
Eumène fut appelé par Constance Chlore à diriger l'école d'Autun,
les habitans ne songèrent qu'à remercier le prince du souci qu'il
voulait bien prendre pour eux. Cependant cette intervention de
l'empereur devait être rare ; en réalité, c'étaient les villes qui choi-
sissaient presque toujours les maîtres de leurs écoles, le prince ne
s'en occupait que par exception. Julien fut le premier qui établit à
ce sujet une règle fixe. Il avait un grand intérêt à le faire. Par un
édit célèbre, il venait de défendre aux chrétiens d'enseigner dans
Z'6h REVUE DES DEUX MONDES.
les écoles publiques ; seloxi le mot de Grégoire de Nazianze, il les
avait chassés de la science, comme des volem's du bien d autrui.
Mais il restait beaucoup de villes favorables au christianisme, et,
pour que l'édit reçût son exécution, il fallait surveiller les choix
qu'elles pouvaient airei Juliea décida, par une loi de 362, que,
comme il ne pouvait pas s'occuper de tout, les professeurs seraient
désignés par les curiales, ce qui, comme on l'a vu, se faisait
ordinairement ; mais il ajouta, ce qui était nouveau, que le choix
des curiales devrait être soumis à l'empereur, « afin, disait-il,
que son approbation donne un titre de ^lus à l'élu de la cité. »
Nous ne voyon? pas que, dans la réaction qui suivit la mort de
Julien, cette loi ait été rapportée, et l'on peut croire qu'à partir
de ce moment l'empereur participa, d'une manière officielle et
régulière, à la nomination de tous les professeurs de l'empire.
Le dernier progrès dans cettv':; voie fut accompli en A25, sous
l'empereur Théodose II, par la fondation de l'école de Constanti-
nople. Elle fut établie dans le Capiiole de la ville impériale, sous
les trois portiques du nord, qui contenaient de vastes exèdres, et
qu'on agrandit encore eu a^chetant les maisons voisines. On multi-
plia le nombre des salles et on les éloigna les unes des autres pour
qu'aucune leçon ne fut gêwée par le bruit que faisaient les élèves
dans le cours voisin. Les professeurs étaient au nombre de trente
et un : trois rhétem's ec dix g'rammairieus latins ; cinq rhéteurs et
dix grammairiens grecs; un philosophe, deux jurisconsultes.
C'est ainsi que fut créée ce que nous pourrions appeler l'univer-
sité de Gonstantinople. Cette fois, c*êtait bien l'autorité impériale
qui prenait l'initiative de la création. La loi ne dit pas qui doit
fournir à la dépense, mais il est assez probable qu'elle est prise sur
le trésor public. Ce qui est sôr, c'est que les professeurs sont trai-
tés comme des fouct^oimaipes, et l'empereur règle qu'après vingt
ans de bons services, si l'on n'a rien à leur reprocher, ils rece-
vront, en même temp« que leur retraite, la dignité de comtes du
premier ordre et seront mis .sur le juême rang que les ex-vicarii.
L'enseignement de Tétai est fondé, et il est curieux de voir que le
jour même où il commence d'exister, il s'attribue aussitôt le mono-
pole. En même temps que la loi interdit aux professeurs de l'uni-
versité de donner aucune leçon en dehors du Capitole, ou défend
aux autres d'ouvrir aucune école publique. Ils pourront continuer
à enseigner daiia l'intôrie^ir des familles : intra privatos parietes ,•
mais, s'ils se font accomj[)agnef au dehors par leurs élèves, s'ik les
réunissent dans une nsiaison spéciale, ils seront punis des peines
les plus sévères et chassés d la ville.
Quoique la loi soit signée par Yalentinien III, aussi bien que par
Théodose, nous ne savons pas si elle eut un contre-coup dans
l'instruction publique dans l'empire romain. 335
l'empire d'Occident, qui se débattait alors contre les barbares.
Qu^mt à l'université de Goustantinoplt^, il appartient à ceux qui
s'occupent de l'empire byzantiu de savoir quelles furent ses desti-
nées et ce qui est advenu dans la suite de l'œuvre de Théodose II.
V.
Nous sommes arrivés à la pleine organisation de l'instruction
publique vers la fin de l'empire ; faisons un retour sur l'époque qui
a précédé. Essayons d'avoir quelque idée d'une école romaine au
uf et iv^ siècles de notre ère, demandons-nous ce qu'on y faisait,
coî^ment on y vivait et s'il nous est possible de faire qu^^^lque con-
naissance avec les maîtres et les élèves. Sur toutes ces questions, les
autours anciens sont lun de satisfaire notre curiosité ; ils nous don-
nent pourtant quelques renseignemens qu'il est utile de recueillir.
Alors, comme aujourd'hui, une école se composait d'un certain
nombre de professeurs réunis ensemble, dans un local commun,
pour l'instruction de la jeunesse : il est impossible que cette réu-
nion n'ait pas eu son chef. Les Romains avaient trop le respect et
de l'ordre et de la discipline pour croire que ces établissemens
pouvaient se passer d'une direction. Il est, en effet, question, à
propos de l'école d'Auiun, de celui qu'on appelle le premier des
maîtres, siimmiis doctor ; celui-là paraît bien avoir la haute main
sur le reste : c'est un personnage important, qu'on paie beaucoup
pli)- que ses collègues et que l'empereur se donne la peine de choisir
lui-même. Il est vraisemblable qu'il était professeur dans l'école en
même temps qu'il la dirigeait, et que sa situation devait être à peu
près celle des doyens de nos facultés, mais c'est tout ce que nous
en savons.
Nous venons de voir que l'école ^e Constantinople, la plus impor-
tante de l'empire, comptait trente et un professeurs : vingt gram-
mairiens, huit rhéteurs, deux jurisconsultes et un philosophe. Cette
liste, si on la compare à celles des universités d'aujourd'hui, nous
paraît fort incomplète. Sans parler de la médecine, qui s'ap-
prenait alors d'une façon particulière, nous sommes étonnés de
voir que les sciences exactes n'y figurent pas. Elles n'étaient
pa? enseignées par fies maîtres spéciaux; le grammairien devait
bien en donner quelques notions à ses élèves, mais il avait tant
d'autres choses à faire qu'il ne pouvait pas trouver le temps de les
approfondir. Malgré ces lacunes qui nous surprennent, soyons assu-
rés qu'à Constantinople l'enseignement devait être bea' coup plus
étendu et plus varié qu'ailleurs. D'abord, dans les autres écoles,
nous ne rencontrons plus de jurisconsultes. Le droit, cette science
336 REVUE DES DEUX MONDES.
romaine, n'avait de maîtres que dans les deux capitales de l'empire
et à l'école de Béryte (Beyrouth), qui paraît lui avoir été spéciale-
ment consacrée. Quant à l'enseignement philosophique, il n'existait
alors d'une manière sérieuse que dans Athènes. On peut dire que la
philosophie n'a pas pu vaincre tout à fait la répugnance que les
Romains ont témoignée pour elle dès le premier jour, et que, malgré
les efforts de Gicéron et des autres, elle n'est jamais entrée dans le
cercle régulier des études. C'est une science complémentaire qui
plaît à quelques curieux et que la masse du public a de bonne
heure délaissée, ^!ous voyons qu'au temps des Antonins, où elle
brille encore de tant d'éclat, les empereurs hésitent à comprendre
les philosophes parmi ceux auquels ils accordent l'exemption
des charges municipales. Ils prétendent d'abord qu'ils sont si
peu nombreux qu'il est inutile de les mentionner; puis ils ajou-
tent que, comme ils foiit profession de mépriser la richesse, il
ne faut pas trop les enrichir. C'est un prétexte facétieux qui per-
met au législateur de leur refuser les privilèges qu'il accorde aux
autres maîtres de la jeunesse. A partir du if siècle, la vogue de la
philosophie déchoie de plus en plus. Le triomphe du christianisme
lui porte le dernier cou*p, et saint Augustin nous dit que, de son
temps , elle n'est presque plus enseignée nulle part. Il ne reste
donc, dans les écoles ordinaires, que des grammairiens et des rhé-
teurs.
C'est seulement de grammairiens et de rhéteurs que se compo-
sait cette école de Bordeaux, que nous connaissons mieux que les
autres, grâce à Ausone, qui nous en a beaucoup parlé. Il y avait
été élève, puis maître pendant trente ans. Vers la fia de sa vie, il
se plaisait, ainsi que tous les vieillards, à revenir aux souvenirs de sa
jeunesse, et, comme il était versificateur incorrigible, il s'amusait
à les raconter en vers. Un jour, il eut l'idée de chanter la mémoire
de tous les parens qu'il avait perdus et d'en composer un poème
qu'il appela Parentalia, sorte de nécrologe où il ne nous fait pas
grâce des cousins les plus éloignés. Une autre fois, ce fut le tour
de ses anciens professeurs. Il les énumère tous, l'un après l'autre,
et consacre à chacun d'eux une pièce de vers plus ou moins longue,
selon leur mérite et leur célébrité. Celte revue nous paraîtrait fort
monotone si elle ne nous donnait quelques détails sur ce personnel
des écoles du iv^ siècle que nous cherchons à connaître.
Nous y voyons d'abord figurer des grammairiens grecs et latins;
les deux langues classiques ont continué d'être la base de l'ensei-
gnement officiel. Il est pourtant visible que, dans les pays occiden-
taux, l'étude du grec commence à n'être plus aussi florissante.
Ausone, tout en rendant justice au talent des grammairiens grecs
de Bordeaux, s'accuse d'avoir peu profité de leurs leçons. Il ajoute
l'instruction publique dans l'empire romain. 337
que les cautres écoliers faisaient comme lui et que les résultats de
cet enseignement étaient médiocres. Il en était de même en Afrique^.
où , du temps de TertuUien et d'Apulée , les lettrés parlaient grec
aussi aisément que latin. Saint Augustin, qui a pourtant appris
tant de choses, avoue que le grec lui causait, dans sa jeunesse,
beaucoup de répugnance, et il est aisé de voir, dans ses œuvres,
qu'il ne l'a jamais bien su. Ainsi s'accomplissait peu à peu la sépa-
ration définitive de l'Orient et de l'Occident. Les grammairiens
latins étaient, au contraire, en fort grande estime. Tous les élèves
passaient par leurs mains et restaient longtemps dans leurs classes;
aussi arrivaient-ils quelquefois à la fortune. Cependant l'opinion les
mettait fort au-dessous des rhéteurs. Dans l'œuvre d'Ausone, les
rhéteurs nous apparaissent comme de grands personnages que l'em-
pereur vient souvent prendre dans leurs chaires pour les attacher à
sa personne, comme secrétaires d'état, ou même pour en faire des
gouverneurs de province et des préfets du prétoire. Ceux qui n'ar-
rivent pas à cette fortune et qui ne quittent pas l'école n'en ont pas
moins, dans la ville où ils enseignent, une situation brillante. Ils
font souvent de riches mariages, ils épousent « des femmes nobles
et bien dotées. » Leur maison est fréquentée par la bonne société;
leur table a de la réputation, et l'on y est attiré moins par les
dépenses que fait le maître que par les agrémens de son esprit et
le charme de sa conversation piquante.
Pour comprendre comment les professeurs arrivaient quelquefois
à être riches, il faut songer que leurs traitemens pouvaient s'élever
assez haut. lis se composaient de sommes payées par l'état ou par
les villes et d'une rétribution que donnaient les élèves, c'est-à-dire
d'un traitement fixe et d'un traitement éventuel. L'état, dans les
rares chaires qu'il avait dotées, était ordinairement assez généreux;
les villes, nous l'avons vu, ne se piquaient pas de bien payer les
maîtres et de les payer régulièrement. La fortune, quand ils l'obte-
naient, devait surtout leur venir de leurs élèves. Aussi travaillaient-
ils à en attirer le plus qu'ils pouvaient dans leurs écoles. De là des
luttes violentes entre eux, des rivalités passionnées, un désir ardent
de se faire connaître, et l'emploi de procédés fort étranges pour
répandre leur réputation. Du temps d'Aulu-Gelle, les grammairiens
et les rhéteurs de Rome fréquentaient les boutiques de libraires. Là
les occasions ne leur manquaient pas pour étaler leur science et
faire assaut de belles paroles. Le père de famille, qui ne se fiait
pas à la renommée et voulait choisir lui-même le maître de ses
enfans, allait les entendre et se décidait pour le plus beau parieur.
En Grèce, où les professeurs abondent, le combat pour la con:iuête
des élèves est naturellement plus vif et plus difficile. D'ordinaire,
TOME Lxii. — 1884. 22
338 RETUE DES DEUX MONDES.
le graramairien s'entend avec le pédagogue, c'est-à-dire avec l'es-
clave qui est chargé , dans la maison , de surveiller le travail de
l'enfant; il le corrompt par des présens, il le paie, et le pédagogue
recommande au père le grammairien qui lui a le plus donné. A
Athènes, c'est pis encore. Quand l'écolier débarque au Tirée, il y
rencontre d'abord des partisans de chaque école philosophique qui
essaient de l'embaucher, comme on y trouve aujourd'hui des recra-
teurs pour les divers hôtels de la ville. Tout n'est pas fini quand il
a fait son choix, et les professeurs travaillent par tous les moyens à
s'enlever leurs élèves. Il y en a, dit Philostrate, qui donnent de bons
dîners, avec de jolies petites servantes, pour prendre les jeunes
gens dans leurs lilets. Libanius lui-même, l'honnête Libanius, ne se
refusait pas d'user quelquefois de quelques réclames innocentes.
11 priait les magistrats qui lui voulaient du bien, quand ils avaient
entendu parler un de ses élèves et que le public paraissait content,
de demander: « Où donc ce jeune homme a-t-il étudié? » C'était
une manière de mettre l'école de Libanius en renom. Du reste, il
comptait encore plus, pour son succès, sur son talent, et il avait
raison. Le jour où il ouvrit son école d'Antioche, il n'avait que dix-
sept auditeurs; après ses premières harangues, il en vint cinquante,
et bientôt, nous dit-il, sa renommée fut si grande que l'on chantait
ses exordes dans les rues. Le malheur, c'est que, lorsqu'on tient sa
réputation et sa fortune de ses élèves, on est trop tenté de les ména-
ger. Comme on a eu beaucoup de peine à les conquérir, on est prêt
à faire beaucoup de concessions pour les garder. On n'ose plus les
gronder, de peur qu'ils n'aillent chercher des professeurs pins indul-
gens. Les rôles finissent par être renversés, et ce sont bientôt les
élèves qui deviennent les maîtres. Le sage Favorinus s'indignait
de ces complaisances : « On voit, disait-il, des professeurs qui vont
donner leur leçon chez les jeunes gens riches sans qu'on les ait
appelés. Ils s'assoient devant la porte et attendent tranquillement
que leur élève ait cuvé le vin qu'il a bu dans les festins de la veille, »
Des maîtres passons aux écoliers. Il y en avait, dans l'antiquité
comme chez nous, deux variétés bien différentes : les bons et les
mauvais. Les bons écoliers nous sont connus par quelques récits
d'Aulu-Gelle. Cet excellent Aulu-Gelle, quoiqu'il soit arrivé à occuper
des fonctions publiques, ne fut jamais qu'un de ces élèves honnêtes
et appliqués qui redisent toute leur vie avec exactitude la leçon qu'on
leur a faite. Il ne parle de ses professeurs que d'un ton attendri;
l'époque heureuse pour lui est celle où il étudiait, et son souvenir
le ramène toujours à l'école. Quand il y était, il faisait partie de cette
élite d'écoliers qui s'attachaient plus particulièrement au maître et
ne le quittaient plus, La leçon finie, les autres s'en vont; ceux-là
restent. Il est rare que le maître ait un intérieur où il se retire
l'instruction publique dans l'empire romain. 339
quand son école est fermée. D'ordinaire, il ne s'est pas marié. —
Libanius disait à l'un de ses admirateurs, qui était venu lui offrir
sa fille, qu'il ne voulait épouser que l'éloquence. — Ses élèves for-
ment donc toute sa famille. Aussi vit-il avec eux dans la plus com-
plète intimité; ils assistent à ses repas, ils l'accompagnent dans ses
promenades et ie suivent même au chevet d'un ami malade. La vie
qu'ils mènent dans sa compagnie nous paraît fort grave et même
légèrement ennuyeuse : pas un moment du jour qui ne soit consa-
cré à des occupations savantes ; on lit pendant le repas; en se pro-
menant, on disserte. Le repos ne se distingue du travail que par la
nature des questions qu'on traite. Ces questions, aussi bien celles
des heures sérieuses que des momens de loisir, nous paraissent quel-
quefois minutieuses et futiles. Nous avons peu de goût pour ces
recherches pédantes et cette érudition de surface, mais alors on en
était charmé. La grammaire, la rhétorique, possédaient les esprits
et les rendaient insensibles au reste. Aulu-Gelle raconte qu'il revint
un soir, sur un bateau, d^Égine au Pirée, avec quelques-uns de ses
camarades. « La mer était calme, dit-il, le temps admirable, le ciel
d'une limpidité transparente. Nous étions tous assis à la poupe, et
nous avions les yeux attachés sur les astres brillans. » Pourquoi
croyez-vous qu'ils regardent ainsi le ciel? Pour avoir quelque pré-
texte de disserter lourdement sur la vraie forme du nom grec et
latin des constellations. Voilà ce que trouvent de mieux à faire des
jeunes gens qui côtoient les rivages de l'Attique par une belle nuit
étoilée ! Veut-on savoir ce qu'étaient pour eux les jours de fêtes et
quelles folies ils se permettaient pendant le carnaval? Aulu-Gelle
encore va nous l'apprendre : « Quand nous étions à Ath^^nes, nous
passions les saturnales d'une manière à la fois très agréable et fort
sage, ne relâchant pas notre esprit, — car, suivant le mot de Muso-
nius, relâcher son esprit, c'est la même chose que le lâcher (1) ou
le perdre, — mais l'égayant et le reposant par des conversations
piquantes et honnêtes. Nous nous réunissions tous à la même table,
et celui qui, à son tour, était chargé des apprêts du repas, devait
se procurer d'avance quelque livre d'un ancien écrivain grec ou
latin avec une couronne de laurier pour être donnée en prix
au vainqueur. Puis il préparait autant de questions qu'il y avait
de convives. Quand il en avait donné lecture, on les tirait au
sort. Le premier commençait, et, si l'on jugeait qu'il avait bien
répondu, on lui donnait le prix. Sinon, on passait au voisin, et,
quand la question restait sans réponse, on suspendait la couronne
à la statue du dieu qui présidait au festin. Quant aux sujets pro-
(1) J'essaie de rendre lejeu de mot qui se trouve dans le latin : Remittere ani'
mum quasi amittere est.
340 REVUE DES DEUX MONDE?,
posés, c'était l'explication d'un texte obscur ou d'un petit problème
d'histoire, la discussion d'une opinion philosophique, un sophisme
qu'il fallait résoudre, ou bien encore quelque forme étrange ou inu-
sitée d'un mot ou d'un verbe dont on devait rendre compte. » C'est
ainsi que, non-seulement à Athènes et à Rome, mais dans les lieux
de plaisir et de joie, à Tibur, à Ostie, à Pouzzoles, à Naples, se pas-
sait le ten-ips des fêtes pour Aulu-Gelle et ses studieux amis.
On pense bien que les mauvais écoliers avaient d'autres goûts et
qu'ils se livraient à des divertisseme ns un peu moins pacifiques.
Ils étaient bruyans, désordonnés; ils accueillaient les nouveaux
arrivés par toute sorte de vexations et les forçaient de payer cher
leur bienvenue. Ils formaient des associations qui en venaient quel-
quefois aux mains dans les rues. 11 y en avait à Garthage qui s'ap-
pelaient les Ravageurs, Evcrsores^ et qui faisaient le tourment de
leurs professeurs et de leurs camarades. Ils troublaient le cours
des maîtres qui ne leur plaisaient pas et les forçaient de fermer
leur école. Pour leur échapper, saint Augustin prit le parti d'aller
enseigner la rhétorique à Rome ; mais il y trouva d'autres inconvé-
niens qu'il ne soupçonnait pas. Les élèves y avaient la mauvaise
habitude de ne pas payer leurs professeurs; le jour de l'échéance, ils
disparaissaient pour aller suivre un autre cours et passaient ainsi
d'un maître à l'autre sans s'acquitter envers aucun. Ils vivaient
pourtant sous une législation sévère et l'autorité les traitait souvent
avec rigueur. Nous avons une loi fort curieuse de Valentinien PS
qui montre toutes les précautions qu'on avait prises pour les tenir
dans le devoir. On exige d'abord que, dès leur arrivée, ils se pré-
sentent au magistrat chargé du recensement de la cité [magister
census) : ils doivent lui remettre le passeport que leur a délivré
le gouverneur de leur province et qui contient, avec la permission
de venir étudier à Rome, quelques renseignemens sur la situation
de leur famille. Ils feront ensuite connaître à quel genre d'études
ils se destinent et dans quelle maison ils logent, afin qu'on puisse
les surveiller. La police aura l'œil sur eux. Elle essaiera de savoir
comment ils se conduisent, s'ils ne font pas partie de quelque asso-
ciation coupable, s'ils ne fréquentent pas trop les spectacles, s'ils
assistent à ces festins de mauvaise compagnie qui se prolongent
jusqu'au jour. « Nous accordons le droit, ajoute l'empereur, au cas
où un jeune homme ne se comporterait pas comme l'exige la dignité
des études libérales, de le faire battre de verges publiquement et
de l'embarquer pour le renvoyer chez lui. » Quant à ceux qui se
conduisent bien et qui vaquent assidûment à leurs études, il leur
est permis de rester à Rome jusqu'à l'âge de vingt ans. Passé ce
temps, s'il y en a qui ne retournent pas volontairement dans leurs
foyers, on aura soin de les y contraindre en leur infligeant une peine
l'instruction publique dans l'empire romain. ûZll
humiliante. Voilà des mesures dont la sévérité prouve à quels excès
se laissait quelquefois entraîner la turbulence des écoliers.
VI.
Le système d'enseignement dont nous venons d'étudier l'histoire
n'est pas, comme tant d'autres institutions humaines, une œuvre
de hasard, le produit de quelques circonstances fortuites; il n'a
pas été non plus imaginé de toute.'* pièces par des politiques, imposé
à l'empire par des hommes d'état prévoyans. A le prendre dans ses
origines lointaines, c'est la réalisation d'une idée philosophique.
Tout le monde se souvient d'avoir lu, dans les prologues de Sal-
luste, les belles phrases où il établit la supériorité de l'esprit sur le
corps : « C'est l'esprit qui est le véritable maître de la vie... L'esprit
doit commander, le corps obéir. Le premier nous rapproche des
dieux; l'autre nous est commun avec les bêtes. » Cette idée ne nous
semble aujourd'hui qu'un lieu-commun vulgaire, et nous sommes
surpris de l'entendre proclamer d'un ton si solennel. Mais alors elle
était nouvelle, surtout chez un peuple que sa nature portait à n'ad-
mirer guère que la force brutale. Aussi ne l'avait-il pas trouvée
lui-même, elle résumait tout un long travail de la pensée grecque.
Née dans les écoles des philosophes socratiques vers le m^ siècle
avant notre ère, propagée par les écrits des sages et parcourant le
monde avec eux, acceptée peu à peu, chez les Grecs et les Romains,
comme une incontestable vérité, elle finit par prendre un corps et
se traduire en fait. Appliquée à l'éducation de la jeunesse, elle en
changea le caractère. L'Hellène, dans les premiers temps, ne mettait
pas une grande diiférence entre son esprit et son corps ; comme ils
lui sont nécessaires tous les deux, il les soigne autant l'un que
l'autre. L'idéal qu'il imagine, le dessein qu'il poursuit dans l'édu-
cation de la jeunesse, c'est d'établir entre eux une sorte d'har-
monie. Les philosophes ont dérangé l'équilibre; en insistant, comme
ils font, sur l'infériorité du corps, ils ont ôté le goût de s'en occu-
per. Aussi la gymnastique, qui tenait d'abord taiit de p'ace dans la
vie des Grecs, ne tarde pas à être négligée et finit par disparaître.
Mais voici une autre con. équence : l'esprit étant !e maître, le
premier de tous les arts doit être celui qui donne le plus à l'esprit
le sentiment de sa siq:)ériorité. Cet art, sans aucun doute, c'est
l'éloquence. Cicéron, Quintilien, Tacite, l'ont bien montré dans les
admirables tableaux qu'ils tracent des assemblées populaires. Qu'on
se figure, sur la place publique d'Athènes ou de Rome, un peuple
entier réuni, c'est-à-dire des gens endurcis à la peine, des artisans
vigoureux, des paysans robustes. Ils savent qu'ils sont la force et
3i2 REVUE DES DEUX MONDES.
le nombre; ils s'agitent, ils menacent, ils éclatent en cris de fureur.
Tout à coup un homme se lève, un homme pâli par l'étude et la
réflexion, quelquefois fatigué par l'âge, le plus faible, le plus chétif
de tous. Il parle, et peu à peu les colères tombent, les dissenti-
mens s'apaisent; bientôt cette multitude divisée semble n'avoir
plus qu'une âme, l'âme même de l'orateur, qui s'est communiquée
à tous ceux qui l'écoutent. N'est-ce pas le triomphe le plus écla-
tant de l'esprit sur la force matérielle, de l'âme sur le corps ? Et,
s'il est vrai que l'éducation doit être surtout la culture de l'esprit,
n'est-il pas naturel que l'art oii la prédominance de l'esprit se mani-
feste d'une manière si visible en soit le fondement? C'est ainsi que
l'éloquence prit, dans l'enseignement des peuples anciens, une
place qu'elle n'a pas tout à fait perdue chez les modernes.
Est-il vrai, comme on l'a dit souvent de nos jours, qu'ils aient eu
tort d'en faire la principale étude de la jeunesse? Je suis bien loin de
le croire. Laissons de côté l'utilité directe qi'on trouve dans les pays
libres, où la parole est souveraine, à enseigner de bonne heure aux
enfans l'art de parler : à Rome, par exemple, c'était un talent néces-
saire pour tous ceux que leur naissance appelait à la vie publique,
et, comme ils ne pouvaient pas s'en passer, on comprend que leur
premier souci ait été de l'ac lUérir. Mais les autres, ceux auxquels
l'accès des honneurs était à peu près fermé et qui ne devaient avoir
que très rarement, dans leur vie, l'occasion de parler en public, ne
trouvaient-ils donc aucun profit à ces exercices oratoires auxquels
on condamnait leur jeunesse? Je pense, au contraire, qu'ils leur
étaient fort utiles. A ne les prendre que comme un moyen d'éduca-
tion générale, pour former non-seulement l'orateur, mais l'homme,
et le préparer à tout, il n'y en a guère de plus efficace (1). Quand on
veut composer un discours, faire parler un personnage réel ou ima-
ginaire, dans une circonstance donnée, il faut d'abord trouver des
raisons et les mettre en ordre ; c'est une nécessité qui force les
esprits paresseux à un travail salutaire. Ce qu'il y a d'un peu roma-
nesque dans le sujet qu'ils ont à traiter est pour eux une excitation
de plus. On s'imagine aujourd'hui qu'il sera plus facile à un jeune
écolier d'exprimer ses sentimens véritables que d'entrer dans ceux
des personnages d'autrefois : c'est une grande erreur. La vie ordi-
naire le frappe très médiocrement; il jouit en ingrat et presque
sans s'en apercevoir des biens qu'elle lui prodigue. C'est en sor-
tant un peu de lui qu'il se connaît mieux. L'effort qu'il lui faut faire
pour parler aa nom d'un autre éveille et ouvre son esprit, et il lui
(t) C'est ce que Sénèque le père exprimait avec beaucoup de bonheur, quand il
dl«!ait à son fils : Eloquentiœ tantum studeas : facilis ab hac ad omnes arles discursus;
instruit etiam quos non sibi exercet.
l'instruction publique dans l'empire romain. 343
arrive qu'il apprend à distinguer ses impressions propres en essayant
d'exprimer celles d'un étranger. Sans compter que, pour prêter à
un personnage de l'histoire le langage qui lui convient, il faut le
connaître, et qu'il faut connaître aussi ceux auxquels il parle,
démêler leurs dispositions, deviner leur caractère, si l'on veut trou-
ver les raisons qui pourront les convaincre : ce qui suppose une
première observation du monde et de la vie. Il est donc certain que
l'exercice de l'art oratoire n'est pas inutile aux jeunes intelligences,
puisqu'il développe chez elles la fécondité de l'esprit, l'habitude de
la réflexion, la connaissance d'elles-mêmes et des autres.
Mais s'il est bon que la jeunesse s'e^îerce dans l'art oratoire, con-
vient-il, comme faisaient les anciens, de lui enseigner l'éloquence
par la rhétorique? La rhétorique, je le sais, ne jouit pas d'une bonne
renommée ; c'est un art suspect et discrédité. Je ne crois pas pour-
tant qu'il y ait jamais eu d'éloquence sans rhétorique; chaque ora-
teur se fait la sienne quand il ne l'a pas trouvée toute faite avant
lui. Caton, l'ennemi des rhéteurs grecs, qui voulait à toute force
les empêcher d'entrer à Rome, était un rhéteur à sa façon. 11 avait
remarqué certains procédés qui ne manquaient pas leur effet sur le
peuple, et il les employait volontiers. Il les nota soigneusement
dans ses ouvrages quand il devint vieux, et en transmit la connais-
sance à son fils. Ce n'était guère la peine, puisqu'il avait composé
lui-même une rhétorique, d'être si sévère pour celle des Grecs, qui
résumait la pratique de plusieurs siècles et contenait des observa-
tions si ingénieuses et si vraies. Quant à la déclamation, qu'on a
tant attaquée et dont l'abus produit de si mauvais résultats, prise
en elle-même et retenue dans de certaines limites, elle peut aisé-
ment se défendre. L'apprentissage de tous les métiers et de tous
les arts se fait de la même façon; la pratique s'y joint toujours à la
théorie; tous imaginent pour l'apprenti des exercices qui ressem-
blent à ce qu'il doit faire plus tard et l'y préparent. Et qu'est-ce
que la déclamation sinon une manière de former un jeune homme
aux luttes réelles par des combats fictifs, la petite guerre avant la
grande?
n n'y avait donc rien de blâmable dans le principe même de
cette éducaiion. Voici d'où venait le péril. Si l'on n'avait pas tort
d'enseigner la rhétorique aux jeunes gens, il était dangereux de la
leur enseigner seule. Nous avons vu déjà qu'en réalité ils n'appre-
naient qu'elle. Le grammairien, qui était chargé de tout le reste,
ayait trop à faire pour suiïireà tout. Il se bornait à donner de toutes
les sciences quelques notions confuses et n'enseignait que ce qu'il
était indispensable à un orateur de savoir. Son cours, qui aurait dû
avoir tant d'importance, était devenu une simple préparation à la
rhétorique. Les élèves se trouvaient donc livrés sans contrepoids à
^lih REVUE DES DEUX MONDES.
une seule étude, et les inconvéniens qu'elle peut offrir n'avaient
plus pour eux de remèdes. Gicéron, avec son grand bon sens, a vu
le naal, et il le signale dans son traité sur l'art oratoire {de Oratoré),
Il lui semble que la rhétorique toute seule ne suffit pas pour for-
mer l'orateur accompli et qu'il faut qu'il sache toutes les autres
sciences à fond. C'est une exigence qui a paru excessive à quelques
critiques ; en réalité, Gicéron ne demande qu'une chose qu'il était
facile de lui accorder : il veut qu'on fasse précéder la rhétorique
d'un vaste enseignement qui soit sérieux et approfondi. S'il avait
précisé davantage sa pensée, il aurait dit qu'il fallait donner plus
d'importance aux leçons du grammairien, lui faire dans l'école
une plus grande place et une situation plus haute, que l'histoire,
les sciences exactes, la philosophie méritent d'être enseignées pour
elles-mêmes et non pas seulement dans leurs rapports avec la rhé-
torique; enfin que c'est une grande force et un grand avantage
pnu" l'orateur de ne pas s'être spécialisé trop vite. Mais le courant
était trop fort, et Gicéron ne put pas l'arrêter; on alla plus loin
encore après lui. Gicéron trouvait exagéré qu'on s'occupât de for-
mer l'orateur dès l'âge de sep^ ou huit ans, quand il entre dans les
classes ; Quintilien exige qu'on le prenne au berceau. Pour lui, ce
n'est plus seulement le grammairien, c'est la nourrice qui est
chargée de préparer l'enfant pour le rhéteur : elle doit veiller sur
ses premiers mots comme sur ses premiers pas. On peut dire qu'il
entre en rhétorique le jour de sa naissance.
La rhétorique, quand elle est seule et que rien n'en corrige
l'effc.'t, peut avoir des inconvéniens de plus d'une sorte, qu'il est
inutile d'indiquer tous. Je n'en veux signaler qu'un qui me semble
grave. Aristote fait remarquer avec beaucoup de bon sens que le
raisonnement oratoire ne repose pas sur la vérité absolue, mais sur
la vraisemblance et que les argumens des orateurs ne sont pas obli-
gés d'être aussi rigoureux que ceux des philosophes. Quand il s'agit
d'entraîner une foule ignorante et tumultueuse, un syllogisme aurait
peu de succè.;. Pour se faire écouter et comprendre, l'orateur doit
s'appuyer sur les opinions qui ont cours dans la 'société et suffisent
à la pratique de la vie commune. On les appelle des vérités géné-
rales, mais elles ne sont vraies qu'en partie; on peut presque tou-
jours leur opposer des vérités contraires, et, entre les unes et les
autres, il est permis d'hésiter. La sagesse des nations aime à s'ex-
primer en proverbes; or, il n'y a rien de plus commun que de trou-
ver des proverbes q i se contredisent sans qu'on puisse affirmer
qu'aucun d'eux soil tout à fait faux ou entièrement vrai. Il s'ensuit
qu'on peut souvent, dans les affaires humaines, soutenir le pour
et le contre avec une apparence de vérité, et qu'il est facile, quand
on le veut bien, de trouver des raisons probables pour deux causes
l'instruction publique dans l'empire romain. 3^5
opposées. Yoilà ce qu'apprend, en somme, la rhétorique ; et l'on com-
prend qu'il puisse être dangereux qu'un art qui ne repose que sur
les probabilités et la vraisemblance soit étudié seul. Si la jeunesse
qui se livre à cette étude n'a pas auprès d'elle un autre enseigne-
ment qui la ramène à la vérité, elle risque d'en perdre peu à peu le
sentiment et le goût. C'est sur cette pente que glissa l'éducation
romaine et l'on peut dire qu'elle descendit la côte jusqu'au bout.
La déclamation devait préparer l'élève, par des plaidoiries fictives,
à plaider un jour des causes vraies ; c'est un exercice qui ne lui est
utile que si les sujets qu'on lui donne ressemblent à ceux qu'il aura
plus tard à traiter ; or déjà, du temps de Quintilien, on choitit.sait de
préférence .dans les écoles des matières extravagantes. On les pre-
nait tout exprès en dehors de la réalité et de la vie pour piquer la
curiosité des jeunes gens et leur donner une occasion de montrer
leur esprit; les plus ridicules étaient précisément les pins goiiîées,
parce qu'il y avait plus de mérite à s'y faire applaudir. C'est ainsi
que, d'excès en excès, on finit par ne plus faire vivre les élèves que
dans un moi:de de fantaisie, où rien n'était plus réel, où l'on inven-
tait des incidens romanesques, où l'on discutait des lois imaginaires,
où des personnages de convention n'exprimaient que des sentimens
de théâtre. De plus, on avait l'habitude de faire plaider aux jeunes
gens, pour les mieux exercer, les deu.\ causes contraires. Ils les sou-
tenaient successivement l'une et l'autre avec la même indifférence,
trouvant toujours quelque chose à dire, grâce aux vérités générales
qui fournissent complaisamment des raisons pour tout, et quand
ils avaient également réussi dans les deux plaidoiries opposées, ils
en concluaient que le sujet par lui-même n'a aucune importance et
que l'art consiste uniquement à trouver à propos de tout des argu-
mens ingénieux et de belles phrases. Sur ces entrefaites, l'empire
s'était établi et il avait supprimé les assemblées populaires; c'était
un changement grave dont l'école ne semble pas s'être apeiçue.
Elle continue à former des orateurs comme si le Forum n'était pas
devenu muet et si la parole jouait toujours le même rôle dans les
affaires de l'état. Loin de souffrir du légime nouveau, la rhéto-
rique semble d'abord y gagner. Autrefois, elle préparait aux luttes
politiques; maintenant, elle devient son but à eile-même; on n'ap-
prend plus à parler que pour le plaisir de savoir parler. C'est ce
que Sénèque exprime dans cette phrase énergique : Non vitœ sed
scholœ discimus. Ce qui est étrange, c'est que jamais la parole n'a
été plus aimée que depuis qu'elle ne mène à rien. L'éloquence de
l'école, qui n'a plus à craindre la concurrence de l'autre, devient
plus triomphante que jamais et s'enfonce dans ses défauts, que la
pratique de la vie et la comparaison avec l'éloquence réelle ne peu-
vent plus corriger.
346 REVUE DES DEUX MONDES.
II n'est pas douteux que cette éducation n'ait eu des conséquences
fâcheuses pour l'empire. Soyons sûrs qu'elle a laissé sa marque
sur les générations qu'elle a formées. Pour avoir quelque idée de
ce qu'elle a pu faire des élèves, cherchons à savoir ce qu'étaient
les maîtres : on doit pouvoir étudier sur eux-mêmes l'effet des
leçons qu'ils donnaient aux autres. Les professeurs, nous l'avons
vu, formaient alors une classe puissante et nombreuse. Dans cetto
foule, il devait se trouver des personnages très diflérens : la plu-
part pourtant se ressemblent, et ils ont des traits communs qu'ils
tiennent du métier qu'ils exercent. Pline le jeune, parlant d'un rhé-
teur qu'il venait d'entendre, disait : « 11 n'y a rien de plus sin-
cère, de plus candide, de meilleur que ces gens-là : Scholasdcus
est; quo gcnere honiinwn nihil mit sincerius, mit simplîchis, aut
melim. » Je crois que Pline a raison, et que les k hommes d'étude»
méritaient ordinairement les éloges qu'il leur a donnés. Leur vie
appartenait toute au travail. S'ils voulaient atteindre à la perfection,,
— et tous y aspiraient, — ils ne pouvaient pas perdre un moment
du jour. Toutes les dissipations leur étaient donc interdites et cette
existence studieuse les préservait des dangers auxquels exposent
ordinairement les loisirs. En même temps, ils sont fiers de leur art;
les applaudissemens qui les accueillent les rendent pour ainsi dire
respectables à eux-mêmes; ils se regardent comme les prêtres de
l'éloquenceetne voudraient rien faire qui (ût indigne d'elle. Ce sont
donc ordinairement des gens honnêtes, mais, suivant l'expression de
Pline, d'une honnêteté naïve : nîliil sùnplicius. Gomme ils vivent dans
un monde imaginaire, ils n'ont guère le sens de la réalité. Ils ne vont
pas au fond des choses et s'en tiennent volontiers aux apparences.
L'habitude qu'ils ont prise d'appuyer leurs raisonnemens sur les
opinions qui ont cours dans le monde les rend fort indulgens pour
les préjugés. Ils les acceptent aisément et les répètent sans y trop
regarder. Avant tout ils respectent les traditions et vivent du passé.
Les rhéteurs de l'époque d'Auguste, dont Sénèque le père nous a
transmis les déclamations, et ceux du iv^ siècle, qui florissaient dans
la Gaule, parlent et pensent à peu près de la même façon ; sur les
hommes et les choses ils ont les mêmes idées. G' est que l'école
est de sa nature conservatrice ; on y garde religieusement toutes
les vieilles pratiques, toutes les anciennes opinions, et les erreurs
même y sont traitées avec égard quand le temps les a consacrées.
"Voilà pourquoi les écoles de Rome se sont montrées d'abord si
rebelles au christianisme. Il n'y avait pas là, autant qu'ailleurs,
de ces âmes inquiètes, malades, tourmentées de désirs, éprises
d'inconnu, à la recherche d'un nouvel idéal. Le rhéteur véritable
éprouve une telle admiration pour son art, il en est si occupé, si
possédé, qu'il ne découvre^ rien au-delà et que les nouveautés lui
L'iXSTRUCTIOJi PUBLIQUE DANS l'eMPIRE ROMAIN. 347
sont suspectes. Jasqu'à la fin il s'en est trouvé un certain nombre
que la nouvelle doctrine, partout victorieuse, n'a pas pu vaincre.
Gomme ils ne sont pas agressifs, ils ne lui résistent pas ouverte-
ment, ils se contentent de ne pas s'occuper d'elle; ils ne l'attaquent
pas, ils l'ignorent, ils feignent de croire qu'il ne s'est rien passé
autour d'eux et que le monde continue son ancien train. Quand ils
sont appelés à parler devant l'empereur dans quelque circonstance
onicielle, ils ne se demandent pas à quelle religion il appartient ;
ils invoquent sans façon les anciens dieux et continuent à tirer leurs
plus beaux effets de la vieille mythologie. Ce qui est merveilleux,
c'est qu'on les laisse dire et qu'un prince dévot comme Théodose,
qui poursuit partout impitoyablement le paganisme, n'ose pas le
proscrire de l'école.
Nous touchons ici à l'un des points les plus curieux et les plus
surprenans de l'étude que nous avons entreprise : je veux parler de
la confiance absolue, et, pour ainsi dire, du respect superstitieux
qu'inspirait alors cette éducation à laquelle nous trouvons tant à
reprendre. Dans les premiers temps, beaucoup de bons esprits
avaient été frappés des dangers qu'elle présente, a C'est une école
d'impudence, » disait Grassus, quand il entendait les applaudisse-
mens dont les élèves saluaient les déclamations de leurs camarades.
« C'est une école de sottise, » ajoutait Pétrone; et Tacite n'était pas
beaucoup plus indulgent, dans son Dialogue des orateurs. Mais peu
à peu ces protestations cessent, et à partir du u^ siècle personne
n'attaque plus cette façon d'élever la jeunesse. A ce moment, la
rhétorique triomphe aussi bien chez les Grecs que dans les pays de
l'Occident; ces deux mondes, qui vont se séparant déplus en plus
l'un de l'autre, se réunissent encore dans l'admiration qu'ils ont
pour elle. Voudra-t-on me croire si je dis que c'est la rhétorique qui
a rendu à la Grèce le sentiment d'elle-même et de sa supériorité sur
les autres peuples? Il n'y a pourtant rien déplus vrai. Ce sentiment,
elle l'avait à peu près perdu après sa défaite. Elle se chercha pendant
près d'un siècle et ne sut que flatter bassement ses maîtres. C'est
seulement avec l'empire qu'elle se réveille ; et lorsque, sous Nerva,
commence la seconde sophistique, il s'opère chez elle une sorte
de renaissance. INous avons peine à nous figurer l'enthousiasme
qui accueillait les grands sophistes grecs lorsqu'ils sortaient de
leurs écoles, dans quelque solennité publique, pour se laiie entendre
au peuple. Une foule composée de toutes les nations se pressait
dans les lieux où ils devaient parler, et les étrangers eux-mêmes,
qui ne pouvaient pas les comprendre, « les écoutaient avec ravis-
sement, comme des rossignols mélodieux, admirant la rapidité de
leur parole et l'harmonie de leurs belles phrases. » C'étaient des
34 s REVUE DES DEUX MONDES.
lètes qui rappelaient celles que le dithyrambe et la tragédie don-
naient autrefois aux Athéniens; la parole avait remplacé la poésie et
la musique, et les contemporains d'Hérode Atticus ou de Polémon
prenaient autant de plaisir en les entendant déclamer que leurs
pères lorsqu'ils écoutaient un hymne de Pindare ou un drame de
Sophocle.
L'admiration que les rhéteurs excitaient à Rome, pour être un
peu moins bruyante, n'en était pas moins vive. Les représentations
qu'ils donnaient aux grands jours dans les salles de lecture pubUque,
et plus tard à l'Athénée, étaient suivies par tous les lettrés et accueil-
lies par des applaudissemens unanimes. C'est sans doute au sortir
d'un de ces triomphes que Quintilien appelait l'éloquence la reine
du monde : regina rcrum ot-atio, et qu'il proclamait d'un ton d'oracle
(( que c'est le don le plus précieux que les dieux ont fait aux
mortels. » S'il en est ainsi, les écoles où l'on cultive ce présent
du ciel deviennent de véritables sanctuaires, et l'art qui se pique
de nous l'enseigner mérite toute notre vénération. Aussi le même
Quintilien va-t-il jusqu'à prétendre « que la rhétorique est une
vertu. » Nous sommes tentés de sourire de ces éloges exagérés;
nous avons tort, et un peu de réflexion nous montre que l'enthou-
siasme de Quintilien peut aisément s'expliquer. Songeons que non-
seulement les nations civilisées semblaient s'être alors entendues
pour faire de la rhétorique le fondement de leur enseignement
public, mais qu'elle charmait aussi les nations barbares. A peine
les armées romaines avaient-elles pénétré dans des pays inconnus
qu'on y fondait des écoles; les rhéteurs y arrivaient sur les pas du
général vainqueur, et ils apportaient la civilisation avec eux. Le
premier souci d'Agricola, quand il eut pacifié la Bretagne, fut
d'ordonner qu'on enseignât aux enfans des chefs les arts libéraux.
Pour les pousser à s'instruire, il les prit par la vanité. « Il affectait,
dit Tacite, de préférer l'esprit naturel des Bretons aux talens acquis
des Gaulois ; en sorte que ces peuples, qui refusaient naguère de
parler la langue des Romains, se passionnèrent bientôt pour leur
éloquence. » A peine les Gaulois étaient-ils vaincus par César que
s'ouvrit l'école d'Aulun. Elle fut vile florissante, et nous savons que,
quelques années plus tard, sous Tibère, les enfans de la noblesse
gauloise venaient en foule y étudier la grammaire et la rhéto-
rique. Pour nous faire entendre qu'il n'y aura bientôt plus de'bar-
bares et que les extrémités du monde se civilisent, Juvénal nous
dit que, dans les îles lointaines de l'Océan, à Thulé,on songe à faire
venir un rhéteur :
De conducendo loquitur jara rhetore Thule.
l'instruction publique dans l'empire romain. 3/i9
Est-il surprenant que cet art, qui faisait ainsi des conquêtes pour
Rome, n'ait pas semblé aux Romains aussi frivole qu'à nous? Ils
sentaient bien qu'ils lui devaient une grande reconnaissance et que
l'unité romaine s'était fondée dans l'école. Des peuples qui diffé-
raient entre eux par l'origine, par la langue, par les habitudes et
les mœurs, ne se seraient jamais bien fondus ensemble si l'édu-
cation ne les avait rapprochés et réunis. On peut dire qu'elle y
réussit d'une façon merveilleuse : dans la liste des professeurs de
Bordeaux, telle qu'Ausone nous l'a laissée, nous voyons figurer, à
côté d'anciens Romains, des fils de druides, des prêtres de Bélé-
nus, le vieil Apollon gaulois, qui enseignent, comme les autres, la
grammaire et la rhétorique. Les armes ne les avaient qu'impar-
faitement soumis, l'éducation les a domptés. Aucun n'a résisté
au charme de ces études, qui é aient nouvelles pour eux. Désor-
mais dans les plaines brûlées de l'Afrique, en Espagne, en Gaule,
dans les pays à moitié sauvages de la Dacie et de la Pannonie, sur
les bords toujours frémissans du Rhin , et jusque sous les brouil-
lards de la Bretagne, tous les gens qui ont reçu quelque instruction
se reconnaissent au goût qu'ils témoignent pour le beau langage.
On est lettré, on est Romain, quand on sait comprendre et sentir ces
recherches d'élégance, ces finesses d'expi-essions, ces tours ingé-
nieux, ces phrases périodiques qui remplissent les harangues des rhé-
teurs. Le plaisir très vif qu'on éprouve à les entendre s'augmente de
ce sentiment secret qu'on montre en les admirant qu'on appartient
au monde civilisé. « Si nous perdons l'éloquence, disait Libanius,
que nous restera-t-il donc qui nous distingue des barbares ? »
Ainsi les services que cette éducation a rendus aux Romains leur
en cachaient les défauts. Elle leur avait été si utile qu'il ne venait
à l'esprit de personne que Rome pût jamais s'en passer. C'est ce qui
explique que ces pauvres empereurs, qui avaient tant d'affaires
graves sur les bras, tant d'ennemis à combattre, tant d'adversaires
à surveiller, se soient occupés jusqu'au dernier moment avec tant
de sollicitude des écoles et des maîtres; voilà aussi pourquoi le
christianisme, à qui cette éducation était manifestement contraire,
n'a pas essayé, après sa victoire, de la détruire ou même de la
changt^.r. Probablement il aurait eu de îa peine à y réussir. La société
romaine s'y était attachée avec passion comme à sa dernière défense ;
elle lui semblait se confondre avec la civilisation menacée. — Le
fait est qu'elle ne disparut qu'avec la civilisation elle-même, quand
l'empire périt sous les coups des Golhs et des Francs.
Gaston Boissier.
UN CHAPITRE
L^HÎSTOIRE FINANCIERE
DE LA FRANCE
LES EXCÈS DE LA SPÉCULATION AU DÉBUT DU RÈGNE
DE LOUIS XV.
I.
LA BANQUE DE LAW ET LA COMPAGNIE DES INDES. — FAVEUR
DES BILLETS. — HAUSSE DES ACTIONS.
La mort de Louis XIV fit éclater une crise politique. Louis XV
avait cinq ans, et la régence appartenait au duc d'Orléans, premier
prince du sang. Mais le roi, par son testament, avait attribué tous
les pouvoirs du gouvernement et la nomination à tous les emplois
à un conseil de régence qu'il avait pris soin de désigner et dans
lequel il avait placé aux premiers rangs le duc de Bourbon , le
comte de Toulouse et le duc du Maine ; en donnant en outre à ce
prince, assisté du maréchal de Villeroy comme gouverneur, l'édu-
(1) Voyez la Revue du 15 décembre 1883 et du 15 janvier 1884,
HISTOIRE FINANCIÈRE DE LA FRANCE. 3Ô4
cation et la garde du roi mineur avec le commandement de sa mai-
son militaire, il faisait peser sur le régent une odieuse et perraa?-
nente suspicion. Ces dispositions, qui substituaient k la concentration
excessive et personnelle du pouvoir une administration collective
paralysant l'action du chef de l'état, rencontrèrent la double réac-
tion aristocratique et parlementaire que faisait naître la fin du grand
règne. Aussi, dans sa mémorable séance du 2 septembre, le parle-
ment, le lendemain même de la mort de Louis XIV et avec un
empressement significatif, déféra au duc d'Orléans, avec le titre de
régent, tous les droits qui en dérivaient, la nomination du conseil
de régence, la tutelle et la garde du roi mineur, ainsi que le com-
mandement de sa maison militaire. Le prince, répondant aux senti-
mens qui venaient de lui attribuer l'autorité souveraine, rétablit le
parlement (édit du 15 septembre) dans son ancien droit de remon-
trances suspendu par les déclarations de 1657 et 1673, et sacrifia
le pouvoir ministériel à la noblesse, en remplaçant les secrétaires
d'état par des conseils composés en partie de grands seigneurs.
Moins de quinze jours après la séance du 2 septembre, le nouveau
gouvernement était organisé : six conseils correspondant aux anciens
départemens ministériels étaient chargés d'examiner, de diriger,-
de décider toutes les affaires, et devaient les porter ensuite au con-
seil de régence, où elles seraient réglées à la majorité des suffrages :
le régent conservait la disposition des charges, des emplois, des
pensions, des gratifications. Le contrôle général était supprimé, et
le duc de Noailles, président du conseil des finances, avait la direc-
tion des affaires.
La crise politique n'avait pas éteint la crise financière. A peine
institué, le conseil de régence eut à pourvoir à l'acquit! ement de la
dette exigible. Le duc de Saint-Simon proposa résolument de ne
pas reconnaître les engagemens de Louis XIV; mais, pensant que le
régent ne devait pas compromettre son autorité nouvelle, « par un
coup si violent, » il demanda que les états généraux fussent convo-
qués pour déclarer la banqueroute. Le duc d'Orléans était peu dis-
posé à exposer le pouvoir qui venait de lui être confié aux agita-
tions et aux incertitudes d'une assemblée : le duc de Noailles et le
conseil repoussèrent unanimement la proposition par un sentiment
d'honneur dont la sincérité ne saurait être mise en doute. Cepen-
dant, lorsqu'ensuite ils réduisirent arbitrairement les effets royaux,
les rentes, les gages des offices nouveaux elles augmentations de
gages qui avaient été vendus, et qu'ils chargèrent une chambre de
justice de faire restituer aux gens d'affaires, aux banquiers, aux
traitans, une partie de leurs bénéfices, ils ne firent que substituer
des bauffueroutes partielles à la banqueroute générale qu'ils avaient
repoussée avec indignation.
352 REVUE DES DEUX MONDES.
11 était surtout urgent de mettre fin à la situation violente dans
laquelle se trouvaient depuis plus d'un an les effets royaux. Le
désordre avait été tel qu'on ne connaissait même pas avec certitude
la nature de chacun d'eux et la somme totale à laquelle ils s'éle-
vaient : on savait que beaucoup de doubles emplois en avaient aug-
menté la quantité. 11 était nécessaire de commencer par une opéra-
tion qui pût procurer la connaissance exacte de ces papiers, et
permettre d'en suivre l'origine et d'en constater les doubles emplois.
Une déclaration (7 décembre 1715) ordonna que tous les billets faits
pour le service de l'état jusqu'au 1^"' septembre: les promesses de
la caisse des çmprunts, — les billets de la caisse Legendre, — tous
les billets de l'extraordinaire de guerre, de la marine et de l'artil-
lerie, — les assignations de toute nature, — les ordonnances sur
le trésor, seraient rapportés, dans le délai d'un mois, devant des
commissaires du conseil, chargés de viser chacun de ces effets, et
qu'après le visa, il serait pourvu à leur liquidation, à leur réduc-
tion, à leur conversion en d'autres billets qui seraient appelés bil-
lets de Vêtat et qui porteraient intérêt à h pour 100 jusqu'à leur
remboursement : 596 millions d'effets royaux furent présentés, et
l'opération du visa dura quatre mois. On procéda alors à « un exa-
men scrupuleux de la qualité et de la profession de chaque pro-
priétaire, et à une discussion exacte de la nature de chacun des
effets en suivant leur origine par rapport à la valeur qui en avait
été fournie, à leur destination, au commerce qui en avait été fait,
afin de rendre autant que possible la justice qui est due aux por-
teurs de chaque espèce de papiers, proportionnellement aux fonds
que le trésor est en état de fournir pour acquitter exactement les
intérêts des nouveaux billets qui seront donnés en échange de tous
les anciens. » Ce dernier point de vue donne bien à la liquidation le
caractère d'une faillite. Les 200 millions de billets de l'état qu'on avait
d'abord eu la pensée d'y affecter furent portés à 250 (Déclaration
d'avril 1715); mais sur cette somme 190 milHons seulement furent
délivrés en échange des anciens effets royaux et 60 millions furent
employés à acquitter d'autres dettes aussi légitimes et également
exigibles (1). L'opération eut, en définitive, pour résultat de con-
vertir 596 millions d'efîets royaux en 190 millions de billets de
l'état, et les porteurs n'eurent même pas la consolation de posséder
au moins une valeur non dépréciée ; car ces billets, dont le rem-
boursement était promis sans être assuré, perdirent immédiate-
ment sur le marché hO pour 100.
Ces réductions ne suffisaient pas pour ramener l'ordre dans les
finances de l'état. En 1713, les rentes sur l'Hôtel de Ville avaient
(1) Rapport du duc de Noailles du 2 juin 1717.
UISTOIRE FINANCIÈRE DE LA FRANCE. 353
été réduites du denier 20 au denier 25 et leur capital avait été
diminué ; il parut naturel d'appliquer le même traitement aux rentes
constituées sur les recettes générales, dont les propriétaires « avaient
dû compter eux-mêmes sur cette réduction, soit parce que le taux
de leurs rentes était excessif, soit parce qu'ils savaient que les
rentes de l'Hôtel de Ville avaient été réduites. » Les arrérages de ces
rentes, dont quelques-unes étaient au denier 12, furent donc réglés
au denier 25 et réduits de 6,6/19,000 à 3,/i83,000 ; c'était une ban-
queroute de près de moitié: en outre, comme en 1713, le capital
fut aussi réduit; il était de lO/i millions, il fut diminué de 2h.
On n'obtint pas un résultat moins important en réduisant aussi
au denier 25 les augmentations de gages fixes et héréditaires, les
intérêts des finances d'offices dues et non liquidées, les gages attri-
bués aux offices créés depuis 1689. Rien n'eût été plus légitime
et plus naturel que ces diminutions des émolumens des officiers
publics, si la jouissance ne leur en avait pas été vendue à prix d'ar-
gent et par des conventions qu'il n'appartenait pas à l'une des par-
ties contractantes de changer à son gré.
Enfin un grand nombre d'offices, de droits aliénés, etc., furent
supprimés. On avait constaté qu'il n'était presque pas de création
d'office qui ne coûtât à l'état 10 pour 100 de la finance qui avait
été payée, tandis que, l'office supprimé, on ne payait plus que 4
pour 100 de cette finance à liquider et à rembourser, ce qui assu-
rait au trésor un bénéfice des 3/5 ; et, en outre, « en remettant les
acquéreurs dans leur ancien état, on les obligeait à devenir utiles
au pays et à prendre leur part dans les contributions (1). »
Le visa et la liquidation des effets royaux, la réduction des rentes,
des gages, des augmentations de gages diminuaient les dettes de
(I) Rapport du duc de Noailles du 2 juin 1717. Il présente uu curieux tableau des
créations d'olïïces : « Le royaume a été inondé d'officiers de toute espèce; le titre de
conseiller du roi a été attribué à des personnes de tout état et souvent uni aux fonc-
tions les plus viles; tous les officiers des juridiLtions ordinaires ont vu démembrer
leurs charges pour composer d'autres corps d'offices qu'on divisoit et qu'on niultiplioit
chaque jour à mesure que les traitans faisoient de nouvelles proposai tion s ; les
anciennes et bonnes familles de provinces ont été ainsi ruinées et détruites ; ces nou-
velles créations accompagnées de gages, d'exemptions et de privilèges, ont déterminé
tons ceux ayant quelque fortune à se faire pourvoir de charges pour jouir d'un plus
grand revenu et ne plus contribuer aux impositions, d'où il résulte que l'état a con-
tracté de grands engagemens pour le paiement des gages et intérêts; que ces particu-
liers ont abandonné le commerce et toutes les professions utiles; que le poids entier
des contributions est tombé sur un petit nombre de commerçans, d'artisans et de
laboureurs perpétuellement surchargés do ce que ne supportoient pas les privilégiés,
en sorte qu'une partie des terres sont devenues incultes et abandonnées ; que telle
paroisse où il y avoit vingt bons laboureurs, s'est vue réduite à cinq ou six, qui ont
été obligés enfin de déserter pour aller mendier leur pain, eux qui étoient nés pour
procurer l'abondance au royaume. »
TOME LXII. — 1884. 23
354 REVUE DES DEUX MONDES.
l'état, mais ne procuraient aucunes ressources pour les dépenses
les plus urgentes et les plus nécessaires, comme la solde des troupes
et le paiement des rentes, que le gouvernement avait déclaré ne
pas vouloir laisser en souffrance. Ce ne fut pas sans regret que,
pressé par cette nécessité, le duc de Noailles fit adopter le projet
d'une nouvelle réforme monétaire, violant ainsi des promesses
récentes et solennelles. Les abaissemens successifs du cours des
espèces, après l'élévation de 1709, avaient pris fin le 1" septembre.
Les louis étaient redescendus à 14 livres et les écus à 3 livres
JO sols; ces réductions, qui avaient causé bien des ruines, n'étaient
pas encore accomplies que déjà on craignait une hausse prochaine
qui causerait des ruines nouvelles, et pour dissiper ces craintes
Louis XIV avait affirmé (déclaration du :Ï3 août 1715) qu'il était
résolu « à laisser à l'avenir les espèces d'or et d'argent sur un pied
fixe et immuable. » Depuis sa mort, un arrêt du conseil du 12 octobre
avait renouvelé et consacré cet engagement. Cependant, deux mois
après, un édit de décembre 1715 ordonne que les espèces de la
refonte de 1709 seront portées aux hôtels des monnaies, « pour être
remarquées sans être refondues, » et que les espèces réformées
circuleront, les louis pour 20 livres et les écus pour 5 livres : on
revient aux cours de 1709. Jusqu'au 1^'" mars 1716, les louis seront
reçus aux Monnaies pour 16 livres et les écus pour h livres: ce
délai écoulé, on ne les prendra plus que pour 14 livres et 3 livres
10 sols. Mais cette diminution ultérieure n'était annoncée que pour
engager le public à se presser de porter son numéraire aux Mon-
naies, et des prorogations successives furent accordées. La réforme
avait pour efiet de rehausser les espèces de 3/10, 1/10 laissé au
public, et 2/10 réservés au roi. On estimait qu'il devait y avoir,
aux cours de 20 livres et de 5 livres, 1 milliard de numéraire en
circulatton et on comptait sur un bénéfice de 200 millions : 379 mil-
lions seulement furent réformés et le profit du trésor ne dépassa pas
79 millions, qui furent affectés aux dépenses publiques.
De toutes les résolutions prises par le gouvernement de la régence
aucune ne fut plus grave par le trouble et l'inquiétude qu'elle jeta
dans les esprits comme dans les fortunes, que la création d'une
chambre de justice qui, composée des officiers de plusieurs cours,
fut chargée de connaître des abus et des crimes commis dans les
finances « par quelques personnes que ce fût, » et de prononcer contre
elles des peines corporelles et pécuniaires, la confiscatiiin, la prison
et la mort (édit de mars 1716). La procédure de ce tribunal exiraor-
dinaire fut exceptionnelle comme lui. Ses justiciables devaient
déclarer la valeur de leurs biens, et toute déclaration fausse, ou
seulement inexacte, était punie des galères. Les délateurs étaient
encouragés par l'attribution du cinquième des confiscations qui
HISTOIRE FINANCIERE DE LA FRANGE. 355
seraient prononcées; ils devaient recevoir du roi un brevet « de
sauvegarde et protection spéciale; n ceux qiii médiraient d'eux
seraient punis de mort (déclaration du 17 mars 1716.) Les domes-
tiques étaient autorisés à déposer contre leurs maîtres sous des noms
supposés (déclaration du 1^'' avril.) Quand la chambre de justice
commença à siéger, au couvent des Grands- Augustins, elle s'entoura
des instrumens de torture pour intimider les accusés et les dénon-
ciateurs et elle fit procéder à plusieurs arrestations. La terreur et le
désespoir s'emparèrent de tous ceux qai pouvaient être poursuivis.
On dit que « l'épouvante fut telle que plusieurs hasardèrent leurs
jours par la fuite et que d'autres les terminèrent par le suicide. »
(Lemontey, Histoire de la régence.)
Mais la conscience publique ne tarda pas à se soulever contre ce
système de violence et d'arbitraire. Le gouvernement reconnut
(( qu'on ne pouvait poursuivre un si grand nombre de personnes
sans causer une interruption dangereuse dans le commerce,., et
qu'il était à propos de modérer la rigueur de la justice pour ne pas
tenir plus longtemps les familles dans une incertitude capable d'ar-
rêter le cours des affaires et de suspendre la circulation de l'ar-
gent. » H se relâcha de la sévérité du premier édit, et convertis-
sant les rigueurs des anciennes lois en peines pécuniaires, il se
contenta « de retirer des financiers, par des taxes proportionnées à
leurs facultés, au moins une partie de ce qu'ils avaient exigé de la
nation, qui profiteroit de cette restitution employée à libérer l'état. »
Sur les quatre mille quatre cent soixante-dix personnes recherchées
et poursuivies, qui avaient fourni un état de leurs biens montant à
712 millions:, trois mille furent renvoyées, et les autres furent
taxées à 220 millions, par des rôles que prépara la chambre de jus-
tice et qui furent ensuite arrêtés en conseil. En mars 1717, un an
après que la chambre de justice avait été instituée, un édit la sup-
prima, en déclarant « qu'il étoit temps de faire cesser un remède
exti'aordinaire que les vœux de la France avoient demandé et dont
il sembloit qu'elle désiroit également la fin. » (Déclaration du 18 sep-
tembre 1715 et édit de mars 1717.)
Lorsque les premières rigueurs de la chambre de justice furent
modérées par le gouvernement, le régent, qui d'abord avait promis
d'être inflexible, eut pitié, en même temps que le pubUc, des finan-
ciers poursuivis. Suivant un des historiens les plus autorisés de la
régence, « il accorda des réductions sur les taxes énormes qui
dévoient grossir le trésor. Ce fut bientôt pour les courtisans une
spéculation lucrative que de demander au duc d'Orléans des grâces
qu'il ne savoit pas refuser. Dans leur premier elVroi, les traitans
vinrent implorer l'appui des nobles; ceux-ci, quand l'alarme com-
mença à diminuer, venoient eux-mêmes trouver les traitans et leur
356 REVUE DES DEUX MOKDES,
vendoient leur protection au rabais. C'est de ce moment que date
une alliance intime de la noblesse avec la finance. Les dames de la
cour s'avilirent dans ce trafic. Les membres de la chambre se désho-
norèrent par leur vénalité (1). »
Par l'ensemble de ces mesures, le gouvernement de la régence,
sans libérer complètement le trésor, ajourna les dangers les plus
pressans et atténua la crise dans ce qu'elle avait de plus aigu ;
mais il ne fit qu'accroître l'ébranlement et la gêne des fortunes
privées, resserrer l'argent, paralyser les afl'aires. L'industrie sans
travail, le commerce sans sécurité, étaient inactifs, et la chambre de
justice, qui devait porter un nouveau coup à la prospérité et à la
moralité publiques, venait de commencer ses opérations, quand
furent pubhées, le 2 mai 1716, des lettres patentes, portant pri-
vilège au sieur Laiv et à sa compagnie d établir une banque géné-
rale, et de stipuler en écus de banque du poids et du titre de ce jour»
l.
Il serait superflu de retracer ici l'origine et la vie aventureuse de
Law, ses courses à travers l'Europe et sa passion pour le jeu. Doué
d'une intelligence vive et d'une aptitude particulière à toutes les
connaissances qui reposent sur le calcul, il fut frappé des services
que rendaient au commerce les banques déjà établies à Londres, à
Amsterdam, à Stockholm, à Gênes, à Venise ; il étudia leur méca-
nisme et se fit, sur le numéraire, sur le crédit, sur la circulation
des valeurs, des opinions où l'erreur tient plus de place que la
vérité, et. qu'un historien économiste (2) a résumées avec précision
et appréciées avec justesse.
« Law établissait : 1° Que toutes les matières qui ont des qua-
lités propj^es au monnayage, c'est-à-dire à la représentation et à la
numération des valeurs, peuvent être converties en espèces, — Mais
il n'y a de bon numéraire que celui qui est en même temps le signe
et le gage des valeurs échangeables, qui non-seulement sert à les
compter, mais qui les vaut. La valeur se compose toujours de
deux élémens, le travail qu'une chose a coûté et le besoin qu'on
en a. Quelque travail qu'ait coûté une chose, si elle n'est pas désirée,
quelque désirée qu'elle soit, si elle s'obtient sans peine et sans frais,
elle perd de sa valeur. Aucune substance n'est propre au mon-
nayage que quand elle coûte à produire à peu près ce qu'elle vaut,
et quand le besoin qu'on en a équivaut au travail nécessaire pour
en produire davantage. 2° Que l'abondance des espèces est le prin-
cipe du travail, de la culture, de la population, — Mais, bien que
(1) Lacretelle, Histoire de France pendant le XVIII' siècle.
(2) Sismouii, Histoire des Français, t. xxvii.
HISTOIRE FINANCIÈRE DE LA FRANCE. 357
le numéraire, en facilitant les échanges, favorise l'accroissement du
travail, de la culture, de la population, il n'en est pas le principe.
Ces trois choses peuvent exister sans lui, et il peut être abondant
sans les produire, 3° Que le papier est plus propre que les métaux
à faire des espèces. — Le papier peut être un signe, mais non point
un gage des valeurs ; il ne peut jamais être un bon numéraire, pré-
cisément à cause de cette facilité qui séduit, de le multiplier sans
travail et sans frais. »
Au commencement de 1708, Law était venu en France offrir au
contrôleur-général, alors fort embarrassé, le secours de son activité
et de ses combinaisons ; mais il n'avait pu les faire accepter parDes-
marets,qui venait de remplacer Ghamillart: à cette époque, il s'était
lié avec le duc d'Orléans, qui avait paru disposé à adopter ses
idées. Aussi, dès qu'il apprit la mort de Louis XIV, il s'empressa de
revenir et d'adresser au régent des mémoires et des lettres : il le
vit et il le séduisit par son brillant esprit.
Le 2/i octobre 1715, avant même d'avoir pourvu aux nécessités
les plus urgentes de la situation financière, le prince réunit au
conseil des finances quelques personnes qui n'en faisaient pas par-
tie, ainsi que treize banquiers et négocians dont il voulait avoir
l'avis. Le plan d'une banque dont les fonds seraient fournis par
l'état et qui serait placée sous l'autorité du gouvernement, fut
exposé, et, après une délibération dans laquelle chacun exprima son
opinion, il fut repoussé, à une très grande majorité, « comme inop-
portun. )) Le régent leva aussitôt la séance en disant « qu'il était
entré persuadé que la banque devoit avoir lieu, mais qu'après ce qu'il
venoit d'entendre, il étoit de l'avis du duc de Noailles et qu'il falloit
annoncer à tout le monde que la banque n'auroit pas lieu (1). » —
Le projet ne fut cependant pas abandonné. Renonçant, au moins
momentament, à l'établissement d'une banque publique, Law lui
substitua la proposition de fonder, à ses risques et périls, une banque
privée, et le régent se chargea d'entretenir les membres du conseil de
régence et du conseil des finances de l'utilité de cette société parti-
culière de crédit, qui pouvait, en effet, rendre au commerce les plus
réels services ; elle avait aussi ses dangers, que Saint-Simon entrevit
et signala avec une perspicacité qui montre une fois de plus que
l'emportement ei U passion n'excluaient dans son esprit ni la saga-
cité, ni la pénétration. Il rapporte, dans ses Mémoires, « que le du«
d'Orléans prit la peine d'instruire en particulier chaque membre du
conseil de régence et de lui faire doucement entendre qu'il désiroit
que la banque ne trouvât pas d'opposition. H m'en parla à fond :
(1) Le curieux procès-verbal de cette séance a été textuellement rapporté par
M.Levasseur dans ses savantes et intéressantes Recherches sur le système de Law.
358 RETUE DES DEUX MONDES.
alors il fallut bien répondre. Je lui dis que je ne cachois point mon
ignorance ni mon dégoût de toute affaire de finance, que néanmoins
ce qu'il venoit de m'expliquer me paroissoit bon en soi, en ce que
sans levée, sans frais, et sans faire tort ni embarras à personne,
l'argent se doubloit tout d'un coup par les billets de cette banque
et devenoit portatif avec la plus grande facilité , mais qu'à cet avan-
tage je Irouvois deux inconvéniens : le premier de gouverner la
banque avec assez de prévoyance et de sagesse pour ne pas faire
plus de billets qu'il ne falloit, afin d'être toujours au-dessus de ses
forces et de pouvoir faire hardiment face à tout, et payer tous ceux
qui vieridroient demander l'argent des billets dont ils seroient por-
teurs ; l'autre que ce qui étoit excellent dans une république ou dans
une monarchie où la finance est entièrement populaire, comme est
l'Angleterre, étoit d'un pernicieux usage dans une monarchie abso-
lue, telle que la France, où la nécessité d'une guerre mal entre-
prise et mal soutenue, l'avidité d'un premier minisire, d'un favori,
d'une maîtresse, le luxe, les folles dépenses, la prodigalité d'un roi
ont bientôt épuisé une banque et ruiné tous les porteurs de billets,
c'est-à-dire culbuté le royaume... Lorsque, quelques jours après,
il proposa la banque au conseil, j'opinai tout au long, comme je viens
de l'expliquer;., peu osèrent ètie de cet avis, et la banque passa. »
Law et sa compagnie sont donc autorisés (1) à établir, pour vingt
ans, une banque générale, qui tiendra ses livres et stipulera en
écus de banque « du titre et poids de ce jour. » Le fonds social
sera de 1,2U0 actions de 1,000 écus (1,200,000 écus valant 6 mil-
lions). Les actions seront payées trois quarts en billets de l'état et un
quart en numéraire. La banque émettra des billets payables au por-
teur, à vue et non à terme, et stipulés en écus de banque. Elle rece-
vra le numéraire versé dans ses caisses en échange de ses billets,
et elle escomptera les effets de commerce. Elle ne pourra emprun-
ter à intérêt, ni faire aucun commerce particulier : mais elle pourra
se charger de la caisse des particuliei s, tant en recette qu'en dépense,
et elle fera à leur choix les paiemens, comptant ou en virtmens de
parties, pour 5 sols de banque pour 1,000 écus.
La banque ainsi organisée était une banque de (!épôt et d'es-
compte (2), dont le plan était sage et bien conçu. Après tant de
variations monétaires, la disposition qui exigeait que dans les livres,
les contrats, les billets de la banque, les sommes fussent exprimées
en écus de banque, d'un titre et d'un poids invariables, assurait à
son papier une fixité qui devait lui faire prendre faveur ; mais Law
(1) Lettres patentes des 2 et 20 mai 1716.
(2) Les banques de Stockholm, de Gènes, de Venise et d'Amsterdam éiaient des ban-
ques de dépôt. Celle de Londres, établie en 1694, était seule banque de dépôt, d'es-
compte et même de prêt à l'état.
HISTOIRE FINAJVCIÈRE DE LA FRANCE. 359
reconnaissait ainsi que les métaux précieux ont une aptitude spé-
ciale et exclusive au monnayage •,que la monnaie métallique ne vaut
qu'en raison de la quantité d'or et d'arp^ent qu elle contient, et la
monnaie fiduciaire en raison de la quantité d'or et d'argent contre
laquelle elle doit toujours être échangée, au gré de ceux qui la
détiennent.
Le grand adversaire de Law, Pâris-Duverney, reconnaît que « la
banque eut des commencemens favorables; » mais il ajoute « qu'elle
se fût rendue plus utile encore si elle était restée dans les termes de
son établissement, et si Law eût réglé sa conduite sur les discours
qu'il tpnoit sans cesse qu'un banquier serait digne de mort s'il dcli-
vroit des billets ou lettres de change sans avoir la valeur effective
en caisse (1). »
Forbonnais, impartial et judicieux, avait recueilli les souvenirs
des contemporains de la création de la banque et il atteste ses pre-
miers succès (2). « L'influence d'un établissement si sage et si
nécessaire se fit aussitôt sentir. La situation de l'état étant violente,
chacun cher choit à s'en tirer et saisit cette nouvelle issue. Les étran-
gers, pouvant compter sur la nature du paiement qu'ils avoient à
faire, consommèrent nos denrées. Les négocians, trouvant à 5 pour
100 l'avance de leurs lettres de change en effets équivalant à de
l'argent, recommencèrent leurs spéculations; les manufactures tra-
vaillèrent, les consommations reprirent leur cours; ceux qui appor-
toient de l'argent dans le commerce durent suivre le taux d'intérêt
dont la banque se contentoit : l'usure cessa. »
Le privilè;:;e accordé à la banque ne permettait pas qu'un éta-
blissement semblable lui fit concurrence; mais il n'empêchait pas
les négocians d'émettre, sous la garantie de leur signature, des
effets au porteur : cette interdiction fut prononcée par un édit spé-
cial qui rappelle et renouvelle d'anciens règlemens et qui n'invoque
que des motifs d'intérêt public ; cependant il est difficile de ne pas y
voir l'intention de favoriser la banque en lui réservant le monopole
de l'émission des billets au porteur. L'autorité publique donna un
témoignage plus significatif des liens qui l'unissaient à la banque,
bien qu'elle ne fût qu'une institution privée, et de la protection
qu'elle entendait lui accorder, en ordonnant que les billets seraient
reçus comme argent, en paiement des impositions, dans tous les
bureaux des recettes et fermes du roi ; et même que tous les comp-
tables et tous ceux qui étaient chargés du maniement des deniers
puMics acquitteraient à vue et sans escompte les billets qui leur
seraient présentés, jusqu'cà concurrence des sommes qu'ils auraient
(1) Examen du livre intitulé : Réflexions sur les finances^ t, ii, p. 206.
(2) Recherches sur les finances, t. ii, p. 427.
360 REVUE DES DEUX MONDES.
en caisse, et, à défaut de fonds disponibles, sur les premiers deniers
qui leur rentreraient : il leur était enjoint d'envoyer aussitôt ces
billets aux officiers auxquels ils devaient transmettre les fonds de leur
gestion, et ceux-ci en toucheraient la valeur au bureau général delà
banque. Cette faveur accordée aux billets devait donner une grande
extension à leur circulation, mais elle tendait à convertir tous les
bureaux de recettes publiques en succursales de la banque. Elle
rencontra d'ailleurs des résistances dans les provinces. Les receveurs
perdaient le bénéfice des lettres de change sur Paris qu'ils avaient
l'habitude d'acheter pour effectuer leurs remises : soutenus par
les banquiers, ils entraînèrent dans leur opposition les négociansde
plusieurs villes, et cette opposition fut des plus vives à Bordeaux,
Le duc de iNoailles,qui au fond n'approuvait pas la mesure et était
peu favorable à la banque, multiplia cependant les circulaires et fit
obéir les receveurs, en destituant les plus turbulens. La banque
triompha d'ailleurs de ces résistances par les avantages incontesta-
bles qu'elle offrait au commerce.
La nouvelle institution de crédit ne faisait pas cesser les embar-
ras que causaient au gouvernement la liquidation des dettes de
l'état et le déficit permanent du budget. Le duc de Noailles s'ho-
nora en voulant fonder la réorganisation des finances sur des écri-
tures et une comptabilité uniforme et régulière, premiers prin-
cipes de l'ordre financier. L'usage des écritures en parties doubles,
introduit en France par les Italiens, était adopté depuis longtemps
par le commerce. A la clarté des descriptions qui conservent dis-
tinctement le détail de chaque opération, sans nuire à l'ensemble
de tous les faits d'une gestion, cette méthode réunit l'avantage non
moins précieux de porter avec elle son contrôle dans une balance
qui peut être journalière. Sully avait voulu l'appliquer à la comp-
tabilité publique et n'y était pas parvenu. Le conseil des finances
qui, après plusieurs mois de recherches, n'avait pu ^aire établir la
situation des receveurs-généraux envers l'état, vit dans les écri-
tures en parties doubles un moyen assuré de prévenir l'altération
des faits de comptabilité, ainsi que les détournemens de fonds, et
de porter ainsi une lumière nouvelle dans tout le maniement des
finances. 11 adopta ce nouvel ordre pour la description des opéra-
tions C.3 tous les comptables (1). A l'établissement de l'ordre dans la
comptabilité se joignit l'économie dans les taxations des receveurs-
généraux. De nouvelles et nombreuses suppressions de charges
furent ordonnées (2). Mais les réformes et les améliorations, poursui-
(1) ÉJit de juin et déclaration du 10 juin 1717. — Forbonnais, t. ii, p. 429 et suiv.
— Bailly, Ilisluire financière, t. ii, p. Cl et suiv,
(2) Édits de maî, juin et septembre 1716.
HISTOIRE FINANCIERE DE LA FRANCE. 361
vies avec persévérance, n'avaient encore qu'une faible influence sur
l'état général des finances. On avait espéré que les dépenses de
1716, y compris 10 millions pour l'intérêt des billets de l'état, ne
dépasseraient pas 93 millions, et que le produit net des revenus
publics atteindrait 75 millions, ce qui laisserait encore un déficit
de 18 millions. Les économies projetées ne se réalisèrent qu'en
partie et les dépenses montèrent à lil millions : cette augmen-
tation des dépenses et un retard de 32 millions dans la rentrée des
impôts portèrent le déficit à 93 millions, et il fallut y pourvoir au
moyen d'emprunts, d'anticipations et de quelques autres expédions.
Celte situation ne permettait pas de commencer à entreprendre
le remboursement des billets de l'état : on chercha à les éteindre
au moyen de l'établissement d'une loterie, de la création de
1,200,000 livres de rentes viagères, de la vente et de l'engage-
ment des petits domaines (1); mais l'établissement de la compagnie
d'Occident vint leur offrir un débouché bien plus étendu.
Le commerce maritime et colonial était alors concédé, dans
presque tous les pays d'Europe, à des associations qui en avaient
le monopole ; Richelieu et Golbert avaient établi, en France, des
compagnies des Indes, de l'Acadie, du Canada, de Saint-Domingue,
de la Chine, qui n'avaient pas prospéré. Une riche province de
l'Amérique du Nord, la Louisiane, plus étendue que la France,
traversée par l'un des plus grands fleuves du iNouveau-Monde, le
Mississipi, avait été récemment découverte et concédée à un négo-
ciant riche et puissant qui, n'ayant pas réussi dans son entreprise,
venait de renoncer à sa concession : le traité fait avec un autre
négociant pour le commerce des castors dans le Canada expirait à
la fin de l'année. Quand Law sollicitait le privilège de la banque, il
avait écrit au régent « que ce n'étoit pas la plus grande de ses
idées; qu'il produiroit un travail qui surprendroit l'Europe par les
changemens qu'il porteroit en faveur de la France; » ce fut pour
réaliser ce projet qu'il demanda et obtint la concession de la Loui-
siane et de la traite des castors, en présentant habilement une
combinaison qui avait pour résultat de convertir 100 millions de
billets de l'état en rentes et d'affranchir le trésor de l'obligation de
les rembourser.
Des lettres patentes d'août 1717 portent qu'il sera formé, sous
le nom de Compagnie d'Occident, une société dans laquelle pour-
ront entrer tous les Français, quels que soient leur rang et leur
qualité, sans pouvoir être réputés avoir dérogé à leur titre, et aussi
les sociétés déjà établies, les corps et les communautés. — La
compagnie d'Occident aura seule le droit de faire le commerce de
(1) Déclaration et ûdits d'août 1717.
s 65 REVUE DES DEUX MONDES.
la Louisiane pendant vingt-cinq ans et la traite des castors au
Canada du 1" janvier 1718 au 31 décembre I7à1. Le roi lui con-
cède la propriété de toutes les terres découvertes ou à découvrir
avec le droit de souveraineté : elle pourra, à son gré, exploiter le
sol, les mines, les rivières ou tout concéder à des fermiers ou à
des vassaux. Les forts que l'état a déjà fait construire, les muni-
tions en vivres, en armes, en argent qu'ils contiennent feront par-
tie de son domaine; elle en choisira les commandaos; elle aura en
Amérique et en France ses officiers et ses troupes (l). — Le fonds
social sera divisé en actions de 500 livres, dont la valeur sera four-
nie en billets de l'état, dont les intérêts à h pour 100 lui seront dus
depuis le l*''' janvier 1717; lorsqu'il sera déclaré par les directeurs
qu'il a été délivré des actions pour faire un fonds suffisant, le roi
fera fermer les livres de la compagnie. Un édit de décembre 1717
fixa définitivement ce fonds à 100 millions formant200,000 actions.
Les profits et les pertes dans les sociétés de commerce n'ayant rien
de fixe, les actions de la compagnie ne pnivent être regardées que
comme rtiarchandises , et il est permis à chacun de les acheter,
vendre et commercer comme bon lui semblera. — Les billets de
l'état, donnés en paiement des actions, seront convertis en rentes
A pour 100 dont les intérêts courront du 1^'' janvier 1717, et ils
seront remis au garde du trésor, qui les portera à l'Hôtel de Ville,
où ils seront brûlés publiquement, en présence d'un conseiller du
roi, du prévôt des marchands.., etc. Les directeurs emploieront
au commerce de la compagnie les arrérages de il 17 : il leur est
expressément défendu d'y employer aucun des arrérages des années
suivantes. Le roi veut que les actionnaires soient régulièrement
payés des intérêts de leurs actions à compter du 1^ janvier iliS.
Le paiement des actions en billets de l'état était avantageux au
trésor et avait été la condition de la concession ; mais il plaçait la
compagnie, à son début, dans une situation difiîcile. La colonisa-
tion de la Louisiane, la mise en valeur de son vaste territoire, encore
inculte quoique fertile, la recherche et l'exploitation de ses mines
d'or et d'argent, qu'on disait aussi riches que celles du Mexique et
du Pérou, le développement du commerce entre cette immense
colonie et la métropole, étaient une entreprise immense qui pouvait
donner de grands profits, mais qui exigeait des capitaux considéra-
bles. Le fonds social de la compagnie était de 100 millions; consti-
tué en billets de l'état convertis en rentes h pour 100, non-seule-
(1) La compagnie sera un souverain ou tout au moins un seigneur; elle aura pour
blason s « un c tusson de sinople à la pointe ondée d'argent, sur laquelle sera icou-
ché un fleuve, au naturel, appuyé sur une corne d'abondance d'or, au chef d'azur
semé de fleurs de lis d'or, soutenu d'une fasce en devise aussi d'or, ayant deux sau-
vages pour support et une couronne trélée. » (Art. 54 des let. pat.)
HISTOIRE FINANCIÈRE DE LA FRANCE. 3Ô3
ment il n'était pas disponible, mais la compagnie ne pouvait même
pas appliquer à ses aiïuircs les !i millions qu'elle recevait annuel-
lement du trésor. Elle était obligée de les distribuer intégralement
aux actionnaires, pour lesquels ils formaient un dividende fixe que
pouvaient accroître les profits du commerce et que ses pertes ne
pouvaient diminuer. On ne lui permettait de disposer que de la
première annuité de 1717, qu'elle devait toucher avant d'être défi-
nitivement constituée. C'est avec h millions qu'elle devait pourvoir
à ses frais de premier établissement et à ses opérations de culture,
d'industrie, de commerce, jusqu'au jour où elle pourrait leur affec-
ter des bénéfices déjà réalisés. Cette situation n'avait pu échapper
à Law : il devait donc nécessairement compter sur la banque pour
lui fournir par ses billets les ressources qui allaient inévitablement
lui manquer. D'un autre côté, les 1,200 actions de la banque, de
1,000 écus (5,000 liv.) chacune, ne se prêtaient que difficilement au
commerce des valeurs : ni les négociations auxquelles elles auraient
donné lieu ni même leur coui^ ne sont nulle part mentionnés. Les
200,000 actions de la compagnie, qui n'étaient que de 500 livres
et qu'on avait eu soin de déclarer marchandise que chacun peut
vendre, acheter, marchander à son gré, ouvraient, au contraire,
par leur nombre, qui devait s'accroître, et par leur quotité un
vaste champ au trafic du papier. Comme sociétés de commerce et
comme instrnmens de crédit et de spéculation, la banque et la
compagnie d'Occident se complétaient l'une l'autre (1); on ne tarda
pas à donner à l'ensemble de leur organisation et de leurs opéra-
tions le nom de système de Law.
L'établissement de la compagnie d'Occident allégeait la dette
publique remboursable en éteignant 100 millions de billets de
l'état, mf^is elle ne diminuait pas les charges annuelles du trésor et
n'augmentait pas ses revenus : l'équilibre entre les recettes et les
dépenses était loin d'être rétabli. Cependant le régent et le conseil
des finances, « après s'être fait rendre un compte exact de la situa-
tion au l^'sepfembie 1717, et des opérations qui avaient été faites,
crurent ne pas devoir différer plus longtemps de soulager la nation
par la remise du dixième, de l'une des deux impositions extraor-
dinaires dont elle était chargée... (édit d'août 17J7.) Cette sup-
pression d'un impôt qui n'avait été établi que pour la guerre et à
titre temporaire, bien qu'au point de vue financier elle fût inop-
portune, ne pouvait qu'être bien accueillie par les contribuables :
(I) La banque devint aussitôt l'un des forts actionnaires de la compagnie. Profitant
de la disposition qui permettait aux sociétés déjà formées «de prendre intérêt,» dansr
celle d'Occident, elle s'empressa do convertir les billets de l'état qui formaient les
trois quarts de son fonds social (i, 500,000 francs) en neuf mille actions de la compa-
gnie d'Oc:ident.
3êA REVUE DES DEUX MONDES.
il semble que le gouvernement ait tenu à associer cette mesure
essentiellement populaire à la fondation de la société d'Occident.
Les deux édits, avec ceux qui avaient pour objet une loterie, la
création de 1,200,000 livres de rente, la vente des petits domaines,
furent envoyés ensemble au parlement le 22 août pour être enre-
gistrés. Les chambres assemblées déclarèrent aussitôt qu'elles ne
pouvaient donner leur avis sur des actes aussi graves sans une
mûre délibération, et elles demandèrent « un état détaillé des reve-
nus du roi tant ordinaires qu'extraordinaires et des charges de ces
mêmes revenus, et un état des dettes existantes et de la nature de
ces dettes. » Cette prétention de pénétrer dans le détail de l'admi-
nistration des finances fut repoussée avec humeur par le régent, et
le parlement, après avoir annoncé avec une certaine hauteur qu'il
examinerait les édits « à loisir, » n'enregistra que le 6 septembre
celui qui établissait la compagnie d'Occident : ce fut le premier
incident d'une lutte qui devait s'aggraver et se prolonger.
Pendant que la compagnie d'Occident emploie les derniers mois
de 1717 à former son capital, à s'organiser, à commencer ses opé-
rations, la banque, plus anciennement établie, développe régulière-
ment ses affaires et sa circulation, et elle termine l'année en réunis-
sant pour la première fois l'assemblée générale de ses actionnaires
afin de lui présenter ses comptes. Le régent préside la séance, à
laquelle il vient accompagné d'un grand nombre de grands sei-
gneurs, actionnaires comme lui. L'assemblée arrête h 7 1/2 pour 100
le dividende du dernier semestre et décide que l'escompte fixé
jusque-là à 5 pour 100 sera réduit à 4 à dater du l*^'' janvier. Rien
n'annonce les changemens et les mouvemens qu'un avenir pro-
chain apportera dans la situation des deux sociétés.
II.
Au commencement de 1718, Law, directeur de la banque et de
la compagnie d'Occident, a toute la faveur du régent. Les plus
hauts fonctionnaires de l'état, s'ils ne sont pas d'accord avec lui,
sont remplacés; il est la cause d'une crise ministérielle. Dangeau
écrit que, « le 28 janvier 1718, M. de La Vriliière alla, à sept
heures du matin, chez M. le chancelier (d'Aguessean) lui redeman-
der les sceaux et lui conseiller, de la part de M. le duc d'Orléans,
de se retirer à sa terre de Fresne jusqu'à nouvel ordre. » D'Agues-
seau conserva le litre de chancelier, qui ne pouvait lui être enlevé,
et les sceaux furent remis au lieutenant-général de police, d'Ar-
genson, qui reçut en même temps la direction el principale admi-
nistration des finances [\) -, le duc de Noailles avait prévenu par
(1) De Luçay, les Secrétaires d'état, p. 209,
HISTOIRE FINANCIÈRE DE LA FRANCE. 365
une démission volontaire la retraite qui lui eût été imposée. Saint-
Simon, qui prétend avoir conseillé la double nomination de d'Ar-
genson, en donne deux motifs : d'un côté, l'ignorance du nouveau
garde des sceaux en matière de finances semblait devoir laisser plus
de liberté à Law et à son système ; d'un autre côté, un caractère éner-
gique et un grand éloignement pour le parlement, avec lequel sa
charge le mettait continuellement en hostilité, donnaient l'assu-
rance qu'il ne faiblirait pas dans la lutte que le pouvoir allait avoir
à engager, et ce motif explique aussi la retraite de d'Aguesseau.
Les efiets de ces changemens ne tardèrent pas à se faire sentir.
Depuis la réforme monétaire de décembre 1715, les monnaies
avaient peu varié; en 1716, le trésor avait cherché quelques res-
sources dans la fabrication de nouvelles espèces d'or, et les espèces
d'argent n'avaient pas été modifiées. Mais un arrêt du 12 février
1718 commença à permettre de porter aux Monnaies les anciennes
espèces non encore réformées avec un sixième en billets de l'état
ou en billets des receveurs-généraiix, et un autre arrêt du 26
abaissa le cours des anciens louis (de 30 au marc) de 20 livres à
18 livres, et le cours des anciens écus (de 8 au marc) de 5 livres à
h livres 10 sols. Jamais on ne fut plus fondé à voir dans la baisse
des espèces « le prélude sinistre d'une prochaine hausse. » Un édit
de mai 1718 ordonne une refonte générale du numéraire et prescrit
de fabriquer de nouveaux louis un peu plus lourds que les anciens,
de 25 au lieu de 30 au marc, qui auront cours pour 36 livres au
lieu de 18, et de nouveaux écus, de 10 au marc, un peu moins
lourds que les anciens, qui courront pour 6 livres au lieu de h livres
10 sols. Pour subvenir aux dépenses de la guerre d'Espagne, on
avait, en 1709, haussé le cours des espèces d'un tiers: on le hausse
de près de moitié, et ce n'est pas pour procurer directement des
ressources au trésor. L'édit expose simplement « que la somme
considérable des billets de l'état qui restent en circulation et leur
discrédit arrêtant le commerce, le roi a résolu d'y remédier en
ordonnant une refonte et une nouvelle fabrication qui, en donnant
aux porteurs de billets de l'état le moyen de les convertir en argent,
diminuera la valeur des denrées et facilitera la levée des imposi-
tions (1), » et il prescrit de recevoir aux monnaies les anciennes
espèces démonétisées à raison de 600 livres le marc d'or et de
hO livres le marc d'argent avec 2/5 en billets de l'état (2) : c'est une
(1) Manuscrit du ministère des finances.
(2) « Le marc des espèces démonétisées n'était reçu aux îMonnaies que pour 600 liv.
et 40 livres l'argent. Il était permis de porter deux cinquièmes en billots de l'état, de
sorte qu'un marc d'or d'anciennes espèces n'étant reçu que pour GOO livres avec deux
cinquièmes en billets, 240 livres, en tout 840 livres, on perdait, non-seulement la
valeur des billets, mais encore 60 livres par marc d'or et Pargent à proportion.
(Manuscrit du ministère.)
366 RETUE DES DEUX MONDES.
combinaison semblable à celle qui avait été imaginée, en 1709,
pour éteindre les billets de monnaies.
Des publiciste? admirateurs de Law ont écrit que cet édit, loin
d'avoir été inspiré par lui, « était un contre-coup manifeste porté à
son système (1) ; » mais les ordonnances monétaires qui, pendant
deux ans, ne cesseront pas de modifier le cours des espèces, auto-
risent à penser qu'en 1718 Law essayait la première application
d'un plan calculé qui consistait à tenir le numéraire dans une agi-
tation continuelle pour faire donner la préférence aux billets ; on
peut croire aussi que le directeur de la compagnie d'Occident ne
fut pas fâché de voir éteindre en totalité, ou au moins en grande
partie, ce qui restait des billets de l'état, afm qu'on ne pût l'obliger
à les prendre en paiement des actions nouvelles dont sans doute
il rêvait déjà la création. Quoi qu'il en soit, les délibérations, les
remontrances du parlement, dans le grave conflit, qu'il élève aussi-
tôt, sont la preuve que personne alors ne considérait Law comme
étant resté étranger à la refonte des monnaies.
Conformément à une ancienne tradition, qui remontait à 1G56,
l'édit ne fut envoyé qu'à la cour des monnaies, qui l'enregistra, et
il fut publié 1p, 20 mai. Il venait d'être afiiché dans les rues de Paris
quand, le 2 juin, une vive agitation se manifesta dans toutes les
chambres du parlement : des commissaires furent nommés, et, le
iZi, sur leur rapport, il fut décidé que l'aiïaire était assez grave
pour que toutes les cours souveraines fussent convoquées et pour
que les six corps des marchands et les principaux banquiers fussent
consultés. La chambre des comptes, la cour des aides, la cour des
monnaies, demandèrent inutilement l'autorisai ion de se réunir au
parlement : telles furent seulement autorisées à présenter directe-
ment et isolément leurs remontrances (2). Les magistrats ne se
découragèrent pas, et le 18 juin, après avoir entendu les six corps
de marchands et les banquiers, ne se trouvant pas suffisamment
éclairés, ils demandèrent a que la nouvelle fabrication et distribu-
tion des espèces fût suspendue jusqu'à ce que le nouvel édit eût été
envoyé, délibéré et registre en la cour, si faire se doit. » Le sur-
lendemain (20 juin), informés que le premier président avait fait
une vaine démarche auprès du régent, ils résolurent de présenter
en corps des remontrances, et, sans attendre, se laissant entraîner
au-delà des limites raisonnables du droit de remontrance, ils ordon-
naient, par un arrêt, que l'édit de 1715 sur les monnaies conti-
(1) Louis Blanc, Histoire de la Révolution, t. i, p. 291.
(2) La cour des monnaies, qui avait oaregistré l'édit,. garda le silence; mab la
chambre des comptes et Li cour des aidss furent reçues, le 30 juin, par le régent^ qui
entendit et n'accueillit pas leurs remontrances. (De Boislisle, Histoire des j)remiers
présidens de la chambre des comptes, p. 583. — Mémoire sur la régem^ L ii, p. 90.)
HISTOIRE FINANCIÈRE DE LA FRANCE. 367
niierait à être exécuté, et ils défendaient « d'exposer, de livrer, ni
recevoir des espèces de la nouvelle refonte ordonnée par l'édit non
enregistré, et à tous payeurs de faire aucun paiement en autres
espèces que celles ayant cours conformément à l'édit de 1715. »
C'était évidemment s'immiscer directement dans l'administration
active des finances, et cette usurpation de pouvoir fut réprimée le
jour même par un arrêt du conseil, qui casse l'arrêt du parlement
et ordonne que l'édit de mai 1718 sera exécuté. De nouvelles
remontrances, présentées le 27 juin et le 27 juillet, furent encore
repoussées avec hauteur et sévérité. Alors, exaspéré par ces refus
successifs, le parlement ne se borne plus à s'opposer à la refonte
des monnaie, il étend et généralise son opposition, et, par un
arrêt du 12 août qui vise les lettres patentes qui ont établi la
banque, il ordonne « que ladite banque demeurera réduite aux
termes et opérations portés par ces lettres patentes, et, en consé-
quence, fait défense aux directeurs, inspecteurs, trésoriers et autres
employés par la banque de garder aucuns deniers royaux,., et
ordonne que ces deniers seront remis à chacun des officiers comp-
tables pour être employés au fait et exercice de leurs charges... n
Et s'en prenant directement à Lavv, sans le nommer, il termine « en
faisant défense à tous étrangers, même naturalisés, de s'immiscer
directement ni indirectement et de participer en leurs noms ou
sous des noms supposés au maniement et administration des
deniers royaux... » Mais, par un arrêt du conseil du 21 août, le
roi, « étant informé que le parlement de Paris, à l'instigation de
gens mal intentionnés et contre l'avis des plus sages de cette com-
pagnie, abusant des difïèrentes marques de considération dont il a
plu à Sa Majesté de l'honorer,., fait continuellement de nouvelles
tentatives pour partager l'autorité Fouveraine, s'attribuer l'admi-
nistration des finances,.. » casse et annule la délibération du
12 août comme attentatoire à Vautorité royale^ règle les cas et les
formes dans lesquels des remontrances pourront être présentées et
ordonne « que, faute par le parlement de les faire dans la huitaine
du jour que les édits, déclarations du roi et lettres patentes lui
auront été présentés, ils seront réputés et tenus enregistrés. »
Cette situation ne pouvait durer. L'agitation commençait à se
rérpandre dans Paris : on disait dans les carrefours, et aussi dans
les salons, que Law était décrété d'accusation. Un lit de justice fut
résolu. Le 26 août, toutes les mesures ayant été prises pour assu-
rer le maintien de la tranquillité publique, le parlement est mandé
aux Tuileries avec une grande solennité, et, « en présence et aunom
du roi, » il lui est commandé d'enregistrer l'arrêt du conseil du 2 1 août
et des lettres patentes, qui, rappelant qu'institué pour rendre la jus-
tice aux particuliers, il n'a pas de titre pour se mêler des affaires de
368 REVUE DES DEUX MONDES.
l'état, lui font défense de s'immiscer jamais dans les questions de
finances et de surseoir plus de huit jours à l'enregistrement d'un
édit : après ce délai , tout acte de l'autorité royale sera considéré
comme enregistré. Le premier président fait un suprême effort
pour obtenir un sursis : le garde des sceaux déclare solennelle-
ment : Le roi veut être obéi et obéi sur-le-champ , et l'enregis-
trement est prononcé. Le surlendemain, le président de Blamont
et deux conseillers qui avaient montré plus d'ardeur que les autres,
sont exilés aux îles Sainte- Marguerite. — Le régent a repris
sur les cours souveraines l'autorité de Louis XIV, qu'il avait aban-
donnée le 2 septembre, et Law est d'autant plus puissant qu'il
a été personnellement et inutilement attaqué. Depuis le mois de
janvier, il n'a plus d'adversaires apparens dans le gouvernement :
depuis le 26 août, l'accomplissement de se:, projets ne peut plus
rencontrer d'opposition efficace au sein du parlement. La banque
générale devient la banque royale : la compagnie d'Occident d'^vient
la compagnie des Indes.
III.
La première pensée de Law avait été de faire de la banque un
établissement de l'état : devant l'opposition que ce projet avait sou-
levée, il l'avait ajourné sans l'abandonner, et il s'empressa de le
reprendre dès qu'il se crut assez fort pour vaincre les résistances
qu'il pourrait rencontrer. Mais ces résistances n'eurent même pas
l'occasion de se produire : la déclaration qui transformait la banque
générale en banque royale fut soumise par le régent à un conseil,
réuni la nuit, et ne comprenant que le duc de Bourbon, le garde
des sceaux , directeur des finances, et le duc d'Antin : elle fut
envoyée au parlement, qui supplia le roi « de vouloir bien, pour le
bien de ses affaires, faire chercher d'autres expédions plus propor-
tionnés à la majesté royale et de plus facile exécution; » mais, après
le délai de huit jours, elle fut réputée enregistrée, conformément
aux lettres patentes du 26 août 1718.
La banque générale est convertie en banque royale : à compter
du 1"' janvier 1719, elle sera régie et administrée au nom et sous
l'autorité du roi, suivant les ordres du duc d'Orléans, qui en sera
seul ordonnateur. — Les 6 millions provenant des 1,200 actions de
la banque, qui appartiennent au roi au moyen du remboursement
fait de ses deniers aux actionnaires, et qui sont dans la caisse de la
banque en actions de la compagnie d'Occident, y demeureront pour
servir de fonds à la banque et en assurer les opérations envers le
public. — Il ne sera fait à l'avenir aucuns billets qu'en vertu des
HISTOIRE FINANCIÈRE DE LA FRANCE. 369
ordres qne le roi donnera par des arrêts du conseil : ces billets
pourront être faits en écus de banque ou en livres tournois.
Paris-Duverney suppose que le directeur de la banque, en en
faisant un établissement de l'état, voulut surtout, (c ne pas rester
garant des billets qui devaient jouer un si grand jeu dans l'exécu-
tion de son système ; » mais Law ne doutait pas du succès de ses
entreprises et ne craignait pas la responsabilité. Saint-Simon est
plus exact quand il lui attribue l'intention « de donner à la banque
plus de crédit et d'autorité, le dernier surtout ; pour le premier elle
y en perdit. » — Le crédit cependant ne manqua pas à la banque
royale, comme l'indique Saint-Simon : moins de trois mois après
sa transformation , elle put emprunter 50 millions par l'émission
de ses billets devenus des effets royaux, alors que le trésor aurait eu
peine à trouver i million sur un édit enregistré au parlement. Quant
à l'autorité, elle lui fut prodiguée : elle s'affirma promptement par
un édit du 26 décembre , qui établit un bureau de la banque à
Lyon, à La Rochelle, à Tours, à Orléans, à Amiens, — qui ordonne
qu'au !"■ mars dans ces villes, et le 1"" janvier à Paris, la monnaie de
billon ne sera plus reçue ni donnée dans les paiemens au-dessus
de 6 livres, et que les espèces d'argent ne pourront entrer dans les
paiemens excédant GOO livres, — et qui défend aux huissiers de
faire aucun protêt contre les débiteurs qui offriront des billets en
paiement dans les lieux où un bureau do la banque les rembourse à
vue. C'était changer déjà le caractère du billet, qui, suivant l'ex-
pression juste de Forbonnais, « ne devait recevoir de préférence sur
l'argent que par la préférence des contractans ; » c'était donner en
partie à la monnaie fiduciaire le caractère de papier-monnaie. L'au-
torité ne s'affirma pas moins quand, le 7 mai 1719, pour empêcher
de retirer l'or déposé à la banque, elle abaissa le cours des louis
de 36 à 35 livres et réduisit ainsi brusquement et arbitrairement
à 14. 6A le rapport entre les deux métaux, qui, depuis 1686, était
de 15 et quelques centièmes.
La banque générale était obligée de faire ses billets en écus de
banque, d'un titre et d'un contrepoids invariable, et cette disposi-
tion, qui garantissait la monnaie fiduciaire contre les variations si
fréquentes de la monnaie métallique, avait été accueillie avec faveur;
mais l'expérience venait de montrer qu'excellente en théorie, elle
était, dans la pratique, d'une exécution difficile quand le cours du
numéraire venait à varier. L'édit de mai sur les monnaies donnait,
pendant un certain temps, cours pour 6 livres aux anciens écus de
8 au marc, tandis que les écus de banque supposés de même titre
et de même poids valaient 5 livres. La même quantité d'argent
était exprimée par 6 livres et par 5 livres, suivant que l'écu était
TOME Lxii. — 1884 2i
370 REVUE DES DEUX MONDES,
de métal ou de papier, et il en résultait que l'écharge des billets
contre le numéraire, et réciproquement, et les paiemens en billets
de sommes toujours exprimées en livres ne pouvaient se ''aire, sans
un calcul que ne comportait pas le mouvement nécessairement
rapide des transactions et des marchés usuels de chaque jour. Il
fallut donc ordonner que les écus de banque vaudraient 6 livres
(arrêt du conseil du 1" juin 1718), ce qui n'altérait pas leur fixité,
puisqu'ils exprimaient to^ jours la même quantité d'argent. Mais il
en fut autrement quand les écus de 10 au marc, avec le même cours
de 6 livres, remplacèrent dans la circulation les écus de 8 au marc.
On fit des billets de ;a banque en écus de 10 au marc (1) ; mais
alors, pour qu'ils représentassent le même poids d'argent que les
écus de 8 au marc, la livre ayant changé de valeur, il aurait
fallu qu'ils valussent 7 liv. 8 s. Pour assurer réellement la fxité de
valeur des billets , il eût fallu que cette valeur fût exprimée, non
en livres, ni en écus de banque, mais par le poids d'argent qu'ils
représentaient, et cette combinaison n'eût pas été plus pratique que
ne le serait aujourd'hui la substitution à la valeur de nos monnaies
exprimée en francs de l'indication en grammes du poids d'or ou
d'argent qu'elles contiennent. Ce fut à cause de ces difiicultés qu'il
fut permis à la banque royale de faire ses billets en livres tournois:
elle usa de cette faculté dès le c'ommencement du mois de janvier,
et, dans la suite, ses billets furent toujours ainsi libellés, d est vrai
qu'un arrêt du conseil du 22 avril 1719 ordonna « que ces billets
en livres tournois nepourroient être sujets aux diminutions qui pour-
roient survenir sur les espèces et seroient payés en entier. » Si cette
disposition avait eu pour but et pour effet de donner à la livre des
billets une valeur fixe indépendante de celle de la livre ordinaire
déduite du cours des espèces, elle aurait fait renaître les difficultés
auxquelles avaient donné lieu les écus de banque et aurait gêné
de même l'emploi et la circulation des billets; elle signifiait seu-
lement que les billets dé 100 livres, par exemple, continueraient à
valoir 100 livres, quand le louis, au lieu de courir pour 35 livres,
en vaudrait 36 ou 34. C'était la condition de tous les etfets de
commerce; elle ne pouvait empêcher que leur valeur réelle ne
changeât quand la variation du cours des espèces faisait varier la
valeur de la livre.
La banque royale ne pouvait faire aucuns billets sans les ordres
du roi : des arrêts du conseil des 5 janvier, 11 février, 1^', 22 avril et
10 juin l'autorisèrent successivement à en fabriquer et à en émettre
pour 160 millions. Celui du 22 avril ne se borne pas à autoii-
ser une fabrication de billets : il renouvelle les dispositions de l'ar-
(I) On ne possède pas l'arrêt ou l'édit qui les ordonna, mais ils sont mentionnés
dans un arrêt du 8 juillet 1719 qui les supprima.
HISTOIRE FINANCIÈRE DE LA FRANCE. 371
rêt d'avril 1717, qui prescrivent de recevoir les billets en paiement
des impositions et qui enjoignent aux comptables de rembourser en
espèces ceux qui leur seront présentés jusqu'à concurrence de ce
qu'ils auront dans leurs caisses; et il y ajoute ces prescriptions nou-
velles et significatives : — Dans les villes où la banque a des bureaux,
les comptables tiendront leurs caisses en billets, et s'ils y conser-
vent du numéraire, en cas de diminution des espèces, ils en suppor-
teront la perte ; — tous transports d'espèces dans ces villes sont
interdits, excepté pour le service de la banque et sur un certificat
émané de ses bureaux; — les créanciers pourront exiger de leurs
débiteurs le paiement en billets de leurs créances, excepté pour les
appoints. Ou ne peut s'y méprendre : la guerre est de plus en plus
déclarée aux espèces métalliques, et c'est d'autorité qu'on entend
leur substituer le papier dans la circulation.
La banque générale, institution privée, ne fondant sa circulation
que sur la confiance qu'elle inspirait, aurait suffi et utilement répondu
aux besoins ordinaires et réguliers du commerce : la banque royale,
établissement de l'état, en demandant aux privilèges et à la con-
trainte les moyens d'accroître l'émission de ses billets, se prépare
au rôle qu'eli»-. aura à remplir pour dévc^lopper et transformer la
compagnie d'Occident.
La société concessionnaire de la Louisiane avait eu à ses débuts
(août 1717) moii)S de succès que la banque. Pendant un an, elle
forma son capital, organisa son administration, commença ses opé-
rations de colonisation et de commerce sans que ses actions pus-
sent atteindre le pair : il est vrai que le jour oix elles purent être
vendues 500 livres, les souscripteurs primitifs réalisèrent un profit
de 150 pour 100, puisqu'ils n'avaient eu à payer que 200 livres
pour se procurer 500 livres en billets de l'état, qui perdaient au
moins 60 pour 100, et qti'ils avaient échangés contre une action
d'Occideat : ce premier bénéfice devint un puissant stimulant pour
la spéculation.
Law reconnut que, pour exciter la confiance du public, il fallait
que la compagnie s'assurât des profits moins éloignés que ceux de
la Louisiaae. Le tabac y était cultivé avec succès : l'exploitation de
la ferme des tabacs se rattachait donc naturellement aux conces-
sions de la société et elle se rendit adjudicataire de cette ferme (sep-
tembre 1718) en portant à h miUions le prix du bail, qui n'était
que de 2,200,000 : elle obtint, en outre, sans augmentation de ce
prix, le privilège exclusif de la vente des tabacs, qui n'était pas
compris dans la ferme. Ce fut le signal d'une hausse des actions,
qui, à la fin de 171S, se négocièrent quelquefois à 15 et 20 pour 100
de prime, — mais sans pouvoir conserver ce cours.
Yers cette époque, Law imagina, pour soutenir le cours des
372 REVUE DES DEliX MONDES,
actions , d'en acheter deux cents au pair et de payer comptant
ZiO,000 livres avec stipulation que cette somme serait perdue pour
lui s'il ne remplissait pas son engagement dans un délai prochain
et déterminé (1). Ce mode d'opération fit d'autant plus de bruit et
produisit d'autant plus d'effet qu'il était nouveau et encore inconnu;
mais ici celui qu'on a souvent représenté comme un hardi novateur
et un profond économiste n'est qu'un spéculateur, et la grande
innovation dont il enrichit la France est le marché à prime.
Au commencement de 1719, la compagnie d'Occident tint sa pre-
mière assemblée générale : le régent, !e duc de Chartres, le duc de
Bourbon, le prince de Gonti, des maréchaux et des grands seigneurs
vinrent témoigner, par leur présence , de l'intérêt qu'ils portaient
à la société et de la protection qui lui était assurée. On annonça
aux actionnaires que la compagnie venait d'acheter 1,600,000 livres
le privilège du Sénégal avec tout son matériel , qui comprenait un
fonds considérable de marchandises et onze vaisseaux à la mer :
malgré cette dépense et celle qu'il avait fallu faire pour la régie des
tabacs, il restait en caisse 3,577,097 livres et la compagnie avait
en marchandises destinées à la colonie 5/i8,000 livres et 220,000 îiv.
en peaux de castors : on avait déjà reçu 96 milliers de tabac de la
Louisiane qui so trouvait supérieur à celui de la Yirginie et on était
informé que la production de la soie réussissait. Plusieurs résolu-
tions furent prises en vue do développer encore les opérations et
d'accroître les profits. Cette situation favorable, qu'on eut soin de
publier, affermit et éleva le cours des actions.
Law préparait ainsi la transformation plus conplète de la com-
pagnie d'Occident. Un édit de mai 1719 supprime les compagnies
des Indes orientales et de la Chine et les réunit à celle d'Occident,
qui s'appellera désormais la Compagnie des Indes. — Elle aura,
pendant la durée de sa concession , le privilège de négocier seule
depuis le cap de Bonne-Espérance jusque dans les mers des Indes
orientales, aux îles de Madagascar, de Bourbon et de France, dans
la Mer-Rouge, en Chine, au Mogol et au Japon, même depuis le
détroit de Magellan dans toutes les mers du Sud. — Pour satis-
faire les créanciers de la compagnie d'Orient, tant en France qu'aux
Indes, elle pourra faire cinquante mille actions nouvelles {de 500 Iiv.,
au capital nominal de 25 millions) qui ne pourront être acquises
qu'en argent comptant et en payant 550 livres par action : ces
actions seront de même nature que celles qui ont formé le fonds
social de 100 millions. Les Français et les étrangers pourront sou-
scrire en payant comptant les 50 livres de prime, et le principal de
500 livres, en vingt mois, par portion égale chaque mois.
(1) Manuscrit du ministère des finances. — Forbonnais, t. ii, p. 594.
HISTOIRE FINANCIÈRE DE LA FRANCE. 373
Avant même la publication de l'édit, les anciennes actions se
nf^gocièreiit avec 30 pour 100 de prime (650 livres l'action) et
l'empressemeiit à souscrire les nouvelles fut tel, qu'en peu de jours
les demandes dépassèrent 50 millions ; mais un arrêt du conseil,
du "20 juin, « voulant ôter tout prétexte et moyen de les acquérir
par préférence et établir une i égle générale qui ne fût susceptiî)le
d'aucune faveur, » décida qu'on ne serait reçu à souscrire qu'en
présentant quatre fois autant d'actions anciennes qu'on voulait avoir
d'actions nouvelles. Si les 100 millions du fonds social n'étaient pas
représentés pour acquérir les nouvelles actions, ce qui ne serait
pas demandé serait acquis, après un délai de vingt jours, des
fonds de la compagnie, qui pourrait ensuite le vendre quand les
directeurs le jugeraient convenable. L'obligation d'avoir quatre
actions anciennes, qu'on appela les Dures, pour souscrire à une des
actions nouvelles, que, par suite, on appela les filles, fut consi-
dérée et a souvent été présentée depuis comme une combinaison
habile et perfide imaginée par Law pour amener l'élévation des
cours : elle n'était cependant que le moyen, aujourd'hui bien connu
et souvent pr; tiqué, de réserver aux actionnaires d'une société dout
le fonds social est augmenté, le privilège de souscrire aux actions
nouvelles, ce qui paraît de toute justice. Elle fût amené la baisse
si le marché avait été dispohé à la iDaisse : the ne précipita la hausse
que parce que la hausse était dans !e sentiment public. En effet,
un grand nombre d'anciens actionnaires, afin de souscrire aux
actions nouvelles, conservèrent leurs titres, qui furent d'autant plus
recherchés qu'ils étaient plus rares : après avoir souscrit, ils vendi-
rent ensuite des actions à ceux qui, n'ayant pu souscrire, n'en étaient
que plus désireux de devenir actionuaires. Les transactions furent
si nombreuses que le numéraire n'aurait pu y suffire; mais Law
avait eu la précaution de faire autoriser la banque, le 10 juin, à
émettre pour 50 millions de billets. Ainsi se forme et apparaît déjà
le lien qui unira toujours le mouvement des billets et celui des
actions. Dans cette situation des esprits et des afi'aires, les actions
devaient monter : les mères et les filles furent à 1,000 livres à la
fin du mois de juin, et au commencement du mois de juillet on en
vendit 1,300 livres, 1,360, et 1,400 livres (1) sur la nouvelle qu'on
venait de découvrir deux mines d'or considérables à la Louisiane
et que la banque s'était engagée à faire à la compagnie une avance
de 25 millions en billets iqui seraient envoyés dans la colonie pour
y activer le mouvement du commerce (2).
Le 1" juillet 1719, la banque générale, devenue la banque royale,
(1) Mémoire de la régence, t. i', p. 3;0.
(2) Arrêt du 16 juillet 1719.
374 REVUE DES DEUX MONDES,
a 160 millions de billets en circulation, et la compagnie d'Occident,
devenue la compagnie des Indes, a émis 250,000 actions, qui, au
cours de 1,000 livres, représenteront 250 millions, quand elles
seront toutes libérées : les deux élablissemens ont ainsi fait accepter
par le public une valeur en papier de ZiiO millions, et c'est déjà
beaucoup dans l'état du crédit et des fortunes privées. Six mois
après, le 1" janvier 1720, les billets de la ban ]ue monteront à 1 mil-
liard et la compagnie des Indes aura émis 62Zi,000 actions, qui,
évaluées 10,000 livres (et il s'en vendit à 15,000 et 18,000 livres),
représenteront, quand elles seront toutes libérées, 6 milliards
240,000 livres; avec les billets, 7 milliards 2/i0,000 livres de
valeurs entre les mains du public. La France se sera t- elle donc
enrichie, en six mois, de plus de 6 milliards et demi? Quels seront
et comment se seront ftjrmés ces trésors ?
lY.
Pour parvenir à un résultat si extraordinaire, ce n'est pas trop
que la banque et la compagnie combinent leurs actes et unissent
leurs efforts : trois jours consécutifs de la fui de juillet en offrent
un frappant exemple. — Le 25 juillet, pour empêcher des retraits
d'or qu'on commencée effectuer dans ses caisses, la banque obtient
que le cours des louis soit réduit de 35 livres à 3'j livres, ce qui
abaisse à l/i.22 le rapport entre l'or et l'argent, et en même temps
elle est autorisée à émettre pour 2Ù0 millions de nouveaux billets :
le même jour aussi, la compagnie obtient la concession de la fabri-
cation des monnaies, avec ses profits, pendant neuf ans, moyennant
50 millions qu'elle paiera en quinze mois, à compter du 1" octobre
prochain. — Le 26, la compagnie annonce à ses actionnaires,
qu'à compter du 1*''' janvier le dividende sera de 60 livres par
action : 12 pour 100 sur le pair de 500 livres. — Enfui, le 27,
pour se procurer les 50 millions qu'elle doit au trésor, elle est auto-
risée à émettre 50,000 actions nouvelles, qui jouiront des mêmes
avantages que les 550,000 anciennes, et qui seront acquises par
les actionnaires au prix de i,000 livres. Le dividende de 60 livres,
annoncé la veille, assure encore un intérêt de 6 pour 100 aux
actions qui seront payées 1,000 livres : si les espèces manquent
pour le paiement des nouveaux titres, elles seront suppléées par les
billets que, deux jours avant, la banque a été autorisée à émettre.
Ces 50,000 actions, qu'on appela les petites- filles, furent encore
plus recherchées que ne l'avaient été les filles : on se disputait les
actions anciennes, dès qu'il en paraissait sur le marché, afin de
pouvoir souscrire aux actions nouvelles. — « Law faisoit merveille
HISTOIRE FINANCIÈRE DE LA FRANCE. 375
avec son Mississipi, écrit Saint-Simon (1); on avoit fait comme une
langue pour entendre ce mai.ège, et pour pouvoir s'y conduire.
C'était à qui aurait du Mississipi. Il s'y faisait presque tout à coup
des fortunes immerses. Law, assiégé chez lui de siipplians et de
soupirans, voyoit forcer sa porte, entrer du jardin par ses fenêtres,
tomber dans son cabinet par la cheminée. On ne parloit que par
millions. » Il ajoute que, pressé de prendre des actions, il répondit :
w Depuis la fable du roi Midas, je n'ai lu nulle part et encore moins
vu que personne eût la faculté de convertir en or tout ce qu'il tou-
choit ; je ne crois pas aussi que cette vertu soit donnée à Law ;
mais je pense que tout son savoir est un savant jen, un habile et
nouveau tour de passe-passe, qui met le bien de Pierre dans la
poche de Jean et qui n'enrichit les uns que des dépouilles des
autres; 'ôt ou tard cela tarira; le jeu se verra à découvert; une
infinité de gens demeureront ruinés... J'abhorre le bien d'autrui et
pour rien je ne m'en veux charger. »
Dans les premiers jours du mois d'août, les actions montèrent à
1,750 livres, 2,000 livres, 2,250 livres, 3,000 livres (2); cepen-
dant on ne promettait qu'un dividende de 60 livres, et la promesse
était môme peut-être témé aire (3). Mais on commençait à parler
d'une nouve'le et plus considérable extension de la compagnie; on
disait quf , dpjà concessionnaire de la ferme des tabacs et de la
fabrication drs monnaies, elle allait réunir dans ses caisses le
recouvrement de presque tous les revenus puilics (4).
En 1718, des hommes d'alTaires, des banquiers et, parmi eux,
les frères Paris, qui, par leur habileté et leur fortune, avaient acquis
une g) ande notoriété, s'étaient rendus adjudicataires, pour six ans,
sous le nom d'Aymard Lambert, des fermes générales, et ils avaient
créé pour l'exploitation de leur concession une compagnie (5) dont
les formes étaient semblables à celles de la compagnie d'Occident
qui venait d'être établie. Cette compagnie, que le public s'empresr^a
d'appeler taniisystème, avait des revenus moins loin ains et plus
(1) Mémoires, t. xvi, p. 253.
(2) Mémoire de la régence, t. ii, p. 321.
(3) Un cli\idende de 60 livres à trois cent mille actions exigeait un produit annuel
de 18 millions. La compagnie recevait de l'état une annuité de 4 millions ; on peut
évaluer le bénéfice des tabacs à 2 millions, celui de la fabrication des monnaies à
4 millions. Il aurait fallu que les b^^néfices du commerce s'élevassent à 8 millions!
(4) « La hausse ne se boriia pas aux actions; une partie du projet de Law ayant
transpiré, on vit tout à coup nombre de personnes s'empresser à se procurer des
billets de l'état, des billets des receveurs-généraux et autres effets du l'oi, qui per-
doient encore plus de 33 pour 100. Cette grande recherche les fit monter au pair de
l'argent et la révolution qu'elle amena de nouveau dans les fortunes amena de nou-
veaux concurrens dans le commerce des actions. » (Forbonnais, t. ii, p. 598)
(5) Arrêt du 16 septembre 1718.
376 REVUE DES DEUX MONDES.
assurés que la compagnie d'Occident. « Il est constant, dit For-
bonnais, que ses actions avaient un avantage décidé par la nature
des affaires et des bénéfices qu'elles embrassaient : elle devait
gagner le dessus et cela arriva en effet. » C'était pour la compa-
gnie d'Occident une concurrence redoutable que Law avait vue
s'établir avec dépit : son désir de la faire disparaître s'accrut encore
quand il put croire que la compagnie des fermes n'était pas restée
étrangère aux manœuvres qui avaient cherché à causer des embarras
à la banque par des retraits d'or considérables et précipités.
Pour obtenir de l'état qu'il annule, après un an de jouissance
seulement, le bail passé pour six années à Aymard Lambert, il faut
offrir des avantages considérables et il ne suffit pas de porter le
prix de ce bail de A8, 500,000 à 52 millions. Law propose de prêter
au roi à 3 pour 100 1,200 millions, qui seront employés à rem-
bourser les rentes et les autres charges assignées sur les aides et
gabelles, sur les tailles, sur les recettes générales, sur le contrôle
des actes, sur les postes ; — les 100,000 actions de la compagnie
des ftrmes ; — les billets de l'état et ceux des receveurs généraux,
les finances des offices supprimés ou à supprimer. C'est l'extinc-
tion de presque toute la dette publique, et le trésor aora à payer
à la compagnie une redevance annuelle de 36 millions, au lieu des
!\8 millions qu'il paie à ses créanciers, pour un capital de 1,200 mil-
lions, depuis que les rentes et les autres dettes de l'état ont été
réduites à un intérêt de A pour 100. L'offre est donc séduisante et
elle est acceptée (1). — - La compagnie d^^s Indes est autorisée à
emprunter elle-même les 1,200 millions en actions rentières au
porteur ou en contrats, à 3 pour 100 d'intérêt par an. — En con-
séquence, i02<^^.s les rentes sont éteintes et supprimées i les titres
seront rapportés au trésor et les rentiers seront remboursés en assi-
gnations sur le caissier de la compagnie des Indes : les ordon-
nances de liquidation des charges supprimées, les billets des rece-
veurs généraux, ce qui reste de billets de l'état,., etc.,.. seront
également présentés au trésor, et transmis au caissier de la com-
pagnie, qui les acquittera (2).
Ce n'était point une entreprise sans difficulté, au point de vue
économique et financier, que de rembourser presque immédiate-
ment 1,200 millions aux rentiers et aux créanciers de l'état. Ils
pouvaient bien recevoir, provisoirement, en paiement, des billets
de la banque ; mais ces billets ne produisant pas d'intérêt, ils étaient
obligés de chercher un emploi à des capitaux dont le revenu était
pour la plupart leur seul moyen d'existence. Si ces 1,200 millions
(1) Arrêt du conseil du 27 août 1719.
(2; Arrêt du conseil du 31 août.
HISTOIRE FINANCIERE DE LA FRANCE. S 77
avaient dû être employés en acquisitions d'immeubles, ou de valeurs
mobilières alors si peu répandues en France, les prix en auraient
aussitôt considérablement monté. La compagnie offrait, il est vrai, au
public, cette somme de 1 ,200 millions en actions rentières (1) ou en
contrats, à 3 pour 100 ; mais comment espérer que les anciens ren-
tiers consentiraient, s'ils n'y étaient contraints, à s'imposer une
perle annuelle de 1 pour 100 en acquérant ces titres pour remplacer
ceux qui leur rapportaient h pour 100 ? Une combinaison nou-
velle mit à leur disposition et à celle du public des valeurs plus
attrayantes.
La concession des fermes générales avait encore fait monter les
actions ; « elle avait été, dit Forbonnais, l'espèce d'enchantement
qui enivra en quelque sorte toute la nation. » Law en profite aus-
sitôt pour faire autoriser successivement la compagnie à émettre
300,000 actions nouvelles, non plus à 550 livres ou à 1,000 livres
comme les filles et les petites- filles, mais à 5,000 livres : dix fois
le pair de l'action de 500 livres. Ces titres nouveaux ne seront plus
réservés aux anciens actionnaires ; la souscription sera ouverte à
tout le monde ; le prix de 5,000 livres sera acquitté en dix paiemens
égaux, le premier en souscrivant, et les neuf autres de mois en
mois. Ces 300,000 actions qui, à 5,000 livres, produiront 1,500 mil-
lions et qui ne recevront que le dividende qui pourra leur être dis-
tribué, remplaceront, au grand profit de la compagnie, les actions
rentières et les contrats à 3 pour 100, qui n'auraient donné que
1,200 millions, et auxquels il aurait fallu servir un intérêt fixe de
3 pour 100 : soit 36 millions.
L'empressement à souscrire les nouvelles actions fut tel que bien-
tôt il parut nécessaire de réserver un privilège, pour leurs souscrip-
tions, aux rentiers et aux créanciers de l'état, obligés d'employer
les fonds qui leur seraient remboursés : il fut décidé que, jusqu'à
nouvel ordre, il ne serait délivré de souscriptions qu'à ceux qui
paieraient en récépissés de caisse de la compagnie, en billets de
l'état ou de la caisse des receveurs généraux, en actions de la com-
pagnie des fermes (2). Ces effets montèrent aussitôt tellement que
les négociations devinrent difficiles; il fallut admettre de nouveau
les suuscripxeurs à payer en billets de banque, et ces billets ne furent
reçus qu'avec une prime de 10 pour 100 ; on eu était venu à vou-
loir que le papier fît prime sur les espèces métalliques. Pour con-
solider et pour accroître encore, s'il était possible, cette faveur du
billet sur l'or et l'argent, le cours des espèces fut réduit, celui des
louis à 33 livres et celui des écus à 5 !iv. 16 s. (arrêt du :'5 s^p-
(1) C'est ce qu'on appelle aujourd'hui des obligations.
(2) Arrêt du conseil du 26 septembre 1719.
378 REVUE DES DEUX MONDES.
tembre). Mais l'émission des actions, et les négociations auxquelles
elle allait donner lieu, ne pouvaient s'opérer sans une quantité
considérable de numéraire ou de billets : la banque fut autorisée
le 12 septembre à en fabriquer pour 120 millions, et le 2h octobre
pour une somme égale. Tandis que, jusque-là, les billets avaient
été faits en coupures de 1,000 livres, de 100 livres et de 10 livres,
ceux-ci furent tous émis en coupures de iOfiOO livres, ce qui
indique la nature, le chiftre, l'importance des transactions aux-
quelles ils devaient servir.
Depuis longtemps les effets royaux, dont le discrédit faisait sans
cesse varier les cours, donnaient lieu à un trafic dont le siège s'était
établi dans la rue Quiacampoix, alors habitée par des banquiers,
des gens d affaires, et même des prêteurs à la petite semaine, qui
tous prirent uoe part active au commerce des actions : des mères,
des fdh's, des pctîies-ftlles et des 30 i, 000 nouvelles. A pariir du
jour de l'ouverture de la souscription, la foule s'y porta : les actions
achetées et vendues au comptant, à term?, à prime, y atteignirent
rapidement le prix de 10,000 livres et montèrent, à la fin de
novembre, à 15,000 et 18,000 livres, sans conserver toujours ce
cours (1). A la fin d'octobre, l'aflluence devint si prodigieuse rue
Quincampoix, qu'afm de provenir les rixes et les désordres il fallut
y établir « une garde de douze hommes, commandés par trois offi-
ciers, pour y rester tout le jour, et au besoin la nuit, veiller à la
liberté et à la sûreté des négocians, arrêter les filous, les vaga-
bonds et rendre compte du tout. » (Arrêt du 26 octobre.) — Les
deux extrémités de la rue furent garnies d'un corps de garde et
d'une grille dont l'ouverture, à six heures du matin, et la ferme-
ture, à sept heures du soir, étaient annoncées par le son d'une
(IJ On lit dans Forbonnais, t. ii, p. 599 et 601 : « La rue Quincampoix, où demeu-
roient le>j principau. banquiers, so remplit d'uae foule extraordinaire, et la seule
variation du cours des actions dans Tespace d'une journée, qu'occasionnoit la diver-
sité des spéculatiois, étoit capable do procurer des gains considérables à ceux qui
connaissoient les manèges de la place... Le mouvement fut extraordinaire pour se
procurer les effets propres à être convertis en récépissés de remboursement. On don-
noit 11,000 livres en or pour 10,000 livres en papier de l'état, et on payoit des cour-
tages assez considérables pour procurer de petites fortunes à ceux qui avoient le
secret de faire expédier promptement cette conversion. Les esprits étoient dans une
telle fermentation qu'on ne raisonnoit plus. Ou alla jusqu'à imaginer que les nou-
velles actions valoient mieux que les anciennes, sans doute parce qu'elles emplo} oient
le remboursement de dettes privilégiées. Un assez grand nombre de gens s'empressè-
rent de les vendre afia d'en acheter de nouvelles, pour que la valeur des anciennes
baissât de 8,000 à 4,000, ce qui procura aux personnes un peu plus au fait des négo.
ciations le moyfn de faire de grandes fortunes en peu de temps, car il falloit que toutes
les actions tombassent ou que celles-là revinssent au niveau des autres, toutes étant
de môme espèce, et le remboursement changeant la nature du privilège des dettes
du roi. »
HISTOIRE FINANCIÈRE DE LA. FRANCE. 379
cloche. « Les personnes distinguées de l'un et l'autre sexe entraient
par la rue aux Ours, et le vulgaire par la rue Âubry-le-Boucher(l).))
— Toutes les maisons, tous les appartemens furent convertis en
bureaux, loués aux agioteurs à raii^on de 200, 300 ou liOO livres par
mois, suivant leur étendue : une maison dont le loyer ordinaire
était de 600 à 800 livres par an pouvait contenir trente ou qua-
rante bureaux et rapporter de '0,000 à 12,000 livres par mois. On
raconte (2) qu'un savetier dont l'échoppe, formée de quelques
planches, était adossée au mur du jardin du banquier Tourton, la
transforma en bureau et gagna 200 livres par jour en la mettant à
la disposition des spéculateurs, en leur fournissant des plumes et
du papier, en offrant des escabeaux aux dames qui venaient con-
templer ce spectacle inouï.
Mais la compagnie qui provoquait, par ses opérations, ces spé-
culations excessives, voulait aussi paraître inspirée par des senti-
mens de bien public et d'intérêt général. Elle recevait de l'état une
annuité de II millions pour l'intérêt des 100 millions, en billets de
l'état, qui avaient fait son fonds social. Elle représenta que, tous
les sujets du roi ne devant plus recevoir que 3 pour 100, son
annuité devait être réduite à 3 millions ; et, comme l'état y gagnait
1 million, elle demanda et elle obtint facilement (arrêt du 19 sep-
tembre) que les contribuables fussent soulagés par la suppression
des droits sur les huiles, le suif et les cartes, consentant elle-même
à la suppression des 24 deniers pour livre sur le poisson qui fai-
saient partie des fermes générales. Ce désintéressement fut géné-
ralement approuvé, et il contribua à la hausse des actions. Ce fut
aussi dans un intérêt public, celui du trésor, que la compagnie,
devant se procurer par l'émission des 300,000 actions im capital
de 1,500 millions, crut devoir offrir de porter à cette somme son
prêt de 1,200 millions. Ce supplément de 300 millions, qui fut
accepté (3), devait permettre un remboursement plus complet de
la dette publique. Il est vrai que, le même jour, !a compagnie,
poursuivant son projet de réunir dans ses caisses tous les revenus
de l'état, obtenait la suppression des receveurs généraux, qu'elle
remp'acerait {!i), « parce qu'il importe au bien de tous que le
recouvrement des deniers publics se trouve dans les mêmes mains
pour en faciliter la perception. »
Le versement du second dixième des actions allait être exigible,
et un grand nombre de f:Ouscripteurs, ayant pris des engagemens
fort au-dessus de leurs ressources, se voyaient à la veille d'être
(1) Lemontey, Histoire de la régence, p. 311.
(-2) Du Hautchamp, Histoire du système, t. iv, p. 193.
(3) Arrêt du 12 octobre 1719.
(i) Ibid.
380 REVUE DES DEUX MONDES.
forcés de vendre une partie de leurs aciions pour acquitter le terme
échu des autres. Afin d^^ prévenir la baisse qui aurait pu en résul-
ter, les époques de ver:semens furent rendues trimestrielles, et elles
furent prorogées : la première, au mois de décembre; la deuxième,
en mars; et la troisième, en juin (1). La banque s'engagea, d'ail-
leurs, à prêter à 2 pour 100 2,500 livres sur chaque action dépo-
sée, afin qu'aucun actionnaire ne fût embarrassé pour effectuer
ses versemens. « Ces mesures successives soutenaient la confiance
des actionnaires et secondaient à merveille l'enchantement du
public (2). »
En moins de trois mois, le nombre des actions a doublé , et
le prix auquel elles se négocient a plus que décuplé : sur les
300,000 actions émises à 5,000 livres, ua dixième seulement est
versé, et 1,350 millions restent à payer en trois termes égaux de
A 50 millions chacun. Pour de telles opérations, de tels paiernens,
de telles spéculations, les autorisations récemment données à la
banque de créer pour 240 millions de billets, qui porteront sa cir-
culation à 6li0, ne seront pas suffisantes; il faut encore que la faveur
avec laquelle seront reçus et circuleront de nouveaux billets réponde
à la hausse des actions : dans cette vue, tous les moyens sont employés
pour déprécier et discréditer les espèces métalliques. Les disposi-
tions de l'arrêt du 25 juillet sont renouvelées et confirmées; les
créanciers pourront toujours exiger des billets de leurs débiteurs;
les rentiers et les créanciers de l'éiat pourront en exiger de la com-
pagnie pour les remboursemens qu'elle a à leur faire; la compagnie
pourra en exiger des contribuables pour les impositions dont elle
fait le recouvrement. Afin de dégoûter le public du numéraire, on
imagine de frapper des pièces d'or et d'argent d'un titre très élevé,
mais très faibles de poids : des qidnzaûis d'or fin, de 65 j-^ au
marc, courant pour J 5 livres, et valant intrinsèquement 12 fr. Ih de
notre monnaie, et des livres d'argent fin, de 65 ^^ au marc, comme
les quinzains, courant pour 1 livre, et valant intrinsèquement 0 iV. 81;
on pensait que des pièces d'un volume et d'un poids si minimes
seraient peu agréables et peu commodes, et, en effet, leur fabrica-
tion fut si mal accueillie, que bientôt elle fut abandonnée (3). Trois
diminutions successives du cours des louis et des écus sont ordon-
nées en même temps : les louis seront réduits de 33 livres à 32,
immédiatement ; à 31 livres, le l*' janvier ; à 30 livres, le i" février ;
et les écus, aux mêmes époques, de 5 liv. 16 s. à 5 liv. 12 s.;
à 5 liv. 8 s.; à 5 liv. h s. Cette diminution des espèces, surélevées
(1) Arrôt du 20 octobre.
(2) Forbonnais, t. ii, p. 603.
(3) Arrêt du 2 décembre 1719.
HISTOIRE FINANCIÈRE DE LA FRANCE. 381
sans raison, a l'avantage de rapprocher leur valeur légale de la
valeur commerciale du uiélal qu'elles coutiennent : elle n'en trouble
pas moins les intérêts, et elle est ouéreuse à ceux qui possèdent
du numéraire au moment où elle s'effectue; ils ne pourront, par
exemple, donner que pour 30 livres le louis qu'ils ont reçu pour
33 livres. Les billets sont déjà admis, avec une prime de 10 pour 100,
en paiement des actions nouvelles; un règlement consacre et géné-
ralise cette prime en la réduisant à 5 pour 100. Quinze jours après
que les espèces ont été réduites, on ose déclarer dans un arrêt (du
21 décembre) « que le roi veut procurer à son peuple le moyen
d'éviter les pertes que causent ordinairement les variations du cours
des monnaies, » et, en conséquence, « l'argent de banque sera fixé
à 5 pour 100 au-dessus de l'argent courant , auquel prix il sera
délivré des billets de banque ; sauf, aux porteurs desdits billets,
après que ceux de la banque auront été distribués, à les négocier
à tel plus haut prix qu'ils jugeront à propos. » Pour compléter cette
disposition, on ordonne que les espèces d'argent ne seront plus
reçues que dans les paiemens de sommes inférieures à 10 livres,
et les espèces d'or dans les paiemens de sommes inférieures à
300 livres ; tous les paiemens de sonmies supérieures ne pourront
être faits qu'en billets, sous peine de confiscation et de 300 livres
d'amende. C'est le commencement de la proscription pour la mon-
naie môlailique, et le commencement du cours forcé, ou tout au
moins du cours légal, pour la moiinuie fiduciaire.
Quand toutes ces mesures paraissent avoir suffisamment élargi
et assuré les voies à la circulation et au développement des billets,
la banque est autorisée (le 29 décembre) à en émettre de nouveau
pour 300 millions, et sa circulation sera de un milliard. Jusque-là,
pour éviter la contrefaçon frauduleuse ■ des billets, il avait paru
nécessaire de les graver ; mais la gravure exige un temps et des
soins que les circonstances ne comportent plus : « la sûreté du
billet sera suffisamment garantie par les caractères de l'impression,
la marque du papier et le sceau de la compagnie. » Sur les 260 mil-
lions de billets autorisés le 29 décembre, 231 furent iminimés.
V.
Aux édits, aux déclarations, aux arrêts du conseil, qui, dans les
six derniers mois de 1719, portèrent à 1 milliard les billets en cir-
culation, et à 624,000 les actions de la cumpagaie, qui, au prix de
10,000 livres (et il s'en négocia à 15,000 ei à 18,000), devaient
valoir quand elles seraient entièrement libérées, plus de 6 milliards,
la spéculatioQ établie rue Quincaaipoix répondit en faisant pénétrer
dans tous les rangs de la société un ls^uiî de veràge. Un muna&ciit
882 REVUE DES DEUX MONDES.
inédit de la bibliothèque du ministère des finances, détruit par
l'incendie de 1871, et qui devait remonter à un temps peu éloigné
de celui de Law, affirmait « qu'il y eut alors, en France, un délire
général : de tous les points du royaume, on se consacra au com-
merce des actions. Les gens de province et les étrai'gers accou-
rurent à Paris afin de s'enrichir dans un négoce qu'on ne pouvait
croire imaginaire en voyant la fastueuse et subite opulence de
beaucoup de gens qui, de l'état le plus misérable, étaient parvenus
subitement à la fortune la plus éclatante. » Tous les cont< m^orains
attestent ce délire : on n'en citera que deux. C'est Saint-Simon qui
écrit: u Le commerce des actions, appelées communément du Mis-
sissipi, établi rue Quincampoix, de laquelle chevaux et voitures
furent bannis, augmenta tellement, qu'on s'y porioit toute la jour-
née... Jamais on n'avoit ouï parler de folie, ni de fureur qui appro-
chât de celle-là... La banque de Law et son Mississipi étoient lors
au plus haut point. La confiance y étoit entière. On se préci^âtoit à
changer terres et maisons en papier, et ce papier faisoit que les
moindres choses étoient hors de prix. » C'est Duclos, plus froid,
mais non moins pénétrant et plus moraliste, qui fait remarquer
« que la révolution subite qui se fit dans les fortunes fut pareille
dans les lêtes. Le déluge des billets de banque dont Paris fut
inondé, et qu'on se procuroit par toutes sortes de moyens, excita
dans tous les esprits le désir de participer à ces richesses de fiction.
G'étoit une frénésie. La contagion gagna les provinces. On accou-
roit de toutes parts à Paris, et on estime à 15^00,000 âmes ce qui
s'y trouva à cette époque. »
Au milieu de l'affolement général, quelques hommes, cependant,
conservant leur sang-froid et leur raison, ne cessèrent pas de juger
sainement les folies dont ils étaient les témoins, et pnrmi eux il
faut citer le maréchal de Yillars. Le vainqueur de Denain était
membre du conseil de régence, et, sans être chargé de fonctions
actives, il prenait une paît importante aux affaires publiques, qu'il
suivait d'un œil attentif. Rencontrant un jour Law chez la duchesse
d'Estrées, il lui dit : u II y a présentement deux grandes opérations
qui roulent sur vous : l'une que l'on appelle le Mississipi, l'on y
fait, dit-on, des fortunes immenses. 11 est bien difficile que cer-
taines gens gagnent si prodigieusement sans que d'autres perdent ;
j'avoue que je n'y comprends rien et je ne sais pas, d'ailleurs, admi-
rer ce qui est au-dessus de mes connaissances; mais enfin, sur
cette opération, de laquelle je ne veux tirer aucune fortune, je ne
puis que me taire. L'autre est la banque royale : elle peut être
d'un grand avantage pour le roi, parce que ce moyen lui donne
tout l'argent de ses sujets sans en payer le moindre intérêt ; d'un
autre côté, les sujets peuvent y trouver aussi quelque utilité... Mais
HISTOIRE FINANCIÈRE DE LA FRANCE. 383
comme cet avantage roule uniquement sur la confiance, il faut que
l'ordre soit si régulièrement observé que celui qui vous donnr son
argent sans intérêt puisse le retrouver toutes les fois qu'il le
demande. »
L'historien du système, du Hautchamp, a consacré tout un volume
au récit des événemens dont la rue Quincampoix a été le théâtre
pendant les derniers mois de 1719, des fortunes et des ruines qui
s'y firent en quelques jours, des aventures extraordinaires qu'y
provoqua l'agiotage, et il raconte une foule d'anecdotes, les unes
gaies et boutfonnes, les autres tristes et tragiques. On ne saurait
entreprendre de présenter ici le résumé, même abrégé, de ce récit;
mais il faut citer quelques lignes de la notice qu ; M. Thiers a con-
sacrée à Law et qui fut l'un de ses premiers écrits (1) : elles mar-
quent ce temps étrange et le font comprendre par des traits vifs et
saisissans. « Les variations de la fortune étaient si rapides que des
agioteurs, recevant des actions pour aller les vendre, en les gardant
un jour seulement, avaient le temps de faire des profits énormes.
On en cite un qui, chargé d'aller vendre des actions, resta deux
jours sans paraître. On crut les actions volées , point du tout : il en
rendit fidèlement la valeur ; mais il s'était donné le temps de gagner
I million pour lui. Cette faculté qu'avaient les capitaux de produire
si rapiden ent avait amené un trafic : on prc/ait les fonds à l'heure,
et on exigeait un intérêt dont il n'y a pas d'exemple. Les agioteurs
trouvaient encore à payer l'intérêt exigé et à recueillir un profit
pour eux-mêmes. On pouvait gagner jusqu'à 1 million par jour.
II n'était donc pas étonnant que les valets devinssent tout à coup
aussi riches que des seigneurs. On en cite un qui, rencontrant son
maître par un mauvais temps, fit arrêter son carrosse et lui offrit
d'y monter. »
Cependant cette folie de quelques semaines eut des conséquences
plus durables et plus graves sur l'état social et sur l'état moral du
pays. Ou ne voyait pas seulement rue Quincampoix des spéculateurs
de profession, d'anciens traitans qui cherchaient, les uns à retrou-
ver quelques-uns des bénéfices que leur avaient procurés autrefois
les affaires extraordinaires, et les autres à réparer les pertes que la
chambre de justice leur avait fait éprouver, ou les rentiers et les
créanciers de l'état, qui poursuivaient l'emploi des capitaux dont
(1) Cette notice a paru, en 1820, dans la première livraison de V Encyclopédie pro-
gressive. On y trouve quelques inexactitudes et oq peut ne pas adopter tous les juge-
mens qu'elle porte sur Law et sur quelques-unes de ses opérations, mais elle révèle
chez M. Thiers, qui avait alors vingt-huit ans, et qui s'occupait, pour la première fois
peut-être, de finances et d'économie publique, la puissance et la pénétration d'esprit
que toute sa vie devait mettre en lumière.
384 REVUE DES DEOX MONDES.
le remboursement venait de leur être imposé : on y trouvait, con-
fondus et s'enivrant des mêmes chimères, toutes les classes de la
société, des princes, des grands seigneurs, des gens d'église, des
militaires, des magistrats, des bourgeois, des commerçans, des
artisans, des cultivateurs, des domestiques. Leurs illusions étaient
d'autant plus vives et leur cupidité d'autant plus excitée que,
depuis trente ans, le désordre financier, la variation des monnaies, les
banqueroutes partielles, mais successives, de l'état, les avaient ruinés
ou appauvris, et qu'ils avaient le spectacle des fortunes immenses
et rapides que pouvaient produire les affaires, l'agiotage, le trafic du
papier. Beaucoup d'honnêtes propriétaires, séduits par l'espérance
du gain, vendirent leurs seigneuries, leurs domaines, leurs maisons,
leurs terres et leurs bois pour acheter à des prix excessifs, à 10,000 li-
vres, à 15,000 livres, à 18,000 livres des actions qui devaient pro-
chainement ne pas valoir leur pair de 500 livres. Des actionnaires
avisés et prévoyans ne tardèrent pas, au contraire, à réaliser leurs
bénéfices en vendant leurs actions; ces réaliseurs recherchèrent
des immeubles et, à défaut, des diamans, des pierreries et même
des marchandises, qui, bien que payés le prix excessif auquel la
concurrence les avait fait monter, conservèrent toujours la plus
grande partie de leur valeur. Quand le système se fut écroulé, les
premiers restèrent ruinés et les seconds restèrent enrichis, il y eut
un déplacement des fortunes privées et des situations sociales qu'on
ne vit jamais se produire sous un gouvernement régulier et dans un
pays que ne bouleverse pas une révolution. Au point de vue moral,
sans parler des plaisirs et des désordres qui accompagnent les for-
tunes rapidement acquises, c'est encore Duclos qui affmne « que
le bouleversement des fortunes n'a pas été le plus malheureux effet
du système de la régence. Une administration sage aurait pu réta-
blir les affaires; mais les mœurs, une fois dépravées, ne se réta-
blissent que par la révolution d'un état, et je les ai vues s'al-
térer sensiblement. — Dans le siècle précédent, la noblesse et
le militaire n'étaient animés que par l'honneur ; le magistrat cher-
chait la considération; l'homme de lettres, l'homme à talent, ambi-
tionnaient la réputation; le commerçant se glorifiait de sa fortune
parce qu'elle était une preuve d'intelligence, de vigilance, de travail
et d'ordre. Les ecclésiastiques qui n'étaient pas vertueux étaient du
moins forcés de le paraître. Toutes les classes de l'état n'ont aujour-
d'hui qu'un objet, c'est d'être riches, sans que qui que ce soit fixe
les bornes de la fortune où il prétend... — Nos lois sont toujours
les mêmes ; nos mœurs seules sont altérées , se corrompent de
jour en jour : et les mœurs, plus que les lois, font et caractérisent
une nation. » — Duclos appliquait cette réflexion à la France du
HISTOIRE FINANCIÈRE DE LA FRANCE. 385
XVIII' siècle ; mais elles ne perdront pas leur à-propos, comme l'a si
justement écrit M. Baudrillart (1), « tant que la séduction de la
richesse facile n'aura pas cessé d'agir sur l'imagination hallucinée
de la foule. »
Le développement prodigieux qu'avait pris, depuis six mois, la
compagnie des Indes, le cours élevé de ses actions, l'agiotage de la
rue Quincampoix, tout se réunissait pour donner un intérêt particu-
lier à l'assemblée générale de la fin de l'année. Elle fut convoquée
pour le 30 décembre; le régent vint la présider, accompagné du
duc de Bourbon, du prince de Gonti, etc., et Law n'eut pas de peine
à obtenir des actionnaires la ratification de tous les actes qui avaient
porté les actions du cours de 1,000 livres, qu'elles atteignaient à
peine à la fin de juin, à ceux de 10,000 livres, 15,000 livres,
18,000 livres. Mais, à cette époque, les directeurs de la compagnie
avaient annoncé que le dividende des actions, en 1720, serait de
60 livres pour 300,000 actions, et ce chiffre ne répondait plus à la
situation nouvelle; l'assemblée s'empressa, sur la proposition nou-
velle des directeurs, de fixer la répartition qui serait faite en 1720
à 200 livres par action (ÙO pour 100 du pair de 500 livres), ce qui,
pour 600,000 actions, exigeait une somme annuelle de 120 mil-
lions. C'était là une promesse qui ne pouvait être tenue. Quelques
efforts qu'il eût faits pour évaluer à un chiffre élevé les revenus et
les bénéfices de la compagnie, Law ne pouvait les porter, dans ses
prévisions, qu'à 91 millions, et cette évaluation était encore exagé-
rée ; Du Tôt, l'un de ses disciples les plus sincères et les plus con-
vaincus, la réduit à 80 millions. Quelques ventes faites par ceux qui
commençaient à réaliser avaient rapproché les cours de 10,000 li-
vi'es , et 80 millions répartis entre 600,000 actions , c'est-à-dire
133 hvres par action, ne donnaient, à ce prix, qu'un intérêt de
1.33 pour 100; en supposant même que le dividende promis de
200 livres eût pu être distribué, ce n'était encore que 2 pour 100
du prix de 10,000 livres. Cependant lorsque les dôUbérations de
l'assemblée furent connues rue Quincampoix, elle ne provoquèrent
pas la baisse; le soir même de la réunion, les actions montèrent
à 15,000 livres : à ce prix, le dividende peu probable, quoique
annoncé, de 200 livres n'assurait qu'un intérêt de 1.33 pour 100.
Mais quand les titres d'une société financière , industrielle ou
commerciale, sont l'objet d'une hausse semblable, ce n'est pas à rai-
son du dividende qu'elle pourra donner, c'est à raison du bénéfice
qu'on espère trouver dans une hausse nouvelle. On a vu des actions
de 500 livres monter à 1,000, à 2,000, à 5,000, à 10,000, à
(1) Histoire du luxe, t. iv, p. 250.
TOME Lxii. — 1884. 23
386 REVUE DES DEUX MONDES,
18,000, sans que cette progression s'explique par l'accroissement
des profits ; on se laisse entraîner à croire qu'il n'y a pas de raison
pour que cette progression s'arrête et qu'elle sera sans limite ; on
achète à 18,000 livres sans considérer le revenu qu'on peut espé-
rer, mais dans l'espérance de revendre à 20,000, à 25,000, etc.
Cependant la hausse a nécessairement un terme, que le moindre
événement peut déterminer; dès que ce terme est arrivé et que
seulement les prix restent stationnaires, quelques porteurs, ne comp-
tant plus sur une hausse nouvelle, commencent à vouloir réaliser
et à vendre; leur exemple est suivi; bientôt il se trouve plus de
vendeurs que d'acheteurs et les prix baissent; les premières baisses
ne font que précipiter le mouvement des ventes , tandis que les
acheteurs font absolument défaut. La baisse est plus rapide que ne
l'avait été la hausse; il arrive même souvent que, par un effet d'ima-
gination, elle descend fort au-dessous de la valeur raisonnable du
titre, comme, par un effet d'imagination aussi, la hausse l'avait
beaucoup dépassée. Ce phénomène économique et commercial
n'était sans doute ni analysé ni aperçu au commencement du
xviii^ siècle; mais au xix®, où la spéculation a eu aussi ses exagérât^
tions et ses aveuglemens, on l'a vu si souvent se produire qu'il est
facile à comprendre, sans cependant, si on s'en rapporte aux faits,
qu'il paraisse toujours facile à prévoir.
La situation de la banque ne peut être séparée de celle de la
compagnie des Indes. Le 30 décembre, ses billets étaient émis ou
autorisés pour 1 milliard, et, en qttatre mois, le 1" mai, ils allaient
monter à 2 milliards 600 millions (et même à 3 milliards, suivant
le préambule d'un édit du 5 juin 1725) ; or ces billets ne trouvaient
un gage suffisant ni dans le numéraire déposé dans les caisses ni
dans les effets de commerce, à échéance déterminée, escomptés et
placés dans le portefeuille. La réserve métallique n'était pas très
considérable et pouvait être épuisée rapidement; l'escompte des
effets de commerce, bien que ce fût l'un des objets principaux de
l'institution, n'était jamais entré que pour une faible part dans ses
opérations. Les billets furent presque tous employés soit à fournir
au trésor les 1,500 millions destinés au remboursement de la
dette publique, et représentés par une rente de hb millions consti-
tuée au profit de la compagnie, soit à mettre la compagnie à même
de racheter ses actions. Le 3 décembre, en effet, le jour même de
l'assemblée des actionnaires, Law, informé que les réaliseurs com-
mençaient à vendre leurs valeurs , fit décider que la compagnie
achèterait, à bureau ouvert, ses actions au prix de 9,600 livres
alors qu'elle venait de les émettre à 5,000, et avant même qu'elles
lussent libérées. Celte résolution , dès qu'elle fut connue , aurait
dû rendre le cours des actions à peu près fixe , et cependant , on
lilSTOIRE FINANCIÈRE DE LA FRANCE. 387
verra qu'il s'éleva le 5 janvier à 18,000 livres; pendant quelques
jours, elle ne reçut donc aucune exécution ; mais les circonstances
ne tardèrent pas à lui faire donner une application si large qu'elle
entraîna la chute du sysihne.
La théorie, confirmée par la pratique, enseigne que des billets au
porteur ne peuvent être émis avec sécurité par une banque que
sur dépôt d'espèces métalliques ou en échange de valeurs com-
merciales, à courte échéance, dont le remboursement fait rentrer
des billets ou fait verser du numéraire dans sa caisse ; c'est alors
seulement, et à !a faveur du mouvement continu qui s'établit entre
les espèces et les billets, qu'une banque peut aussi faire des
avances sur dépôt de titres, à la condition que ces avances ne soient
jamais qu'une partie prudemment restreinte de ses opérations. La
ban'jue royale n'observa aucune de ces règles et ne s'astreignit à
aucune de ces garanties.
II n'est pas moins nécessaire que la mom aie fiduciaire reste dans
un certain rapport avec la monnaie m< talîique, contre laquelle elle
doit toujours être échangée, à moins d'aboutir au cours forcé. Or
la France n'avait, au milieu du règne de Louis XIV, que 500 mil-
lions de numéraire; si, en 1719, elle paraissait en avoir 1 mil-
liard ou 1,200 millions, c'est que, par suite de l'élévation du cours
des espèces, la valeur de la livre était tombée de 1 fr. 95 à 0 fr. 82;
mais ces 1,200 millions de livres ne représentaient pas plus d'or et
d'argent que les 500 millions du temps de Colbert. Les 2 milliards
600 millions de billets s'élevèrent à plus de cinq fois Ctrtte quantité
d'or et d'argent; comme si, aujourd'hui que nous avons -4 ou 5 mil-
liards de numéraire, 'a banque avait 20 ou 25 milliards de billets.
La monnaie métallique, par la hausse excessive du cours des espèces,
était presque devenue une valeur fictive comme les actions et les
billets. Ces deux dernières fictions s'étaient pour ainsi dire engen-
drées et se soutenaient l'une l'autre. Fans le milliard de billets, qui
fut bientôt plus que doublé, les 600,000 actions n'auraient pas été
émises, n'auraient pas atteint le prix de 18,000 livres, n'auraient
pas conservé celui de 9,600 livres ; sans les actions de la compa-
gnie des Indes, les billets de la banque n'auraient pas trouvé de
contre valeurs en échange desquelles ils pussent être délivrés. Si
l'une de ces fictions tombait, elle devait entraîner l'autre dans sa
chute. Au moment Qh pour la foule aveugle et cupide qui se pressait
rue Quincampoix, et même pour la France presque entière, il faut
le reconnaître, les deux établissemens fondés par Law paraissaient
avoir atteint le plus haut degré de crédit, de puissance, de stabilité,
ils touchaient à leur déclin et à leur ruine.
Ad. Vl'itry.
LA
PRÉCISION DANS L'ART
ÉTUDE DE PSYCHOLOGIE ESTHÉTIQU;
Autrefois il y avait des lois d'esihéti.|UB qui paraissaient avoir
été fixées pour jamais par ce qu'on appelait la savante antiquité.
Ces lois ont régné à travers les siècles, et nul ne scngsai: à se
révolter contre elles; si on leur désobéissait, ce n'était guer.' que
par impuissance. Elles formaient comme ua code sacré, « la légis-
lation du Parnasse, » et la critique n'était qu'une sorte de juris-
prudence qui conflrmait ou expliquait ces lois. Il en était à peu près
de l'art comme de la morale, qui était renfermée en de précises
règles Ihéologiques. Mais, de même que les nécessités nouvelles
de la vie, certains progrès de la science, rompirent les cadres trop
fixes de la théologie; ainsi des seutiiuens nouveaux, des idées plus
étendues, se trouvant de plus en plus à i'étroit entre les barrières
du goût traditionnel, finirent par les renverser. Aujourd'hui il n'y
a plus dans l'art de lois universellement reconnues. Il n'est plus de
critique fondée sur des principes, ou du moins les principes hasar-
dés par les uns sont dédaigneusement rejetés par les autres. L-js
lecteurs et les spectateurs, dans un théâtie ou dans un musée, peu-
vent bien dire qu'une chose leur plaît ou leur déplaît (encore ne le
saveTit-ils pas toujours), mais chacun juge selon sa fantaisie du
moment et n'essaie même pas de se rendre compte de celte fautai-
LA PRÉCISION DANS l'aRT. 389
sie, faute de pouvoir recourir à un principe quelconque. On a le
plus souvent peur de se prononcer. De là tous ces jugemens évasifs
qui courent le monde, tels que ceux-ci : « C'est assez joli, cela n'est
pas mal, » jugemens qui n'affirment rien, qui ne nient rien, qui
n'engagent pas et qui permeltnnt de reculer décemment, de se
replier devant une opinion contraire. Dans cette incertitude et ce
scepticisme, on en arrive à une indifférence qui décide au hasard
qu'une chose est belle ou qu'elle ne l'est pas. Puisqu'il n'est plus
de loi imposée et reconnue comme jadis, ne serair-il pas possible,
ainsi qu'on a fait souvent en morale, de sp. faire soi même une loi
et, en s'interrogeant, en observant ce qui nous surprend et nous
charme dans tous les arts, de découvrir nous-mêmes un certain
nombre de règles ou de conditions nécessaires? Au lieu de fonder
l'esthétique sur des spéculations abstraites et de la rattacher à une
métaphysique obscure et sans crédit, comme on l'a bien souvent
tenté, ne pourrai'-on pas l'établir sur des observations person-
nelles en les généralisant? Chacun ne sent-il pas en soi que l'esprit
critique et le goût ne sont que le résultat acquis à la longue d'un
examen délicat des effets, agréables ou désagréables, que les œu-
vres de l'art produisent sur notre âme? Pour nous, nous pensons
qu'il est des lois fondamentales de l'esprit humain que nulle ima-
gination, si originale qu'elle suit, ne doit méconnaître, qu'il est
des qualités si nécessaires qu'elles s'imposent également aux arts
plastiques et à la poésie, qu'il est une qualité, entre autres, sans
laquelle aucun ouvrage ne peut produire un plaisir profond et
durable, que cette qualité indispensable doit dominer la composi-
tion et le style, l'idée et la forme. Telle œuvre d'art a-t elle ce
mérite, elle est bonne; n^ l'a-t-elle qu'à demi, elle est médiocre;
si elle en manque tout à fait, elle est mauvaise. Nous aurions donc
une règle de jugement. Ce mérite est la précision qu'aujourd'hui
tout le monde se pique d'avoir, qui est plus rare qu'on ne pense,
du moins dans les art.s. et dont l'absence est la cause souvent ina-
perçue de presque tous les déplaisirs qu'on éprouve au Salon et
ailleurs. Qu'est-ce que la précision dans l'art? Nous voudrions la
définir surtout par des exemples; mais, avant démontrer ce qu'elle
es!, il convient de dire ce qu'elle n'est pas.
I.
Comme il est bon quelquefois, pour mettre en lumière une vérité,
de signaler l'erreur contraire et de l'exposer dans tout son excès et
son absurde extravagance, il y avait un peuple grec, les Pihodieiis,
qui, au u^ siècle de notre ère, ont singulièremei,t manqué de
précision dans la statuaire. C'était moins, il est vrai, par défaut
390 REVUE DES DEUX MONDES.
d'esprit que par la faute des circonstances. Ce peuple ami des arts,
très prodigue de statues, assez riche pour se permettre ce beau
luxe, avait pris l'habitude d'honorer d'un marbre ou d'un bronze
ses héros et ses magistrats. Mais, comme, sous la domination
romaine, les magistrats se succédaient bien \ite et que, dans la
servitude rniverselle, il y avait d'autant plus de héros qu'il y avait
moins d'occasions de déployer un véritable héroï^^me, les statues se
multipliaient d'une manière accablante pour les finances de la ciié.
Que firent les Rhodiens? Ce peuple commerçant, par économie,
établit l'usage d'effacer le nom d'une ancienne statue pour la con-
sacrer à un nouveau personnage. La même image pouvait ainsi
servir à glorifier toute une suite de magistrats. 11 pouvait même
arriver, par la plus ridicule rencontre, que la statue d'un vieillard
devînt la prétendue image d'un jeune homme. Un jour, un sévère
philosophe prêcheur, passant par Rhodes, Dion Chrysostome, s'éleva
avec éloquence, dans un discours que nous possédons, contre cet
usage trompeur, qui privait les anciens héros de leur gloire, qui
leur faisait banqueroute et qui honorait d'ailleurs fort peu les ser-
vices nouveaux rendus à l'état. 11 fit voir, en philosophe, tout ce
qu'il y avait de peu moral dans cette indécente et parcimonieuse
coutume ; il aurait pu ajouter, s'il s'était occupé de l'art, que ces
statues, devenues si peu précises, ne devaient pas être bien inté-
ressantes pour les amateurs de la sculpture.
H ne faut pas trop se moquer de ces coutumes, car, dans nos
ateliers d'artistes, il en est de ^ areilles, bien que moins visiblement
choquantes. Voici ce qui doit arriver souvent chez nous, à en juger
tous les ans par le caractère mal défini de certains tableaux du
Salon. Un peintre de loisir, ne s'étant pas encore arrêté à un sujet,
s'avise, pour ne pas perdre son temps, de faire poser un modèle,
une femme, et s'applique de son mieux à cette étude d'après
nature. Ce n'est pour lui qu'un simple et utile exercice. Mais,
une fois l'étude terminée, s'il est content de cette peinture entre-
prise sans but et sans idée préconçue, il la contemple, il rêve
pour elle un sort, un bel avenir et pense à en faire, sans grands
frais d'imagination, un tableau véritable. « Si je peignais, se dit-il,
aux pieds de cette femme des flots, ce pourrait être une Vénus; ou
bien si je plaçais à côté d'elle un puits, ce serait la Vérité; ou bien,
pourquoi n'en ferais-je pas une candide Chloé? » Mais, si habile
que soit le choix du nom, quel que soit le bonheur peut-être de
certaines rencontres fortuites, il ebt clair que cette figure n'aura pas
en tout l'attitude et l'expression qu'elle doit avoir. Ce serait
miracle si cette peinture avait une justesse qui n'a pas été cher-
chée et si elle s'adaptait exactement par hasard à un sujet imaginé
aorès coup. Certains traits de réalité vulgaire, trop fidèlement
LA PRÉCISION DANS l'aRT. 391
conformes au vulgaire modèle, donneront à penser au spectateur
que cette prétendue Vénus est loin d'être sortie des flots purs de
la mer, que cette Vérité a couru déjà les rues ou que cette Gliloé
n'a plus rien à apprendre. L'artiste a fait en peinture ce qu'on
reprochait de faire en littérature à un célèbre académicien, écri-
vain trop ingénieux, dont on disait, à tort sans doute, mais non
sans esprit et sans malice, qu'il commençait par faire sa phrase et
pensait ensuite « à ce qu'il mettrait dedans. » Quel que soit le
mérite technique d'une pareille figure, elle choquera les yeux et
l'esprit parce qu'elle n'est pas ce qu'elle prétend être. Gomme
simple étude du corps humain, on aurait pu l'estimer, l'admirer
peut-être, mais, comme tableau, elle impatiente par le manque de
justesse précise. Elle ne répond pas à son nom. C'est une erreur
assez répandue, et parfois bien fièrement soutenue, que les belles
formes suffisent; oui, elles suffisent si elles n'ont pas d'autre pré-
tention que d'être de belles formes; mais, du moment où votre
figure devient par le titre que vous lui donnez un être déterminé,
il faut qu'elle ait le caractère et l'expression qui lui sont propres.
C'est vous-même qui le voulez, puisque vous lui donnez un nom
dont elle aurait pu se passer et qu'elle ne vous demandait pas. Les
plus grands artistes ne viol nt pas impunément cette loi, comme
on a pu s'en assurer par un remarquable exemple au Salon de
1882. Un de nos peintres les plus admirés avait exposé un enfant
mort, un jeune garçon dont l'âge flottait entre l'enfance et la jeu-
nesse, d'un dessin exquis, de la couleur la plus poétique. On con-
templait avec ravissement ce corps idéal jusqu'au moment où, en
ouvrant le livret, on lisait le nom de Bara, le petit tambour héi'oïque
de l'armée révolutionnaire, tué dans un combat en Vendée. Non, ce
n'est point là un petit Français des faubourgs, c'est un jeune ber-
ger d'Axadie, ou bien un fil» de Niobé tombé sous les flèches d'or
d'Apollon. Les baguettes de tambour mises entre les doigts du
pauvre petit éphèl)e sont un trop simple artifice pour nous faire
voir un enfant de troupe dans cette charmante vision mytholo-
gique. On a cru donner un intérêt présent au tableau en lui appli-
quant un nom moderne et on n'a fait que déconcerter le spectateur
en manquant à une des premières nécessités de l'art, à une des
plus naturelles exigences de l'esprit.
Ce qui nous fuit croire que, pour beaucoup d'artistes, la préci-
sion dont nous parlons n'est pas un grand souci, c'est que les jeunes
talens qui concourent, soit en peinture, soit en sculpture, pour le
prix de Rome, semblent souvent n'avoir pas pris la peine de lire
sérieusement le programme imposé et laissent leur imagination
errer autour ou à côté du sujet pourtant bien défini qu'on leur a
donné. Poui' prendre un exemple qui revient à notre mémoire, il y
392 REVUE DES DEUX MONDES,
a peu d'années, le sujet de sculpture était Orphée après la mort
d'Eurydice, parcourant les montagnes à travers les rochers et chan-
tant son amour à jamais évanoui. Il s'agissait de représenter, selon
Virgile, un amoureux délire, l'égarement du désespoir, l'innocente
démence d'un amant et d'un poète qui va droit devant lui sans
savoir où il met le pied. Le sujet fut très finement saisi par le jeune
artiste qui eut le prix. 11 fallait vraiment n'avoir pas lu le programme
pour représenter, comme ont fait d'autres concurrens, Orphée assis
ou bien chantant immobile avec le calme d'un acteur correct qui
se fait entendre dans un concert. Nous nous rappelons aussi qu'en
peinture on proposa pour sujet la mort de Démoslhène et que plus
d'un concurrent peignit le grand orateur, non pas mourant, mais
mort, ce qui était détruire l'intérêt du tableau et en esquiver les
difficultés. Du reste, nous avons remarqué chaque année que le
jury, comme s'il donnait raison à la théorie que nous soutenons,
décerne le prix à celui qui reste le plus fidèle au programme. Il
est probable que ce n'est pas la docilité qu'on récompense, mais
encore et surtout les mérites techniques que cette docilité, c'est-à-
dire la nette inlelligence du sujet, entraîne avec elle, car il est
indubitable qu'un sujet bien compris et bien défini est pour l'ar-
tiste un soutien. S'il n'est pas nettement conçu, toute l'exécution
sera incertaine. Le sentiment du personnage ordonne tout le reste.
Il ne se reflète pas seulement dans l'expression du visage, il se
répand dans tout l'être; il entraîne des mouvemens certains, il
ondule en lignes qui ne sont qu'à lui jusqu'au bout des pieds, il
n'y a qu'une pensée précise qui puisse conduire à un juste dessin.
On est amené quelquefois à faire de pareilles réflexions, même à
l'exposition triennale, où ne paraissent pourtant que des œuvres de
choix. Nous venons d'y voir un groupe de statuaire intitulé : l'Amour
et la Folie, sujet tiré d'une fable de La Fontaine, œuvre gracieuse
à première vue, de la plus jolie exécution, où un rare talent laisse
voir dans les moindres détails tous les soins qu'il a pris, sauf le
soin de lire La Fontaine, ce qui pourtant n'eût pas été long. Le
fabuliste raconte que l'Amour et la Folie, évidemment dans leur
enfance, jouant ensemble et se disputant, la Folie eut le malheur
de donner à l'Amour un coup si furieux qu'il en perdit la clarté
des vieux. Les dieux pris pour juges condamnèrent la coupable à
servir désormais de guide au petit aveugle. L'artiste, pour avoir
peu lu la fable, représente l'Amour en enfant, ce qu'il doit être, en
effet, mais la Folie en grande personne qui pourrait bien avoir
vingt ans. Gomment cette grande fille a-t-elle pu être assez brutale
pour aveugler dans une dispute son petit ami? Et, au moment où
elle conduit cette pauvre victime, comment peut-elle rire si gaî-
ment, d'un air tout triomphant, et trouver si spirituel ce qu'elle a
LA PRÉCISION DANS l'aRT. 393
eu le malheur de faire? On a beau s'appeler la Folie, on ne fait pas
ces choses-là à cet âge. Ce n'est plus une folie imprudente, c'est
une folie dangereuse qu'il faudrait enfermer si elle n'était de marbre
et si d'ailleurs on n'avait grand plaisir à la contempler, du moins
dans l'élégance de ses formes plastiques.
Dans les arts comme dans les lettres, peindre, c'est définir, et
définir, comme le mot mêtne l'indique, c'est tracer les limites entre
un objet et un autre objet plus ou moins S'^mblable, c'est lui donner
les attributs essentiels qni le distinguent, qu'il ne partage avec aucun
autre de même espèce ; c'est, en un mot le spécifier, ou, pour ne
point employer la langue de la logique, c'est lui donner son carac-
tère. Nous ne demandons pa=:, comme on pourrait croire, qu'on
exprime soit avec la plume, soit avec le pinceau, son idée avec séche-
resse, car la sécheresse est un des plus déplaisans défauts. Rien
n'empêche d'accumuler les traits, de prodiguer les couleurs, pourvu
que ces traits et ces couleurs contribuent à mettre en lumière le
caractère propre de la scène représentée. Tous les accessoires, s'ils
s'accordent et s'ils concourent au dessein général, peuvent être
considéré? comme un amas de petites définitions. C'est à distinguer
les scènes ou les sentimens les plus semblables que l'art doit s'ap-
pliquer; caries choses qui ne se ressemblent pas se distinguent et
se différencient d'elles-mêmes. Il est clair, par exemple, que la dou-
leur physique ne ressemble pas à la douleur morale, ni Laocoon à
Niobé; mais combien n'y a-t-il pas de douleurs morales plus ou
moins pareilles, et pourtant différentes! L'art est tenu de saisir les
nuances et ne plaît que s'il les exprime avec une déUcate justesse.
Toute l'œuvre du critique consiste donc à voir si le sujet est bien
défini, et l'intensité du plaisir produic par la poésie ou par l'art se
mesure à la délicatesse de cette exaclitude.
Lorsqu'on recherche les principes de l'art, on fait bien toujours
de recourir aux anciens, de consulter surtout les Grecs, de recueillir
leurs jugeraens ou les émotions qu'ils ont éprouvées en présence de
leurs chefs-d'œuvre, car non-seulement ils ont été de tous les peu-
ples le mieux doué ; mais encore n'étant pas entêtés de systèmes,
privés d'ailleurs de toutes les ressources matérielles qui font quel-
quefois illusion aux modernes, ils ont été frappés surtout par ce
qu'il y a de plus nécessaire dans l'art. Quand en Grèce les peintres
commencèrent à donner à leurs figures de l'expression, ce qu'on
admira tout d'abord, ce fut la justesse précise qui savait saisir le
sentiment du personnage, et on admirait encore plus quand le peintre,
pour être plus précis, avait su exprimer à la fois avec une adresse
qui paraissait inconcevable deux sentimens contraires qui se par-
tageaient l'âme du héros. En effet, si on veut représenter Médée,
par exemple, au moment où elle va égorger ses enfans , il ne suffit
394 REVUE DES DEUX MONDES.
pas de montrer une femme animée par une sombre et meurtrière
jalousie, il faut encore laisser voir la mère émue de tendresse mater-
nelle. C'est là le point, le point difficile, impossible à saisir, à ce qu'il
semble, et qu'il faut saisir pourtant, ou bien cette femme ne sera
plus Médée. Elle sera Judith, Clytemnestre ou tout autre person-
nage pareil que l'on voudra. Aussi les anciens ont-ils célébré de
siècle en siècle le tableau de Timomaque, où Médée, lai poignard à
la main, sur le point de frapper ses petits enfans, les contemplait
d'un regard à la fois farouche et attendri. Comment l'artiste avait-il
pu unir et fondre ensemble ces deux expressions contraires? iNous
l'ignorons. C'était là précisément la merveille. Il semble, d'après de
nombreuses pièces de vers composées en l'honiieur de ce tableau
(il y a neuf pièces dans l'Anthologie grecque), il semble que des
yeux terri})les de Médée coulaient des larmes. Au v® siècle de notre
ère, l'admiration n'était pas encore épuisée, et le poète laiin Ausone
s'exprimait encore comme les poètes grecs :
Ira subest lacrymis : miseratio non caret ira ;
Alterutrum videas ut sit in alterutro.
La fureur paraissait dans la pitié et la pitié dans la fureur, si bien
qu'un de ces poètes de l'Anthologie, qui sans doute n'avait pas vu
la peinture, mais qui l'admirait de confiance et par tradi ion, écrivit
ridiculement que le peintre avait donné à Médée deux yeux diffé-
rens, l'un furieux et l'autre tendre. Même cette inepte description
laisse voir combien les anciens avaient été sensibles à cette préci-
sion de la peinture. C'a été chez nous l'erreur commode de bien des
peintres qui ont cru faire une Médée, en représentant tantôt une
femme furieuse maniant le glaive, tantôt une mère attendrie en
présence de ses enfans; dans l'un et dans l'autre cas, c'était man-
quer le sujet, ce sujet qui ne consiste que dans ce tragique conflit
de la fureur et de l'amour.
Voilà pourquoi il n'y a jamais en peinture de véritable imitation
ou de plagiat quand deux vrais artistes traitent le même sujet.
Comme il est impossible de supposer que la conception première du
tableau soit absolument la même chez les deux peintres , il s'ensui-
vra, en vertu de cette loi de justesse qui s'impose à l'art, qu'à une
idée légèrement différente correspondront des gestes, des mouve-
mens, des expressions dissemblables; tout, pour bien s'ajuster à
l'idée nouvelle, sera nouveau. Est-il un sujet plus commun, plus
rebattu que celui de la Vierge? Traité mille fois, mille fois encore
on le traitera; mais chaque peintre le renouvelle dans l'ensemble et
dans le détail, parce que l'idée de chacun n'est pas celle de son
devancier. Ce sera tantôt l'image de la virginité, tantôt celle de la
LA PRÉCISION DANS l'aRT. 395
maternité. Ici ce sera une mère mortelle en adoration devant l'En-
fant divin ; là, avec moins de mysticisme, ce sera une simple et
honnête mère allaitant son nourrisson. Le tableau sera ou mysti(]ue
ou religieux, ou idéal ou réel; mais, quelle que soit la conception du
peintre, il conformera tous les traits, tous les détails à son idée, à
son sentiment. 11 n'y aura point, par exemple, de familiarité dans
une image divine, il peut y en avoir dans une peinture se rappro-
chant de la vie réelle. Dans le tableau de Raphaël, la Vierge auvoile^
on aurait de la peine à se figurer l'adorable Enfant jouant avec son
pied, comme fait avec un naturel si charmant, un naturel tout
humain, le robuste petit garçon suspendu au sein de la Vierge
d'Andréa Solari. Ces tableaux sont diversement admirables, chacun
dans son genre, malgré la communauté du snjnt, parce que cha-
cun, dans l'ensemble et dans des détails bien ajustés à la pensée de
l'artiste, a un caractère défmi qui le distingue de tous les autres
analogues. Dans la peinture, comme du reste dans la belle littéra-
ture, il n'y a pas de lieux-communs, pas plus qu'il n'y a de syno-
nymes dans la. langue. 1' ne, p^ut y avoir de lieu-commun ni de
synonyme là où il y a de la précision.
Parmi les peintres contemporains, il en est un qui semble avoir
compris tout d'abord que la précision est la plus nécessaire qualité
d'un tableau, et qui, pour être resté toute sa vie fidèle à ce prin-
cipe, a eu le rar e privilège d'une gloire non discutée : c'est M. Meis-
sonier. Comme si, par son ex'^mple, il avait voulu mettre en lumière
cette loi do l'art, i! a choisi souvent les sujets les plus analogues,
les plus voisins, les plus semblables, en marquant si finement ce qui
les distingue les uns des autres, que le regard est surpris et charmé
par la sûreté de ses pittoresques dèfiiiitiotis. 11 s'est plu, par exemple,
à pf^ind'-e des joueurs, mais l'attention n'est pas la même selon
qu'on joue aux échecs ou aux cartes ; et aux cartes même elle est
différente selon qu'on joue pour l'honneur ou pour le ga'n, ou pour
passer le temps. Quand l'artiste nous fait voir un liseur dans son
fauteuil, on pourrait dire quel genre de livre il lit. Que de nuances
dans l'attention des personnages, nuances qui ne paraissent pas
seulement dans les visages, mais dans les attitudes et dans les plis
du vêtement, car on n'est pas seulement attentif des yeux et des
oreilles, on l'est des bras et des jambes. Et pour que rien ne puisse
distraire le spectateur dans la contemplation de cette exquise justesse,
il n'y a jamais le moindre accessoire inutile, l'artiste sachant bien
que, dans un tableau comme dans un livre, la netteté est la pre-
mière joie des yeux et de l'esprit.
Si aujourd'hui, dans la peinture de genr •, un certain nombre
d'artistes d'un talent fin et sobre pratiquent avec succès cet art, oii
M. Meissonier est passé maître, il semble que, dans la grande
396 REVUE DES DEUX MONDES.
peinture, on se croie moins obligé à cette précision dont nous
essayons de marquer le caractère. Là, bien souvent, la pensée n'est
pas nette, elle ne se présente pas d'elle-même aux yeux, et peut-
être, pour avoir été indécise dans l'esprit de l'artiste, elle flotte dans
une composition encombrée de personnages non nécessaires, avec
des gestes de hasard, avec des vêtemens qui voudraient être plus
intéressans que les visages, avec toute sorte de hors-d'œuvre écla-
tans qui dispersent l'attention ou la disloquent avec violence. Ce
ne sont point là les traditions de la grande école française. Bien
que le Poussin ne soit plus, aux yeux de l'art contemporain, un
modèle en tout parfait, personne, je le suppose, ne lui refusera la
science de la composition. Or cette science, fruit de longues médi-
tations et d'un génie grave qui ne prend pas la peinture comme un
simple jeu de couleurs, consiste visiblement à élaguer d'une claire
conception tout ce qui risquerait de la troubler, ce qui est oiseux ou
indifférent, tout ce qui pourrait égarer les yeux et les distraire du
sujet; si bien que les personnages les plus éloignés du centre de
l'action vous ramènent encore par leur attitude et leur expression
à la pensée principale. Tout est sacrifié à l'unité des in^pressions.
Il suffit de rappeler ici certains tableaux bien connus qui sont au
Louvre, les Bergers d'Ârcadie, la Femme adultère, le Jugement de
Salomoii, Éliôzer et Rébecca. Dans ce dernier tableau, ou peut
saisir dans toute sa simplicité cet art d'une si sévère grâce. Pen-
dant qu'à la fontaine Éliézer oilre au nom de son maître des ! ijoux
à Rebecca, cinq ou six jeunes filles, venues pour chercher de l'eau,
regardent la scène en souriant. Un mariage fait toujours sourire,
surtout quand on le devine. A l'extrémité du tableau se trouve un
personnage qu'on dirait d'abord inutile, puisqu'il ne peut voir
ce qui se passe. C'est une fillette d'un âge non encore curieux de
mystères, à genoux devant un vase déjà trop plein que continue
pourtant à remplir, d'un mouvement distrait, une grande compagne
trop occupée de la scène principale. La iilleite regarde en l'air, fort
étonnée de cette distraction et en rit, si bien que, même en tom-
bant sur ce personnage accessoire, les ^eux du spectateur sont
ramenés au centre; ils vont sûrement de la surprise rieuse de cette
enfant à l'étonrderie de la grande distraite, de son étourderie à sa
curiosité, laquelle est suspendue à l'otfre des bijoux. Toutes les
lignes, tous les fils de la pensée aboutissent à ce nœud. Et cepen-
dant, dans tout le tableau, il n'y a rien de géométrique; on n'y
trouve de la géométrie que la clarté et la rigueur.
Cette précision dans l'ordonnance générale d'un tableau est un
si grand attrait pour l'esprit, elle est si bien le nourrissant plaisir
qu'il cherche et qui est fait pour lui, que le spectateur entrant dans
le Salon, après un vague coup d'œil jeté sur les tableaux qui l'en-
LA PRÉCISION DANS LART. 397
tourent, marche tout d'abord, comme d'instinct, vers la toile où de
loin reluit cette qualité. Mille couleurs plus voyantes ont beau vous
solliciter de toutes parts, vingt sujets ou dramatiques, ou bizarres,
ou tumultueux, ont beau vouloir forcer votre attention, je ne sais
comment, vous allez droit à ce lointain tableau que vous ne faites
qu'entrevoir, mais qui vous promet quelque chose de lucide. Yous
ne savez pas encore de quoi il s'agit, et déjà vous êtes attiré comme
par une clarté. L'esprit court à la précision comme la paupière
s'ouvre d'elle-même aux premiers rayons du jour. Aussi, lorsque
dans nos expositions annuelles vous vous sentez pris d'une fatigue
qui n'a point sa pareille et qu'on n'éprouve que là, quand vous en
arrivez à la torpeur et à la défaillance, ne dites pas, comme on le
répète, que c'est le trop grand nombre de tableaux qui produit en
vous cet anéantissement, car vous ne sentez lien de semblable ni
au Louvre ni même à l'exposition triennale, où les œuvres sont
choisies : non, le mal a pour cause le grand nombre de tableaux
qui n'offient pas de prise à l'esprit, bi brillans qu'ils puissent être
d'ailleurs; car dès que vous rencontrez ici, là, quelque chose qui
vous présente une claire pensée, votre santé morale se rétablit.
L'esprit souffre plus qu'on ne peut dire de ce qui e&t incertain et
diffus, et souffre plus encore quand cette diffusion vous assaille
d'étincelantes couleurs et vous contraint de la regarder. Ainsi, sans
nous élever à une haute métaphysique, sans recourir à des prin-
cipes abstrus toujours contestés, à n'interroger que nous-même, à
ne consulter que les plus naturelles exigences de notre propre
esprit et nos intimes satisfactions, vous pouvez d'abord mesurer
votre estime à la précision des œuvres et trouver, en dehors de tout
appareil savant, une première règle de vos jugemens dans les arts.
Nous n'avons pas la peu modeste prétention de donner des leçons
aux artistes, n'étant qu'un simple amateur qui défend ici ses graves
plaisirs contre des théories de plus en plus accréditées, lesquelles
semblent vouloir autoriser l'absence de la méditation et les diva-
gations du pinceau. Nous disons voloniiers comme Lucien, de tous
les critiques de l'antiquité celui qui paraît avoir le plus juste et le
plus fin sentiment sur les arts : « Il est des beautés qui échappent
en partie à l'œil d'un ignorant tel que moi. La correction exquise
du dessin, la combinaison des couleurs, les effets de saillie et
d'ombre, je les laisse à louer aux peintres qui ont mission de les
comprendre. Pour moi, j'admire Zeuxis pour avoir donné à son
personnage des traits si bien définis, des traits qui ne convien-
nent qu'à lui (1). » Tout le monde est juge compétent pour voir
(I) Lucien, Zeuxis, ch. v; nous résumons son opinion longuement développée.
39S REVUE DES DEUX MONDES.
si dans une œuvre quelconque ont été observées les lois générales
de l'esprit humain et, en particulier, une loi qui règne, nous l'ai-
Ions voir, dans la poésie comme dans l'art.
II.
On peut dire que la poésie considérée comme art n'a jamais été,
dès les premiers temps du monde, qu'un effort pour arriver à la pré-
cision, et qu'à l'origine les divers genres de poésie ne furent créés
que pour enserrer la pensée, pour captiver cette vagabonde et la
soumettre à de certaines lois que de clairs et naï!"s génies ont
d'abord reconnues comme les plus capables de charmer l'e^sprit.
Dans les premiers âges, les hommes ont dû faire bien des récits
héroïques longs, diffus, sans règle et sans fm, quand un homme
mieux doué que les autres, un Homère, par exemple, s'avisa de
contenir ces verbeuses inspirations qui allaient à l'aventure, de les
enfermer dans un sujet unique, d'y ramener les épisodes qui s'éga-
raient, de tout diriger vers un dénoûment. Le poème épique est
une narration dont on a élagué tout le superflu, pour ne conserver
et mettre en belle lumière que ce qui soutient l'intérêt. Il en fut
de même du drame. De bonne heure, les hommes se divertirent à
présenter en dialogues improvisés une action ou divine ou humaine,
quand l'art peu à peu retrancha de ces libres improvisations tout
ce qui n'allait pas au fait, les scènes non nécessa'res et les vaines
paroles, jusqu'au moment où, de progrès en progrès, c'est-à-dire
de retranchement en retranchement, il n'ait plus gardé que la vraie
substance du drame et qu'il ait produU à la longue, par ces élimi-
nations successives, le chef-d'œuvre de la simplicité et de la préci-
sion tragique, YOEdipe roi. On peut se figurer ce lent travail des
siècles par ce que nous voyons encore faire autour de nous. Quand
un directeur de théâtre reçoit une pièce nouvelle, il en fait retran-
cher des scènes ou abréger le dialogue, il taille, il émonde, avec la
serpe ou même avec la hache, jusqu'à ce qu'il ne reste plus que la
partie vivante oii circule la sève utile et qu'enfin soit tombé tout
ce qui est inerte, infécond et luxuriant. Et même quand cette pièce
ainsi réduite a été plus ou moins goûtée du public, si on la
reprend quelques années plus tard, on s'aperçoit qu'il faut retran-
cher encore, et à cette nouvelle représentation n'arrive t-il pas
qu'une pièce en cinq actes soit réduite à deux? Bien plus, si le dia-
logue, quoique juste, est un peu mou, c'est-à-dire peu précis,
n'appelle-t-on parfois à l'aide un des maîtres de l'art, un homme
expert en style dramatique, pour jeter çà et là dans la pièce de ces
phrases nettes et frappantes qui résument vivement une situation,
LA PRÉCISION DANS l'aRT. 399
qui illumiDent un sentiment ou un caractère? C'est que l'esprit
humain demande à l'art, non un vague plaisir, mais un plaisir
intense, non un demi-bonheur, mais, s'il se peut, une complète féli-
cite.
Naturellement la largue elle-même a partout suivi ces progrès
de la pensée se travaillant pour arriver à des formes précises. Dans
toutes les littératures, dans celles, du moins, qui se sont dévelop-
pées lentement, la langue est d'abord incertaine, elle balbutie et
bavarde ; puis, à mesure que la pensée est moins diffuse, la langue
aussi prend des contours plus nets et plus fermes. Et ce travail
continue toujours à travers les siècles, alors même qu'il ne reste
plus, à ce qu'il semble, de progrès à accomplir. C'est ainsi qu'en
France après la renaissance, quand notre langue avait déjà été
façonnée par de grands écrivains, par Montaigne et Rabelais, l'es-
prit français, comme s'il se sentait encore mal à l'aise en des
phrases flottantes, comme s'il craignait de trébucher dans une robe
trop ample, se donna un vête ment de mieux en mieux ajusté, au
risque de se priver de certaines grâces ondoyantes. Il n'a eu de
repos qu'il ne soit parvenu à la perfection de la justesse et de la
brièveté ; et lorsque, vers la fin du xv!!!*" siècle et au commence-
ment du nôtre, il eut perdu, par fatigue et par usure, ces vertus
littéraires si longtemps poursuivies et si lentement acquises, il ne
tarda pas à faire de nouveaux efforts pour les reconquérir. De là
vint le soulèvement contre la littérature de l'empire, qui en, était
arrivée au point de n'oser plus rien définir ni nommer. C'est au
nom de la précision que le romantisme a levé et si fort agité son
drapeau ; c'e^t aussi au nom de la précision que plus tard le réa-
lisme, mécontent à son tour, a déployé son petit fanion. Ces deux
révoltes, d'inégale importance, étaient plus ou moins If^gilimes dans
leur principe et leur ambition ; mais, comme toutes les révolutions,
elles n'ont pas tenu ce qu'elles avaient promis. Le romantisme a
cru qu'il suffisait de peindre exactement l'extérieur de l'homme, ses
vêtemens, son mobilier, et a négligé la justesse de l'observation
morale ; le réalisme, à son tour, a mis son exactitude à tout dire,
mais surtout à dire ce qu'il était convenu depuis des siècles qu'on
ne dirait pas. L'un s'est consumé dans l'inutile et l'autre dans l'in-
décent, mais tous deux ont obéi à un invincible désir de la pensée
humaine, qui cherche son plaisir dans ce qui est nettement défini.
Cette loi se manifeste avec éclat non-seulement dans l'ordon-
nance générale des ouvrages, mais encore dans les détails, à l'ori-
gine même des littératures, du moins en Grèce, où il nous est
donné d'assister à la naissance de la poésie et à sa floraison spon-
tanée. Cette exactitude dans le détail poétique ne doit pas trop
étonner, car la juste observation et la vive peinture des choses phy-
AOO REVUE DES DEUX MONDES.
siques et morales, c'est la poésie même. Aussi le plus ancien des
poètes, Homèie, sans théorie apparemment, sans science, sans
réflexion peut-être, a-t-il du premier coup, dans la pure naïveté
de son génie, donné sur ce point l'exemple, tant cette loi de la
précision dans l'art s'impose naturellement. On peut même dire
qu'il posséda tout d'abord cette qualité au suprême degré, pour
avoir eu le génie poétique au degré suprême, ou bien que, pour
avoir été le plus précis des poètes, il passe pour le plus grand.
Homère, en peignant les sentimens de ses personnages, a le même
souci de l'exacte définition que nous avons plus haut remarqué
chez le peintre Timo naque dans son tableau de Médée. Qu'on nous
permette de rappeler seulement un ou deux passages de Y Iliade
et de l'Odyssée, des vers que nous choisissons à dessein parmi les
plus célèbres et les plus connus, pour être dispensé de longs récits,
en nous confiant aux souvenirs du lecteur. Qui peut avoir oublié
cette scèn3 à la fois si pathétique et si noblement familière où
Hector, allant au combat et peut-être à la mort, s'entretient avec
Andromaque, qui le supplie de ne pas sortir des murs? comment
le tendre héros, voulant embrasser son petit Astyanax effrayé par
la crinière du casque, dépose son casque sur la terre, et, après
avoir levé dans ses bras l'enfant pour appeler sur lui la protec-
tion des dieux et la gloire, le remet sur le sein de sa mère, qui
pleure et sourit ? Si Homère s'était contenté de montrer Ândro-
maque pleurant, la scène aurait pu paraître juste; s'il l'avait mon-
trée souriant, la scène eût encore paru vraisemblable et charmante.
Mais en la représentant, dans cette circonstance terrible pour l'épouse
et douce pour la mère, à la fois avec des larmes et un sourire, il a
distingué la scène de toute autre plus ou moins pareille, et c'est
cette précision, que la grâce de l'expression ^ax.puo£v -ye"XaGa(ja rend
plus précise encore, qui fait que le vers s'est fixé dans l'imagiaa-
tion des en fans et des hommes.
On pourrai . nous objecter qu'il est dans Homère des vers déli-
cieux qui n'ont rien à démêler avec la précision et dont le charme,
dit-on, tient au vague de l'expression ou de l'image; on pourrait,
par exemple, nous citer ce passage de YOdyssôc où Ulysse, depuis
si longtemps éloigné de sa patrie, « désire voir la fumée qui s'élance
au-dessus de son ch^^r pays (1). » En effet, l'image et le sentiment
qu'elle recouvre ont quelque chose de mystérieux et d'indéterminé,
mais le vers ne paraît vague qu'à celui qui n'en a pas bien pénétré
le sens. Il renferme, au contraire, une très fine observation psycho-
(1) Odyssée, i, 58. Ce vers avait frappé Ibs Grecs et devint proverbe. On disait cou-
ramment d'un expatrié, « qu'il désire voir la fumée d'Athènes. » (Philostrate, Images,
1,15)
LA PRÉCISION DANS l'aRT. ^01
logique qui ferait honneur à un philosophe. Quelle est donc cette
fantaisie de voir la fumée de son pays? Pourquoi ne pas dire qu'il
veut revoir sa maison, sa femme, son enfant, sa Pénélope, son
Télémaque? C'est que, dans l'ardente impatience de la nostalgie,
Ulysse ne se figure pas arrivé déjà, mais arrivant, épiant du plus
loin le premier signe qui lui annonce la terre natale, dévorant des
yeux et du cœur ce premier et encore lointain témoignage de son
foyer habité et vivant. Rien de plus vrai que ce sentiment, si subtil
qu'il puisse paraître; vous et moi nous l'avons éprouvé, et les plus
simples âmes non-seulement l'éprouvent, mais l'expriment à peu
près comme Homère. C'est ainsi qu'un jeune soldat mélancolique
dans une caserne veut revoir le clocher de son village, parce que
son imagination, en route vers son village, se représente ce qu'il
verra d'abord de plus loin, ce qui lui annonce et lui promet tout
le reste. Parlez de ses peines à un habitant de Strasbourg aujour-
d'hui expatrié, il vous dira qu'il désirerait voir la flèche de la cathé-
drale, parce qu'on l'aperçoit tout d'abord à dix lieues en descen-
dant des Vosges. Le regard et l'âme avides de l'exilé se plaisent à
s'emparer déjà à distance de leur douce proie. Ce n'est donc pas la
nostalgie qu'exprime le vers d'Homère, c'est l'impatience de la
nostalgie. La fumée est ici la caractéristique de ce sentiment, c'en
est, si on peut dire, le caractère spécifique. La pénétrante beauté
du vers tient à cette délicate justesse. C'est la plus poétique des
définitions.
Cette recherche naïve ou méditée de la précision, on peut la
remarquer plus ou moins chez tous les grands poètes de l aniiquitô
et chez les historiens, qui, selon le mot de Cicéron, sont aussi des
poètes. Pour ne citer qu'un nom, dans les ouvrages de Tacite, qui
sont comme une galerie où se pressent des milliers de portraits,
il n'y en a pas deux qui se ressemblent. Chaque personnage, sou-
vent en un mot, est marqué d'un trait qui n'est qu'à lui. Dans
l'histoire ancienne, cette loi s'applique à tout, même aux petites
anecdotes, qui n'ont de prix que si elles sont bien caractéristiques,
si elles peignent un homme et non un autre. Plutarque est l'écri-
vain sachant le mieux peindre un héros par une historiette, par
un détail en apparence sans valeur, qui pourtant le fait plus vive-
ment connaître que ne feraient de longues réflexions. J.-J. Rous-
seau a célébré ce mérite dans une page excellente, et tout lecteur
de Plutarque attribue à cet art si particulier le charme de ses écrits.
Il ne suffit pas, en effet, de dire d'un homme qu'il est brave, si on
ne distingue son genre de bravoure; qu'il est généreux, si on ne
montre dans sa nuance son genre de générosité. Qu'on nous laisse
citer un seul de ces traits que rien ne pourrait remplacer. Quand
TOME LXII. — 1884. 26
^2' REVUE DES DEUX MONDES.
l'innombrable armée de Xerxès marcha sm' Athènes, les Athéniens,
ne pouvant défendre leur ville ouverte, montèrent sur les vaisseaux^
pour combattre à Salamine, et envoyèrent leurs femmes et leurs
enfans à Trézène, où ils furent très bien reçus. Pour montrer la
grâce particuUère de cette hospitalité, Plutarque ne dédaigne pas
de nous apprendre que les Trézéniens firent un décret par lequel il
était permis aux enfans athéniens de cueillir à leur fantaisie des
fruits dans la campagne, et il croit devoir ajouter que l'auteur du
décret fut un nommé Nicagoras. L'honnête historien tient à envoyer
le nom de ce brave homme à la postérité. Le trait peut paraître
bien simple et même un peu puéril , et pourtant qu'y a-t-il qui
pourrait mieux montrer combien à Trézène les cœurs étaient atten-
dris à la vue de ces orphelins exilés, dont la patrie allait être détruite
par une épouvantable invasion, et dont les pères allaient mourir
pour le salut de la Grèce ? Ce n'était pas une hospitalité ordinaire
que prétendait donner la cité de Trézène, mais une hospitalité de
famille. Moralement le trait est exquis, historiquement il est on ne
peut plus démonstratif, parce qu'il ne ressemble à aucun autre.
Évidemment on peut faire les mêmes remarques sur les poètes
modernes, car, si différens qu'ils puissent être des anciens, ils se
montrent soumis à cette loi de précision, et c'est même la constance
de cette soumission qui prouve que c'est une loi. Ainsi s'expliquent
les plus originales beautés de Shakspeare et de Corneille. Leurs
mots sublimes qui donnent à qui les entend pour la première fois
une si soudaine émotion, qui arrêtent le sang ou le précipitent, ils
ne sont que des vérités strictes qui résument et resserrent en briè-
veté éclatante une situation dramatique ou un état de l'âme. C'est
de la lumière condensée, un éclair qui foudroie. Us font tressaillir
la foule par l'imprévu de leur étonnante justesse. Avec raison nous
les appelons sublimes, puisqu'ils passent notre conception, mais
nous pourrions aussi les appeler justes, car s'ils ne l'étaient point,
ils ne porteraient pas coup. Ce ne seraient que de ces fusées bril-
lantes, comme il en part souvent dans nos drames, que le public
applaudit, comme toutes les fusées, dont il est ébloui sans être ému.
Même ailleurs qu'au théâtrecessortes de sentences, sans avoir besoin
d'être sublimes, produisent un grand effet par la seule vertu de leur
brièveté lumineuse. En politique, par exemple, elles ont souvent
une puissance souveraine ; aussi les chefs d'état ou les tribuns ne
manquent pas de créer de ces formules dont la justesse, apparente
ou réelle, puisse surprendre et dominer l'opinion populaire ; même
plus d'une fois des hommes d'esprit et de ressource ont eu pour
fonction de frapper de ces médailles reluisantes, et sont devenus
comme les fournisseurs attitrés des rois ou de leurs ministres. Sous
la restauration, le comte Beugnot, en plus d'une circonstance, a été
LA PRÉCISION DANS l'aRT, A03
requis de faire de ces mots pour d'augustes personnes, et quand,
dans leur première rédaction, ils n'avaient pas une rigueur par-
faite, on le priait de les refaire, jusqu'à ce qu'ils répondissent exac-
tement à l'intéiôt ou à la passion du moment et que leur rapide
précision pût les faire voler à travers la France.
Si la précision est le nerf de ce qui est fort, elle est aussi la grâce
de ce qui est délicat. La délicatesse ne mérite son nom que si elle
définit un sentiment avec une si juste mesure qu'un mot de plus,
un mot de moins, la feraient également évanouir. Bien qu'elle soit
de nature si déliée qu'elle échappe à l'analyse et ne peut être que
sentie, disons qu'elle est ce qu'il y a de plus fin dans la justesse,
quand il s'agit des choses de l'âme. Un exemple iera comprendre
ce que la critique ne peut exprimer clairement. Quand la Phèdre
de Racine, honteuse de son amour, ne veut pas révéler à OEnone
qui l'interroge le nom de celui qu'elle aime, et que de proche en
proche OEnone finit par le deviner et s'écrie : Ilippolyte, grands
dieux! Phèdre répond : Cest Zoî (/mH' «5 /lom?;^^. Schiller traduisant
Racine, appuie plus qu'il ne faut et fait dire à Phèdre : « C'est toi qui
l'as nommé, ce n'est pas moi* » Tout le monde sentira la différence.
Racine a été délicat et Schiller a cru l'être. Il convient ici de remar-
quer à la décharge du poète allemand que déjà Euripide avait mis
dans la bouche de Phèdre cet indiscret complément. Seul le poète
français a senti par le plus sûr instinct qu'il y avait là quelque chose
qui excédait la vérité et, sans se laisseï^ entraîner par l'imitation du
grand tragique grec, il a ramené le sentiment à sa vraie nuance.
Petites et subtiles sont ces observations, je le veux bien; mais le
lecteur qui ne se soucie point d'en faire de pareilles pour son propre
compte en lisant les poètes, et qui professe d'être insensible à ces
nuances de délicatesse, celui-là fera bien de lire autre chose que
Racine.
Puisqu'il nous faut, dans cette étude de psychologie esthétique,
nous mettre au-dessus du dédain qui s'attache aujourd'hui à de
semblables remarques, allons plus loin et osons montrer que, chez
Racine, les choses en apparence les plus insignifiantes ont du prix
par la justesse précise de l'observation morale. Le public ne sait
plus, parce qu'il n'a plus le temps d'y regarder de si près, jusqu'où
va sur ce point l'attention de notre poète. Ainsi, lorsque dans un
récit un personnage appelle son interlocuteur par son nom, ce qui est
fort ordinaire dans la tragédie comme dans la conversation, ce nom
jeté dans le vers et qui ne semble destiné qu'à le remplir, est au
contraire chez Racine un trait de sentiment, et on regretterait qu'il
n'y fût pas. Quand Esther raconte à sa compagne que, dans le célèbre
concours pour la beauté, elle a comparu devant Assuérus, devant
la redoutable majesté du roi des rois, et qu'elle dit :
àOà REVUE DES DEUX MONDES.
Devant ce fier monarque, Élise, je parus,
ce nom d'ÉIise, à cette place, n'est-il pas l'expression naturelle de
la modestie encore terrifiée à ce seul souvenir? Et quand elle raconte
qu'étant orpheline, elle fut élevée avec un soin plus que paternel
par son oncle Mardochée :
Mais lui, voj'ant en moi la fille de son frère,
Me tint lieu, chère Élise, et de père et de mère,
ce nom, ici encore, n'est-il pas le signe discret de la reconnaissance
qui tout à coup s'attendrit? Et combien ces simples mots sont plus
touchans quand on se rappelle que c'est une reine qui parle avec
une amitié si confiante à une pauvre fille, jadis sa compagne d'escla-
vage ? Que Racine soit le plus élégant de nos poètes, on l'a bien
assez répété ; qu'il soit le plus touchant, ce n'est pas ce que nous
avons à prouver, mais il nous appartient de montrer que sa poésie
est précise au point de noter chez ses personnages les plus impal-
pables mouvemens du cœur, et nous pouvons conclure par un mot,
bien que ce mot soit déplaisant quand il s'agit de tant de grâce,
que sa délicatesse consiste dans son exactitude.
Il est in poète français qui, par les mérites dont nous parlons,
est encore supérieur à Corneille et à Racine, c'est Molière, condamné
qu'il était parfois par la nature de son art, par la comédie, à recher-
cher une précision double. Ce que nous entendons par ces mots,
un exemple peut seul le montrer. Quand Oigon fait un éloge enthou-
siaste de Tartufe, il peint son ardente piété, son humilité, sa cha-
rité en termes si sincères, en traits si nets, avec des circonstances
si bien définies qu'on ne peut douter de cette parfaite vertu, et
pourtant ce sont ces traits si nets, ces circonstances si bien définies
qui donnent au spectateur l'idée de la plus parfaite hypocrisie :
Chaque jour, à l'église, il venait d'un air doux,
Tout vis-à-vis de moi, se mettre à deux genoux.
Il attirait les yeux de l'assemblée entière,
Par l'ardeur dont au ciel il poussait sa prière ;
Il faisait, des soupirs, de grands élancemens,
' Et haisait humblement la terre â tous momcns;
Et, lorsque je sortais, il me devançait vite
Pour m'aller, à la porte, off"rir de l'eau bénite.
Instruit par son garçon, qui dans tout l'imitait,
Et de son indigence, et de ce qu'il était.
Je lui faisais des dous ; mais, avec modestie,
Il me voulait toujours en rendre une partie.
« — C'est trop, me disait-il, c'est trop de la moitié ;
Je ne mérite pas de vous faire pitié. »
Et, quand je refusais de vouloir le reprendre.
Aux pauvres, à mes yeux, il allait le répandre.
LA PRÉCISION DANS l'aRT. hlb
Lisez ces vers d'abord comme un éloge, examinez les mots l'un
après l'autre, chacun de ces mots sera la preuve la plus saisissante
de la vraie piété, telle qu'on se la figurait au xvii« siècle ; relisez-
les maintenant comme une satire, chacun de ces mêmes mots sera
la preuve la plus saisissante de la piété fausse. Dans le premier cas,
il n'y a pas un trait qui sente la critique; dans le second cas, il n'en
est pas un qui ne la sente. Comme par un singulier jpu de lumière
et par le plus ingénieux arrangement de perspect^^e, selon que
devant ce portrait vous vous penchez à droite ou à gauche, vous
verrez ou le chrétien accompli ou le vil imposteur, et l'un et l'autre
dans une perfection égale. C'est un tour d'adresse et de force qui
peut-être n'a point son pareil. Quelle ligne inconcevablement déliée
a dû suivre le génie du poète pour marcher sur la limite de ces
deux contraires sans encombre ou fanx pas? Quel choix de mots ne
faut il pas pour répondre également à deux nécessités si opposées?
Eh bien ! c'est au prodige de cette double précision que tient le
ravissement du spectateur.
Chez les grands écrivains, jusque dans les moindres détails du
style et de la langue, la pensée a toujours le souci de se définir,
de se distinguer d'une pensée voisine qu'on pourrait confondre avec
elle. Pour prendre toujours des exemples connus, quand Chimène
dit à Rodrigue : « Va, je ne te hais point, » au lieu de dire : Je t'aime,
comme elle eût dit sans doute dans un drame de 1830, Chimène laissa
voir qu'elle devrait haïr le meurtrier de son père, mais qu'elle ne
le peut pas, et marque ainsi l'exacte nuance de son sentiment. Aussi
quand l'actrice sait donner à ces mots le ton nuancé qui leur con-
vient, cette nuance les rend adorables. Il y a chez h'S poètes cer-
taines expressions singulières, fort célébrées par la rhétorique, qui
paraissent au premier abord peu logiques, qu'on appelle des alliances
de mots, qui sembhnt plutôt des contradictions, où l'adjectif heurte
le substantif, comme dans ces exemples partout cités : l'orgueilleuse
faiblesse d'Agamemnon , la fuite triomphante des Hébreux. Ces
expressions insolites ne sont pas de l'emphase. Les deux mots con-
traires en se rencontrant se limitent l'un l'autre, et produi-ent ainsi
la ligne d'une rigoureuse définition. On appelle ces formes de lan-
gage des ornemens et des artificps, quand ce ne sont que les efforts
de la pensée à la recherche de la justesse. Elles brillent sans doute
par l'étincelle du choc, mais elles ne sont faites que pour éclairer.
Sans passer ici en revue tous les procédés de l'esprit, il n'est pas sans
intérêt de montrer que de tous ces procédés même le plus suspect,
le plus discrédité par ses abus, celui qui a fait mourir toute la littéra-
ture de l'empire comme par une funeste contagion, — la périphrase,
puisqu'il faut l'appeler par son nom, — est elle-même un des plus
llQÔ REVDE DES DEDX MONDES.
délicats instrumens de précision. Nous ne parlons pas, bien entendu,
de la périphrase à la façon de Delille, laquelle n'est le plus souvent
qu'un jeu d'esprit ou une aristocratique aversion pour le mot propre.
Bien des gens semblent ignorer qu'elle n'est qu'une forme logique
qui, loin de dissiper la pensée, l'enserre et l'étreint. Tantôt elle défi-
nit une chose au lieu de la nommer et fait sortir du mot ce qu'il
contient, tantôt elle présente à l'imagination un net dessin que le mot
propre ne donnerait pas, ou bien éveille en nous un sentiment que
le simple nom laisserait dormir. La périphrase, qu'on a regardée
non sans raison comme la ressource de pauvres écrivains, est, au
contraire, du plus fréquent emploi chez les orateurs les plus exacts
et les plus hardis. Ils en ont besoin, non comme d'un ornement,
mais comme d'une démonstration. Quand Bossuet, en présence de
Louis XIV assis au pied de la chaire, commence ainsi : (c Celui
qui règne dans les cieux, de qui relèvent tous les empires... est
aussi le seul qui se glorifie de faire la loi aux rois, » il emploie une
forme logique, et en désignant Dieu par ses attributs au lieu de le
nommer simplement, il montre au grand roi qu'il n'est qu'un vassal
de la monarchie divine, et fait ainsi un raisonnement aussi ferme
que l'intention en est religieusement courageuse. Quelquefois la
périphrase enferme dans ses plis un sentiment avec l'idée et dis-
pense ainsi l'auteur de les énoncer séparément. Chose qui peut
paraître étonnante, elle devient un effort de concision. Ainsi, quand
Alfred de Musset fait voir aux jeux de Bade les paysans « fils de la
Forêt-Noire » mettant leur dernier écu sur la roulette, il les peint
dans leur horrible anxiété suivant des yeux, quoi? Est-ce la bille qui
roule? Non, ce serait le mot propre, mais le mot inerte : il peint les
pauvres gens
Suivant des yeux leur pain qui courait devant eux ;
beau vers, bien fait pour réconcilier avec la périphrase tous ses
ennemis, et qui prouve que même les détours de langage ramènent
à la précision et en sont quelquefois le chemin le plus court.
On a dit et répété bien souvent dans notre siècle, et ceux dont
les souvenirs remontent un peu haut peuvent se le rappeler, que
la poésie est d'autant plus touchante qu'elle est plus vague, et,
pour le prouver, on montrait avec quelle puissance mystérieuse
s'étaient emparés des imaginations Chateaubriand, Lamartine et
d'autres poètes français ou étrangers, aujourd'hui peu lus, mais
qui ont ému toute une génération par leurs mélancoliques rêve-
ries. On disait même, en des livres de critique, non-seulement que
là est la vraie poésie, mais encore qu'elle n'est que là. Sans doute,
LA PRECISION DANS L ART.
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on avait raison de se livrer à ces enchanteurs, mais on se trompait
en croyant que le charme tenait à la molle incertitude de leurs pen-
sées. Au contraire, ces poètes, avec une pénétration toute nouvelle,
ont surpris dans l'homme des sentimens qui, jusqu'alors, avaient
échappé à l'observation la plus attentive, ils ont noté les plus vagues
rumeurs de l'âme, comme un musicien essaie de noter les bruits
insensibles de la nature ; ils sont descendus dans des profondeurs
jusque-là inexplorées, dans un monde de demi -ténèbres, saisissant
l'insaisissable, cherchant à définir ce qui ne peut être défini ; ils
ont trouvé une langue, des couleurs, une harmonie pour peindre
et pour chanter ce royaume nouveau des ombres, et s'ils ont
étonné le lecteur, c'est surtout par la lucidité relative de leurs
révélations et de leurs découvertes. Ils ont donné une forme à l'en-
nui, à la mélancolie, aux troubles d'un scepticisme qui s'ignore
ou ne s'avoue pas lui-même, à toute sorte de souffrances confuses,
inexpliquées, fuyantes ; en un mot, ils ont étalé à la lumière du jour
des curiosités morales dont il n'avait été donné à personne de soup-
çonner même l'existence. Que ces poètes, et surtout leurs langou-
reux imitateurs, aient abusé quelquefois du droit qu'on peut avoir
d'être vague en des sujets si fluides, nous sommes loin de le con-
tester, mais René, de Chateaubriand, est un livre de science autant
que de poésie. C'est pourquoi les esprits les plus philosophiques
peuvent le relire encore aujourd'hui. Ce qu'on admire dans le Lac
de Lamartine, c'est que le poète a su offrir, sous une forme juste
et pure , un sentiment difficile à démêler, plus difficile encore à
peindre, un amour inquiet dans ses délices présentes, qui se sent
périssable et voudrait être immortel et qui essaie de confier le secret
de son bonheur éphémère à la nature, plus durable que l'homme :
O lac, rochers muets, grotte, forêt obscure,
Vous que le temps épargne ou qu'il peut rajeunir,
Gardez de cette nuit, gardez, belle nature,
Au moins le souvenir.
Si on examine la pièce dans son ordonnance, dans ses expressions,
dans son harmonie, on sentira ce qu'il a fallu de délicatesse psycho-
logique dans l'observation et dans la prise d'un sentiment si fugitif.
Sans doute, en de pareilles peintures, il y aura toujours quelque
mollesse, et il serait fâcheux qu'il n'y en eût pas. A toutes les véri-
tés il ne faut donner que le genre de précision qu'elles comportent.
Un sujet de sa nature un peu vaporeux ne doit pas être emprisonné
dans une concision cornélienne. A la grâce morale ne conviennent
pas les hgnes rigides. Le poète qui peint certains mystères flottans
hOS REVOE DES DEUX MONDES,
de l'âme ressemble à l'artiste qui, peignant de voltigeans nuages»
se garde bien de leur donner des contours trop arrêtés, et chercha
au contraire, à les fixer sur la toile dans leur suspension aérienne
et leur diffuse mobilité.
Si, dans la poésie, tous les plaisirs, les plaisirs profonds, tien-
nent à la justesse, non pas à une justesse simplement approchante,
mais à ceHe qui serre de plus près les choses et les sentimens,
il s'ensuit que nos plus grands déplaisirs seront produits par le
défaut contraire. De là vient la souffiance que nous cause dans
le discours public la déclamation. Quand il y a excès de gestes,
de voix ou de ton, le ridicule est si sensible qu'il est inutile ici d'en
parler. L'auditeur, selon son caractère, en rit ou s'en afflige, ou
même en éprouve une sorte de honte. On se sent comme déshonoré
soi-même en assistant à un spectacle si révoltant pour l'esprit et si
contraire à la dignité humaine. Mais la déclamation ne consiste pas
seulement dans l'emphase; elle peut se servir d'un style très simple
et très noble. Est déclamation tout ce qui n'appartient pas au sujet,
fût-ce une vérité incontestable. Un développement dont on n'a que
faire , une pensée exprimée avec une chaleur que le sujet ne
demande pas, une disproportion quelconque entre l'idée exprimée
et le sentiment qui lui convient, tout cela est de la déclamation,
alors même que les phrases sont agréables, bien construites et har-
monieuses. F'échier a donné des modèles de ces beautés oratoires
qui n'en sont pas, et si vous considérez de près ces faux chefs-
d'œuvre de diction, si vous analysez l'impression défavorable qu'ils
produisent en vous, vous sentez que toutes ces apparences exquises
manquent de crédit et déplaisent, parce que, chez le bel orateur,
de petites choses sont devenues grandes, que le style déborde tou-
jours par quelque endroit, que la simplicité est ornée, que la majesté
se balance avec grâce, qu'une pensée commune voudrait être tou-
chante; en un mot, que ces périodes, si pures de forme, si lucides,
laissent voir à travers leur rotondité cristalline une foule de petits
manquemens à la justesse des idées et des sentimens. On ne peut
se figurer, si on n'a pas eu l'occasion de voir les choses de près,
combien à certaines époques, même en France, à part les hommes
de génie, on avait perdu le sens de la loi que nous soutenons. Vers
la fin du xviii® siècle, dans la critique littéraire, quand on faisait un
portrait, genre alors à la mode, on donnait même figure aux écri-
vains anciens et modernes. Tous étaient comme affublés d'invariables
épithètes. De même que, chez les poètes bucoliques du temps, tous
les ruisseaux étaient murmurans et tous les troupeaux bêlans : ainsi,
dans la critique, tous les écrivains étaient présentés comme élé-
gans. On aurait pu échanger les noms de ces portraits et faire, en
LA PRÉCISION DANS l'aRT. 409
littérature, ce que les Rhodiens, nous l'avons vu, avaient fait en sta-
tuaire. Si on peignait Homère, c'était avec des traits qui pouvaient
convenir tout aussi bien à Sophocle ou naêinc à l'auteur de la Ilen-
riade. Il arrive même quelquefois que ce portrait, si mal défini, par
la plus malheureuse des chances, rappelle qui vous voudrez, excepté
celui dont il porte le nom. C'est ainsi qu'un critique qui ne man-
quait pas de talent ni de renommée, Thomas, voulant définir le
style d'un des plus grands écrivains de l'antiquité, dit que dans ses
écrits (c tout se développe avec rapidité et mesure, comme une armée
bien ordonnée qui n'est ni tumultueuse, ni lente, et dont les soldats
se meuvent d'un pas égal et harmonieux pour avancer au même
but. )) Quel est ce grand écrivain? Ce pourrait être Démosthène, ou
Cicéron; à la ligueur, ce pourrait être Tite Live ou tel autre. 11 n'y
a qu'un seul grand écrivain de l'antiquité auquel ces traits ne peu-
vent nullement s'appliquer, puisque rien n'est moins militairement
rangé que son style, c'est Platon, et c'est précisément Platon qu'on
a voulu peindre. Faut-il être peu favorisé par le hasard, quand on
écrit au hasard, pour faire un portrait qui ressemble à peu près à
tout le monde, sauf à l'homme qu'on peint?
Il en est du jeu des acteurs comme du talent des écrivains. Ce jeu
est d'autant plus parfait qu'il est plus précis. Oa dit d'ordinaire, par
une sorte de convention, que dans nos grands théâtres on joue bien ;
nous appelons bien jouer faire des gestes d'une vérité approchante;
dans le fait, ces gestes ne sont, le plus souvent, que des à-peu-près
dont nous nous contentons. Mais si tout à coup un acteur, par une
heureuse inspiration, dans un moment de sûr instinct et de vive
lumière, rencontre un geste d'une justesse tout à fait précise, ou
une intonation d'une vérité saisissante, le pubHc est transporté, il
éclate en applaudissemens. C'est la précision que le public salue.
Un pareil geste est une révélation, une découverte, une création
qui ne sera pas perdue. 11 a si fort frappé par sa justesse nouvelle,
qu'il sera imité par d'autres acteurs et pourra même, dans la suite,
être banal ; car il est dans la destinée des choses originales de deve-
nir, à la longue, communes par les hommages mêmes qu'elles reçoi-
vent de l'imitation admirative. On peut faire la même remarque en
peinture. Quand, au Salon, un artiste fait voir dans un de ses tableaux
une altitude inconnue ou un de ces gestes qu'on appelle trouvés, ce
geste d'une vérité exacte frappe si vivement les artistes que dans
les expositions suivantes vous pouvez être certain de le retrouver
d'une manière plus ou moins bien dissimulée dans un grand nombre
de tableaux. C'a été une conquête dont tout le monde serait heureux
de s'emparer. C'est la précision qui fait ces sortes de conquêtes, et
elle pourra en faire longtemps encore. La nature physique et morale
410 REVUE DES DEUX MONDES.
de l'homme n'est pas encore connue, malgré toutes les apparences
contraires ; elle est si diverse et si fine qu'elle se dérobe sans cesse
aux plus pénétrans regards. Elle offre bien des nuances qui ont
échappé, des attitudes, des gestes, des expressions, par exemple,
des étonnemens d'enfant, des candeurs de jeune fille, des sérénités,
des tristesses que ni peintre, ni poète, ni acteur n'a encore aper-
çus, ou n'a su saisir. Il y a dans l'humanité des choses ravis-
santes que le hasard nous fait quelquefois remarquer et qui n'ont
été reproduites par aucun art. Sur les fronts humains il a passé
bien des nuages ou bien des rayons qui n'ont pas laissé de traces.
Il est de divins sourires qui, depuis des siècles, errent sur des
lèvres humaines, qui n'ont jamais été surpris au passage par un
artiste et qui se sont évanouis ; mais soyez sûr qu'un jour quel-
qu'un les remarquera et les fixera sur la toile ou dans la poésie.
Voilà pourquoi l'art est immortel et peut se renouveler sans cesse.
Il a devant lui, sous ses yeux, tous les jours, bien des beautés jus-
qu'ici invisibles, bien des grâces plus ou moins fuyantes qu'il s'agit
de poursuivre et d'atteindre. C'est la précision de l'art qui réserve
aux siècles futurs ces surprises et ces délices.
Si nous ne craignions de trop peser sur notre sujet, nous pour-
rions montrer que notre loi s'applique même aux produits de l'in-
dustrie. La langue des simples ouvriers nous fournirait des méta-
phores expressives et lumineuses. Dans la sculpture des meubles,
par exemple, qu'appelle-t-on « une exécution lâchée, une facture
molle? » Dans l'industrie du vêtement, qu'est-ce que m la confec-
tion? » Tout cela signifie un manque de justesse exacte. C'est pour-
quoi les produits de ces industries peu rigoureuses excitent le
dédain et coûtent peu, ne coûtant que ce qu'ils valent. En tout,
c'est l'exactitude qu'on honore et qui se paie. Dans l'industrie,
comme dans les arts, c'est la précision qui fait la valeur et donne
du prix.
Pour revenir à la littérature, de nos jours aucun auteur qui se
respecte n'oserait plus écrire, comme Thomas ou ses successeurs,
avec une si majestueuse incurie. Nous exigeons aujourd'hui l'exacti-
tude, non-seulement dans la critique, où nous sommes devenus très
méticuleux, mais encore dans les œuvres d'imagination, où nous ne
demandons le plus souvent, il est vrai, que l'exactitude matérielle
et pittoresque. Dans ces sortes d% descriptions ou plutôt de pein-
tures, on est même arrivé à un relief surprenant et, à force de tour-
menter la langue, on a su en faire la rivale des arts plastiques. Je
ne crois pas qu'en aucun temps il y ait eu un si grand nombre
d'écrivains sachant donner aux objets dépeints l'apparence de la
réalité même. C'est là ce que le public aime et, naturellement,
LA PRÉCISION DANS l'aRT. 411
on s'empresse de le servir selon son goût. Mais si nous récla-
mons cette vérité exacte dans la description physique, si nous la
cherchons dans les moindres détails et les minces accessoires , si
enfin nous nous plaisons dans ce qui peut se voir et se comprendre
du premier coup, nous tenons beaucoup moins à des qualités plus
cachées, à la justesse générale de la composition, qui nous deman-
derait un effort, à ceUe de l'obseiTation morale, qui veut être péné-
trée, à la mesure, qui est une justesse fine, à la délicatesse, qui est
une justesse plus fine encore. Dans les arts, devant un tableau,
nous ne demandons pas une lente délectation, mais une courte sur-
prise, la surprise d'un sujet piquant ou celle d'un talent sans mys-
tère. Au théâtre, nous voulons être étonnés, secoués avec violence,
et si, dans un drame, les personnages ne parlent pas selon la nature,
ou selon leur caractère, s'ils ne disent pas ce qu'ils devraient dire,
pourvu qu'ils nous enlèvent, çà et là, par quelques vers éclatans,
nous ne tenons pas à la juste expression des sentimens. Nous avons
même trouvé un euphémisme très courtois pour pallier cette inexac-
titude , et nous appelons cela le lyrisme dans le drame. En des
théâtres moins littéraires, il nous arrive même de nous divertir
longuement de ce qui n'a pas de suite et parfois de ce qui n'a pas
de sens. Il est inutile d'insister, car notre pensée n'est pas d'accu-
ser la littérature contemporaine, qui est plutôt prodigue que pauvre,
et qui jette à tous les vents beaucoup de talent et d'esprit. Nous
voudrions, au contraire, faire remarquer, pour excuser l'art con-
temporain, que la faute en est au public, qui ne veut que des jouis-
sances faciles et qui estime que les plus grands plaisirs sont ceux
qui coûtent le moins de peine.
Pour le critique qui étudie le xvii^ siècle, un grand sujet d'éton-
nement, ce n'est pas qu'il se soit produit un Corneille ou un Racine,
car dans tous les temps peut paraître un beau génie; c'est qu'ils
aient rencontré un public capable de goûter et d'encourager de
si sévères compositions tragiques. Gomment Corneille a-t-il pu se
croire obligé, ou plutôt comment a-t-il pu se croire permis, sans
rien jeter en pâture aux yeux, d'offrir une intrigue si savamment
compliquée, d'enfermer le sentiment en des raisonnemens difficiles
à suivre, en style si plein, avec une concision qui, de vers en vers,
demande une si forte contention d'esprit? Gomment Racine a-t-il
pu espérer, en composant ses pièces et en distillant ses pensées,
que le public saisirait au passage, à la volée, ses sentimens si déli-
cats et ses expressions si méditées? 11 fallait bien qu'ils eussent le
droit de compter sur une continuelle attention à toutes leurs paroles,
car, chez les deux poètes, composition, intrigue, style, tout est si
serré que la moindre distraction des spectateurs les aurait privés
/il 2 REVUE DES DEUX MOKDES.
de tout leur plaisir. Et pourtant quels étaient ces spectateurs? Des
princes , des courtisans souvent très évaporés , des dames parfois
plus évaporées encore ; mais ce beau monde léger n'était pas léger
quand il s'agissait de son plaisir; il consentait à l'acheter par une
attention soutenue, à le payer ce qu'il vaut, à n'en rien laisser
perdre, et il ne comprenait le bonheur littéraire que dans sa pléni-
tude. Aujourd'hui, nous sommes loin de ces goûts et de ce cou-
rage, n'ayant plus les beaux loisirs d'autrefois. Il se produit même
un singulier phénomène, c'est que nous demandous aux arts moins
de précision à mesure que nous en exigeons davantage dans la vie
pratique et journalière. Dans la vie, tout est réglé cà l'heure et à la
minute; dans le commerce, dans l'industrie, dans l'administration,
tout est poussé jusqu'à une ponctualité, à une rigueur qui va jus-
qu'au supplice. La science aussi est de plus en plus rigoureuse, on
pourrait dire minutieuse, si la minutie n'était souvent la science
même. On ne peut douter qu'il ne se soit partout établi des exi-
gences d'exactitude autrefois inconnues. Nous sommes partout atten-
tifs, excepté dans nos plaisirs. Dans les arts et dans la littérature,
nous ne voulons plus avoir le souci fatigant de la justesse précise.
La couleur, le mouvement, la véhémence, tout ce qui frappe la
vue, tout ce qui ne demande ni réflexion ni poursuite nous con-
tente. Le changement des mœurs explique celui des goûts. Au
XVII® siècle, la vie de la cour étant frivole, le plaisir était sérieux ;
aujourd'hui, la vie étant sérieuse, le plaisir est frivole. Quand l'es-
prit a été longtemps dissipé, il aime à ramasser sa force et à se
recueillir: quand il a été lontemps trop tendu, il cherche à se
détendre. Une anecdote très familière peut ici servir d'apologue.
On raconte que Lablache, logeant un jour dans un hôtel à côté d'un
nain célèbre, le général Tom Pouce, une dame, curieuse de voir de
près cette merveille abrégée de la nature, se trompa de porte et
vint frapper à celle du corpulent et facétieux acteur, qui ouvrit lui-
même : « Monsieur le général? fit la visiteuse. — C'est moi, madame;
cela vous étonne, rien n'est plus simple. Quand je suis dans le
monde, je me fais tout petit; mais rentré chez moi, je me mets à
mon aise. » Voilà l'image du public contemporain. Pendant le jour,
il est contraint de se ramasser sous la pression des affaires, de se
refouler sur lui-même; le soir venu, il se dilate.
De ces incomplètes remarques, qu'on pourrait multiplier à l'infini,
il est opportun peut-être de tirer une conclusion pratique. Si, en
effet, dans cette rapide étude de psychologie esthétique, nous avons
démontré que la précision est le fond et le principal soutien des
arts, de la littérature et même de la poésie, nous pouvons ici offrir
une consolation à la cruelle perplexité de certains pères de famille,
LA PRÉCISION DANS L'ART. 413
qui se demandent avec angoisse, et nous ont souvent demandé à
nous-mêmes, s'il convient de donner à leurs enfans l'éducation lit-
téraire. Ils ont entendu répéter sans cesse que les lettres ont fait leur
temps, qu'il faut leur accorder le moins d'heures possible et les
remplacer au plus tôt par les sciences. On accuse les lettres de
n'apprendre, comme on dit, que des mots et des phrases et de ne
pas former les esprits à l'exactitude. Par une révolution qui peut
paraître singulière, surtout en France, les lettres, qui ont fait la
gloire de notre pays, qui lui assurèrent en Europe un long et inno-
cent empire, plus durable que celui de ses armes, ces lettres glo-
rieuses, on est obligé aujourd'hui de les défendre. Leur cause est
même si compromise devant une certaine opinion publique que
leurs défenseurs en sont réduits à demander grâce pour elles. Cette
année même, à la distribution des prix du concours général, dans
la plus belle fête de la jeunesse, un orateur distingué, choisi dans
l'ordre des sciences, sans doute pour n'être pas suspect et pour
avoir plus de crédit, est venu au secours de ces pauvres clientes et a
plaidé pour elles avec autant de générosité que de talent. Elles sont
accusées et en péril, puisqu'on leur donne un avocat d'office. Pour
nous, si nous avions à les défendre contre des esprits qu'on appelle, on
ne sait pourquoi, des esprits positifs, nous nous garderions bien de
parler de leur charme, de leur vertu morale, de l'élévation qu'elles
peuvent donner aux caractères, dans la crainte de n'être pas com-
pris et de passer pour un rêveur gâté parla littérature; nous dirions
simplement que l'étude des lettres est une occasion perpétuelle de
façonner la jeunesse à l'exactitude. N'en faut-il pas, en elFet, pour
appliquer les règles de la grammaire, pour essayer de traduire les
pensées des plus grands génies, pour distinguer plus tard, dans la
poésie et dans l'éloquence, les nuances des idées et y conformer soi-
même la nuance des expressions? Dans les lettres, comme dans les
sciences, tout doit être distinct et nettement défini, et comme il
s'agit à la fois d'idées et de sentimens, on peut se figurer combien la
vue de l'esprit doit prendre d'acuité dans ces délicats exercices. La
littérature, elle aussi, a des lignes qui n'ont pas plus d'épaisseur
que celles de la géométrie; elle a des balances plus sensibles que
celles de la physique et de la chimie.
Les mathématiques, dit-on, donnent par excellence la précision ;
oui, elles la donnent en mathématiques, mais non pas dans la vie,
car, s'il en était autrement, comme nulle part il n'importe davan-
tage d'avoir de la précision que dans les afïaires publiques, on
devrait ne faire entrer que des mathématiciens dans les grands con-
seils de l'étU, aller même jusqu'à mettre la géométrie sur le trône.
Encore faudrait- il placer les lettres sur les marches pour célébrer
hill REVDE DES DEUX MONDES.
dignement la souveraine. On se plaît souvent à citer les bizarreries
et les écarts des écrivains et des poètes, et on rend les lettres res-
ponsables de leur esprit peu réglé ou de leur peu solide jugement;
mais l'histoire des sciences exactes n'a-t-elle pas aussi ses légendes,
ses héros de la distraction et ses étourderies illustres? 11 y a eu
dans l'antiquité des peuples sans autre culture que la culture litté-
raire qui ont fait belle figure dans le monde, les Romains, par
exemple, qui ne connaissaient en arithmétique que le calcul usuel,
en géométrie que le peu qu'il en fallait pour la castramélation et
l'arpentage, ce qui ne les a pas empêchés de montrer en tout une
raison pratique qui depuis n'a pas été égalée, de tenir le monde sous
la précision de leurs règlemens et d'élever le plus solide monument
de sagesse juridique sous lequel nous sommes heureux encore de
nous abriter. Si les sociétés modernes ont des besoins nouveaux, et
si les sciences par leurs surprenantes découvertes, par leurs bienfaits
visibles et palpables, méritent autant de reconnaissance que d'admi-
ration, on ne doit point oublier qu'il y a dans la vie humaine une
autre précision que celle de la science, une précision qui de mille
façons se dérobe et qu'il faut apprendre à saisir, et une exactitude
morale qu'il faut savoir démêler. Ne savons-nous pas d'ailleurs que
les lois du monde moral ont aussi leur beauté et leur constance,
qu'elles sont aussi puissantes, aussi souveraines, et, par conséquent,
aussi utiles à connaître que les lois du monde physique? Loin de
nous la ridicule pensée d'opposer les lettres aux sciences pour
exalter les unes aux dépens des autres ! Dans l'éducation, elles doi-
vent être unies et elles le sont en effet. Elles ne paraissent enne-
mies qu'à l'ignorance présomptueuse qui les juge avec des préoc-
cupations vulgaires, sans pouvoir s'élever à ce haut point où les
deux méthodes se concilient et se donnent la main. Demandez aux
juges des examens et des concours, ils vous diront que les meil-
leurs esprits sont ceux qui ont été lentement formés par les lettres
et par les sciences ; consultez surtout ces tribunaux redoutés qui
gardent l'entrée des grandes écoles scientifiques de l'état, ils vous
répondront que, sauf de rares exceptions, les plus brillans et les plus
solides concurrens ont été préparés par une forte éducation litté-
raire. Voilà ce que le monde ignore, ce qu'ignorent même souvent
ceux qui sont sortis vainqueurs de la lutte. Us oublient volontiers
qu'ils ont pu traverser avec tant d'aisance les rigoureuses précisions
de la science pour avoir longtemps familiarisé leur esprit, quel-
quefois même en se jouant, avec les fines et flexibles précisions de
la littérature.
Constant Martha.
UNE
RESTAURATION
EN 1672
LE RÉTABLISSEMENT DU STATHOUDERAT EN HOLLANDE.
La république des Provinces-Unies s'était personnifiée et en quel-
que sorte incarnée dans la maison d'Orange, à laquelle elle était rede-
vable de son indépendance conquise sur l'Espagne. Elle avait eu à
son service une dynastie de princes patriotes et populaires : Guil-
laume le Taciiurne, Maurice, Frédéric- Henri, l'avaient tour à tour
affranchie et gouvernée, en exerçant comme stathouders le pou-
voir civil, partagé avec les états des provinces, et en recevant de
l'assemblée de la confédération, les états- généraux, le pouvoir mili-
taire de capitaine-général. Mais l'ambition de Guillaume II avait mis à
l'épreuve la fidélité d'une nation reconnaissante; sa tentative de
coup d'état manqiiée, suivie de sa mort prématurée, avait empêché
que la succession de ses charges ne passât à son dernier descen-
dant. Exploitant habilement les défiances qu'il avait suscitées, le
parti républicain, représenté par la bourgeoisie hollandaise, mit à
profit la minorité de son fils pour tenir à l'écart du pouvoir le jeune
prince qni devait être un jour Guillaume III, et auquel de si grandes
destinées étaient réservées. Cet interrégne du stathoudérat durait
depuis vingt ans, et le gouvernement d'un grand ministre, le pen-
^16 REVUE DES DEUX MONDES.
sionnaire de Hollande, Jean de Witt, avait glorieusement rempli
cette période, en mettant une petite république au rang des pre-
mières monarchies de l'Europe.
Cette longue prospérité s'était tout à coup changée en désastres
qui ne pouvaient manquer de préparer et de précipiter un change-
ment de gouvernement. Réduites à toute extrémité par l'invasion
française, à demi conquises en un mois, menacées d'un démembre-
ment par Louis XI Y et son allié, le roi d'Angleterre Charles II, les
Provinces-Unies devaient nécessairement chercher un sauveur. Le
prince d'Orange, qui venait d'atteindre sa majorité, paraissait pré-
destiné à ce rôle: c'était celui qui avait appartenu à ses ancêtres,
il semblait devoir en hériter. Il avait pour lui le prestige des sou-
venirs, qui sont une part de la vie des peuples ; il y joignait, avec
l'attrait de la jeunesse, le don précoce du commandement. Tout en
lui révélait celui qui sait se faire obéir : son impénétrable réserve,
son sang-froid inaltérable, son invincible opiniâtreté. Dès que la
déclaration de guerre fut devenue inévitable, la charge de capi-
taine-général avait été rétablie en sa faveur. Quoiqu'elle ne lui eût
été attribuée que pour la durée d'une campagne, sous la surveil-
lance des commissaires des états-généraux, elle lui permettait aisé-
ment de s'élever au pouvoir qu'il convoitait comme stathouder, mal-
gré l'édit perpétuel qui avait aboli le stathoudérat en Hollande et
interdit sous serment d'en proposer le rétablissement.
Autour du prince d'Orange, le parti qui était resté fidèlement
attaché à sa fortune se grossissait de tous ceux que le désir ou la
prévision d'une prochaine restauration lui ralliaient. II ne se con-
tentait pas de réclamer l'extension du commandement qui lui appar-
tenait en voulant que la charge de capitaine-général lui fût confé-
rée à vie et avec la plénitude des prérogatives du pouvoir militaire;
il revendiquait en sa faveur le pouvoir civil de stathouder et se mon-
trait impatient de lai rendre ainsi la puissance qui était le patrimoine
de sa famille. On se plaignait avec violence de la défiance qui lui avait
été témoignée dans l'instruction qui hmitait ses pouvoirs de capi-
taine-général, et l'on imputait les malheurs de la guerre à la sup-
pression du stathoudérat. a II était temps, disaient tous ceux qui
recevaient le mot d'ordre des amis du prince, de mettre Son Altesse
hors de tutelle et de donner à la république un chef à la fois mili-
taire et civil dont elle ne pouvait plus longtemps se passer ; autre-
ment il n'y avait pas de salut à espérer. »
I.
Il n'y avait qu'un homme qui pût 'se mettre en travers de cette
réaction. Seul, le grand-pensionnaire de Witt avait jusqu'alors
UNE RESTAURATION EN 1672. hil
empêché le parti orangiste de reprendre possession du gouverne-
ment. Pendant dix-neuf années d'un grand ministère, il avait su, par
la fermeté de sa conduite et la supériorité de son intelligence, sur-
monter tous les obstacles, déjouer les manœuvres de ses adver-
saires et conserver le gouvernement sans stathouder, tel qu'il avait
été organisé en 1650, après la mort de Guillaume II. Scrupuleuse-
ment fidèle à son serment, qui l'obligeait à n'y laisser porter aucune
atteinte, il s'était fait de la résistance au parti orangiste le plus
impériaux devoir de sa charge. Toutefois, loin de traiter le jeune
prince en ennemi, il ne lui avait pas ménagé les témoignages de
respect et même d'affection. Il l'avait fait élever comme pupille des
états de Hollande et avait lui-même dirigé son éducation jusqu'à ce
que les obstacles de tout genre qui lui avaient été suscités l'eus-
sent obligé à y renoncer. « Il peut arriver malheur à mon parti,
disait-il avec un désintéressement patriotique qui l'honore, et il
faut que ce jeune homme soit un jour en état de gouverner la répu-
blique. )) A mesure que le jeune prince grandissait, il avait espéré
désarmer ses partisans, non-seulement en le faisant nommer con-
seiller d'état avant ses vingt ans révolus, mais encore en lui lais-
sant attribuer le commandement en chef de l'armée et en lui don-
nant la plus fidèle assistance. Malheureusement pour lui, il n'avait
pas su se faire un mérite de cette politique de conciliation. Quand
les concessions étaient devenues inévitables, il les avait disputées,
au lieu de hâter un accord, donnant ainsi un nouvel aliment aux
inimitiés et aux ressentimens du parti orangiste.
Tous les coups destinés à le faire succomber dans une lutte qui
devenait chaque jour plus inégale lui avaient éié portés. Les pro-
grès si rapides de l'invasion donnèrent contre lui le signal d'une
explosion de haine implacable, en permettant d'exploiter pour le
perdre la crédulité populaire. Vainement avait-il tout mis eu œuvre
pour la défense, pris les mesures pour la concentration de l'armée
après les premiers désastres et préparé à l'avanct; le plan des inon-
dations auxquelles la république dut son salut; vainement, loin de
se laisser décourager par les conquêtes de i'enneuii, avait-il tracé
le fier programme de la résistance en écrivant cette mémorable
dépêche qui n'est pas l'un de ses moindres titres d'honneur devant
la postérité : « iNous devons nous servir d'Amsterdam comme du
cœur de l'état pour porter secours à tous les membres, afin que,
sous la garde de Dieu, nous disputions le pays à l'ennemi jusqu'au
dernier homme et avec une constance batave... » de Witi n'en était
pas moins accusé d'être devenu le complice du roi de France, et il
était représenté comme le chef d'un grand complot préparé depuis
longtemps pour lui livrer les Provinces-Unies, alin d'empêcher que
TOME LXII. — 1884. 27
Al 8 REVUE DES DEUX MONDES.
le prince d'Orange ne les gouvernât. De nombreux pamphlets pro-
pageaient ces calomnies, tandis que les prédications des ministres
calvinistes restés fidèles au dernier descendant des stathouders
retentissaient comme un appel à la vengeance transformée en œuvre
de justice. « J'éprouve, écrivait le grand- pensionnaire à l'amiral
Ruyter avec une douloureuse résignation, la vérité de ce qu'on
appliqua autrefois à la république romaine : Prospéra omnes sibi
vindicant, advcrsa uni imputantur (Chacun veut s'attribuer la gloire
du succès, mais les malheurs publics sont imputés à un seul). »
Les passions déchaînées contre cet honnête serviteur de l'état et
auxquelles, deux mois plus tard, il devait être si cruellement sacrifié
comme une victime expiatoire, armèrent une première fois le poi-
gnard des assassins. La révolution qui se préparait allait être faci-
litée par cet attentat, auquel il devait survivre, mais en se trouvant
mis, par ses blessures, hors d'état de garder la direction des affaires
publiques. Le mardi 21 juin 1672, malgré la nuit déjà commencée,
il travaillait dans son cabinet, à côté de la salle des états, pour y
achever sa tâche a et terminer chaque jour les affaires du jour, »
suivant la maxime qu'il aimait à répéter et à mettre en pratique. A la
même heure, dans le voisinage, quatre conjurés étaient réunis pour
le faire tomber sous leurs coups. Les deux fils d'un conseiller à la
cour de Hollande, Jacob et Pierre van der Graef, s'étalent associé
pour cette criminelle entreprise Adolphe Borrebagh, maître de poste
de Maestricht, et Corneille de Bruyn, marchand grainetier, lieute-
nant d'une des compagnies bourgeoises de La Haye. Profitant de
l'éloignement de leur père, qui s'était retiré à Delft pour y mettre
sa fortune en sûreté contre l'invasion, ils avaient invité leurs com-
plices à sonper et s'étaient entretenus avec eux des malheurs
publics, en les imputant au grand-pensionnaire. Soit que leur pro-
jet fût médité à l'avance, soit qu'ils ne fissent que céder subite-
ment à une inspiration criminelle, ils s'arrêtèrent devant l'étang ou
viv'er qui borde le palais des états, sous les arbres de l'avenue
qui y ïùi face. La lumière qu'ils aperçurent dans le cabinet du
grand-pensionnaire les décida, sur la remarque de Borrebagh, à
profiter de l'obscurité et de la solitude pour l'attendre à son pas-
sage et le faire périr dans cette embuscade.
Troublés par la crainte, au lieu de l'attaquer tous quatre, ils tirè-
rent au sort pour choisir celui qui le frapperait le premier, et deux
fois de suite le sort désigna de Bruyn. Pendant qu'ils délibéraient,
Jean de Witt sortit de la cour intérieure du palais entre onze heures
et minuit pour regagner tranquillement sa demeure, qui était très
rapprochée. Il était précédé d'un de ses serviteurs, qui portait un
flambeau pour l'éclairer, et suivi de son premier clerc, qui était
chargé de son sac à dépêches. Les conjurés, protégés par l'ombre
UNE RESTAURATION EN 1672. 419
des arbres, occupaient le chemin qu'il devait suivre. Quand le
grand -pensionnaire eut franchi l'arcade de la cour, ils marchè-
rent à sa rencontre. Borrebagh commença l'attaque en arrachant
brusquement le flaiiibeau des mains du serviteur qui le portait,
pendant que Pierre van der Graef, enlevant au commis le sac qui
lui était confié, lempêchaitde secourir sou maître; en même temps,
de Bruyn, obéissant à la consigne qu'il avait reçue, se précipita sur
Jean de Witt et l'atteignit d'un coup de sabre sur le cou.
Quoique surpris et sans armes, le grand-pensionnaire eut le cou-
rage et la présence d'esprit de saisir le meurtrier et de le terras-
ser. Ses complices vinrent aussitôt à son aide pour le dégager, et
tandis que, dans cette lutte corps à corps, ils se meurtrissaient la
main, ils firent à Jean de Witt de nouvelles blessures. Jacob van
der Graef lui porta par derrière un coup de couteau qui, pénétrant
dans l'épaule, le fit tomber à terre si violemment que la tête reçut
une forte contusion. Les assassins, croyant qu'il était mort, se reti-
rèrent en toute hâte, pendant que le grand-pensionnaire, qui n'était
qu'ensanglanté, avait la force de se relever et rentrait dans sa
maison. Les médecins des états, van der Straeten et Helvetius,
et les deux chirurgiens de Wilde, qui furent appelés aussitôt auprès
de lui, reconnurent qu'aucune de ses blessures n'était mortelle. Il
se mit au lit avec une fièvre ardente, entouré des soins que lui
prodiguaient son vieux père, sa vaillante sœur, Johanna de Witt,
mariée à Beveren, seigneur de Zwyndrecht, et sa fille aînée Anna.
Toujours fidèle à ses devoirs, il surmonta ses souffrances pour
écrire aux états de Hollande une lettre calme et simple dans laquelle,
remerciant Dieu de l'avoir sauvé d'une mort presque certaine, il
leur racontait avec les détails les plus précis l'attentat auquel il avait
échappé et les priait de le dispenser de remplir sa charge jusqu'à
son rétablissement.
Les états de Hollande, en apprenant cette tentative d'assassinat
contre le premier ministre de leur province, lui firent témoigner
leurs tristes sympathies, auxquelles les principaux personnages de
la république s'associèrent. Inquiets pour eux-mêmes et craignant
un vaste complot , ils prirent pour leur sûreté les précautions
nécessaires, en mettant sur pied les compagnies bourgeoises, qui
s'empressèrent de répondre à leur appel. Ils ne se montrèrent pas
moins vigilans pour la poursuite et la punition du crime. Ils pres-
crivirent à la cour de Hollande toutes les recherches qui permet-
traient de découvrir les coupables, firent fermer les portes de la
ville pour les empêcher de s'échapper et promirent 5,000 florins à
ceux qui les dénonceraient.
L'un d'eux, Jacob van der Graef, fils aîné du conseiller à la cour
de Hollande, était déjà arrêté. Se croyant sûr de l'impunité, et
Il20 REVUE DES DEUX MONDES.
préoccupé de ne donner aucun éveil, il avait achevé la nuit avec
ses complices dans la maison du libraire van Dyck, où les assas-
sins s'étaient retirés pour faire panser la blessure reçue par l'un
des conjurés, de Bruyn. Le lendemain matin, empruntant à son
hôte un manteau pour n'être pas reconnu, il crut pouvoir rentrer
sans danger dans la maison paternelle, mais il la trouva gardée.
Un médecin qui passait sur la promenade au moment où Graef
retournait sur ses pas pour s'assurer si de Wilt était tué avait
entendu prononcer à voix basse ces paroles : « Graef ! Graef I où
êtes-vous? Venez vite. » Dès qu'il eut connaissance de l'attentat, il
se rendit chez le grand-pensionnaire, auquel il signala cet indice
de crime, et les ordres furent aussitôt donnés pour que les abords
de la maison du conseiller fussent soigneusement surveillés. Quand
Jacob van der Graef s'y présenta, croyant en trouver l'accès libre,
il ne comprit pas les signes d'intelligence qui lui étaient faits par
quelques-uns des bourgeois mis en faction, qui désiraient le faire
échapper. Les taches de sang qu'il portait sur lui, et dont il ne se
doutait pas, suffisaient pour le dénoncer. Après de vaines explica-
tions, il fut conduit à la conciergerie de la cour et ensuite à la
prison, et confirma les soupçons de son crime en conjurant les
bourgeois qui l'escortaient de le laisser s'enfuir. Au troisième inter-
rogatoire, il fut obligé de s'avouer coupable et donna le nom de ses
complices.
Il avait été déconcerté quand on lui avait représenté son épée
tombée de son fourreau et ramassée à la place où l'attentat venait
d'être commis. Il déclara « qu'il ne pouvait se rendre compte d'au-
cune raison qui l'eût porté à commettre cette tentative d'assassinat,
sinon qu'il était abandonné de Dieu, n et il en témoigna tout son
repentir. « Lorsque j'eus résolu d'assassiner le grand-pensionnaire
de Witt, avoua-t-il, je demandai à Dieu de vouloir bien faire réussir
mon entreprise si le grand-pensionnaire était un traître, mais de
me faire perdre la vie s'il était un honnête homme. » Il n'avait
d'autre excuse que celle du fanatisme, et il fut condamné à mort.
Sa jeunesse (il était encore étudiant à l'université de Leyde), la
considération dont jouissait sa famille, la fuite de ses complices,
qui avaient pu s'évader de La Haye, intéressaient à son sort, malgré
l'indignation qu'inspirait ce lâche guet-apens.
D'après des récits plus ou moins contestables, qui ne sont con-
firmés par aucun témoignage, Jean de Wilt aurait été pressé par
des amis de solliciter des états la grâce du coupable afin de rega-
gner par sa clémence la faveur populaire qu'il avait perdue. Le
grand-pensionnaire, ne se départant pas de son austère rigidité,
se serait refusé à faire cette démarche, en disant que, s'd pardon-
nait de bon cœur à son assassin, il n'en était pas moins obligé de
UNE RESTAURATION EN 1672. 421
laisser à la justice son libre cours, afin que la sécurité des autres
régens ne fût pas compromise par l'impunité du crime. A ces sup-
positions on peut opposer une déclaration contraire, d'après laquelle
aucune demande d'intercession en faveur du condamné n'avait pu
être adressée à Jean de Witt, « la fièvre continue qu'il eut pnndant
plus de huit jours n'ayant permis de l'entretenir d'aucune affaire.»
Quoi qu'il en soit de ces allégations, le sursis à l'exécution de la
sentence ne fut pas accordé, et Jacob van der Graef mourut avec
courage, mutilé par le bourreau de Haarlem, qui le mnnqua une
première fois avant de lui trancher la tête. Le jour de l'exécution,
il fallut faire garder l'échafaud et prendre les mesures qui devaient
empêcher la population de la campagne de venir tenter une émeute
à La Haye. Le pasteur David Amya, qui avait visité Jacob van der
Graef dans sa prison, publia la relation de sa captivité et de son
supplice, qui fut vendue, en quelques jours, à plusieurs milliers
d'exemplaires ; il y faisait un parallèle criminel entre l'assassin de
Jean de Witt et l'ange de la Bible qui avait soutenu la lutte contre
le patriarche Jacob. Les ennemis du grand-pensionnaire se ser-
virent de ce libelle pour faire considérer son assassin comme un
martyr.
Les trois autres meurtriers avaient échappé à toute poursuite. Ils
s'étaient réfugiés au camp du prince d'Orange et y trouvèrent un
asile, malgré les recherches des états, qui les désignèrent vaine-
ment au prince ainsi qu'aux chefs de l'armée. « iNous prenons cette
affaire fort à cœur, lui écrivirent-ils, et nous avons résolu de faire
voir notre ressentiment aux auteurs d'un attentat commis sur la
personne de notre premier ministre. » Ils allèrent mêtne jusqu'à
dénoncer la protection occulte qui semblait dérober les fugitifs à la
justice, « Nous sommes informés, écrivaient-ils qu'ils se sont sauvés
parmi les troupes de l'état qui sont campées à Bodegrave ou en
d'autres endroits que Votre Altesse sait bien. » Ces soupçons étaient
justifiés. Non-seulement les complices de Jacob van der Graef ne
furent pas inquiétés; mais encore, deux mois plus tard, ils purent
profiter de l'amnistie générale pour rentrer dans leurs demeures :
l'un d'eux, Borrebagh, conserva son emploi de maître de poste et
en obtint la survivance pour son fils, tandis que l'autre, de Bruyn,
fut choisi par le nouveau stathouder comme l'un des magistrats
municipaux de La Haye. La scandaleuse récompense de leur crime
leur fut ainsi accordée.
Un secret mot d'ordre semblait avoir désigné les deux frères aux
coups des meurtriers. Quatre jours après l'attentat ourdi à La Haye
contre le grand-pensionnaire. Corneille de Witt, qui avait été obligé
par ses douleurs articulaires de quitter la Hotte, où il venait de
se signaler glorieusement comme commissaire des états-généraux,
/l22 REVUE DES DEUX MONDES.
faillit également être la victime d'un assassinat. Le lendemain de
son retour à Dordrecht, au commencement de la nuit, quatre incon-
nus dont l'attitude était suspecte et menaçante vinrent frapper à sa
maison en demandant à lui parler d'affaires importantes; l'entrée
leur ayant été refusée à raison de l'heure tardive, ils tentèrent de
la forcer. Mais la garde bourgeoise, qui faisait le service de nuit,
fut prévenue à temps par les domestiques, auxquels une porte
dérobée avait permis de sortir précipitamment pour donner l'alerte;
elle accourut en hâte et fit prendre la fuite aux malfaiteurs, qu'elle
ne put arrêter.
II.
Ces criminelles tentatives contre la vie du grand-pensionnaire et
de son frère devaient servir à précipiter le mouvement général
destiné à rétablir la charge de stathouder au profit du prince
d'Orange. Cette révolution avait été habilement préparée par les
fausses nouvelles qui étaient propagées pour entraîner la popula-
tion aux derniers excès. « Le bruit de la mort du prince ayant été
répandu à Amsterdam, écrivait ;'envoyé de l'électeur de Brande-
bourg, Blaspiel, le peuple se mit dans la plus grande agitation et
voulait courir à La Haye pour tirer vengeance de ceux qui lui étaient
signalés comme les ennemis de Son Altesse. »
La Zeiande donna la première le signal du changement de gou-
vernement, et ce fut la ville de Ter-Yeere, dont le prince d'Orange
était le seigneur, qui en prit l'initiative. Le jour même où les bles-
sures reçues par Jean de Witt le mettaient hors d'état de continuer
l'exercice de ses fonctions, les habitans de Ter-Veere s'attroupèrent
pour aller demander aux membres du conseil de la vil!e de se pro-
noncer en faveur du prince d'Orange, et ceux-ci, intimidés ou
complices, le proclamèrent stathouder. Le mouvement, une fois
commencé, se communiqua à toute la province, sans rencontrer
aucune résistance : presque partout le peuple ne faisait que pré-
venir les secrets désirs des régens, qui, sans oser rompre l'accord
conclu avec les états de Hollande, étaient tout disposés à se laisser
faire violence. La déclaration des états de Zélande en faveur du
prince d'Orange était inévitable, quand le soulèvement de la Hol-
lande la rendit superflue.
Quelques jours avaient suffi pour que l'exemple donné par les
habitans de Ter-Yeere fût suivi par la ville de Dordrecht, qui, plus
que toute autre, semblait intéressée à conserver une inébranlable
fidélité au gouvernement des états. Elle était considérée comme le
fief de Jean et de Corneille de Y\''itt, qui y étaient nés, et qui , soit
eux-mêmes, soit par leurs parens et leurs amis, avaient été jus-
UNE RESTAURATION EN 1672. 523
qu'alors les maîtres du conseil des régens. Sa défection devait
donc porter au parti républicain un coup irréparable. Elle fut pré-
parée par des soupçons perfidement accrédités contre les magis-
trats municipaux. Les députés envoyés aux états par le conseil de
Dordrecht s'étant prononcés pour la paix, la bourgeoisie se laissa
persuader que les conseillers négociaient déjà avec l'ennemi la
capitulation de la ville. Elle leur fit demander s'ils étaient résolus
à la défendre, dans le cas où elle serait attaquée. Ils répondirent
qu'ils sacrifieraient leur fortune et leur vie pour résister à l'invasion.
Cette réponse ne suffit pas pour rendre confiance aux habitans.
La visite des magasins fut exigée pour constater les moyens de
défense. L'absence du gardien, chez lequel on alla ch.^rcher les
clés, donna un prétexte au cri de trahison, qui fut répété de toutes
parts. Vainement les magasins furent-ils ensuite ouverts, de telle
sorte qu'on pût s'assurer à l'aise qu'ils étaient suffisamment pour-
vus; la foule s'était rassemblée en manifestant les dispositions les
plus hostiles, et les meneurs qui la dirigeaient donnèrent le signal
de l'émeute en faisant arborer deux pavillons au haut de la tour :
l'un, de couleur orange, flottait au-dessus de l'autre, qui était
blanc, avec cette inscription: Orange op (dessus); Wit onder
(dessous). Le nom patronymique de Jean de Witt signifiant hlanc
en hollandais, ce jeu de mots était destiné à servir de ralliement
contre le grand-pensionnaire et son parti. Pour obéir aux injonc-
tions populaires, le conseil des régens est obligé de se réunir. Un
ouvrier arrête le bourgmestre Halling, qui voulait s'échapper, et,
la hache à la main, le menace de lui fendre la tête s'il oppose la
moindre résistance aux volontés des haMtans. N'osant pas rester
fidèles à l'édit perpétuel qu'ils avaient juré de mainteiàr intact et
craignant, s'ils consentaient à l'abroger, d'avoir à rendre compte
aux états de la violation de leur serment, les réarens se flattent de
trouver un expédient : ils font annoncer à son de trompe le choix
de députés envoyés vers le prince d'Orange, à son camp de Bode-
gi'ave, pour le conjurer de se rendre sans retard à Dordrecht.
Toujours attentif à ne pas se compromettre, le prince, qui tenait
à se garantir contre toute accusation de complicité avec la sédition,
commence par refuser de répondre à leur appel en alléguant la
nécessité de rester à son poste. Redoutant l'explosion de la colère
populaire s'ils ne peuvent annoncer son arrivée, les députés le
pressent de se mettre en route, et il cède à leurs prières, en
paraissant se laisser vaincre.
Le lendemain matin, il fait son entrée solennelle en compagnie
des membres de la députation, auxquels s'était joint le beau-frère
de Jean et Corneille de Witt, Jacob de Beveren, seigneur de Zwyn-
drecht, commissaire des états de Hollande, Les habitans escor-
tl'ill REVUE DES DEUX MONDES.
tent le jeune prince et le conduisent à l'hôtel de ville, où il se rend
à pied et la tète couverte. Les régens le suivent chapeau bas et
l'invitent avec empressement à prendre séance dans le conseil, mais
ils se gardent de lui faire aucune ouverture, afin de le rendre res-
ponsable de la décision qui sera prise. Ils lui demandent s'il a
quelque proposition à leur communiquer. Le prince, surpris de
leur silence, dissimule son étonnement et leur rappelle qu'il n'est
venu qu'à leur demande, afin d'écouter ce qu'ils ont à lui dire.
Ceux-ci, sans se départir de leur réserve, le remercient de l'honneur
qu'il leur fait en se rendant dans la ville et l'invitent à en visiter
les fortifications et les magasins, espérant ainsi donner le change à
la foule. Mais, au retour de cette tournée, les habitans, craignant
d'être trompés, se pressent autour de son carrosse, et pour obéir
au mot d'ordre qui leur a été donné par le pasteur Henri Dibbets,
refusent de le laisser sortir avant de s'être assurés du vote des
régens.
Le prince s'étant contenté de déclarer qu'il était satisfait, les
plus exaltés demandent à grands cris si les régens l'ont proclamé,
déclarant qu'ils sauront bien lui faire rendre les charges de ses
pères; pour obtenir une réponse, ils couchent en joue l'un des
bourgmestres, qui l'accompagnait. Vainement, celui ci, se mettant
à la portière, essaie de les calmer en criant : « Vive Orange ! » la
foule irrité témoigne qu'elle ne se laissera pas abuser par de vains
mots. Elle suit le prince jusqu'à l'auberge du Paon, où les régens
lui avaient fait préparer un repas, et menace de les massacrer s'ils
ne représentent pas l'acte destiné à rétablir en sa faveur le sta-
thoudérat. L'un des séditieux entrant dans la salle et, s' adressant au
prince, lui dit: u Que Votre Altesse demande tout ce qui lui plaira,
et nous ferons en sorte qu'elle l'obtienne. » Les régens, obligés de
céder, et n'osant pas quitter l'auberge sans avoir consenti à la satis-
faction qui leur était imposée, ordonnent au secrétaire du conseil
de rédiger la résolution dans laquelle ils déclarent qu'au nom de
la ville, ils font choix du prince d'Orange comme stathouder. Le
prince, prudent jusqu'au bout, se crut obligé d'invoquer l'engage-
ment solennel qu'il avait pris le jour de sa nomination comme capi-
taine-général, en jurant obéissance à i'édit perpétuel. Il fallut que
les régens le fissent relever de son serment par les deux pasteurs
qui s'étaient signalés dans le soulèvement de la journée. Le premier
acte de la révolution était accompli.
Dans cet entraînement auquel tous cédaient, il n'y eut qu'une
seule tentative de résistance, et ce fut le frère de Jean de Witt,
Gorneillt; de Witt, qui, inaccessible à toute défaillance, s'opposa
opiniâtrement aux impérieuses exigences de ses concito} eus. Lorsque
la délibération qui prononçait le rétablissement du stathoudérat eut
UNE RESTAURATION EN 1572. 425
été signée par les dix-sept conseillers présens, on fit observer dans
la foule qui restait ameutée que sa signature manquait, et ses enne-
mis ne voulurent pas laisser échapper cette occasion de l'hunilier.
Il continuait à être retenu au lit par la maladie et, pour l'obliger à
ratifier la résolution prise en son absence, on lui envoya le secrétaire
de la ville, accompagné du capitaine de la bourgeoisie. A|)rès avoir
pris connaissance de l'acte dont la signature lui était imposée, Cor-
neille de W itt demanda si la rédaction en pouvait être changée « en
y employant des termes moins positifs, » La réponse ayant été néga-
tive, il déclara qu'il aimerait mieux mourir sur son lit et avoir la
tête brisée, plutôt que d'y donner son consentement. « Vous pouvez
me trancher le cou avec 1 epée que vous avez au côté, dit-il au capi-
taine de la bourgeoisie. Quant à moi, j'ai prêté serment à l'édit
perpétuel, je veux le tenir puisque je n'en suis pas dispensé. » Le
capitaine ayant protesté qu'il n'était pas venu pour être un assassin,
il lui répliqua laconiquement : « Je ne peux pas signer, quoi qu'il
arrive. »
Toutefois, l'intervention de sa femme ébranle la fermeté de son
refus, en mettant aux prises les sentimens du mari et du père avec
ceux du citoyen. Maria van Berkel, craignant que sa demeure ne
fût envahie par la population attroupée devant la porte, et que le
capitaine de la bourgeoisie pouvait à peine contenir, avait senti flé-
chir sa grande âme. Quoiqu'elle eût toujours fait preuve d'une intré-
pidité toute virile au milieu des périls qui avaient plus d'une fois
menacé son mari, elle le presse avec instance de céder. Corneille de
Witt résistant encore à ses prières, pour avoir raison de son refus,
elle lui déclare avec désespoir qu'elle n'a plus d'autre parti à prendre
que celui de s'éloigner, se croyant tenue comme mère d'aller
mettre en sûreté la vie de ses enfans. Vaincu par ses larmes, Cor-
neille de Witt prend la plume dont sa main endolorie peut à peine
faire usage; il éciit son nom et y ajoute ces deux lettres : V. C qui
voulaient dire : Vî coaetm (contraint par la force.) Le secrétaire
Muys lui en demande l'explication et le supplie de les faire dispa-
raître pour ne pas donner un nouveau signal aux fureurs de la
foule. « Je ne les retirerai pas, dit-il, parce qu'autrement je ne
consentirais pas à signer. ); Pendant que sa femme les efface à son
insu, prévoyant ce pieux subterfuge de la tendresse conjugale, il
demande au secrétaire de dresser un procès-verbal de sa protesta-
tion, dont il se fit plus tard remettre la copie. Il s'était mis en
mesure, ainsi qu'il affirmait lui-même avec orgueil, de témoigner
aux états ses maîtres qu'il n'était pas un parjure.
, Le mouvement populaire de Dordrecht ne resta pas isolé et fut
comme une traînée de poudre qui propagea l'incendie. A Rotter-
dam, le complot fut préparé par les officiers de la bourgeoisie. A la
ll2Q REVUE DES DEUX MONDES.
première nouvelle de l'insurrection de Dordrecht, l'un d'eux, vou-
lant profiter de l'office religieux qui réunissait les habitans à la
grande église, fit occuper par sa compagnie les avenues qui y con-
duisaient et obligea tous ceux qui sortaient du prêche à se déclarer
partisans du prince ou des états. Une assemblée se trouva ainsi
improvisée pour demander la nomination d'un stathouder; elle fut
haranguée par le pasteur Borstius, et l'un des régens, gagné à la
cause orangiste, s'offrit pour transmettre aux conseillers la volonté
populaire, pendant que le drapeau orange, hissé en haut du clocher
de la ville, annonçait le changement de gouvernement. Menacés
du pillage de leur maison et de la morl, les conseillers se réunirent
pour sanctionner la résolution, à laquelle les deux bourgmestres
opposèrent seuls une vigoureuse résistance. Le lendemain, des
députés furent envoyés au prince d'Orange pour lui notifier sa
nomination, et le bourgmestre qui les accompagnait ne craignit pas
de lui dénoncer la violence faite aux magistrats. Celui-ci, mécon-
tent, sans doute, de cette déclaration hardie, ou préoccupé da gar-
der encore certains ménagemens, les accueillit avec une froide
réserve. Il les reçut auprès de son camp de Bodegrave, sans des-
cendre de son carrosse, ayant auprès de lui le commissaire des
états-généraux, Beverningh, et se contenta de répondre qu'il n'ac-
cepterait la charge de stathouder que pour le bien de l'état.
III.
Quand les mêmes scènes de violence se furent renouvelées impu-
nément dans un grand nombre de villes de la province, les états
de Hollande se trouvèrent désarmés et réduits à l'impuissance.
Assaillis à la fois par les épreuves d'une invasion victorieuse
et d'une révolution imminente, privés de la direction de leur
grand-pensionnaire, retenu dans sa demeure par les blessures qui
avaient failli lui coûter la vie, ils ne pouvaient plus ni arrêter ni
ralentir un mouvement devenu irrésistible. L'union persévérante
de tous les membres de leur assemblée aurait à peine suffi pour
leur permettre de résistei'. Elle était déjà ébranlée par l'impatience
de tous ceux qui se sentaient libres de manifester désormais leurs
seci-ètes préférences ou qui étaient intéressés à s'assurer, par des
témoignages de zèle tardif, les bonnes grâces d'un nouveau maître.
Ils étaient néanmoins arrêtés par la crainte du parjure, l'édit per-
pétuel auquel les députés avaient prêté serment leur interdisant
avec la plus grande rigueur toute proposition de rétablissement du
stathoudérat. Aussi, les députés des deux villes les plus favorables
aux intérêts du prince d'Orange, Leyde et Ilaarlem, s'étaient-ils con-
tentés de proposer l'extension de ses pouvoirs militaires ; ils rôcla-
UNE RESTAURATION EN 1672. 427
maient pour lui la pleine indépendance du commandement, qui
devait l'affranchir de toute sujétion à l'égard des commissaires
civils, ou députés au camp, et demandaient que la délivrance des
patentes nécessaires à la marche des troupes cessât d'appartenir aux
états des provinces. Les états de Hollande se montrèrent disposés
à faire ces concessions; ils espéraient encore qu'elles leur permet-
traient d'échapper aux nouvelles exigences qu'ils redoutaient. Mais
cette satisfaction ne pouvait plus suffire aux partisans du prince
d'Orange, et le jour même où elle leur fut accordée par un vote
unanime, ils demandèrent le changement du gouvernement.
Ils y étaient encouragés par Téloignement de Jean de Witt et par
le départ de son parent Vivien, qui, en sa qualité de pensionnaire de
Dordrecht, était chargé de le remplacer, mais venait d'être rappelé
par les régens de la ville : ils n'avaient pas dès lors à craindre la
résistance inflexible qui aurait pu leur être opposée. Au contraire,
ils comptaient sur le pensionnaire de Leyde, Burgersdyck, qui, à
défaut des pensionnaires de Haarlem et de Delft, également absens,
devait présider l'assemblée. Dès la veille, ils avaient eu soin de se
rendre compte des dispositions avec lesquelles la motion impatiem-
ment attendue serait accueillie. Les commissaires envoyés a La
Haye par les régens de Rotterdam pour y transmettre aux états la
résolution qui venait d'être prise par le conseil de la ville, en faveur
du rétablissement du stathoudérat, avaieut demandé aux députés
de Rotterdam, encore hésitans, de prendre les devans pour inter-
venir et s'élaieot mis en rapport avec Burgersdyck. Ce fut celui-ci
qui, à la fin de îa séance, invita les membres des états à examiner
« si l'on ne pouvait pas donner à quelques députés la liberté de faire
une proposition pour le bien du pays, quoiqu'elle dût être contraire
aux résolutions ayant force de loi. » Cette proposition fut accueillie
avec faveur. Le procédé qui permettait d'éluder le serment prêté à
l'édit perpétuel était désormais trouvé , et les députés pouvaient
impunément s'affranchir des engagemens qu'il leur imposait.
La séance du lendemain fut assombrie par de funestes communi-
cations. Les rigueurs de la mauvaise fortune s'appesantissaient sur
les états. De Groot venait de leur faire le rapport des conditions
inexorables que Louis XIV prétendait leur faire subir et qui ne leur
permettaient plus d'acheter la paix qu'au prix de l'humiliation et
du démembrement. Ils étaient aux prises avec les embarras d'un
parti à prendre sur l'acceptation et le refus de ces dures exigences,
quand les nouvelles de la sédition de Dordrecht, du soulèvement
de Rotterdam et des violences exercées à Delft ainsi qu'à Haarlem
se succédèrent tour à tour comme les tintemens lugubres de la cloche
d'alarme et achevèrent de répandre la consternation dans l'assem-
blée. L'heure était favorablement choisie pour hâter le dénoûment
Zi28 REVDE DES DEDX MONDES.
de la révolution que les états allaient être obligés de sanctionner.
Encouragés jDar les premières ouvertures qui avaient été faites
la veille à l'assemblée, les députés de Rotterdam prirent des mesures
détournées pour provoquer la délibération, qui ne pouvait plus être
retardée. La motion fut faite par le bourgmestre Pesser, qui avait
jusqu'alors été considéré comme l'un des principaux adversaires du
parti orangiste II commença par déclarer qu'il avait, de la part de
sa ville, une communication importante à faire pour le service du
pays, mais que l'honneur et la loi ne lui permettaient pas de rendre
publique, à moins qu'il n'obtînt l'autorisation expresse d'en donner
connaissance. Les nobles n'étaient présens à l'assemblée qu'au nombre
de trois, MM. de Duvenwoorde, d'Asperen et Maasdam ; ils affectè-
rent la surprise et réclamèrent des explications plus précises, mais
en faisant entendre qu'il fallait se donner les uns aux autres pleine
liberté de proposer toutes les résolutions réclamées par l'intérêt de
l'état. Les députés de Dordrechi, ne voulant pas donner un décaenti
à l'inflexible résistance dont leur concitoyen, Corneille de Witt,
venait de leur donner l'exemple, essaient vainement d'arrêter le
courant; ils déclarent qu'ils ne se croient pas autorisés à laisser
parler d'une affaire sur laquelle une loi fondamentale interdit toute
délibération ; leur voix reste isolée. Les députés de Delft font
savoir qu'ils se croient libres d'opiner s'ils y sont autorisés par le
conseil de leur ville. Les députés de Haarlem, moins timides, se
prononcent en faveur de la demande de Rotteidam, en représen-
tant la nécessité de donner une prompte satisfaction au peuple et
le danger de la refuser. Plus hardis, les députés de Leyde renon-
cent aux ménagemens que les membres de l'assemblée sem-
blaient encore vouloir garder et n'usent plus d'aucun détour. Le
pensioDi'aire Burgersdyck représente en' leur nom qu'il est inutile
de dissimuler plus longtemps et constate que la proposition de
Rotterdam a pour but l'abolition de l'édit perpétuel ; il demande
qu'elle soit dès lors mise en délibération, mais en ajoutant qu'il ne
peut se prononcer sans avoir reçu les instructions des régens de
Leyde, dont il n'est que le délégué.
Cette franche déclaration fait cpsser toute incertitude, et les
députés, procédant à un second tour de scrutin, n'hésitent plus à
opiner ouvertement sur l'abrogation de l'édit perpétufl. Les nobles
se prononcent les premiers pour la dispense du serment. Le pen-
sionnaire d'Haarlem, ne voulant pas se laisser devancer, demande
qu'on se hâte de pourvoir à la nomination du prince d'Orange
comme stathouder, afin d'éviter des retards qui ne peuvent être
que préjudiciables. Les autres députés, plus circonspects pour la
plupart, se tiennent sur la réserve; mais ils se mettent d'accord
pour se dispenser du serment et en relèvent également les magis-
UNE RESTADRATION EN 1672. A29
trats des villes, afin de pouvoir les consulter. Pour éviter toute perte
de temps, on convient que les résolutions des conseils des villes
seront communiquées à la prochaine séance, qui est fixée au sur-
lendemain, et pour laquelle tous les membres des états se donnent
solennellement rendez-vous. « Il y a eu à l'assemblée une très longue
délibération touchant un grand point qui regarde Votre Altesse, »
écrit au prince d'Orange son principal confident d'Asperen, prési-
dent des conseillers députés, qui étaient les membres de la com-
mission permanente des états. « Je pense que, dans trois jours, Votre
Altesse sera stathouder. 11 y a déjà onze voix qui sont acquises, et
le resce se prépare; dimanche prochain, toutes les voix seront assu-
rées à Votre Altesse. En écrivant, vos affaires avancent en poste. »
11 restait à savoir quelle serait l'attitude de la ville d'Amsterdam,
qui ne s'était pas encore prononcée. Vingt ans auparavant, elle avait
opposé une énergique résistance au dernier stathouder, père du
prince d'Orange, et était restée longtemps l'auxiliaire le plus fidèle
du parti républicain ; mais depuis que les habitans s'étaient pas-
sionnés pour la continuation de la guerre, ils réclamaient avec
emportement un nouveau gouvernement, afin de mettre obstacle à
toutes les tentatives de négociation. « II est temps, écrivait -on
d'Amsterdam à l'figent français Bernard, que les magistrats renon-
cent à l'édjt perpétuel, parce que le peuple se trouve déjà* dans la
rue pour les y contraindre, » D'ailleurs, les régens qui, dans la
crainte d'un soulèvement populaire, venaient de se prononcer contre
les pleins pouvoirs donnés à de Groot pour traiter avec Louis XIV,
étaient disposés à se laisser faire la loi plutôt qu'à résister. La plu-
part témoignaient les dispositions les plus favorables ; u prince
d'Orange ; ils y étaient encouragés par Van Beuningen et par Val-
kenier, devenu le plus fougueux partisan de la cause orangiste.
Toutefois, ils n'osèrent prendre l'initiative d'une proposition ten-
dant au rétablissement du stathoudérat et ils éludèrent l'envoi
d'une députai ion au prince d'Orange, qui leur était demandé par
le conseiller Outshoorn.
La prudente réserve du premier bourgmestre , Henri Ilooft,
appuyée par l'écheviu Bontemantel et par André de Graef, oncle de
Jean de Witt, fit prévaloir une politique de temporisation. Les députés
de la ville aux états ayant demandé des instructions sur la conduite
à tenir, le conseil leur fit savoir qu'ils devaient s'abstenir de toute
ouverture et ne les autorisa à donner un vote favorable qu'en cas
d'unanimité de l'assemblée. Peu s'en fallut qu'André de Graef,
auquel ce message avait été confié, dénoncé comme l'un des com-
pUces du parti de la paix et soupçonné d'être envoyé à La Haye
pour ratifier les propositions du roi de France, ne fût la victime
des violences populaires. Cette irritation se calma le lendemain,
â30 REVUE DES DEUX MONDES,
quand le conseil, apprenant que les membres des états s'étaient
dégagés de leur serment et avaient laissé les régens des villes libres
de se prononcer, mit fin à ses hésitations.
D'après le récit manuscrit de la séance, telle qu'elle a été repro-
duite par l'échevin Bontemantel, qui y assistait, aucun débat n'au-
rait eu lieu dans le conseil sur le vote qui révoquait l'édit perpé-
tuel, si pour se singulariser, Valkenier n'avait pas proposé de
nommer le prince d'Orange comte de Hollande, sans rien changer
d'ailleurs à la résolution solennelle qui avait aboli la charge de sta-
thouder. C'était rétablir le stathoudérat sous un autre titre et avec
des pouvoirs bien plus étendus, qui auraient fait du prince d'Orange
le souverain de la Hollande. Non-seulement Valkenier prétendait
s'éviter ainsi l'embarras de révoquer l'édit dont il avait été le
principal promoteur, mais encore il se flattait de dépasser par son
projet les propositions qui avaient été faites jusqu'alors par les
partisans les plus déclarés d'une restauration. Il y avait déjà rallié
plusieurs conseillers, quand Bontemantel représenta énergiquement
qu'on réveillerait ainsi les craintes et les inimitiés, le titre de comte
paraissant menaçant pour la liberté du pays. 11 ajouta que les mem-
bres des états, qui étaient prêts à s'entendre pour la nomination d'un
stathouder, se diviseraient inévitablement si une autre proposition
leur était faite et fit valoir la nécessité de leur union pour le salut
de la république. Les régens d'Amsterdam, se laissant persuader,
se contentèrent de donner l'ordre à leurs députés d'appuyer la
demande de rétablissement du stathoudérat et leur recommandè-
rent de n'épargner aucun effort pour obtenir un vote unanime.
Partout ailleurs, les conseils des villes se hâtèrent de donner leur
assentiment à la proposition d'abrogation de l'édit perpétuel, et
quand les états de Hollande se réunirent le dimanche soir, 3 juil-
let 1672, il n'y avait plus qu'à sanctionner le vote des régens. Tous
les membres de l'assemblée, sauf ceux de Schiedam, qui n'arrivè-
rent qu'au cours de la délibération, étaient présens à l'ouverture de la
séance. Ils étaient résolus ou résignés à reconnaître la nécessité de
faire cesser l'interrègne de la maison d'Orange, qui durait depuis
vingt ans. En l'absence du grand-pensionnaire de Witt et de son
suppléant Vivien, la délibération était conduite par le pensionnaii*e
de Delft, Van der Dussen.
Une fois la discussion ouverte, aucune observation n'est faite sur
la dispense du serment, qui est solennellement enregistrée. Le réta-
blissement du stathoudérat est aussitôt proposé par les députés
d'Amsterdam ; mais quoique tous les membres soient d'accord pour
y adhérer, les pouvoirs qui doivent être donnés au stathouder pro-
voquent un conflit d'opinions, et ce sont les députés jusque-là les
plus favorables au prince d'Orange qui font leurs réseiTes. Haaiv
UINE RESTAURATION EN 1672. ASl
lem et Leyde réclament la conservation des privilèges des villes et
demandent que le choix des magistrats municipaux continue d'ap-
partenir aux conseils. Leyde représente en outre que les états de
Hollande ne doivent pas précipiter leur résolution sans s'être
entendus préalablement avec les états-généraux , qui, par l'acte
d'harmonie, avaient déclaré incompatibles les deux charges de sta-
thouder et de capitaine-général. Mais les députés d'Amsterdam, au
nom desquels André de Graef prend la parole, se prononcent contre
toute restriction et tout ajournement. Ils font observer qu'il ne
faut rien faire à demi si l'on veut donner satisfaction au peuple et
ajoutent que le moindre délai met en péril l'indépendance du pays,
« La personne du prince d'Orange, déclare l'un de leurs bourg-
mestres, vaut bien une armée de vingt mille hommes. » Ils résu-
ment leur avis dans ces mots laconiques : u Hodie constat, hodie
agaïur (Aujourd'hui, on est d'accord, c'est aujourd'hui qu'il faut
agir). »
Malgré ces pressantes instances, les députés de plusieurs villes,
entre autres ceux de Gouda, se montrent indécis, et quelques-uns,
tels que ceux d'Alkmaar et de Purmerende, refusent péremptoire-
ment de laisser le prince d'Orange maître des magistratures muni-
cipales. D'ailleurs, cette nomination des régens n'étant pas comprise
de plein droit dans les attributions légales du stathouder et ne pou-
vant lui appartenir sans une résolution spéciale des états, les dépu-
tés, pour se mettre d'accord, prennent le parti de considérer cette
extension de ses pouvoirs comme une question réservée. Le sta-
thoudérat était ainsi rétabli sans que les libertés des villes fussent
sacrifiées. Les députés qui représentaient le parti républicain pou-
vaient dès lors se flatter d'avoir à la dernière heure obtenu une trans-
action qui les mettait à l'abri d'une trop grande dépendance. Sauf la
prérogative du choix des régens, les éiats reconnaissaient d'ailleurs
au nouveau stathouder toutes les dignités qui avaient appartenu à
ses ancêtres. La résolution qui rétablissait en sa faveur le stathoudé-
rat le mettait en même temps pour sa vie en possession de la charge
de capitaine et amiral-général de la province. Les états décidèrent
qu'une députation, qui comprenait l'un des membres de la noblesse
et les bourgmestres des villes de la province, lui serait envoyée pour
lui ofîrir la première magistrature du pays, en même temps que
pour le dispenser du serment par lequel il s'était engagé à la refu-
ser. Le lundi A juillet 1672, à quatre heures du matin, la résolu-
tion de l'assemblée était enregistrée comme un vote définitif, aux
termes de laquelle le prince d'Orange, qui n'avait pas encore vingt-
deux ans accomplis, fut proclamé, sous le nom de Guillaume III,
stathouder, capitaine et amiral-général de Hollande.
Deux jours auparavant, les états de Zélande, dominés par la
!lZ'2 REVDE DES DEUX MONDES.
volonté populaire, avaient pris les devans par le rétablissement du
stathoudérat de leur province en faveur du tils de Guillaume II.
Les autres provinces ne pouvaient suivre cet exemple; trois d'entre
elles, la Gueldre, Utrecht et Overyssel, étaient en partie conquises
et leurs états ne pouvaient se réunir. Les deux autres, la Frise et
Groningue, avaient conservé comme staihouder, sous la tutelle de
sa mère, le jeune fils de leur ancien gouverneur, Henri-Casimir de
Nassau. Quant aux états-généraux, ils s'empressèrent de mettre en
harmonie avec les nouveaux pouvoirs du prince d'Orange les attri-
butions du commandement en chef telles qu'elles devaient désor-
mais lui appartenir. Le vendredi 8 juillet, sur la proposition des états
de Hollande, sous la présidence du député Horenkum, en présence de
vingt-cinq députés, ils reconnurent le prince d'Orange comme capi-
taine et amiral-général de la répubhque, nommé à vie et ayant, à ce
titre, sous ses ordres, avec le libre usage de son commandement, l'ar-
mée et la flotte des Provinces-Lnies. Cinq commissaires de leur assem-
blée, représentant les provinces qui n'étaient pas conquises par l'en-
nemi et dont les députés pouvaient dès lors continuer à siéger dans
l'assemblée fédérale, lui furent envoyés pour lui donner connaissance
de la résolution qui joignait le pouvoir militaire dans toute sa pléni-
tude au pouvoir civil dont il était désormais investi.
Aux lélicitaiions officielles qui lui étaient adressées se joignirent
celles de sa grand'mère, la princesse douairière, heureuse dans sa
vieillesse d'avoir assez vécu pour voir le descendaut de la maison
d'Orange recouvrer les charges qui avaient appartenu tour à tour
à son mari, Frédéric-Henri, et à son lils, Guillaume II. « Je suis
de ceux, écrivait-elle à son pelit-fils, qui avaient fort tardé à vous
souhaiter le bonheur de toutes les charges que cet état vous a
données. Je vous plains que c'est en ce temps que tout est en
trouble, mais j'espère que Dieu vous assistera. Je vous souhaite la
patience et 'la constance de votre grand-père, et je ne doute pas,
quand vous demanderez à Dieu son assistance, qu'il vous bénira en
toutes choses. »
Le jeune prince recueillit également le témoignage de satisfac-
tion et les encouragemens que le vieux maître chargé de l'éduca-
tion religieuse de son enfance, Cornélius ïrigland, lui fit parvenir à
son lit de mort : « Je prie Dieu, lui écrivait-il, pour que Votre Aliesse
reste sérieusement attachée, comme elle l'a toujours été, à la religion
chrétienne réformée et qu'elle suive les maximes de ses illustres
prédécesseurs. Si je ne dois plus revoir votre personne, vous [)en-
serez que je vous ai servi avec toute fidéhté et que je vous appris le
fondement du bonheur, celui avec lequel sont morts tous les saints
de l'ancien et du Nouveau-Testament, et qui est réservé à Votre
Altesse si elle bâtit dessus. Je prie que Dieu vous donne tous les
UNE RESTAURATION EN 1672. Û33
dons nécessaires pour exercer dignement vos charges , qu'il vous
accorde de longs jours et fasse votre salut, qu'il couvre votre
tête au jour du combat et qu'il vous couronne de gloire et de vic-
toire, qu'il vous rende maître de vos ennemis et de ceux qui vous
haïssent, qu'il vous fasse revenir en triomphe; et là-dessus, je baise
vos mains avec tout respect. »
Le prince d'Orange accueillit avec son calme ordinaire le rapide
changement de fortune qui lui rendait l'héritage de ses ancêtres.
En recevant dans son camp de Bodegrave les députés des états de
Hollande, il ne sortit pas de ses habitudes de circonspection et
se contenta de leur demander s'il était dispensé de son serment.
Sur leur réponse affirmative, il les chargea de ses remercîraens, en
leur promettant de faire usage de son autorité pour la délivrance
du pays et le rétablissement de la tranquillité intérieure. Les dépu-
tés des états-généraux, qui, quatre jours plus tard, se présentèrent
devant lui , le trouvèrent disposé à venir prendre possession de
ses charges, et, le lendemain de la résolution qu'ils étaient venus
lui notifier, il se rendit dans l'assemblée de la confédération pour y
prêter un nouveau serment en qualité de capitaine et amiral-général
nommé à vie. Il avait commencé par se faire recevoir comme sta-
thouder par les états de Hollande. Dès les premières heures de la
matinée, on l'avait introduit dans leur assemblée, avec le cérémonial
en usage pour ses prédécesseurs, sous la conduite de Vivien, qui
remplissait provisoirement les fonctions de grand-pensionnaire, et
de Duvenwoorde, l'un des membres de la noblesse, accompagnés
des députés de Dordrecht, d'Amsterdam et d'Alkmaar. Invité à sié-
ger dans un fauteuil de velours, au haut bout de la salle, au-dessus
des sièges occupés par les nobles, il avait ensuite été conduit dans
la cour de Hollande, afin d'y être reconnu comme chef de la jus-
tice. Avec autant de tact que de prudence, il s'abstint de tout dis-
cours et, le même jour, il repartit pour le quartier-général.
« Yoilà le gouvernement du pays changé en moins de quinze
jours, écrit à l'agent français Bernard l'un de ses correspondans de
La Haye ; tout dépend maintenant de la volonté du prince : étant
maître, il n'y a personne qui osera le contredire. C'est en lui que
réside principalement aujourd'hui ce qui reste d'autorité chez les
états; il est souverain, sans le nom seulement. » Saint-Évremond
avait prédit cette révolution à Jean de Witt. On Ut dans ses œuvres :
« Il me souvient avoir dit souvent en Hollande, et même au grand-
pensionnaire, qu'on se méprenait sur le caractère des Hollandais.
Ils appréhenderaient un prince avare , capable de prendre leurs
biens, un prince violent qui pourrait leur faire des outrages ; mais
ils s'accommodent de la qualité de prince avec plaisir. Les magis-
TOME LXII. — 188 L 28
AâA REVUE DES DEUX MONDES.
trats aiment leur indépendance pour être en état de gouverner des
gens qui dépendent d'eux, et le peuple est disposé à se soumettre
plus aisément à l'autorité d'un chef qu'à celle de magistrat&qui,
pour lui, sont, à proprement parler, des égaux. »
Ce chef ne pouvait être autre que le dernier héritier des princes
d'Orange. Menacées d'être englouties par le flot de l'invasion, les
Provinces-Unies lui demandèrent leur salut. Il suffisait que le pou-
voir exercé par ses ancêtres lui fût rendu pour que les défenseurs
du pays retrouvassent l'élan patriotique qui jusqu'alors leur avait fait
défaut. Tandis que la confiance publique, prompte à renaître, faisait
remonter les obligations de h province de Hollande de 30 florint, à
90 florins, dans l'espoir de nouvelles alliances qu'une restauration
princière pouvait assurer à la république, les correspondances secrèles
adressées au roi de France l'informaient qu'il n'y avait plus que
résolution témoignée de continuer la guerre. « Les bourgeois et les
paysans, ajoutaient-ils, au lieu de continuer à se dérober au service,
demandent d'eux-mêmes à marcher sous les ordres du prince; ceux
de INord-Hollande fourniront jusqu'à trente mille hommes s'il le
désire. En confondant sa destinée avec celle des fondateurs de son
indépendance, la république semblait s'être interdit toute capitula-
tion. Elle se seiJtait soutenue par les espérances que Guillaume III lui
donnait; elle lui en tenait compte comme de services rendus, et,
dans les jours de grands dangers, ce sont les espérances qui font
souvent le salut des peuples. C'était une nation tout entière qui avait
confiance en lui, malgré sa jeunesse et son inexpérience militaire,
sans se laisser décourager par l'infériorité des forces qu'il pouvait
opposer à l'invasion, et cette confiance fut justifiée avec éclat.
A peine âgé de vingt-deux ans, n'ayant appris jusqu'alors la
guerre et la politique que dans les livres, Guillaume III devait se
révéler, dans sa lutte contre Louis XIV, comme l'un des grands
généraux et l'un des premiers hommes d'état de son siècle. Sou-
tenu à la fois par le patriotisme et par l'ambition, il allait opposer
aux malheurs publics le plus intrépide courage en même temps
que la plus inébranlable fermeté d'âme, et c'est en ne désespérant
pas de son pays qu'à force d'opiniâtreté il s'en fit le libérateur.
Cette œuvre de délivrance ne devait pas moins lui profiter qu'aux
Provinces-Unies; elle ne lui valut pas seulement une restauration
qui, en rétablissant le stathoudérat, le rendait maître du gouverne-
ment d'une république, elle lui prépara en outre le grand rôle
qu'il fut appelé à jouer dans la politique européenne et qui, seize
ans plus tard, lui permit de s'emparer par une révolution du trône
de la Grande-Bretagne, en lui assurant ainsi la possession d'un
royaume,
Antonin Lefèvre-Pontalis.
MŒURS FINANCIERES
DE LA FRANCE
LE CHEMIN DE C 0 NST AN TINOPLE.
Quelle est la voie la plus courte, la plus favorable aux intérêts
politiques, aux opérations commerciales, aux échanges de peuple à
peuple, qui conduise du milieu et de F occident de l'Europe à la
capitale de la Turquie, à cette ville que tant d'ambitions opposées
se disputent et dont on prévoit, dans un avenir prochain, la con-
quête, ou du moins la transformation? En quoi ce grave problème
depuis tant d'années soulevé et dont la solution suscite tant de con-
troverses, se relie-t-il à l'étude en apparence si étrangère de nos
mœurs financières et quel rapprochement pouvons-nous faire entre
les deux?
Il fut un temps, sans remonter à l'âge héroïque des croisades, où
d'autres préoccupations que celles des intérêts matériels passion-
naient les esprits. A coup sûr, dans le dernier siècle et la première
moitié de celui-ci, nul n'était indifférent au soin de sa fortune et ne
négligeait absolument les moyens de l'améliorer, mais que d'autres
amours faisaient battre les cœurs, que d'autres ambitions armaient
les bras! Étaient-elles plus hautes et avons- nous dégénéré? Nous
avons suivi les lois naturelles, et les faits ont développé leurs consé-
quences. Après avoir lutté pour les droits du citoyen, pour l'égalité
politique et sociale, nous travaillons aujourd'hui à l'exploitation des
436 REVUE DES DEUX MONDES.
richesses que la terre met à la disposition de tous, à l' amélioration
des conditions de la vie matérielle; nos mœurs financières consta-
tent la recherche de ce but constant de nos efforts.
Or, s'il existe dans les habitudes financières du pays une préfé-
rence, si le public, au moyen des épargnes disponibles, poursuit un
bénéfice qui l'attire d'une façon particulière, c'est à coup sûr l'em-
ploi qu'il leur donne dans les affaires qui se font à l'étranger. L'ar-
gent français est toujours prêt à émigrer : emprunts d'états, entre-
prises industrielles, grands travaux publics ou privés, il se laisse
facilement séduire pour y participer. C'est un fait notoire, et tous
ceux qui ont pu recueillir des renseignemens à cet égard atteste-
raient par la vue des titres qui remplissent les caisses de nos grandes
sociétés financières qu'aucune comparaison ne peut être établie
entre le nombre d'étrangers associés aux affaires françaises et celui
des Français possédant des titres étrangers. La quantité de ceux-ci
est immense. Serait-ce que chez nous le mode d'emplois mobiliers
fasse défaut, que notre capital dépasse l'importance des affaires se
présentant à lui, que l'offre n'égale pas la demande, ou que les
profits n'atteignent pas chez nous les proportions des entreprises
étrangères? Loin de là, mais il faut reconnaître qu'à cet égard l'ima-
gination joue un certain rôle, que notre caractère se prête aux
œuvres de confraternité, que de ce côté comme du côté politique,
nous faisons preuve de sympathie et d'absence de préjugés. Sans
citer comme un indice du libéralisme français les entreprises si
populaires du percement des isthmes de Suez et de Panama, pas-
sionnément poursuivies par tous nos capitaux grands et petits, il y
a lieu de signaler les participations que nous avons prises dans les
emprunts de chaque état, aussi bien en Italie, en Autriche qu'en
Russie, en Suède, en Orient, etc.; il faut reconnaître aussi que, sous
des noms étrangers, bien des affaires sont des affaires mi-françaises,
telles que les chemins de fer autrichiens et espagnols, dont les litres,
actions et obHgations sont cotés sur nos marchés , «constituent des
placemens durables qui persistent, se renouvellent et n'ont rien
du caractère de la spéculation.
Les dispositions générales du public étant ainsi connues, il reste,
dès qu'une nouvelle affaire se fonde à l'étranger, à rechercher si la
contrée où elle se trouve engagée nous attire et si l'entreprise mérite
que nous l'encouragions par nos efforts. Ceci constaté, ni l'attention
des capitalistes, ni les sollicitudes du public ne lui feront défaut.
Or, à cet égard, le titre qui précède ces lignes donne toute assu-
rance, et nous sommes certains de ne point appeler en vain l'in-
térêt ou la curiosité du public français sur ce que nous nommons
le chemin de Constantinople.
Il s'agit ici, bien entendu, non pas de l'extension à donner aux
MOEURS FINANCIÈRES DE LA FRANCE. A 37
relations maritimes entre l'Europe et la Turquie; celles qui existent
suffisent, et le régime qui leur est appliqué et qui ne pourrait être
modifié tant que subsistera l'empire ottoman, ne permettrait guère
de les rendre plus faciles. Ce n'est point par le sud, par la voie qui
traverse la mer de l'Archipel, le détroit des Dardanelles, la mer de
Marmara et le Bosphore, qu'il s'agit de créer des communications
nouvelles et d'ouvrir de faciles accès au commerce européen : c'est
au nord par les rives de la Mer-lNoire en améliorant les bouches du
Danube, c'est surtout au centre par la voie de terre, par les Prin-
cipautés Danubiennes, le passage des Balkans, par le raccordement
de toutes les provinces peuplées de Slaves, d'Albanais, de Bulgares,
de Boumains ou de Grecs, qu'il faut laisser un large passage au tor-
rent européen qui se précipite de toutes parts vers la capitale de
la Turquie.
Les dernières années du siècle verront-elles se produire le grand
mouvement que l'histoire moderne prépare depuis tant d'années,
que poursuivent tant d'efforts, vers lequel tendent toutes les aspi-
rations des souverains et des peuples, c'est-à-dire la mort ou la
guérison de l'homme malade des bords de la Mer-Noire?
Sans aborder cette redoutable question, il en existe une autre
plus secondaire, mais dont l'importance croît chaque jour : celle de
la mise en valeur de toute la partie sud-est de notre continent, de
ces terres merveilleusement fertiles, habitées par les races les plus
diverses, dont quelques-unes cependant sont aptes aux travaux du
commerce et de l'industrie et n'ont besoin que de guides expéri-
mentés et de collaborateurs sympathiques pour donner tous leurs
fruits. Le flot de l'émigration des pays allemands, autrichiens, fran-
çais, italiens, etc., n'attend qu'une chose, à savoir que la porte
s'ouvre pour s'y précipiter. Il n'a pas de longues distances à fran-
chir, ainsi qu'aux pays d'Amérique et d'Océanie, pour y chercher
de nouveaux champs ouverts à l'industrie humaine : à deux ou trois
jours de notre Occident, aux confins de la Hongrie, à la proximité
de tienne et de Berlin, sous l'œil de la Bussie, il n'y a pour ainsi
dire qu'à étendre la main pour rencontrer des terres vierges, des
mines abondantes; les habitans du sol consentiraient aisément à
en partager la mise en valeur et, par conséquent, à jouir des béné-
fices de l'exploitation. Pour hâter le jour de ce partage pacifique,
de faibles distances restent à parcourir, un mince capital peut suf-
fire : le nôtre est disposé à concourir à l'œuvre commune; nous
avons donc pu invoquer les bonnes dispositions des mœurs finan-
cières de la France pour en augurer l'ouverture pacifique et prompte
du chemin de Gonstantinople.
Zi38 REVUE DES DEUX MONDES.
I.
Avant tout, constatons l'état du terrain qu'il s'agit d'aborder:
depuis quelques années, de grands changemens se sont opérés en
Orient au détriment de la puissance mahométane. La guerre avec
la Russie semblait l'avoir laissée à la merci du tsar, et l'Europe
entière eut à intervenir en sa faveur; mais, à voir ce que le sultan
a dû sacrifier pour être soustrait aux mains du vainqueur, n'eût-il
pas mieux fait peut-être de traiter directement avec lui ? La Grèce
agrandie, les provinces du nord-ouest lui échappant, deux royaumes
et deux principautés nouvelles créées à l'ouest et au nord, c'est-
à-dire un groupe d'adversaires réuni sur toutes ses frontières pour
en ouvrir les portes, voilà ce qu'il en a coûté à la Porte d'être pro-
tégée, disait-on, contre l'envahissement du Moscovite après le pas-
sage des Balkans.
L'importance politique de ces contrées arrachées au sultan reste
hors de contestation, mais ce n'est point ce que nous cherchons à
élucider, nous demeurons sur le terrain purement économique. Or,
sous le rapport de l'augmentation de la richesse matérielle et des
avantages financiers, la transformation qui, sous la pression euro-
péenne, en arrachant la Porte aux serres russes, l'a si fortement
morcelée, présente-t-elle , même pour elle, des résultats utiles?
Y a-t-il lieu, surtout pour les provinces soustraites au joug musul-
man, c'est-à-dire pour la Grèce augmentée, pour le Monténégro
consolidé, pour la Roumanie et la Serbie érigées en royaumes, de
même que la Bulgarie en principauté, enfin pour les parties de la
Bessarabie retournées à l'empire russe, comme pour la Bosnie et
l'Herzégovine attribuées à l'Autriche, y a-t-il sujet de se réjouir de
la vie nouvelle à laquelle tous ces pays viennent d'être appelés?
Aucune hésitation n'est permise à cet égard; une reconnaissance
gét}érale a salué !e traité de Berlin.
Quelles que soient les dépenses administratives et financières
exigées par ces transformations, et, comme on dit en langage
financier, quels que soient les frais généi aux dus à l'érection des
nouveaux états, il reste hors de doute que le revenu du sol va s'aug-
menter dans de fortes proportions, que l'industrie et le commerce
feront des progrès sensibles, que l'introduction seule de poprila-
tions limitrophes appartenant à des groupes plus avancés en civi-
lisation suffira pour transformer les pays qui ont été séparés de
l'ancien ensemble, à leur grand profit d abord, au profit même de
ce qui subsiste encore et demeure soumis au sceptre du suhan.
Assurément, il règne parmi ces populations une telle différence
de mœurs, ces contrées offrent de si grandes variétés de cultures
MOEURS FINANCIÈRES DE LA FRANCE. A39
et de produits, qu'il serait bien difficile de préciser les progrès à
faire, surtout d'en dresser la statistique. Au sud, par exemple, les
Albanais se refusent à tout travail, la guerre est la seule occupation
des hommes, tandis que les Roumains et les Bulgares se prêtnt
aux labeurs pacifiques. Dans certaines provinces montagneuses,
les bois occupent le pays entier ; dans d'autres, les cultures les plus
diverses peuvent être tentées, la vigne y pousse à côté du coton,
du tabac et de la canne à sucre, les céréales mûrissent auprès des
rizières, des troupeaux de tous genres y paissent les plus verts
pâturages. iNe recevons-nous pas en France de grands arrivages de
vins qu'on appelle vins turcs et vins d'Asie, lesquels sont le plus
souvent fabriqués avec des raisins secs venus de cet avant-Orient?
Tous ceux qui l'ont parcouru ne tarissent pas d'éloges sur les béné-
fices à retirer de l'exploitation de ces terres, que l'étranger est
aujourd'hui admis à acquérir pour des prix minimes, où il trou-
vera les bras nécessaires à la culture s'il sait respecter les pré-
jugés de race et se plier aux coutumes religieuses. Une seule chose
lui est nécessaire, la facilité des communications.
Avant de savoir quelles voies seraient les meilleures pour arri-
ver promptement chez elle, la Turquie s'était préoccupée de satis-
faire ses besoins intérieurs et de relier sa capitale à ses frontières.
Dès 1869, le gouvernement ottoman avait concédé un réseau de
voies ferrées qui, partant de Constantin ople et dirigé vers la fron-
tière de la Save, en traversant la Bosnie, devait desservir, soit
directement, soit par embranchement, Andrinople, Phiîippopoli, Énos,
Bourgas et Salonique : les concessionnaires avaient aussi le droit
de prolonger la ligne de Bourgas jusqu'à Varna. Éventuelleuient,
et sur la demande du gouvernement, une annexe se détachant de
la ligne principale, pouvait se diriger vers la frontière serbe.
Par Varna on atteignait ainsi la Mer-iNoire, par Énos et Salonique
les deux rives de l'archipel ; Phiîippopoli et Andrinople étaient à
l'intérieur les annexes de la capitale elle-même.
Toutes ces lignes, mesurant environ 2,000 kilomètres, avaient été
concédées à une société anonyme de construction, fondée au capital
de 50 millions, qui rétrocéda à forfait les travaux à une société
d'exploitation. Pour constituer le capital de premier établissement
du réseau concédé, le prix du kilomètre fut évalué en moyenne à
260,000 francs, et tout d'abord le gouvernement accorda à la com-
pagnie une subvention de 28 millions de francs, payable annuelle-
ment pendant toute la durée delà concession; 1,980,000 titres,
d'une valeur nominale de AOO francs remboursables par tirages au
sort, furent émis pour capitaliser cette annuité; ils portent le nom
de « Lots turcs. » Tous ceux qui s'occupent d'affaires savent le sort
de ces titres, dont le gouvernement ottoman a garanti la valeur et
àkO REVUE DES DEUX MONDES.
qui sont tombés'à très bas prix, depuis que la société de construc-
tion a été dissoute et que les emprunts de la Turquie, parmi lesquels
les lots figurent, ont vu leurs intérêts cesser tout d'abord, pour
reprendre ensuite un chiffre si minime.
La société de construction, en sus de ces lots représentant 254 mil-
lions 1/2 de francs, consacra 270 millions environ pour exécuter
ses travaux : elle trouva à ses côtés la société dite d'exploita-
tion, qui réunit un capital de 150 millions au fur et à mesure de
l'ouverture du réseau sur une étendue de 1,250 kilomètres. Le
concessionnaire des travaux garantissait à celle-ci une rente de
8,000 francs par kilomètre; par contre, tous les produits de
l'exploitation lui appartenaient jusqu'à concurrence d'une recette
brute de 22,000 francs. Il n'entre pas dans notre plan de donner
des détails précis sur toute cette entreprise. Dès 1872, la conces-
sion a été retirée à la société de construction : la société d'exploita-
tion, devenue tout récemment une société autrichienne, continue
d'exploiter les lignes construites, mais ne publie aucun détail sur
ses opérations ; on sait seulement qu'entre elle et le gouvernement
turc s'élèvent de grandes contestations; elle réclame du gouverne-
ment turc, qui s'est mis à la place de la société de construction
dissoute par lui, le paiement de la rente promise de 8,000 francs
par kilomètre et l'achèvement de travaux auxquels il s'était engagé;
de son côté, l'état élève des prétentions sur les recettes brutes per-
çues par la compagnie et demande des comptes qui restent à four-
nir. Au milieu de ce conflit, ce qui est plus grave, c'est que les
travaux restent suspendus, que les relations ne s'établissent pas
avec le dehors et que les communications ne s'exécutent point. Il en
sera ainsi tant que le conflit ne s'apaisera pas et qu'un règlement
définitif, soit avec le concessionnaire exploitant, soit avec toute
autre société prenant son lieu et place, ne tranchera pas ces difficul-
tés du passé. Or le litige peut durer longtemps, une des deux par-
ties n'ayant guère intérêt à le faire cesser. Il résulte de renseigne-
mens assez précis que les chemins exploités font une recette brute
de 9,000 francs par kilomètre contre une dépense de moins de
7,000 francs. Le solde s'accumule dans les mains de celui qui les
exploite et qui invoque pour ne pas s'en dessaisir les revendications
qu'il lui reste à adresser au gouvernement. Un plus grand bénéfice
encore demeure réservé au commerce maritime et surtout au com-
merce anglais, affranchi de toute concurrence terrestre. La presse
allemande a fait ressortir avec une grande véhémence la part
minime laissée à son pays dans les relations avec l'Orient, tant que
la question du raccordement direct avec les chemins de fer otto-
mans ne sera pas résolue. Or il n'a été établi sur aucun point. En
1864 et en 1867, on a construit la ligne de Rustchuk-\'arna, qui a
MOEURS FINANCIÈRKS DE LA FRANCE. hki
ouvert le Bas-Danube, mais c'est encore un sucoès pour le com-
merce des Anglais : aussi ont-ils favorisé la construction de tous les
tronçons qui de l'intérieur du pays aboutissent à des ports de mer
et ne servent qu'à favoriser la concurrence maritime ; la ligne qui
aboutit à Salonique est dans ce cas.
Sans entrer dans la polémique soulevée à ce sujet, sans récrimi-
ner contre le passé, il suffit aujourd'hui, — et tous les gouvernemens
européens sont d'accord à cet égard, — de rectifier les erreurs com-
mises volontairement ou non, de reprendre les travaux d'après un
plan arrêté et conçu dans l'intérêt général, d'y convier les hommes
compétens en travaux de chemins de fer et de solliciter le concours
de sociétés financières assez puissantes pour attirer les capitaux
sans lesquels on ne peut faire rien d'utile et rien de grand. Le traité
de Berlin avait indiqué le but, les conférences qui l'ont suivi l'ont
déterminé ; reste aux hommes d'affaires à l'atteindre en en fournis
sant les moyens.
II.
En constatant ainsi la lenteur et presque l'indifférence avec
laquelle a été abordé jusqu'à présent le problème de communica-
tions terrestres à établir entre l'Europe centrale et l'Orient, n'avons-
nous pas cependant à signaler des projets habilement conçus, des
plans mûrement étudiés en dehors même des actions gouverne-
mentales, que des incidens imprévus ont empêchés de voir le jour
et qu'il serait utile de mettre en lumière, parce qu'ils peuvent ser-
vir à des combinaisons futures et qu'ils éclairent d'ailleurs l'his-
toire financière de ce temps ? Il en est un spécialement que nous
tenons à décrire pour bien des raisons dont le lecteur sera juge.
Nous avons parlé ici même, il y a plusieurs années, d'une société
restée le type des entreprises créées par le concours des influences
de nationalités diverses, la Société autrichienne impériale royale
privilégiée des chemins de fer de l'état, désignée en Autriche sous
le nom de Staats-Bahn; elle fut conçue dans une pensée de dévoû-
ment loyal envers le gouvernement autrichien, en un moment de
grandes difficultés financières , par un groupe de capitalistes qui
comptait parmi ses membres français MM. Pereire, André, Mallet,
d'Eichthal; où figurait M. Baring de Londres, où MM. Sina,
Eskélès, représentaient l'Autriche, dont le conseil, tout d'abord
présidé par M. Sina, n'a cessé depuis longues années d'avoir à sa
tête le baron de Wodianer. La Société I. R. P. comprend des chemins
de fer, des usines, des mines; elle possède d'immenses domaines
et des forêts séculaires; elle a été dirigée par des ingénieurs
sortis de notre École polytechnique, dont le premier, M. Maniel,
Ai 2 REVDE DES DEUX MONDES.
a laissé en Autriche le renom de l'organisateur par excellence;
elle n'a cessé depuis son origine de poursuivre tous les développe-
mens qui lui étaient permis pour accroître, avec sa propre fortune,
la richesse intérieure des pays où s'étend son action. Le réseau
qu'elle dessert aboutit au nord de la Saxe, traverse la Bohême et
se dirige par un embranchement vers la Prusse et les provinces
de la Baltique; de son centre principal, Vienne, il pousse un
rameau vers la Galicie , qui confine à l'empire des tsars, puis il
atteint Pesth, suit le Danube sur la rive gauche et s'arrête à Bazias,
où le fleuve lui sert de prolongement jusqu'aux embouchures de
la Mer-Noire ; mais auparavant, il a dirigé sur Temeswar un autre
embranchement qui, terminé à Orsova, peut y recevoir tous les
produits de la Roumanie et servir au commerce de transit que les
pays au sud des Balkans déverseraient par cette voie.
Le caractère des lignes de la Société autrichienne était donc de
se porter du nord au sud en s'inclinant dans leur parcours du côté
de l'est et, tout en développant dans une énorme proportion le trafic
local des provinces autrichiennes traversées par elles, de se diriger
vers la Prusse supérieure, la Russie polonaise, la Roumanie russe,
dont le voisinage attirait vers elles le trafic de transit tout entier. A
l'attention des administrateurs de la société, ainsi tournée à l'est,
vint s'offrir le projet auquel nous faisions allusion et qui fut tout
de suite qualifié du nom de chemin d'Orient-Occident. Une ligne
fut étudiée et préparée avec le plus grand soin pour aboutir de
Pesth à Gonstantinople et à l'archipel par la Roumanie et la Bul-
garie, et r.ubsiituer à la navigation sur le Danube et à la navigation
sur la Mer-Noire une voie ferrée qui franchirait le fleuve et traver-
serais les Balkans.
Déjà, en 1876, l'oaverture de l'embranchement de Temeswar à
Orsova par la Société autrichienne avait pu donner l'idée première
du chtmin Orient-Occident; la navigation du Danube était, en effet,
suppriaiée dans sa plus difficile partie à Bazias, et c'était ainsi la
jonction avec l'Est, avec la Roumanie. Quant à la réui)ion de l' Au-
triche-Hongrie avec la Serbie, on parlait bien de relier Pesth à
Gonstantinople par Belgrade, Nisch, Sofia, Bellova et de reprendre
ensuite la voie ferrée ottomane de Bellova à Gonstantinople, de même
que de traverser la Bosnie par Novi- Bazar et Serajevo; mais la
longueur des lignes à construire, l'exagération des dépenses, ne
permettaient point de s'arrêter à ce projet, et l'on se borna à mûrir
celui qui faisait suite à la ligne de Temeswar à Orsova et néces-
sitait un pont sur le Danube et la traversée des Balkans.
Sans entrer dans tous les détails du travail préparé par les ingé-
nieurs de la Société autrichienne, il suffira de dire que la ligne
devait s'embrancher aux chemins roumains existans vers Grajova,
MOEURS FINANCIÈRES DE LA FRANCE. A/iS
gagner le Danube à Zimitza, franchir le fleuve en aval de Sistov
puis traverser les Balkans par le défilé de Ghipka, sur le territoire
de la Roumélie, et atteindre leni-Sagra, où s'elTectuait le raccorde-
ment avec la ligne turque de Philippopoli à Andrinople. Les diffi-
cultés techniques se trouvaient ainsi concentrées sur les deux
points principaux de la traversée du Danube et du passage des
Balkans; la ligne desservait en Valachie la partie la plus fertile
du territoire, s'assurait tout le trafic roumain, rencontrait en Bul-
garie une population douce et laborieuse et aboutissait au versant
sud des Balkans dans la Roumélie, la plus belle contrée de la Tur-
quie d'Europe. Ce chemin d'Orient- Occident ne comprenait que
351 kilomètres à construire, dont ih7 en Roumanie, 132 en Bulgarie
et 72 en Turquie.
Quelques mots d'explication deviennent ici nécessaires. Nous
avons jusqu'à présent attribué à la Société autrichienne la paternité
du projet dont nous venons de parler. Sans doute, elle a joué un rôle
prépondérant dans la préparation d'un chemin de fer qui était en
quelque sorte le prolongement de sa ligne de Temeswar-Orsova :
c'était aussi la préoccupation de ses administrateurs de s'attacher
aux développemens que l'entreprise pouvait recevoir au nord et à
l'est, et une des dernières pensées du plus ancien d'entre eux, le
regretté M. Isaac Pereire, fut l'exécution du chemin si bien nommé
Orient-Occident. Dans ce dessein, les agens de la Société autrichienne
et, à leur tête, le directeur des travaux, M. de Serres, avaient
dressé les plans, les devis, arrêté tous les calculs de dépenses, etc.,
mais de grandes sociétés financières, de hautes influences, à Vienne,
à Berlin, en Russie même, s'associaient aussi au projet, qui faillit
être mis à exécution et qui satisfaisait tant d'intérêts. Toutefois, il
faut bien le reconnaître, il en négHgeait, il en mécontentait même
de bien plus importans qui furent les plus forts : la victoire passa
d'un autre côté; le projet ainsi conçu a été abandonné; peut-être
sera-t-il repris, au moins en partie, et c'est parce que l'avenir n'est
pas entièrement perdu de ce côté qu'il a paru bon de mentionner
la tentative ainsi faite.
C'était avec le gouvernement autrichien que la Staatsbahn avait
traité à sa création, et nous avons montré, il y a bien des années,
tout l'avantage que les finances de l'état avaient retiré de cet appel
à l'industrie privée; mais, depuis l'établissement du dualisme, la
Hongrie, obéissant surtout à des visées politiques et ne rencontrant
pas d'ailleurs des facilités analogues, suivit une autre voie; elle
chercha surtout à créer un réseau de chemins d'état et à ramener
vers sa capitale de Buda-Pesth toutes les voies qui pouvaient abou-
tii' à ses frontières, tant au nord qu'au sud, à l'ouest et à l'est.
Le principal désir du gouvernement hongrois était de se rattacher
hhh REVUE DES DEUX MONDES.
à Vienne par des lignes directes et de raccorder Pesth à Semlin
vers le Danube par une voie traversant la Hongrie dans toute sa
longueur et par le milieu même.
Or elle se heurtait, pour réaliser ces desseins, à la Staatsbahn,
qui, maîtresse d'un court tronçon jusqu'à Raab, sur la rive droite
du Danube, ne joignait Vienne à Pesth que par la rive gauche du
fleuve; de même qu'au-delà de Pesth son raccordement avec la
Roumanie vers Orsova tendait à favoriser le trafic turco-russe au
détriment du trafic turco-serbe. Un dissentiment secret semblait donc
régner entre la Société autrichienne et le gouvernement hongrois.
Au fond, il n'y avait point de désaccord réel, et le projet du chemin
de fer Orient-Occident n'avait été conçu que parce qu'il avait paru
d'une exécution plus facile et que toutes les parties semblaient s'être
mises d'accord à son endroit. 11 suffit d'une explication catégorique
avec les membres du ministère hongrois pour que les administra-
teurs de la Staatsbahn se soumissent à ses vues et que tous leurs
adhérens portassent leurs efforts vers le but auquel la Hongrie et,
avec elle, l'Autriche et l'Allemagne, tendaient unanimement. L'entente
s'est faite l'an dernier ; le dualisme a prévalu, et la Société autri-
chienne des chemins de fer de l'état a, de même que la Banque
impériale de Vienne, subi dans son organisation une réforme qui
donne toute satisfaction aux aspirations hongroises : cette modifi-
cation dans la forme dut s'accomplir en même temps qu'au fond le
plan adopté pour l'exécution des nouvelles lignes était changé. Sus-
pendue pendant de longues années, l'exécution se fait rapidement,
et la question toujours pendante se résoudra à bref délai. C'est, à
vrai dire, un service indirect rendu par la mise au jour de ce chemin
d'Orient-Occident, qu'on n'a pu le rejeter qu'en lui en substituant
immédiatement un autre plus populaire, plus approprié aux besoins
nouveaux que les changemens politiques survenus en Turquie ont
fait naître de tant de côtés à la fois.
L'administration de la Société autrichienne a donc été l'objet
d'une transformation sérieuse. De Société impériale royale privi-
légiée des chemins de fer de l'état, elle est devenue Société autri-
chienne-hongroise; une direction a été établie à Pesth, ainsi qu'à
Vienne. Un conseil d'administration siège dans l'une et l'autre
ville, s'occupant des affaires spéciales à chacun des deux états.
Paris, comme par le passé, conserve toujours un nombre égal
d'administrateurs qui forment un comité représentant les intérêts
étrangers. Les conseils spéciaux se réunissent à époques détermi-
nées en un conseil général siégeant tantôt à Pesth, tantôt à Vienne,
ce qui maintient l'unité sociale, qu'il importe avant tout de conser-
ver. Ce n'est pas tout, et, à la suite de cette réforme, un traité a dû
être conclu avec le gouvernement hongrois pour bien accentuer le
MCEURS FINANCIÈRES DE LA FRANCE. 445
caractère de l'entente qui venait d'être établie et donner aux deux
parties les satisfactions nécessaires.
Que voulait le gouvernement hongrois? Un chemin direct appar-
tenant à l'état et reliant Pesth à Vienne par la voie la plus courte.
Il voulait encore pouvoir intervenir dans la fixation des tarifs et le
partage du trafic, tant pour favoriser le commerce local que pour
profiter du commerce de transit. A partir de Pesth, il fallait établir
une ligne directe d'état vers Belgrade et Semlin , c'est-à-dire vers
la Serbie, pour, de là, rejoindre les chemins turcs, tout en se
garantissant contre la concurrence d'Orsova, qui était devenue un
fait acquis. Le traité conclu avec la Société autrichienne, avec l'ap-
probation du gouvernement de Vienne, a résolu toutes ces difficul-
tés, La société a cédé à la Hongrie la ligne de Bruck à New-Zony, qui
passe par Raab et Comorn et sera poursuivie jusqu'à Buda-Pesth,
De son côté, et par voie d'échange, l'état hongrois transporte à
la Staatsbahn la ligne de la vallée de la Vaag avec prolongement de
Trenschin à Sillein, etc., c'est-à-dire facilite les développemens
naturels de la société vers la Silésie, le Nord et l'Est et la ramène
ainsi à sa pente naturelle. A ces concessions premières en sont
ajoutées d'autres, soit déterminées déjà, soit à fixer d'un commun
accord.
Une disposition du traité interdisait à la Staatsbahn de réaliser le
raccordement de son réseau hongrois avec le réseau roumain, mais
dans le cas où le raccordement aurait lieu, elle doit partager tout
le trafic dirigé de ce côté, à Temesvar, suivant des règles déjà éta-
blies. Or le fait est acquis, puisqu'au moment où le traité a été signé,
le raccordement existait déjà. En revanche, fétat assure à la société
le partage du trafic remis à Semlin par les chemins serbes. Le
trafic roumain, le trafic serbe, seront ainsi divisés entre les deux
parties contractantes, qui s'engagent à ne pas se servir de leurs
lignes construites ou à construire pour se faire une concurrence
ruineuse, mais établiront, pour le trafic desservi par elles, un
mode de partage équitable.
Nous avons dit que ce traité avait été approuvé par le gouverne-
ment autrichien, qui, de son côté, vient d'accorder à la Staatsbahn de
nouvelles concessions dans son ancien domaine, favorisant tout le
mouvement qui se porte vers Stettin et Breslau. En particulier, la
ligne dite chemin tranversal, accordée en Bohême, développera
grandement le commerce et l'industrie locale, celle des mines spé-
cialement, et la Staatsbahn, qui en possède de très abondantes de ce
côté, en profitera largement. On le voit, le nouveau traité sert à
tous, et il nous reste à montrer avec quelle rapidité les consé-
quences pourront se produire, puisque les travaux s'exécutent déjà ;
mais, en ce moment, nous voudrions parler d'autres efforts faits
446 REVDE DES DEUX MONDES.
parallèlement à ceux des entreprises de chemins de fer, qui con-
tribuent pour une large part à cette amélioration de l'Orient, objet
de nos recherches et de nos préoccupations.
III.
Nous n'avons mentionné jusqu'ici que les moyens matériels, pour
ainsi dire, qui doivent ouvrir l'empire d'Orient à la civilisation euro-
péenne, et, parmi ceux-ci, les routes de terre et de mer, les chemins
de fer principalement. Or on peut chercher d'autres voies non
moins fécondes; de nouveaux rapports tout aussi étroits peuvent
être créés pour arriver au même but, et, tout en restant sur le
terrain des intérêts positifs, certaines entreprises qui se fondent,
nécessaires même au succès des chemins de fer à créer, doivent en
outre avancer plus que tout autre mode de propagande l'œuvre
du progrès à obtenir. Nous voulons parler des sociétés financières
formées depuis quelques années en Turquie, sous l'égide, non pas
seulement du capital européen, mais surtout avec la protection et
l'initiative d'hommes rompus aux grandes affaires, connus sur
toutes les places de l'Occident pour leur aptitude supérieure et
leurs richesses.
En parlant de cette intervention de l'argent occidental sur le mar-
ché de Constantinople, il n'est point question des prêts que l'Europe
depuis trop longtemps ne cessait de consentir au gouvernement
ottoman pour ses dépenses militaires, ses prodigalités ruineuses, le
luxe de ses souverains, prêts qu'on a toujours vus se résoudre en
vexations intolérables envers les malheureux sujets, en fortunes
improvisées en faveur des courtisans du maître, en banqueroutes à
l'égard du public étranger, et dont quelques spéculateurs avisés
ont seuls tiré parti. Les finances ottomanes ont été l'objet de nom-
breuses études où la lumière a été faite sur tous ces points.
Nous voulons seulement parler de la création récente de sociétés
nouvelles qui, au profit de tous, avec un cachet plus ou moins offi-
ciel, ont plus fait pour la conquête de l'Orient qu'aucune puissance
européenne et collaboré ainsi à l'œuvre des chemins de fer. En tête
de ces sociétés financières nous citerons la Banque ottomane.
Elle s'est reconstituée sous sa forme actuelle, en 1874, au capital
de 250 millions de francs, dont la moitié versée, pour suivre toutes
affaires rentrant dans les opérations d'une institution de banque, et
en outre pour exploiter certains privilèges. Elle a le droit exclusif
d'émettre des billets au porteur remboursables à vue et ayant cours
légal. Gomme trésorier-payeur-général de l'empire, elle jouit de la
manutention générale des fonds du trésor impérial, et à cet effet
touche une commission sur les sommes encaissées et payées. Elle
MCEUBS FINANCIÈRES DE LA FRANCE. hh7
est chargée, à l'exclusion de tout autre établissement, de la négo-
ciation des effets de trésorerie émis par le gouvernement turc; à
conditions égales, elle a la préférence sur les autres sociétés de
crédit pour les opérations financières que pourrait tenter le gou-
vernement. Elle est de droit représentée dans la commission du
budget par un de ses directeurs ou de ses administrateurs et est
ainsi tenue au courant de tout ce qui touche aux intérêts publics
ou privés. En revanche, la Banque ottomane s'était engagée tout
d'abord à faire au gouvernement des avances jusqu'à concurrence
de 67 1/2 millions de francs à valoir sur la rentrée des impôts, et
elle a reçu en garantie de ces avances 175 millions de francs en
rente turque, capital nominal. Enfin, pour les besoins de son ser-
vice de trésorier-payeur-général, elle a dû établir des succursales
aux sièges des vilayets de l'empire moyennant une subvention
annuelle.
Les auteurs de cette subvention, qui a réglé jusqu'au V jan-
vier 1880 les rapports de la banque avec le gouvernement turc,
poursuivaient le double but de la régularisation des budgets et du
service de la dette publique, mais ni l'un ni l'autre ne pouvaient
être atteints, puisque la banque n'avait pas la perception des
impôts restée dans les attributions des fonctionnaires impériaux
et que le service de la dette était fait sur des délégations de reve-
nus émanées du ministre, lequel avant toutes autres dépenses don-
nait la préférence à celles qui intéressaient les services intérieurs
de l'empire. Les emprunts étrangers se trouvaient donc au second
rang des préoccupations ministérielles.
Vint l'époque, on se le rappelle, où le service de la dette publique
fut suspendu, même supprimé, où le gouvernement turc cessa tous
les paieraens, et, où, contrairement à la convention de 187Zi, qui
avait interdit formellement la création de papier-monnaie, l'émis-
sion des caïiûés remplaça tout autre mode de salder les dépenses,
à plus forte raison ne put servir de gage valable à donner aux
avances que réclamait le Trésor ottoman.
Les avances à fournir, c'était, à vrai dire, l'objet principal de la
création de la Banque ottomane. Il y avait été pourvu à la naissance
de la société : depuis lors, le chiffre primitif s'était accru; au
moment où parurent les caïmés, il devenait plus nécessaire que
jamais de les augmenter encore. Mais comment faire, quelle sécurité
demander, comment gager ces avances grossissantes faites par la
société seule, ou en participation avec d'autres groupes financiers
et même des maisons particulières importantes? Telle fut l'habi-
leté de la direction de la Banque ottomane, qu'elle a su pourvoir
aux besoins de la Turquie, lui procurer de grandes ressources et
améliorer pour elle-même sa situation, défendre l'intérêt de ses
Zi48 REVUE DES DEUX MONDES.
actionnaires, enfin substituer partout aux anciens errenoens des pro-
cédés réguliers, c'est-à-dire nos habitudes d'administration et de
perception d'impôts, et soulager ainsi les populations elles-mêmes.
Si, dans le cours de cette période, l'immixtion des puissances euro-
péennes semble avoir favorisé la tâche de la banque, on doit recon-
naître que la diplomatie n'a pas marché aussi rapidement qu'elle,
ni soutenu aussi énergiquement la cause de la répartition équitable
des charges publiques, puisque, comme nous le verrons plus loin,
elle n'a pas su encore faire répartir, dans les provinces séparées
récemment de l'empire, la charge proportionnelle qui leur incombe
dans le total de la dette publique.
Depuis l'époque des caïmés, la Banque ottomane a fait avec le
gouvernement turc trois arrangemens successifs : en 1878, le syn-
dicat des grandes avances, c'est-à-dire l'association de tous ceux
qui avaient consenti à prêter au trésor l'argent quotidien néces-
saire à l'existence de l'état, se fit appliquer en déduction de ces
créances les gages qu'il détenait déjà et qu'il réalisa à sa volonté,
sauf les caïmés, et comme ceux-ci ne représentaient plus qu'une
somme dérisoire, on chercha à leur substituer un autre gage maté-
riel de quelque valeur. La convention du 22 novembre 1879, pas-
sée entre le gouvernement turc et un syndicat de ses plus gros
créanciers, attribua à celui-ci l'affermage de quatre impôts, lui
donna à bail pour dix ans la perception des impôts du timbre, des
spiritueux des vilayets, de l'impôt de pêche à Constantinople, de
la dîme des soies de la banlieue de la capitale et d'Andrinople, mais
réserva les droits de douanes perçus sur les spiritueux et les soies.
En sus de la perception de ces impôts, le gouvernement confia
aux contractans pour la même durée l'administration en régie du
monopole du sel et du tabac. Les conditions du bail de ces impôts
et de la régie du sel et des tabacs attribuaient un premier prélève-
ment au profit des créances du syndicat et un second aux porteurs
de la dette turque, qui devaient profiter aussi des revenus encaissés
de Chypre et de la Roumélie ; le solde des recettes, après ces pré-
lèvemens, fixé au maximum de 2,Zi50,000 livres turques, soit en
francs 55 millions, revenait au trésor impérial.
Une dernière convention, celle de 1881 , a modifié encore, mais tou-
jours en l'améliorant, la situation de la Banque ottomane. Des délais
plus courts sont assignés à la rentrée des avances : des titres nou-
veaux pourront être créés pour la représentation des caïmés de toute
nature et seront revêtus d'un endos de la garantie accordée par la
nouvelle société formée spécialement pour la régie des tabacs au
capital de 100 millions de francs. La surveillance de tous ces inté-
rêts, les versemens à faire par la société de la régie, la confection
des nouveaux titres des dettes publiques, sont confiés à une corn-
MOEUrS FINANCIÈRES DE TA FRANCE. hL9
mission internationale qui représente l'universalité des créanciers
de la Turquie.
D'après des évaluations très sérieuses et à la suite des arran-
gemens intervenus avec les représentans des porteurs des dettes
turques, le chiflre entier s'élève à la somme nominale de 106 mil-
lions de livres sterling; au taux actuel, cette dette ne représente
pas plus de 550 millions de francs, dont l'intérêt, fixé d'abord à
1 pour 100, s'élèvera jusqu'à h pour 100 au fur et à mesure de
l'augmentation des recettes; du 1*"' janvier 1882 au 1" mars 1883,
les revenus des impôts affectés au service de la dette, ainsi qu'il
résulte du rapport de la commission européenne, ont dépassé 52 mil-
lions de francs. N'oublions pas d'insister sur ce fait regrettable que
toutes les recettes concédées par la Turquie à ses créanciers ne sont
pas encore versées dans les mains de cette commission, puisque la
part contributive due par les provinces détachées de la Turquie lui
échappe, et que les puissances intervenant au règlement n'ont pas
encore su la déterminer.
Perception plus régulière des impôts, amélioration des produits,
égalité dans la répartition, ordre introduit dans les finances publi-
ques, c'est-à-dire progrès de la civilisation en tous genres par l'in-
vasion de nos mœurs européennes , voilà les résultats acquis par
ces transactions financières dont les hommes d'affaires proprement
dits se sont faits si heureusement les promoteurs.
Nous ne saurions trop faire ressortir le caractère entièrement
nouveau et tout particulier de cette immixtion dans les affaires otto
mânes. Lorsque, autrefois, on voulait, sous un prétexte ou sous
un autre, intervenir auprès de la Porte, on essayait de peser sur
elle, de forcer sa volonté ; on lui imposait de gré ou de force des
fonctionnaires étrangers, on attentait ainsi à son indépendance.
C'est, au contraire, par la persuasion, en se servant de ses natio-
naux, en gardant son entière liberté, que le gouvernement turc pro-
cède aujourd'hui à toutes les réformes qui s'exécutent et dont la
Banque ottomane est le principal auteur, à savoir, le relèvement
de son crédit et la plus-value des impôts ; la Banque ottomane est
une société vraiment indigène en ce sens que ses fonctionnaires
relèvent du gouvernement et exécutent ses ordres sans que le
moindre désaccord se soit manifesté sur aucun point. La Banque
ottomane est incontestablement la plus importante des sociétés qui
aient établi leur siège à Gonstantinople, elle n'est pas la seule, et
l'on peut citer encore le Crédit général ottoman, la Banque de Con-
stantinople, une Société ottomane de change et de crédit, etc.
Le Crédit général ottoman a été fondé, en janvier 1869, par
M. Tubini, notable banquier à Galata, et par des sociétés étrangères.
TOME LXII. — 1884. 29
Zi50 REVUE DES DEUX MONDES.
Le capital social est de 50 millions, ses fonctions sont celles de toute
maison de banque et consistent à contracter des emprunts publics,
faire des prêts et avances sur titres, exploiter ou faire exploiter des
régies de contributions, établir des succursales dans les provinces
ou à l'étranger, etc. Les intérêts des actions sont payables à Gon-
stantinople ou à Londres : c'est une doublure de la Banque ottomane
moins le succès. Les opérations du Crédit général ottoman se sont
étendues à d'autres pays que la Turquie, à l'Espagne, à l'Améri-
que, etc. Il a participé à l'émission des obligations émises pour la
construction des chemins de fer de la Turquie d'Europe, à savoir
les Lots turcs, à l'émission des bons du trésor de 1868 et de 1872,
aux emprunts ottomans de 1871, 1873, 1874, aux grosses avances
de 1875, et a pris, en conséquence, une part proportionnelle dans les
derniers arrangemens contractés avec l'état : il a, de ce chef, droit
de recevoir une quantité déterminée des nouveaux titres à émettre,
mais on doute qu'il puisse rentrer même par ce moyen dans son
capital intégral; en cas de liquidation, ses actionnaires subiraient
une perte, leurs titres dès à présent sont cotés au-dessous du pair.
La Banque de Gonstantinople date de 1872; elle peut établir des
agences ou succursales partout où elle le jugerait convenable : jus-
qu'ici elle n'en possède que deux, à Londres et à Paris. Le capital
social a été fixé à 25 millions de francs représenté par 100,000 actions
de 250 fran 'S seulement, sur lesquelles 150 francs ont été versés.
Elle a su se mettre à l'abri de trop grosses avances à faire à l'état :
au 31 décembre 1880, le total n'atteignait pas 5 millions de francs,
et le règlement de 1881 les couvre presque entièrement. C'est vers
l'Egypte que ses opérations ont été les plus actives et les plus fruc-
tueuses : elle vit surtout d'opérations d'escompte avec le> particu-
liers et, sans ambitionner de jouer un rôle politique, jouit d'un bon
crédit de banquier. Les aciionnaires ont touché chaque a'mée des
intérêts sufiisans, qui, en 1881, se sont élevés à plus de 26 francs,
mais ont été réduits à 18 en 1882.
La Société ottomane de change et de crédit a également son siège
à Gonstantinople ; son capital s'élève à 15 millions de francs, dont
la moitié versée ; elle est dégagée de tout intérêt avec le gouverne-
ment ottoman; ses affaires sont réduites, ses bénéfices faibles et son
importance modeste.
Sans pousser plus loin l'énumération des sociétés financières qui
existent en Turquie, ce qui précède suffira pour faire apprécier
le rôle que joue et jouera le capital européen dans la création
même des sociétés industrielles qu'il importe tant de développer et
quel élément civilisateur il apporte dans l'œuvre de rénovation dont
nous suivons les progrès avec la conviction intime d'un succès
définitif.
MŒURS FINANCIÈRES DE LA FRANCE. 451
IV.
Revenons au chemin de Gonstantinople. La route maritime n'a
été, comme nous l'avons dit, l'objet d'aucune amélioration spéciale;
elle demeure toujours ouverte et particulièrement accessible aux
marines les plus riches en navires, en équipages, en correspondans
connus. Inutile de faire à cet égard des calculs de statistique et
d'indiquer des rangs. De ce fait dépend naturellement la réserve,
presque l'abstention de l'Angleterre dans la question du raccorde*
ment des chemins de fer européens aux lignes ottomanes. Gomme
navigation fluviale, l'entrée et la surveillance du Danube dans la
partie voisine des embouchures ont été l'objet de conventions nou-
velles entre les riverains; il y a donc de ce côté un progrès sensible.
Quant aux chemins de fer, deux tendances ont été successive-
ment manifestées : l'une a été un moment préférée, puis en défi-
nitive mise de côté. Des deux modes de pénétration de l'Occident en
Orient, celui qui relierait le Nord-Est européen, la Russie et l'Alle-
magne depuis les rives de la mer du Nord, par la Roumanie, n'est
plus en discussion ; l'autre, qui se dirige par la Serbie, par l'em-
branchement des lignes hongroises, par l'Allemagne du Sud, et, on
peut le dire, qui rattache la Bavière même et le Tyrol au réseau
ottoman, et tout en aboutissant à Gonstantinople, vise Andrinople
principalement, a en définitive été adopté; il s'exécute, il touche
à l'heure de l'accomplissement. Quelques pessimistes, qui calculent
sur les lenteurs voulues de la Porte, doutent seuls, non pas du
succès, mais d'un succès immédiat. La longueur des voies à con-
struire dans les pays traversés est déterminée, et des marchés ont
été passés avec des adjudicataires; les points de jonction sont tous
désignés; partout le traité de Berlin porte ses conséquences : la
dernière commission nommée pour en surveiller l'exécution, celle
dite des quatre, c'est-à-dire des puissances directement intéres-
sées, a souverainement prononcé, et, semble-t-il, tans appel.
La Hongrie a la première terminé sa tâche; de Buda-Pesth à
Semlin, le chemin d'état qui traverse par le milieu le territoire
national va être achevé : le trafic local ne paraît pas devoir donner
tout de suite de bien grands résultats, mais le trafic de transit en
profitera, les concurrences seront désarmées et l'esprit public est
satisfait. La Serbie vient ensuite, les travaux sont concédés, les
marchés passés; on se hâte. De Semlin-Belgrade à Nissa, la lon-
gueur est de 288 kilomètres; de Nissa à Vranja, de 126 ; de Nissa
à Pirot, de 90. Toutes ces lignes serbes ont été concédées à un
groupe de capitalistes, qui ont choisi pour entrepreneur général
M. Vitali, connu pour de grands travaux en Italie : 80 pour 100 des
A52 REVUE DES DEUX MONDES.
terrassemens à faire ont été déjà livrés, les rails sont posés sur une
grande partie du parcours. On compte que l'exécution du réseau
serbe sera terminée en ISSA ou 1885 au plus tard.
La troisième puissance représentée dans la commission des quatre,
la Bulgarie, n'est pas, à beaucoup près, aussi avancée ; les 120 kilo-
mètres de Vakarel à Garibrod, qui prolongent la ligne serbe de
JNissa à Pirot, n'ont été l'objet d'aucune adjudication ; il en est de
même des hO kilomètres de Garibrod à Bellova, en Turquie, pour
atteindre à la frontière la grande ligne qui se poursuit vers Phi-
lippopoli et Andrinople, ainsi que des 75 kilomètres de Vranja
à ifskuba : c'est à peine si on prévoit qu'ils seront commencés
avant un an. Jusqu'ici, la Porte avait tardé à désigner le point oii
ses propres lignes se raccorderaient pour opérer la jonction du grand
chemin de Vranja vers Andrinople : le ministre de la guerre vient
enfin d'indiquer la localité de Liplyan. Toutefois, on doute encore
d'une résolution définitive à cet égard, et l'on prétend même qu'un
autre tracé est à l'étude.
Deux motifs plus ou moins graves expliquent jusqu'à un certain
point ces atermoiemens : le bénéfice à attendre immédiatement de
ces entreprises ne provoque pas un très grand enthousiasme dans
les dernières provinces qu'il s'agit de raccorder; le trafic local, qui
forme les neuf dixièmes des recettes, est en progrès, mais le trafic
de transit n'éveille pas les mêmes espérances^; on ne comprend pas
quelle utilité il peut y avoir à en faciliter à bref délai le succès
rapide. A cet égard, les concurrences subsistent encore à l'état
latent, la Piussie et la Roumanie jettent des regards envieux du côté
de la Serbie ; le régime auquel la navigation du Danube sera sou-
mise cache, ainsi que la question du passage des Balkans, des
mécontentemens sourds que la Porte préfère laisser dormir le plus
longtemps possible : le mieux eût été sans doute d'aborder et de
résoudre toutes ces difficultés et de faire deux chemins de Gonstan-
tinople au lieu d'un seul ; l'avenir en décidera. Pour le moment,
on développe les sources du trafic local, qui est susceptible de
grandes augmentations, et l'on rapproche autant que possible les
distances qui séparent toutes ces lignes, en laissant pour la fin le
dernier vide à combler (1). D'ailleurs, la Porte n'est pas en mesure
de lever l'obstacle qui doit tout aplanir.
(1} Un changement assez imprévu semble s'être fait du côté de la Russie. La Bulga-
rie ne paraît pas avoir tenu ce qu'on se promettait d'elle. En Rouméliii, les disposi-
tions ne sont plus les mêmes, et loin de se rattacher plus étroitement à l'influence
russe, le sentiment public se rapproche plus de la Porte : Tenvie e»t donc moins
grande pour la Russie de voir les raccordemens roumains s'établir du côté dos Bal-
kans, puisque les nouveaux états limitrophes uc montrent pas, comme on l'avait sup-
posé, d'hostilité imminente envers la Turquie.
MŒURS FINANCIÈRES DE LA FRANCE. 453
A qui appartiennent les chemins dits de la Turquie d'Europe? Il
faut que le sort de la société d'exploitation se décide et se règle
définitivement pour que les voies ferrées de l'Europe occidentale
aboutissent à un point final; la question de l'embouchure, si l'on
peut ainsi parler, ne peut rester en suspens, mais le gouverne-,
ment turc n'a pas encore résolu le problème entre lui et la société
d'exploitation, et le procès reste toujours à vider. S'entendra-t-il
à nouveau avec la compagnie d'exploitation? Gédera-t-il ses droits à
une autre en indemnisant les possesseurs actuels? Ne formera-t-on
qu'un tout des chemins serbes, bulgares et ottomans? Cette solu-
tion dernière semblerait contraire aux habitudes du gouvernement
turc, hostile à l'ingérence trop manifeste des étrangers. Si la société
d'exploitation constituait un nouveau groupe où l'élément national
eût la prédominance, toute difficulté s'aplanirait promptement, le
point de jonction ne tarderait pas à être fixé d'une manière défi-
nitive et le but que l'on touche déjà de la main ne manquerait pas
d'être atteint au jour fixé.
Les lenteurs de la diplomatie, les hésitations d'un gouvernement
qui ne voudrait pas que des étrangers fissent chez lui le bien qu'il
lui est difficile d'opérer lui-même, tout cela peut retarder l'entrée
définitive de la Turquie dans le concert européen; mais rien ne
saurait l'empêcher, il y a des courans qu'on ne remonte pas. Des
provinces entières , grandes commes des royaumes , ont été déta-
chées de l'empire ottoman, elles ne lui reviendront plus, la civi-
lisation les a marquées de son empreinte à tout jamais; deux
royaumes, une principauté, ont été créés, dont les souverains peu-
vent être changés, et le seront sans doute, mais le sultan n'y
régnera plus. Le Monténégro, la Grèce, la Russie, l'Autriche, se sont
agrandis de dépouilles dont la possession donne encore lieu à des
contestations, à des troubles intérieurs; on n'est pas entièrement
satisfait du présent, mais on ne retournera pas au passé. S'il sub-
siste des antagonismes de races, si le pouvoir n'est pas solidement
assis, si de nouvelles révolutions semblent toujours à craindre, le
plus petit événement rétablit ausshôt le calme; il suffit du voyage
d'un ministre moscovite en Allemagne, d'une lettre de souverain à
souverain qui témoigne de sentimens pacifiques, d'un changement
de ministre, et les bruits de coups d'état disparaissent, les réformes
de constitution ne restent plus à l'ordre du jour. C'est qu'au fond,
malgré leur état social inférieur au nôtre, toutes ces populations
ont senti le flot de la vie nouvelle les pénétrer, des besoins incon-
nus ont surgi , et l'étranger qui est à leur porte , qui leur amène
les satisfactions attendues, qui traverse si aisément, si rapidement
leur pays, les séduit d'une façon irrésistible par les espérances dont
/^54 REVUE DES DEUX MONDES.
il les berce. Quoi! Vienne, Pesth, Berlin, Paris, sont, pour ainsi
dire, à leur portée, et des querelles de princes, de chefs valaques
ou bulgares détourneraient ces populations curieuses et avides
d'ouvrir leurs oreilles aux bruits des chemins de fer, leurs yeux aux
merveilles de notre industrie, leurs bouches aux fruits de nos terres,
leurs mains à l'or dont nous paierons leurs propres produits ! Non,
il faut le redire et croire aveuglément à cette vérité, le mouvement
ne s'arrêtera plus, la locomotive est lancée et ne déraillera pas : le
chemin de Gonstantinople est ouvert. Pour le fermer il faudrait
qu'une révolution suprême éclatât en Europe, que notre monde
moderne disparût, que la race blanche reculât devant cette race
jaune dont on a prédit l'avènement et que des plateaux de l'Asie cen-
trale descendissent des hordes innombrables qui, à l'imitation des
anciennes invasions des barbares, changeraient encore une fois la
face du monde. Dieu merci! nous n'en sommes point encore là.
Sans donc s'arrêter à ces prophéties lugubres, quand on songe à
la grandeur du but auquel on touche de si près, n'est-on pas émer-
veillé à la fois de la facilité avec laquelle on peut l'obtenir et attristé
en même temps de la nature des obstacles qui pourraient s'y oppo-
ser encore? Que sont, en effet, de minimes intérêts privés ou des
susceptibilités politiques sans cause sérieuse lorsqu'il s'agit d'ou-
vrir un nouveau monde à tous les travailleurs européens ? Avec
quelques centaines de kilomètres de voies ferrées, au prix de quel-
ques millions, en laissant pénétrer de plus en plus en Orient des
commerçans et des marchandises, au lieu d'une arène, on n'y trou-
vera plus que des bazars ouverts, on ne se livrera plus qu'à des
échanges au Ueu de s'exposer aux massacres et aux combats, et
à côté du bien matériel, le progrès moral s'accomplira insensible-
ment. La paix, au lieu de la guerre, la paix féconde, la solution
pour le bien de tous et pour la Turquie d'abord, de cette question
d'Orient, qui menace l'Europe entière, l'accomplissement de l'œuvre
qui glorifiera notre siècle, voilà donc quels seront les fruits des
progrès effectués de nos jours dans les sciences et les arts indus-
triels. Des banquiers probes et intelligens, des ingénieurs habiles,
des commerçans actifs auront suffi à cette tâche : il faut, nous le
répétons, glorifier l'œuvre, et il n'est que juste d'en reconnaître et
d'en louer les promoteurs et les ouvriers.
Bailleur de Marisy.
REVUE DRAMATIQUE
A PROPOS D'UN PROCES D'UN THEATRE.
Un jugement du tribunal de la Seine, rendu le 8 de ce mois, soulève
une rumeur dans les théâtres. Tel qu'il est, sans nous surprendre, il
a de quoi nous émouvoir ; tel qu'on le publie et qu'on l'interprète, il
étonne et fait scandale.
M. de La Rounat, directeur de l'Odéon, voulait reprendre les Dani-
cheff. On sait que cet ouvrage, signé Pierre Newtki, a deux auteurs :
MM. Dumas fils et de Corvin. M, Dumas permettait cette reprise, M. de
Corvin s'y opposait : le tribunal a fait défense à M. de La Rounat de
passer outre.
Pressés et dis-traits, les journaux voient ce résultat : ils en concluent
tout net que le veto de l'un des auteurs suffit pour empêcher la repré-
sentation d'une pièce. M. Dumas lui-même, d'après les récits qu'ils
font, n'a garde de conclure autrement : lésé par cette sentence, il est
heureuK d en exagérer le sens pour en multiplier les effets; il s'associe
le p'us de victimes qu'il peut; c'est la meilleure manière d'intéresser
beaucoup de gens à son sort, d'incliner l'opinion en sa faveur et de se
concilier le public : malice de dramaturge ! — Imaginez que M. Mei'hac,
toucli'î par la lecture de VAbbé Constantin, entre en religion, et que
renonçant aux biens comme à la gloire de ce monde, il veuille faire
de ses œuvres un sacrifice agréable à Dieu, il pourra d'un seul coup,
tarir une bonne partie des revenus de M. Ludovic Halévy et nuire à l'en-
tretien de sa renommée. Supposez que M. Halévy, devenu membre de
l'Académie française, craigne les succès de théâtre comme frivoles et
malséans, il pourra jouer ce même tour à M. Meilhac. Ainsi le veut,
d'après les journaux et d'après M. Dumas, le tribunal civil de la Seine.
hbÔ REVUE DiS DtUX MONDES.
Cependant on cite en opposition à ce jugement un arrêt de la cour de
Paris, rendu le 21 février 1873. M. Sauvage, auteur du livret de Gilleet
Gillotin, voulait que cet opéra-comique vît le jour; M. Thomas, auteur de
la musique, voulait qu'il restât dans les cartons : la cour donna gain de
cause à M. Sauvage. On rappelle cet arrêt; on en conclut que, l'autori-
sation de l'un des auteurs suffit pour qu'une pièce soit représentée.
Après ces documens, il est inutile de fouiller la jurisprudence ; on
n'y trouvera pas de décisions qui paraissent plus contraires que celles-
là : en effet, si l'interprétation que l'on donne de l'une et de l'autre
est exacte, elles sont purement contradictoires. Notons, d'ailleurs,
que l'une et l'autre est conforme à l'absolue justice.
Qu'une maison appartienne à deux maîtres, et que l'un veuille la
donner à bail, tandis que l'autre s'y refuse, cette maison devra être
mise aux enchères et le prix de la vente partagé entre les deux :
« Nul n'est tenu de rester dans l'indivision. » Mais la propriété d'un
ouvrage de l'esprit est et demeure indivisible : la licitation en serait
barbare. Le droit de chaque auteur sur l'œuvre commune est égal au
droit de l'autre et ne saurait cesser d'être entier. C'est affaire à l'opi-
nion de démêler si la Chanoincsse doit davantage à M. Cornu, son
inventeur, ou bien à M. Scribe; les Danichcff, à M. de Corvin ou bien à
M. Dumas fils. M. Cornu, à ce qu'on assure, avait composé un mélo-
drame plein d'horreur et très long; M. Scribe a tiré de ce fatras un
vaudeville joyeux et très court. M. de Corvin, si j'en crois son adver-
saire, avait écrit un ouvrage dont le titre est presque indicible, —
de Chava à Chava, — et dont l'intérêt se perdait aussitôt après le
premier acte, le héros étant mort, dans des questions d'héritage;
M. Dumas fils a modelé ce chaos en forme de drame et tout Paris a
battu des mains. M. Cornu, au théâtre, est un pauvre sire, et M. Scribe
un demi-dieu; M. de Corvin est l'auteur de la Princesse Borowska^ et
M. Dumas est M. Dumas. A des présomptions naturelles joignez des
.légendes de coulisses ou les indiscrétions d'un avocat, vous pourrez
faire la part de chaque auteur dans votre estime : celle d'un Cornu ou
d'un Corvin sera petite; celle d'un Scribe ou d'un Dumas sera grande,
soit! Mais, s'agit-il des droits du plus faible et du plus fort sur l'œuvre
commune, ils sont égaux. M. Scribe ou M. Dumas serait mal venu à
vouloir amplifier le sien par la raison fameuse : Quia nominor leo !
MM. Cornu et de Corvin, admis au rang de collaborateurs par des
maîtres, sont ici leurs pairs. Le moyen, je vous prie, d'établir un autre
régime? Avec quelle balance faire le départ de ce qui appartient maté-
riellement à celui-ci et à celui-là? Il faut bien que celui-ci et celui-là,
même différens en mérite, soient pareils en droits : il le faut de toute
nécessité. On ne dit pas que deux auteurs aient fait deux fractions
inégales de drame, dont la somme forme un entier, on dit qu'ils ont
fait un drame.
REVUE DRAMATIQDE. A57
Un drame, entendez-vous, et non deux moitiés, non plus que deux
fractions inégales. Il suit de là que chacun est l'auteur du tout et
possède sur ce tout un droit parfait.
M. Thomas est l'auteur de GiUe et Gillotin. Il a pris de l'importance
depuis qu'il a composé cet opuscule; il craint de compromettre les
honneurs dont il est chargé; il respecte Hamlet, qu'il a produit dans
l'intervalle, et Françoise de Rimini, qu'il sent déjà peser en lui ; il
défend que Gille et Gillotin soit représenté : à merveille I Porter mal-
gré lui son vieux péché sur la scène et le forcer à rougir de ce diver-
tissement, ne serait-ce pas un attentat manifeste au droit de pro-
priété ? L'auteur peut détruire son ouvrage : à plus forte raison peut-il
le garder en poche. Oui, mais voici M. Sauvage ; il veut que Gille et
Gillotin soit représenté: quels sont ses titres? Il est l'auteur: Gille
et Gillotin est le fruit de son intelligence et lui appartient de la façon
la plus immédiate; arrêter la pièce, n'est-ce pas tarir le droit de pro-
priété dans sa source la plus intime et la plus pure? n'est-ce pas l'al-
térer dans son essence et blesser la personne humaine? — La volonté
d'un auteur suffit pour qu'une pièce soit représentée; la volonté d'un
auteur suffit pour qu'une pièce soit interdite. La cour a-t-elle établi le
premier point? Le tribunal a-t-il établi le second? La cour et le tri-
bunal auraient prononcé selon l'absolue justice; et pourtant l'arrêt et
le jugement seraient contradictoires, et l'un et l'autre auraient consacré
une injustice parfaite: Summum jus, summa injuria.
Mais regardons-y de plus près; lisons les considéransde Tune et de
l'autre sentence : nous verrons que ni la cour, au bénéfice de M. Sau-
vage, ni le tribunal, au bénéfice de M. de Gorvin, n'ont dit ce qu'on leur
fait dire, et que leurs décisions ne se contrarient pas. La cour a
déclaré que MM. Thomas et Sauvage ayant, d'un commun accord, donné
leur pièce à un théâtre, M. Thomas tout seul ne pouvait se raviser et
se dédire; en conséquence, elle a voulu que, malgré l'opposition de
M. Thomas, Gille et Gillotin fût représenté. Selon le tribunal, dans l'af-
faire des Danicheff, il n'est pas prouvé que le commun accord des'
auteurs pour restituer la pièce à l'Odéoa ait existé à aucun moment,
depuis qu'ils l'en avaient retirée : voilà pourquoi le tribunal fait
défense, malgré l'autorisation de M. Dumas, de représenter les Dani-
chcf]\ D'ailleurs l'avocat de M. de La Rounat lui-même n'avait pas plaidé
que celte autorisaiion dût suffire, mais que M. de Corvin, lui aussi,
avait donné la sienne. Les deux sentences, loin de se détruire, se
corroborent : d'après la première, lorsqu'une pièce, de par le consen-
tement de ses auteurs, est dans un théâtre, la volonté de l'un d'eux
ne suffit pas pour l'interdire; d'après la seconde, lorsqu'une pièce
n'est pas dans un théâtre de par le consentement de ses auteurs,
la volonté de l'un d'eux ne suffit pas pour l'y faire jouer. A vrai dire,
ces deux jurisprudences n'en forment qu'une seule, qui n'a pas le
Û58 REVUE DES DEUX MONDES.
caractère de généralité qu'on prêtait, soit à l'arrêt de la cour, soit au
jugement du tribunal, et partant, se trouve à la fois moins conforme et
moins contraire à l'absolue justice.
Que vaut-elle, cette jurisprudence? Est-il bon, sinon juste, — puis-
qu'il faut renoncer au juste en ces affaires, les droits des deux parties
étant contradictoires, — est-il bon qu'un auteur, une fois d'accord avec
son camarade pour donner l'œuvre commune à un théâtre, ne puisse en
aucun cas, l'interdire tout seul? La chose paraît douteuse. Est-il boa
qu'un auteur, lorsqu'il a, d'accord avec son camarade, retiré l'œuvre
commune d'un théâtre, ne puisse en aucun cas, la faire jouer tout
seul? L'événement d'aujourd'hui et celui de demain répondent claire-
ment que non. Aujourd'hui en effet, il n'est pas prouvé que M. de
Corvin ait rapporté avec M. Dumas les danicheff à TOdéon : défense est
faite à M. de La Rounat de représenter les Banicheff. Si demain il n'est
pas prouvé que M. Dumas, de concert avec M. de Corvin, ait donné la
pièce au Gymnase, M. Koning sera empêché de la jouer. Voilà, pour
un temps indéfini, l'ouvrage réduit à néant : c'est le plus grand dom-
mage possible pour les auteurs, et le plus grand aussi pour le public.
Il est facile d'imaginer la jurisprudence opposée : sera-t-elle meil-
leure ? Sera-t-il expédient qu'un auteur, après qu'il a, de compagnie
avec son collaborateur, offert sa pièce à un théâtre et qu'elle a été
acceptée, reste exposé au caprice le plus imprévu, !e plus absurde,
le plus malveillant de ce compère? On n'oserait pas le soutenir. Y
aura-t-il avantage à ce qu'un auteur, après avoir retiré sa pièce d'un
théâtre avec l'assentiment de son collaborateur, puisse en autoriser
tout seul la rpprésentation dans des conditions dont il sera le seul
juge? Même au lendemain de ce jugement qui le blesse, M. Dumas
ne défendrait pas cette thèse. Si M. de Corvin, l'année dernière, sous
prétexte que les Danicheff n'étaient plus à l'Odéon, avait prétendu les
faire représenter à Déjazet, M. Dumas sans doute se serait mis en
travers; il eût été bien aise de trouver le tribunal pour faire défense au
directeur de passer outre.
De cette controverse que faut-il conclure, sinon qu'en pareille
matière il ne devrait pas exister de loi ni même de jurisprudence?
Il existe des espèces, dont aucune n'est semblable à aucune autre.
En tel cas, il serait bon de dire que la volonté d'un auteur suffit
pour interdire la pièce; en tel cas ensuite, qu'elle suffit pour la
faire jouer, — et cela sans examiner si, d'un commun acconi, les
deux auteurs avaient porté la pièce dans un théâtre ou l'en avaient
retirée. Ce n'est pas sur ce fait, où paraît s'arrêter maintenant toute
l'attention des juges en quête d'un semblant de droit (et le moyen
de leur demander autre chose?), ce n'est pas sur ce fait, mais sur une
infinité d'autres, plus délicats, plus fuyans, mais plus utiles, que se
dirigerait l'examen. On rechercherait l'intérêt de chaque auteur : dans
REVUE DRAMATIQUE, 459
le cas où celui de l'un combattrait celui de l'autre, on verrait, en
simple équité, lequel serait le moins respectable et souffrirait le
moins de sa défaite; on ferait céder celui-là selon une certaine
mesure, avec des accommodemens humains. Mais le plus souvent on
découvrirait que les intérêts des deux parties se concilient et même
se confondent, n'étant rien autre chose, en somme, que l'intérêt bien
entendu de l'ouvrage. Vaut-il mieux pour la pièce être jouée dans de
telles conditions ou ne l'être pas ? Voilà ce qu'il s'agirait de discer-
ner. Dans l'impossibilité oîi l'on est de respecter les droits contradic-
toires des adversaires, au moins leur ferait-on accepter leur commun
bénéûce, ou leur épargnerait-on un commun dommage. Le public y
trouverait son compte. Enfin cette manière de procéder, où l'on trai-
terait l'œuvre dramatique à peu près comme une personne morale,
conviendrait mieux que toute autre à la dignité des lettres.
Mais une cour, mais un tribunal peut-il mener à bien une pareille
enquête? Il est permis de poser cette question sans offenser personne.
Ce grand corps judiciaire, quelque crise qu'il subisse, est réputé
toujours sain; chacun sait d'ailleurs que, depuis quatre mois et demi,
l'inamovibilité de la magistrature n'est plus suspendue (apparem-
ment e'ie est par terre); MM. les conseillers et MM. les juges sont
assurés de nos respects. Aussi bien professent-ils, ainsi que les
présidens, un grand zèle pour les affaires de théâtre. Est-ce un effet
de la mode et faut-il croire que la robe et l'hermine même ne défen-
dent pas un homme de cette contagion? Jamais autant qu'aujourd'hui
on ne s'est occupé des choses et des gens des coulisses. M. Augier ou
M. X..., — que je désigne ainsi parce qu'il est inconnu, — ne peut
avoir l'intention d'écrire en tête d'une feuille de papier blanc : « Acte l«%
scène r" » sans qu'un reporter l'annonce et prenne date fièrement
pour constater qu'il publie, le premier cette nouvelle. M. Coquelin ne
peut demander à M. Perrin un jour de sortie pour aller visiter Bruxelles
ou conseiller le tsar sans que vingt journaux s'en émeuvent; M. Baron,
des Variétés, a-t-il oui ou non payé son dédit? On dispute là-dessus et
sur le chiffre et si la somme est en or ou bien en papier. M"" Lureau se
marie, et M"« Nevada se fait catholique; mais la tante maternelle de
M"" Lureau est morte, et la marraine de M"'= Nevada s'intimide; l'une
des cérémonies est retardée, l'autre avancée; pour l'une, on distribue
des billets comme pour une première, l'autre est comme une répétition
générale à huis-clos. Cependant la femme de M. Guitry, l'ex-jeune
pensionnaire du Gymnase, est accouchée d'un fils à Pétersbourg; les
prénoms de l'enfant, les voici, et, par surcroît, le nom de l'accou-
cheur!.. N'est-ce pas à peu près ce que les Anglais et les Américains
reçoivent de nous en échange du Times et du New- York Herald? Quoi
de surprenant si l'importance des choses et des gens de théâtre enva-
hit même le Palais? « Le Palais de justice, devra dire M. Du Camp dans
460 REVUE DES DEUX MONDES.
une prochaine édition de Paris et ses Organes, est un édifice borné au
nord-ouest par le théâtre du Châtelet, au nord-est par le Théâtre-Ita-
lien, au sud-est par le théâtre de TOdéon, au sud-ouest par le théâtre
Cluny ; » et celte définition ne choquera personne, pas même les magis-
trats. En six mois, M. Koning, poursuivant un comédien qui refuse de
payer son dédit, obtient un jugement et un arrêt : pendant combien
d'années voit-on se traîner des causes où sont intéressés l'honneur
et la vie des familles! L'affaire Corvin contre La Rounat dure un
mois, M. le président Auhépin s'étant permis d'être malade quinze
jours : après la seconde remise à huitaine, le public s'échauffe d'impa-
tience, la presse commence à gronder, il faut que le président gué-
risse ou passe la main; il pousse la bonne volonté jusqu'à guérir.
Ce n'est donc pas la négligence des cours ni des tribunaux qui nous
serait suspecte en pareille matière ; ce n'est pas l'entrain qui leur
manquerait, ni le soin, ni la bienveillance envers l'objet de leurs déli-
bérations. « Quand j'ai ma toque, dit un juge d'opérette, je ne connais
plus personne; » quand ils ont leur toque, les vrais magistrats con-
naissent parfaitement les gens de théâtre et les font passer avant le
public; ils s'occupent d'eux avec un plaisir manifeste, ils ont pour eux
des coquetteries singulières. Sans doute les procès de cet ordre leur
paraissent une récréation entre des causes plus ingrates, un régal qui
rompt l'ordinaire de leur régime. D'ailleurs, les hommes graves par
caractère ou par profession ne sont pas fâchés, lorsqu'ils se frottent
par hasard à des gens qu'ils supposent frivoles, de montrer qu'ils ne
sont pas des ours : ils s'improvisent fanfarons de frivolité.
Qu'est-ce donc qui ferait défaut à messieurs les conseillers et les juges
pour discerner l'intérêt bien entendu d'un ouvrage? C'est, en un mot,
la compétence; — et comment l'auraient-ils? Comment connaîtraient-
ils au jour le jour l'état de chaque théâtre et de sa troupe, le talent de
ses acteurs et lesquels peuvent s'employer, le plus ou moins d'habileté
de son directeur, la convenance du tout à cette comédie ou à ce drame,
les dispositions du public et celles qu'il est près d'avoir? 11 faut pour-
tant connaître toutes ces menues conditions pour savoir s'il est plus
avantageux à une pièce d'être autorisée sur telle scène, à telle époque,
ou d'être interdite. Rarement il s'agira, en vérité, comme dans le cas
de Gille et Gillotin, de prononcer s'il vaut mieux pour l'ouvrage être
joué ou ne pas l'être. Là-dessus il n'y a guère de doute : l'ouvrage est né
pour la lumière du théâtre ; il veut y paraître plutôt que d'être rejeté dans
les ténèbres extérieures : Brid'oison suffirait à trancher ce débat. Mais^
d'ordinaire, il s'a^nt de choisir entre telle scène et telle époque dési-
gnées, et telle autre scène et telle autre époque désignées ou non. Et le
choix d'ordinaire est délicat : la preuve en est que l'un des auteurs, néces-
sairement, se trompe sur l'intérêt de l'œuvre, et de bonne foi sans
doute : comment des magistrats ne seraient-il pas exposés à s'y tromper?
REVUE DRAMATIQUE. !i6i
Nous supposions tout à l'heure que M. de Corvin voulût donner les
Danichpf[h Déjazet; des juges ou des conseillers eussent bien vu qu'il
était plus proûtable à la piècç d'attendre une autre occasion; mais
M. de Corvin l'aurait bien vu tout seul : jamais il n'a conçu pareille
idée. C'est au Gymnase qu'il prétend porter son drame; M. Dumas pré-
tend le restituer à i'Odéon. L'un et l'autre, assurément, croit pour-
suivre l'avantage de la propriété cootimune; l'un d'eux se fourvoie, tout
auteur qu'il est: des magistrats, s'ils cherchent le même objet, ne ris-
quent-ils pas de faire aussi fausse route? L'un ou l'autre s'égare ; pour
déclarer lequel, il faut avoir certainement plus de lumières que lui.
Faut-il dire qu'à I'Odéon la pièce ne déchoit pas, qu'elle aura telle
ou telle distribution honorable, et qu'elle sera jouée tout de suite? Va
pour I'Odéon î Faut-il dire qu'au Gymnase la pièce trouvera toute prête
la faveur du public, qu'elle y piquera sa curiosité, qu'elle s'y rajeunira?
Va pour le Gymnase ! L'un et l'autre sort est acceptable, en somme ;
aussi l'un agrée à M. Dumas, l'autre à M. de Corvin. Lequel pourtant
est préférable? Il faut pour en décider peser un nombre infini de détails
que la justice ordinaire ne saurait mettre en ses balances. Quelle juri-
diction extraordinaire allons-nous proposer? Hé! mon Dieu! toute natu-
relle !
11 existe une société des auteurs et compositeurs dramatiques,
laquelle est une société d'assurance mutuelle pour Texécunon de trai-
tés librement consentis ; elle a des statuts auxquels, à plusieurs
reprises, alors que leur légalité était mise en doute, les tribunaux ont
donné leur sanction, et ces statuts peuvent se compléter; elle s'admi-
nistre elle-même par une commission de quinze membres élus pour
trois ans. Cette commission jugerait les débats entre collaborateurs, et
les procès qui s'y réduisent, avec plus de connaissance de cause que le
corps judiciaire; et, pour que ces débats et ces procès, sans en excep-
ter un seul, fussent portés devant elle, il suffirait d'introduire dans
les statuts de la société un article pareil à celui-ci, que je lis dans les
règlemens de nos clubs : « Les membres du cercle s'interdisent tout
recours devant les tribunaux; les contestations qui pourraient naître
soit sur l'interprétation du règlement, soit sur son exécution et tout ce
qui peut s'y rattacher, sont jugées en dernier ressort par le comité. »
J'entends bien que cette commission, placée par le suffrage au-des-
sus du monde des théâtres, est recrutée d'ordinaire parmi les grands
de ce monde , et que les petits soupçonneraient ces hauts barons
d'un peu de complaisance envers leurs pairs. « Devant le tribunal,
dira-t-on, M. de Corvin et M. Dumas sont égaux ; devant la commis-
sion, qui sait?.. » Il faut ajouter que, pour sa part, la commission
aime autant se décharger sur un tribunal du soin de prononcer, le cas
échéant, contre M. Dumas; quoi d'étonnant qu'elle n'ait pas un cou-
rage inutile? C'est à la société de choisir des mandataires intègres et
Zi62 REVUE DES DEUX MONDES.
de faire désormais, en bornant tous les débats à leur justice, que le
courage leur soit nécessaire. Aussi bien ces juges naturels auront des
scrupules nouveaux quand ils sauront que leurs justiciables volon-
taires n'ont aucun recours contre leurs sentences. EnGn, n'est-il pas
permis de compter que le respect des lettres l'emportera sur l'inclina-
tion pour les personnes? Toutes les fois, jusqu'ici, qu'on a soumis à la
commission un différend de ce genre, elle a fait précisément ce que nous
demandons: elle a jugé selon l'intérêt de l'ouvrage. Elle seule peut
le faire, elle le fera : il faut que les auteurs lui en imposent la tâche.
Jusqu'à cette révolution, nous' avons dit de quelle jurisprudence les
auteurs restent sujets. L'accord des propriétaires d'une pièce esi néces-
saire, soit pour la porter dans un théâtre, soit pour l'en retirer; la der-
nière volonté qu'ils aient exprimée en commun, soit pour l'un, soit pour
l'autre objet, prévaut contre la volonté de celui qui se ravise. Voilà ce
que signifient l'arrêt du 21 février 1873 et le jugement du 8 mars 1884,
dont les effets sont différens, mais dont le sens est le même. Nous
avons détruit l'interprétation qui se faisait de ce dernier texte : elle
était fausse et dangereuse. S'il avait été prouvé que M. de Corvin,
d'accord avec M. Dumas, eût rapporté les Danicheffh l'Odéon, M. de
Curvin ne pourrait aujourd'hui s'opposer à la reprise. Il est donc faux
de soutenir que, dans tous les cas, le veto d'un collaborateur suffit
pour empêcher la représentation de l'œuvre commune; il est dange-
reux de le publier, car prêter aux gi^ns un droit qu'ils n'ont pas, dans
ce pays d^i France et dans ce glorieux temps, c'est les tenter un peu;
c'est les inviter à usurper ce droit et préparer une jurisprudence qui
les absolve. Uu article du code veut que le meurtre de la femme
par le mari soit excusable, s'il l'a surprise en flagrant délit d'adul-
tère : encore faut-il qu'il l'ait frappée à l'instant même. Là-dessus la
renommée s'établit que l'époux a le droit de tuer l'épouse coupable ;
et, comme un bon Français doit user de tous ses droits, comme
l'abstention est une faute civique, cette licence de tuer devient un
devoir; les revolvers partent en feux de file et le jury acquitte les
meurtriers. Si nous laissions se répandre, après ce jugement du
8 mars, la version que donnent les journaux et que M. Dumas accepte,
il ferait beau voir quelles disputes s'élèveraient bientôt dans les
théâtres: la tentation serait trop forte, pour les mauvais corjpagnons,
de jouer un tour à leur prochain; même, — il faut tout prévoir, —
au plaisir de nuiri un malpropre calcul pourrait se joindre, et le
chantage, pour dire le mot, risquerait de s'exercer. Mais l'état des
directeurs et des auteurs n'est pas si précaire qu'on le dépeint :
quand une pièce, de l'aveu de ses propriétaires, est dans un théâtre,
elle y reste, et le mauvais vouloir de l'un d'eux ne peut ni l'en
faire sortir ni l'arrêter dans la coulisse : elle est là pour être jouée,
elle le sera. La jurisprudence n'est pas si fâcheuse qu'on le prétend :
REVUE DRAMATIQUE. Û63
est-ce à dire qu'elle n'offre point de certains dangers? Les directeurs et
les auteurs, par ce récent exemple, en sont avertis. Quand un directeur
laisse retirer une pièce de son théâtre, il doit savoir qu'elle n'y pourra
rentrer que par l'accord de ses propriétaires et que la volonté de l'un
d'eux suffira pour la tenir dehors : Quand des auteurs retirent une pièce,
chacun doit savoir que le caprice de son collaborateur pourra l'eitjpê-
cher désormais de la faire jouer. Et sans doute les choses resteront
ainsi jusqu'au changement de juridiction que nous proposons, jusqu'à
ce que la commission toute seule, et non les tribunaux ni les cotirs,
soit appelée à trancher ces débats selon l'iniérêt des œuvres.
Mais peut-être il n'est pas mauvais que la jurisprudence actuelle sus-
pende ces menaces sur les directeurs et sur les auteurs. Au moins, en
attendant le nouveau régime, serions-nous consolés du présent si nous
voyions les gens qui peuvent en souffrir profiter de l'avertissement
qu'ils reçoivent. Aujourd'hui les directeurs, absorbés par la recherche
ou dans la jouissance d'ouvrages qui fournissent une interminable
suite de soirées, laissent trop facilement sortir de chez eux les meil-
leures pièces. Pour les retesiir (sans compter qu'ils pourraient faire
à leurs auteurs certains avantages, qui seraient comme un loy^rp'us ou
moins fixe), ils n'auraient qu'à les représenter chaque anne'e un petit
nombre de fois; si ce délai d'une anuée est trop court, on pourrait le
prolonger de gré à gré. Mais les directeurs n'ont cure d'entretenir ainsi
leur fonds : ils sont occupés à poursuivre un succès inépuisable et,
l'ont-iîs atteint, à l'épuiser; à peine s'ils tournent la tête pour faire
un frigne d'intelligence ou plutôt d'ii. différence, quand un auteur
les avertit qu'il remporte son bien. A ce jeu, les théâtres subvention-
nés gardent seuls un répertoire : encore la Comédie-Française a-t-elle
laissé partir, sans un effort pour les garder, tous les ouvrages de
M. Feuillet, et nous voyons que l'Odéon n'a pas su conserver les Dani-
cheff. Qu'importe à M. Koning si tous les auteurs joués au Gymnase,
M. Ohnet excepté, lui signifient le retrait de leurs comédies et de hurs
drames? Il compte jouer le /'.aitre de forges sept années de suite. De
même, les directeurs du Palais-Royal, en 1881, comptaient jouer Divor-
çons jusqu'à la fin du siècle : ils n'auraient pas bronché si M. Labiche,
d'accord avec ses collaborateurs, leur avait retiré toutes ses pièces.
Pour les recouvrer ensuite, ils auraient dû rentrer en grâce non-seu-
lement auprès de M. Labiche, mais auprès de tous ses collaborateurs;
l'opposition de tel ou tel suffirait pour faire rentrer sous les planches, à
la veille d'une reprise, un de ces chefs-d'œuvre de bouffonnerie. Cepen-
dant, à ne voir qu'une pièce dans un théâtre pendant toute une saison,
le public s'abêtit ; son goût devient paresseux et grossier. A ne jouer
qu'une seule chose, le talent des acteurs se raidit, s'alourdit et
s'émousse; quant à ceux de leurs camarades qui, pendant ce temps-là,
ne font rien, est-il besoin de dire qu'ils se rouillent? Si le jugement du
h6h REVUE DES DEUX MONDES.
8 mars poussait les directeurs à varier leur affiche pour maintenir tout au
moins au répertoire les ouvrages écrits en collaboration, ce serait déjà
un bien ; le mieux viendrait peut-être ensuite, et les auteurs qui pro-
duisent tout seuls ne seraient pas plus mal traités que les autres ; les
amis de la littérature dramatique devraient bénir le tribunal.
Est-ce le seul bienfait possible de cette jurisprudence ? Nous sou-
haitons surtout que ces périls fassent hésiter les écrivains sur le choix
de la compagnie qu'ils acceptent. On nous dispensera de rédiger
aujourd'hui un traité de la collaboration. D'aucuns prétendent que ce
procédé blesse la dignité de l'art et s'écrient que les maîtres ne
l'ont jamais pratiqué : l'œuvre littéraire, à leur avis, doit être toute
personnelle. D'autres, au contraire, vantent cet usage moderne:
« Si l'art dramatique français règne partout, à qui le devons-nous?
A la collaboration... » Il appartenait à M. Legouvé de prononcer cette
parole. La vérité est que certaines collaborations, d'une sorte rare,
entre des talens qui ne sont pas égaux, mais équivalons, sont à la fois
utiles et honorables ; on les peut comparer à des mariages heureux.
Celle de MM. Meilhac et Halévy en est le modèle : la combinaison de
ces deux esprits a été parfaite, profitable à tous les deux et délicieuse
pour le public. Que ce fût une combinaison et non une association,
trop d'ouvrages l'attestent, qui forment un théâtre original, d'une
fantaisie et d'un comique singulièrement exquis : le bénéfice et la
gloire en doivent revenir à tous les deux. Un académicien, jadis, a
bien pu répondre à M. Mazères, quand il sollicitait sa voix et lui citait
comme titre à son estime une comédie écrite avec M. Empis, la Mhre
et la Fille : « Nous avons déjà reçu quelqu'un pour cela! » Cette bou-
tade, en l'espèce, avait une apparence de justice'. Quand l'auteur de
la Famille Cardinal, qui déjà s'approche de l'Académie, en aura franchi
la porte, on serait mal venu à la refermer devant l'auteur du Petit-fds
de Mascarille en lui jetant cette vieille plaisanterie au nez; on serait
mal venu à la reprendre par avance pour gêner l'entrée de son col-
laborateur-, autant vaudrait dire : « La preuve que vous n'êtes pas le
père de cet enfant, c'est que j'en aperçois la mère, » et réciproquement.
Mais les coUaboratious de cet ordre, hélas ! sont trop rares. Plus sou-
vent que des mariages de ce genre, on voit des rencontres comme
celles dont parle Figaro, — « marchés dans lesquels il y a un fripon
et une dupe, quand il n'y en a pas deux. » 11 y en a toujours deux, —
deux dupes, s'entend, — lorsqu'une des parties est de beaucoup plus
forte que l'autre : ainsi le déclare M. Damas fils avec l'autorité de
l'expérience; c'est le dernier mot d'une épître insérée dans ses
Entr'actes. Dumas père à 'peu près seul a fait la Tour de Nesle, mais la
Tour de Nesle a fait deux dupes : Gaillardet et Dumas père; au moins
chacun, de bonne foi, parut-il se compter pour une. Même opinion de
soi-même chez MM. Dumas fils et de Girardin après le Supplice d'une
REVUE DRAMATIQUE. Û65
femme; chez MM. Dumas fils et Durantin après Héloïse Paranquet; chez
M\l. Damas ûls et de Gorvin , après les Danicheff. Tous dupes, si
nous laissons à chacun le utre qu'il se donne : à Dieu ne plaise que
nous lui infligions le titre qu'il reçoit de son compère! nous sommes
plus courtois ainsi, et peutôire plus juste. M. Dumas fils aujourd'hui
sait mieux que jamais qu'on peut être dupe d'un plus petit que soi :
est-il besoin de démontrer qu'on peut être dupe d'un plus grand?
Et pourtant ce n'est pas encore à cette sorte de collaboration, pro-
duite par l'infirmité spiriiuelle ou matérielle d'un débutant, par l'obli-
geance ou le goût d'accaparement d'un auteur en vogue, par la pru-
dence ou la superstition d'un directeur, ce n'est pas encore à celle-là
que j'en veux. Elle n'a pris, il est vrai, que trop d'importance; elle
encourage la paresse et la médiocrité de quelques-uns; elle dévore
le talent d'écrivains trop charitables; ainsi M. Gondinet, pour avoir
laissé les petits auteurs venir à lui, n'est plus guère que leur proie :
n'a-t-on pas dit d'un de ses confrères, qui, dans un genre inférieur,
fait par industrie ce qu'il lait par faiblesse d'âme et pratique ce métier
de lécher les oursons d'autrui : a G'est le Gondinet du pauvre 1 » Un
Vincent de Paul comme M. Gondinet, en lisant le jugement du 8 mars,
peut s'aviser qu'en telle occasion, sinon dans toutes, après qu'il a fait
d'un avorton un enfant présentable, celui qui naguère a remis l'avor-
ton entre ses mains a le droit de renvoyer l'enfant dans les limbes. 11
y a peut-être là de quoi rendre la pitié plus sage, en rompre le cours
sinon en tarir la source, et ramener l'esprit à un meilleur emploi de
son lemps; la charité, en ces matières, ne doit pas être une habitude.
Cependant ce genre de collaboration n'est pas par lui-même haïs-
sable; son objet, en fin de compte, est litiéraire; les parties ne colla-
borent pas pour collaborer, mais pour mieux faire; l'une veut tirer le
meilleur parti de ce qu'elle a conçu, et l'autre, en effet, améliorer cette
conception. Ce n'est pas aux dangers de cette sorte il'union ou d'al-
Uance, sous la jurisprudence aciuelle, que je désire voir s'appliquer la
méditation des auteurs.
« Qu est-ce qu'un vaudevilliste? » demande un personnage dans
une parade imaginée par MM. de Concourt, et le compère de répondre :
« G'est un homme qui collabore. » H y a des gens dont la profession
est de collaborer toujours sans travailler jamais : par leurs relations,
par leur entregent, par la force de la coutume, ils exercent parmi les
vaudevillistes une puissance tellement respeciée qu'on a pu les prendre
sans injustice pour les types de la confrérie. Les plus petits, ici, sont
les plus forts : leurs droits d'auteur sont les meilleurs. Les plus grands
sont toujours dupes, et le savent : pour pénétrer dans tel théâtre, ils
subisseut les conditions d'un syndicat. Parfois, ils essaient timide-
ment de se défendre. Un tel, qui n'est pas le premier venu, avait fait
TOME LXII.— 1884. 30
à66 REVUE DES DEUX MONDES.
une pièce, ornée par un compositeur d'airs nouveaux; cette pièce était
reçue et même distribuée. « Elle sera jouée de meilleure grâce, vient-on
dire à l'auteur, si votre musicien admet pour collaborateur M. X...
— Soit, fait le poète, je le lui proposerai; pour moi, cela m'est égal. »
Peu après, il a gagné l'assemiment de son camarade; il vient l'an-
noncer au directeur : « Boni fait celui-ci. Maintenant, pour que nous
montions l'ouvrage avec entrain, il ne vous manque plus que d'ad-
mettre M. Z... pour collaborateur au livret. » L'auteur regimbe, la
pièce est reculée de quelques semaines, puis de quelques mois; un
beau jour, par un délicat stratagème, on obtient qu'il la retire... La
pièce n'a jamais été jouée.
Un autre, et des plus huppés, pour éviter ces tribulations, ces
mécomptes et s'épargner des disputes commerciales qui répugnent à
son caractère, a formé le projet de dire une fois pour toutes à son
imprésario principal : « Je veux tant pour cent sur les droits d'auteur;
pourvu que cette part me soit faite et que j'écrive la pièce tout seul,
adjoignez-moi qui vous voudrez, donnez-moi tous les compagnons
qu'il vous plaira; metiez-en df^ux, trois, quatre pour les paroles et
davantage pour la musique! » 11 va sans dire que, si le directeur, pour
quelque raison, choisit pour collaborateur de l'écrivain le souffleur et
le garçon d'accessoires, à défaut du bâtard de son apothicaire, on ne
les admettra pas à l'honneur de signer; l'agent chargé de la percep-
tion des droits sera le seul témoin de leur gloire. Mais, cette réserve
faite, ils seront les auteurs de l'ouvrage au même rang que le véri-
table; même il arrivera nécessairement, au cours des répétitions, qu'ils
donneront leuravis sur telle ou telle scène pour la corriger et l'esquisser
d'autre manière, et, comme ils seront deux contre un, leur avis pré-
vaudra. Cependant si, quelque jour, notre auteur veut retirer sa pièce
de ce théâtre, il ne pourra le faire sans l'agrément du souffleur et du
garçon d'accessoires. Les aura-t-il séduiis en procurant à chacun une
meilleure place? Il ne pourra jamais, sans l'adhésion de l'un et de
l'autre, porter de nouveau Touvrage sur cette scène ni nulle part
ailleurs. Ainsi le veut la jurisprudence, non pas interprétée par ceux
qui la poussent à l'absurde, mais réduite à ce qu'elle est vraiment. —
Nous voyons là de quoi faire réfléchir un paradoxal homme de lettres
sur les iuconvéniens de la carte blanche donnée à un patron de
théâtre, et tous ses confrères sur le choix de leurs collaborateurs.
C'est la grâce qu'il faut leur souhaiter d'abord; on sait à quel change-
ment nous les pressons de conspirer pour Tavenir.
Louis Ganderax.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
14 mars.
Ce ne sont pas certes les questions sérieuses et même les points
noirs, comme on disait autrefois, qui manquent pour le moment dans
la politique de notre pays. Dût-on considérer comme une dernière for-
tune les succès qui étaient dus, qui ne pouvaient manquer à notre
•petite armée du Tonkin, entrée aujourd hui victorieusement dans Bac-
Ninh, ces succès ne sont pas sans mélange, puisqu'ils sont loin d'être
le dénoûment d'une entreprise engagée un peu au hasard. En dehors
de cette satisfaction de voir de vaillans soldats porter au loin le dra-
peau, les difticultés deviennent, en vérité, assez nombreuses et assez
pressantes pour créer une de ces situations où les esprits les plus
confians n'envisagent plus sans crainte, sans émotion, le lendemain.
Les difTicultés, elles sont partout. Elles ne sont pas seulement dans
risolemeiit diplomatique fait à la France au milieu des luttes d'in-
fluence qui se partagent l'Europe, elks sont encore plus peut-être
dans nosalTaires intérieures. Elles sont dans les finances, épuisées par
un système d'imprévoyantes dépenses et toujours menacées par les
entrepreneurs de réformes meurtrières. Elles t^ont dans ces grèves,
qui meitent en Uiouvement des piipulaiions surexcitées, égarées par
les déclamateurs, qui ^ont comme l'expression douloureuse et redou-
table d'une crise piolonde du travail et de l'industrie. Elles sont dans
ces discussions sur celte loi municipale, sur ces lois scolaires, qui
brouillent tout et confondent tout, qui montrent le sénat lui-même se
contredisant d'un jour à l'autre, voiaut la publicité des séances des
conseils communaux après l'avoir repous.^ée et faisant de simples
assemblées locales de petits parlemens. Les difficultés, elles sont
dans presque tout ce qui se fait aujourd'hui. Et ai, au milieu de
468 REVUE DES DEUX MONDES.
tout cela, on sentait une certaine force de direction et de prévoyance
qui pourrait à un moment décisif intervenir avec quelque efficaciié
l^our arrêter le désordre, pour redresser une situation visiblement
faussée, il n'y aurait encore rien d'irréparable. Si nos atlaires parais-
sent si graves, si compromises, c'est justement parce qu'on sent bien
qu'elles échappent à toute direction, qu'elles sont livrées à l'aventure,
à des ministères qui n'ont que oes résolutions intermittentes, à des
politiques de parti, qui, le plus souvent, n'écoutent ni la raison ni la
prévoyance, qui, dans tout ce qu'ils font, ne voient qu'un vulgaire
intérêt de domination. On disait jadis que les républicains étaient des
exaltés, même, si l'on v^^ut, des fous, mais qu'ils avaient du moins
quelque chose de chevaleresque et de généreux jusque dans leurs
emportemens. Les républicains d'aujourd'hui sont vraiment guéris de
cette infirmité; ils n'ont plus, on leur doit cette justice, aucune pas-
sion pour l'idéalité. Ils ont pris goût au pouvoir que les circonstances
leur ont donné, et pour le garder, pour établir leur règne, ils ne sont
pas dithciles dans le choix des moyens. Ils sont prêts à mettre tout ce
qu'ils ont de petites passions et de petits calculs dans leurs lois, à
renier ce qu'ils ont soutenu, à se servir des armes les plus suspectes
des régimes qu'ils n'ont cessé de combattre, à tout sacrifier, les tra-
ditions de la France, les garanties libérales, Tordre financier, le travail
national, la dignité de la magistrature. E" c'est ainsi qu'ils croient ser-
vir, accréditer la république! Ils ne réussissent qu'à organiser sous le
nom de lepublique une espèce d'oligarchie versatile de parti et de
secte, pratiquant sans scrupule le fanatisme le plus vulgaire, le gas-
pillage et l'exclusion, persuadée que tout lui est permis pour régner.
Voilà le mal croissant qui envahit tout et compromet tout.
L'autre jour, comme on discutait au Palais-Bourbon cett<^ loi sur les
instituteurs primaires, pour laquelle on oublie et les traditions libé-
rales et les nécessites financières, un professeur distingué de 1 Univer-
sité, M. Lenient, disait avec une naïveté toute volontaire : « Y aurait-il
donc deux sagesses et deux morales, l'une quand on est au pouvoir et
l'autre quand on n'y est pas? » Il paraît bien qu il en est ainsi, — elles
maîtres du jour ne se font pas faute de le prouver en recommen-
çant tout ce qu'ils ont blâmé, en reprenant pour leur compte tous ces
procédés de police, d'arbitraire, de vexations discrétionnaires qu'ils
ont tant reprochés à d'autres : témoin cette récente aventure d'un
petit morceau de littérature administrative qui a un moment égayé le
public. Décidément les circulaires ne portent pas bonheur aux minis-
tres de riniérieur et à leurs subordonnés. Un se souvient encore de
cette circulaire, devenue presque légendaire, par laquelle un sous-
secrétaire d'état demandait aux préfets un certain nombre de rensei-
gnemena de police sur la presse et pour laquelle on fit tant de bruit
il y a quelque dix aui, au lendemain du 2k mai. M. Gambetta, —
REVUE. — CHRONIQUE, 469
M. Gambetta en personne, — prenait la défense de la morale poli-
tique outragée. Il avait trouvé le moyen de ?e procurer cette circu-
laire, et en la déroulant savamment devant l'assemblée, il donnait
un peu la comédie. Il raillait, il s'indignait, il n'admettait pas, par
exemple, qu'il y eût deux opiniotis sur un tel méfait. Les rppuidicains
se sentaient offensés dans leur pudeur et se voilaient la tête: le>i
conservateurs restaient un instant un peu abasourdis, — et peu s'en
fallut que le malheureux Beulé, alors ministre de l'intérieur, ne dis-
parût dans cette aventure. Fort bien! c'était un beau puritanisme d;-
la part des républicains, et on aurait pu en conclure que jamais, au
grand jamais, ils ne feraient rien de semblable. Point du tout, ils ont
aussi maintenant leur circulaire. Ce n'est plus un sous-secrétaire d'état,
c'est M. le directeur de la sûreté générale qui demande à ses préfets
toute sorte de renseignemens de police. 11 ne s'agit plus, il est vrai,
de surveiller la presse, il s'agit de soumettre à une savante inquisition
les monarchistes, leurs comités, leurs journaux, leurs menées.
C'est la chose la pins simple du monde, observe-t-on. Le directeur
de la sûreté générale est institué pour être au courant de tout, il est
fait pour renseigner le gouvernement, il est dans son rôle. Au fond
c'est un peu notre avis. Seulement, si l'on pense ainsi, que signi-
fiait la comédie d'indignation de M. Gambetta et de ses amis dans
un autre temps? Si M. Gambetta était dans la vérité, comment l'inqui-
sition d'aujourd'hui serait-elle moins un abus que rinquisition contre
laquelle on déployait une si vertueuse et si bruyante éloquence? Quelle
est la différence? — La différence, elle est tout simplement dans ce fait
qu'on était dans l'opposition en 1873 et qu'on est maintenant au pouvoir,
que ce qui était un abus de la part des conservateurs n'est pour les
républicains que l'usage le plus naturel d'une autorité légitime. Ah!
si M. le directeur de la sûreté publique avait eu l'idée, qu'on lui a un
instant attribuée, d'étendre impartialement sa surveillance à tous les
partis, aux radicaux comme aux autres, il aurait commis un intolé-
rable excès; dès qu'il ne procède que contre les royalistes, tout lui est
permis! Et puis, pour tout justifier ou pour tout expliquer, il y a tou-
jours la ressource d'une conspiration. Règle générale : dès que les
républicains du jour ne savent plus que faire, on peut s'attendre à
une campagne de diversion contre le cléricalisme ou contre les princes.
On commence par une circulaire qui prête à rire, pour arriver bientôt
à la menace, sans savoir si on n'ira pas jusqu'à des iniquités, ne
fût-ce que pour avoir l'air de se justifier. Plaisans politiques, qui
n'échappent aux embarras qu'ils se cré'-nt ou au ridicule que par des
violences et qui ne trouvent rien de mieux que de se faire les imita-
teurs vulgaires de tout ce qu'ils ont condamné ou batoué sous d'autres
régimes !
Un exemple aussi bizarre, aussi caractéristique et plus sérieux d«
470 REVUE DES DEUX MONDES.
ces versatilités de parti, de ces abus de domination, c'est ce qui arrive
à propos drt cette loi des instituteurs, qui touche à tout, — aux finances
par des accrois«emens démesurés de dépenses, aux iatérêis libéraux
ou moraux par le cho'x des maîtres de l'enseignement primaire. Pour
les finances, il est entendu qu'il n'y a plus à se gêner. Certes, de tout
temps, on s'est assez vivement élevé con re les augmentations de trai-
temens, contre la progression des dépt-nses publiques, contre l'aggra-
vation des charges des coniribuables. Aujourd'hui il ne s'agit plus de
cela, il n'y a plus à compter, et lorsque M. le ministre des finances,
d'un ton pathétique, demande un peu de répit en montrant son
budget en déficit, les recettes diminuant de mois en mois, le cré-
dit affaibli, les réformateurs répondent lestement que ctla ne les
regarde pas, que l'état doit payer les frais de leurs hallucinations, de
leurs expériences. On en est là : que le budget ait des ressources ou
qu'il n'en ait pas, M. Paul Bert entend avoir sa dotation scolaire; il la
disputera avec son âpreté de sectaire jusqu'au bout, il ne s'arrêtera
pas devant l'ajournement qui vient de lui êire imposé. La question
est aujourd'hui entre ceux qui demandent bien timidement à réfléchir
avant d'aller plus loin et ceux qui veulent dépenser sans compter, qui
prétendent que les millions sont dus aux instituteurs. C'est le côté
financier; mais ce qu'il y a de plus grave, de plus délicat dans cette
loi nouvelle, c'est le mode de nomination, le choix de ces instituteurs
qui vont former une armée de cent mille fonctionnaires de plus.
Comment les maîtres de l'enseignement primaire seront-ils nom-
més? Au premier abord, avec un peu de bonne volonté et d'impartia-
lité, il ne serait pas sans doute impossible d'arriver à une solution
d'équité et de raison. Si l'on voulait tenir compte des diversités locales,
des intérêts ou des convenances des communes, des sentimens des
pères de famille à qui on impose une obligation, on pourrait donner
aux conseils municipaux un certain droit d'intervention dans le choix
de leurs instituteurs. Si on voulait ne considérer que l'intérêt scolaire
ou universitaire, il y aurait une autorité naturelle de qui devraient rele-
ver les instituteurs primaires, ce serait le recteur. C'est l'opinion qui
avait prévalu jusqu'ici, qui a été habilement soutenue dans la discussion
récente. M. le président du conseil avait paru, à un certain moment,
l'accepter. Le rapporteur de la loi, M. Paul Bert lui-même, se montrait,
il y a un ou deux ans à peine, le champion résolu de l'autorité universi-
taire, l'adversaire intraitable de l'immixtion des préfets; il le publiait, il le
proclamait. Que s'est-il passé ? Tout s'est trouvé changé en peu de temps.
Il n'est plus question bien entendu de consulter les conseils municipaux,
qui ne ressemblent pas tous au conseil municipal de Paris, ni de s'en
remettre à l'autorité naturelle du recteur. C'est le préfet seul qui doit
avoir le droit de nomination et de révocation à merci sur tous les insti-
tiiteurs, et M. Paul Bert, avec ce tempérament de sectaire qui ne lui
BEVUE. — CHRONIQUE. Ù71
rend pas les évolutions faciles, met maintenant à défendre le droit 4es
préfets autant de violence qu'il en mettait naguère à combattre leur
intervention. Mais, direz-vous, c'est là pourtant une chose assez grave.
Remettre aux préfets le soin de manier cet immense personnel scolaire,
c'est rompre avec toutes les idées de prudence et de libéralisme, c'est
reprendre tout simplement une tradition de l'empire, c'est introduire
la politique avec ses partialités, avec ses représailles dans l'enseigne-
ment. — C'est précisément pour cela, au dire des nouveaux réforma-
teurs, c'est parce que le préfet est l'agent direct du gouvernement, le
représentant actif et militant de la politique, qu'il doit avoir ce droit,
— bien entendu un peu en commun avec les députés de la majorité
républicaine. C'est le préfet qui peut seul soutenir l'instituteur « contre
le curé, » qui doit diriger la lutte de l'enseignement laïque contre les
influences relii^àeuses et savoir probablement aussi se servir de cet
innombrable personnel aux jours d'élections. Des instituteurs bien
payés, bien flattés, et des préfets de combat, « fonctionnaires vigou-
reux, énergiques, » pour faire marcher la France avec les institu-
teurs, voilà l'idéal!
Oui sûrement, nous avons fait du chemin. Autrefois, au temps
des simples idées libérales, on songeait avant tout à diminuer le
nombre des fonctionnaires, à restreindre autant que possible la pré-
potence de l'état. Aujourd'hui on donne à l'état une armée de cent
mille fonctionnaires de plus; si on eût écouté certains radicaux, on eût
donné au gouvernement deux ou trois cent mille employés de chemins
de fer chargés de répandre la bonne doctrine. Et ceux qui pensent,
qui agissent ainsi, ne s'aperçoivent pas qu'avec cela ils préparent un
formidable instrument de domination et de despotisme dont tous les
partis peuvent se servir tour à tour, au détriment de la France, l'éter-
nelle victime des réactions contraires et des idées fausses.
On veut mettre la politique de parti et de secte un peu partout
aujourd'hui, et malheureusement il est trop clair que, si cette politique
n'a que de désastreux effets dans l'enseignement public tel qu'on veut
l'organiser, elle n'est pas plus heureuse dans les affaires de l'indus-
trie et du travail. Elle compromet tout ce qu'elle touche en créant des
difficultés là où il n'y en a pas et en aggravant les difficultés qui exis-
tent, qui sont inévitables. Elle est dans ces incohérens témoignages qui
se succèdent devant cette commission d'enquête des quarante-quatre,
à laquelle des délégations ouvrières vont demander, comme remède
à leurs maux, la revision de la constitution ou la mise en surveil-
lance de la haute finance ; elle est dans cette grève qui attriste le
bassin d'Anzin, qui se prolonge depuis quelque temps déjà et qui
n'est qu'un épisode d'une crise plus vaste. Que ces problèmes du tra-
vail qu'on soulève souvent si légèrement, qui touchent à la puissance
de l'industrie aussi bien qu'aux intérêts de la masse laborieuse.
472 REVUE DES DEUX MONDES.
que ces problèmes soient des plus sérieux, qu'ils soient de plus
toujours délicats, toujours diffîdles à manier, cela n'est point certes
douteux. Ils sont difficiles, ils ne sont pas absolument insolubles tant
qu'ils restent dans leurs vraies limites. Évidemment si, dans cette
grève qui se poursuit à Anzin, il n'y avait que des questions d'in-
dustrie, de travail et de salaire, elles ne résisteraient pas à un
sérieux effort d'équité et de conciliation. On arriverait facilement à
s'entendre, d'autant plus que la vieille et grande compagnie s'est
toujours distinguée par sa sollicitude humaine et éclairée. Elle a pu
avoir autrefois de grands profits, elle n'en a plus aujourd'hui, et
tandis que ses bénéfices ont diminué, les salaires n'ont cessé de
s'élever par degrés. Elle n'a rien négligé pour venir f^n aide à
s°s ouvriers par des retraites, par des maisons qu'elle met à leur
disposition, par des écoles, par le chauffage gratuit, par les serours
de tonte sorte. Elle est la première intéressée à ne pas interrompre
ses travaux, comme les ouvriers sont intéressés, de leur coté, à ne pas
prolonger un chô>nage ruineux; mais il est bien clair que c'est la poli-
tique qui s'est mêlée de l'affairepour l'envenimer. C'est la politique qui
est dans cette grève, qui la prolonge par ses excitations. Et, avec tout
cela, à quoi arrive-t-on? Une grande industrie souffre, cela est bien
certain; les ouvriers souffrent aussi : le travail diminue et la concur-
rence étrangère seule profite d'une crise entretenue par les propa-
gandes socialistes.
Que le gouvernement lui-même comprenne le danger de ces agita-
tions qu'on provoque, aussi bien que des lois départi et des dépenses
démesurées qu'on lui impose, nous le voulons bien. Le malheur est
que le gouvernement n'ose pas toujours accepter franchement son rôle
et ses obligations jusqu'au bout. Il suit son système, il veut et il ne veut
pas. Qu'est-il arrivé, l'autre jour, à propos de cette dotation démesurée
des instituteurs, que M. Paul Bert voulait faire voter à l'aveugle, sans
plus de retard, par la chambre? M. le ministre des finances, M. le
président du conseil, ont résisté, ils ont eu raison ; mais, où était la
nécessité de se réfugier dans l'équivoque d'un simple ajournement,
de renvoyer la question au budget, comme si, au moment de la discus-
sion du budget, on devait avoir les ressources qu'on n'a pas aujour-
d'hui? Le ministre des travaux publics, M. Raynal, interpellé sur les
affaires d'Anzin, a parlé, nous en convenons, en politique correct et
mesuré. 11 a rétabli h vérité qu'on cherchait à obscurcir sur le droit
et le rôle de l'état, sur les rapports de la rompagnie et de ses ouvriers;
mais, à côté ou autour de M. le ministre des travaux oublies, d'autres
qui se disent les amis du gouvernement, les défenseurs privilégiés
de la république, n'encouragent-ils pas l'agitation ? Ces fédérations
universelles d'ouvriers qu'on vient de créer nar une loi définitive-
ment votée maintenant, ne sont-elles pas une excitation permanente?
REVUE. — CHRONIQDE. 473
On cherche souvent les causes des difTicultés, des malaises qui se
multiplient, et «-'ont on ne peut avoir raison. Ces causes, elles sont
dans une politique de parti qui remue tout sans prévoyance, sans
mesure, et dans les hésitations d'un gouvernement qui craint de se
montrer sensé et modéré; elles ne peuvent disparaître ou être atténuées
que le j^ur où l'on comprendra que l'avenir même des institutions
qu'on veut défendre e^t au prix de l'ordre dans les finances, de la
sagesse dans les lois, de la paix dans les consciences comme dans les
intérêts, — d'une politique, en un mot, faite pour rendre quelque con-
fiance à un pays trop longteiDps et trop cruellement éprouvé.
C'est donc un fait accompli en Europe. Lhistoire diplomatique
compte un chapitre ou une péripétie de plus, qui, selon les circon-
stances, s'appellera, si l'on veut, la reconstitution de l'alliance des
trois empereurs ou le rapprochement de l'Allemagne et de la Russie.
Tout avait été préparé depuis quelques mois avec un certain mystère,
dn moins avec beaucoup de discrétion. Aujourd'hui, le rapprochement
est fait, avéré et se dessine de toute façon. Il n'est pins attesté seu-
lement parles visites de M. de Giers aux résidenf^es princières où M. de
Bismarck médite ses coups de théâtre, par le déplacement du prince
Orlof envoyé en Allem?<gne pour représenter la politique nouvelle du
cabinet de Saint-Petersbourc Tout dernièrement, une mission à la tête
de laquelle était le grand-duc Mirhel, est allée avec quelque apparat à
Berlin pour porter les complimens du tsar au vieil empereur Guil-
laume, et cette mission a été reçue avec un éclat officiel mêlé de cor-
diîilité. On a rappelé, par la même occasion, le temps déjà lointain où
l'empereur Guillaume faisait ses premières armes ^ous les yeux de
l'empereur Alexandre V et recevait une décoration russe. Le général
Goufko, qui s'est distinf^ué il y a quelques mois par des discours guer-
riers dont on s'est ému en Alleniagne, est allé, lui aussi, à Berlin
comme pour faire oublier son langage de Varsovie et renouer l'ancienne
intimité militaire avec l'armée allemande. Ces jours passés enfin, à l'ou-
verture du parlement allemand, le message lu parle secrétaire d'état,
M. de Bœtticher, au nom du vieux souverain, a déclaré que les rela-
tions de l'empire avec l'extérieur étaient de nature à dissiper les
rumeurs alarmantes et les inquiétudes répandues pour faire douter
du caractère pacifique de la politique allemande; il a mentionné d'une
façon toute particulière « la consolidation de l'amitié traditionnelle qui
unit l'Allemagne, ses princes et les cours impériales voisines. » C'est donc
un fait constaté, enregistré : la réconciliation de la Russie et de l'Alle-
magne est accomplie. Ce qui n'est point du tout ériairci encore, c'est
le cnracière de cette évolution diplomatique. La question est toujours
de savoir ce qui a motivé le rapprochement, sous quelle forme précise
il s'est réalisé, quelles conséquences il aura, comment il se combine
avec l'alliance nouée depuis quelques années entre l'Allemagne et l'Au-
474 REVUE DES DEUX MONDES.
triche. Ici tout est controverse et contradiction. Les commentaires se
succèdent et se croisent au sujet d'un événement assez énigmatique
qui n'est point apprécié de la même manière à Berlin, à Saint-Péters-
bourg ou à Vienne, à Londres, à Paris ou à Rome, et qui, dans tous
les cas, peut avoir son influence sur l'ensemble des rapports européens.
Le rapprochement existe sans doute, il a son importance et son rôle
dans les affaires de l'Europe-, il a l'avantage de mettre fin pour le
moment à cette phase de « rumeurs alarmantes et d'inquiétudes, »
dont l'empereur Guillaume a parlé dans son dernier discours. On s'est
fatigué de part et d'autre de cet état prolongé de suspicion et d'anta-
gonisme qui laissait toujours cioire à un choc inévitable, à une guerre
prochaine, et de là ont dû naître les négociations qui ont conduit au
rapprochement, à la « consohdation de l'amitié traditionnelle. » Dans
quels termes s'est formulée, précisée cette alliance renaissante? On
s'est hâté de dire qu'un traité avait été signé et on s'est plu même à
énumérer les dispositions principales du traité qui réglerait les nou-
veaux rapports entre Berlin et Saint-Pétersbourg. L'imagination des
nouvellistes s'est mise un peu trop vite en campagne. Il n'y a vraisem-
blablement aucune convention écrite : on ne signe un traité que pour
un objet déterminé. Tout s'est nécessairement borné à des arrange-
ments confidentiels, à une entente verbale sur les points essentiels de
la politique du jour, et, à l'heure qu'il est, il n'est pas impossible de
pressentir ce qui a pu être admis entre les cabinets. Ces conditions
sont indiquées par la nature des choses. On s'est entendu certaine-
ment pour écarter des démonstrations militaires dangereuses ou inu-
tiles. On a dû s'entendre pour confirmer une fois de plus ce qui a été
fait par le congrès de Berlin, pour adoucir les antagonismes souvent
assez vifs en Orient. On s'est surtout retrouvé d'intelligence pour
défendre des intérêts conservateurs communs aux puissances monar-
chiques du continent.
Dans quelle mesure l'Autriche a-t-elle participé aux négociations
qui ont été le prélude de ce rapprochement? Jusqu'à quel point l'al-
liance renouée par le chancelier de Berlin avec la Russie se concilie-
t-elle avec l'alliance austro-germanique? C'est là sans contredit un
des élémens de la question. Il est certain qu'ici tout n'est pas clair,
que dans une partie du monde politique de Vienne et de Pesth, il y a
eu au premier moment une impression assez pénible. On a paru éprou-
ver un mécompte ou une crainte vague. Il est cependant difficile d'ad-
mettre que l'Autriche ait été laissée à l'écart des négociations, qu'elle
ne les ait pas connues, et tout semble indiquer que, dans la pensée des
cabinets, la rentrée de la Russie dans le concert des trois empires
p'exclut pas l'alliance austro-germanique. On assure qu'il en est ainsi;
c'est présumable, quoiqu'il ne soit pas impossible que M. de Bismarck
ait songé à sp servir de la Russie pour peser sur l'Autriche, pour l'ame-
REVLt. — CHUONÏQDiS. 4^5
ner à de nouveaux arrangemens plus conformes à ses vues. Se servir
de la Russie contre l'Autriche, de l'Autriclie contre ia Russie, et rester
entre les deux comme un régulateur souverain, c'est encuj d une con-
ception diplomatique devant laquelle ne reculerait pas sans doute le
tout-puissant chancelier. Faudrait-il voir enfin dans cette alliance plus
ou moins laborieusement renouée ou remaniée quelque intention
réservée, quelque dessein dont M. de Bismarck se promettrait de
révéler bientôt le secret? On dit que le chancelier de Berlin, tou^our^
préoccupé de la paix, n'aurait songé à se faire le médiateur de tous les
rapprochemens, de toutes les alliances, que pour arriver d'ici à peu à
une proposition de désarmement. Il formerait ainsi une grande ligue
de la paix à laquelle tout le monde serait invité à se rallier. Ce n'est
pas la première fois qu'on parle d'un désarmenient comme d'une
garantie souveraine pour la paix universelle. La difficulté est toujours
d'arriver à des combinaisons pratiques, de commencer, et M. de Bis-
marck, qui est un tout-puissant, un victorieux, a dans tous les cas à sa
disposition un moyen décisif, c'est de donner l'exemple en commen-
çant par diminuer l'année allemande.
On ne voit pas que ces armemens démesurés et ruineux qui pèsent
sur les natious contemporaines ne sont pas seulement une fantaisie,
comme on le croit, qu'ils ne sont qu'un symptôme, qu'ils tiennent à
un cfeitain état violent du monde, et, tant que l'Europe sera dans cet
état artificiellement violent, ce sera à qui refusera de désarmer le
premier. M. de Bismarck a certes, un immense pouvoir; il a déployé,
dans sa diplomatie, des merveilles de sagacité et d'habileté; il ne
désire même que la paix, si l'on veut, il n'a dans ses conceptions
d'autre objectif que la paix, nous l'admettons, — et à quoi cependant
est-il arrivé? Il a tout épuisé. Il a commencé par se faire une alliée
de la Russie, il a imaginé ensuite ce qu'on a appelé l'alliance des
trois empereurs; puis il s'est détourné de la Russie pour aller cher-
cher une alliée plus intime à Vienne. Aujourd'hui il revient à la Rus-
sie et à l'alliance des trois empires. Il multiplie les expédions, et,
avant que les événemens contre les(|uels il cherche à se prémunir
soient arrivés, il aura eu le temps de changer plus d'une fois encore.
Il ne réussit qu'à ottiir le speciacle de combinaisons éphémères parce
qu'il manque quelque chose au monde européen, — et, s'il y avait
dans notre pays un gouvernement aux intentions pacifiques, mais
ayant assez d'autorité , assez de prévoyance pour suivre une poli-
tique, il montrerait bientôt quel pourrait être le rôle de la France
dans l'intérêt même du la paix, qu'on prétend consolider sans elle,
peut-être contre elle. Un homme d'esprit, M. de Blowitz, qui a publié
récemment un livre de voyage piquant et instructif, une Course à
Comtantinople , a voulu, lui aussi, tracer son plan de diplomatie; il a
A76 REVUE DES DEUX MONDES,
écrit un chapitre d'une vivacité ingénieuse où il démontre que la
question de l'indéppndance européenne est toujours en Orient, à
Constantinople, que l'alliance de l'Angleterre et de la France peut
seule résoudre cette question, qui domine toutes les autres. Le jour oîi
cette alliance redeviendrait une réalité sérieuse, les combinaisons
artificielles qui disposent de l'Europe ne disparaîtraient pas entière-
ment et du premier coun sans doute, elles rentreraient du moins dans
leurs vraies limites et toutes les politiques reviendraient à leurs affi-
nités naturelles. L'Autriche comprendrait que ses intérêts sont avec la
France et l'Angleterre. L'Italie verrait qu'elle n'a rien à gagner aux
alliances absolutistes. Ce n'est là. peut-être, qu'un rêve aujourd'hui,
et ce n'est point, à coup si'ir, le rêve du chancelier de Berlin. M. de
Bismarck nous rappelle toujours Napoléon demandant, au commence-
ment de l'empire, à un Italien éminent, un projet d'organisation pour
la péninsule. L'Italien, tout naïvement, offrit un p'an qui constituait
une Italie indépendante, et comme Napoléon, impatienté, se récriait,
son interlocuteur lui demanda si ce qu'il voulait était l'organisation
de la suprématie française. « C'est cela 1 » reprit vivement l'empe-
reur. II en est un peu ainsi dti chancelier de Berlin avec ses combi-
naisons qui tendent toutes, plus ou moins, à assurer la prépondérance
allemande, — et voilà pourquoi, même en aimant un peu plus la paix
que Napoléon. M. de Bismarck ne peut réussir mieux que lui avec ses
alliances changeantes créées arbitrairement par l'artifice d'une volonté
impérieuse.
Les grandes affaires ne se font pas aisément, et les Anglais pour
leur part sont occupés aujourd'hui à résoudre de graves questions exté-
rieures et intérieures. Comment ils sortiront de ces affaires d'Egypte
où ils se sont engagés sans rien prévoir, sans avoir mesuré ce Qu'ils
allaient faire, ils ne le savent pas bien eux-mêmes. Pressé chaqtie
jour d'interpelbtions, de récriminations, harcelé de toutes parts, le
ministère est réduit à répéter sans cesse qu'il ne veut ni annexei* ni
occuoer indéfiniment l'Egypte, qu'il quittera la vallée du Nil aussitôt
que le pays sera pacifié. C'est la réponse invariable qui ne contente
personne, pas même peut-être ceux qui la font. Il est bien clair que,
pour le moment, tout dépend de l'action militaire, de la marche du
général Graham qui après (m premier avantage sur Osman-Disrma et
ses bandes de Bédouins, vient d'obtenir un nouveau succès dans un
combat d'hier. Le général Graham réussira sans nul doute à dégager
les abords de la Mer-Rnuge, à mettre hors d'atteinte Soiiakim et quel-
ques autres ports, en refoulant victorieusement les bandes du mahdi,
en rétablissant une certaine sûreié là où flottera le drapeau ane:lais.
Mallieureusement ce n'est pas tout de vaincre les premiers Bédouins .
qu'on rencontre; le succès définitif tient non-seuleuieut à la marche
REVUE. — CHRONIQUE. &77
du général Graham, mais à tout un ensemble d'opérations laborieuses,
difficiles, et l'Angleterre a toujours devant elle une œuvre politique
autant que militaire. Cette œuvre, aggravée peut-être d'avance par bien
des hésitations, le ministère anglais n'est sûrement p is près de l'avoir
accomplie, et taudis qu'il en est encore aux débuis de cette nouvelle
campagne, il poursuit d'un autre côté sans interruption le travail de
réformes intérieures qu'il a entrepris. La question de la réforme élec-
torale vient de faire son entrée dans là chambre des couimunes par
un projet ministériel et par un discours de M. Gladstone. Ce n'est
encore, il est vrai, qu'un projet partiel. Il ne s'agit aujourd'hui que
de l'extension du droit de suffrage; un nouveau bill modifiera ie sys-
tème des circonscriptions électorales. Telle qu'elle est, cette réforme
est assurément une œuvre hardie; elle ajoute deux millions d'électeurs
aux deux millions cinq cent mille qui existent déjà. Ce qu'il y a de
grave pour le ministère, c'est qu'il n'a pas seulement contre lui ses
adversaires naturels, les conservateurs, conduits par sir Stafford North-
coie; il a d'autres adversaires, des libéraux, M. Goschen lui-mêtne,
qui a déjà pris position contre le bill. La réforme triomphera-t-elle
définitivement ? La question peut être décisive pour l'avenir de l'An-
gleterre et de ses institutions.
GH. DE MAZADE.
MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE.
La première quinzaine de mars a vu se produire une hausse impor-
tante de presque tous les fonds d'état européens, accompagnée d'un
mouvement analogue sur la plupart des bonnes valeurs étrangères
et sur les actions de nos grandes compagnies de chemins de fer.
C'est un f.iit notoire aujourd'hui que les agissemens aventureux par
lesquels les finances de la France ont été amenées au point où nous
les voyons ont ébranlé la confiance dans la solidité de notre crédit
national et déterminé un courant d'émigration des capitaux français
vers les placemeus étraogeri. _^
478 REVUE DES DEUX MONDES.
La permanence du déficit et la perspective d'un impôt sur la rente
ont certainement enlevé à nos fonds publics une partie de leur ancienne
clientèle, qui s'est décid e à ro porter ses capitaux sur des fonds d'état
présentant à la fois des r ;ranties suffisantes et des probabilités de plus-
value. Les Fonds américains et les Consolidés anglais étant à des prix
trop élevés, on s'est rabattu sur les rentes de la Belgique et de la Hol-
lande, sur les deux k pour 100 de l'Autriche et de la Hongrie à inté-
rêt payable en or, sur le 5 pour 100 italien, tout à fait acclimaté chez
nous et encore assez au-dessous du pair pour laisser une marge impor-
tante à un mouvement de progression. Le calme dont jouit le royaume
italien sous l'administration sage et intelligente de M. Depretis, la
bonne situation des finances du pays, le succès de l'opération concer-
nant la reprise des paiemens en espèces, les grandes combinaisons
qui s'élaborent pour une refonte du système d'exploitation des voies
ferrées, telles sont les principales raisons qui ont accru la confiance
de l'épargne dans la Rente italienne et fait gagner à ce fonds en moins
de trois mois cinq ou six unités. En Espagne, le retour du parti conser-
vateur au pouvoir a produit un revirement subit dans les dispositions
de la spéculation à l'égard de la Rente espagnole. La crainte d'une révo-
lution avait peu à peu fait baisser l'Extérieure à 55 francs. La confiance
qu'inspirent les talens aussi bien que l'éuergie du nouveau chef de
cabinet à Madrid ont bouleversé tous les calculs des vendeurs à décou-
vert et déterminé des rachats qui ont effacé rapidement les traces de la
baisse et relevé le fonds presque à 62 francs.
Le rapprochement des cours de Berlin et de Saint-Pétersbourg, et
les déclarations pacifiques de l'empereur d'Allemagne dans son dis-
cours à l'ouverture du Reichstag ont donné une nouvelle impulsion à
ce relèvement général des fonds étrangers, en écartant définitivement
toute appréhension relative à l'éventualité d'une grande guerre euro-
péenne au printemps. La place de Berlin a paru enfiévrée de hausse,
les fonds russes et austro-hongrois ont immédiatement monté. Les
perspectives de paix profiteront même aux fonds des petits états, dont
les finances ne sont pas encore établies sur des bases bien solides. C'est
ainsi que la Roumanie voit s'élever lentement, mais continûment, le
taux de son crédit, que la Grèce fait de louables efforts pour inspirer
confiance aux capitaux étrangers, et que la Serbie se prépare elle-même
à demaader le concours des capitaux étrangers pour la création d une
dette serbe.
Les fonds ottomans n'ont eu jusqu'ici que peu de part à cet engoue-
ment des capitaux pour les valeurs étrangères, ils ont été cependant
bien tenus et le montant du coupon détaché sur les catégories diverses
de la dette turque se trouvera aisément regagné. L'Unifiée d'Egypte
s'est raffermie à mesure que semble s'accroître la probabilité de l'éta-
blissement définitif! du protectorat anglais sur l'Egypte.
REVUE. — CHRONIQUE. A79
Financièrement, la situation de l'Egypte ne peut paraître bonne,
puisque son budget succombe sous le poids des charges que lui impo-
sent et la déplorable administration des fonctionnaires anglais et
l'entretien des troupes anglaises. Mais la loi de liquidation a sauve-
gardé les intérêts des créanciers de l'Égypie en leur réservant le pro-
duit d'une catégorie déterminée de revenus. Or ce produit est plus que
suffisant pour satisfaire au service de la dette. L'Angleterre, il est vrai,
cherchera à obtenir une modification à la loi de liquidation. Elle ne
réussira qu'à la condition d'assumer formellement le protectorat et de
substituer, pour les créanciers, sa garantie directe à celle de l'Egypte.
La hausse générale des fonds étrangers pouvait difficilement laisser
notre marché tout à fait indifférent. Nos fonds publics se sont donc
associés au mouvemeni, avec une certaine timidité d'abord, puis un
peu plus nettement dans les derniers jours. La situation de la place
comportait une reprise. On avait baissé pendant tout le mois de février,
avant et après l'emprunt. L'amortissable, émis à 76.60, était tombé
à 76 francs. Il était à prévoir que les banquiers qui avaient pris la
plu§ grosse part a la souscription feraient tous leurs efforts pour
relever les cours aussitôt qu'une occasion favorable se présenterait.
La liquidation ayant été très facile et les capitaux s'étant prêtés à des
conditions excepiionnellement douces pour les reports, le marché de
nos fonds publics a commencé à se raffermir. L'argent étant abondant
à 2 et 2 1/2 pour 100, on en pouvait conclure que les vendeurs à
découvert avaient presque exclusivement servi de contre-partie aux
acheteurs désireux de se faire reporter. Les banquiers ont donc pensé
que le moment était venu de provoquer un courant de reprise. On
avait d'ailleurs, outre une situation de place se prêtant à cette tenta-
tive, deux événemens favorables à escompter, une victoire du cabinet
dans la question du traitement des instituteurs, et la prise certaine
de Bac-Ninh.
Pour enlever le vote de la chambre dans cette question des institu-
teurs, le cabinet s'était décidé à montrer la situation financière sous son
vrai jour, ce qui l'a fait apparaître peu brillante. En même temps, le
projet de loi pour le budget de 1885 a été déposé. Ce projet présente
les recettes et les dépenses en équilibre, à 200,000 francs près. Mais,
comme on le peut croire, cet équilibre est des plus instables. 11 n'a été
obtenu qu'au prix d'expédiens dont quelques-uns sont misérables. Les
chiffres du budget de 1884 ont été pris pour base; mais il a fallu aug-
menter les dépenses de 23 millions, tandis que les recettes présentaient
une moins-value de 35 millions : total 58 millions à trouver. M. Tirard
croit les avoir découverts dans des remaniemens apportés à la percep-
tion de certains impôts et destinés à prévenir la fraude. Il est fort à
craindre que les espérances fondées sur ces remaniemens ne soient
480 REVUE DES DEUX MONDES.
chimériques. En tout cas, le produit des contributions indirectes con-
tinue à rester inférieur aux évaluations budgétaires. La moins-value
est déjà de 11 millions pour les deux premiers mois de \SSk. On sait
quelles conséquences eût entraînées l'adoption des propositions rela-
tives à rélévation du traitement des instituteurs.
Si nous comparons les cours actuels de nos divers types de rentes
avec les cours du 1" mars, nous constatons une hausse de 1 franc sur
le k 1/2, de 0 fr. 70 sur le 3 pour 100 ancien, et de 0 fr. 45 à 0 fr. 55
sur les deux amortissables. Il est vrai que les cours du 1" mars
n'étaient guère plus élevés que les plus bas que la baisse eût fait
coter en février.
Un certain nombre de valeurs ont été également l'objet d'un retour
de faveur à la suite des fonds étrangers et des rentes françaises : la
Banque de Paris a monté de 837 à 870, cet établissement de crédit,
par ses relations et ses affaires en Italie et en Espagne, n'ayant qu'à
gagner à la prospérité des finances dans ces deux pays. Le Crédit fon-
cier s'est relevé de 12 fr. à 1,240. C'est sunout aux actions et aux
obligations des Chemins français qu'est allée cette partie de l'épargne
qui reste fidèle aux valeurs nationales. La hausse sur les actions du
Lyon, du Nord, du Midi et de l'Orléans a été d'une quinzaine de francs.
Les obligations sont constamment recherchées et se maintiennent à de
hauts prix, bien que les compagnies ne manquent pas de titres à
offrir.
A la suite d'une séance fertile en incidens, les actionnaires de la
Compagnie de Suez ont voté, à une majorité de 83 voix, les conclu-
sions du rapport de M. Ferdinand de Lesseps. La convention arrêtée
de concert avec les armateurs anglais a été ratiQée ; nous avions prévu
ce résultat et nous constatons que la contiance inspirée par M. de
Lesseps à ses actionnaires n'a pas été démentie dans une certaine
mesure. Nous espérons que les actions de Suez n'auront plus à sup-
porter une pareille crise.
Nous avons dit que la hausse des fonds étrangers avait profité à la
plupart des valeurs étrangères se négociant sur notre marché. La cote
constate en etîet, depuis le 1" mars, une hausse de 15 francs sur le
Crédit foncier d'Autriche et la Banque ottomane; de 18 francs sur le
Mobilier espagnol; de 6 francs sur les Chemins autrichiens; de 4 francs
sur les Lombards; de 12 francs sur le INord de l'Espagne; de 7 francs
sur le Saragosse. Le Gaz a monté de 40 francs; les Allumettes et les
Voitures de 12 francs. Le Panama s'est maintenu à 500 francs.
Le directeur-gérant : G. Buloz.
ÉTUDES DIPLOMATIQUES
LA PREMIERE LUTTE DE FREDERIC II ET DE MARIE-THERE!
D'APRÈS DES DOCUMENS NOUVEAUX.
L'AMBASSADE DE VOLTAIRE A BERLIN.
I.
La bataille de Dettiiigue et l'évacuation de la Bavière avaient eu
lieu presque simultanément dans les derniers jours du mois de juin,
au début de la saison d'été, la seule qui, dans les habitudes mili-
taires encore subsistantes, pût être utilement consacrée aux opé-
rations de guerre. Les alliés avaient ainsi devant eux le temps
nécessaire pour tirer profit de leur double victoire, et tout les invi-
tait à se mettre à l'œuvre pour le bien employer. Deux grandes
armées, l'une manœuvrant sur le Rhin, — celle que commandait
le roi d'Angleterre; — l'autre, celle qui, sous les ordres du prince
Charles de Lorraine, traversait à grandes marches et sans obstacle
la Bavière, pouvaient soit en se réunissant, soit en concertant leurs
(1) Voyez la Revue du 1"', du 15 janvier, du 15 février et da 1'^'' mars.
TOME LXII. •— 1" AVRIL 1884. 31
A82 REVUE DES DEUX MONDES.
mouvemens pour rentrer en France, le même jour, par deux points
difFérens, porter sur notre territoire la plus redoutable des attaques.
Effectivement on put d'abord croire que nos ennemis sentaient
leur force et ne tarderaient pas à en faire usage. Lord Stairs répé-
tait tout haut aux envoyés des petits souverains d'Allemagne, qui
venaient apporter leurs hommages au camp anglais, que son maître
allait fondre sur la France comme un foudre de guerre. Tel était
aussi le langage du Hongrois Mentzel, qui commandait l'avanl-
garde du prince Charles, composée presque exclusivement de
Hongrois et de Pandours, dont l'aspect farouche terrifiait les popu-
lations. Ce chef de bandes, qui ressemblait plus à un brigand
qu'à un soldat, vociférait dans des ordres du jour incendiaires que
l'Alsace et la Lorraine étant les biens propres de sa maîtresse; qui-
conque, dans ces deux provinces, ne ferait pas de bonne grâce sa
soumission serait livré au feu et au pillage. C'est pour répondre à
cette double menace que Noailles, repassant le Rhin, vint se placer
aux environs de Landau, le long de la Queiche, prêt à faire tête à
l'armée anglaise si elle apparaissait sur la frontière du Nord, tandis
que le maréchal de Coigny, placé sous ses ordres pour commander
l'armée qu'avait ramenée le maréchal de Broglie et aidé du comte
de Saxe, restait en armes entre Strasbourg et Colmar, surveillant
tous les mouvemens du prince Charles.
A la surprise générale des spectateurs (sentiment que l'historien
ne peut s'empêcher de partager), tout cet éclat, un moment si
bruyant, s'apaisa subitement. Au lieu de marcher en vainqueurs
sur la France, le roi George vint s'enfermer dans Worms, d'où il ne
bougea de tout l'été; le prince Charles, à la vérité, fit son appari-
tion attendue sur les bords supérieurs du Rhin et tenta à plusieurs
reprises de franchir le fleuve, mais avec tant d'hésitation et tant de
mollesse que le maréchal de Coigny, tout vieux et assez inerte qu'il
était, n'eut besoin que de peu d'efforts pour l'en empêcher. La
plus heureuse de ces tentatives ne réussit qu'à faire passer dans
l'île de Rheinau, au-dessus de Colmar, de huit à dix mille hommes
qui en furent débusqués peu de jours après, et on en était encore
là aux premiers jours d'octobre, quand des pluies précoces four-
nirent au prince un prétexte pour reprendre avant le temps ordi-
naire ses quartiers d'hiver. Tout le résultat de la campagne se
borna ainsi à la soumission des forts d'Égra et d'Ingolstadt, les
deux seuls points que les Français occupassent encore en Alle-
magne et qui, bien que très faiblement défendus, ne se rendirent
qu'à de bonnes conditions.
Cette inaction prolongée des Allemands prêta à des commen-
taires de toute espèce dont, dans le camp français, on ne se faisait
ÉTUDES DIPIOMATIQUES. hSZ
pas faute de se divertip. « Le roi d'Angleterre, écrivait Maurice de
Saxe à son frère le roi de Pologne, partit hier avant raidi sans prendre
congé de moi. Quoique cela ne soit pas poli, j'en suis bien aise,
car il m'a causé quelque insomnie avec sa grande vilaine armée.
Dieu le conduise, lui donns bon voyage et bon vent pour revoir
l'Angleterre! Il est apparent que M. le prince Charles s'en ir; vers
le lac de Constance. II fera bien, car, sans cela, nous pou] i'ions
bien le galoper pour peu qu'il tardât à s'en aller. » Les soldats ne
plaisantaient pas de moins bon cœur que le chef. Ainsi, on rap'^orte
que les sentinelles qui montaient la garde la nuit sur les borc-^ du
Rhin avaient fait de leiir cri de veille accoutumé un petit dis'ique
ainsi conçu :
Prenez garde à vous !
Le prince Charles est soûl.
Et, dans les cabarets, on chantait à gorge déployée :
Charles dit avec audace,
Guidé par le dieu du vin,
Qa'il veut passer en Alsace,
Pour y vendanger soudain.
Ses projets sont inutiles,
Nos bords sont trop difficile?,
Il boira de Peau du Rhin,
Il boira, il boira,
De l'eau du Rhin.
11 n'était pas surprenant que les soldats français revenus sur le
sol natal eussent repris leur entrain et leur gaîté ordinaires. Aprèsi
un si long séjour au milieu de populations hostiles, ils jouissaient
de se retrouver entourés de compatriotes qu'animait comme eux
la haine contre l'étranger, et des paysans de la généreuse pro-
vince d'Alsace, qui les aidaient spontanément à défendre la fron-
tière depuis lîuningue jusqu'à Strasbourg. Leur joie était donc bien
naturelle; mais ce qui l'est moins, c'est que le prince Charles,
averti de leurs plaisanteries, en fit faire ses plaintes au commandant
français et que les rapports étaient devenus si faciles entre géné-
raux qui se faisaient si peu de mal que Coigny promit d'y mettre
ordre et tint parole (1).
Au demeurant, cette sorte de trêve amicale succédant à une
(1) Ces couplets et cette anecdote se trouvent dans une correspondance du temps,
que son possesseur, M. de Trudert, a bien voulu mettre à ma disposition. (Maurice
de Saxe, par Vitzthum, p. 473.)
484 REVUE DES DEUX MONDES,
mêlée sanglante et à des menaces formidables, s'établit à peu près
d'un commun accord, sur toute la ligne des deux armées. Si je ne
craignais d'allonger ce récit par des digressions inutiles, j'en donne-
rais quelques preuves ; ce serait une occasion de faire comprendre
aux lecteurs de nos jours (qui peut-être en seraient surpris) ce que
pouvait être, dans le feu même de la guerre, la courtoisie des rap-
ports mutuels entre des chefs d'armée, toujours pris alors, quelle
que fût leur patrie, dans l'élite de la société polie.
Voici, par exemple, l'échange de correspondances que je ren-
contre exactement à cette date entre Noailles et Carteret; c'est
Noailles qui commence en priant le ministre anglais de s'acquitter
de je ne sais quelle commission envers un prisonnier français : « II
y a longtemps, dit-il, si je ne me trompe, que j'ai eu l'honneur de
voir Votre Excellence en France, et je ne me serais pas douté que
notre correspondance dût commencer à l'armée. Je ne puis cepen-
dant pas dire que Votre Excellence ne me soit pas beaucoup plus
connue par la réputation de son esprit et de ses talens qu'elle ne
me l'est personnellement, avec cette différence que je souhaiterais,
pour ma propre satisfaction et le plaisir que j'y trouverais, à con-
naître par moi-même ce que je ne connais encore que par les
autres. Il faut espérer que des temps plus tranquilles m'en fourni-
ront l'occasion. En attendant, monsieur, je vous prie de considérer
que, lorsque j'aurai l'honneur de vous écrire, c'est un militaire qui
le fait, qui ne connaît d'autre façon de traiter que celles qui sont
conformes au métier, qui sont ouvertes, franches, généreuses ; qui
ne cherche point à surprendre et qui voudrait fort n'être pas sur-
pris; de qui vous n'aurez jamais de mauvaises difficultés à essuyer
et qui se flatte de trouver en vous la réciproque. »
Carteret répond : « C'est par milord Stairs, je crois, que j'ai eu
l'honneur d'être introduit chez Votre Excellence à Paris, je ne dirai
pas il y a combien d'années. Votre Excellence était alors à la tête
du ministère et moi trop jeune et trop inconsidérahle pour pré-
tendre à son souvenir. Mais je ne pourrais oublier le gracieux accueil
que vous avez bien voulu me faire dans le haut rang où vous vous
trouviez déjà; c'est par un pur hasard et un jeu de fortune que je
me trouve à l'heure qu'il est engagé avec Votre Excellence dans
une correspondance purement militaire... Tout ce que vous vou-
drez bien m'adresser sera immédiatement mis devant le roi et je
vous feiai parvenir la réponse dès que je serai autorisé à le faire.
Votre Excellence reconnaîtra toujours en moi une manière ouverte,
franche, exempte de tous préjugés nationaux, au-dessus de la
moindre démarche contraire à la bonne foi, à la candeur dont j'ai
toujours usé envers amis et ennemis... Je supplie Votre Excellence
ÉTDDES DIPLOMATIQUES. 485
de croire que ce sont mes véritables sentimens et que je serai tou-
jours avec une très grande vénération... »
Qu'on me laisse citer encore (et ce sera tout) quelques phrases
du même maréchal de Noailles adressées à un autre général autri-
chien, Khevenhûller, à propos du sujet plus délicat des violences
exercées par le Hongrois Mentzel : «... S'il est survenu entre nous
quelques difficultés, lui dit-il, c'est qu'on a cru, de ce côté, avoir à
se plaindre de la manière dont font la guerre quelques-unes de vos
troupes, qui ont des noms connus en Europe et qui véritablement
ne sont point de toutes les nations de cette partie du monde celles
qui se piquent le plus de faire la guerre avec noblesse et généro-
sité. Je ne parlerai pas, par exemple, à Votre Excellence de l'indé-
cence des écrits qui ont été répandus par le colonel Mentzel et qui
étaient plutôt dans le style d'un incendiaire que dans celui d'un
homme de guerre. Je pense et je suis persuadé que Votre Excel-
lence est du sentiment qu'il convient toujours mieux à tous égards,
avec tout le monde, de faire la guerre noblement et généreusement.
Je suis aussi persuadé que, dans toutes les affaires de votre com-
pétence et de la mienne, nous rechercherons de part et d'autre, avec
la même vérité et la même droiture, à éloigner toutes les difiicul.-
tés... J'adresse ceci au gouvernement de Fribourg pour vous le faire
tenir dans la région que vous habiterez, car, quoique assez curieux
sur les choses qui peuvent avoir rapport à la sphère où je me
trouve, je ne dépense rien en espions pour les choses qui n'en sont
pas, et je n'ai actuellement d'autre intérêt de savoir où est Votre
Excellence que celui que je prendrai toujours à !a conservation
d'une personne que j'honore, que j'estirne et que je respecte, et
j'en dirais davantage dans des circonstances plus tranquilles (1). »
Quelle que pût être cependant la gracieuseté de ces procédés
réciproques, comme ces gens de si bonne compagnie n'en avaient
pas moins montré qu'ils étaient capables de s'aborder moins poli-
ment sur les champs de bataille, ce ne pouvait être là la cause qui
refroidit subitement leur humeur belliqueuse. Les raisons de ce
changement d'attitude sont nombreuses, et, au fond, ce sont
celles-là n'ême qui paralysent habituellement l'action de toutes les
coalitions, celles dont l'alliance franco-prussienne avait eu à souffrir
et dont les Anglo-Autrichiens subissaient à leur tour la fâcheuse
influence.
(1) Noailles à Cartcret. — Carteret à Noaillos, 10 septembre. — Noailles à Kheven-
htiller, 16 octobre 1742. (Correspondances de divers généraux étrangers. — Allemagne.
— Ministère des affaires étrangères.) — Voltaire a été frappé de ces rapports courtois
établis entre les généraux ennemis, à cette époque, et en fait l'objet d'une remarque
dans le Siècle de Louis XV*
486 REVUE DES DEUX MONDES.
C'était, en premier lieu, comme toujours, la différence des tem-
péramens et les rivalités d'intérêts des généraux. Pour commen«
cer, le roi George, tout étonné de se trouver un héros (bonne for-
tune à laquelle il ne s'était jamais attendu), mais encore très ému
des périls personnels qu'il avait courus, n'était nullement pressé de
s'aventurer une seconde fois dans ce jeu où il avait vu serrer de
si près sa lourde personne royale. Il repoussa presque sans le dis-
cuter le plan de marche immédiate et de vive agression que Stairs
lui soumit dès le lendemain de Dettingue. Stairs, doit le caractère
était très irritable et qui se savait d'ailleurs mal vu dans l'entou-
rage du roi, ne put cacher son mécontentement. De vives alterca-
tions s'ensuivirent entre lui et les courtisans, qu'il accusait de
lâcheté, et pendant plusieurs jours le camp anglais offrit, dit un
témoin oculaire, l'aspect d'une république où personne n'obéissait
et où chacun disait tout haut son sentiment. Enfin Stairs, dans un
dernier mouvement de colère, offrit une démission que ses enne-
mis (Garteret était da nombre) furent très empressés d'accepter.
La timidité n'était pas d'ailleurs le seul défaut de George; il y
joignait aussi l'avarice, défaut encore accru chez lui par la jalousie
avec laquelle le parlement surveillait l'emploi des subsides accordés
aux armées continentales. Quand les princes allemands qui venaient
lui rendre hommage parlèrent des dégâts que leur avaient causés
les réquisitions supportées par leurs sujets et murmurèrent quel-
ques mots de dédommagement, le roi leur coupa la parole en leur
disant que c'était le moins qu'ils pussent faire que de défrayer de
tout leur libérateur, et qu'il verrait à les indemniser en raison de
la conduite qu'ils tiendraient à son égard. Après cette déclaration,
personne ne se soucia plus de faire un pas en avant (1).
Chose singulière, celui de tous qui le pressa le moins d'agir, ce
fut le prince Charles, ou du moins son envoyé, le généra^ Brown,
qui était venu de sa part au quartier-général anglais pour arrêter le
plan de la campagne d'été. Le prince sentait que, s'il liait trop
étroitement sa partie avec l'armée anglaise, ce serait George qui,
en vertu de sa qualité royale, devrait prendre le commandement
suprême, et il n'avait nul goût à se mettre sous les ordres d'un chef
dont lestalens, pas plus que le courage, ne lui inspiraient la moindre
confiance. Il fut. servi à souhait par la démission de Stairs; mais
alors, se trouvant isolé, il craignit d'avoir sur les bras les deux
armées de Noailles et de Goigny réunies, et n'opéra qu'avec des pré-
cautions qui expliquent comment son action fut si peu efficace (2),
(1) Frédéric, Histoire de mon temps, chap. viii.
(2) D'Arneth, t. ir, p. 264, 267.
ÉTUDES DIPLOMATIQUES.. 487
La démission de Stairs eut encore pour conséquence de laisser le
miuistre Carterct maître dans le conseil du roi d'Angleterre, et, avec
lui, le goût dt s solutions diplomatiques reprit le dessus sur le parti
des coups de force et de la politique à outrance. Ce fut ce que l'un
des généraux autrichiens appelait une manière philosophe de faire
Ja guerre qui ne servirait qu'à rendre la campagne infructueuse. En
conséquence, deux négociations furent immédiatement rouvertes,
l'une et l'autre très épineuses et dont les lenteurs servirent de rai-
son ou de prétexte pour motiver le retard des opéraiions militaires.
Ce fut d'abord la reprise d'une tentative déjà tant de fois faite et
souvent si près d'aboutir, afin de décider l'empereur à une volte-face
qui, moyennant un salaire modeste, l'aurait fait passer dans !e camp
de ses ennemis de la veille. Il semblait que, dans l'état d'exaspéra-
tion et de détresse auquel ce malheureux prince était réduit, il ne
devait pas être malaisé de le déterminer à ce changement de front.
Rancune et misère, tout paraissait l'y porter, et l'opération eût été
facile, en effet, si seulement Marie-Thérèse eût maintenu les con-
ditions déjà si sévères qu'elle exigeait avant la victoire, ou si le
cabinet anglais l'eût obligée à s'en contenter. Mais le succès
enivrait tout le monde, et l'Àrigleterre, hier encore si accommo-
dante, devenait a[.rès son triomphe presque plus exigeante que
son alliée. Ce n'était pas, à la vérité, la faute personnelle de George,
qui, ne connaissant pas d'intérêt plus cher ni plus pres&ant que de
pacifier l'Allemagne pour protéger le Hanovre, se montrait toujours
assez traitable ; mais il avait affaire, chez lui, à un parlement ombra-
geux et sur ses gardes, qui, se méfiant justement de cette fai-
blesse, ne voulait pas que le sang anglais eût coulé à Dettingue
uniquement pour sauver les possessions particulières de la maison
de Brunswick. Vienne et Londres se mirent ainsi d'accord pour
offrir ou plutôt pour imposer à Charles Vil des conditions telles
qu'une abdication immédiate eût été cent fois préférable : on ne lui
promettait en effet de lui rendre son patrimoine électoral qu'à la
condition de laisser aux Autrichiens toutes les places fortes en otage
jusqu'à ce qu'une diète solennelle, convoquée par lui-même, eût
déclaré sur sa demande la guerre à la France au nom de l'empire
et assuré la succession impériale à l'époux de Marie-Thérèse,
Sous l'empire de cette effroyable pression, Charles se débattait,
comme un condamné subissant la question ordinaire et extraordi-
naire. Il eût peut-être sacrifié soit l'honneur, soit l'intérêt; mais
tous deux ensemble, en vérité, c'était trop : a Ce ne sont pas les
renonciations qu'on me demande, disait-il au ministre de France,
qui m'arrêtent : je n'ai plus rien à perdre, mais (mettant la main sur
son cœur) c'est ceci qui me retient : je suis le parent et l'allié du roi,
488 RE7DE DES DEUX MONDES.
et je ne puis digérer certaines conditions. Et cependant, ajoutait-il,
comment faire quand on y est réduit en même temps par l'ennemi
et par l'ami? »
Averti de ce scrupule, Noailles ne manquait aucune occasion de
lui en faire, au nom de Louis XV, de chaleureux complimens en y
joignant, sous forme de quelques millions de subsides, des moyens
plus substantiels pour l'engager à y persévérer : car depuis qu'il
s'était approché de l'Allemagne, Noailles comprenait mieux que l'on
ne faisait peut-être à Paris l'intérêt de conserver ce fantôme d'em-
pereur « comme une idole, disait-il, à présenter à l'empire afin de
l'empêcher de se livrer aveuglément aux vues des Anglais et des
Autrichiens (1). »
Mais, parallèlement à cette négociation, une autre était poursui-
vie qui tenait bien plus au cœur du cabinet anglais et dont il fai-
sait, en réalité, dépendre la continuation de son intervention en
faveur de Marie-Thérèse : celle-là avait pour but de convertir en
une alliance définitive la transaction précaire et bizarre qui réu-
nissait sous un même drapeau, en Italie, l'armée autrichienne et
l'armée du roi de Sardaigne. J'ai dit en quoi consistait cet arran-
gement peut-être sans exemple dans les annales diplomatiques. Sans
renoncer à ses prétentions personnelles sur la Lomburdie, Charles-
Emmanuel avait consenti à en ajourner la discussion et à unir, en
attendant, ses forces à celles de Marie-Thérèse pour éloigner un
ennemi commun (l'infant d'Espagne don Philippe), représentant
de la puissance et de l'ambition de la maison de Bourbon en Italie.
Leurs armées réunies avaient été heureuses, car, à la suite d'une
bataille livrée en avant de Bologne, à Gampo-Santo, le général
espagnol Gagés avait été forcé de se retirer au-delà de Rimini. Le
Milanais était délivré : c'était ce résultat qu'il s'agissait de confirmer
et d'étendre en convertissant une coalition temporaire et purement
défensive en une amitié solide fondée sur des concessions réci-
proques.
Mais c'était là justement le pas que Gharles-Emmanuel hésitait à
franchir, ou, du moins, qu'il ne voulait faire qu'à bon escient,
et en calculant jusqu'aux moindres sou et denier ce qu'il aurait à y
gagner. A vrai dire, s'il avait voulu et si ses troupes eussent tiré parti
de leur victoire, la retraite des Espagnols eût été changée aisément
en une déroute ; mais il n'avait eu garde de pousser ce succès assez
loin pour que Marie-Thérèse, n'ayant plus rien à craindre, n'eût
(l) Correspondance de Bavière, ]m\\et et août, passim. — Blondel à Amelot, 7 août
1743. — Lautrec à Amelot, 11 août 1743. — Chambrier au roi de Prusse, 23 août
1743. — (Ministère des affaires étrangères. — Rousset, t. i. Introduction, p. lxxvi.)
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. hSO
plus besoin de le ménager, ou pour que les Espagnols, n'ayant plus
rien à espérer, n'eussent plus d'intérêt à lui rien offrir. Écraser un
des adversaires eût été le moyen de ne plus rien obtenir d'aucun des
deux. Rien ne lui convenait mieux au contraire que sa situation
d'allié conditionnel et provisoire de l'Autriche. Il y trouvait l'avan-
tage de faire manœuvrer librement des soldats sur les deux rives du
Pô, puis, une fois le Milanais évacué, et sa parole ainsi dégagée, il
pouvait, sans manquer à la foi jurée, ouvrir de nouveau l'oreille aux
propositions qui ne pouvaient manquer de lui venir du côté des Pyré-
nées et des Alpes. Tenir la balance entre les parties adverses qui
se disputent la prépondérance soit en Italie, soit en Europe, et pas-
ser incessamment de l'une à l'autre, c'était et c'est même resté jus-
qu'à nos jours la tradition héréditaire de la maison de Savoie; mais,
celte fois, on avait perfectionné la vieille pratique, et c'était une
trouvaille , en vérité , que de pouvoir jouer le double jeu à ciel
ouvert sans même être accusé de duplicité. Aussi rien n'a jamais
autant ressemblé à un bureau de commissaire-prif eur mettant une
propriété aux enchères que le palais de Charles-Emmanuel pen-
dant cet été de 17/i3, et surtout le cabinet de son ministre, le rusé
Savoyard marquis d'Orméa.
A peine, en effet, l'échec de Campo-Santo eut-il appris aux Espa-
gnols qu'ils étaient hors d'état de faire leurs affaires à eux seuls
dans la Haute-Italie, que le cabinet français, qui n'avait jamais
renoncé i^u'à regret à l'alliance savoyarde, persuada à celui de
Madrid de rentrer en pourparlers à Turin. Il s'agissait de savoir
si la crainte d'avoir trop avancé le si^ccès d'une des parties ne ren-
drait pas Emmanuel disposé à rétablir l'équilibre en se portant du
côté de l'autre. Ce n'eût pas été le compte de l'Angleterre, beaucoup
plus soucieuse au fond (je l'ai déjà dit) de poursuivre la maison de
Bourbon en Italie qu'en Allemagne et sur la Méditerranée que sur
le Rhin.
De là deux ordres de propositions : les unes portées par les
agens français , les autres émanées des agens anglais et dans les-
quelles les provinces lombardes, objet de la convoitise héréditaire
de la maison de Sardaigne, étaient, en quelque sorte, découpées en
des sens différens, suivant l'intérêt de chacun des postulans qui, les
uns et les autres, rivalisaient ainsi auprès d'Emmanuel d'avances
et de séductions. La France, au nom de l'Espagne, traçait une ligne
de démarcation dans le sens de la longueur, abandonnant à la Sar-
daigne la rive gauche du Pô jusqu'à Mantoue, c'est-à-dire, en réa-
lité, le Milanais tout entier, à condition que sur la rive droite les
duchés de Parme et de Plaisance, et la Toscane même au besoin,
deviendraient l'apanage de l'infant Philippe. L'Angleterre, au con-
traire, au nom de l'Autriche, ne détachait en faveur de Charles-
4@0 REVUE DES DEUX MONDES.
Emmanuel qu'une ligne très étroite du Milanais et de la rivière de
Gènes , mais lui livrait toutes les provinces centrales de l'Italie, à
la condition d'en exclure absolument les Espagnols.
D'Orméa recevait publiquement ces offres diverses, en pesait les
inconvéniens et les avantages et les discutait même sur la carte et
sans aucun mystère avec chacun des prétendans. Ceux-ci répon-
daient en vantant leur marchandise aux dépens de celle de leur
concurrent. — « Pourquoi donc, lui disait un jour, par exemple, l'am-
bassadeur de France, le marquis de Senneterre, préférpz-vous une
petite partie du Milanais acquise par le moyen de l'Angleterre au
Milanais tout entier par le moyen de la France? — En voici la rai-
son, répondit d'Orméa : nous croyons que cette partie vaut mieux
sans un prince de Bourbon en Italie que la totalité avec l'infant à
nos côtés ; l'infant a des narens trop puissans. — Mais, au moins,
reprit l'ambassadeur, vous n'avez pas, comme on le dit, accepté de
l'argent des Anglais? — Pardonnez -moi, répliqua le ministre avec
un sang-froid imperturbable : deux cent mille livres, mais sans aucun
engagement de notre part ; » et, tirant son carnet de sa poche, il lui
laissa lire cette note : « Deux cent mille livres envoyées par l'Angle-
terre, qui ne seront pas restituées si la Sardaigne s'engage envers
la reine de Hongrie, mais le seront dans le cas contraire. » D'autres
fois, par bravade ou par calcul, il se plaisait à exprimer tout haut
ses hésitations. Ainsi , Senneterre lui ayant rerais une lettre du
ministre Amelot, qui détaillait tous les avantages des propositions
françaises, il la lut, la commenta paragraphe par paragraphe; puis
il se leva, et malgré sa sciatique (cette sciatique lui servait souvent
à éviter les visites importunes), il se promena dans son cabinet en
parlant tour à tour français et piémontais, tantôt haut, tantôt bas,
a de façon, dit Senneterre, que je ne pouvais rien comprendre. » —
« Eh bien ! lui dis-je, quelle réponse voulez-vous que je fasse au
Poi? — Vous m'y voyez rêver,., je ne vous dissimule pas mon
embarras... Je ne veux fermer la porte ni à Vienne ni à Madrid...
Tenez, je ne vous engage pas à venir souvent chez moi, parce que
les ministres de Vienne et de Londres ne manqueraient pas d'en-
voyer des courriers à leur cour pour les presser d'en finir, et si je
veux avoir de meilleures conditions d'eux, je n'ai qu'à vous revoir
deux fois de suite (1). »
Mais ce qui n'est pas moins curieux que ce marchandage diplo-
matique fait ainsi en public, c'est que, tandis que les ministres de
France et d'Angleterre s'escrimaient à l'envi à Turin, le texte des
propositions qu'ils voulaient faire admettre n'était complètement
(1) Senneterre à Amelot, 23 mars 1743. (Correspondance de Turin. — Ministère des
affaires étrangères.)
ÉTUDES DIPLOMATIQUE&. 491
accepté ni à Vienne ni à Madrid : ni la France n'avait plein pou-
voir de Philippe pour traiter en son nom, ni le cabinet anglais n'était
autorisé à se porter fort pour Marie-Thérèse. Chacun des augustes
cliens murmurait, grondait, protestait contre toutes les concessions
que son avocat voulait faire en son nom ; et des deux parts (coïnci-
dence encore plus étrange), ces protestations avaient le caradère
passionné et peu réfléchi de la colère féminine. La partie carrée
était ainsi complète : à Madrid, c'était Elisabeth Farnèse, qui, à
chaque lambeau qu'on lui demandait de céder des possessions
qu'elle convoitait pour son fils bien-aimé, s'écriait qu'elle était
trahie, abandonnée, sacrifiée par Louis XV, qui d'ailleurs, disait-
elle, avait toujours détesté son oncle ; à Vienne, c'était Marie-Thé-
rèse, plus obstinée que jamais à ne pas lâcher un pouce de plus de
son patrimoine que le traité de Breslau ne lui en avait enlevé. L'ir-
ritation des deux parts, presque égale en violence, se ressentait
pourtant de la différence de caractère des deux princesses. Chez
Elisabeth, c'était un emportement dont l'expresîion était souvent
vulgaire, parce que le mobile n'était que l'anjbition de s'approprier
le bien d'autrui et n'avait en soi rien de noble ni d'élevé; chez
Marie-Thérèse, c'était toujours la confiance hautaine du droit qui
se défend. C'étaient des éclats d'éloquence, parfois mêlés de gémis-
semens, de larmes, en un mot, cette attitude de victime dont elle
avait gardé l'habitude depuis ses premières épreuves et qui n'était
plus justifiée depuis que la victoire lui avait fait changer de rôle.
Telle était pourtant la ressemblance des situations qu'elle triom-
phait à certains momens de la diversité des natures et que souvent
les mêmes argumens se retrouvaient sur les lèvres des deux reines
« Si on m'abandonne, s'écriait Elisabeth, nous irons traiter avec
l'Angleterre; après tout, le roi d'Espagne est libre de traiter avec
qui il veut. » — « J'aimerais mieux traiter avec la France, disait
Marie-Thérèse à Robinson, qui la pressait trop vivement de consen-
tir à la cession de Parme et de Plaisance ; — elle ne me deman-
derait rien et m'aiderait peut-être à recouvrer ce que j'ai perdu. »
— A cette iésistance prolongée et qui semblait inflexible l'Angle-
terre n'avait qu'un moyen à opposer, c'était de retarder ou de ralen-
tir son action en Allemagne tant qu'elle n'aurait pas obtenu ce qu'elle
demandait en Italie, et ce calcul, très \isible dans teintes les dépê-
ches anglaises de cette époque, explique mieux que toute autre
cause la stagnation étrange des opérations militaires pendant toutO'
une saison (1).
(1) Correspondance d'Espagne, 1743, passim. (Ministère dea affaires étrangères.) —
D'Arneth, t. ii, p. 280, 2.S8. — Correspondance de Vienne, juillet, août 1743, passim.
492 REVUE DES DEUX MONDES.
; Dans'le cours de ces transactions si nombreuses, qui se croisè-
rent ainsi en tous sens pendant cet été de 17/13, on s'étonnera sans
doute de ne plus voir reparaître le nom de Frédéric. Avait-il donc
cessé de se regarder lui-même et d'être, au fond, regardé par tout
le monde comme l'arbitre véritable de la situation? Cessait-on, à
Londres comme à Paris, d'appeler son intervention? En aucune
manière; sa pensée était toujours présente à tous les esprits et
tous les regards étaient encore tournés vers lui avec un mélange
de crainte et d'espérance. Seulement une telle incertitude planait
sur les véritables senti mens de Frédéric, de telles contradictions
régnaient dans ses discours et sa parole inspirait si peu de con-
fiance, que personne n'osait plus l'interroger. Jamais même cette
incobérence de langage, suite de la perplexité de son esprit, n'avait
plus étonné ses auditeurs et rendu la conversation avec lui plus
difficile que depuis qu'il avait appris l'issue douteuse de la journée
de Dettingue, si tristement commentée par la retraite de l'armée
de Bavière. Ce résultat, contraire à toutes ses prévisions, paraissait
le jeter dans un véritable égarement. Au premier moment, ce
n'étaient dans sa bouche qu'invectives et épigrammes contre les
généraux français : « Ne me parlez plus des Français, s'écriait-il, je
ne veux plus entendre nommer leur nom; je ne veux plus qu'on
me parle de leurs troupes et de leurs généraux. Voyez où j'en
serais si je m'étais embarqué avec ces gens-là. On sera habile si
on m'y rattrape ! » Mais, peu de jours après, craignant évidemment
de faire lui-même la partie trop belle à la reine de Hongrie et à ses
alliés : « Yoilà bien du bruit pour peu de choje, reprenait-il, et bien
des gens tués inutilement. Cette victoire tant criée du roi d'Angle-
terre se réduit au seul champ de bataille qu'il a maintenu, et
perte égale des deux côtés. » Puis venaient des plaisanteries impi-
toyables sur l'attitude gauche et la bravoure douteuse du roi
George, et l'indiscipline des troupes anglaises : « Vos gens vont
mourir de faim, disait-il à Hyndford; ils ne vivent que de pil-
lage. » Et comme l'envoyé anglais assurait que le roi d'Angleterre
avait déjà ramené son armée sur les bords du Rhin , où elle ne
manquait de rien : « M. de Mayence, dit-il, sera un habile homme
s'il peut avoir des tables servies pour tant de convives , mais la
nappe pourra lui coûter cher. » — a Et au même moment, ajoute
Hyndford, il se tourna du côté de M. de Valori et lui dit cent imper-
tinences sur le maréchal de Broglie, puis se retira dans une chambre
(Record Office.) — Presque toutes les dépêches de cette date sort relatives aux affaires
d'Italie et font connaître les efforts réitérés et longtemps impuissans des Anglais pour
obtenir des concessions de Marie-Thérèse.
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. A93
voisine avec cet ambassadeur, qui lui remit un papier dont, autant que
j'ai pu le voir de la chambre où j'étais resté, il n'eut pas l'air d'être
mécontent. » Enfin, un peu plus tard, nouveau changement d'al-
titude. « Je ne suis pour rien dans tout ceci, disait-il à un ministre
étranger, j'aime à voir ces gens-là se battre, et il m'est bien égal
qui l'emporte. »
A travers ces hésitations qui, réelles ou calculées, n'en avaient
pas moins l'eiTet de dépister tout effort fait pour pénétrer ses des-
seins, une seule chose était certaine, c'est qu'il remettait ostensi-
blement son armée sur le pied de guerre et réparait toutes ses for-
teresses, tant sur les frontières de Bohême que dans le voisinage du
Rhin, de manière à les préserver de toute surprise. Évidemment il
voyait le moment venir où il dev it reparaître sur la scène, s'il ne
voulait pas que le drame se dénouât sans son concours. Mais quel
rôle prendrait-il et à quelle heure?.. Se remettrait-il avec les vain-
cus pour les aider à se relever ou avec les vainqueurs pour partager
le butin ? C'est ce qu'il ne savait pas encore lui-même ou ne voulait
pas laisser savoir. En attendant, Valori et Hyndford, aussi las que
dégoûtés d'être si souvent trompés et de ne recevoir que des rebuf-
fades, ne faisaient plus que se communiquer mutuellement leurs
répugnances, et leurs dépêches, qu'on dirait copiées les unes sur les
autres, envoyaient, à Versailles comme à Londres, ce refrain uni-
forme : « N'espérez jamais rien obtenir de cet homme-ci, quoi qu'il
vous dise; il n'agira que le jour où il saura bien certainement de
quel côté est la force ou bien où il se sentira menacé dans son
intérêt personnel (1). »
II.
A défaut cependant des ministres ordinaires de la diplomatie
régulière qui donnaient ainsi la démission de leur métier, un ambas-
sadeur vraiment extraordinaire se rencontra pour tenter^ encore
l'aventure. Celui-là ne fut autre que Voltaire, qui, s'étant déjà
employé une fois dans une mission officieuse de ce genre sans
beaucoup de succès, n'aurait pas dû être bien tenté de revenir à la
charge. Gomment il se laissa engager de nouveau dans une seconde
entreprise, qui ne devait pas mieux réussir que la première, et
comment il s'en acquitta, c'est une histoire qui vaut la peine d'être
contée avec quelque détail, car c'est peut-être l'un des plus curieux
(1) Valori à Amelot, 18 juin, 16 juillet 1743. {Correspondance de Prusse. — Ministère
des affaires étrangères.) — H} udford à Carteret, G, 16 juillet, 15 août 1743. (Record
Office.) — Frédéric au comte de Rotteabourg, 3, 13 juillet 1743. {Pol. Corr.^ t. ii,
p. 381, 385.)
h9k REVUE DES DEUX MONDES.
incidens de la vie de cet homme illustre aussi bien que de son
royal ami.
Je n'ai pas besoin de rappeler au lecteur l'accueil si peu patrio-
tique que le poète français avait fait à la paix perfide par laquelle
Frédéric nous avait faussé compagnie au jour du malheur, la
lettre de félicitation qu'il n'avait pas craint d'adresser à ce sujet
à Berlin, puis la publicité inattendue que cette épître reçut, enfin
l'indignation générale qui s'ensuivit. Pour préserver Yollaire de
mesures de rigueur qui n'auraient été que trop bien méritées, il ne
fallut pas moins, on l'a vu, que des désaveux répétés de sa part,
auxquels le ministère voulut bien faire semblant d'ajouter foi. Une
telle conduite avait fait sans doute beaucoup de toit à sa réputation
d'honnête homme et de bon citoyen; elle n'avait rien pu enlever
pourtant ni à la renommée du grand écrivain, ni à l'admiration du
public pour son génie. Bientôt même le désir de ménager Frédéric
devint si général parmi les politiques qu'il en rejoillit quelque chose
sur celui qui pouvait se vanter d'être son i.mi. Lui-même alors, au
lieu de continuer à se défendre et à rougir d'une amitié qu'on
n'osait plus lui reprocher, trouva, au contraire, quelque avantage à
l'étaler sans mystère et à s'en vanter en toute occasion. C'était
comme une haute protection qu'il invoquait pour se préserver des
dangers que pouvaient lui faire courir l'audace croissante et sou-
vent l'inconvenance de ses écrits. « Vous devriez avenir charitable-
ment Vohaire, disait (au récit du chroniqueur Eaibier) une dame
de qualiîé à un homme de marque, de ne pas parler si souvent du
roi de Prusse et des liens intimes qu'il a avec ce monarque. Malgré
son crédit, il pourrait donner de l'inquiétude au ministère; on a
plus de prétextes qu'il n'en faut pour le chagriner, et il me semble
qu'il devrait être plus sage qu'un autre. — Vous êtes dans l'erreur,
madame, reprit l'homme de marque. Yoltaire sait qu'il ne tient à
rien ici, qu'il a le parlement à dos, et profite de la circonstance des
affaires. On a besoin du roi de Prusse et on a garde de le cliagri-
iier, et de l'humeur singulière dont est ce prince, il se formalise-
rait sûrement, si on faisait un mauvais parti à ce poète. Aussi Vol-
taire ne demande pas mieux qu'on le croie bien avec ce prince, et
je suis persuadé qu'il ne néglige rien pour accréditer cette opinion.
D'ailleurs on peut se servir de lui pour traiter avec le roi de Prusse.
En voilà plus qu'il n'en faut pour mettre cet homme à l'abri des
dangers que vous imaginiez qu'il courait (1). »
Fut-ce cette confiance dans l'appui d'une si haute amitié qui sug-
géra à Voltaire une idée assurément très singulière, celle de pré-
/ urnal de Barbier, t. vni, p. 262.
ETUDES DIPLOMATIQUES. 595
tendre à la succession du cardinal de Fleury pour le fauteuil que
la mort de ce ministre laissait vacant à l'Académie française ? Que
Voltaire, à près de cinquante ans, après OEdipe, Brutus, Zalre^ et
tant d'autres triomphes, n'eût point encore fait son entrée à l'Aca-
démie, c'est ce que notre génération aura peine à croire, et ce dont
l'Académie n'a point à se vanter. « S'il n'en est pas, qui est-ce qui
en est donc? » disait un petit souverain d'Allemagne, et chacun de
nous est prêt à faire la même réflexion. Mais qu'après avoir attendu
si longtemps pour se mettre en avant (sans doute parce qu'il con-
naissait la nature des obstacles qu'il devait rencontrer) il ait choisi
pour les braver le jour où il aurait à prendre la place d'un prince
de l'église, c'est de quoi il y a lieu aussi d'être surpris. L'éloge
du cardinal de Fleury, au point de vue religieux présentait déjà
plus d'une difficulté; mais dans la bouche de l'auteur des Lettres
philosophiques, c'eût été une étrangeté touchant à l'inconvenance.
Le roi, pourtant, dit-on, désirant entendre bien parler de son
ancien maître, avait paru donner son agrément à une candidature
si mal appropriée à la circonstance; mais il fut bientôt averti du
scandale par les réclamations de tout le parti religieux, encore très
puissant à la cour, et représenté à l'Académie même par l'arche-
vêque de Sens, Lenglet, auteur d'une Vie de Marie Alacoque et
par le théatin Boyer, évêque démissionnaire de Mirepoix. Ce der-
nier venait, en outre, d'être chargé de présenter à la signature
royale toutes les nominations aux dignités ecclésiastiques et, à ce
titre, il se croyait investi d'un droit de contrôle à l'égard de toutes
les fonctions qui pouvaient exercer une action sur l'état des mœurs
et de l'esprit publics, et l'Académie au premier chef lui paraissait
de ce nombre.
A la vérité, aux scrupules qu'on faisait naître dans la conscience
du roi, Voltaire pouvait se flatter d'opposer l'attrait du charme qui
touchait son cœur, car par l'intermédiaire d'un ami commun le
duc de Richelieu, il s'était assuré du concours très empressé de
M'"^ de La Tournelîe. Mais cette alliance elle-même n'était pas sans
inconvénient, car elle avait déterminé sur-le-champ l'hostilité décla-
rée du ministre Mauropas, toujours mal vu de sa cousine, et qui
trouvait l'occasion favorable pour la contrarier. Maurepas, le plus
léger, le plus frivole des ministres qui aient jamais pris part au
gouvernement d'un état, avait dans son département les rapports
avec les théâtres et les gens de lettres, et tout en continuant à com-
poser pour son compte et à collectionner des chansons obscènes
il n'en prit pas moins parti avec éclat pour la religion et la morale
outragées.
A toutes ces oppositions combinées Voltaire fit tête avec toutes
A96 RETUE DES DEUX MONDES.
les ressources que pouvait lui fournir la prodigieuse variété de son
esprit, servie par une souplesse de conscience au moins égale. Le
plus loyal, le plus légitime de ses moyens de défense, celui qui,
en bonne justice, aurait dû vaincre toutes les résistances, ce fut
l'immense succès qu'il sut obtenir pour sa pièce de Mêrope, repré-
sentée pour la première fois le 21 février de cette année. Jamais
triomphe dramatique ne fut plus complet, et le mérite en fut d'au-
tant plus grand que la pièce, réellement belle, était d'une sévérité
très rare au théâtre, puisque le mot même d'amour n'y était pas
prononcé. Le nom de l'auteur fut salué par des cris d'une admira-
tion frénétique : « On m'est venu prendre, écrit Voltaire lui-même,
dans une cache oii je m'étais tapi, et on m'a mené de force dans la
loge de la maréchale de Villars, où était sa belle-fille. Le parterre
était fou : il cria à la duchesse de Villars de me baiser, et il a fait
tant de bruit qu'elle a dû en passer par là. J'ai été baisé publi-
quement, comme Alain Ghartier par Marguerite d'Ecosse, mais il
dormait, et moi j'étais fort éveillé (1) ».
Quelque austère pourtant que fût une pièce de théâtre, ce n'était
pas là un titre qui suffît pour désa^-mer l'opposition des Boyer et
des Lenglet. Voltaire, qui ne s'y trompait pas, prit son parti, sans
hésiter, de leur envoyer à l'un et à l'autre une profession de foi
franchement et même dévotement catholique : u 11 y a longtemps,
monseigneur, écrivait-il à Boyer, que je suis persécuté par la calom-
nie et que je la pardonne. Je sais que, depuis Socrate jusqu'à Des-
cartes, tous ceux qui ont eu un peu de succès ont eu à combattre
les fureurs de l'envie. Quand on n'a pas attaqué leurs ouvrages ou
leurs mœurs, on s'est vengé en attaquant leur religion. Grâce au
ciel, la mienne m'apprend à savoir souffrir. Le Dieu qui l'a fondée
fut, dès qu'il daigna être homme, le plus persécuté de tous les
hommes. A()rès un tel exemple, c'est presque un crime de se
plaindre. Gorrigeons nos fautes et soumettons-nous à la tribulation
comme à la mort... Je puis dire devant Dieu qui m'écoute que je
suis bon citoyen et vrai catholique, et je le dis uniquement parce
que je l'ai toujours été dans le cœur... Mes ennemis me reprochent
je ne sais quelles Lettres philosophiques; j'ai écrit plusieurs lettres
à mes amis, mais jamais je ne les ai intitulées de ce titre fastueux :
celles qu'on a imprimées sous mon nom ne sont pas de moi; j'ai
des preuves qui le démontrent. »
Et à Lenglet : « J'ai écrit contre le fanatisme, qui, dans la société,
répand tant d'amertume, et qui, dans l'état politique, amène tant
de troubles, mais plus je suis ennemi de cet esprit de faction, d'en-
(1) Desnoiresterres.
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. A97
thousiasme, de rébellion, plus je suis l'adorateur d'une religion
dont la morale fait du genre humain une famille et dont la pra-
tique est établie sur l'indulgence et les bienfaits. Comment ne l'ai-
merais-je pas, moi qui l'ai toujours célébrée?.. Vous dans qui elle
est si aimable, vous suffiriez à me la rendre chère... Elle nous sou-
tient dans le malheur, dans l'oppression, dans l'abandonnement
qui le suit, et c'est peut-être la seule consolation que je doive
implorer, après trente années de tribulations et de calomnies qui
ont été le fruit de trente ans de travaux... J'avoue que ce n'est pas
ce respect véritable pour la religion chrétienne qui m'inspire de
ne faire jamais aucun ouvrage contre la pudeur ; il faut l'attribuer
à l'éloignement naturel que j'ai eu, dès mon enfance, pour ces sot-
tises faciles, pour ces indécences ornées de rimes qui plaisent, par
le sujet, à une jeunesse effrénée. » Notez que la Pucelle était com-
posée depuis dix ans et circulait assez publiquement, bien que sous
le manteau, entre les mains des amateurs (1).
Avec Maurepas, qui était homme d'esprit, et faiseur comme lui
de petits vers, Voltaire voulait essayer ce que pourrait le charme de
sa conversation sur un confrère en poésie légère. Il l'alla voir et,
après un entretien où il déploya toutes ses grâces en le comblant
de complimens : « Parlons franchement, lui diî-il; vous êtes
brouillé avec AP® de La Tournelle que le roi aime, et avec le duc
de Richelieu qui la gouverne. Mais quel rapport y a-t-il entre cette
brouillerie et une pauvre place à l'Académie française? C'est une
affaire entre M'"' de La Tournelle et l'évêquede Mirepoix. Si M'"^ de
La Tournelle l'em'porte, vous y opposerez- vous? » Maurepas. jusque-là
de bonne humeur, se recueillit un moment, puis d'un air sérieux :
« Oui, dit -il, et je vous écraserai. » En sortant. Voltaire tout déconfit
et très irrité, jura, dit-on, assez haut, qu'il saurait bien venir à bout
de la prêlraille, puisqu'il avait pour lui les appas de la favorite. »
(J'avertis le lecteur que le mot d'appas est ici substitué à un autre
beaucoup plus précis que l'écrivain, tout à l'heure si pudique,
n'avait pas craint d'employer et qui ne pourrait être imprimé en
toutes lettres.) La liberté du propos, dont M""^ de La Tournelle eut
connaissance, au lieu de la blesser, la fit sourire. Elle fit venir Vol-
taire, et le reçut à sa toilette, ce qui était assez l'usage des dames du
temps, mais ce qui lui permettait de se montrer dans le costume le
plus approprié pour faire apprécier le genre d'avantages sur lesquels
Voltaire comptait pour sa candidature. « Eh bien ! monsieur de Vol-
(1) Voltaire à Boyer, mars 17i3. {Correspondance générale.) — L'autre lettre de la
même date ne porte pas de suscription; mais tous les éditeurs de Voltaire ont pensé
qu'elle était adressée à l'archevêque de Sens, et une lettre de Frédéric qu'on trouvera
plus loin confirme cette opinion.
TOMB LXII. — 1884. 32
Û98 REVUE DES DEUX MONDES.
taire, lui dit-elle, vous parlez de mes appas : qu'en feriez-vous si
vous en étiez le maître? — Madame, dit Voltaire en se jetant à ses
pieds, je les adorerais (I). »
Mais Voltaire était loin de compte s'il ignorait que le roi était
d'autant plus empressé à rendre des hommages extérieurs à la
religion qu'il mattait dans sa conduite personnelle moins de scru-
pule à en observer les préceptes. Il n'eut garde d'entrer en lutte,
pour un sujet qui touchait si peu son indifférence, avec des hommes
qu'il respectait et de qui il avait beaucoup à se faire pardoimer. Si
les gens religieux, d'ailleurs, furent peu touchés des pieuses cour-
bettes de Voltaire, le public en fut à la fois diverti et dégoûté, et
on eut moins de peine qu'on en eût peut-être éprouvé, sans cette
fausse manœuvre, à trouver un candidat à lui opposer. A la vérité,
plusieurs à qui on avait songé, l'archevêque de Narbonne entre
autres, se refusèrent à une concurrence qui avait sou côté ridi-
cule et, Voltaire se flatta même un instant qu'il allait prendre la
place par famine. Mais en ce genre, quand on cherche, on trouve
toujours, et jamais la crainte de faire trop mauvaise figure n'a
empêché un sot ou un intrigant de prétendre à une place vacante.
Dans le cas présent, celui qui se sacrifia fut l'abbé de Luynes,
frère du duc et, par là même, très bien en cour. Le jour de l'élec-
tion, pas une voix ne lui manqua, et on l'aurait même reçu d'emblée,
dans la séance si, avec une modestie digne d'éloges, mais peut-
être un peu tardive, le nouvel élu n'avait demandé le temps de
préparer son discours, le sujet qu'il avait à traiter étant d'une trop
grande étendue pour ne pas mériter beaucoup de réflexions (2).
L'irritation de Voltaire, comme on le pense bien, fut portée au
comble et se traduisit, ainsi que c'était son ordinaire, par un déluge
d'épigrammes, en vers, en prose, par écrit ou en conversation,
plus mordantes les mies que les autres, et chacune d'elles contenant
une plaisanterie qui emportait la pièce. La meilleure, sans contredit,
fut celle qui, dénaturant la signature connue de Boyer {l'anc,
évcque de Mirepoix), faisait de lui, par un sobriquet qui lui resta
toute sa vie, Mne évêque de Mirepoîx. Naturellement, toutes ces
facéties étaient expédiées par chaque courrier à Frédéric, très
curieux de tout ce qui faisait rire à Paris et aussi de tout ce qui lui
(1) Voltaire, 3/emoires. — Journal de Barbier, t. viii, p. 370. — Le récit de Voltaire
a fait l'objet de beaucoup de contestations ; Maurepas notamment s'est toujours
défendu de lui avoir fait la réponse brutale qui lui est prêtée et qui effectivement
n'est pas conforme au caractère connu de ce ministre. Il est à remarquer que Voltaire
appelle toujours dans ce passage M'"" de La Tournelb, la duchesse do Cliàteauroux,
titre qu'elle ne porta qu<3 quelques mois plus tard.
(2) Mémoires du duc de Luynes, t. iv, p. -152.
ÉTLDES DIPLOMATIQUES. 499
permettait de rire aux drpens des Parisiens. Voltaire, d'ailleurs,
veillait habituellement à ne le laisser en ce genre chômer de rien ;
seulement, cette fois, les envois de Voltaire ne furent pas complets,
car il eut soin de n'y pas comprendre les lettres édifiantes qu'il
avait écrites, avant le combat, aux représentans de l'église à l'Aca-
démie, pour les fléchir. Mais Frédéric, qui avait plus d'un collec-
tionneur à son service, les avait eues de première main, et en
répondant à Voltaire soi-disant pour le consoler de son échec, il ne
manqua pas, suivant son habitude charitable, de lui retourner le
poignard dans la plaie. Dans des vers moins mal tournés que ne
l'étaient d'ordinaire ses essais de poésie française, il le raillait sans
pitié de ses accès subits de dévotion.
Depuis quand (disait-il), Voltaire,
Êtes-vous donc dégénéré?
Chez un philosophe éclairé
Quoi ! la grâce efficace opère !
Par âlirepoix endoctriné
Et tout aspergé d'eau i-énite,
Abattu u'un jpùne obstiné,
Allez-vous devenir ermite?
Je vois Newton du haut des cieux,
Se disputant avec saint Pierre,
Auquel en partage des deux
Pourrait enfin tomber Voltaire.
Mais quel objet me frappe, ô dieux!
Quoi! de douleur tout éplorée,
Jo vois la triste Chàtelet :
« Iléias ! mon perfide me troque.
Dit-elle, il me plante là, net,
Podr qui? Pour Marie Alacoque! «
« C'est ce que je présume du moins, fsjoutait-il, par la lettre qiic
vous avez écrite à i'évêque de Sens... Les Midas mitres tiiompheni
donc des Voltaire et des grands hommes ! Je crois que la France est
le seul pays où les ânes et les sots fassent à présent fortune. » En
terminant cependant, pour adoucir la plaisanterie par un témoignage
de confiance, il lui envoyait l'avant- propos de son Histoire de la
campagne de Silésie, à laquelle il travaillait déjà dans ses momens
perdus. Ce n'était qu'une première ébauche, et il y exposait avec
une crudité naïve (lort adoucie dans les textes suivans) les motifs
d'ambition et de pure convoitise qui l'avaient déterminé à se jeter
sans droit sur le patrimoine de Marie-Thérèse.
On conçoit à la rigueur que Voltaire avait trop d'affaires à Paris et
500 REVDE DES DEUX MONDES.
trop besoin de trouver appui à Berlin pour ne pas prendre ces
cruelles consolations en bonne part. On peut admettre aussi que la
communication confidentielle d'un document tout à fait intime était
de la part d'un souverain une faveur dont il fallait le remercier.
Mais était-il nécessaire pourtant de pousser la reconnaissance jus-
qu'à se montrer plus indulgent pour le spoliateur de Marie-Thérèse
que ce moraliste si peu délicat ne l'était pour lui-même, jusqu'à
se mettre en peine de tranquilliser sa conscience sur des scrupules
qui ne la troublaient guère ; en un mot, jusqu'à prendre devant
lui le rôle du renard de La Fontaine devam le lion, et à l'assurer
qu'en mettant la main sur la Silésie, il lui avait fait en la croquant
beaucoup d'honneur ?
C'est pourtant à ce raffinement d'adulation que Voltaire ne crai-
gnit pas de descendre dans sa réponse aux complimens aigres-doux
de son protecteur. « Je vous avouerai, lui dit-il, grand roi, avec une
franchise impertinente, que je trouve que vous vous sacrifiez un peu
dans cette belle préface de vos Mémoires. Pardon, ou plutôt point
de pardon : vous laissez trop entrevoir que vous avez négligé l'es-
prit de morale pour l'esprit de conquête. Qu'avez-vous donc à vous
reprocher? N'aviez- vous pas des droits réels sur la Silésie, au moins
sur la plus grande partie? Le déni de justice ne vous autorisait-il
pas assez? Je n'en dirai pas davantage : mais sur tous les articles,
je trouve que Votre Majesté est trop bonne, et qu'elle est bien jus-
tifiée de jour en jour. » Suivait naturellement une invective contre
Boyer, sur lequel il avait soin pourtant de concentrer prudemment
toute sa colère. « Le choix que Sa Majesté a fait de cet homme,
disait-il, est le seul qui ait affligé la nation : tous les autres ministres
sont aimés, le roi l'est : il s'applique, il travaille, il est juste, il aime
de tout son cœur la plus aimable femme du monde. Il n'y a que
le Mirepoix qui obscurcisse la sérénité du ciel de Versailles et de
Paris,., il répand un nuage bien sombre sur les belles-lettres. Il est
vrai (ajoutait-il, arrivant au point tout à fait délicat) que ce n'est
pas lui qui a fait Marie Alacoque; mais, sire, il n'est pas vrai que
j'aie écrit à l'auteur de Marie Alacoque la lettre qu'on s'est plu à
faire courir sous mon nom. Je n'en ai écrit qu'une à l'évêque de
Mirepoix, dans laquelle je me suis plaint à lui très vivement et très
inutilement des calomnies de ses délateurs et de ses espions... Je
ne fléchis pas le genou devant Baal. »
La réplique n'eût pas été difficile à Frédéric, qui avait toutes les
pièces en main, s'il lui eût convenu de pousser plus loin la plaisan-
terie; mais il y avait longtemps qu'il n'avait plus rien à apprendre
sur la valeur des désaveux de Voltaire, pas plus que sur la sincérité
de ses complimens. Satisfait de s'être diverti au point de le piquer
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 501
jusqu'au sang, il pansa lui-même la blessure, en portant tout haut
ce jugement qui fit fortune et courut Paris : « La France est un
singulier pays : elle n'a qu'un bon général, c'est Belle-Isle; qu'un
bon ministre, c'est Ghauvelin; qu'un grand poète, c'est Voltaire :
elle va trouver moyen de se priver de tous les trois (1). »
Effectivement, Frédéric voyait juste, et le séjour de la France ne
devait plus êire longtemps possible à Voltaire. Avec son intempé-
rance de langue plus déchaînée que jamais, sa bile en mouvement,
son exaspération croissante contre toutes les autorités ecclésiasti-
ques, il allait droit à s'attirer une lettre de cachet de la secrétai-
rerie d'étal, ou un ajournement personnel du parlement. « 11 tonne
contre nous, » écrivait-il lui-même à Frédéric. Ses meilleurs amis
lui conseillèrent de laisser passer l'orage, et de s'éloigner spontané-
ment pour quelque temps ; mais quels furent ceux qui imaginèrent
que cet exil volontaire portant tuus les caractères d'une disgrâce
pourrait cependant être mis à profit, pour utiliser, dans l'intérêt
de l'éiat, les services de Voltaire et le rapprocher lui-même du
pouvoir ministériel qu'il avait intérêt à ménager ? Oii attribue géné-
ralement cette ingénieuse pensée au duc de Richelieu, et je serais
porté à croire qu'on a raison, bien qu'une lettre de M'"° de Tencin
à ce seigneur fasse plutôt supposer qu'il ne connut le projet qu'au
moment de son exécution. Quoi qu'il en soit, le plan fut celui-ci, qui
fait honneur à l'inventeur, qu( 1 qu'il puisse être.
Du moment où Voltaire quittait la France pour éviter la persécu-
tion, Berlin, où ou l'attendait pour le fêter, était le lieu où il devait
naturellement porter ses pas. Quand Frédéric le verrait arriver
mécontent, parlant mal du roi et des ministres, on pouvait espérer
que lui-même ne se gênerait pas pour en parler aussi à son aise et
découvrir le fond de son cœur. Voltaire n'aurait alors qu'à ouvrir
l'oreille et même à poser avec art quelques questions pour démêler
quel était le secret de ces intentions redoutables et mystérieuses
qui tenaient toute l'Europe en peine. S'il consentait ensuite à faire
connaître à Versailles par quelque canal souterrain le résultat de son
enquête, la France saurait enfin si elle devait renoncer définitive-
ment, ou si elle pouvait prétendre encore rallier à sa cause ce puissant
et perfide auxiliaire. Tel fut l'artifice que M""* de La Tournelle fut
chargée de proposer à Louis XV, et ce prince montrant, ce jour-là,
pour la première fois, ce goût pour les négociations secrètes et pour
la diplomatie occulte qui fut (comme je l'ai raconté dans d'autres
écrits) un des traits les plus singuliers de son caractère, y entra sans
difficulté. Le ministre des affaires étrangères Ainelot, d'Argenson,
(1) Voltaire à Frédéric, juin 1743. {Correspondance générale.)
502 REVUE DES DEOX MONDES.
ministre de la guerre, et Maurepas, qui était heureux en se récon-
ciliant avec Voltaire d'échapper au feu de ses ép igramiia.es, furent
seuls mis dans la confidence.
Avec quel empressement Voltaire adopta la pensée de transformer
son e^èil en mission confideDtielle, c'est ce que devineront sans peine
ceux qui savent combien les hommes de lettres, même les plus
illustres, fatigués d'être traités de rêveuis et de vivre de spécula-
tion, sont souvent pressés de descendre des hauteurs sereines de la
pensée pour se mêler au théâtre agité et subalterne de la \ie active.
Notre siècle a vu plus d'un exemple de ce genre d'impatience qui
n'a pas toujours été justifiée, et Voltaire, s'il eût vécu de nos jours,
n'eût point fait exception. Il se croyait d'ailleurs sincèrement très
propre à traiter d'affaires avec les princes et les gens en puissance,
l'art qu'il savait mettre dans son langage lui faisant illusion sur ce
qui lui manquait en fait d'adresse et de sagacité véritables. Aussi,
dans son contentement, il ne s'arrêta pas à regarder trop près de
quelle nature était la tâche qu'on voulait lui confier et hi elle ne
tenait pas de l'espion plus que de l'ambassadeur, 11 ne prit pas le
temps de remarquer qu'en le chargeant de sonder, sous un faux pré-
texte, les intentions du roi de Prusse, — c'est-à-dire de lui soutirer
sa confiance pour en abuser, — on ne le chargeait pourtant, dans le
cas où il trouverait ces intentions favorables, d'aucune proposition
à lui soumettre et d'aucun pourparler à engager : il ne demanda
pas de lettres de créance et pas même d'instructions.
Deux choses cependant apportèrent quelque retard à cet empres-
sement : d'abord, le désespoir de sa savante amie. M" ° du Châlelet,
qui, même pour quelques semaines, ne pouvait se décider à se
séparer du compagnon de sa vie intime comme de ses travaux, et
d'un amant qui était en même temps son collaborateur en mathé-
matiques. Elle craîgnait toujours, d'ailleurs, qu'une fois en sûreté
auprès d'un roi qui le comblait de caresses, l'infidèle ne fût pas
pressé de lui revenir et ne trouvât sur son chen)ia quelque motif
d'oubli ou de consolation. Voltaire avait bien dit à Frédéric en lui
annonçant sa venue : « M"'® du Ghâtelet ne pourra m'en empêcher,
je quitterai Minerve pour ipollon. » Quand Minerve fut avertie, elle
fit éclater tant de colère, suivie d'un tel déluge de larmes que tout
Paris le sut et s'en divertit. « Elle a pleuré toute la journée, dit
Barbier, d'être obligée de quitter son Adonis. » Pour la calmer, il
fallut l'initier elle-même à la confidence et lui promettre surtout
qu'aucune correspondance ne passerait que par ses iiaaius (1).
Le règlement des frais de voyage et des honoraires ne fut pas
[ (1) Barbier, t. viii, p. 301-309. — Voltaire, Mémoires.
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 503
non plus sans difficulté. Cette fois, comme ce n'était pas Frédéric
qui prenait l'initiative de l'invitation, il n'y avait pas moyen de
compter sur lui pour les déboursés, et d'ailleurs Voltaire savait par
expérience que Frédéric n'était ni large ni accommodant sur ce cha-
pitre. « Je reçus, dit-il, dans ses Mémoires^ l'argent que je voulus
sur mes reçus de M. de Montmartel. » Mais il n'ajoute pas qu'il
demanda et qu'il obtint, après quelque négociation, un supplément
de viatique sous une autre forme. Ce fut un marché de fouruitures
pour les armées en campagne, accordé à ses cousins MM. Marchand
père et fils, et dans lequel il fut, chacun le. savair, largement inté-
ressé. Ces négociais avaient déjà l'entreprise des fourrages, mais
ils prétendaient qu'ils y perdaient et demandaient en dédommage-
ment qu'on leur accordât aussi celle des subsistances et des babille-
mens, « Nous perdons considérablement, écrivait Yoliaire à d'Ar-
genson, à nourrir nos chevaux : voyez si vous avez la bonté de nous
indemniser en nous faisant vêtir nos hommes... Je vous demande
en grâce de surseoir à l'adjudication jusqu'à la semaine prochaine...
Marchand père et fils ne songent qu'à vêtir et à alimenter les défen-
seurs de la France (1). »
Ces délais et ces pourparlers à la veille d'un voyage dont la cause
transpirait toujours plus ou moins n'étaient pas sans inconvénient :
car un mécontent cherchant à se venger d'une injustice, ou un
fugitif pressé de se préserver d'un péril, n'aurait pas fait tant de
façons pour se mettre en route. Aussi le bruit que les sévérités du
ministre et les ressentimens de Voltaire n'étaient que des feintes qui
cachaient sous jeu une aflaire secrète commença-t-il à se répandre
avant même que tous les préparatifs du départ, dont tout le monde
parlait, fussent terminés. « Ne faites mine de rien savoir, au moins
par moi, écrivait au duc de Richelieu M"'^ de Tencin (qui venait elle-
même de faire semblant d'apprendre en confidence de M""" du Châ-
telet ce qu'elle savait déjà par la rumeur publique), car M^^ du Châ-
telet est persuadée que Voltaire serait perdu si le secret échappait
par sa faute... Ce secret est à peu près celui de la comédie. Amelot
a ti'ès habUement écrit à Voltaire des lettres contresignées; le secré-
taire de Voltaire l'a dit, et le bruit s'en est répandu jusque dans les
cafés. Il est pourtant vrai que la chose ne peut réussir que par une
conduite toute coniraire et que le roi de Prusse, bien loin de prendre
confiance dans Voltaire, sera, au contraire, très in'ité contre lui s'il
découvre qu'on le trompe et que ce prétendu exilé est un espion
qui sonde son cœur et abuse de sa confiance... Pour mon frère
ajoute la chanoinesse, on ne lui en a rien dit ; il est vrai que lors-
qu'il en a parlé, sur la publicité, on ne lui a pas nié... Maurepas
(1) Voltaire à d'Argcnsan, 8, 15 juillet i:4>. [Ccrrespondance générale.)
504 REVUE DES DEUX MONDES.
lui a dit : « Ce n'est pas pour négocier, comme bien vous pensez. »
Vous voyez par là le cas que ces messieurs font de Voltaire, et la
récompense qu'il peut en attendre (1). »
La comédie était ainsi percée à jour avant même qu'on eût
commencé la représentation. Il devint nécessaire d'y rendre quelque
vraisemblance au moyen d'un supplément d'artifice : on résolut
donc de donner à Voltaire un nouveau grief, bien formel cette
fois, et bien public, le touchant en apparence au point le plus
sensible, qui lui permît de jeter avec ostentation feu et flamme
et d'être cru sur parole partout où il irait porter l'expression de
son mécontentement. L'occasion ne fut pas difficile à trouver,
car avec l'incroyable fécondité dont il était doué, à peine avait-il
pris le temps de jouir du triomphe de Mêrope qu'il sollicitait déjà
l'autorisation de faire jouer une autre pièc^, la Mort de César, cette
imitation heureuse bien qu'affaiblie de l'admirable tragédie de
Shakspeare. Le censeur de la Comédie -Française, qui n'était autre
que le célèbre Grébillon, s'était prononcé contre la permission
demandée par ce motif que l'auteur mettait le meurtre du tyran
romain sous les yeux mêmes du spectateur, au lieu d'en faire un
récit à la mode classique, ce qui était contraire à la décence de la
scène. « Il soutient, disait assez ;3aîment Voltaire, que Brutus a tort
d'assassiner César : il a raison ; il ne faut assassiner personne. Mais
il a bien mis lui-même sur la scène un père qui boit le sang de son
enfant, et une mère amoureuse de son fils, et je ne vois pas qu'Atrée
ni Sémiramis en aient éprouvé le moindre remords. » Effective-
ment, on n'avait tenu aucun compte de cette raison, qui n'en était
pas une : la pièce était montée, les rôles appris par les acteurs,
lorsqu'à la fin d'une répétition, arriva de la police une interdiction
inattendue de passer outre. Nul doute que ce coup de théâtre n'eût
été combiné avec Voltaire, car ce fut le 10 juin à minuit que fut
envoyé l'ordre de la police, et, l'avant -veille encore, le 8, il écri-
vait à d'Argenson : « Je pars vendredi pour l'affaire que vous savez:
c'est le secret du sanctuaire, ainsi n'en sachez rien. » Il n'en donna
pas moins à sa colère tout l'éclat qu'on pouvait désirer, et avant la
fin de la semaine, il était parti, secouant la poussière de ses pieds
contre cette terre de Visigvths^ où le génie n'avait pas liberté de
se produire (2).
C'est à La Haye qu'il se rendit en droiture, dans le dessein,
disait-il, d'attendre que le roi de Prusse lui eût envoyé les permis de
poste et les passeports qui étaient nécessaires pour traverser l'Alle-
magne en sécurité, au milieu des troubles de la guerre. Le lieu
(1) M"« de Tencin au duc de Richelieu, 18 juin 1743.
(2) Voltaire à d'Argenson, 8 juin 1743. {Correspondance gieH^aZe.)— Desnoiresterres.
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 505
d'ailleurs était bien choisi ; la Hollande étant par tradition l'asile
de la liberté d'écrire et de penser, si maltraitée dans tout le reste
de l'Europe, rien d'étonnant qu'un auteur persécuté vînt y chercher
la sécurité de sa personne et des imprimeurs pour ses ouvrages.
De plus, dans un précédent voyage, Vo' taire avait contracté une
liaison assez intime avec l'envoyé prussien dans cette capitale, le
jeune comte Podewils, neveu du ministre d'état du même nom qui
a déjà figuré tant de fois dans ce récit. D'un naturel plus ardent et
d'un caractère p'us ouvert que son oncle, Podewils était comme lui
très avant dans la confidence du maître. On pouvait donc espérer
déjà tirer quelque lumière de sa conversation. Le jeune diplomate
devançant, par ordre sans doute, l'hospitalité qui attendait le fugi-
tif à Berlin, l'établit tout de suite dans sa propre demeure, assez
médiocre logis, — vaste et ruiné palais, dit Voltaire, — mais qui avait
l'avantage d'être inviolable, non-seulement comme maison diploma-
tique, mais aussi comme propriété particulière du roi de Prusse ;
et grâce à des relations intimes et tendres qui existaient entre son
hôte et l'aimable femme d'un des premiers magistrats de la cité,
Voltaire se trouva transporté du premier coup dans le centre même
de la politique hollandaise.
C'était en même temps le foyer de l'hostilité la plus déclarée
contre la France : car de toutes les Provinces-Unies, celle dont La
Haye était le chef-Ueu était la plus soumise au joug de l'Angle-
terre, et le parti qui y dominait était le plus belliqueux. La vie
commune avec les ennemis de son pays eût pu causer quelque gêne
à un patriotisme plus délicat que celui de Voltaire ; mais rien n'était
plus conforme à l'attitude de frondeur et de mécontent qu'il voulait
prendre et même de plus utile pour le rôle qu'il devait jouer. Aussi,
dès le premier jour, dut-il à cette situation l'avantage de recueillir
dans les conversations qu'on tenait devant lui sans précaution deux
informations très importantes, dont il fit sans scrupule part à Ver-
sailles : l une était l'indication exacte du chifire et de la composi-
tion des forces que la répubhque pourrait mettre en ligne le jour
où elle se déciderait à prendre effectivement part à la guerre :
l'autre, les conditions d'un emprunt négocié par Frédéric sur la
place d'Amsterdam, précaution qui semblait indiquer qu'il se pré-
parait à quelque opération coûteuse et qui permettait de supposer
que, son trésor n'étant plus très bien garni, il ne serait pas insen-
sible, le cas échéant, à l'offre d'un subside pécuniaire (1).
C'était bien le genre de services que pouvait rendre un observa-
teur inteUigent, caché sous un déguisement d'emprunt, dans un
(1) Voltaire à d'Argeuson, 15, 18, 23 juillet à Amelot, 2 août 1743. (Correspondance
générale.)
506 REVUE DES DEUX MONDES.
camp ennemi, el c'est ce que Voltaire appelait par euphémisme
« faire tourner à l'avantage de la France l'heureuse obscurité à
l'abri de laquelle il pouvait être reçu partout avec assez de fami-
liarité. » Il était pourtant un lieu à La Haye où, même dans ces
conditions d'action restreinte et d'une loyauté douteuse, la pré-
sence de ce visiteur suspect ne pouvait manquer de causer quelque
ombrage : c'était l'ambassade de France. Cette importante légation
était confiée alors à un chef très estimable, porteur d'un nom qui,
par une singulière coïncidence, est du petit nombre de ceux qu'on
peut, dans l'ordre du talent et de la renommée, mettre à côté de
celui de Voltaire; car c'était le marquis de Fénelon, neveu de l'il-
lustre prélat et élevé sur ses genoux, l'aimable Fan fan, en un mot,
à qui sont adressées, dans une correspondance qu'on ne saurait
trop relire, des lettres charmantes, modèles inimitables de grâce et
de douceur paternelle.
Avec les années, Fanfan avait grandi et même vieilli; s'il n'avait
pas hérité du génie de son oncle, il avait au moins profité de ses
leçons: il était devenu le chef respectable d'une nombreuse famille;
un brave général ayant conquis tous ses grades sur le champ de
bataille et dont on avait fait sans peine un diplomate éclairé et pru-
dent. Fénelon était d'ailleurs utilement secondé par un jeune ecclé-
siastique qu'il avait amené lui-même comme précepteur de ses
enfans, dont il avait ensuite fait son secrétaire, et dont le mérite
avait été si vite reconnu qu'on le laissait sans inquiétude chargé
des affaires pendant les fréquentes absences de son chef. L'abbé de
La Ville était lui-même un écrivain fort distingué en son genre,
puisque bien des années plus tard, après avoir dirigé longtemps les
bureaux des affaires étrangères, il fut appelé à siéger à l'Académie
française, — bonne fortune qui n'est arrivée, je crois, après, lui dans
les mêmes conditions, qu'à mou ami M, de Viel-Gastel.
A eux deux, à force de soins et de prudence, ces dignes agens
avaient réussi, sinon à changer la tendance naturelle de la poli-
tique hollandaise qui la rapprochait de l'Angleterre, au moins à en
paralyser les effets. Ils avaient su opposer avec art le flegme flamand
aux ardeurs autrichiennes et britanniques, les intérêts commer-
ciaux et pacifiques aux susceptibilités républicaines et protestantes.
S'ils n'avaient pu former un parti qui disputât la majorité, ils grou-
paient du moins autour d'eux tous les esprits raisonnables et modé-
rés auxquels répugnaient les partis extrêmes, et jouissaient auprès
de tous d'une considération véritable. En un mot, ils avaient réussi
(et c'était 1-e comble de ce qu'on pouvait espérer) à faire de la
Hollande, suivant l'expression de La Ville, une non-valeur dans les
comptes de l'Angleterre.
Ce n'étaient pas là des serviteurs qu'on pût traiter sans mena-.
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. &07
gement. Aussi, usant avec eux de meilleurs procédés que Louis XV
n'en eut plus tard avec ses ambassadeurs et même ses ministres,
on ne leur avait pas fait mystère de la mission secrète de Voltaire.
Ils n'avaient donc pas lieu d'être trop surpris de son attitude, mais
ils n'en étaient pas moins très gênés. La présence d'un homme
dont la réputation était européenne, venant apporter le prestige de
son amitié aux adversaires qu'ils n'avaient cessé de combattre,
— détruisant par là une partie de l'effet de leurs conseils et de
leurs menaces, — laissant échapper à tout moment, soit dans des
accès d'humeur, soit pour mieux cacher son jeu, des épigrammes
piquantes contre la cour, les ministres et les généraux français,
qui circulaient de bouche en bouche et finissaient par passer dans
les gazettes, — c'était là un appui dont ils se seraient bien passés.
Ce partenaire brouillait leurs cartes; aussi, malgré leur respect
pour l'ordre ministériel, r;e pouvaient-ils s'em-êcher d'en témoi-
gner discrètement leur humeur dans leurs dépêches : « M. de Vol-
taire est arrivé, écrivait Fénelon le 21 juillet ; il voit toutes sortes
de monde. » — a II est plus à portée que personne, ajoutait-il le
6 août, de vous faire connaître les dispositions réelles ou affectées
des plus grands ennemis que la France ait dans ce pays, car c'est
avec eux qu'il vit dans la plus intime familiarité... Il n'y a qu'à
souhaiter qu'il ne se méprenne pas dans la façon dont on lui fait
envisager les choses et dans le compte qu'il a l'honneur de vous en
rendre. »
Quelques jours après, l'abbé d"; La Ville envoyait, en pièce jointe
à sa dépêche officielle, une comédie miitu\ée la Prcsoinption puniêy
qu'on jouait publiquement sur le théâtre d'A<nsterdam, aux applau-
dissemens de la foule. On y voyait un vieux bailli impuissant qui,
ne pouvant séduire une jeune fille, tâchait de la priver de la suc-
cession d-' son père et finissait par être mis à la raison par un
cousin nommé Chariot : c'étaient Fleury, Marie-Thérèse et Charles
de Lorraine. Le jeu, comme le costume des acteurs, ne permettait
pas de s'y tromper. L'auteur était, disait-on, un médecin de La
Haye. — « M. de Voltaire, écrivait La Ville, est plus en état que
personne de vous donner des notions sur ce médecin, avec lequel
il vit en particularité. » Et effectivement, à la même date, Voltaire
envoyait cette facétie au duc de Pùchelieu en l'accompagnant d'une
plaisanterie d'un goût douteux : « J'aime mieux, disait-il, cette
farce que celle de Dettingue; on y casse moins de bras et de
jambes (1). »
(i) Fénelon à Amelot, 21 juillet, 2, 6 août 1743. (Correspondance de Hollande.
Ministère des affaires étrangères.) — Voltaire à Richelieu, G août 16i3. (Correspon-
dance gênerai .)
508 REVUE DES DEUX MONDES.
Il faut ajouter que Voltaire, novice dans le métier autant qu'im-
patient de s'y distinguer, et ne pouvant tenir, deux jours durant,
la même conduite, s'y prenait avec un manque d'égards, de suite
et de ménagemens qui auraient agacé les nerfs du tempérament
diplomatique le plus calme. Ainsi, un jour, Fénelon lisait dans
la Gazette de Bruxelles qu'un courrier d'ambassade français venait
de traverser la ville à bride abattue; n'ayant aucune mémoire d'avoir
fait cet envoi, il alla sur-le-champ aux informations. « M. de Vol-
taire ne m'a pas dissimulé, écrit-il au ministre, que c'était lui qui
avait fait partir, par cet exprès, une lettre pour vous, et il m'a
même dit qu'il était en grande inquiétude sur le sort de ce cour-
rier, dont il n'avait aucune nouvelle depuis son expédition. » Une
autre fois, il arrivait chez l'ambassadeiT, déployant une grande
lettre du roi de Prusse, dont il ne lui laissait lire qu'une partie.
Puis il empruntait le chiffre de la chancellerie pour rendre compte
de cette pièce à Paris, dans une dépêche dont il ne donnait aussi à
Fénelon qu'une communication incomplète. Une ignorance absolue
eût paru moins désagréable à l'ambassadeur que des demi- confi-
dences qui blessaient son amour-propre et engageaient à l'aveugle
sa responsabilité.
Tout alla bien pourtant, ou du moins tolérablemertt, tant que
Voltaire consentit à se renfermer dans son rôle d'agent d'obser-
vation et même, au besoin, d'agent provocateur; mais, exalté par
les premiers complimens qu'il reçut de Paris, il ne tarda pas à se
lasser de ce métier en soi-même un peu louche et qui ne mettait
pas suffisamment en lumière, à son gré, les talens dont il se croyait
pourvu. 11 avait beau écrire au ministre : « 11 ne m'appartient pas
d'avoir d'opinion. Je laisse le jugement à M. l'ambassadeur et à
M. l'abbé de La Ville, dont les lumières sont trop supérieures à
mes faibles conjec*ures. Je n'ai ici d'autre avantage que celui de
mettre les partis différons et les ministres étrangers à portée de me
parler librement. Je me borne et me bornerai toujours à vous
rendre un compte simple et fidèle;.. » ce rôle d'auditeur et de rap-
porteur ne lui suffisait pas, il iaspirait à exercer lui-même une action
qui pût constater son influence par quelque résultat de nature à lui
faire honneur. Ce fut sur le jeune Podewils d'abord qu'il essaya ou
se vanta d'exercer son empire. Dans les mouvemens militaires qui
se préparaient, quelques officiers hollandais avaient eu le tort d'em-
prunter, pour le passage de leurs troupes, une lisière des provinces
prussiennes limitrophes des Pays-Bas ; Podewils ayant dû rendre
compte de cette irrégularité, Frédéric, qui n'entendait pas raillerie
sur le moindre de ses droits, envoya sur-le-champ à son ministre
l'ordre de demander réparation. Voltaire vit dans cette démarche
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 509
une occasion toute trouvée pour lui d'amener, entre la république
et la Prusse, une rupture favorable, suivant lui, aux intérêts français.
Prenant feu sur cette espérance, il oublia qu'il était censé à La Haye
la victime de l'injustice et non le serviteur des intérêts de la France.
Il conseilla et crut avoir persuadé à Podewils de donner à ses récla-
mations un grand éclat et d'en aggraver même le caractère en inter-
disant, pour l'avenir, non-seulement tout passage de troupes, mais
tout transport de munitions de guerre à travers le territoire prussien.
« Je fais fermenter ce petit levain, « écrivait-il tout joyeux à Amelot.
Puis il vint annoncer mystérieusement à Fén' Ion qu'on allait voir,
grâce à ses utiles excitations, le ministre prussien adresser aux
états-généraux une note de telle nature et conçue dans de tels
termes que le séjour de La Haye ne lui serait pas longtemps pos-
sible. Frédéric se trouverait, par cette retraite, engagé bon gré
mal gré, dans une voie d'hostilité déclarée avec l'un au moins des
ennemis de la France.
Fénelon savait par expérience qu'il y avait toujours lieu de rabattre
un peu des menaces proférées par Frédéric dans un premier accès
d'humeur; il doutait encore plus que ce prince, à la fois irascible
et prudent, attendît les conseils de personne, pas même de Vol-
taire, pour, prendre souci de sa dignité. Il se borna donc à faire son
compliment sur la bonne nouvelle avec un léger sourire d'incrédu-
lité. Il n'avait pas tort; car, dès !a semaine suivante, c'était Voltaire
lui-même qui venait lui annoncer, la tête basse, que décidément
Podewils était trop attaché au séjour de La Haye par le charme
qui l'y retenait pour se décider à faire quoi que ce soit qui pût
l'en éloigner : u La mésintelligence, écrivait-il à Amelot, que j'avais
trouvé l'heureuse occasion de préparer, était fondée sur l'intérêt.
Celle qui naît du passage des troupes vient du juste maintien de
la dignité de la couronne. Je souhaiterais que ces deux grands
motifs pussent servir à déterminer le monarque au grand but oti il
faudrait l'amener. Mais j'ai peur que son ministre à La Haye, qui a
plus d'une raison d'aimer ce séjour, ne ménage une réconciliation,
et je ne m'attends plus à une rupture ouverte. » En réalité, ni Pode-
wils, ni sa maîtresse n'étaient pour rien dans ce changement de
front. C'était tout simplement Frédéric lui-même qui, ne se souciant
pas qu'on lui fît faire un pas de plus qu'il ne lui convenait, avait
prescrit à son agent de modérer ses exigences de manière à ne pas
alarmer les états-généraux, a II est regrettable, écrivait mahcieu-
sement Fénelon, que les espérances de M, de Voltaire ne soient
pas mieux justifiées (1). »
(1) Voltaire à Amelot, 2, 3, 17 août 1743. {Correspondance générale.) — Fénelon à
Amelot, 9, 23 août 1743. (Ministère des affaires étrangères.) — Frédéric à Podewils.
(Pol. Corr., t. II, p. 390,401.)
510 REVUE DES DEUX MONDES.
N'ayant jamais compté sur rien, Fénelon n'éprouvait que peu de
mécomptes ; mais une autre manœuvre de Yoltairc, plus déplacée
encore, quoique moins importante, vint lui causer plus de surprise
et d'impatience. On lui écrivit de Paris pour lui demander qui
était un sieur van Haren, à qui Voltaire, de son chef et sans con-
sulter personne, avait offert de le faire désigner pour le poste d'am-
bassadeur à Paris. Le titulaire en exercice de cette fonction était
un brave docteur van Hoey, excellent homme, aimé à Paris et s'y
plaisant, s'employant toujours de son mieux à accommoder tous
les différends, très bon chrétien d'ailleurs, ne parlant que par cita-
tions de l'Écriture sainte et méritant lui-même toutes les béatitudes
que l'Évangile promet aux pacifiques. Dans les circonstances pré-
sentes, c'était, par la simplicité de son esprit et la droiture de son
cœur, un diplomate tout à fait à souhait pour ceux qui avaient à
traiter avec lai. On n'avait aucune raison de désirer sa retraite
et moins encore de le mécontenter en y travaillant sous main.
Qu'était-ce donc que le successeur que Voltaire imaginait de lui
donner?
Fénelon n'eut pas de peine à répondre, car il ne connaissait que
trop bien le protégé de Voltaire. C'était un tout jeune homme,
récemment nommé aux états de Hollande, où il affectait des allure
de tribun, et, par son déchaînement passionné contre la France,
scandalisait même cette petite assemblée, très malveillante pour
nous, mais toujours paisible de caractère. De plus, il était poète à
ses heures et consacrait sa verve à célébrer les vertus de Marie-
Thérèse et à exciter par des vers enflammés le tempérament, à son
gré trop peu militaire, de ses compatriotes. Quand viendrait le jour
-décisif, il annonçait qu'il paraîtrait lui-même sur le champ e
bataille, et ses amis lui avaient frappé d'avance une médaille avec
cette inscription : Quœ canit, ipse facit. Voltaire, en le saluant à
son arrivée, l'avait baptisé lui-môme de Tyrtée des états-généraux,
(t Je suis bien aise, avait-il dit, pour l'honneur de la poésie, que
ce soit un poète qui ait contribué ici à procurer des secours à la
reine de Hongrie et que la trompette de la guerre ait été la très
humble servante de la lyre d'Apollon. » Naturellement van Haren
avait répondu à ces complimens par d'autres pareils, comme c'est
assez l'usage entre poètes, surtout quand ils ne sont ni rivaux ni
compatriotes. Il n'en fallut pas davantage pour que Voltaire s'ima-
ginât qu'il avait exercé sur lui une séduction irrésistible, et tel était
l'homme à qui il proposait de faire confier, dans les conjonctures les
plus délicates, une mission dont pouvait dépendre, à un moment
donné, la sécurité môme de la frontière française. Il comptait sans
doute ainsi compléter la preuve qu'il donnait déjà dans sa personne
de l'union naturelle du génie poétique et de l'habileté diplomatique.
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 511
H II m'a paru, écrivait-il à Amelot, qu'il aime la gloire et les ambas-
sades, » Van Haren n'était pas absolument le seul à qui on pût appli-
quer cette appréciation piquante (1).
Il ne fut pas difficile à Fénelon de faire comprendre qu'un dithy-
rambe fait en l'honneur de Marie-Thérèse n'était pas un titre suffi-
sant pour devenir à Paris un négociateur prudent et pacifique. Le
seul résultat de ces fausses manœuvres fut d'avoir amené Voltaire à
découvrir imprudemment son secret et à rendre sa situation, dans
ses rapports surtout avec la société qu'il s'était choisie, des plus
embarrassantes. Cette ardeur subite qui l'enflammait pour les inté-
rêts français dessillait, en eifet, tous les yeux; car tant de zèle
patriotique eût supposé chez un mécontent une vertu surhumaine
dont, avec la meilleure volonté du monde, ni le caractère ni le
passé connu du grand écrivain ne permettaient de le croire capable.
Et que devaient penser van Haren et ses amis d'un proscrit qui
se croyait assez bien en cour pour promettre des ambassades
au premier venu? La feinte, ainsi mise à nu, n'était plus qu'une
supercherie enfantine propre seulement à offenser ceux qui avaient
été assez simples pour s'y laisser prendre. Le bruit que Voltaire
n'était que l'agent, assez mal déguisé, du cabinet de Versailles se
répandit aussitôt dans toute la Hollande et les gazettes se diverti-
rent aux dépens des dupes qu'il avait pu faire.
(( En même temps, monseigneur, écrivait La Ville à son ministre,
que je me fais un devoir de rendre témoignage au zèle de M. de
Voltaire, à son envie de devenir utile au service du roi et au désir
extraordinaire qu'il a de mériter votre approbation, je ne dois pas
vous dissimuler que le motif de son voyage auprès du roi de Prusse
n'est plus un secret. La Gazette de Cologne, en faisarit usage de
ce qui se trouve à ce sujet dans le supplément de celle d'ici, du
16 de ce mois, n'a été que l'écho de ce qui se dit publiquement (2). »
Voltaire lui-même ne tarda pas à sentir la gaucherie de sa posi-
tion et laissa apercevoir assez clairement son embarras à l'ambas-
sadeur. Le marquis, dont le bon sens et la droiture souffraient
depuis longtemps d'être mêlés à une comédie assez peu honnête,
lui conseilla tout simplement d'y renoncer et de se donner sans
détour pour ce qu'il était : « Je lui ai dit, écrivait-il, qu'il ne pou-
vait se couvrir plus longtemps de ce masque. Il me parla encore
hier, dans ce qu'il me fit voir qu'il vous écrivait, de ce qu'il con-
(1) Voltaire à Amelot, 16 août; à Thiôriot, 6 août 1743. {Correspondance générale.)
— Féneloa à Amelot, août 1743. {Correspondance de Hollande. Ministère des
affaires étrangère?.)
(2) L'abbé de La Ville à Amelot, 20 août 1743. (Correspondance de Hollande. Minis-
tère des affaires étrang-ères.)
512 REVUE DES DEUX MONDES.
certait avec le comte de Podewils, en l'engageant à écrire au roi
son maître, dans un esprit tout français. Gomment concilier cette
manière de se conduire envers ce ministre avec la disposition d'un
homme sorti de France mécontent?.. Je lui ai donc conseillé de
déposer toute cette fiction et, quand il verrait le roi de Prusse, de
couper court sur ce point en répondant laconiquement à ce prince
qu'il ne pouvait être que très content puisqu'il se voyait arrivé
auprès de lui. Après ce début, ce serait à lui de se prévaloir, sans
mélange de déguisement, des occasions que la familiarité du prince
lui donnerait de placer à propos toules les réflexions lumineuses
que lui fournissait votre dépêche, que je lui ai remise, et dont il
ne pouvait trop se remplir pour en former son langage. J'ai dit
aussi ma pensée à M. de Voltaire sur ses idées au sujet de M. van
Haren. Puisqu'il s'était avancé jusqu'à lui parler de l'ambassade
en France et à le flaiter des agrémens personnels qu'il y trouverait,
il était sans doute de son devoir et de sa fidélité de vous rapporter
l'impression qu'il se figurait lui avoir faite et ce qu'il en espérait
pour le changer en notre faveur. Mais j'ai, en même temps, averti
M. de Voltaire de l'obligation où j*^ me croyais, de mon côté, de
vous donner à considérer le revers de la médaille, de ce qui pour-
rait être regardé comme une recherche de la part de M. van Ilaren.
Je ne connaissais rien de plus propre à nous faire tomber, ici, dans
le mépris et à confirmer l'opinion que l'on voudrait si fort accré-
diter, de notre faiblesse, et qu'elle est si grande qu'il n'y a rien
que nous ne soyons disposés à subir pour nous tirer d'embar-
ras... 11 y avait une autre manière de s'y prendre avec M. van
Haren, et qui, à mon jugement, serait la seule décente : au lieu de
le flatter, on pourrait profiter du désir que M. de Voltaire croit lui
avoir reconnu de pouvoir figurer en France pour lui remontrer
avec ménagement, mais néanmoins sans lui dissimuler la vérité,
combien il a à réparer avant de pouvoir concevoir l'espérance de
rien de semblable. On pourrait en même temps lui représenter
notre cour comme n'étant point implacable, et la France comme
pleine de gens qui sauraient priser ses talens et lui faire honneur
quand on l'aurait vu faire des démarches qui marquassent que, s'il
s'était laissé aller à son feu dans la cause qu'il avait prise en main,
il savait en revenir quand il était temps et qu'il n'y a plus de pré-
texte d'animer cette république contre la France. Il faut bien du
temps et une longue expérience de ce pays-ci pour ne se pas
méprendre dans le discernement à y faire des choses... Enfin, con-
cluait Fénelon, quand j'aurais parlé à mon fils, je n'aurais su lui
dire rien de plus pour lui indiquer les moyens de réussir. » Ces
réflexions étaient si sages qu'à Paris on s'y rendit sans peine
ÉTDDES DIPLOMATIQUES, 513
et qu'on écrivit à Voltaire pour lui faire savoir que le temps des
feintes était passé et que, pour lui rendre plus facile son change-
ment d'attitude et de langage, on était prêt à lever l'interdiction
de sa pièce de Jules César et à lui ôter ainsi son motif de plainte le
plus apparent (1).
Mais ce changement de front, sur place, en plein champ de
manœuvre diplomatique, n'était pas si aisé à opérer, et quand on
est sorti de la voie droite, il n'est pas si commode d'y rentrer que
le pensait le bon ambassadeur. Après avoir fait retentir La Haye de
l'écho de ses plaintes et s'être glissé à la faveur de ces fausses con-
fidences dans l'intimité des chefs d'un parti politique, venir tout à
coup leur avouer qu'on n'était que l'agent secret du gouvernement
qu'on accusait la veille, c'était se donner à soi-même un triste
démenti et confesser qu'on avait joué un singulier personnage.
Heureusement pour Voltaire, un billet du roi de Prusse, auquel
étaient joints les passeports qu'il avait demandés, vint le tirer de
peine. Le prince, de retour d'une tournée en Silésie, l'attendait
avec impatience à Berlin. « Ce ne sont pas, disait-il, en lui envoyant
ses permis de poste, des Encéphales qui vous amèneront, ni des
Pégases non plus; mais je les aimerai davantage parce qu'ils
m'amèneront mon Apollon. » Voltaire ne se le fit pas dire deux
fois, ravi de trouver une bonne raison pour se dérober au rôle
ridicule d'un comédien dont on a reconnu la voix sous le masque
et d'un trompeur pris dans son piège.
Quant à Frédéric lui-même, il y avait longtemps qu'il savait à
quoi s'en tenir sur le caractère de la visite qu'il allait recevoir.
Soupçonnant tout de suite quelque artifice, il mit en œuvre pour le
déjouer un de ces procédés d'une malice dénuée de scrupule qui
lui étaient familiers. Parmi les épigrammes envoyées par Vol-
taire, sous l'empire d'un premier accès d'irritation, il fit choix de
celles qui contenaient les traits les plus sanglans contre l'évêque de
Mirepoix, et, les expédiant à un ami sûr qu'il avait à Paris, il le
chargea de trouver quelque moyen détourné pour faire passer ces
outrages sous les yeux du prélat offensé lui-même. « Je veux, écri-
vait-il à ce correspondant, brouiller si bien Voltaire avec la Fiaace
qu'il ne puisse plus quitter Berlin. » Et telle est, en effet, l'expli-
cation que Voltaire lui-même (informé plus tard, comme on va le
voir, du tour qui lui était joué) en a donné dans ses Mémoires. Il
y en a une plus vraisemblable : Frédéric avait tout simplement
(1) Fénelon à Amelot, 17 août 1743. — Amelot à Voltaire, 22 août 1743. {Carres-
pondance de Hollande. Ministère des affaires étrangères.)
TOME LXII. — 1884. 33
514 REVUE DES DEUX MONDES.
calculé que Boyer, piqué au vif, irait porter plainte auprès des
ministres et demander justice. S'il ne l'obtenait pas, si quelque lettre
d'exil ou quelque arrêt du parlement (auquel plus d'un livre de
Voltaire avait déjà été dénoncé) ne venait pas venger l'autorité
offensée, c'est que cette autorité elle-même avait quelque raison
de ne pas s'émouvoir : c'est qu'injure, colère et disgrâce, tout
n'était qu'un jeu concerté dont on prétendait, lui, Frédéric, le
rendre dupe.
La pièce envoyée dans ce dessein était bien choisie, car elle
contenait un trait qui, passant par-dessus la tête de l'évêque,
devait atteindre plus haut que lui et était presque un acte de lèse-
majesté.
Non, non (y était-il dit), pédant de Mirepoix,
Prêtre avare, esprit fanatique,
Qui prétends nous donner des lois,
Sur moi tu n'auras pas de droits.
Loin de ton ignorante clique,
Loin du plus stupide des rois,
Je vais oublier à la fois
La sottise de Mirepoix
Et la sottise académique.
Les choses se passèrent pourtant exactement comme Frédéric
l'avait prévu, et cette incligne supercherie (que Frédéric qualifie
lui-même d'une expression beaucoup plus vive) eut tout le succès
qu'il s'était promis. Boyer, qui n'était prévenu de rien, laissa écla-
ter son ressentiment, mais les ministres firent la sourde oreille à
ses réclamations. Louis XV, ou ne fut pas averti de ce qui le tou-
chait, ou s'en émut pas, et Maurepas conseilla au prélat le par-
don des injures. Tout était clair alors : le prétendu proscrit n'était
qu'un agent déguisé; celui dont on voulait sonder les intentions
était mis sur ses gardes; on voulait se jouer de lui, ce fut lui qui
s'apprêta à se bien divertir (1),
Voltaire à peine débarqué à Berlin, la plaisanterie commença.
L'artifice de Frédéric, cette fois très innocent, surtout pour un
homme mis en défense légitime, consista tout simplement à aller
lui-même, avec une franchise apparente, au-devant des explications
(11 Frédéric au comte de Rottenbourg, 17 et 27 août 1743. {Correspondance géné-
rale de Frédéric, dans ses OEuvrcs complûtes, t. xv, p. .^23 à 525.) Si le lecteur est
curieux de savoir comment Frédéric lui-même qualifie lo procédé qu'il emploj a dans
cette occasion, cette indication lui en donne le moyen. La décence ne me permet pas
d'en dire davantage.
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 515
qu'on espérait tirer de lui par surprise. Si Voltaire s'était flatté de
prendre son temps, de commencer par reconnaître son terrain et
de guetter l'heure favorable où le prince, entraîné par la chaleur
de la conversation, laisserait échapper quelque parole indiscrète, il
était loin de compte, car on ne lui donna pas même un jour pour
se mettre en observation. Il raconte bien, dans ses Mémoires, qu'il
eut l'adresse d'amener insensiblement Frédéric de la littérature à la
politique et de le faire causer des affaires courantes sans qu'il s'en
aperçût, à propos de YÉiuide et de Virgile ; mais ses lettres à Ame-
lot (dont il ne pouvait avoir perdu le souvenir, puisqu'il en gardait
la minute, qui est imprimée dans ses OEuvres) attestent que tant
d'art ne lui fut pas nécessaire. Ce fut, au contraire, Frédéric lui-
même qui, le soir même de l'arrivée de Voltaire, après l'avoir com-
blé d'embrassades et de complimens, puis établi dans un apparte-
ment d'honneur du palais, le fit dîner presque en tôte-à-tôte avec
l'ambassadeur de France (celui qu'il ne cessait d'appeler mon gros
ami Valori), comme s'il eût voulu tout de suite témoigner qu'entre
le représentant officiel de Versailles et l'envoyé secret qu'on lui
députait en éclaireur, il ne faisait vraiment pas de différence.
Pais, dès le lendemain matin, c'est encore Frédéric lui-même qui
entre familièrement chez son hôte : « J'ai été bien aise, lui dit-il,
de vous faire dîner avec l'envoyé de France, afin d'inquiéter un
peu ceux qui seraient fâchés de cette préférence. » Et, là-dessus, il
entame au pied levé toutes les questions du jour avec une abon-
dance et une hberté de largage, mais aussi une confusion de pen-
sées dont son interlocuteur (dans le compte visiblement embarrassé
qu'il en rend) paraît à la fois surpris, flatté et déconcerté. Quelque
effort, en effet, que fasse Voltaire pour donner à ce premier entre-
tien la gravité d'une conférence diplomatique où il s'attribue à lui-
même un assez beau rôle, rien ne ressemble moins à une conver-
sation sérieuse que la suite d'assertions incohérentes qui sortent,
pour ainsi dire, pêle-mêle de la bouche de Frédéric. Tous les points
y sont abordés et aucun n'est résolu. Ce sont alternativement des
sarcasmes amers contre les armées françaises et des invectives
méprisantes contre le roi d'Angleterre : puis une énumération for-
midable des ressources militaires de la Prusse, de la force de ses
citadelles et de l'effectif de son armée, suivie du serment de
rester en paix et de ne jamais sortir de la stricte neutralité; le
tout dit d'ailleurs par le roi avec bonhomie, en quelque sorte le
cœur sur la main. Il n'évite même pas les souvenirs les plus
délicats à réveiller, puisqu'il ne craint pas de convenir du tour
qu'il nous avait joué à Breslau et de demander (à la vérité, dit
Yoltaire en baissant les yeux) si la France, dans le cas d'une alliance
516 REVUE DES DEUX MONDES.
nouvelle, ne lui en garderait pas toujours rancune et ne lui ren-
drait pas à l'occasion la pareille. Le silence le plus affecté eût été
moins énigmatique que ces idées sans suite noyées dans un flux
de paroles.
Les mêmes scènes se renouvelèrent plusieurs jours de suite et
se continuèrent même par écrit au moyen de petits papiers tracés
au courant de la plume et échangés d'un appartement à l'autre
quand le roi, retenu par ses occupations, n'avait pas le temps de
sortir du sien. La seule chose peut-être qu'un observateur vraiment
sagace aurait relevée dans ce rapide passage de pensées incohé-
"^entes, c'étaient des complimens un peu ironiques à l'adresse de
Louis XV. Ces flatteries aigres-douces étaient sans doute destinées,
î^i elles passaient sous les yeux du monarque français, à le piquer
d'honneur en lui montrant qu'on mettait encore en question, en
Europe, les résolutions viriles dont on lui témoignait, à Paris, une
reconnaissance prématurée (1).
« Vous me dites tant de bien de la France (écrit par exemple
Frédéric dans un de ces billets du matin) et de son roi, qu'il serait
à souhaiter que tous les souverains eussent de pareils sujets et
toutes les républiques de semblables citoyens... Cette nation est la
plus charmante de l'Europe, et si elle n'est pas crainte, elle mérite
qu'on l'aime. Un roi digne de la commander, qui gouverne sage-
ment et qui s'acquiert l'estime de l'Europe entière, peut lui rendre
son ancienne splendeur... C'est assurément un ouvrage digne d'un
prince doué de tant de mérite que de rétablir ce que les autres
ont gâté, et jamais souverain ne peut acquérir plus de gloire que
lorsqu'il défend ses peuples contre des ennemis furieux et que,
faisant changer la face des affaires, il trouve le moyen de réduire
ses adversaires à lui demander la paix humblement. J'admirerai
tout ce que fera ce grand homme, et personne de tous les souve-
rains d'Europe ne sera moins jaloux que moi de ses succès. Mais
je n'y pense pas de vous parler politique : c'est précisément pré-
senter à sa maîtresse une coupe de médecine... Adieu, cher Vol-
taire. Veuille le ciel vous préserver des insomnies de la fièvre et des
fâcheux (2) ! »
Au bout de quelques jours passés dans cet échange de commu-
nications stériles. Voltaire sentit pourtant la nécessité d'arriver à
(1) Voltaire à Amelot, 3 septembre 1743. {Correspondance générale.) — Les dépê-
ches de Voltaire à Amelot, datées de Berlin, sont imprimées dans sa Correspondance
générale, d'après les minutes qu'il avait sans doute conservéos lui-même. Le texte
définitif ne s'en trouve pas, ou n'a pu être mis à ma disposition au ministère des
affaires étrangères.
(2) Frédéric à Voltaire, 7 septembre 1743. {Correspondance générale.)
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 51 7
quelques informations plus précises. Le temps pressait, en effet,
car le roi annonçait son prochain départ de Berlin pour Baireuth,
où il devait faire visite à sa sœur, la margrave, femme du souverain
de ce petit état, et il ne cachait pas qu'il comptait y rencontrer
plusieurs princes importans d'Allemagne et s'entretenir avec eux des
intérêts de l'eiiipire. Tout le désir de Voltaire était d'être emmené
avec lui, comme conseiller et comme auxiliaire, dans cette tournée
diplomatique. iMais auparavant, il semblait pourtant Lécessaire de
savoir ce qu'on y allait faire. Voltaire saisit donc l'occasion d'une
lettre qu'il avait reçue de l'abbé de La Ville, lui annonçant des pro-
positions de paix faites par un magistral hollandais, et en commu-
niquant ce renseignement à Frédéric, il crut pouvoir lui poser quel-
ques questions dont il le priait de mettre en marge les réponses. Le
roi ne s'y refusa pas, et celte pièce, écrite sur deux colonnes, a été
conservée dans les manuscrits de Voltaire, qui en fait mention avec
complaisance dans ses Mémoires. Bien qu'elle soit connue sans
doute de plus d'un lecteur, je ne puis me refuser le plaisir de la
citer intégralement, quand ce ne serait que pour la recommander
à l'attention des faiseurs de Maximes et de Carartih-es, des La Roche-
foucauld ou des La Bruyère futurs qui seraient tentés de moraliser
sur les illusions de l'amour-propre. Si Voltaire, en effet, qui avait
assez raillé en sa vie pour s'entendre en plaisanterie, ne s'est pas
aperçu, ce jour-là, à quel point on se moquait de lui, c'est que
les nuages élevés par la vanité dans l'intelligence sont trop épais
pour que tout l'esprit du monde suffise à les dissiper.
A Frédéric II, roi de Prusse.
Septembre 17't3.
Votre Majesté aurait-elle assez de bonté pour mettre en marge ses réflexions
ses ordres 7
1" Votre Majesté saura que le sieur i* Ce Bassecour est apparemment celui
Bnssecour, premier bourgmestre d'Ams- qui a soin d'engraisser les ch^^pons et
terdam, est venu prier M. de La Ville, mi- les coqs d'Inde pour Leurs Hautes Puis-
nistrede France, de faire des popo>ilions sances?
de paix. La Ville a répondu que si les
Hollandais avaient des offres à faire, le
roi son maître pourrait les écouter. •
5! 8
REVUE DES DEUX MOTTOES.
2" N'est-il pas clair qne le parti pacifique
l'emportera infailliblement en Hollande,
puisque Bassecour, l'un des plus détermi-
nés à la guerre, commence à parler de
paix? N'est-il pas clair que la France montre
de la vin eur et de la sagesse?
3° Dans ces circonstances, si Votre Ma-
jesté parlait en maître, si elle donnait
l'exemple aux princes de l'empire d'assem-
bler une armée de neutralité, n'arrache-
rait-elle pas le sceptre de l'Europe des
mains des Anglais qui vous bravent et
qui pari' nt hautement de vous d'une ma-
nière révoltante, aussi bien que le parti
des Bentinck, dt-s Fagel, des Obdam? Je
les ai entendus et je ne vous dis rien qrie
de très véritable.
4» Ne vous couvrez-vous pas d'une glnire
immortelle en vous déclarant efficacement
le protecteur de l'empire? Et n'est-il pas
de votre plus pressant intérêt d'empêcher
que les Anglais ne fassent votre ennemi
le grand-duc roi des Romains?
5" Quiconque a parlé seulement un
quart d'heure au duc d'Aremberg, au
comte de Harrach, au lord Stairs, à touw
les partisans d'Autriche, leur a entendu
dire qu'ils brûlent d'ouvrir la campagne
en Silésie. Avez-vous, en ce cas, sire, un
autre allié que la Fran'-.eî et, quelque
puissant que vous soyez, un allié vous
est-il inutile? Vous connaissez les res-
sources de la maison d'Autriche, et com-
bien de princes sont unis i*i elle. Mais
résisteraient-ils à votre puissance jointe
à celle de la maison de Bourbon?
6" Si vous faites seulement marcher des
troupes à Glôves, n'inspirezvous pas la
terreur et le respect, sans crainte que l'on
ose vous l'aire la guerre? N'est-ce pas, au
contraire, le seul moyen de forcer les Hol-
landais à concourir sous vos ordres à la pa-
cification dd l'empire et au rétablissement
de l'empereur, qui vous devra deux fois son
trôneetqni aid^-raa la splendeur du vôtre?
7» Quelque parti que Votre Majesté
prenne, daignera t-elle se confier à moi
comme à son serviteur, comme à celui qui
désire de passer ses jours à votre cour?
Voudra t-elle que j'aie l'honneur de l'ac-
compagner à Baireuth et, si elle a cette
bonté, veut-elle bien me le déclarer afin
que j'aie le temps de mo préparer pour ce
vojage? Pour peu qu'elle daigne m'écrire
quelque chose de favorable dans la lettre
projetée, cela suffira pour me procurer le
bonheur où j'aspire depuis six ans de
vivre auprès d'elle.
2» J'admire la sagesse de la France;
mais Dieu me préserve à jamais de
l'imiter!
3» Ceci serait plus beau dans une ode
que dans la réalité. Je me soucie fort peu
de ce que les Hollandais et Anglais disent,
d'autant plus que je n'entends point leur
patois.
4" La France a plus d'intérêt que la
Prusse de l'empêcher; et en cela, cher
Voltaire, vous êtes mal informé : car on
ne peut faire une élection de roi des Ro-
mains sans le consentement unanime de
l'empire. Ainsi vous sentez bien que cela
dépend toujours de moi.
5o
On les y recevra,
Biribi,
A la façon de Barbari,
Mon ami.
Vous voulez donc qu'en vrai dieu de machine,
J'arrive pour le dénoîinient;
Qu'aux Anglais, aux Pandours, à ce peuple insolent,
J'aille donner la discipline ?
Mais examinez mieux ma mine ;
Je ne suis pas assez méchant,
7° Si vous voulez venir à Baireuth, je
serai bien aise de vous y voir, pourvu que
le voyage ne dérange pas votre santé. Il
dépendra donc de vous de prendre quelles
mesures vous jugerez à propos.
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 519
8* Si, pendant le court séjour que je dois 8" Je ne suis dans aucune liaison avec
faire cet automae auprès de Votre Majesté, la France ; je n'ai rien à craindre ni à es-
elle pouvait me rendre porteur de quelque pérer d'elle. Si vous voulez, je forai un
nouvelle agréable à ma cour, je la sup- panégyrique de Louis XV, où il n'y aura
plierais de m'honorer d'une telle commis- pas un mot de vrai; mais, quant aux af-
siou. • faires politiques, il n'en e^t aucune à pré-
sent qui nous lie ensemble ; rt d'autant
plus, ce n'est point à moi à parler le pre-
mier. Si l'on me demande quelque chose,
il est temps d'y répondre ; mais vous qui
êtes si raisonnable, sentez bien le ridicule
dont je me chargerais si je donnais des
proji ts politiques à la France sans à-pro-
pos, et, de plus,éciiisde ma propre main.
9" Faites tout ce qu'il vous plaira; j'ai- 9° Je vous aime de tout mon cœur, je
merai toujours Votre Majesté de tout mon vous estime, je ferai tout pour vuus avoir,
cœur. hormis des folies et des chopes qui me
donneraient à jamais un ridicule dans
Voltaire. l'Europe, et seraient dans le fond, con-
traires à mes intérêts et à ma gloire. La
seule commission que je puisse vous
donner pour la France, c'est de leur con-
seiller de se conduire p'us sagement
qu'ils n'ont fait jusqu'à présent. Cette
monarihie est un cor^js très fort, sans
âme et sans nerfs.
Frédéric.
11 eût été impossible, on en conviendra, d'être moins pressé que
Voltairene l'était par Frédéric de le suivre à Baireuth; aussi hés>ita-t-il
un peu à user d'une permission si froidement dounée. « Je ne sais,
écrivait-il à Amelot, si le roi me meitra du voyage ; ma situation
pourra devenir très épineuse. » ;1 se décida cependant à partit- avec
le roi, à la surprise de ceux qui, l'ayant entendu se plai.adre de sa
santé et des fatigues du voyage, ne trouvaient peut-êsre pas qu'il
fût nécessaire de s'en imposer de nouvelles pour se rendre à une
invitation assez peu chaleureuse. On sait, en etfet, qu'il ne cessait
de gémir de ses infirmités et qu'il est resté mourant tciute sa vie
jusqu'à quatre-vingt-quatre ans. Pour un leuipérameut délicat, Fré-
déric, avec ses allures brusques et pressées, était un compagnon
de route assez incommode ; aussi Yalori, qui en savait quelque
chose par expérience, fit-il honneur à Voltaire de cet acte de dévoû-
ment dans ses dépêches avec une nuance d'ironie : « M. de Voltaire,
dit-il, va partir avec le roi de Prusse : il s'expose à aller un train
inconnu aux Muses... J'admire beaucoup son courage dans l'état
oili il est, car il ne paraît avoir qu'un souille de vie... 11 peut être
d'une grande utilité, si l'on en juge par son zèle et par la manière
dont il s'est conduit ici. »
Le sacrifice était plus méritoire encore, à ce qu'il paraît, que
Valori ne le supposait; car au moment où cet envoyé fermait sa
lettre, il vit Voltaire lui-même entrer chez lui pour lui confesser
620 REVUE DES DEUX MONDES,
que ce voyaiiîje de Baireuth, en retardant son retour à Paris, l'expo-
sait, de la part d'une belle abandonnée, à de tendres reproches dont
l'éclat pouvait être fâcheux. En conséquence, il demandait à ajouter
lui-même à la dépêche annonçant son départ un post-scriptum
qu'on y retrouve, en effet, tout entier écrit de sa main et qui est
ainsi conçu : « Le roi de Prusse me donne l'ordre de le suivre à
Baireuth. J'y vais, monseigneur, uniquement pour votre service. Je
vous supplie d'engager M. le comte de Maurepas à le faire entendre
à une personne qui se plaint trop d'une absence nécessaire. Sauvez-
moi le ridicule en faveur de mon zèle (1). » Je ne sais, en vérité,
pourquoi Voltaire s'est plaint dans ses Mémoires de n'avoir ren-
contré chez Valori, pendant le cours de sa mission secrète, que
méfiance et jalousie; ce simple détail tout intime, inséré dans une
lettre oflicielle, montre que la confiance entre eux était complète et
que l'ambassadeur même ne manquait pas de complaisance.
Au demeurant, si Voltaire, en se mettant en route, éprouvait encore
quelque scrupule de se 'aire de fête là où il n'était pas précisé-
ment appelé, l'accueil qu'il reçut à Baireuih eut bien vite dissipé
ce léger embarras. De la part de la margrave elle-même d'abord,
il n'avait rien à craindre, car, depuis son premier voyage à Berlin,
il avait dans cette princesse une admiratrice, une correspondante
assidue, presque une amie. De toutes les sœurs du roi de Prusse
Frédérique-Wilhelmine, margrave de Baireuth, était la plus spiri-
tuelle, la plus aimable, la plus chère aussi à son illustre frère. Asso-
ciée à tous ses malheurs, pendant leur jeune ^se commune, confi-
dente de toutes ses peines, dévouée, depuis qu'il était roi, à tous
les intérêts de sa gloire, elle partageait même de loin toutes ses
préoccupations et tous ses goûts. Dans la petite ville obscure qui
servait de capitale à son mince état et qui était pour elle un lieu
d'exil, elle vivait consacrée au culte des lettres, de la philosophie
et des arts. Elle avait même élevé aux Muses (pour parler le lan-
gage du temps) un véritable temple dont elle a fait la description
dans les piquans Mémoires qu'elle nous a laissés. C'était un château
d'un seul étage, bâti à quelque distance de la ville, dans un site
agréable et solitaire. De vastes salles dont les parois étaient revê-
tues de marbres rares et de boiseries du Japon conduisaient à une
salle de spectacle et de concert dont toutes les frises étaient sur-
montées des plus belles peintures. A la suite venait un petit cabi-
net décoré de laque brune, ouvrant par une seule fenêtre sur le
jardin. C'était la retraite où Wilhelmine se réfugiait pour se livrer,
loin des importuns, à ses études favorites. Combien de fois et avec
(I) Valori à Amelot, 7 et 10 septembre 1743 {Correspondance de Prusse. Ministère
des affaires étrangères.)
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 521
quelle dévotioa le nom de Voltaire avait été prononcé dans cet ai-ile
de méditations savantes ou rêveuses! C'était là qu'après chaque
envoi de France, étaient dévorés avec avidité les moiudres écrits
sortis de sa plume, les moindres fruits de sa verve poétii)ue. C'était
là aussi qu'étaient reçues et serrées précieusement les lettres flat-
teuses qu'il adressait à « la princesse philosop' e, la protectrice des
arts, la musicienne parfaite, le moi èle de la politesse et de l'aifa-
bilité. » Le recevoir en personne dans ce lieu où on avait si sou-
vent parlé de lui était un bien inespéré. C'était vraiment le dieu
qui paraissait dans le sanctuaire.
Ce furent aussitôt de longues, d'intei minai. les, de charmantes
conversations auxquelles la princesse se prêta avtc d'autant plus
d'empressement que le commerce de la petite noblesse allemande,
telle qu'elle nous l'a dépeinte, lui inposait pour son régime ordinaire
un jeûne plus complet des plaisirs d'esprir. Les ccinfidei ces allèrent
même assez loin, s'il est vrai, comme le rapporte Voltaire, qu'en lui
racontant les malheurs de son jeune âge, elle r.e se borna pas à lui
parler des violences matérielles que lui avait infligées la main brutale
de son père : « Elle en gardait, dit-d, des cicatrices au-dessous du
sein gauche, qu'elle m'a fait l'honneur de me montrer (j). »
Le margrave lui-même, jeune prince moins ami des lettres, mais
encore très épris de sa femme et subissant entièrement sa domina-
tion, s'associa de bonne grâce à cette réception chaleureuse, et il
ne fut pas le seul ; car la cité, ordinairement peu animée, de Bai-
reuth devint tout de suite le rendez-vous de tous les princes du voi-
sinage appelés par Frédéric ou accourus pour lui faire leur cour.
Toutes les puissances petites ou grandes du cerc!e de Franconie,
têtes couronnées ou mitrées, noblesse, magistrature, se pressaient
autour du héros du jour. L'illustre Français qui vivait dans la fami-
liarité du grand homme devint ainsi lui-même l'objet d'une curiobiié
universelle. Son nom était, d'ailleurs, du petit nombre de ceux qui
étaient apportés dans ces pays reculés par les échos lointains de la
renommée. C'était le. représentant de ce génie français dont le pres-
tige éblouissait, depuis des siècles, l'Allemagne entière. Aussi, dans
une suite de fêtes brillantes, disposées avec art par le goût éclairé
de la margrave, Voltaire se vit-il entouré d'hommages qui lui cau-
sèrent un véritable enivrement et lui firent oublier pour un moment
ses soucis et ses prétentions politiques : « J'ai suivi à Baireuth,
écrivait -il tout en extase à Podewils, l'Orphée couronné! J'y ai vu
une cour où tous les plaisirs de l'esprit et tous les goûts de la
(I) Desmircsieries, Voltaire et la Société au xyui' siècle, t. ii, p. 401. - Voltaire,
Mémoires.
522 REVUE DES DEUX MONDES.
société sont rassemblés. Nous y avons des opéras, des comédies,
des chasses, des soupers délicieux. Ne faut-il pas être possédé du
malin esprit pour s'exterminer sur le Danube ou sur le Rhin, au
lieu de couler aussi doucement sa vie ? » Son entraînement était
tel que, oubliant tout, il négligea quinze jours de suite d'écrire à
M™® du Châtelet (1). Le crédit de Voltaire a^^près de Frédéric était
d'ailleurs si bien établi dans la pensée de tous que les princes
e^x-mémes recouraient à lui pour les g^râc^s qu'ils voulaient obte-
nir. C'est ainsi que, mandé un jour par la duchesse régente de
Wurtemberg, il la trouva tout éplorée, et le suppliant presque à
genoux de lui faire rendre son fils, qui, bien que déjà en âge de
régner, était retenu presque de force à la cour de Prusse. Voltaire
promit son intercession et eut la jouissance de se faire bénir d'une
princesse en séchant des larmes maternelles (2).
Mais pendant que la royauté littéraire était ainsi comblée d'en-
cens et de cnra|.liraens, que faisait le roi véritable et de quoi par-
lait-il dans ses entretiens particuliers avec les princes qui s'étaient
rendus à son appvl? Évidemment, des projets d'alliance et de con-
fédération étaient toujours en travail dans son esprit : mais dans
quel sens et dans quel dessein? Était-ce pour venir en aide à la
France ou pour se passer d'elle en lui fermant les portes de l'Alle-
œagne? C'est ce que Voltaire, malgré l'étourdissement des plaisirs,
aurait pourtant désiré savoir et sur quoi il essaya, à plus d'une fois,
d'obtenir des corrfidences. Mais ces tentatives furent, cette fois, très
mal accueillies. Frédéric se plaignit avec amertume que la France,
ne savait que mendier la paix à tout le monde, qu'elle frappait à
toutes les portes pour l'obtenir et fit entendre qu'il était obligé de
se mettre en garde contre la tentation qu'elle pourrait avoir, pour
se tirer d'affaire, d'entrer dans des arrangemens contraires aux inté-
rêts de la Prusse. Voltaire, il faut lui rendre cette justice, ne crai-
gnait pas d'user, même avec les princes, d'une hardiesse gracieuse
qui lui avait plus d'une fois réussi. 11 essaya donc, sans se troubler,
de prendre le ton plaisant et demanda au toi en souriant s'il n'avait
pas lui-même quelque péché de ce genre sur la conscience et si on
ne pourrait pas le prendre en flagrant délit de pourparlers avec les
ennemis de la France. Mais le roi s'en défendit avec une vivacité
maussade : « S'il ne le faisait pas, dit-il, c'est qu'il ne lui plaisait
pas de le faire, car il en était pressé tous les jours, et s'il offrait seu-
lement dix mille hommes à l'Angleterre et à l'Autriche, il ferait la
loi à son gré dans l'empire. Que la France gardât seulement, ajou-
(1) Voltaire à Podewils, 3 octobre 1743. (Correspondance générale.)
(2J Voltaire à Amelot, 3 octobre 1743. {Correspondance générale.)
. ETUDES DIPLOMATIQUES. 523
tait-il, ses frontières pendant une année et il se chargeait à lui seul
de protéger l'empereur (1). »
Éconduit ainsi sans façon, Voltaire essaya encore de revenir à la
charge par une voie indirecte. Le jeune margrave, à qui son puis-
sant beau-frère venait de faire décerner le titre de feld-maréclial du
cercle de Franconie, brûlait de se distinguer et, avec l'ardeur natu-
relle à son âge, accusait souvent tout haut les lenteurs et les hésita-
tions de la politique prussienne. Voltaire lui persuada que s'il détenait
seulement de Frédéric la disposition d'un corps de dix mille hommes,
on lui ferait aisément avancer par la France un subside suffisant pour
lyver lui-même une force pareille; ces troupes, jointes aux débris de
celles qui restaient autour de l'empereur pourraient former le noyau
d'une petite armée qui, sous le nom d'armée des cercles, arbore-
rait l'étendard de la liberté germanique et à laquelle plus d'un prince
de l'empire serait empressé de se rallier. Le prince entra avec cha-
leur dans cette pensée et en fit part à Frédéric. Celui-ci, sans le
décourager absolument, lui annonça qu'il allait faire une courte
visiie au margrave d'Anspach, mari d'une autre de i-es sœurs, chez
qui il verrait les princes du cercle de Souabe, et ajouta d'un air
mystérieux, qu'il reviendrait de là avec de grands desseins et peut-
être de grands succès. Le voyage d'Anspach eut heu eu eifet et dura
quelques jours, au bout desquels Frédéric revint à Baireuih et ne dit
rien du tout à son beau-frère, ce qui, dit Voltaire, l'élonna beaucoup.
Force était donc bien de regagner Berlin aussi incertain qu'on en
était parti, et Voltaire, sortant de son enchantement, dut fuire part
de son niécompte au minisire sur un ton de découragement : h Sa
Majesté prussienne est partie pour Leipsig et n'a rien déttrminé...
Mais toutes ses conversations me font voir évidemmcni qu'il ne se
mettra à découvert que quand il verra l'armée autrichienne presque
détruite. . . » — « Je reviens de Franconie , écrivait-il en même temps à
un ami, à la suite d'un roi qui est la terreur desposiilloi.s comme de
l'Autriche, et qui fait tout en poi>te. 11 traîne ma momio après lui (2), »
A Ber'in, Valori l'attendait avec une révélation qui n'était pas
faite pour le mettre en meilleure humeur : l'ambassadeur avait
découvert, je ne sais comment, la perfidie royale qui avait hvré à
l'évêque de Mirepoix les épigrammes sanglantes du candidat refusé
par l'Académie. Voltaire apprit ainsi ce qu'd devait penser des
fausses caresses dont il était bercé, et comme "Valori n'avait pas
manqué de faire rapport de tout au ministre ( qui devait déjà en
savoir quelque chose), il était clair que la mystification était corn-
ai) Voltaire à Amelot, 13 septembre 1743. {Correspondance générale.)
(2) Voltaire à Amelot, 3 octobre. — A Tiiiériot, 8 octobre 1743. {fiorrespondunce
générale.)
524 REVUE DES DEUX MONDES.
plète et qu'on s'amusait à ses dépens à Versailles comme à Paris.
Jamais réveil ne fut plus pénible, et son dépit fut tel, qu'un moment
il songea à partir sans prendre congé : « Ce que vous mande M. de
Valori, touchant la conduite du roi de Prusse à mon égard, écri-
vit-il à Amelot, n'est que trop vrai... Ne pouvant me gagner autre-
ment, il croit m'acquérir en me perdant en France, mais je vous
jure que j'aimerais mieux vivre dans un village suisse que de jouir
à ce prix de la faveur dangereuse d'un roi capable de mettre de la
trahison dans l'amitié même; ce serait, en ce cas, un trop grand
malheur de lui plaire. Je ne veux point du palais d'Alcine, oîi l'on
est esclave parce qu'on est aimé, et je préfère surtout vos bontés
vertueuses à une faveur si funeste. Daignez me conserver ces bontés
et ne parlez de cette aventure curieuse qu'à M. de Maurepas (l). »
Qui l'aurait cru, pourtant? les cha mes d'Alcine furent encore les
plus forts, et huit jours n'étaient pas écoulés que déjà le plaisir de
paraître le favori d'un souverain l'emportait sur le déplaisir d'avoir
été sa dupe. Frédéric, d'ailleurs, en était sûr d'avance ; car, averti
que sa ruse était éventée, il en donnait avis, en riant sous cape, à
son complice de Paris : « La Barbarina, disait-il ( c'était le nom
d'une danseuse italienne attendue par l'opéra de Berlin), ne pourra
venir qu'au mois de février, étant déjà engagée à Venise. A propos
de baladins, Voltaire a déniché la petite trahison que nous lui avons
faite, il en est étrangement piqué; il se défàchera, j'espère. » Le
moyen, en effet, de rester fâché contre un prince qui avait aidé
lui-même à mettre en musique le bel opéra de Métastase, la Clé-
mence de Titus, et qui vint offrir à Voltaire d'en faire donner une
représentation tout exprès en son honneur? « En quatre jours de
temps, écrivait Voltaire le 8 octobre, Sa Majesté prussienne daigne
faire ajuster sa magnifique salle de machine et faire mettre son
opéra au théâtre, le tout parce que je suis curieux (1). » Un tel pro-
cédé ne réparait-il pas toutes les injures du monde? Puis, au cours
de la représentation même, un bon sentiment, suivi d'une bonne
œuvre, vint encore contribuer à apaiser le ressentiment du poèie.
Il y avait dans la prison de Spandau un pauvre Français enrôlé de
force dans l'armée de Frédéric-Guillaume, en raison de sa belle taille,
puis condamné, pour désertion, à la captivité perpétuelle, après avoir
eu le nez et les oreilles coupés. Il avait fait appel à la puissante inter-
cession de Voltaire. « Je pris mon temps (disent les Mérnoires) pour
recommander à la clémence de Titus ce pauvre Franc -Comtois sans
oreilles et sans nez... Le roi promit quelque adoucissement, et il eut
la bonté de mettre le genlilhomme dont il s'agissait à l'hôpiial à six
(i) Voltaire à Amelot et à Thiériot, 8 octobre 1743. [Correspondance générale.)
FréJéric à Rottenbourg, ii octobre 1743. {Correspondance générale.)
ETUDES DIPLOMATIQUES. 525
SOUS par jour. Il avait refusé celte grâce à la reine mère, qui, appa-
remment, ne l'avait demandée qu'en prose (1). »
Dès lors tout fat oublié. Frédéric, ne craignant même plus les
explications, eut l'art de persuader à l'offensé que le tour qu'il lui
avait joué, loin de devoir être pris en mauvaise part, ne faisait
qu'attester l'excès de son amitié et son désir ardent de le garder à
sa cour. H lui arracha même la promesse qu'il reviendrait le plus
tôt possible, pour ne plus quitter. « Choisissez, lui dit-il, apparte-
ment ou maison, réglez vous-même ce qu'il vous faut pour l'agré-
ment et le superQu de la vie,., vous serez toujours libre et entière-
ment maître de votre sort. Je ne prétends vous enchaîner que par
l'amitié et le bien-être (2). »
Mais, en attendant le retour d'un ami si cher, il fallait bien se
résigner et se préparer à son départ. Le mot d'ordre fut donné
d'éblouir Voltaire, pendant ces derniers jours, par une profusion
de coquetteries sans conséquence et de politesses, à la vérité, tou-
jours étrangères à la politique. « Tout, ici, est tranquille, écrit
Hyndford à Carteret, et le roi de Prusse ne semble plus occupé
qu'à préparer des opéras et des bals. M. Voltaire est revenu ; il est
constamment avec Sa Majesté prussienne, qui semble décidée à lui
donner la matière d'un poème sur les divertissemens de Berlin. On
ne parle que de Voltaire. 11 lit des tragédies aux deux reines et aux
princesses jusqu'à les faire fondre en larmes, il dépasse le roi lui-'
même en verve satirique et en saillies extravagantes. Personne ne
passe pour u • - me bien élevé s'il n'a pas la tête et les poches
pleines des compositions de ce poète et s'il ne parle pas en vers.
J'espère cependant que Votre Seigneurie m'excusera si je prends la
liberté de l'assurer, sur le ton de mon refrain ordinaire (m hiun-
ming), que j'ai l'honneur, etc. »
Le même Hyndford raconte pourtant que, quelque soin que mît Fré-
déric à ne pas mêler dans ses représentations brillantes la politique à
la poésie et aux arts, l'habitude parfois l'emportait, et des coups de
langue lui échappaient qu'il ne pouvait retenir. Ainsi, à un ballet
d'opéra, un incident assez comijue survint: avant la représentation,
le rideau se trouva à moitié levé, et l'on aperçut les jambes des dan-
seuses françaises, qui essayaient leurs pas, sans qu'on pût voir leur
visage. Le roi se mit à rire et dit à demi- voix, mais assez haut pour
être entendu de l'envoyé de France : « Voilà le ministère de France,
des jambes qui remuent et point de tête. — Voilà mon paquet, dit
Valori à Hyndtord, et pour ce soir, c'est moi qui l'empoche (3). »
(1) Voltaire i Tfiif^riot, 8 octobre 1743. (Correspondance générale.) — Mémoires.
(2) Frédéric à Voltaire, 7 octobre t843. (Correspondance générale.)
(3) Hyadfordà Carteret, 3 et 29 octobre 1743. (Correspondance de Prusse. Record
OQice.)
526 REVUE DES DEUX MONDES.
Mais Frédéric était le seul qui prît la liberté d'interrompre par
des traits piquans de si belles réunions. Toute la cour, d'ailleurs
fidèle à la même consigne ou subissant le même entraînement, ne
semblait sensible qu'au plaisir de posséder encore l'homme de
génie et troublée seulement par le chagrin de le quitter. Les prin-
cesses, plus que tous autres, étaient sous le charme, et une en par-
ticulier, la princesse Ulrique, plus tard reine de Suède. De toutes
les sœurs de Frédéric si Wilhelmine était la plus spirituelle,
Ulrique était la plus Jolie. C'est pour ce motif sans doute que Vol-
taire semblait aussi plus empressé de lui plaire, et on vit s'établir entre
eux un échange de propos aimables qui semblaient parfois dépas-
ser, chez l'une, la mesure de l'admiration et, chez l'autre, les bornes
du respect. Il est vrai qu'il est admis que c'est en ce genre surtout
que la poésie a ses licences, et que ce qui se dit en vers n'est jamais
compromettant. Aussi assure-t-on que la princesse permit au poète
de lui faire une déclaration, sous la seule condition que le mot
d'amour n'y serait pas prononcé, et c'est alors que, sur place et
sur-le-champ, il improvisa ce madrigal, qui est dans toutes les
mémoires et qui est vraiment la perle du genre.
Toujours un peu de vérité
Se mêle aa plus grossier mensonge.
Cette nuit, dans l'erreur d'im songe,
Au rang des rois j'étais monté.
Je vous aimais alors et j'osais vous le dire.
Les dieux à mon réveil ne m'ont pas tout ôté
Je n'ai perdu que moa empire.
Ulrique n'était pas de force à répondre séance tenante, sur le
même ton, aussi ne fit-elle (c'est-elle qui le dit elle-même) qu'une
assez chétive réplique. Mais la nuit porte conseil, et aidée par son
frère, elle renvoyait le lendemain une pièce plus longue, plus
lourde, où elle entrait dans la plaisanterie, avec beaucoup moins
de grâce, mais non sans un certain art pour garder son rang et
éloigner la familiarité. C'était Apollon, qui, informé qu'elle avait
reçu des vers de son favori, l'avertissait qu'il s'était trompé
d'adresse, et qu'en songe il l'avait prise pour la belle Emilie.
Quand vous fûtes ici, Voltaire,
Berlin, de l'arsenal de Mar-,
Devint le temple des beaux-art?,
Mais trop plein de l'objet dont !e cœur sut vous plaire,
Emilie est toujours présente à vos regards.
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 527
Au sortir do ce songe heureux,
La vérité, toujours sévère,
A Bruxelles bientôt dessillera vos yeux.
Je sens assez de nous la différence extrême ;
Au haut de l'Hélicon vous vous placez vous-même,
Moi, je tiens tout de mes aïeux.
Tel est l'arrêt du sort suprême,
Le hasard fait les rois : la vertu fait les dieux (1).
Faut-il croire que pendant que Frédéric dictait à sa sœur cette
réponse pleine de tact et de dignité, il s'amusait à en versifier à
huis-clos une tout autre, qui parut plus tard sous son nom, où
Voltaire était traité de faquin, et où sa prétention d'aspirer, au
moins en songe, à la main d'une princesse, était comparée au rêve d'un
chien qui aboie à la lune? — Les biographes de Voltaire contestent
avec une sorte d'indigtiation l'authenticité de cette grossière bou-
tade. Pour l'honneur du bon goût comme de la dignité royale, nous
ne demandons pas mieux que d'en douter avec eux. Mais les édi-
teurs allemands sont moins délicats ; car dans la collection officielle
des œuvres de Frédéric, les deux pièces mises dans la bouche
d'Ulrique sont insérées à la suite l'une de l'autre, sans qu'ils aient
l'air de se douter du joli trait de caractère que, par ce rapproche-
ment et ce contraste, ils prêtent à leur souverain.
La date fatale du 12 octobre fixée pour le départ arriva enfin, et
Voltaire, faisant son compte à la dernière heure, dut tristement
reconnaître qu'il s'en retournait absolument les mains vides, sans
rapporter même un indice, même un soupçon des véritables inten-
tions du roi. 11 se résolut alors de tenter un dernier effort, vérita-
blement désespéré et pourtant très modeste. Il supplia le roi de
Prusse, dans un dernier entretien, de lui donner à porter un mot de
sa main, un seul, propre à être mis sous les yeux de Louis XV, et
qui pût attester que son langage à Berlin n'avait tendu qu'à rappro-
cher les deux souverains et à faire tomber les préjugés qui les éloi-
gnaient j'uu de l'autre. 11 demandait cette légère faveur non comme
un acte utile à la politique, mais comme un service personnel, propre
à lui faire obtenir à Versailles le retour des grcâces royales dont on
l'avait privé. « Je n'ambitionne point du tout, disait-il, d'être chargé
d'affaires comme Deslouches et Prior, deux poètes qui ont fait deux
paix entre la France et l'Angleterre. Vous ferez tout ce qu'il vous
plaira avec tous les rois du monde sans que je m'en mêle; mais je
vous conjure instamm'^iit de m'écrire un mot que je paisse montrer
au roi de France... Je ne demande autre chose, sinon que vous
êtes satisfait aujourd'hii des dispositions de la France, que personne
(1) Ulrique à Voltaire, octobre 1743. {Correspondance générale.)
528 REVUE DES DEUX MONDES.
ne vous a jamais fait un portrait si avantageux de son roi, que vous
me croyez d'autant plus que je ne vous ai jamais trompé, et que
vous êtes bien résolu à vous lier avec un prince aussi sage et aussi
ferme que lui. Ces mots vagues ne vous engagent à rien et j'ose
dire qu'ils feront un très bon effet : car, si on vous a fait des pein-
tures peu honorables du roi de France, je dois vous assurer qu'on
vous a peint à lui sous les couleurs les plus noires, et assurément
on n'a rendu justice ni à l'un ni à l'autre. Permettez donc que je
profite de cette occasion si naturelle pour rendre l'un à l'autre
deux monarques si chers et si estimables. Ils feront de plus le
bonheur de ma vie : je montrerai votre lettre au roi, et je pourrai
obtenir la restitution d'une partie de mon bien que le bon cardinal
m'a ôtô. Je viendrai dépenser ici ce bien que je vous devrai (1). »
Gomme nous ne trouvons pas de réponse à celte supplication, il
est à présumer que Frédéric fui insensible, et ce qui prouve bien
que même cet acte de bonne grâce fut refusé, c'est que, pour y
suppléer, Voltaire fut réduit à citer dans une dépêche postérieure
adressée au ministre, un fragment d'une des lettres royales que
j'ai citées et où le nom de grand homme était décerné à Louis XV,
dans un sens que la tournure de la phrase rendait manifestement
ironique. Cette rigueur n'empêcha point Frédéric d'assurer au voya-
geur, du plus grand sérieux du monde, avant de le mettre en voi-
ture, qu'il avait eu tort de ne pas apporter de lettres de créance,
ce qui aurait permis de traiter avec lui.
Ce n'est pas là, je le sais, le compte que rendent de ce dernier
entretien les écrivains qui s'en sont fiés aux Mémoires de Voltaire.
Tous racontent, au contraire, qu'au moment de le quitter, Frédéric
lui glissa dans l'oreille ces simples paroles : Que la France déclare
la guerre à V Angleterre et je marche avec elle. Par malheur, rien
de pareil ne se trouve dans les correspondances, et comme elles
sont imprimées depuis longtemps, tous les narrateurs auraient pu
prendre la peine de s'en assurer. La suite des faits fera voir d'ail-
leurs que cette exigence imposée, en effet, par Frédéric à la France,
ne lui vint à l'esprit que beaucoup plus tard et par suite de circon-
stances qui n'étaient pas encore réalisées (2).
Voltaire partit donc, — il le fallait bien; •'■- mais il s'éloignait
à regret, se rendant non en droiture à Paris, où il n'avait rien à
dire, mais à Bruxelles, où M""^ du Châtelet se mourant d'impa-
(1) Voltaire à Frédéric, octobre 1743. [Correspondance générale.)
[-1) Voltaire à Amelot, Bruxelles, 5 novembre 1743. Correspondance de Hollande.
Ministère des affaires étrangères.) — On trouve dans la Correspondance générale de
Voltaire, une lettre également adressée à Amelot en date du 27 octobre, et qui est si
semblable pour le fond, et souvent même pour la forme, à celle-ci, qu'il est à présu-
mer que l'une n'est que le brouillon dont l'autre est le texte définitif.
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 529
lience, était venue l'attendre et où il ne paraît pas qu'il fût égale-
ment pressé d'arriver ; car il s'arrêta de ville en ville, dans les
petites cours d'Allemagne, où chacun voulait le retenir, entre autres
à Brunswick, pendant deux mortelles journées dont Emilie comp-
tait toutes les minutes. « C'est un voyage céleste, écrivait-il, où je
passe de planète en planète. » Et, la tournée finie, il ne demandait
pas mieux que de recommencer; il proposait, au contraire, à Âme-
lot de repartir sans débrider si on voulait le charger de lettres
pressantes de Charles VU pour tous les princes de l'empire, afin
de les décidera agir en commun sur les résolutions de Frédéric. Il
ne savait pas, et personne ne lui fit savoir que, pendant qu'il cher-
chait ainsi à renouer les fils d'une négociation qui n'avait pas
même été entamée, Frédéric faisait venir Valori dans son cabinet
et lui proposait d'aller, de sa personne, porter à Versail'es le plan
d'une action commune avec la France. La comédie était jouée; la
partie sérieuse allait commencer (1).
« Ce siècle-ci, dit Frédéric dans Y Histoire de mon temps, est
bien fait pour les événemens singuliers et extraordinaires, car je
reçus un ambassadeur poète et bel esprit de la part de la France :
c'était Voltaire, un des plus beaux génies de l'Europe, l'imagina-
tion la plus brillante qu'il y ait peut-être jamais eu, mais l'homme
le moins né pour la politique. En même temps, il n'avait point de
créditif; mais aussi peux-je assurer qu'il ne s'était pas débité ambas-
sadeur sans fondement; sa négociation fut une plaisanterie, et elle
en resta là (2). »
Les modernes éditeurs des papiers politiques de Frédéric ont vu
dans cette appréciation dédaigneuse une leçon qu'ils ont cru devoir
suivre; aussi ont-ils retranché avec soin de leur publication tout
ce qui pouvait rappeler la négociation prétendue de Voltaire; son
nom même n'est pas prononcé dans leur recueil, et ils ont poussé
le scrupule, je dirais volontiers, la pruderie, jusqu'à faire dispa-
raître de plusieurs lettres des paragraphes où ce nom figurait (3),
(1) Voltaire à Amelot, dépêche citée. — Valori à Amelot, 5 octobre 1744. (Corres-
pondance générale. Ministère des affaires étrangères.)
(2) Frédéric, Histoire de mon temps, chap. ix. Nous extrayons ce passage du teite
primiiif dont les archives de Berlin ont donné récemment connaissance au public. La
forme, mais non le fond, en a été altérée dans le texte définitif, le seul connu jusqu'à
ces dernières années. Voici cette variante : « Sur ces entrefaites, Voltaire arriva à
Berlin. Comme il avait qutilques protecteurs à Versailles, il crut que cela était suffi-
sant pour se donner les airs de négociateur; son imagination brillante s'élacçait sans
retenue dans le vaste chama de la politique : il n'avait point de créditif et sa mission
devint un jeu, une simple plaisanterie.»
(3) C'est ce dont on peut s'assurer en comparant les correspondances de Frédéric
avec Rottenbourg, insérées dans le Recueil général du 18 mars, avec cette môme cor-
TOME LXii. — 1884, 34
530 REVUE DES DEUX MONDES.
Ces consciencieux serviteurs ont-ils bien fait? Ont-ils bien compris
la pensée du maître? IN'ont-ils pas manqué eux-mêmes de mémoire
et de reconnaissance? Les voyages répétés de Voltaire à Berlin ont
été, il faut bien en convenir, sans résultat pratique, sans action
directe sur la politique des cabinets et les incidens du jour. Mais,
vues de plus haut et de plus loin, ces apparitions brillantes ont-
elles été sans influence, sinon sur le cours immédiat des événemens,
au moins sur la révolution d'idées qui a si profondément modifié,
depuis lors, les relations de la France et de l'Allemagne? Voltaire
n'a-t-il pas, par sa seule présence, aidé Frédéric à faire de la demeure
gothique des vieux chevaliers teutons un centre de civilisation prêt à
devenir la capitale d'un grand empire? A la suite de Voltaire, le génie
français pénétrait, avec sa grâce légère et frondeuse, jusque dans les
sables de Brandebourg et sur les rives glacées de la Baltique. Mais,
la communication une fois établie, n'est-ce pas par la route ainsi
frayée que l'esprit allemand, à son tour, devait, d'un pas plus lourd
peut-être, mais par une sorte de retour offensif, venir opérer parmi
nous des conquêtes intellectaelles qui ont précédé et préparé la vic-
toire du champ de bataille? Qu'est-ce que la puissante Allemagne
d'aujourd'hui ne doit pa«:, en bien comme en mal, à l'influence du
génie de Goethe, et Goethe lui-même, que n'a-t-il pas dû à Vol-
taire? Si Voltaire n'eût précédé M'"^ de Staël à Berlin, y eût-elle été
chercher, en eût-elle rapporté le livre révélateur qui le premier a
fait apprécier l'originalité de la pensée germanique?
Il faudrait pourtant ne pas être plas dédaigneux que ne l'était au
fond Frédéric lui-même, malgré les boutades de son humeur sarcas-
tique, car si Frédéric aimait à se jouer de Voltaire, jamais pourtant
il n'a renoncé à l'honneur et même au profit qu'il croyait tirer de ses
hommages. En lui fermant l'entrée de son cabinet diplomatique et
de son camp, il lui gardait toujours grande ouverte celle de sa
cour et de son palais. Ces amitiés philosophiques et littéraires,
qu'il malmenait à ses heures, il n'a jamais cessé de les étaler avec
un orgueil complaisant. C'étaient des joyaux, direz-vous, dont il
aimait à parer sa couronne? Oui, mais il savait que leur éclat, loin
d'être un vain ornement pour sa puissance, en propageait le rayon-
nement, et qu'éblouir les hommes est le plus sûr moyen de les
dooiiner.
Duc D Broglie.
respondance telle qu'on la trouve dans le nouveau Recueil politique. Tous les passages
relatifs à Voltaire ont été supprimés.
ANDREE
TROISIEME PARTIE {]
XYIII.
Le sentiment du devoir accompli préserve du remords, non de
la tristesse. Mareuil, sans regretter d'avoir coupé court à u le cou-
pable intrigue, s'aperçut bientôt que les remèdes héroïques font
plus souffrir après qu'on les a pris qu'au moment même où Ton
se les administre. Au bout de quelques jours, n'ayant pas pu par-
venir à écrire la lettre que M. de Garamarite lui couseillaii d'adresser
à Henriot, il se persuada que le plus sûr moyen de faire diversion
à son ennui était de quitter Paris et d'aller donner de vive voix à
Jacques les explications nécessaires. Sans se l'avouer, il éprouvait
d'ailleurs un vague besoin d'agir, de voir du pays, surtout de ne
pas demeurer en proie à ses souvenirs ; car, s'il en avait de dou-
loureux, il en avait aussi d'enivrans. Deux ou trois fois il avait été
sur le point de partir pour les Charmilles. Il se voyait pénétrant
dans le parc, à la nuit tombante, et se glissant du côté du chalet :
il reprenait sa place au pied de l'arbre, la voix de la jeune hlle
jetait dans la nuit ses notes graves; elle-même paraissait à la
(1) Voyez la Revue du 1" et du 15 mars.
532 REVUE DES DEUX MONDES.
fenêtre... Henri comprit qu'il y avait urgence à s'éloigner, sous
peine d'être quelque jour victime d'un de ces retours offensifs de la
passion qui mettent le devoir en fuite, au moment que celui-ci se
croit vainqueur. Un beau matin, il donna congé à l'hôtel où il était
descendu après avoir quitté les Charmilles, boucla sa malle et prit
le train d'Italie, En recevant le billet où Henri lui annonçait son
départ, le comte grommela entre ses dents : « Diable, diable! » et
parut soucieux.
Après avoir visité à petites journées cette admirable Italie qu'il
ne connaissait pas, fait à Venise, à Florence, à Sienne, à Pérouse,
à Orvieio une abondante provision d'études et d'impressions, Jacques
s'était fixé à Rome. La majesté triste de cette ville uni jue l'avait
profondément touché. Il y a, en tffet, dans Rome un charme subtil
qui séduit certains cœurs enclins à la rêverie, amoureux de la soli-
tude, épris de beauté austère et sensibles à la mélancolique poésie
des ruines. Un appartement avec atelier était vacant dans une
grande maison située sur le bord du Tibre, près de l'endroit où le
bac, aujourd'hui remplacé par un pont, mettait en communication
le quartier qui entoure le mausolée d'Auguste avec les ctiaraps de
Gincinnatus. Jacques s'y installa : de la fenêtre de sa chambre, il
apercevait à ses pieds le fleuve roulant, à gros bouillons, ses eaux
limoneuses, et, sur l'autre rive, le mausolée d'Hadrien, qui est
devenu le château Saint-Ange, le dôme prodigieux de Saint-Pierre
et la belle colonnade du Bernin, l'assemblage confus de palais qui
constitue le Vatican; enfin, le Monte-Mario, couronné de cyprès
toujours verts. Quelle ville au monde peut, comme celle-là, pré-
senter, à chaque pas qu'on y fait , des monumens parés de noms
immortels? Où trouver un pareil assemblage d'édiiices de tout âge
et de tout style, au seuil desquels se dressent de grands souvenirs
historiques, semblables à ces statues qui décorent le faite de Saint-
Jean -de-Latran, et qu'on voit, de deux lieues, se détacher, avec des
gestes larges, sur l'azur immuable du ciel !
Jacques subit d'abord l'influence pacifiante de Rome. Dans le
silence de la grande cité morte, il semble que nos mesquines pas-
sions n'osent plus élever la voix, comme elles font ailleurs au miUeu
du tumulte complice de leurs clameurs, et que chaque ruine nous
dise : « Va, j'ai depuis deux mille ans entendu d'autres cris que les
tiens 1 Ne viens pas troubler mon recueillement : laisse-moi rêver
au passé. Qu'est-ce que ta souffrance? A peine une goutte d'eau
dans ce fleuve de la douleur humaine, qui s'enfle de siècle en siècle
et roule â mes pieds. » Le travail aidant, Henriot avait assez bien
passé les deux premiers mois de son séjour en Italie. Mais cette
demi-quiétude n'avait malheureusement pas duré. La rareté des
ANDRÉE. 533
lettres d'Henri, l'insuffisance des renseignemens qu'il y trouvait, le
silence obstitié d'Andrée, qui avait pourtant été la première à lui
proposer de correspondre, tout contribua bientôt à jeter le trouble
dans l'esprit du jeune homme. L'arrivée de M. de Garamante à
Rome lui tut d'un grand secours : le comte s'ingénia à le récon-
forter et pansa d'une main légère ce cœur endolori. Pendant deux
grandes semaines ils ne se quittèrent pas. On les voyait ensemble
dans la campague, sur la Via Appia, sur la route de Tivoli ou de
Frascati, dans les musées, au Pincio, à la villa Borghèse ou Pam-
phili, et le soir, au Corso, qu'ils arpentaient en devisant. L'étroite
intimité de cette vie en commun, où chacun donne le meilleur de
soi-même et se laisse voir tel qu'il est, sans fausse honte, fortifia
l'estime qu'ils avaient déjà l'un pour l'autre. Le comte gardait tout
son esprit, mais semblait avoir laissé à la frontière son parisianisme
railleur aassi bien que son ruban rouge : courtoisie qu'on voudrait
trouver plus souvent chez les Français quand ils vont rendre visite
à un peuple où l'enthousiasme est bien porté, et les décorations
point. Henriot était surpris de trouver dans ce viveur une étendue
de connaissances qu'il n'avait jamais soupçonnée, dans cet épicu-
rien frivole un goût extrêmement vif pour les choses de l'art, dans
ce rafTiné le sentiment profond de ce beau particulier, fuit de mys-
ticisme et de naïveté, qu'on rencontre chez les primitifs. M. de Gara-
mante, d'antre part, était charmé de s'apercevoir que ce jeune homme
fier, poussant la réserve pres(iue jusqu'à la sauvagerie, cachait
sous des dehors d'une froideur parfois un peu hautaine le cœur le
plus généreux; il prenait un singulier intérêt à l'entendre parler
de tes éludes, de ses projets de tableaux, des maîtres italiens, des
diverses écoles entre lesquelles sa prédilection flottait encore un
peu : toutes choses qu'il exposait avec cette chaieur qui plaît aux
sceptiques, quoi qu'ils en disent. Leur mutuelle sympathie était
ainsi devenue de l'amitié, respectueuse d'un côté, très tendre de
l'autre. « C'est pourtant vrai, se prit à peniser un jour M. de Gara-
mante, que si j'avais eu un fils, j'aurais souhaité qu'il ressemblât
à ce graîid garçon- là! » Et il soupira. On a beau être dégagé de
beaucoup de pièjugés, on n'aime pas à enterrer son nom avec soi :
c'est m (Urir un peu moins que de soustraire à l'horrible loi de
la destruction, ne fût-ce que cette petite partie de nous-même !
Jacques et M. de Garamante avaient souvent parié d'Andrée au
cours de leurs longues causeries, et le vieux geniilhonmie s'était
toujours exprimé sur le compte de la jeune fille avec une extrême
sévérité. Un jour, Henriot lui montra la lettre où Mareuil faisait le
portrait de Al"^ Passemard. Le comte lut et relut la lettre avec beau-
coup d'attention, parut eusuite très préoccupé et fit depuis lors
b'ùU REVUE DES DEUX MONDES.
une foule de questions sur Henri, son caractère, la tournure de
son esprit. Aucun de ces menus faits n'avait échappé à l'attention de
Jacques : il en fit le thème ordinaire de ses réflexions, et, comme il
arrive lorsque notre esprit concentre toutes ses facultés sur un même
objet, perdit le peu de calme qu'il eût conservé. Les idées les plus
folles passaient dans sa tête : le soupçon de la vérité, même, l'ef-
fleura. Mais telle était sa droiture qu'il repoussa aussitôi avec une
sorte de honte cette explication, qui l'obligeait à suspecter la loyauté
de son ami. Plus d'une fois il fut sur le point d'abandonner ses
travaux commencés, d'accourir à Paris : au moment de partir, il se
disait avec découragement : « A quoi bon! M'en aimera-t-elle davan-
tage si elle ne m'aime pas? » D'ailleurs, M. de Garamante le détour-
nait énergiquement de mettre ce projet à exécution. 11 se décida
alors à tenter auprès d'Andrée une suprême épreuve et à conjurer
Henri de lui fournir des renseignemens précis sur ce qui s'était
passé aux Charmilles depuis deux mois. Il attendait encore la
réponse à ces deux lettres, que le comte avait emportées sans
savoir ce qu'elles contenaient, et, ne voyant rien venir après plu-
sieurs jours d'intolérable anxiété, il avait enfm résolu de partir le
lendemain, lorsqu'un coup de ce marteau qui remplace le plus
souvent à Rome les sonnettes retentit à sa porte. H alla ouvrir et
se trouva en face de Mareuil.
— Toi ici ! s'écria-t-il en reculant de surprise. Elle se marie,
n'est-ce pas ? Je m'en doutais !
El sa figure fut en un instant contractée, moins par le désespoir
que par la fureur.
— Non! non! fit Henri précipitamment. Écoute-moi donc! Je te
jure qu'il n'est pas question de mariage.
— Ah!.. Pardon! alors, mon bon Henri, dit-il en passant la main
sur son front. En l'apercevant j'ai cru que tout était iini. Et je
te reçois comme un chien, au lieu de l'embrasser... Pardon!
Ils se jetèrent dans les bras l'un de l'autre.
— Voyons ! reprit Jacques, assieds-toi et causons. Explique-moi
bien vite ce qui t'amène, car je suis depuis quelque temps dans un
tel état d'énervement, — un peu à cause de toi! — que j'en perds
la tête, comme tu viens de le voir.
— Mon cher Jacques, dit Henri, je suis venu te retrouver parce
que ma conviction est qu'il ne me restait plus rien à faire aux
Charmilles. Tu m'as chargé de plaider ta cause, n'est-ce pas? Je
l'ai fait sans relâche; j'ai mis à ton service tout ce que l'amiiié la
plus ingénieuse pouvait m'inspirer de dévoûment et me donner
d'adresse. Je n'ai pas réussi. De guerre lasse, j'ai quitté la partie et
me voici.
ANDRÉE. 535
— Ah! dit seulement Jacques. Après un silence qui parut très
long à Henri, il reprit d'une voix lente et comme se parlant à lui-
même :
— Alors, j'avais donc bien raison de penser que tout était fini...
Mais tu ne me dis pas qui est celui qu'elle aime.
Henri eut besoin de faire appel à toute sa volonté pour ne pas
tressaillir, bien qu'il eût pris soin de se préparer à cette question.
— Je ne sais pas si elle aime quelqu'un. Je suis sûr seulement
qu'elle ne t'aime point, et ne sera jamais ta femme.
— Elle te l'a dit?
— Oui,
Et il raconta qu'au cours d'une de ses conversations avec
Andrée, la jeune fille avait déclaré nettement qu'elle n'épouserait
pas Jacques, faute de se sentir en communion intellectuelle et
morale avec lui.
— Tiens, remarqua Henriot, c'est une manière nouvelle, ça! Elle
en est donc aux affinités électives pour l'instant? Il y a progrès
depuis mon départ,.. Ah çà, qui diable a bien pu lui mettre ces
idées en tête? Tu me disais dans ta grande lettre que son intelli-
gence est un refli t plutôt qu'un foyer : qui reflète-t-elie aujourd'hui ?
Voilcà ce qu'il fau dirait savoir... Voyons, cherchons...
— A quoi bon? Ne crois-tu pas qu'elle ait pu trouver cela toute
seule?
— Non... J'ai été très frappé de la justesse de ton observation :
les mots d'Andrée ne sont presque jamais d'elle. Cette e>; pression
vague et prétentieuse de communion intellectuelle et morale peut
nous mettre sur la voie, nous aider à découvrir l'influence cachée
qui s'exerce maintenant sur elle et me l'enlève... Tu es resté tout
le temps aux Charmilles, n'est-ce pas?
— Oui.
— Qui est venu pendant que tu t'y trouvais?
— M. de Garamante...
— Oh ! ce n'est pas celui-là, je t'en réponds! Un esprit clair, net,
précis comme le sien ne donne pas dans le pathos des harmonies
préétablies et des âmes fiancées de toute éternité... D'ailleurs il est
mon ami, et je l'estime trop pour le croire capable d'avoir mis dans
l'esprit d'Andrée de pareilles sornettes : une affection dévouée et
prévoyante comme la sienne n'aurait pas manqué de discerner le
parti qu'Andrée pouvait tirer contre moi de ces fadaises sentimen-
tales. Non, non, ce n'est pas lui!.. Qui encore?
Henri s'attendait bien à être obligé de fournir des explications;
mais il n'avait point supposé que Jacques dût procéder à d'aussi
minutieuses investigations ; la persistance qu'il mettait à pour-
536 REVUE DES DEUX MONDES.
suivre l'enquête sans se laisser dérouter commençait donc à le trou-
bler singulièrement.
— Des amis de Maxime, répomiit-il, en saisissant avec empresse-
ment cette occasion de mettre des noms en avant et de dépister
les soupçons d'Henriot : le petit baron de Salbris, Desrieux, Passé-
rieux...
— Desrieux et Passérieux? Ce n'est pas là leur genre. Salbris?
Peut-êîre!.. Et pourtant, non, c'est trop fort pour lui, comme pour
eux... Mais pourquoi ne me parles-tu pas de Murincourt, au fait?..
Henri, tu me caches quelque chose! C'est lui : car enfin si ce n'est
pas lui qu'elle aime et qui l'a détachée de moi, il ne resterait plus...
Jacques s'arrêta et regarda fixement son ami pendant une
seconde. Une flamme courte passa dans ses yeux, puis un pâle sou-
rire détendit ses lèvres un peu serrées, et, d'un geste brusque, il
prit la main de Mareiiil :
— Fou que je suis! dit-il tristement. Encore cette honteuse pen-
sée! Croirais-tu, mon pauvre Henri, que je viens de te faire, à l'in-
stant, l'injure de te soupçonner !.. Maudit tempérament,va!.. Figure-
toi qu'il y a des momens où je vois rouge,., lorsque je pense qu'elle
appartiendra à un autre, qu'elle aura, qu'elle a déjà peut-être des
mots d'amour pour un autre! Et dire que, malgré tout, à cette
heure même où j'apprends qu'elle est irrévoca^>lement perdue pour
moi, où la dupliciié de sa conduite m'apparaît dans toute son infa-
mie, dire que je l'exècre bien moins que je ne l'adore !
Il s'était levé, fort heureusement, et marchait à grands pas en
faisant avec ses bras des mouvemens désordonnés qui exprimaient
la violente agitation de son âme. Henri eut le temps de se remettre
et de cacher le trouble accusateur que ses traits avaient un instant
trahi.
— Allons, dit-il, calme-toi. Tu sais maintenant à quoi t'en tenir.
C'est bien quelque chose de ne plus être empêtré dans les équi-
voques de cette amitié ambiguë et de pouvoir reprendre la libre
disposition de toi-même.
— Ainsi, c'est bien Morincomt? interrompit-il sans l'écouter. Elle
l'a vu souvent, n'est-ce pas?
— A Paris, oui, avant le départ pour la campagne; mais aux
Charmilles, non.
— C'est bien cela : il te savait là et aura évité de venir pour ne
pas nous donner l'éveil, le lâche! Je suis bien sûr qu'il ne s'est pas
contenté de lui dédier un livre, mais qu'il lui écrivait assidûment.
Il n'a pas interrompu, j'imagine, son travail de séduction sournoise,
qui craint le grand jour et n'avance que par les voies obliques...
Oh! je sais comment il procède... Elle m'a mis au courant l'hiver
ANDREE. 537
dernier, sans doute parce qu'il lui semblait plaisant de piquer ma
jalousie... C'est lui, te dis-je!.. Mais je le retrouverai, et alors...
Un geste de menace acheva sa pensée.
— Non, dit Henri, tu n'en as pas le droit!.. Que t'a fait cet
homme, après tout, dont tu puisses le rendre justement respon-
sable? 11 aime la même femme que toi : qui te prouve que, pour
se faire aimer, elle n'a pas eu recours aux mêmes artifices qui
t'ont si bien séduit? Va, la grande coupable, c'est elle!.. Si tu veux
haïr quelqu'un, hais-la donc! Lui a peut-être été ensorcelé! Il ne
sait peut être seulement pas ce qu'il fait!.. Pardonne-lui, Jacques!
pardonne- lui!
— Ah çh, mais de quel ton me dis-tu cela?.. Vas-tu te jeter à
mes genoux maintenant pour obtenir que j'oublie le mal que me
fait ce Morincourt?.. Tudieu! quelle chaleur tu mets à plaider la
cause de cet homme!.. Tu le connais donc?
— Non, à peine, dit Henri en balbutiant. Je l'ai vu deux ou trois
fois seulement,., et tu comprends bien que je ne m'intéresse guère
à lui... Mais je te vois si emporté, si violent aujourd'hui, que j'ai
voulu te rappeler au calme et à la raison.
— Eh! mon cher, c'est que je ne suis pas de mon temps, tu l'as
dit. Je me sens puissant pour la haine comme pour l'amour. Mal-
heur à qui m'olTensel.. Et comment pourrait-on m'olTenser plus
crueliemeht qu'en me volant le cœur d'une femme si ardemment
et depuis si longtemps aimée !.. Çà, parlons d'autre chose, mainte-
nant. Andrée est perdue pour moi : c'est ce que je vois de plus
clair dans tout cela. Tu vas tâcher de m'aider à m'étourdir, hein!
Quant au Morincourt, nous verrons plus tard... Pour plus de sûreté,
tu me feras faire un peu d'escrime. Tu es toujours fort, je pense?
Moi je suis un peu rouillé... Viens que je te fasse visiter mon instal-
lation. Ta verras comme nous serons bien. J'ai une chambre pour
toi, tu sais, et ne te laisse pas aller à l'hôtel.
Il lui m )uira son atelier, pièce spacieuse et bien éclairée par le
haut, pleine d'étoffes multicolores, qui formaient avec les plats de
cuivre traînant ç\ et là sur les meubles, les moulages en plâtre
de quelques beaux bronzes antiques, les lampes romaines à trois
becs, les vases en forme d'amphores, ce charmant fouillis dont les
peintres aiment à s'entourer et où ils font régner, n'en déplaise aux
profanes, un ordre autre que celui des ménagères, cet ordre qui
dispose les pièces diverses d'un ameublement, les tentures, les
moindres objets, conformément aux subtiles harmonies de leurs
formes et de leurs couleurs. De grandes photographies du Golisée,
des Thermes de Garacalla, de belles gravures de Piranesi, repré-
sentant le Forum au xviii^ siècle et l'adorable petit temple de
533 REVUE DES DEUX MONDES.
Vesta étaient piquées au mur. A l'une des cloisons, un trophée
d'armes était suspendu : salades, hallebardes du xvi*' siècle, dagues,
espadons, et une paire de jolies épées dont la fine lame avait été
montée sur des gardes anciennes à coquilles d'acier ciselé.
— Que dis-ta de ces joujoux-là? demanda Jacques. Gomme elles
sont en main! Et légères, et flexibles!
— Ma foi oui! On ne fait plus si bien aujourd'hui. Ton atelier
est charmant. Tu l'as arrangé avec beaucoup de goût... Et je vois
que tu n'as pas perdu ton temps, dit-il en montrant du doigt plu-
sieurs études accrochées çà et là.
— J'ai beaucoup travaillé, en efïet... Gomment trouves-tu ceci?
Il s'approcha d'une toile placée sur un chevalet, dans un coin de
l'atelier, et rejeta de côté un grand morceau d'étoffe qui la recou-
vrait comme un voile. C'était un portrait d'Andrée, d'une ressem-
blance extraordinaire. Le sourire singulier de la jeune fdle, le
retroussis des commissures de ses lèvres était surtout rendu avec
une étonnante vérité.
— Tu as fait ce portrait-là de mémoire? dit Henri, qui s'empressa
de déguiser son trouble en admiration.
— Mais oui, dit Jacques, avec le secours de cette photographie.
Il tira de son portefeuille et montra à Henri un portrait- carte que
la jeune fille lui avait donné. Au revers était écrit : « J'ai mis mes
lèvres aux lèvres de cette petite image; si vous cherchez bien, vous
y trouverez un peu de présence réelle. »
— Diable ! s'écria Mareuil en se forçant pour plaisanter, voilà du
mysticisme un peu bien sensuel! On dirait un mot de M""* Guyon à
Fénelon...
Une quinzaine se passa. Les deux jeunes gens se promenaient
souvent ensemble, causant infatigablement art, histoire, littérature,
interrogeant les ruinés, qui leur répondaient : car il ne faut pas
croire que les archéologues seuls aient de ces entretiens avec les
vieilles pierres. Par un accord tacite, ils évitaient de parler d'An-
drée. Quand les journaux apportèrent la nouvelle de l'élection de
M. Passemard, qui fut nommé à la fin d'octobre avec une grosse
majorité, Maj^euil se contenta de dire :
— Allons, le tour est joué!.. Je crois que je ne lui ai pas été
inutile.
— Oui, dit Jacques simplement, tu dois avoir rondement mené
cette campagne-là... L'autre était plus difficile!..
Il soupira, et ce fut tout. Mareuil essaya de l'interroger sur ses
projets d avenir. Jacques resta impénétrable ; il ne parlait ni d'écrire
à Andrée, ni de revenir à Paris avant plusieurs mois. Il s'était remis
au travail avec une ardeur fiévreuse et passait une partie de son
ANDRÉE. 539
temps à faire des copies ou des études dans les musées. Sa gaîté
un peu factice des premiers jours avait disparu ; il ne se plaignait
jamais, ne glissait pas dans ses conversations la moindre allusion
au passé, mais portait sur son visage pâli l'empreinte d'une tristesse
farouche qui ne ressemblait guère à delà résignation. Hi-nri, de son
côté, se sentait en proie à un malaise vague, que la présence de son
ami augmentait au lieu de le dissiper. Peu à peu, ils prirent l'habi-
tude de ne plus être ensemble qu'à l'heure des repas, sous prétexte
de courses aux environs, de séances dans les bibliothèques, de
visites aux galeries particulières. Jacques, qui d'abord accompa-
gnait son ami partout et semblait prendre plaisir à lui faire les hon-
neurs de Rome , l'abandonnait maintenant pendant des journées
entières, et ^lareuil ne se plaignait, pas de cette solitude.
Au bout d'un mois et demi, il commençait à songer au départ,
sans Irop savoir ce qui l'emportait en lui, du désir de quitter Rome
ou de Tenvie de revoir Paris. Ce que le jeune homme n'osait pas
se dire, c'est que l'amitié lui semblait décidément un faible antidote
de l'amour; c'est que le temps lui apportait si peu l'ouHli, qu'il se
sentait de jour en jour moins détaché d'Andrée; c'est qu'enfin il en
venait à regretter presque com.me une duperie le sacrifice qu'il
s'était imposé.
XIX.
Un matin qu'il était resté seul à écrire des lettres, Henri se pro-
menait dans l'atelier. Il écarta le voile qui couvrait le portrait d'An-
drée et regarda longuement, perdu dans une douloureuse médita-
tion, assailli par mille souvenirs : « Voilà donc, pensait-il, ce visage
étrange et charmant, ces lèvres que j'ai senties sur mon front... » La
porte s'ouvrit tout à coup, Jacques entra : Henri tressaillit et laissa
tomber le voile. Ils échangèrent un regard et restèrent un instant
sans se parler, pâles, l'œil mauvais, ayant sur la figure, l'un, quel-
que chose qui ressemblait à de la menace, l'autre, l'expression
d'une sorte de défi. Tous deux, au même moment, éprouvaient en
plein cœur une souffrance aiguë : celle que l'on ressent quand une
vieille amitié se déchire sous une bouffée soudaine de défiance et
de haine, comme une voile fendue du haut en bas par un coup de
vent.
— Pardon si je te dérange! dit Jacques. Je venais te chercher
pour déjeuner... As-tu fini tes lettres?
— Oui, sortons... Je ne sais pas ce que signifie cette plaisanterie
d'affecter de croire que tu me déranges...
— Je l'avais cru;., si je me suis trompé, excuse-moi.
Henri, après avoir jeté ses lettres au bureau central de Pîazza
Ô&O REVUE DES DEUX MONDES.
Colonna, revenait vers Jacques, qui l'avait attendu à quelques pas
de la boîte en lisant un journal, quand Henriot lui dit :
— Demande donc au guichet de la poste restante s'il y a des
lettres pour nous par hasard.
Mareiiil alla au guichet, et Jacques qui le suivait des yeux dis-
traitement vit la main de l'employé tendre au jeune homme un pli
qu'il saisit d'un mouvement rapide et fit précipitamnient dispa-
raître dans sa poche. Henri se retourna aussitôt : son ami lisait tou-
jours à la même place, appuyé nonchalamment contre une colonne
du portique. Seulement, une pâleur mortelle Venait d'envahir son
visage, car il avait cru distinguer sur l'enveloppe la grande écriture
d'Andrée. Mareuil était trop ému lui-même pour s'apercevoir du
trouble que Jacques s'efforçait d'ailleurs de dissimuler.
— Eh bienl y a-t-il quelque chose?
— Non, rien.
— Ah!.. Alors allons déjeuner.
Ce jour-li, Jacques s'attacha à Henri comme son ombre, ne le
quitta pas une seconde. Ils firent l'ascension du dôme de Saint-
Pierre, montèrent jusque dans la boule qui soutient la croix gigan-
tesque. Jacques était nerveux, agité, passait de l'abattement aux
éclats bruyans d'une gaîté qui sonnait faux : son regard se fixait
sans cesse sur la poche de côté où était la lettre. Un désir fou, irré-
sistible de savoir ce qu'Andrée avait écrit montait en lui, lenva-
hissait tout entier, ne laissait plus de place pour une autre pensée.
Sous l'obsession tyrannique de l'idée fixe, il lut la proie d'efl'royables
hallucinations : comme Henri se penchait pour regarder du haut en
bas de la coupole, l'envie féroce de l'envoyer se broyer sur les
grandes dalles de marbre passa comme un éclair dans son esprit.
Mareuil en se retournant surprit quelque chose d'éirange dans ses
yeux :
— Est-ce que tu as le vertige? demanda-t-il.
— Oui, un peu. Descendons... A propos, je ne dîne pas avec toi
ce soir. J'ai été invité ce matin par des pensionnaires de la Villa
Médicis. Je passerai la soirée à l'Académie... Et toi, que comptes-tu
faire?
— Moi? Je vais rentrer à la maison m' habiller, et puis, après
dîner, j'irai entendre un peu de musique à l'A polio. Ce sera plus
agréai Je que de rester seul à t' attendre... A ce soir!
— A ce soir !
Et ils se séparèrent, l'un heureux d'être enfin seul, l'autre satis-
fait de penser qu'il allait pouvoir consacrer toute la soirée à l'exé-
cution de ses projets.
Au lieu d'aller dîner à l'Académie de France, Jacques erra dans
la ville jusqu'à neuf heures à peu près sans réussir à dompter par
ANDRÉE. 541
la fatigue la dangereuse exaltation qu'entretenait, en se présentant
sans cesse à son esprit, le souvenir du trouble, puis du mensonge
d'Henri, indices d'une trahison dont il fallait maintenant trouver la
preuve. Quand il jugea que Mareuil devait avoir quitté la maison
pour aller au théâtre, il rentra. Dans l'escalier, il croisa un de ses
voisins, jeune médecin italien dont il était devenu l'ami et qui
occupait un appartement au -dessous du sien.
— Eh bien! dit M. Pasqualucci, M. Mareuil nous quitte donc
déjà? Il vient de me dire en sortant qu'il partait bientôt. Ronie
ne lui plaît pas... Gomme vous êtes pâle, ce soir! Vous n'avez pas
pris les fièvres au moins?
— Non, non, cher docteur. J'ai seulement un peu de fatigue, et
je vais me coucher... Bonsoir!
11 ouvrit la porte de l'atelier, alluma, puis, se laissant tomber
dans un fauteuil, il parut méditer profondément pendant quelques
instans.
— Cette lettre, pensait-il, ce brusque départ!.. Mais s'il veut
partir, c'est qu'elle le rappelle, c'est qu'elle l'aime!
Il se leva d'un bond et se précipita dans la chambre de Mareuil.
Sur le lit étaient jetés les habits qu'Henri avait portés tout le jour
et qu'il venait de quitter pour se mettre en tenue de théâtre. Jac-
ques fouilla dans toutes les poches et ne trouva rien II ouvrit sans
plus de succès les tiroirs de la commode, de la table, du secrétaire.
Il commençait à désespérer de découvrir la lettre, cette lettre dont
il convoitait la possession avec une sorte de frénésie, lorsqu'il avisa
dans un coin la malle de son ami. Elle était fermée; mais il pensa
que la clé devait faire partie d'un trousseau qu'il avait aperçu dans
un coin du secrétaire. Il ne se trompait pas. Au fond de la malle,
un coffret fermé était caché sous du linge; aucune des clés du
trousseau n'allait à la serrure. Jacques l'emporta dans son atelier,
courut à la panoplie, décrocha une dague à lame courte et forte,
introduisit la pointe dans la rainure du couvercle, pesa légèrement
sur le manche de l'arme : un petit bruit sec lui apprit bientôt que
la serrure avait cédé. Il ouvrit : la lettre était là.
Jusqu'alors, Henriot n'avait pas eu un moment d'hésitation : il
avait visité les poches, les tiroirs et la malle, forcé le coffret sans
plus de remords que n'en éprouve en pareil cas un voleur de pro-
fession. Quand il n'eut plus devant lui qu'un morceau de papier à
prendre dans une enveloppe déjà ouverte, le jeune homme eut
honte de l'action indij<ne qu'il venait de commettre. Il restait là,
debout, près de la table, couvant des yeux cette lettre sans oser la
toucher; mais ce n'était pas l'honneur seul qui lui criait de ne pas
aller plus loin. Il lui semblait entendre une voix douce et plaintive
qui murmurait à son oreille :
5Ù2 REVUE DES DEUX MONDES.
— Prends garde, ceci est l'irréparable!
Jacques fit quelques pas de loDg en large, puis brusquement sai-
sit la lettre, l'ouvrit et lut :
« Que signifie ce départ? Vous êtes fou, je pense. Si c'est d'amour,
je vous excuse. Ne vous en ai-je pas assez dit pour que vous sachiez
combien votre présence m'est chère, ingrat! Quand vous étiez à
mes pieds, vous ne parliez pas de me quitter ainsi : ne vous en
souvient-il plus? Pourquoi me fuir? Est-ce pour me punir de ne
pas m'être assez dérobée? Revenez : si votre esprit est maladf^", je le
bercerai de ma tendresse et des chansons que vous aimez. Hâtez-
vous, je ne sais pas attendre et ne vous pardonnerai jamais de
m'avoir prise pour Ariane. »
La lettre n'était point dcitée. Une fleur sèche, fixée au bas de la
pnge par une épingle, remplaçait la signature. Le timbre de la
poste, sur l'enveloppe, prouvait qu'elle avait été écrite dans les
derniers jours de septembre : Jacques ne s'en aperçut pas. Elle avait
été adressée à Rouen; la famille d'Henri avait fait suivre à Rome,
poste restante, car en annonçant à son père qu'il partait pour l'Ita-
lie, Mareuil, ne sachant pas qu'Henriot mettrait une chambre à sa
disposition, n'avait pas laissé d'adresse. Une fois installé, il s'était
empressé de prévenir : sa correspondance lui avait donc été dès les
premiers jours expédiée chez Jacques. En conséquence, il n'avait
pas jugé à propos de passer à la poste restante, où le billet d'An-
drée attendait depuis près de deux mois.
Cette lettre éclairait plusieurs points que Jacques commençait à
discerner vaguement, sans parvenir à dissiper tout à fait l'obscurité
qui les enveloppait. Il comprenait maintenant et le silence obstiné
d'Andrée, et les réticences de Mareuil, et ses explications embar-
rassées. La trahison apparaissait dans toute sa noirceur; il n'était
pas jusqu'au voyage d'Henri à Roine, jusqu'à son prochain retour à
Paris, qui ne parussent ajouter à findignité de sa conduite.
— S'il a quitté les Charmilles, pensait Jacques, c'est à la suite
d'une querelle d'amoureux; s'il rentre à Paris, c'est que la paix est
faite. Dans l'intervalle, le misérable est venu ici pour endormir mes
soupçons, me préparer à l'idée qu'Andrée ne serait jamais à moi...
La coïncidence malheureuse de la réception par Henri d'une lettre
de la jeune fille le rappelant k Paris et de ce départ qu'il venait
précisément d'annoncer au docteur, fournissait à Jacques une preuve
écrasante de la duplicité de son ami. Il plia la lettre avec plus de
dégoût encore que de colère et la remit machinalement dans l'en-
veloppe. Une immense lassitude l'envahissait, un besoin de s'étendre,
de ne plus penser, de se réfugier dans le sommeil, loin des turpi-
tudes. 11 se laissa glisser sur une chaise, et, les deux coudes sur la
table, la tête entre les mains, il pleura. Larmes viriles qui coulent
ANDBÉE. 5&3
sans plaintes vaines, trop plein des cœurs gonflés d'amertume qui
s'épanchent silencieusement sur leurs amours ou leurs amitiés
mortes !
Tout à coup il se redressa. Ses narines venaient de percevoir un
parfum connu, cette senteur musquée qu'il avait respirée sur les
mains d'Atidrée au moment de la quitter et doct il se rappela que
Mareuil lui avait appris le nom : de l'extrait de géranium. Dans le
coffret ouvert, en effet, sous des papiers, il découvrit un gant et un
mouchoir de femme. Alors il recommença la perquisition avec l'ar-
deur passionnée d'un amant que la jalousie torture et qui trouve
une volupté cruelle à tout savoir. Il vit un cahier dont les feuilles
étaient attachées par une faveur bleue fanée et ne reconnut qu'avec
peine l'écriture non encore formée de la jeune fille. Le souvenir
d'une des lettres d'Henri, où il était question de ce cahier, traversa
son esprit :
— Dès les premiers jours, pensa-t-il, le misérable me trahissait
donc !
Puis ce fut un morceau de ruban, des fleurs desséchées, une
photographie sur le revers de laquelle était dessiné à la plume un
oiseau qui plane avec la devise : Sursuml E ;fm des maximes
indoues, des proverbes arabes, des citations d'Ossian, de Longfel-
low, un fragment des Nibehingen, mis en vers, des essais de tra-
duction de Heine, des remarques sur la musique de Wagner, des
pensées de Maurice de Guérin, de Lamennais et de Proudhan. Mareuil
avait eu la faiblesse de conserver non-seulement les ga2;es d'ami-
tié qu'elle s'était plu à lui donner dans les derniers temps de son
séjour aux Charmilles, mais même les témoignages du commerce
intellectuel qu'ils avaient entretenu d'abord et où la littérature avait
servi de déguisement à l'amour. Toutes ces pièces accusatrices pas-
saient Tune après l'autre sous les yeux de Jacques; il reconnaissait
ce qu'il avait appelé quelque temps auparavant, dans son langage
d'artiste, la manih-e d'Andrée. Tel mot qu'il rencontrait lui rappe-
lait un mot analogue dont elle s'était déjà servie autrefois avec lui.
Il se dit amèrement :
— Cela ne varie guère. Moi aussi, j'ai des mouchoirs et des gants,
une photographie et des fleurs sèches ! Plus de fleurs sèches même,
comme plus ancien, et plus de croquis, comme peintre : moins de
maximes, de pensées et de vers, n'étant pas littérateur! Au demeu-
rant, beaucoup de procédé et peu d'imagination.
Il essayait de railler, mais l'ironie n'était point faite pour' cette
nature impétueuse, en qui toutes les émotions, douces ou vio-
. entes, sentimens ou sensations, se répercutaient jusqu'au fond
même de l'être : lentement, la colère montait en lui, dominant tout
bllh REVUE DES DEUX MONDES.
le reste, tristesse, humiliation, jalousie même. Il se chargeait de
fureur, comme un nuage d'électricité avant l'orage.
Un pas retentit soudain dans le corridor qui mettait l'atelier en
communication avec l'escalier. Jacques saisit un journal, le déploya
et retendit rapidement sur le coffret et les papiers épars, qui dispa-
rurent. Une clé grinça dans la serrure; la porte s'ouvrit et Henri
s'arrêta sur le seuil, ébloui, au sortir de l'obscurité, par la clarté
d'une grande lampe au pétrole, munie d'un réflecteur de métal,
dont Jacques se servait pour éclairer son vaste atelier.
— Déjà rentré! dit-il à Henriot. Tu as eu tort de ne pas venir
avec moi : tu aurais entendu Lohengrin... C'est superbe! ce Wagner
a du génie.
— Oui, c'est ce que je lisais tout à l'heure.
— Où cela?
— Peu importe.
— Ah!.. Et que diable fais-tu depuis que tu es revenu de l'Aca-
démie?
— Je ne suis pas allé à l'Académie. Je suis rentré de bonne
heure. Je t'attendais.
Henri jeta un coup d'œil de côté et fit un pas vers la porte de sa
chambre.
— Reste, dit Henriot; j'ai à te parler.
— Tu es bien solennel, ce soir. Enfin, soit... Me permets-tu d'ôter
mon paletot et de poser mon claque?
11 s'assit, croisa les jambes et attendit en tambourinant du bout
des doigts sur le plastron empesé de sa chemise, afin de prendre
une contenance, car l'éclat sombre du regard d' Henriot et certaines
intonations dures de sa voix lui donnaient fort à penser.
— Je viens d'apprendre par Pasqualucci que tu partais... Est-ce
vrai?
— Oui,., j'y songe depuis plusieurs jours.
— Pourquoi ne me l'as-tu pas dit alors?
— Parce que j'étais encore hésitant.
— Et tu ne l'es plus maintenant?
— Non.
— Depuis quand ?
— Ahçà, mais... c'est un interrogatoire! dit-il en feignant de rire
pour secouer le malaise qui commençait à le gagner. Sais-tu bien
que tu ressembles tout à fait à un juge d'instruction?
— Es-tu bien sûr de ne pas ressembler, toi, à un criminel?
répondit Jacques sourdement, en se soulevant à demi sur la chaise,
oii il s'était placé à cheval, en face de Mareuil.
— Que signifie cette plaisanterie?
ANDRÉE. 5A5
— Que j'ai des soupçons contre toi, que je me demande ce qui
te rappelle à Paris, que je suis jaloux enfin!.. Qu'est-ce que tu vas
faire là-bas ?
— Ne faut-il pas que je travaille, que je plaide? Me crois-tu
millionnaire?
— Non. Mais ne serais-tu pas en train de le devenir par hasard?
— Encore!.. Décidément tu divagues! Un mariage avec Andrée,
n'est-ce pas? C'est là ce que tu crains? Rassure-toi, va! Pas plus
l'un que l'autre, entends-tu!.. S'il était arrivé qu'elle eût un instant
pensé à moi, ajouta-t-il avec une certaine amertume, sois tran-
quille, je serais oublié depuis longtemps déjà, — comme lu l'as été
toi-même, parbleu! Songe donc que je suis ici depuis deux mois!..
Avec une fille comme elle, les absens ont toujours tort.
— Alors ce n'est pas pour l'épouser que tu me quittes? Ce n'est
pas parce que vous vous aimez et qu'elle t'attend?
— Non.
— Tu me le jures?
— Oui!
Jacques se leva d'un bond, arracha le journal, montra du doigt
le coffiet, les papiers, la lettre et cria :
— Canaille !
Henri fît d'abord un geste de profond découragement, puis, se
redressant sous l'outrage, debout, pâle :
— Je ne force pourtant pas encore les serrures! dit-il.
— Tu fais pis !
Et, hors d'état de se contenir, Jacques fit un pas vers lui, la main
levée.
Henri recula devant ce furieux et, d'un mouvement instinctif,
tendit le bras vers la panoplie. Les épées, mal accrochées, tombè-
rent. Jacques se précipita sur elles, les ramassa en disant :
— Tiens, au fait!..
H prit une des épées et jeta l'autre à MareuiL
— Donne-moi donc la leçon de terrain que tu m'as promise pour
mon duel avec Morincourt!.. Dis, veux-tu?
Henri croisa les bras sur sa poitrine et répondit :
— Je ne te dois pas de réparation. Sauf pendant une minute
d'égarement, ma conduite a été loyale... Tues fou, fou, te dis-je, tu
ne peux pas comprendre...
— Ah ! tu t'es mis à ses pieds !.. £h bien ! recommence, lâche :
à genoux !
Et il fit le geste de poser la main sur son épaule pour le forcer
à plier.
— Ne me touche pas, ou...
TOME LXII. — 1884. 35
546 REVDE DES DEUX MONDES.
Mareuil, exaspéré, lui aussi, se penchait en avant, la main ouverte,
comme pour ramasser l'épée. Toutefois il se redressa et croisa de
nouveau les bras.
— Mais prends-la donc ! cria Jacques.
Et en même temps, d'un coup de sa lame flexible, il fouetta le
visage d'Henri. Celui-ci poussa un cri, arracha sou habit et ramassa
l'arme.
— Allons donc! fit Henriot. Il jeta sa veste, repoussa la table et
engagea le combat. Tout à coup, dans une parade, la pointe de son
épée, en décrivant un large cercle, rencontra le voile qui cachait
le tableau, toujours placé sur le chevalet. L'éiofTe légère fut reje-
tée de côté et le portait d'Andrée apparut, éclairé en plein par les
rayons du réflecteur. Le sourire qui relevait l'angle de ses lèvres
paraissait plus mystérieux que jamais; la tête énigmatique regar-
dait d'un air caressant et moqueur. Henri, pâle comme un mort,
abaissa un moment la pointe de son arme et, le bras gauche allongé,
tendit un doigt vers le portrait :
— Regarde 1 dit-il.
— Tant mieux ! il fallait un témoin I répondit Jacques d'une voix
sourde.
. Vingt secondes plus tard, Henri portait vivement la main à sa
poitrine en laissant échapper son épée, tendait encore une fois le
bras d'un geste de malédiction et s'abattait tout de son long au pied
du chevalet. Jacques resta debout, les yeux hagards, tandis qu'un
mince filet rouge coulait sur le plastron de Mareuil.
Au même moment, on frappa à la porte, et la voix du jeune voisin
cria gaîment dans le couloir :
— Qu'est-ce que vous faites donc? Voulez-vous démolir la mai-
son, messieurs les Français?
Jacques courut à la porte, l'ouvrit et, poussant le docteur dans la
salle :
— Ce que j'ai fait? dit-il; tenez, regardez !
Et le médecin demeura muet d'épouvante, car c'était un spec-
tacle effrayant que celai de ce corps étendu, la chemise pleine de
sang, au-dessous de ce portrait de femme qui, dans son cadre doré,
continuait à sourire.
— Hé bien ? demanda Jacques, avec une expression d'horrible
anxiété, au docteur qui se relevait après avoir examiné la blessure,
ausculté Henri et fait avec son mouchoir un pansement sommaire.
— H vit!- Nous le sauverons peut-être... Portons-le sur le lit,.,
doucement,., là, bien,., la tête plus haute... Avez-vous des flturets
ici?
ANDRÉE. 547
— Oui,., pourquoi?
— Donnez-m'en un.
M. Pasqualucci cassa la lame du fleuret sous son pied à quelques
centimètres du bouton, la trempa dans le sang, qui avait abondam-
ment coulé :
— Il faut qu'il y ait eu accident, ne le comprenez-vous pas? Vous
l'aurez blessé en faisant assaut avec lui : un duel sans témoins est
une grosse affaire... Donnez-moi ces épées que je les descende chez
moi... Je vais chercher ma trousse et tout ce qu'il faut... C'est à
cause de cette femme, n'est-ce pas? dit-il en montrant le portrait.
— Oui, dit Jacques.
Et, de l'épée encore sanglante qu'il tenait à la main, Henriot fit
une large balafre rouge au travers du portrait.
XX.
La blessure, en elTet, n'était pas mortelle. L'épée avait pénétré
profondément, mais sans intéresser le poumon. L'abondante effu-
sion du sang avait prévenu l'épanchement interne , toujours très
redoutable dans ces cas de blessures par armes blanches. Au bout
d'un mois, la plaie était cicatrisée et toute crainte de complication
écartée. Henri renaissait doucement.
Pendant trente jours et trente nuits, Jacques ne s'était pas cou-
ché. Dans cette rature généreuse, le repentir suivait de près la
faute et le remords revêtait la forme d'un sentiment impérieux et
violent. Dès l'instant où il vit son ami tomber devant lui, la poi-
trine trouée, Henriot eut horreur de lui-même. Pendant les longues
heures qu'il passa au chevet du blessé, surveillant avec la solli-
citude d'une mère pour son enfant le sommeil d'Henri, son appa-
reil, que les mouvemens inconsciens de la fièvre ou du rêve déran-
geaient sans cesse, sa respiration, tantôt égale et tantôt précipitée,
la température de son corps, froid ou brûlant, Jacques fut en proie
à l'horrible souvenir de cette nuit de meurtre. Il disait au docteur,
mis dans la confidence de tout, que jamais il ne se pardonnerait
d'avoir provoqué Mareuil à ce combat fratricide, et le jeune méde-
cin eut toutes les peines du monde à lui prouver qu'un duel, même
aussi déplorable que celui-là, n'a point caractère d'assassinat.
— Mais calmez-vous donc! disait Pasqualucci; sortez, prenez de
l'exercice ou couchez-vous dans l'antre chambre et dormez, tandis
que je suis de garde. Vous finirez par tomber malade à votre tour,
et nous serons bien avancés !
Plus d'une fois Mareuil unit ses instances à celles du médecin :
— Tu dois être mort de fatigue, mon pauvre Jacques, disait-il
548 REVDE DES DEUX MONDES,
d'une voix faible , mais pleine de tendresse ; repose-toi donc , je
t'en supplie ! Tu vois que je suis tout à fait bien et que je pourrai
me lever dans quelques jours. N'est-ce pas, mon cher docteur?
— Sans doute; mais il faudra de la prudence, car vous êtes très
affaibli par la perte de sang.
Et Jacques se détournait pour cacher une larme. Henri alors
l'appelait doucement, lui tendait sa main blanche et amaigrie:
jamais ils ne s'étaient autant aimés que depuis ce moment terrible
où ils avaient failli s'entre-tuer. Quand l'amitié survit à ces crises
violentes où il semblait qu'elle dût périr, quelque chose de suave
sort d'elle et nous pénètre : de même certaines fleurs exhalent un
parfum plus doux après l'orage.
Mareuil avait expressément recommandé de cacher la vérité à
tout le monde, même à son père.
— ■ A quoi bon l'inquiéter? disait-il; dans six semaines, je serai à
Rouen, auprès de lui : mieux vaut qu'il ne se doute de rien, ni
lui, ni personne.
Pour prévenir les soupçons des autres locataires de la maison
et des quelques connaissances que les jeunes gens avaient, soit à
l'Académie, soit dans la ville, il fut convenu qu'on répandrait dis-
crètement le bruit d'un accident d'escrime sans gravité. Pasqua-
lucci se chargea de la chose, et sa qualité de médecin fit accepter
sans la moindre difficulté les explications qu'il donna sur l'origine
et la gravité de la blessure. On admit aisément qu'elle provenait de
la rupture d'un fleuret au cours d'un assaut entre les deux jeunes
gens. L'intimité de Jacques et d'Henri rendait d'ailleurs bien peu
vraisemblable l'hypothèse d'un duel.
Vers la fm de la première quinzaine de janvier, le docteur permit
une promenade en voiture sous un de ces beaux soleils que ne
connaît pas, à pareille époque, notre triste ciel du Nord. Ils se
firent conduire dans la campagne, du côté de Frascati, dont les
maisons blanches mouchetaient au loin les premiers contreforts
des Monts-Albains, comme des moutons épars dans les prés, au pen-
chant d'une colline. Henri s'abandonnait silencieusement à la jouis-
sance intime de sentir ses membres alanguis vivifiés par la bonne
chaleur du soleil et d'offrir son visage aux caresses rudes du grand
air, qui colorait enfin ses joues. Quand le corps vient d'échapper
à la destruction, une joie obscure circule confusément en lui : joie
de la matière qui répugne à la dissociation de ses élémens et
redoute les mystérieuses métamorphoses qu'elle pressent après la
mort. Quelque chose s'épanouit en nous; du fond de notre être
monte, comme une alouette vers le ciel, un hymne de reconnais-
sance à la lumière et à la vie.
Depuis la nuit du duel, pas une seule fois le nom d'Andrée
ANDRÉE. 549
n'avait été prononcé entre les deux amis. Jacques détournait d'elle
sa pensée avec une sorte d'horreur. Aussi eut-il peine à retenir un
mouvement de répulsion lorsqu'Henri lui dit tout à coup :
— Si nous parlions un peu d'Andrée, mon bon Jacques, qu'en
dis-tu?
Et, sans se laisser arrêter par l'expression de vive contrariété
qui parut à ces mots sur le visage de son ami :
— Il le faut, je t'assure; cela est nécessaire au rétablissement com-
plet de notre amitié, qui vient d'être plus malade encore que je ne
l'ai été moi-même. Le meilleur moyen de lui éviter une rechute de
rancune, qui réimporterait peut-être, c'est de causer à cœur ouvert.
Si je l'avais fait plus tôt, j'aurais prévenu l'odieuse querelle qui
nous a mis l'épée à la main. Et j'épargnais ainsi, à moi une égrati-
gnure, ce qui n'est rien, mais à toi, mon cher ami, des remords,
ce qui est beaucoup... Veux-tu m'écouter, dis?
— Ne crains-tu pas de te fatiguer à parler ainsi en plein air? Tu
es encore si faible, et Pasqualucci nous a tant recommandé la pru-
dence!.. Ya, les rechutes que je crains ne sont pas celles dont tu
parles, et si j'étais sûr que tu fusses rentré aussi complètement en
possession de la santé que de mon amitié, je ne m'inquiéterais guère
du reste...
— Sois donc tranquille, grande sœur de charité ! Dans quinze
jours je me porterai mieux que toi, qui es épuisé de fatigue. Y a-t-il
longtemps que tu ne t'es regardé à la glace ? Tu as une mine hor-
rible... Enfin, au besoin, je te soignerai à mon tour. Nous serons
alternativement malade, puis infirmier : Castor et Pollux n'auraient
pas fait mieux... S uis-je assez classique, hein ? Ne trouves-tu pas
que dans ce pays l'air est plein d'antiquité? Positivement, on res-
pire de la mythologie, à Rome !
• — Oui, et de la malaria. Rentrons; il commence à se faire tard.
Nous causerons une autre fois.
— Non ! non ! Je ne veux plus qu'il y ait entre nous la moindre
équivoque. J'ai encore sur le cœur les reproches sanglans que tu
m'as adressés : il est temps que tu saches qui a été le plus cou-
pable, de moi ou d'elle.
Et il raconta tout ce qui s'était passé aux Charmilles : ses pre-
miers entretiens avec Andrée, le commerce littéraire qu'ils avaient
noué, leurs promenades dans la forêt, dans le parc ou sur la Seine,
l'art perfide que la jeune fille avait mis à le troubler, à le séduire
par tous les moyens, en flattant sa vanité, en grisant son imagina-
tion, en allégeant sa conscience de scrupules, si bien qu'un soir,
dans une minute d'égarement, presque de folie, il était tombé aux
pieds de la dangereuse enchanteresse.
550 REVUE DES DEUX MONDES.
— Le reste, disait-i), tu le sais. J'ai quitté les Charmilles le len-
demain même, et après quelques jours passés à Paris, je suis venu
te retrouver. J'avais songé à toutt'avouer; mais tu connais ma mau-
dite nature avocassière. Déjà, et c'est là ma véritijble faute, celle
que je ne me pardonne pas, j'avais su me persuader que ton intérêt
seul me retenait aux Charmilles, quand j'aurais dû voir clair en moi-
même, moi qui sais si bien analvser les autres! Lorsque l'idée de
te faire cette confession indispensable s'ept présentée à mon esprit,
j'ai trouvé, comme toujours, hélas ! d'ingénieux sophismes pour la
mettre en fi-ite. Je me suis dit qu'en te révélant ma faiblesse et ma
faute, je portais à notre amitié un coup dont elle ne se relèverait
jamais, au lieu de penser que ta droiture me saurait gré de ma
franchise et qu'une loyale explication effacerait tout. Qu'est-il
arrivé? C'est que, n'ayant pas eu le courage d'arracher jusqu'à la
dernière racine de cet amour, je le sentais repousser sourdement.
Ah! ces mauvaises herbes du cœur, comme elles sont tenaces!,.
C'est alors que j'ai trouvé à la poste celte lettre écrite dei^x mois
auparavant...
— Peux mois auparavant ! s'écria Jacques. Mais elle n'était pas
datée ?
— Oh ! Andrée ne date pas pins qu'elle ne signe : c'est trop
bourgeois ! On doit reconnaître que c'est elle à l'écriture, à la forme
de l'enveloppe, au parfum du papier, au style, que sais-je?.. Mais
tu n'as donc pas vu le timbre de la poste? Elle doit avoir envoyé
ce billet à Rouen le lendemain ou le surlendemain de mon départ.
— Ainsi, quand tu as annoncé ton intention de quitter Rome, ce
n'était pas pour te réconcilier avec elle et l'épouser?
— Moi ! Pas du tout. Qu'il y eût encore chez moi à ce moment-là
un désir inavoué de la revoir, c'est bien possible. Mais ce que je
voulais surtout, c'était mettre un terme h notre vie en commun que
tu semblais prendre à lâche de me rendre intob^'able : rappelle-
toi ton humeur ! Évidemment tu me soupçonnais déjà ; je le sentais
à ce que tu disais, et surtout à ce que tu ne disais pas. Ayant
perdu par ma faute l'occasion d'en firdr avec ce secret qui se dres-
sait à tout moment entre nous, je songeais à partir, laissant au
temps le soia de dissiper le nuage que je voyais grossir. Quant à
me proposer, comme tu l'as cru, de reprendre l'intrigue au point
où je l'avais laissée en quittant les Charmilles, le bon sens, à défaut
de l'honneur, me l'interdisait. Connais-tu donc .si peu Andrée, que
tu la croies capable, elle, offensée déjà par ce brusque départ, de
me pardonner l'affront que j'ai ajouté à cette première injure, en
ne réponrlant même pas à son appel ? Mais souviens-toi donc des
mots menaçans qui terminent sa lettre ! C'est une sommation non
ANDRÉE. 551
équivoque d'avoir à venir immédiatement implorer ma grâce, sous
peine d'encourir sa colère et son mépris.
— Et que penses-tu qu'elle soit devenue depuis lors? J'ai reçu
deux ou trois billets de M. de Garamante, qui ne me parle même pas
d'elle.
— Ma foi, tu m'en demandes trop long. Je puis t'affirmer seule-
ment qu'elle doit n^-ehaïr de toutes ses forces. Va-t-elle enfin prendre
un parti et se décider à épouser soit de Morincourt, soit un autre,
je l'ignore. En rapprochant ce que tu m'as dit des renseignemens
qui in'ont été fournis par le comte sur ce Morincourt, je suis assez
disposé à croire qu'elle finira peut être par jeter sur lui son dévolu.
Grand bien leur fasse à tous les deux ! Je ne serai pas fâché de
voir, — de loin, — comment ira ce petit ménage... Mais, pardon,
Jacques, je t'afflige en parlant ainsi, peut-être. J'ai tort sans doute
de te croire guéri par cela seul que je le suis moi-même.
— Non, mon cher ami, tu as raison, au contraire. La crise que
nous venons de traverser m'a du moins rendu le service de dissiper
les dernières illusions que j'entretenais encore. Te souviens-tu
d'a\oîr à un certain moment, pendant cette nuit terrible, tendu le
bras vers le portrait d'Andrée? Hélas! je ne t'ai pas compris alors!
Ce geste me disciit pourtant : « Vois comme elle se rit de nous, qui
nous entre-tuons pour elle ! » Et tu avais raison ! Je le sens bien
maintenant! Oui, je suis depuis des années, comuie tu viens de
l'êire, toi, pendant quelques mois, le jouet d'une femme qui ne
méritait pas ce que nous lui avons donné! La promesse que tu
m'avais faite de me détacher d'elle, Henri, tu l'as tenue : si tu es
guéri, je suis, moi, libéré !
— Bie 1 vrai ?
— Je te le jure. Qu'elL^me soit devenue iiidifférente, non; tu ne
me croirais pas si je te le disais. Amour arraché ou membre amputé,
c'est tout un : on le sent, à de certains momens, même lorsqu'il
n'est plus là...
— Ajoute cependant qu'un bras coupé ne repousse plus, tandis
que...
— Rassure-toi ! J'ai eu depuis six semaines le temps de m'étu-
dicr, peut-être! C'est bien fini, va ! Le souvenir même que je con-
serve d'elle est sans douceur. Elle n'a pas laissé en moi ce je ne sais
quoi de suave, ce léger parfum de tendresse évanouie qu'on devrait
toujours pouvoir retrouver dans un coin de son cœur quand une
femme a pa^^sé par là!.. Je me sens plein de colère...
— Jacques, dit tristement Mareuil, j'aimerais mieux te voir plein
d'oubli ! Amour ou haine, vois- tu, c'est pile ou face : l'effigie change,
mais la pièce est la même.
552 REVUE DES DEUX MONDES.
Vers cinq heures du soir, ils étaient de retour.
— Comme vous rentrez tard ! dit le docteur. A cette époque et
pour un convalescent, cela n'est pas sage.
— Il faisait si beau, répondit Jacques, que j'ai fait passer en ren-
trant la voiture par les Tre Fontane.
— Les Tre Fontane ! C'est un des endroits les plus malsains de
la Campagne romaine!.. Yous avez bien choisi !
Le soir, en se mettant au lit, Mareuil sentit un léger frisson. Le
lendemain, il se plaignit d'avoir la tête lourde. Trois jours après, le
docteur constata les premiers symptômes de cette fièvre paludéenne
qui sévit à Rome et dans ses environs avec une si redoutable inten-
sité.
— Est-ce grave? demanda Jacques en reconduisant M. Pasqua-
lucci.
— Oui, à cause de l'état d'épuisement du malade.
Il essaya de se reprendre en voyant Henriot devenir affreusement
pâle. Mais le coup était porté. Le jeune peintre fut de nouveau en
proie à l'anxiété et aux remords. Le douzième jour, il ne restait
plus d'espoir. Le sulfate de quinine prescrit à doses énormes n'avait
pas arrêté le progrès continu du mal. Quand le docteur vint faire
sa visite du soir :
— Je doute qu'il passe la nuit, dit-il. Tout est inutile maintenant.
Il n'y a plus qu'à prévenir un prêtre. Courage, mon pauvre ami!
Je reste avec vous.
Henri était couché dans le lit de Jacques, au fond d'une alcôve
que des rideaux isolaient, le jour, de l'atelier. Après avoir reçu les
sacremens sans reprendre connaissance, il dormit d'abord d'un
sommeil assez paisible, et la température extraordinairement élevée
de son corps prouvait seule que la mort continuait son œuvre. Vers
minuit, le délire commença. Ses bras s'agitèrent, des plaintes inar-
ticulées s'échappaient de ses lèvres. Puis on put distinguer des mots :
— De l'eau! de l'eau! disait le malheureux. Un bain... dans la
Seine... avec elle!..
Jacques se leva brusquement et vint se placer auprès du lit, prê-
tant l'oreille avidement.
— Des herbes !.. Ah ! son corps me brûle!..
Et il rejeta violemment les couvertures. Il voulait s'élancer hors
du lit et faisait de grands gestes comme pour saisir et étreindre
quelque chose que lui seul voyait. Il ne fallut pas moins que la force
des deux hommes pour le maîtriser. Enfin il retomba épuisé, brû-
lant, sur sa couche et parut se rendormir.
— Docteur, dit Jacques, la mémoire fonctionne-t-elle encore dans
le délire ?
ANDRÉE, 553
— Sonvçnt, comme dans le rêve.
Un instant après, les plaintes recommencèrent et Jacques se
rapprocha du lit. Penché sur Henri, il examinait avec une douleur
indicible la face luisante et les joues caves de son pauvre ami,
lorsque Mareuil se dressa tout à coup sur son séant, les yeux déme-
surément ouverts et brillant d'un feu extraordinaire. Il saisit avec
force le bras de Jacques et de l'autre main il dessina le geste d'un
homme qui fait signe d'écouter. Puis il parut prêter attentivement
l'oreille et resta immobile, tandis que les deux hommes qui le
regardaient se sentaient envahis par une sorte de terreur supersti-
tieuse. Tout à coup, il tendit le bras vers un coin sombre de l'ate-
lier et dit d'une voix sourde en scandant tous les mots :
— Jacques,.. Jacques,., regarde,., elle est là... devant toi,., tout
en blanc... Écoute,., elle joue du piano... Entends-tu?..
Il s'arrêta un instant, puis poussa un cri aigu, terrible, qui résonna
lugubrement dans le silence de la grande pièce :
— Ah ! .. la Marche funùbre !..
Et il se renversa sur ses oreillers, en proie à un épouvantable
accès qui fut le dernier.
— Tout est fini ! dit le docteur à Henriot. Vous ne pouvez pas
rester ici. Descendez chez moi. Préparez un télégramme pour la
famille. Je vais m'occuper de tout le reste.
Jacques se laissa emmener sans observation. Le désespoir, l'émo-
tion, l'avaient brisé. Il se répétait machinalement :
— Comme il l'aimait encore !
Il écrivit à M. de Garamante :
« Je me suis battu avec Henri : il vient de mourir, moins de la
fièvre romaine que du coup d'épée qu'il a reçu de moi. Plaignez le
plus misérable des hommes 1 »
Le lendemain, il conduisit au Campo Verano le corps de son ami,
M, Mareuil père ayant télégraphié que l'état de sa sauté ne lui per-
mettait pas d'entreprendre un si long voyage et qu'il consentait
à l'inhumation de son fils à Rome,
XXI,
Après que Jacques eut longuement prié sur la tombe de l'homme
qu'il avait aimé comn e un Irère et dont il se reprochait la mort, le
docteur l'emmena et lui dit :
— Qu'allez-vous faire maintenant? Ëcrasé de douleur comme
vous l'êtes, vous ne pouvez pas rentrer immédiatement dans cet
appartement qui éveillerait en vous de trop cruels souvenirs. Je
prends quelques jours de congé et je vais les passer à Orvieto,que
je ne connais pas. Accompagnez-moi, voulez-vous?
554 REVUE DES DEUX MONDES.
— Vous êtes, répondit Jacques tristement, le meilleur des hommes.
Que ne vous dois-je pas déjà pour la sollicitude dont vous m'en-
tourez depuis deux mois ! J'accepte ce nouveau service et vous
remercie de me sauver de la solitude...
Ils furent absens pendant quinze jours à peu près. En rentrant
chez lui, Jacques trouva un paquet de journaux et des lettres. Sur
l'une d'elles il reconnut l'écriture de M. Passemard, Il l'ouvrit
et lut :
« 25 janvier 1878.
« Je ne veux pas, mon cher Jacques, laisser à la presse le soin
de t'annoncer le mariage de ton amie Andrée. Je profite donc d'une
interruption de séance pour t'écrire de la Chambre, où il n'est
question en ce moment, dans les couloirs, que de mon projet de
mise en accusation des ministres ayant appartenu au gouvernement
de combat. Je donne pour mari à ma liUe le vicomte Roger de
Morincourt, d'une très ancienne famille de Lorraine. Tu connais
assez mes sentimens pour savoir que ce n'est pas un titre et des
armoiries qui ont déterminé mon choix, mais la certitude où je
suis de faire entrer dans ma famille un homme de méiite. Tu avais
des préventions contre lui : elles disparaîtront quand tu. connaîtras
mieux mon gendre. J'ai toujours été partisan de ces unions qui
mettent une greffe plébéienne sur une vieille souche aristocratique.
Je ne crains pns de te dire, comme je l'ai déclaré à mes collègues
de la gauche, qu'elles préparent la réconciliaiion de l'ancienne
France et de la nouvelle. Ce mariage est donc, à mes yeux, plus
qu'une fête de famille : il a pour moi la valeur d'un acte politique ;
il donne une solennelle consécration aux principes qui me sont
chers... »
Jacques acheva la lecture de cette lettre sans manifester d'émo-
tion.
— Allons, pensa-t-il, j'avais raison d'affirmer à mon pauvre Henri
que j'étais guéri!..
Il jeta un coup d'œil vers l'alcôve et se prit à dire tout haut,
d'une voix qui fit passer un petit frisson dans ses veines.
— Oui, mais lui aussi croyait l'être!.. L'étaii.-il?..
Et il resta pensif, songeant à cette horrible agonie dont il avait
été le témoin. Après avoir soupiré profondément, il prit sur la table
un numéro de la Soirée parisienne et se mit k le parcourir. Ses
yeux tombèrent sur une chronique de Veloutine, propriétaire et
principal rédacteur de cette feuille :
« lo, hymen! lo, hymen I
ANDRÉE. 555
« Ainsi chantait la troupe des éphèbes sur les rives de l'Ilissus
quand le prêire d'Aphrodite unissait les mains des hardis jeunes
gens et des pâles épjusées vêtues de lin. Entonnons à notre tour
un joyeux lo, hymen! lu, hymen!
<t Hier, en effet, a été célébré ie mariage de M"* Passemard et du
vicomte Roger de Morincourt. La jeune femme est la fille du riche
industriel qui vient d'entrer à la chambre; le mari appartient à
l'une des p'us vieilles familles de cette patriotique province qui a
donné à la France Jehanne la bonne Lorraine. Les Morincourt sont
bons vicomtes depuis sept générations : ils portent d'azur à l'écu
de gueules, surmonté de trois merîettes. Un Morincourt combattait
à côté du roi Jean à Poitiers (1356), un autre servait à Mari-
gna i (1515), sous les ordres du chevaher sans peur et sans
reproch j. L'héritier de cetie race de preux est un de nos plus sym-
pathiques écrivains ; son talent de peintre est également marqué au
coin d'une vigoureuse originalité. M™" la vicomtesse de Morincourt,
hier M"^ Andrée Pas.'^emard, sera la digne compagne de ce gentil-
homme doublé d'un artiste et d'un poète. Elle même possède un
fort joli talent de peintre et expose depuis deux ans des toiles que
la critique n'aurait point dû laisser passer inaperçues. C'est de
plus une de nos fines diseuses. On se rappelle le succès qu'elle
obtint en détaillant avec un art exquis, dans une soirée donnée il y
a quelques mois par la baronne Samuel Ganoc, le Fossoyeur, poé-
sie d'un souffle étrangement puissant,., dont Fauteur est aujour-
d'hui son époux.
« Âffluence énorme. Remarqué dans la foule le comte de Sasso-
ferrato, ce grand seigneur italien qui aime les arts, les protège, et
met sa fortune de Crésus au service de sa générosité de Mécène ;
le baron OUenheim et la baronne, idéale, sous sa capote rose, avec
ses grands yeux de gazelle, dont le regard velouté faii des caresses
qui sont des blessures \ le baron Gaéian de Sa'bris ; M. Passérieux,
le héros de la dernière séance du cirque Molier, où il a soulevé une
tempête d'applaudissemens en présentant à la fine fleur du high
îi/'e parisien une oie dressée en liberté.
« Un si grand no iibre d'amis et de connaissances appartenant au
monde de l'industrie, de k finance ou de la politiqne, se pressaient
dans l'étroite sacristie de la Madeleine, que le défilé a duré plus
d'une heure. Au dernier moment, paraît-il, la jeune vicomtesse, suc-
combant à la fatigue et à l'émotion, s'est sentie indisposée et a eu
un léger évanouissement. Les soins diligens de la meilleure et de
la plus tendre des mères ont eu bien vite raison de cette petite
défaillance. £t maintenant,
Ridete, vénères cupidinesque ! »
556 REVUE DES DEUX MONDES.
Jacques, après avoir terminé la lecture de cette chronique,
haussa les épaules, laissa tomber le journal à terre, se promena de
long en large dans l'atelier pendant une heure,'en paraissant médi-
ter profondément, puis se mit à écrire.
Ce n'était point la fatigue qui avait provoqué l'évanouissement
d'Andrée. M. de Garamante s'habillait pour aller à l'église, le jour
du mariage, lorsque le chasseur du cercle lui remit le billet laco-
nique et désespéré où Jacques lui annonçait la mort de son ami.
— Ah! les malheureux enfans ! s'écria le comte; et il se laissa
tomber dans un fauteuil, accablé par le douloureux étonnement
dont cette nouvelle venait de le frapper... Et pour cette femme!
pensait-il. Cette femme qui s'est moquée d'eux et qui se marie
en ce moment!..
11 acheva sa toilette, sortit, se dirigea vers la Madeleine et entra
dans la sacristie l'un des derniers.
— Je commençais à ne plus compter vous voir, dit Andrée.
— Si j'arrive un peu tard, madame, c'est que je ne voulais point
me présenter devant vous sans mon cadeau de noces... C'est une
nouvelle que je vous apporte.
— Vraiment! dit-elle, avec un peu d'inquiétude, car l'air du
comte était étrange. Permettez-moi de faire signe à mon mari, que
je voudrais vous présenter , et qui s'oublie là-bas avec ces mes-
sieurs...
— Inutile; ma nouvelle n'intéresse que vous... Henri Mareuil
est mort !
Elle devint plus blanche que son voile, et dit en se raidissant :
— Ah! mon Dieu, que m'apprenez-vous li! Et comment cet
affreux malheur est-il arrivé ?
Il se pencha vers elle, et la foudroyant du regard, il dit d'une
voix terrible :
— A Rome, madame, dans l'atelier de Jacques Henriot!
Quelqu'un s'approcha d'eux. Il se redressa aussitôt et ajouta
négligemment :
— En jouant avec des épées... C'est un bien fâcheux accident,
n'est-ce pas?
Elle s'affaissa sur elle-même, tandis que le comte fendait un
groupe pour aller saluer M.^^ Passemard, dont la figure épanouie
et larmoyante, comme ces masques qui rient d'un côté et pleurent
de l'autre, exprimait avec éloquence les sentimens complexes dont
les mamans sont agitées ce jour-là.
La semaine suivante, M. de Garamante reçut une nouvelle lettre
de Jacques, celle-là même que le jeune homme avait écrite après
la lecture de l'article de la Soirée jmrisienne. Henriot annonçait
ANDREE. 557
l'iQtention de quitter l'Italie pour faire un long voyage en Orient. Il
allait réaliser son petit capital, vendre ses tableaux, ses meubles,
quelques objets d'art qu'il possédait, et partir au plus tôt. Quand
reviendrait-il, il ne le savait pas lui-noême. Pas avant un an sans
doute. Il avait besoin de voir du pays, de fuir Rome surtout, afin
d'échapper aux remords et à la tristesse que lui inspiraient les
lieux témoins de la mort de son ami. Le comte recevrait de ses
nouvelles.
— Allons, pensa M. de Garamante, l'un à six pieds sous terre,
l'autre en Orient : M'"^ la vicomtesse de Morincourt ne sera pas
troublée dans sa lune de miel !
XXII.
(( Grande bête! » avait dit Andrée en apprenant qu'Henri Mareuil
venait de quitter les Charmilles. Elle n'acheva pas sa pensée : Faux
départ! Avant huit jours, il reviendra me demander pardon.
La jeune fille attendit donc, convaincue que les scrupules de
Mareuil ne prévaudraient pas contre la passion qu'elle avait su lui
inspirer. A la fin de la semaine, elle fut prise d'un peu d'impa-
tience et écrivit ce billet qui ne devait parvenir à Henri que deux
mois plus tard. Cette lettre étant restée sans réponse, Andrée
regretta de l'avoir expédiée et se sentit cruellement blessée dans sa
vanité : ce n'est pas là qu'elle eût souffert si elle avait eu pour l'ab-
sent autre chose qu'une de ces fantaisies qui sont la parodie de
l'amour. Un mois après, quand sa famille revint à Paris, où M. Pas-
semard, récemment élu, était rappelé par la rentrée des chambres,
la jeune fille avait déjà franchi l'intervalle qui sépare le dépit de la
colère. Elle était en proie à une irritation sourde contre l'homme qui
venait de lui infliger l'affront qu'une femme jeune, belle et coquette
pardonne le moins aisément. Il ne lui restait plus de son intrigue
amoureuse que le souvenir cuisant d'une humiliation et le désir de
reparaître avec plus d'éclat que jamais sur le théâtre ordinaire de
ses succès. L'idée qu'on pouvait apprendre un jour qu'elle eût fait
des avances et offert sa main à ce garçon sans fortune et sans nom,
à un secrétaire de son père, exaspérait son orgueil. Tel était l'état
d'esprit de la jeune fille lorsque M. Passemard rouvrit les salons de
son hôtel à la fin d'octobre. L'un des plus empressés à venir félici-
ter le nouveau député fut M. de Morincourt.
Quelques années auparavant, il était arrivé de sa province, léger
d'argent, riche d'ambition, résolu à chercher et à trouver fortune à
Paris. Deux prix, l'un de dessin, l'autre de discours français, rem-
portés au concours académique à la fin de ses classes, avaient été
558 REVUE DES DEUX MONDES.
pour lui la révélation d'une double vocation d'artiste et d'écrivain.
Il trouva à Paris les déceptions réservées aux sujets extraordinaires
que la province envoie de temps en temps à la capitale : grands
hommes ou moutons à cinq pattes. Encore ces derniers ont-ils plus
de chance de réussir. Les premiers essais de Morincourt , en vers
et en prose, passèrent inaperçus, et nul ne soupçonna qu'il y eût
un malheureux de plus dans la grande et famélique tribu des noir-
cisseurs de papier. L'art ne lui fut pas plus clément : il tira quatre-
vingts francs d'une toile qui, là-bas, avait excité l'admiration de
ses compatriotes et fait dire à un connaisseur du cru « qu'il y avait
là-dedans du Rubens ou du Raphaël, à moins que ce ne fût du
Murillo. )) Au bout d'un an, Morincourt ayant épuisé son petit
pécule, se trouva sans ressources.
On commençait à parler alors d'un certain naturalimie de la
peinture nommé V impressionnisme ^OMionv auquel il se menait grand
bruit. Roger, afin de marquer son adhésion à la nouvelle école,
peignit une toile sur laquelle se déchaînait la plus furieuse sara-
bande de tons crus que pinceau d'épileptique ait jamais conduite.
On se récria; un « luministe » distingué affirma que Manet était
enfoncé et qu'il ne restait plus qu'à se rallier au « plein-airisme »
qui venait d'être révélé. Le nom fit fortune : de l'Observatoire à la
fontaine Saint-Michel, il fut admis que Morincourt était un « oseur ; m
par le temps qui court, il n'est point si sot de prendre position
à l'extrême gauche, en art aussi bien qu'en politique. Encouragé
par ce succès, il eut l'idée d'appliquer le môme procédé à la litté-
rature. Jusqu'alors sa plume, comme son pinceau, n'avait rien
produit qui ne fût médiocre, mais sincère. 11 s'avisa qu'un écri-
vain, aussi bien qu'un peintre, doit pour réussir se faire une
'manière. Il commença donc par s'imposer un style bizarre, tout à
la fois précieux et populacier, plein de mots hors d'usage, de tours
vieillis, de néologismes dont la hardiesse ne rachetait pas l'incor-
rection, endn des termes empruntés à l'argot : c'est ce qu'il appe-
lait enrichir sa langue. De fait, il avait inventé la plus étrange mix-
ture htiéraire qui se pût concevoir, quelque chose coujme un sachet
qui aurait renfermé une gousse d'ail et de la poudre à la mai échale.
Certains volumes de contes gaillards, qu'il publia après la guerre,
parurent un peu lestes à la magistrature. Morincourt eut d'abord
la joie d'être poursuivi, puis le bonheur d'obtenir ce qu'il souhai-
tait, une condamnation, qui le sacra du môaie coup poète et martyr
du llx mai. Au soriir de l'audience, le quartier Latin, représenté
par quelques étudians dont les opinions étaient plus avancées que
leurs études et par un certain nombre de jeunes personnes connues
pour leur libéralisme, lui fit une ovation; l'écrivain persécuté eut
un avant-goût de la gloire. Des bouffées d'orgueil lui inonièrent au
Al^DRÉE. 559
cerveau. Un jour, il se heurte à un rapin de ses amis et affecte de
ne point le reconnaître. L'autre s'étonne :
— Je ne vous voyais pas, dit-il; je faisais un vers.
Il prit l'habitude de se promener tête nue sur les quais, le cha-
peau à la main, tantôt l'air fatal et inspiré, tantôt le front penché,
dans l'attitude d'une douloureuse méditation. Quelqu'un le ren-
contre et lui demande de ses nouvelles :
— Je me meurs! répond-il du ton de René ou d'Obermann,
— Et de quoi, boa Dieu?
— Je me meurs de la vie.
Il se mit à étudier Edgar Poë, Allan-Kardec, Swedenborg, se
jeta à corps perdu dans la littérature macabre et spirite. Il eut dans
son atelier, sur sa table, un crâne avec cette inscription au front :
« Laçage est vide; où est l'oiseau? » Une gentille petite tête de
mort, en ivoire, lui servait d'épingle de cravate : il eut pour bou-
tons de manc hettes deux jolis tibias entre-croisés de vieil argent. On
sut qu'il faisait à la Morgue, à la Clinique des études de cadavres,
qu'il s'était lié avec le bourreau et avait assisté à la dernière exé-
cution, un calepin à la main, pour prendre des notes. Ses amis du
quartier racontaient aussi qu'il préparait un ®uvrage sur la « grande
névrose. » Ses poésies se trouvèrent célèbres avant d'être impri-
mées. Morincourt obtint un succès de terreur en récitant dans des
brasseries de la rive gauche quelques pièces où il était fort question
de cimetière'-, de fossoyeurs, de larves et de cercueils. On vit de
petites dames costumées en Suissesses ou en Alsaciennes, qui ser-
vent la bière dans ces maisons hospitalières, s'évanouir de terreur,
tout aguerries qu'elles fussent, tant il roulait les yeux et les r de
façon tragique en déclamant. Ce fut bien autre chose quand il ima-
gina de composer sur ses poésies de l'autre monde une musique
qui ne l'était pas moins, et de ne plus dire ses vers sans s'accom-
pagner au piano. L'écho de cet enthousiasme parvint jusqu'à la rive
droite, et le chroniqueur d'ime feuille à gros tirage annonça qu'un
grand poète était né « dans cette sixième partie du monde qui est
rOdéonie. »
Le journal organisa une soirée littéraire à laquelle furent con-
viés un grand nombre d'artistes, d'hommes de lettres, de comé-
diens et d'actrices. Morincourt s'y produisit et ne perdit point
cette grosse partie, car si quelques-uns eurent bientôt mis à jour
tout ce que sa prétendue originalité couvrait d'artiHciel, de faux
ou de vulgaire, le plus grand nombre des hommes et presque toutes
les femmes présentes se laissèrent prendre à ses éclats de voix
à ses grands gestes et à ses mines de convulsionnaire. Il usa très
habilement de ce succès, et, renonçant à la bohème, qui devait être
désormais pour lui moins utile que compromettante, se lança dans
560 REVUE DES DEUX MONDES.
le monde. Les premières portes où il frappa, dans le faubourg
Saint-Germain, s'entre-bâillèrent plutôt qu'elles ne s'ouvrirent devant
lui : on trouva généralement que le vicomte avait abusé du droit
qu'un gentilhomme a de s'encanailler, et on le lui fit sentir. Il en con-
çut une vive irritation et se rabattit sur la chaussée d'Antin, qui se
montra moins prude. Morincourt ne tarda pas à être adopté par la
haute banque. Une de ses sœurs, élevée à Paris par une vieille
tante assez riche, avait fait au cours de chant la connaissance de
M^'® Passemard. Il s'autorisa de cette relation pour entrer en rap-
ports avec la famille du raffineur.
Roger avait alors trente-cinq ans. C'était un grand homme maigre,
le teint un peu olivâtre, les cheveux très noirs, plats et rejetés en
arrière, les lèvres minces disparaissant sous d'énormes moustaches
dont il laissait retomber les pointes. Il eût été tout à fait bien sans
l'extrême mobilité de son regard, qui tantôt se fixait sur vous
comme pour vous magnétiser, tantôt se mettait à papilloter, avec
de rapides clignemens des paupières. Morincourt avait beaucoup
d'entregent et plus d'orgueil encore; mais ce qui dominait tout en
lui, même la vanité, c'était une âpre convoitise de fortune. Pendant
douze ans, il avait végété misérablement, mangé la maigre chère
des tables d'hôtes du quartier latin, porté des redingotes douteuses
et des chapeaux luisans. Il voulait jouir maintenant et profiter de
l'embellie qui venait d'éclairer son ciel, pour se prémunir à jamais
contre les mauvais jours. Une se souvenait qu'avec horreur de cette
existence médiocre et précaire dont les joies mêmes sont empoi-
sonnées par le souci du lendemain. Il rêvait une vie large, facile,
et s'attendrissait à la pensée de pouvoir enfin travailler à ses heures,
d'avoir un bel atelier plein de bibelots rares, une bonne table et
une cave de choix, des domestiques, une voiture, et un jour par
semaine pour éblouir de son opulence ses anciens compagnons de
pauvreté. Morincourt pensa que le mariage pouvait lui doi>ner tout
cela, et qu'il devait bien se trouver de par le monde une héritière
disposée à payer de ses millions l'honneur de devenir la femme
d'un vicomte authentique, possédant outre ses armoiries une cer-
taine notoriété personnelle. Ce lut sur l'amie de sa sœur qu'il jeta
les yeux. Pendant tout l'hiver de 1877, il fut fort assidu chez les
Passemard, et sans se démasquer encore, car il ne livrait rien au
hasard, étudia avec soin la position. Il discerna sans peine l'ambi-
tion et la vanité qui étaient, en effet, deux des traits du caractère
d'Andrée et, à tout hasard, se mit à lui prodiguer des flatteries dis-
crètes auxquelles la jeune fille ne fut pas insensible. II se gardait bien
cependant de laisser voir qu'elles fussent intéressées, et affectait de
la traiter comme une sorte de confrère en art et en littérature. II la
consultait négligemment sur un sonnet, sur un projet de drame,
ANDRÉE. 561
en feignant d'attacher un grand prix à ses avis. Andrée, charmée
de ces égards, y répondait en demandant des conseils pour sa pein-
ture. C'est ainsi qu'elle fut amenée à prendre une dizaine de leçons
d'aquarelle avec lui, quoi que pût faire pour l'en détourner Jacques,
qui devinait en Morincourt un rival, et le haïssait cordialement.
Roger savait qu'Henriot aimait Andrée, mais ne s'en inquiétait
point, le jugeant trop épris et trop naïf pour être capable de faire
à la jeune fille la cour savante qui convenait. Par prudence, il
déclara toutefois la guerre à Jacques et sut insinuer peu à peu dans
l'esprit de M"* Passemard l'opinion que le talent du jeune peintre
était dépourvu de vigueur comme d'originalité. Il excellait au con-
traire à se faire valoir et n'hésitait jamais à prendre, lorsqu'il par-
lait de lui-même, ces airs avantageux qui semblent à certaines
femmes une marque de supériorité et réussissent auprès d'elles
bien mieux que la simplicité du vrai mérite. Quand on apprit
qu'Henriot venait d'obtenir le prix du Salon, Morincourt se con-
tenta de sourire avec une expression de dédain suprême : « Ce n'était
pas lui qui aurait jamais de ces succès qu'on achète par d'humi-
liantes concessions à l'école, et au prix d'une complète abdication de
son indépendance d'artiste! Il était un lutteur, lui! Il se moquait de
l'Institut et ne chaussait pas les bottes de M. Cabanel ! Il avait son
but : l'introduction dans l'art et dans la httérature de la moder-
nité. » Le lutteur n'en était pas moins extrêmement mortifié du
triomphe que son ennemi venait de remporter. Au bal que les
Passemard donnèrent avant leur départ pour la campagne, Roger
remarqua qu'Andrée témoignait à Jacques plus d'amitié que d'ordi-
naire. Il crut la partie perdue et se résigna d'autant plus aisément,
qu'il avait appris par l'expérience de la vie, qu'en amour comme
au jeu, il ne faut jamais courir après son argent. Il ne vint donc
pas aux Charmilles et se rappela seulement au souvenir d'Andrée
par la dédicace qu'il lui adressa d'un nouveau volume de vers inti-
tulé : Morbidesses. Il avait dressé ses batteries d'un autre côté et
ouvert les premières tranchées devant la forte dot d'une fille de
banquier juif dont la famille méprisait les chrétiens un peu moins
qu'elle n'appréciait leurs armoiries. Pendant ce temps-là, M"^ Pas-
semard marivaudait aux Charmilles avec Henri Mareuil : de sorte
que, après avoir songé l'un à l'autre sans se le dire, la jeune fille
et le vicomte semblaient sur le point de séparer à jamais leurs
destinées, sans souci de la pensée qu'ils avaient eue un instant de
les unir. Mais il arriva que Mareuil, pris de scrupules tardifs, rompit
l'intrigue où il s'était engagé. Vers la même époque, Morincourt
se voyait supplanté auprès de sa Rachel par un gros banquier
qui mit en ligne contre ses parchemins tant de sacs d'écus, que
TOME LXII. — 1884, 36
562 REVUE DES DEUX MONDES.
force fut à la noblesse de battre en retraite devant la finance.
Andrée et Roger se retrouvèrent donc en présence, lors du retour
des Passeraard à Paris, dans les mêmes conditions à pe > près que
six mois auparavant, avec cette différence toutefois que l'une avait
hâte de se venger du dédain de Mareuil, ne songeait décidément
plus à Henriot, et que l'autre était plus pressé que jamais de trou-
ver un établissement avantageux, à la barbe d'Israël.
Le vicomte reprit sa cour au point où il l'avait laissée. Gomme
chacun d'eux avait que'que chose à cacher, ils évitèrent de se parler,
si ce n'est en termes généraux, des six mois qui venaient de s'écou-
ler : elle, avait passé son temps dans la quiétude désœuvrée de la
vie à la campagne; lui, avait travaillé à rassembler les matériaux
d'un grand drame philosophique qu'il destinait à la Comédie-Fran-
çaise, bien qu'il lui répugnât de livrer son œuvre à une scène dont
on connaît les accointances avec l'Académie et où l'inspiration du
poète n'est pas libre de se donner carrière. Dès les premières entre-
vues, Roger s'aperçut qu'il y avait dans la jeune fille quelque chose
d'un peu fébrile. Il fit sonder adroitement le terrain par sa sœur
Henriette et en apprit assez pour deviner à peu près ce qui avait
dCi se passer aux Charmilles. Plus délicat, il n'aurait pas consenti à
devoir le cœur d'une femme au dépit dont elle vibrait encore contre
un autre homme. Roger n'eut point de ces scrupules et se félicita,
au contraire, d'une circonstance qu'il jugeait singulièrement favo-
rable à ses desseins. Il faut aimer beaucoup pour être jaloux même
du passé de celle que l'on aime : Morincourt n'en était pas là. Il
était beaucoup plus épris de la fortune de Passemard que de sa
fille et ne se souciait point de gâter la belle opération qu'il avait
en vue par l'inopportune intervention dans l'affaire du sentiment,
sous la forme d'un accès de jalousie rétrospective. Il continua donc
à user auprès d'Andrée de la tactique qu'il avait employée déjà,
non sans quelque succès, l'hiver précédent. Peu à peu il s'enhardit
à glisser quelques allusions aux souffrances que lui infligeait un
amour ardent et sans espoir. Andrée écoutait ces banalités sans être
plus émue de les entendre qu'il ne l'était de les dire. Le souvenir
des paroles brûlantes de Jacques se présenta même un moment à
l'esprit (le la jeuiio tdle et elle songea : Celui-là seul m'a aimée!
Toutefois elle évita de décourager le vicomte, et ne n)arqija point
de méconientement quand elle le vit s'engager à fond. Morincourt
était en somme fort éloigné de lui déplaire. Elle croyait à son
double talent de peintre et d'écrivain et avait fini par se laisser
persuader que, s'il ne s'imposait pas encore à tous, c'était à cause
de l'envie suscitée par sa supériorité. Le moment vint où il fallut
prendre une décision : toute la famille Passemard appuya Roger,
ANDRÉE. 563
dont la candidature n'était plus, depuis deux mois, un secret pour
personne.
— Mais songe donc que tu seras vicomtesse! s'était écrié au pre-
mier mot la sincère M""^ Passemard. Vicomtesse, entends -tu, ma
bichette I
Andrée le savait bien ; il y avait beau jour déjà qu'elle y songeait.
Quand on est vaniteuse et fille d'un homme qui a commencé sa
foriune avec des jambons fumés, on se résigne sans trop de peine
à laire broder un petit bout de couronne dans un coin de ses mou-
choirs. D'ailleurs, la vingt-quatrième année arrivait grand train;
Andrée s'ennuvait, avait hâte de quitter sa famille et de vivre tout
à fait à sa guise. Roger, sans doute, était aussi pauvre que noble,
mais n'avait-elle pas, elle, de la fortune pour deux? Enfin, ce mariage
était la meilleure vengeance qu'elle pût tirer de l'impertinence de
ce petit Mareuil... Deux jours après, la demande officielle du vicomte
Roger de Morincourt était agréée, et vers la fin de janvier 1878, le
mariage fut, conjme on l'a vu, célébré à la Madeleine.
XXIII.
Ils partirent pour l'Espagne et s'y promenèrent pendant trois
mois. Roger menait un train de nabab et dépensait comme on
mange après êire resté longtemps à jeun. Lorsque Andrée fit ses
comptes, au moment de rentrer en France, elle s'aperçut qu'ils
avaient semé une trentaine de mille francs des Pyrénées à Cadix.
Une fille de commerçant a toujours de l'ordre, môme quand elle
s'en cache. Elle fit remarquer à son mari que le seul voyage de
noces venait d'absorber les trois cinquièiiies de leur revenu annuel.
(Son père lui avait donné un million, exposé en or et en liasses de
billets sur le bureau du notaire le jour du contrat.) Morincourt
reçut fort mal l'observation. Il prit son grand air, l'air paladin,
comme disaieat autrefois ses amis du café de Fleurus, et répliqua
avec un peu de hauteur « qu'il fallait bien faire quelque chose pour
l'honneur du nom; qu'étant devenue vicomtesse de Morincourt,
elle devrait se corriger de certains instincts bourgeois. » Andrée se
mordit les lèvres et acheta ce jour-là pour deux cents louis de
bibelo;s, Le voyage, commencé sous la funèbre impression de la
mort d'Henri Mareuil, se termina donc a^sez mal. Or quan ;, au
retour d'uu voyage de noces, on ne s'aime pas un peu plus qu'au
départ, c'est un grave symptôme. La jeune femme s'éiait pourtant
ingéniée à mettre l'amour de la partie, ce qui est la seule manière
d'intéiesser le jeu. Elle tâcha, comme elles font toutes en pareil
cas, de se persuader qu'elle adorait son mari; jusqu'à vouloir se
donner le change en essayant de faire honneur au mariage de l'en-
564 REVDE DES DEUX MONDES.
thousiasme que le pays lui inspirait. Malheureusement Roger ne la
secondait point : il y a des gens assez sots pour ne pas venir un
peu à l'aide de qui ne demande qu'à les aimer. Des années passées
au quartier Latin le vicomte gardait la fatuité de cet insupportable
animal qui est l'homme à bonnes fortunes. S'il n'avait point man-
qué d'habileté tant qu'il s'était agi de gagner les millions d'Hector
Passemard, Morincourt se négligeait beaucoup depuis qu'il les
tenait. Séducteur de table d'hôte, bourreau des cœurs de grisettes
sentimentales, Roger s'était fait une manière en amour, comme en
art ou en littérature, et lui devait trop de triomphes, faciles d'ail-
leurs, pour être disposé à en changer. Le malheur, c'est qu'il en
aurait fallu pour Andrée une toute différente : on conviendra qu'une
jeune fille, en donnant sa main, a bien le droit d'exiger que son
mari modifie dans le sens qu'elle indique les procédés dont il s'est
servi jusqu'alors pour plaire à ses maîtresses. Or la vicomtesse ne
trouvait en Roger ni cette chaleur de passion, ardente et contenue,
ni cette tendresse grave qu'elle avait dédaignée dans Henriot, et dont
elle eût souhaité, maintenant, de se sentir enveloppée : elle devinait
vaguement que Morincourt s'aimait trop lui-même poar aimer assez
sa femme.
Le ménage revint à Paris au commencement du printemps. Le
premier soin de Morincourt fut d'acheter un hôtel avenue de Vil-
liers. Non content d'avoir consacré à cette acquisition une somme
considérable, il fit exécuter des travaux de toute sorte qui coûtèrent
fort cher. Il s'autorisait, pour jeter l'argent par les fenêtres, d'un
mot iniprudent de M. Passemard. Un jour que sa fille et son gendre
discutaient devant lui un devis formidable, le rafiineur, afin de ras-
surer Andrée qui montrait un peu d'inquiétude, s'était écrié, en
frappant sur son gousset, d'un geste de parvenu dont il ne pouvait
se défaire : « Allez, mes en fans, n'ayez pas peur : papa beau-père
est là! » Et comme il était content de l'énergie des : «Assez!..
A Tordre!.. La censure ! » dont il avait haché, ce jour-là, le dis-
cours d'un député de la droite, il donna dix mille francs à sa fille
et fit cadeau à Roger de harnais et d'un phaéton pour atteler deux
mules andalouses que le vicomte avait eu la fantaisie de ramener.
L'été se passa sans incident, aux Charmilles. Morincourt se levait
tard, fumait un nombre incalculable de cigares, chassait ou essayait
des chevaux avec son beau-frère Maxime, qui commençait à monter
une écurie de courses : le rêve de toute sa jeunesse ! Ils étaient
chaque jour en conférences avec des personnages importans : un
entraîneur, un jockey et toute sorte de gens qui vivent du cheval et
sentent l'écurie. An<h-éti tâchait de se persuader qu'elle ne s'en-
nuyait point et n'y parvenait pas toujours. Elle était froissée de voir
que son mari s'occupât d'elle aussi peu, commençait à trouver les
ANDRÉE. 565
heures longues et l'existence très vide. Elle se prit alors à penser
que la maternité la sauverait peut-être du désenchantement qui
peu à peu l'envahissait. Elle chercha de jolis noms : Sosthène ou
Raphaël pour un fils; Diane ou Lucienne pour une fille. Roger
dissimulait mal son dédain pour ces gentils enfantillages, se décla-
rait très heureux et reprocha vivement à sa femme de manquer de
goût, le jour où il l'entendit déclarer que ce devait être un bien
grand bonheur de nourrir. Le malheur d'Andrée était de ne pou-
voir pas être naturelle et de glisser un peu d'affectation même
dans la manière dont elle traduisait un sentiment simple et vrai.
L'enfant souhaité n'arriva pas, et M'"^ Passemard , qui s'était mis
en tête d'avoir un petit -fils, ne tarda guère à lancer sur le vicomte
ces regards chargés de reproches dont une belle-mère qui s'impa-
tiente ne manque pas, en pareil cas, de foudroyer un gendre qui ne
se presse pas assez. Andrée jugea qu'un petit air de résignation
triste convenait à l'état de son âme, et, comme elle forçait toujours
un peu la note, se donna des mines plutôt de jeune mère qui pleure
un enfant, que de jeune femme qui regrette seulement de n'en pas
avoir. Elle soupirait souvent, restait étendue pendant des heures
sur une chaise longue, les mains croisées sur un livre ouvert qu'elle
ne lisait pas, le regard vague. Roger, l'ayant trouvée un jour dans
cette jolie attitude alanguie, lui fit entendre assez brutalement
« qu'il n'aimait pas qu'on posât pour la Mater dolorosa. » Andrée,
furieuse, donna l'ordre de seller sa jument, s'en alla galoper seule
dans la forêt et ne songea plus désormais aux bébés.
L'automne les ramena à Paris. Les travaux de l'hôtel étaient
achevés. Il y eut pendaison de crémaillère. Roger, du temps qu'il
faisait sa cour, parlait volontiers de ses relations du Faubourg. Ce
soir-là, pourtant, le Faubourg ne fut guère représenté que par ceux
des anciens amis de Morincourt que celui-ci soupçonna d'avoir un
habit ou de pouvoir s'en procurer. Ils arrivèrent, qui à pied, qui
par le tramway, en bande, car l'invitation du vicomte était l'événe-
ment du quartier, et l'on avait résolu la veille, à l'heure de l'ab-
sinthe, au Fleurus, moitié par timidité, moitié par gaminerie, de
faire la partie d'aller de compagnie avenue de Villiers. Dès la cour
de l'hôtel, ils commencèrent à se récrier bruyamment : de sa
chambre, Andrée entendait d'étranges épithètes admiratives. Quand
elle entra au salon, ils se turent subitement et se levèrent tous
ensemble avec des mines un peu confuses, comme des écoliers
quand le maître entre dans une étude où l'on fait du tapage. Ces
belles tentures, ces tapis, tout ce luxe élégant et discret d'un appar-
tement riche, surtout cette jeune femme qui causait avec aisance,
intimidait horriblement ces habitués de brasseries. Tel qui n'avait
pas peur quand il s'agissait de monter sur un billard et de haran-
566 REVUE DES DEUX MONDES.
guer le public d'un estaminet, ne trouvait rien à dire lorsque Andrée
essaj ail de lui arracher quelques mots, Roger commençait à s'im-
patienter un peu et à trouver que la petite fête s'annunçait mal.
Ce n'était pourtant pas faute d'avoir préconisé à l'avance auprès de
sa femme le talent, l'esprit ou l'originalité de ses hôtes. Mais, quoi!
le grand poète n'avait pas d'inspiration, le grand philosophe ne se
sentait pas en verve et le grand penseur ne pensait pas beaucoup,
ce soir-là ! Il y avait bien encore un lot de deux grands peintres,
de trois grands sculpteurs et d'un grand compositeur : par mal-
heur, ils restaient ujuets comme carpes. Passe encore pour ce der-
nier, chacun sait qu'un musicien a son esprit dans les doigts, ce
qui ne veut pas dire qu'il en ait jusqu'au bout des ongles. Mais les
autres? Impardonnables, les autres!
Le diner rompit la glace, heureusement. On mangea beaucoup,
on but davantage. Au rôti, une question littéraire fut mise sur la
nappe : Des classiques ou des romantiq*>es, lesquels 'étaient les plus
nuls? On prononça Vex-œqiio, « car, lit remarquer le philosophe,
il n'y a pas de degré dans le néant. » Au dessert, le vicomte exposa
une théorie qui avait pour base « la nécessité de la transfusion de
la, modernité dans l'art. » Il lui chaleureusement approuvé. La con-
versation continua, très animée, au salon; ils parlaient maintenant
tous à la fois, sans s'écouter, mais en ayant Tair de s'approuver les
uns les autres, sûrs qu'ils étaient d'appartenir à la même église,
d'avoir les mêmes enthousiasmes de commande, les mêmes haines
d'impuissans, les mêmes jalousies féroces d'incompris, les mêmes
tirades déclamatoires et creuses. Ils se retirèrent enîin vers minuit,
et Roger, flaité des complimens qu'on lui avait faits sur sa femme,
sa table et sa cave, annonça l'iniention de donner, de loin en loin,
une soirée littéraire.
— Soit, répondit Andrée, mais si vous invitez à la prochaine vos
amis du faubourg Saint-Germain, je vous conseille de faire prendre
à vos amis du boulevard Saint-Michel quelques leçons de mauitien.
— Je ne vous savais pas si prude, ma chère, répondit-il sèche-
ment. Rassurez -vous , c'est dans mon atelier désormais, non plus
dans votre salon, que je recevrai qui bon me semblera.
— J'essaierai de m'en consoler,., comme de beaucoup d'autres
choses ! répliqua-t-elle avec vivacité.
A quelque temps de là, M. Passemard parut soucieux, agité. Ses
affaires allaient mal, en effet. Lors du mariage d'Andrée, Maxime
avait déclaré qu'il entendait être traité sur le même pied que sa
sœur: c'est deux milhons que le ralhneur "avait dû déplacer au
lieu d un. Les chevaux et les paris de courses avaient déjà dévoré
les trois quarts du capital qu'il avait eu, par vanité, rimj)rudence
d'abandonner à son iils. Maxime commençait à crier nusere et éle-
ANDREE. 567
vait la prétention de se faire « aider » par son père, comme Andrée.
Or Passeraard , en qualité de membre du conseil d'administration
d'une société financière en déconfiture, venait d'être condamné à
payer aux actionnaires une énorme indemnité de huit cent mille
francs. En tenant compte des frais considérables de son élection,
sa fortune avait donc en un an subi une baisse de près de trois
millions. Si riche que l'on soit, il y a là matière à réflexion. La
vente de ses deux fermes ne rétablit pas l'équilibre de son budget :
il perdit trente pour cent sur le prix d'achat. L'industrie sucrière
traversait malheureusement alors une crise assez grave : en six
mois, les revenus de la raffinerie diminuèrent de moitié. Hector
profita d'un dîner de famille pour mtttre sa femme, ses enfans et
son gendre au courant de la situation; il fit comprendre que Maxime
et Andrée ne pourraient plus désormais puiser dans sa bourse.
— Tu aurfiis bien dû alors te dispenser de nous encourager, mon
mari et moi, à faire de la dépense, s'écria Andrée avec aigreur. A
peine vir.gt-cinq udlle francs de rente qui nous restent, et un hôtel
sur les bras ; nous voilà bien partagés !
Le pauvre homme courbait la tête sous le poids de ce reproche, que
son imprévoyance et sa légèreté méritaient si bien. Mais Moriucourt
déclara avec noblesse que sa femme lui faisait injure en affectant
de ne pas compter sur lui. Il avait sa plume et son pinceau, que
diable! S'il n'avait pas beaucoup travaillé (oh! non!) depuis son
mariai2:e, c'est le voyage de noces, les visites, les déplacemens, les
soucis d'une installation qui l'avaient condamné à l'oisiveté. Oisiveté
féconde d'ailleurs, car il avait eu le temps de penser, sinon l'occa-
sion de produire, et il se sentait plein d'idées. Il allait se remettre
à l'œuvre tout de suite, dès le lendemain, et l'on verrait!.. II par-
lait avec tant de conviction que sa belle-mère l'aurait embrassé.
Andrée el'e même fut émue et lui tendit la main, qu'il bai.sa galam-
ment. Pendant une heure, il parla de ses projets, de ses succès
prochains, de sa réputation qu'il allait établir, au nez et à la barbe
des envieux, de ra»-gent qu'il ne pouvait manquer de gagner. Il
entassait Pélion sur Ossa : sa belle-mère ouvrait de grands yeux;
sa femme assistait avec plaisir au réveil de cette ambition qui lui
plaisait dans un homme et qu'elle avait, depuis plusieurs mois déjà,
la déception de ne pas trouver en son mari. Les petits nuages qui
commençaient à assombrir l'horizon du jeune ménage parurent dis-
sipés et, comme il arrive parfois, une sorte de seconde lune de miel
sembla se lever au-dessus de leurs têtes.
Roger avait déclaré qu'il ferait désormais ti'ois parts de sa vie :
la matinée à la littérature, l'après-midi à l'art, la soirée à sa femme
et au monde. Malheureusement l'inspiration était récalcitraLte,
u ça n'allait pas ! » Pour se consoler de ne pouvoir jariiais exécuter
568 REVUE DES DEUX MONDESi
les deux premières parties de son programme, il renonça à la troi-
sième et se mit d'un cercle artistico-littéraire, sous prétexte qu'il
avait besoin de u se tenir au courant, de rester dans le mouve-
ment, » et passa la plupart de ses soirées dehors. Andrée ne fit
point d'observation, mais se promit bien de ne plus être dupe des
beaux élans de Roger. Un soir qu'ils dînaient boulevard Malesherbes
avec quelques personnes étrangères , Passemard demanda tout à
coup:
— Eh bien ! mon gendre, comment va le travail ? La grande pièce
avance-t-elle?
— Certainement, répondit vivement Andrée, avec cette générosité
de femme qui se jette en avant pour couvrir son mari et entretenir
chez les autres les illusions qu'elle-même a perdues. Il y a une
nouvelle scène. Si vous voulez, Roger vous la récitera au salon.
N'est-ce pas, mon ami, vous allez nous dire la tirade du troisième
acte?
Morincourt ne se fit pas prier, et avec de grands éclats de voix,
de lerribles jeux de physionomie, il déclama le couplet demandé.
Le hérns, personnage sombre, fatal, un révolté en lutte contre la
société, le cerveau hanté de rêves malsains, exposait ses aspirations
d'halluciné :
Ah! fumer l'opium dans un crâne d'enfant,
Les pieds nonchalamment allongés sur un tigre!
M""® Passemard eut un frisson, car le vicomte accompagnait d'un
rictus véritablement démoniaque l'expression de ce vœu bizarre.
— Est-ce que vraiment ton mari a de ces idées-là? dit tout bas
cette mère effrayée,
— Mais non ! répliqua sa fille avec impatience ; c'est de la litté-
rature !
— Eh bien ! veux-tu que je te dise : il ferait mieux de te donner
un bébé que de faire fumer ses personnages dans des crânes
d'enfant !
Andrée rentra fort mécontente de sa famille et des amis qui avaient
passé la soirée chez son père. Décidément la grande scène n'avait
pas porté: Roger n'avait eu aucun succès, à moins que ce n'en soit
un de frapper les gens d'une sorte de stupeur. Elle s'en rendait
compte bien mieux que son mari, qui disait superbement :
— Vous conviendrez, ma chère, que j'avais un auditoire un peu
bien bourgeois ! Néanmoins, avez-vous vu comme je les ai empoi-
gnés?
— Oui, répondait la jeune femme d'un air distrait. Et elle pensait:
Qui a tort, d'eux qui ont évidemment jugé cette scène détestable,
ANDRÉE. 569
OU de moi qui la trouvais bonne? Est-ce que je me serais trompée?
Le lendemain, elle prit le manuscrit du drame sur le bureau de
son mari et parcourut les trois actes déjà faits, le quatrième seu-
lement commencé. Jusqu'alors elle ne connaissait de l'œuvre que
des fragmens déclamés par Roger. A la lecture, l'esprit critique a
plus de clairvoyance. Quand elle eut fini, Andrée resta perplexe, car,
tout en étant guidé par un goût médiocrement sûr, son jugement
n'était pas tellement faussé qu'elle ne pût, en s' appliquant, dis-
cerner à la fin la médiocrité prétentieuse, qui de prime-abord lui
donnait presque toujours l'illusion de la force et de l'originalité.
Toutefois, elle ne voulut confier ses doutes à personne. Elle s'ingé-
nia même à se persuader et à persuader aux autres que son mari
était un écrivain de haute valeur. Quand elle devait avouer que la
fameuse pièce n'avançait guère, elle essayait de sauver Roger du
reproche de paresse, d'impuissance même, que M. et M'"® Passe-
mard n'hésitaient pas à diriger contre leur gendre, en fournissant
de rassurantes explications : elle n'avait point pour mari un homme
ordinaire ; Roger ne savait pas travailler à heure fixe, comme un
bureaucrate ou un manœuvre; il était si artiste!
— Si artiste ! si artiste ! criaient les deux Passemard en fureur.
En attendant, il se goberge, il se prélasse dans ta dot et te ruine I
C'est un raté, entends-tu bien, un raté! Ah!., si nous avions su ! Ce
n'est pas ce brave Henriot qui se serait ainsi conduit !.. Quel malheur
que tu ne l'aies pas épousé, au lieu de ce vicomte !
Ils oubliaient qu'une demande de Jacques eût été dix-huit mois
plus tôt dédaigneusement repoussée par eux, qui regrettaient main-
tenant de ne l'avoir pas pour gendre. Et l'éternelle doléance du
bourgeois vaniteux, victime de son engouement pour la noblesse,
recommençait !
Ces scènes étaient horriblement pénibles pour Andrée. Elle se
répétait avec rage ce terrible mot de râlé, et se sentait blessée au
plus profond de son orgueil par cette pensée que sesparens n'étaient
peut-être pas seuls à l'appliquer au vicomte. Elle conduisit son mari
dans le monde ; elle voulait le montrer, l'imposer, lui ménager de
petits succès de salons; elle éprouvait le besoin d'entendre dire
qu'elle avait épousé u quelqu'un, » car elle-même se mettait main-
tenant à en douter, malgré les efforts désespérés qu'elle laisait pour
s'en convaincre. Tandis qu'il exposait ses théories verbeuses, qu'il
parlait de renouveler l'art et de le vivifier, avec la prédilection
qu'il avait pour ce beau thème à développemens, Andrée épiait les
visages, tâchait d'y découvrir la trace des sentimens intimes de
chacun. Quand il avait récité quelque fragment de ses poésies ou
de son drame, elle tendait l'oreille avidement et s'appliquait à
570 REVUE DES DEUX MONDES.
distinguer, dans le murmure discret des commentaires qui s'entre-
croisent après les applaudissemens obligatoires, l'approbation et
le blâme, les éloges ou les railleries. Quand il arrivait qu'elle sur-
prît quelqu'une de ces épigrammes acérées qu'on se passe d i main
en main dans les salons, Andrée en perdait le repos pour plusieurs
jours, se montrait nerveuse et irritable, lançait à son mari des
regards dédaigneux que celui-ci ne comprenait pas, car sa robuste
fatuité ne lai permettait de concevoir le plus petit doute ni sur sa
valeur, qu'il jugeait immense, ni sur son succès auprès des autres,
qu'il croyait fermement égal à celui qu'il obtenait auprès de lui-
même. Par malheur, la clairvoyance de la jeune femme augmentait
de jour en jour à étudier ainsi son mari : à p?ine osait-ele s'avouer,
car ce souvenir n'allait point sans une sorte d'effroi, que Morincourt
ne savait pas exercer sur elle cette sorte de séduction intell-xtuelle
où excellait Mareuil. Lorsqu'une femme qui n'est point sotte a
rencontré un homme de vrai mérite et vécu un peu en communion
avec lui, elle possède la mesure de la supériorité et ne peut guère
échapper à la tentation de s'en servir pour auner les autres ; ce
qui l'entraîns à constater des différences de taille qu'elle n'eût
peut-être point remarquées auparavant, faute d'avoir de quoi faire
passer les gens sous la toise. Or, si depuis longtemps déjà, Roger
semblait à sa femme petit par le cœur quand elle le comparait à
Jacques, voici qu'insensiblement elle commençait à le trouver petit
par l'intelligence lorsqu'elle le comparait à Mareuil.
Yers la fin de décembre 1878, le quatrième acte étant achevé,
Morincourt porta son drame au comité de lecture de la Comédie-
Française, qui le lui renvoya huit jours après.
— Je m'en doutais ! dit Roger en recevant le manuscrit. C'est
trop fort pour eux ; j'étais sûr qu'ils ne verraient pas la portée phi-
losophique de mon œuvre.
— Peut-être alors eût-il mieux valu ne point la leur soumettre
et vous épargner ainsi un... comment dirai-je?.. un ennui...
— Bah ! je me passerai bien d'eux.
— INotez qu'ils ont pris les devans en se passant de vous,
L'Odéon, qui est un peu, comme od sait, l'infirmerie de la Comé-
die-Française (quitte à achever les malades que celle-ci lui envoie)
se montra plus clément. La pièce fut distribuée, apprise, répétée
en quelques semaines. Le jour de la première arriva. Le vicomte
était plein de confiance. Il avait vu dans la salle un assez grand
nombre de connaissances d'autrefois, causé dans les couloirs avec
les |ilus intimes et recueilli des félicitations de bon augure. On
savait que l'auteur était « un ancien du Quartier ; » le patriotisme
local ne laissait pas d'être intéressé à un succès qui devait rejaillir
ANDRÉE. 571
sur la rive gauche tout entière et la venger des dédains que lui
témoigne la rive droite. Le rideau n'en descendit pas moins, après
le premier acte, sans que le public manifestât une impression antre
que cette sorte de stupeur où les gens qui ont l'expérience des
choses du théâtre reconnaissent l'approche de l'orage. Au second
acte, l'un des personnages, parlant des lèvres de la femme qu'il
aime, les qualifiait de : « muqueuses de corail. » Des carabins
applaudirent çà et là, afin de marquer l'approbation qu'ils accor-
daient à certaine tendance scientifique dont cette ingénieuse expres-
sion n'était point d'ail'eurs le premier indice. Mais quelques per-
sonnes, moins habituées aux salles de clinique et aux amphithéâtres
de dissection se permirent de sourire ou de « chut' r » discrète-
ment. Deux scènes plus loin, le héros terminait une longue impré-
cation contre la société, contre la vie en général, par le vœu de
sortir de ce monde au plus vite et d'aller jouir de la paix des morts
... dans l'in''ecte et mordante misture
De sciure de bois, de ?on et de phécol.
L'École de médecine trépigna d'enthousiasme, mais tout ce qui,
même sans appartenir à celle des Beaux-Arts, gardait quelque
souci du goût, ou simplement de la propreté littéraire, protesta
énergiquement. Les amis de Morincourt essayèrent vainement de
lutter : ils furent écrasés sous le nombre. La tempête redoubla au
troisième acte, lors de la scène qui avait affligé M'"® Passemard :
elle provoqua au parterre et aux quatrièmes loges rinr^igaation
d'une foule d<= petits boutiquiers, amis de la littérature sans doute,
mais bons pères de famille, ou mères sensibles, qui ne purent
admettre qu'on eût, même en vers, l'idée a de fumer l'opium
dans des crânes d'enfant ! » Cette portion hésitante et honnête du
public se jeta du coup dans l'opposition, qui se trouva grossie dès
lors d'un formidable appoint de sifflets stridens, de cris de coq et
de hur'emens variés. Le drame se termina au milieu d'un vacarme
de ménagerie en révolte. Un voyou malicieux cria d'une voix aiguë
qui domina le tumulte : a L'auteur? » L'intention perfide du gavroche
fut aussitôt comprise; il se fit un grand silence quand un des acteurs
reparut devant la rampe et nomma Morinrourt. Les huées et les
sifflets éclat èrent alors avec plus de fureur qu'auparavant, à ce point
qu'une vieille ouvreuse, dont les jngemens faisaient autorité, déclara
que df-puis vingt-cinq ans elle n'avait jamais rien vu de pareil.
— Pas même à Gaetana^ madame Chanoine? dit une des com-
pagnes de la vénérable sibylle, pour faire de l'érudition.
— Non, madame, lui fut-il répondu ; pas même à Gaetana ! Et
572 REVUE DES DEUX MONDES.
encore, à Gaetana, c'était un coup de cabale, car il y avait du talent!
Tandis que ce soir c'est un four : vous pouvez m'en croire, je con-
nais mon public, madame. Un vrai four, quoi !
C'est le mot qui accueillit Andrée à la sortie de sa baignoire.
Depuis le lever du rideau jusqu'à la fin, elle avait tout vu, tout
entendu, surtout. Pas un sifflet qui n'eût déchiré son oreille, pas
un sarcasme du parterre qui n'eût blessé cruellement son amour-
propre. De honte, elle s'était rejetée au fond de la loge, poursuivie
implacablement, jusque dans cette ombre où elle cherchait à cacher
son humiliation, par les cris de la foule irritée et cruelle. Son père,
sa mère, consternés, ne trouvaient rien à* dire et restaient muets
devant le désastre. Morincourt avait d'abord essayé de braver et de
tenir tête à l'orage ; il ricanait, haussait les épaules, parlait de u l'in-
curable stupidité du public » sans que personne lui répondît, pas
même son ami Maxime, encore plus ahuri ce soir-là que d'ordinaire.
L'iniortuné poète ne put longtemps soutenir ce rôle; il se sentit peu
à peu gagné par le découragement. Le malheur rend l'homme tendre :
Roger se rapprocha de sa femme et essaya de lui prendre la main. Mais
elle recula sa chaise nerveusemeiit et retira sa main d'un mouvement
brusque. Faute de cette pression consolatrice qu'il sollicitait, Morin-
court se sentit horriblement seul, perdu dans sa détresse et souffrit
davantage. Elle, n'avait que de la colère et point de pitié. Ce n'était
pas au public, mais à son mari qu'elle en voulait surtout. Pâle et
crispée, la jeune femme descendit l'escalier au bras de son père,
sans parler. Des groupes stationnaient encore sous le péristyle : on
causait de la pièce, on rappelait des vers, on riait aux éclats. Jus-
qu'à la voiture, Andrée fut poursuivie par l'écho de cette chute
retentissante. Pendant le trajet de l'Odéon à l'avenue de "S'illiers,
elle n'ouvrit pas la bouche, ne trouva pas un mot du cœur pour
adoucir l'amère déception de Roger : son irritation contre lui allait
si loin, que, injuste jusqu'à la cruauté (comme le sont en pareil
cas les femmes, quand elles ne se montrent pas généreuses jusqu'à
l'héroïsme), la vicomtesse reprochait presque au malheureux vaincu
de ne point s'excuser de sa défaite auprès d'elle, qui ne faisait rien
pour l'en consoler. A l'hôtel, Morincourt essaya de lui parler. Il se
plaignit de ne pas être réconforté et soutenu dans cette épreuve par
celle dont le devoir eût été de prendre sa part du malheur qui le
frappait ; malheur immérité, d'ailleurs, et dû à l'intervention per-
fide d'une cabale montée par ses ennemis. On verrait bien aux repré-
sentations suivantes ! — Andrée haussa légèrement les épaules et
continua de donner sur la table de petits coups avec un couteau à
papier, tout en se balançant sur sa chaise. Son air dédaigneux, son
silence obstiné, fournirent à Ro^er l'occasion de se mettre en colère :
ANDRÉE. 573
véritable aubaine pour un homme dont l'amour-propre blessé crie
vengeance contre n'importe qui ou quoi. Une scène violente éclata
entre les deux époux : des mots aigres ils en vinrent aux paroles
inoubliables, qui laissent un souvenir cuisant comme une brûlure.
Il reprocha à Andrée sa vanité, sa coquetterie, sa famille même,
l'origine de la fortune de M. Passemard, et jusqu'aux pertes d'ar-
gent que son père avait subies. La jeune femme, exaspérée, riposta
avec une extrême vivacité à ces odieuses récriminations :
— Si vous vous êtes trompé sur ma fortune, disait-elle, je me
suis trompée, moi, sur votre valeur : nous sommes quittes. De nos
deux déceptions la mienne est la plus grande, car de ce que vous
cherchiez en moi, l'argent, il reste quelque chose, les cinq cent
mille francs que vous n'avez pas encore dissipés ; de ce que je croyais
trouver en vous, au contraire, talent et réputation, il n'y a jamais
rien eu. Croyez que mes regrets ne sont pas moins vifs que les
vôtres !
Et, après l'avoir toisé d'un regard méprisant, elle rentra dans sa
chambre, tandis que Morincourt, blême de fureur, résistait avec
peine à la tentation de se jeter sur elle et de la battre. Pendant
quelques jours, ils évitèrent de se parler; puis, comprenant que
cette situation joignait à l'inconvénient d'être ridicule le danger
de faire jaser autour d'eux, ils se réconcilièrent du bout des lèvres,
et si leur ménage, après cette crise, ne donna à personne l'illusion
d'une union très étroite, il ne parut pas non plus en détresse. Beau-
coup de ménages parisiens en sont là, fêlés, non brisés. Avec de la
prudence, on parvient à les faire durer encore assez longtemps :
comme ces carreaux, étoiles par un choc, qu'on craint de voir tom-
ber à tout moment et qui résistent à plus d'un coup de vent.
La semaine suivante, il y eut dîner de famille chez M™^ Passe-
mard. Le repas terminé, on passa au salon, que ces messieurs quit-
tèrent bientôt pour aller fumer dans la salle de billard. M""^ Passe-
mard se mit à son métier, tandis que sa fille s'allongeait, rêveuse,
dans un fauteuil. La porte s'ouvrit tout à coup et un domestique
aijnonça :
— M. Jacques Henriot!
George Duruy.
(La dernière partie au prochain n".)
LA
CHARITÉ PRIVEE
A PARIS
L'HOSPITALITÉ DU TRAVAIL.
I. — LA MAISON DE LA RUE D ADTEDIL.
Les œuvres charitables dont j'ai parlé jusqu'à présent sont, pour
ainsi dire, des œuvres fermes ; elles s'ouvrent devant le mal chro-
nique, l'accueillent et ne l'abandonnent pas. La caducité indigente,
l'enfance frappée d'infirmités incurables, le cancer, la phtisie, la
cécité, rencontrent une hospitalité qui ne se dément pas, qui ne se
refuse à aucun sacrifice et qui ne cesse qu'à l'heure où elle remet
ceux qu'elle adopte à l'hospitalité de l'éternel repos. En regard, je
dois faire connaître des œuvres transitoires qui portent secours à
un mal accidentel, le calment, le réconfortent et le mettent sur la
voie de la guérison. Elles ressemblent à ces huttes de refuge con-
struites dans les Alpes, en marge des routes encombrées de neige,
(1) Voyez la Revue du !«' avril, du 15 mai, du 1" juillet, du 1" août 1883, du
1" février et du 1" mars 1884.
LA CHARITE PRIVEE A PARIS. 575
OÙ le voyageur harassé peut s'abriter pendant la tourmente, dormir
sans redouter l'avalanche et reprendre vigueur avant de tenter de
nouveau les hasards du chemin périlleux qui va parfois vers le but
entrevu et souvent à l'abîme. Paris est plein de voyageurs égarés
qu'assaille la tempête, qui marchent à tâtons, se heurtent à tous
les obstacles, cherchent leur route et ne la trouvent pas. Lorcqu'ils
tombent de faiigue et de faim, lorsque les gîtes les plus infimes se
ferment d-vant eux, lorsque le morceau de pain leur fait défaut,
lorsque le vagabondage les saisit et qu'ils tiennent encore à l'exis-
tence, que reste-t-il? Le vol ou le dépôt de mendicité qui est à Vil-
lers-Gotteiets. Ceux qu'effraie cette double extrémité s'affaissent
alors dans une misère noire, une misère que ne soupçonnent point
ceux qui ne sont pas descendus jusque dans les dessous du bas-
fond social ; on couche sur le talus des fortifications, dans les massifs
du bois de Boulogne, on mange aux tas d'ordures avant que les
chiffonniers les aient fouillés da crochet.
Lorsque j'étudiais à Paris le monde des malfaiteurs et que je le
serrais d'aussi près que possible pour en déterminer la physionomie,
je suis entré la nuit dans bitn des garnis, je me suis assis dans plus
d'un bouge et je me suis chauffé, pendant les ténèbres de l'hiver,
aux fours à plâtre des carrières d'Amérique. J'ai vu là des choses
horribles, mais plus d'une fois j'ai eu sous les yeux des spectacles
émouvans. Le crime qui, dans la crainte d'être reconnu, fuit les
maisons habitées, coudoie l'indigence qu'on en chas>^e parce qu'elle
n'y peut payer son gîte. Au milieu des filuus, des voleurs, des vaga-
bonds, pelotonnés derrière les tas de fagots, j'apercevais des misé-
rables, des pauvres à bout de voie, des surmenés de la mauvaise
fortune qui venaient s'abattre là et mettre en pratique le dicton men-
teur : Qui dort dîne. On eiit pu croire qu'une maléJiction, — la
Malédiction aux pieds terribles, dit Sophocle, — les poursuivait et
les jetait dans la promiscuité de toutes les hontes où la police les
ramassait. On ne les confondait pas avec les criminels, on savait
qu'ils étaient malheureux et non pas coupables ; on les relâchait
avec une bonne parole; mais où aller? Le soir, sans abri, sans argent
pour s'en faire ouvrir un, ils revenaient rôler autour des hangars
où ils avaient été arrêtés la veille. « Il est onze heures : les rondes
de police ne passent guère avant une heure du matin ; j'ai le temps
de dormir; » — et ils entraient.
Que de fois, à cette époque, témoin des arrestations, témoin des
interrogatoires, voyant la préfecture de police dénuée en présence
de tant de misère, et n'ayant d'autres lits à offrir que ceux du dépôt,
c'est-à-dire de la prison, que de fois je me suis pris à désirer la
création d'une sorte de dortoirs publics où le peuple errant de lapau-
576 REVUE DES DEUX MONDES.
vreté trouverait un vrai sommeil, sur un vrai matelas, sous un vrai
toit, et le matin, au réveil, la miche de pain qui répare les forces
et ranime l'espérance ! Lorsque je parlais de ce rêve, lorsque j'insis-
tais, les gens savans en la matière me répondaient : « II y a tous les
jours à Paris, 50 ou 60,000 individus qui se lèvent sans savoir
comment ils mangeront, ni où ils coucheront le soir. L'indigence
provinciale nous a envahis, elle nous déborde, elle nous étouffe,
elle arrache le pain réservé à l'indigence parisienne, et nous n'y
pouvons rien. » Cela n'est que trop vrai, et je n'avais rien à répli-
quer. C'est la misère de province qui dévore l'aumône de Paris.
Lorsqu'en ISliS le capitaine Sutter découvrit les gisemens d'or
de la Californie, il y eut parmi les peuples une folie d'émigration;
c'est à qui partirait pour les rivages de la mer Vermeille : la fortune
était là-bas, on y courait. Pour quelques-uns qui se sont enrichis,
combien ne sont point revenus, combien ont péri de débauche,
dans les bouges de San-Francisco, de fatigue sur les placers inhos-
pitaliers, sous les balles mexicaines, dans les champs de la Sonora,
derrière Raousset-Boulbon? Aux valets de charrue, aux ouvriers,
aux tâcherons de province, Paris, dans le lointain des rêves et
l'éblouissement des illusions, apparaît comme une Californie inépui-
sable, où l'or ruisselle à hauteur de main, où le hasard guette les
déshérités pour en faire des millionnaires. La vieille histoire, tou-
jours nouvelle, toujours attentivement écoutée du paysan qui est
arrivé à Paris en sabots avec un écu de 6 livres dans sa poche et
qui est devenu un gros personnage, fait bien des dupes et crée
bien des malheureux. L'écu de 6 livres est vite dépensé ; les sabots
sont promptement usés; il reste la faim, le désespoir, les mauvais
conseils de la déception, la colère contre le prochain, la haine envers
les heureux et l'envie qui pour toujours s'extravaseaufondducœur;
on s'ii)digne contre l'indifférence des foules, et l'on s'aperçoit que,
désert ou multitude, c'est tout un pour celui qui s'est mis en voyage
sans provision de route. Un officier me disait : « Calculez combien
il faut qu'il y ait d'hommes qui tombent sur les champs de bataille
ou meurent de consomption sur les grabats de l'hôpital pour que
Tun d'eux devienne maréchal de France I » De même, il serait bon
de pouvoir dire combien de provinciaux doivent pcâtir, lutter en
vain, mourir de misère à Paris, pour que l'un d'eux fasse fortune.
Plus d'un qui est parti de son village, le pied leste, le cœur rayon-
nant, a tendu la main le soir, au coin des rues, a travaillé dans les
cellules de Mazas, a vagué à travers le vol et la famine, a essayé de
tous les métiers sans pouvoir en saisir un seul et a poussé son der-
nier râle sur les paillasses de la maison de répression de Saint-
Denis !
LA CHARITÉ PRIVEE A PARIS. 577
Si la situation est dure pour l'homme, elle est atroce pour la
femme, créature faible, faillible, soumise aux fatalités de son sexe
et à qui la maternité irrégulière est imputée comme un crime.
L'homme la prend, s'en amuse, la rejette et ne se soucie de savoir
s'il ne l'a pas condamnée à l'abjection, s'il ne lui a pas imposé,
pour une seconde de plaisir rapidement oublié, la charge de pour-
voir à l'existence d'un être dont elle n'a que le fardeau et la honte.
Dans les basses conditions où elle arrive à Paris, que fera-t-elle si,
tout de suite et par bonne fortune, elle n'entre en condition? Son
salaire est dérisoire lorsqu'elle n'a pas aux mains l'outd spécial des
travaux recherchés. La femme qui, d'un métier acquis sans un long
appreniissaj^e, peut gagner 3 francs par jour n'est pas commune à
Paris, et quand sur une telle somn e il faut prélever la nourriture,
le logement, le vêtement, que reste-t-il pour parer à une maladie
ou à un chômage? si elle est ba'ayeuse, elle e^^t payée 2 francs; si
elle est porteuse chez un boulanger, elle reçoit 2 francs et deux
livres de pain. Comment vivre ainsi? C'est un mystère. La débauche
vénale peut les entraîner lorsqu'elles sont jeunes et qu'elles ont
forme humaine; soit, mais lorsqu'elles sont vieilles, laides, sinon
hideuses, que deviennent -elles? Je l'ignore. Le suicide est bien
plus rare chez la femme que chez l'homme. Je me rappelle avoir
constaté en 1 867 que, sur 163 suicides inscrits sur les registres de
la Morgue, les femmes n'y comptaient que pour le chiffre de 28.
Elles ne se tuent donc pas, elles disparaissent et cachent leurs ori-
gines. Où les retrouver? A la Salpêtrière, dans les hospices, aux
Incurables, chez les Petites Sœurs des Pauvres, dans les maisons
ouvertes à la vieillesse, danslesmaladreriesoù végètent les gâteuses,
où se débattent les épileptiques, où la caducité retournée vers l'en-
fance pleure, rit sans motifs, et n'est plus qu'une matière inerte
dont l'âme ne se réveille plus.
La charité n'ignore aucun des obstacles, aucun des périls qui
encombrent la route où les femmes sont obligées de marcher; aussi
c'est vers elles qu'elle regarde avec prédilection, s'ingéniant à les
sauver de la misère, parce qu'elle sait que la misère, mieux encore
que l'oisiveté, est la mère de tous les vices. La charité redouble
d'efforts pour les arracher à la faim, au froid, au dénûment, — mais
surtout pour les arracher à la dépravation, car, à travers les pro-
diges qui lui sont familiers, elle poursuit un idéal de pureté morale
auquel il est bien dilTicile d'élever les épaves humaines qu'elle
ramasse et qu'elle cherche à nettoyer de leurs péchés. Réussit-
elle dans cet apostolat qui prend soin de la matière pour mieux
atteindre l'esprit, je ne sais. On dit qu'il ne faut jamais désespérer
TOMB LXII. — 1884. 37
578 REVUE DES DEUX MONDES.
de la conversion du pécheur ; le retour à la vertu est donc possible,
mais il me semble que le chemin qui y ramène est long et pénible.
La vertu me paraît comme un temple sacré;
Si la porte par où l'on -sort n'a qu'un degré.
Celle par où l'on rentre en a cent, j'imagine,
Que l'on monte à genoux en frappant sa poitrine.
C'est Emile Augier qui l'a dit et je ne le démentirai pas. Elles ne
le démentiront pas non plus,, les Sœurs de Marie-Joseph que j'ai
vues à l'œuvre dans la prison de Saint-Lazare, ni les religieuses de
la Compassion qui vivent prè- des lits ppstiférés de. Lourcine. Lors-
qu'elle est tombée si bas, une femme ne se redresse plus; pour
toujours elle est la proie du cancer social que l'on ne peut nommer
dans aucune langue honnête ; aussi doit-or. l'empèchei' d'être dévorée
par la bête in?8tiable qui ne lâche pas celles qu'elle a saisies. C'est
à quoi l'on tâche; sur ce terrain où les combattans ne font jamais
défaut, la charité soutenue par !a foi a livré des batailles héroïques,
d'autant plus admirables qu'elles ont été secrètes et qu'elles sont
restées inconnues. Après la victoire, le Te Deum a été une action
de grâces silencieuse dont le cœur a tressailli et que les lèvres n'ont
même pas murmurée.
Pour sauver un homme qui se noie à la mer, il suffit parfois d'un
grelin lancé avec adresse; pour sauver une femme qui se perd, qui
va disparaître dans le marécage de la misère et de la démoralisa-
tion, il suffit parfois de lui tendre la main, de la mettre à l'abri, de
lui donner le temps de reprendre haleine et de raffermir son cou-
rage épuisé par une lutte trop longue. De cène idée très simple est
née \ Hospitalité du travail^ qui est un refuge temporaire où les
forces renaissent et où l'avenir s'éclaircit. On avait débuté par éta-
blir un de ces dortoirs hospitaliers que l'Angleterre appelle work-
houses, que saint Jean de Dieu a fondés le premier à Grenade
vers 15Zi5, que nous nommons actuellement l'Hospitalité de nuit,
et dont j'aurai bientôt à parler. Chaque soir, on ouvrait la porte aux
malheureuses qui venaient réclamer asile; on leur donnait un lit;
le lendemain, à la première heure, elles s'en allaient; elles avaient
dormi en repos, mais c'était tout ; la diane sonnée, il fallait repar-
tir et recommencer la route décevante où il y a tant de fondrières
et si peu d'abris. On avait été obligé de restreindre l'hospitalité,
sans cela le dortoir serait devenu la propriété des malheureuses qui,
chaque soir, seraient revenues occuper les lits disponibles ; un cer-
tain nombre de jours devaient donc s'écouler entre une première
et une seconde admission. Fut-on fidèle à cette règle? J'en doute
LA CHARITÉ PRIVEE A PARIS. 579
comment fermer la porte à une femme hâve et harassée qui
demande à dormir sous un toit? Fallait-il la renvoyer à la rue, à
l'arche du pont, à l'anfractuosité du vieux mur, au gardien de la
paix qui la verra, en faisant sa ronde, la réveillera et la conduira
au poste? On remarquait, en outre, que lorsqu'elle se présentait
pour la seconde, pour la troisième fois, elle était plus déguenillée,
plus maigre, plus a minable » qu'au premier jour. On en conclut
qu'il était humain d'étendre, de prolonger l'hospitalité, et qu'il
serait chrétien d'aider celles qui étaient trop alEaiblies ou trop
découragées pour se sauver elles-mêmes. Des femmes du monde,
— et du meilleur, — s'émurent ; elles regardèrent avec commiséra-
tion vers ces malheureuses que la nécessité rendait haletantes et
poussait vers des hasards redoutables; elles résolurent de leur
offrir un asile où elles auraient le droit de séjourner pendant trois
mois, ce qui ménageait le loisir de les refaire, de leur enseigner les
premiers élémeiis d'un métier et de leur trouver une condition
acceptable. Chacune de ces femmes, dont quelques-unes sont jeunes
et jolies, vida sa bourse dans la caisse de l'œuvre qui allait se
créer; on loua une maison au n° 39 de la Grande rue d'Auteuil, et
pour le reste on s'en rapporta à la Providence ; quant aux pen-
sionnaires, on savait que l'on n'en manquerait pas; la misère pari-
sienne était là pour en Toarnir.
La direction de la maison fut confiée aux religieuses de Notre-
Dame-du-Calvaire, qu'il ne faut point confondre avec les Dames du
Calvaire, infirmières libres des cancérées, dont j'ai parlé ici-
même (1) et qui ne forment entre elles qu'une simple association où
nul vœu n'est prononcé. La communauté des religieuses de Notre-
Dame-du -Calvaire est de date récente. Elle est née en Quercy,
dans la petite ville de Gramat, en 1833. L'abbé Bonhomme, qui la
suscita, était ardent et d'une infatigable activité; il avait organisé un
collège et fondé une congrégation de prêtres ; cela ne suffit pas à son
zèle, et il réunit en congrégation des femmes qui aspiraient à se
dévouer aux faibles et aux malheureux. A la fois enseignante, infir-
mière, hospitalière, accueillant les convalescentes à la sortie de
l'hôpitnl, formant des ouvrières, instruisant des sourdes-muettes ('i),
cette congîégation n'a rien de conteraidatif : elle agit, et gravit sans
repos le chemin de la bi nfai^ance. Elle est partout où l'on souffre,
et ne se repose guère. Elle a été choisie avec un rare discernement
(1) Voyez la Revue du 15 mai 1883.
(2) La maison de Boiirg-la-Rciae, où Anne Bergunion, quittant la rue des Postes,
établit ses jeunes filles aveugles et forma le noj'au de la communauté des Sœurs de
Saint Paul, est occupée actuellement par des religieuses de la congrégation de Notre-
Dame-du-Calvaire, qui y élèvent et y instruisent 200 sourdes-muettes.
580 BEVUE DES DEUX MONDES.
pour diriger l'Hospitalité du travail, car la maison d'Auteuil est à la
fois une infirmerie, une école, un hospice et un ouvroir. La supé-
rieure est très intelligente, alerte, de cœur large, compatissante au
mal moral comme au mal physique, ambitieuse pour son œuvre
dont elle comprend l'utilité, très franche dans ses explications,
menant son monde avec entrain, montant, descendant cinquante
fois par jour les escaliers de sa maison et portant à la ceinture le
trousseau de clefs qui sonne à côté du long chapelet.
L'œuvre est trop pauvre actuellement pour acheter un terrain et
y bâtir, élever des constructions appropriées à sa destination ; elle
est donc locataire d'une modeste maison qui semble appartenir à
une petite ville de province et faite pour abriter un vieux ménage
de goûts tranquilles et d'habitudes sédentaires. Balzac y eût volon-
tiers placé un chanoine alourdi par l'âge, ou quelque vieille fille
casanière, gardant son chat sur ses genoux, tricotant et murmurant
une romance du temps de sa jeunesse. C'est triste, froid, presque
délabré; mais les religieuses ont passé par là, et tout, de la cave au
grenier, est d'une propreté éclatante. Ce n'est qu'un berceau, pas-
sons; il y en eut de plus humbles, à Saint-Servan pour les Petites
Sœurs des Pauvres, rue des Postes, pour les aveugles de Saint-Paul.
La porte cochère, percée d'un judas grillé, s'est ouverte ; je suis
entré dans une petite cour pavée, entourée sur trois côtés par des
bâtimens à deux étages ; une sœur blanche et noire est sortie de
la loge du portier; j'ai traversé un étroit vestibule; une ancienne
salle à manger sert de salle d'attente et communique avec l'ancien
salon, qui est devenu le parloir. Tout cela est de dimension res-
treinte et d'apparence pauvrette ; sur les murailles, en guise d'or-
nement, deux cartes photographiques représentant le Christ du
Guide et la Madone de Carlo Dolci : ces reproductions de peintures
molles, dont l'expressive douceur constitue le seul mérite, sont
bien à leur place dans cette maison, oii la tendresse accueille la
débilité.
Sur la table il y a un registre, le registre officiel : ce que la pré-
fecture de police appelle le livre des garnis, délivré, signé, para-
phé par le commissaire du quartier, et sur lequel, sous peine de
contravention, il faut inscrire le nom, la date d'entrée, la profes-
sion, la provenance de toute personne prenant logis dans la maison.
Tous les jours, les inspecteurs du service des garnis viennent relever
les indications et signer la feuille, qui est la feuille de présence.
Cette formalité est indispensable, car la maison est un caravansé-
rail où passent les voyageuses sans asile et dont il peut être néces-
saire de connaître les étapes. Sous ce rapport, mais sous ce rap-
port seulement, la maison est assimilée à celle des logeurs et est
LA CHARITÉ PRIVEE A PARIS. 581
tenue de se conformer aux règlemens protecteur.^ qui, dans cer-
tains cas, défendent la sécurité et éclairent la justice. A ses débuts,
l'Hospitalité du travail a dû payer patente de logeur, mais elle a été
exemptée de celte contribution, aussitôt que l'on eut reconnu les
services qu'elle rendait sans marchander à la population indigente
de Paris; à cet égard, l'administration municipale a mis un empres-
sement qu'il faut louer. J'ai parcouru le registre, qui est intéressant
à plus d'un titre. On voit les provenances, elles sont diverses :
l'hôpital, le vagabondage, la prison même, fournissent leur con-
tingent; la plupart des noms sont suivis de la mention : sans
papiers, c'est-à-dire identité contestable, parfois dissimulée, parfois
même ignorée. Que de fois, lorsque j'assistais, en 1869, à l'inter-
rogatoire des femmes arrêtées, j'ai entendu des dialogues dont je
restais troublé jusque dans l'âme : « Comment vous nommez-vous?
— On m'appelle la Ghiffonnette. — Ce n'est pas un nom. — Je
n'en ai pas d'autre. — Quel est votre nom de famille? — Je ne sais
pas. — Où est votre père? Où est votre mère? — Je ne sais pas.
— Les avez-vous connus? — Jamais. — Qui est-ce qui prend soin
de vous? — Personne. — Avec qui vivez-vous? — Avec tout le
monde. — Où demeurez-vous? — Nulle part. » Une fois, M. Mari-
cot, sous-chef du bureau des mœurs à la préfecture de police, ques-
tionnait en ma présence une fillette de seize à dix-sept ans, ébou-
riffée, impudente et néanmoins émue. Brusquement il lui dit :
« Avez-vous entendu parler de Dieu? » Elle répondit : « Dieu?
Ah! oui, un vieux, qui a une grande barbe. » Ces souvenirs s'évo-
quaient d'eux-mêmes pendant que je feuilletais le registre , et la
note « sans papiers » me rappelait la longue théorie des filles
perdues qui avaient défilé devant moi lorsque j'étudiais la race
malade qui végète sur le trottoir, traverse Saint-Lazare, souffre à
Lourcine, reste quelques jours à la Maternité, porte le fruit ano-
nyme de sa déchéance à l'Hospice des enfans assistés et meurt à la
Salpêtrière, ou à la maison centrale de Gtermont, ou dans un asile
d'aliénées. Sur ce livre j'ai pu constater une fois de plus combien
Paris serait peu misérable si les misérables de province ne l'en-
vahissaient. Les 200 dernières entrées, que j'ai vérifiées une à une,
fournissent un renseignement précis : 35 Parisiennes, 165 provin-
ciales ou étrangères; l'Italie, l'Espagne, le grand-duché de Bade,
la Belgique, la Hollande sont représentés et figurent à côté de la
Martinique, de l'Algérie et du Sénégal. On ne tient pas note de la
religion, je le regrette; j'aurais voulu reproduire des chiffres et
prouver que l'Hospitalité est sans limites comme sans restriction ;
elle ne tient pas compte des sectes; elle accueille la juive, la pro-
testante ou toute autre : elle est vraiment catholique, au sens origi-
582 REVUE DES DEUX MONDES.
nel du mot, c'esl-à-dire universelle. Aux malheureuses qui viennent
heurter à la porte elle ne demande pas : « Quel est le Dieu que tu
sers? » Elle leur dit : « Tu souffres, tu es errante, sois la bienvenue;
tu nous appartiens, n
Dans quel état arrivent-elles? On peut le comprendre en visitant
les annexes du grand dortoir ; à côté d'une p' tite salle d'attente et
d'un cabinet d'enregistrement, s'ouvre une pièce violemment aérée
et qui sent le soufre, c'est la pouillerie. Là, autour d'un cylindre
en tôle, on suspend les nippes que rien n'a épargnées : ni la pluie,
ni le soleil, ni la crotte, ni le gravier des tas de sable sur lesquels
on a dormi, ni la terre des fossés où l'on s'est couché. A côté de la
robe d'indienne effilochée, on accroche le jupon déchiré, et les
bas, quand il y en a, et la chemise, s'il en est. On purifie, on désin-
fecte ces paavres loques^ qui reprennent quelque consistance, per-
dent leurs parasites et leur mauvaise odeur. Dès que la femme a
été accueillie à l'Hospitalité de nuit, elle est déshabillée et mise au
bain. Elle aussi, comme son costume, elle a besoin de déposer au
fond d'une baignoire toutes les scories étrangères dont elle est
souillée. Il en est plus d'une qui regimbe et qui dit : « Un bain ?
Pourquoi? Je ne suis pas malade. » Leur expliquer que la malpro-
preté est, sinon une maladie, du moins la cause de bien des mala-
dies, serait peine perdue. On se contente de leur répondre : « C'est
le règlement, » et on les surveille pour que l'ablution ne soit pas
évitée. Dans bien des cas, l'étoupe et le savon noir seraient utiles ;
si la maison est agrandie, si la salle de bains est ample et bien
outillée, on y viendra. Le dortoir qui fait suite à la pouillerie est
vaste, de construction récente et légère, — pans de bois et plâtre; —
il doit être glacial, car j'y vois deux gros poêles en fonte que l'on
allume le soir, pendant les mois d'hiver; les lits se pressent : on
en a ajouté quelques-uns dans la partie médiane ; partout où une
couchette a pu être installée, une femme de plus a été admise. Je
compte soixante-huit lits dans cette seule salle ; on en a dédoublé
quelques-uns pour en gréer une plus grande quantité ; réglemen-
tairement, chaque lit doit être composé d'une paillasse et d'un
matelas; plusieurs n'ont que l'une ou l'autre; on ne s'en plaint
pas : cela vaut mieux que le rebord des routes. Un traversin, des
draps de forte toile et une couverture de campement complètent la
Uterie, qui n'est inférieure en rien à celle des casernes et qui est
supérieure à celle des navires.
Je suis surpris de voir cinq ou six lits si étroits et si courts qu'ils
ressemblent à des berceaux. Ce sont des berceaux, en effet; qui
accueille la mère ne peut repousser l'enfant. Un soir, une femme
est venue, portant un pauvre petit dans ses bras ; elle a demandé
LA CHARITÉ PRIVEE A PARIS. 58S
asile : « Entrez vite, chiiuffez-vous ; réchauffez l'enfant, qui a froid, »
et, à côté du lit de la mère, on a installé la bercelonnette. Dans
plus d'un cas, c'est une femme qui accourt, qui frappe en hâte,
car elle va devenir mère. Bien vite on va chercher un fiacre, et une
des neuf l'eligieuses qui composent la congrégation de Paris la con-
duit à la Maternité, où elle n'arrive pas toujours à temps. Lorsque
la malheureuse a quitté les salies de l'hôpital que l'Assistance
publique a ouvertes pour elle, lorsque, chancelante encore, affaiblie
par la souffrance et inquiète d'un double avenir, elle peut marcher
pendant une heure, elle revient à la maison d'Autvuil, où on lui
fait place, où on la soigne, où on lui enseigne le travail dont elle
pourra vivre et faire vivre son enfant. Pour ces pauvres filles que
le vice a déjà touchées du doigt et qu'on ne parvient à lui arracher
qu'à force de cominisération, une précaution touchante est prise
par les sœurs de l'Hospitalité. Quel que soit l'âge, quel que soit
l'état civil d'une femme, dès qu'elle est admise datis la maison, on
ne l'appelle que madame, et jamais on ne prononce son nom de
famille. C'est M""^ Louise ou ÂP"^ Antoinette, eût-elle seize ans,
fût-elle grand' mère. En outre, on a remarqué que les filles mères
ont une propension presque invincible à parler de leur enfant, à
en raconter les gentillesses ou à se plaindre des sacrifices qu'il
impose. Par une délicatesse féminine que je trouve exquise, la
supérieure remet à ces malheureuses une bague de cuivre qui
simule Palliance, cet emblème visible du mariage que la femnie du
peuple ne quitte jamais et qui, pour elle, constate son droit au
respect. Supercherie ingénieuse et qui n'a rien de frivole , car elle
arrête les suppositions injurieuses et les propos désobhgeans. Lors-
qu'une femme se présente, la supérieure l'interroge : « l!;tdS-vous
mariée? — ^^on. — Avez- vous un enfant? — Oui. — Bien! Mettez
cette bague à votre doigt. » L'honneur est sauf, et le cœur maternel
pourra s'épancher sans péril.
La maison est bonne et les cœurs y sont compatissans ; cepen-
dant elle ne peut garder, elle ne peut aider la femme dans les durs
travaux qui succèdent à une faute. Ainsi que je viens de le dire,
elle s'en sépare momentanément; elle y est forcée. Ni là ni ailieurs,
la charité chrétienne ne s'intéresse à ces malheureuses dans l'instant
le plus redoutable de leur existence. 0 femmes, femmes irrépro-
chables, mères dévouées, aïeules fières de votre lignée, pensez aux
filles mères; oubhez le péché, ne considérez que le désastre; ne
continuez pas à vous détourner d'elles; ne punissez pas la preuve
de la faute plus que la faute elle-même, dont le résultat seul est le
plus cruel des châtimens; songez à tant de misère, à taat de jeu-
nesse perdue, à toute une existence compromise pour une heure
584 REVUE DES DEUX MONDES.
d'oubli, pour une rencontre peut-être inconnue. Que vos vertus
impeccables, que le vœu de chasteté prononcé par les religieuses,
ne vous empêchent pas, ne les empêchent pas d'ouvrir quelque asile
où ces infortunées trouveront le secours matériel et le secours
moral dont elles ont besoin. A ces âmes fourvoyées il faut autre
chose que le règlement administratif de la Materoiié, de la Bourbe,
comme elles disent; vous en relèverez pins d'une quand vous y
daignerez compatir. Si, pareilles aux dame s (Ju Bon-Pasieur, qui vont
chercher les brebis malades jusqu'au fond des léproseries, vous ne
reculez pas dans l'œuvre de la pitié, si vous tendez la main à la
déchéance, si, parla compassion, vous ressaisissez des cœurs que
le vice finira par atrophier, vous aurez diminué le nombre des ber-
ceaux dans l'hospice des Enfans-Assistés et vous aurez empêché
bien des créatures, affolées par une minute d'hallucination, d'aller
s'asseoir sur la sellette de la cour d'assises. Vous ferez mieux que
saint Vincent de Paul, qui recueillait les enfans abandonnés; vous
les sauverez, avant leur naissance, en sauvant leurs mères.
Ce dortoir où la femme n'est poir)t séparée de son enfant est la
seule construction neuve de la maison; il est facile de reconnaître
qu'il a été élevé en hâte dans l'ancien jardin, dont il occupe la
moitié. Ce qui reste du jardin n'est plus qu'une longue allée, gros-
sièrement sablée, où l'on fait sécher le linge, où se promènent
quelques poules s'efforçant à découvrir des miettes de pain au
milieu des cailloux, sans ombrage, et terminé par un mur décrépit
derrière lequel apparaissent les arbres d'un établissement hydro-
thérapique. C'est moins un jardin qu'un préau; si triste qu'il soit,
il a son utilité et peut permettre quelque exercice. Suhsistera-t-il
longtemps? J'en doute; au nombre toujours croissant de femmes
qui viennent crier merci, on comprend que bientôt il disparaîtra et
sera remplacé par un nouveau dortoir où les places seront prompte-
ment disputées. Les services rendus ont été de telle importance
que la réputation de la maison s'est vite répandue dans le monde
des désespérées et qu'à la porte la sonnette ne cesse de retentir.
C'est hier, cependant, que l'œuvre fut fondée. La première entrée
date du 19 novembre 1880. Une institutrice veuve, sans abri, sans
pain, a inauguré l'Hospitalité du travail, cela lui a porté bonheur;
elle n'y est pas restée longtemps, et la situation dont elle a été
pourvue avait de quoi la satisfaire. C'est là ce que celte institution
a d'excellent et de véritablement maternel : non contente de s'ou-
vrir devant les malheureuses , de les hospitaliser, de les nourrir
et bien souvent de les vêtir, de leur ofï'rir un repos de trois mois,
elle ne s'en sépare qu'en leur donnant une condition où la vie est
assurée. Pour les religieuses qui dirigent la maison, pour les femmes
LA CHARITÉ PRIVÉE A PARIS. 585
du monde bienfaisantes qui les aident plus eiïicacement que par des
conseils, le labeur est double : d'une part, subvenir aux besoins
multiples de l'indigence éperdue; d'autre part, établir des rela-
tions au dehors, se mettre en communication avec des familles
offrant toute garantie de moralité, regarder dans les magasins, da^is
les arrière-boutiqnes, dans les cuisines, dans les antichambres, dans
les blanchisseries et y caser en toute sécurité celles qui sont tom-
bées de misère sur le seuil , auxquelles on a rendu le courage et le
goût de vivre, que l'on a restaurées, ramenées au bien et qui ne
demandent plus que le salaire du au travail.
Ainsi que l'on vient de le voir, l'acte de préservation est com-
plet, s'exerce avec une persistance, avec une sagacité remarquables
et dans des proportions qu'il est bon de faire connaître. Pendant les
années 1881, 1882, 1883, le nombre des femmes reçues en hospi-
talité a été de 7,53/i, sur lesquels 3,653 ont été placées : près de
la mioitié, ce chilfre est considérable, mais il paraîtra bien plus con-
sidérable si Ton sait que l'Hospitalité de nuit a cessé de fonctionner
d'une façon régulière et définitive avec les derniers jours de 1882;
beaucoup de femmes, eu 1882 et en 1881, n'ont donc fait que tra-
verser le dortoir et ne se sont pas assises dans les ateliers. On peut
affirmer sans craindre de se tromper qu'actuellement les deux
tiers au moins des femmes recueillies ne quittent la maison que
pour entrer en condition; c'est la un résultat exceptionnel. Le
séjour est plus ou moins prolongé, selon les occasions plus ou
moins facilement rencontrées; mais, dans certains cas, on a soin
de ne se point presser, car ce n'est pas seulement une indigente
que l'on héberge, c'est une malade ou peu s'en faut, et l'on s'oc-
cupe de fortifier sa santé avant de s'enquérir d'une condition à
lui offrir. En effst, et je l'ai dit plusieurs fois, il est impossible à
nos hôpitaux déjà trop encombrés de garder les malades aussi long-
temps qu'il serait nécessaire à un rétablissement complet. Dès que
la période aiguë et dangereuse du mal est passée, dès, comme l'on
dit, que le malade peut se tenir sur ses jambes, il est congédié, car
bien d'autres attendent qui réclament sa place. Les plus heureux
sont ceux qui, après le séjour à 1 hôpital, sont envoyés à l'hospice
du Vésinet; mais, là non plus, on ne leur permet pas toujours de
recouvrer toute la santé, et l'on abrège la convalescence. Si la
femme qui vient de traverser ces deux étapes n'a point de famille
pour la recevoir, point de domicile pour s'y réfugier, ce qui est le
cas de toutes les servantes, si elle n'a pas de ressources, si nul être
charhable ne l'accueille au foyer, que va-t-elle devenir, seule,
pauvre, trop faible pour travailler, trop dolente encore pour laire
les démarches oix elle aura peut-être la fortune de trouver à mettre
586 REVUE DES DEUX MONDES.
fin à sa misère? Elle va à Auteuil : la mère de THoppil alité ne la
repousse pas; la convalescente peut se reposer dans la sécurité de
la maison bienfaisante; peu à peu, elle ressaisit ses forces; elle
devient valide. Quand elle est enfin tout à fait vaillante, on lui
ouvre la condition où le pain de chaque jour sera le gain de son
labeur; encore une qui sera sauvée! Dans les trois dernières années,
1,815 femmes sortant des hôpitaux ou de l'hospice du Vésinet ont
achevé de se guérir sous la surveillance et par les soins des reli-
gieuses de Notre-Dame-du-Galvaire.
II. — LES PENSIONNAIRES.
L'hôpital n'est pas seul à déverser son trop plein à l'Hospitaliié
du travail; la préfecture de police a souvent recours à elle et lui
demande de l'aider à faire le bien. La police n'arrête pas seulement
les voleurs et les vngabonds de profession; elle ramasse aussi les
indigens, compatit à leur détresse et cherche à les secourir; mais,
nous le savons, elle n'a d'autre asile à leur offrir que ses postes ou
son déj ôt; elle recule devant cette extrén)ité; elle s'adresse alors
aux maisons charitables dont il ne lui est pas difficile d'apprécier
l'ulilité et qu'elle soutient par de faibles subventions, en rapport
avec son budget. Elle a l'œil exercé; tout de suite elle fait la part
de la misère et s'eiforce de la mettre sur la voie du salut. Dans ses
bureaux, si calomniés et pourtant si maternels, on sait mieux
qu'ailleurs que pauvreté n'est point crime, et l'on sait aussi que la
vie des grandes villes a parfois des heures impitoyables. Quand une
femme sans argent ni logis a marché toute la nuit et qu'épuisée,
fourbue, elle est tombée sur un banc, endormie de lassitude et
désespérée, elle n'a plus la force de fuir quand les gardiens de la
paix s'approchent d'elle et l'interrogent. Elle les suit humblement,
vaincue par un destin sans pitié. Elle est conduite chez le commis-
saire de police, qui l'envoi, à « la division. » Là, on la questionne
et l'on reconnaît la vérité. On ne peut la diriger sur le dépôt, qui
est une pjison, car elle n'a commis aucun délit; on ne peut la livrer
('. à justice, » car si elle a Tait acte de vagabondage, elle y a été
contrainte par les circonstances. On écrit à la supérieure de la mai-
«îon d' Auteuil : « Voilà une femme qui a été trouvée errante sur la
foie publique et dont la misère seule est coupable, en voulez-vous? »
Puis on l'expédie sous la conduite d'un agent vêtu en bourgeois ;
la supérieure répond : « Je la garde et je la garderai tant que je
n'aurai pas trouvé à la placer. » Si la première division de la pré-
fecture voulait ouvrir ses dossiers, on pourrait y rassembler les élé-
mens d'un curieux travail : la police et la bienfaisance. Du mois
LA CHARITÉ PRIVEE A PARIS. 587
de janvier 1881 à la fin du mois de décembre 1883, le nombre des
femmes entrées à l'IIuspitaliré du travail sous les auspices que je
viens de dire a été de 1,06S, et, parmi elles, il y en a plus d'une
qui a dû s'étendre dans un lit et manger à sa faim pour la pre-
mière fois depuis longtemps. Au matin, lorsqu'elles se réveillent,
elles sont toutes surprises de se trouver dans un dortoir et d'être
enveloppées d'une couverture. L'une d'elles me disait : « Ah! mon-
sieur, quelles délices ! »
On est q'ielquefois en face de circonstances tellement étranges
qu'elles semblent appartenir au roman plus qu'à la réalité. Lorsque
je visitai la maison d'Auteuil, j'aperçus dans la cour une jeune
femme aveugle qu'une religieuse tenait par le bi-as et dirigeait vers
un escalier. Je fus surpris et je dis à la sœur : « Yuus recevez donc
aussi les aveugles? » Elle me répondit : « Nous ne pouvons cepen-
dant pas les mettre à la porte et les jeter dans la rue. » J'ai eu la
curiosité de faire une enquête sur celte malheureuse, et j'en puis
raconter l'histoire. Au mois de mars 1883, on fut surpris de voir
une femme aveugle se présenter inopinément à l'hospice desQuinze-
Tingts et demander à y être admise. Elle arrivait en fiacre avec un
petit bagage et venait directement de la gare du chemin de fer de
Lyon-Méditerranée. On lui demanrk ses titres d'admission, elle
n'en avait pas; son âge, elle avait vingt- neuf ans; on lui lit obser-
ver que l'hospice ne s'ouvrait que pour les personnes ayant dépassé
la quarantième année et qu'il était impossible de la recevoir. Son
désappointement fut extrême; elle n'avait pas d'argent pour aller
loger dans un garni, elle n'avait point de domicile et ne connaissait
personne à Paris. Le bon roi saint Louis n'aurait pas refusé d'abri-
ter la malheureuse pendant quelques jours dans la maison qu'il a
fondée, mais le bon roi saint Louis est mort, et il n'y a plus de
vivant qu'un règlement qui ne supporte pas d'exceptions. La pauvre
fille fut menée chez le commissaire du quartier, qui l'envoya au
second bureau de la première division de la préfecture de police.
On ne pouvait l'y garder; on ne savait où la mettre en hospita
lité. Le chef de bureau la conduisit lui-même au dépôt afin de la
recommander directement et avec instance à la supérieure des
Sœurs de Marie-Joseph, qui ont la garde des femmes détenues.
Dès le lendemain, il écrit pour la signaler de nouveau aux soins
particuliers des religieuses. La supérieure répond : « Elie a une lite-
rie double et la nourriture de l'infirmerie. » Là, du moins, elle était
en repos et en sûreté; on avait quelque loisir pour la tirer du mau-
vais pas où son imprudence l'avait jetée.
Elle se nomme Philippine B... Elle est née aveugle à Ajaccio, fille
naturelle, de parens inconnus, la nourrice à laquelle on l'a confiée
588 RETLE DES DEUX MONDES.
l'a gardée pendant son enfance. Sa ville natale la plaça à l'Institut
des jeunes aveugles de Toulouse; elle y reçut l'instruction compa-
tible à son infirmité et y resta jusqu'à l'âge de vingt-six ans; elle
revint alors à Ajaccio, persuadée qu'elle y pourrait gagner sa vie
en donnant des leçons à des enfans frappés de cécité; elle fut déçue
de tout espoir et tomba dans la misère. Une personne charitable la
recueillit pendant quelque temps et lui donna, comme l'on dit, le
vivre et le couvert. Elle se fatigue de cette existence subalterne;
elle écrit au ministre de l'intérieur et demande à être nommée insti-
tutrice dans une maison d'éducation pour les aveugles; on lui
répond que les cadres sont complets et qu'il n'y a point de place
pour elle. Cela ne la décourage pas; elle a une haute opinion d'elle,
et ses illusions lui persuadent qu'il lui suffira de venir à Paris pour
être reçue par le ministre de l'intérieur et pour obtenir de lui la
création immédiate d'une institution d'aveugles en Corse, dont elle
serait la directrice. Ce projet s'empare d'elle jusqu'à l'obsession;
elle ignore les formalités indispensables, les conditions d'âge impo-
sées, les diplômes dont il faut être pourvue. Paris est pour elle
une terre promise ; si elle y touche, elle est sauvée, car là seule-
ment on rend jusiice au vrai mérite, et le sien ne sera pas méconnu.
Elle réussit à faire partager son erreur à une femme qui lui voulait
du bien; elle en reçut le prix de son voyage et partit. On a vu
quelles ont été ses premières étapes; on voulut savoir à quoi s'en
tenir sur son compte. Le télégraphe interrogea qui de droit à Ajac-
cio; la réponse ne se fit pas attendre : « Philippine B... est d'une
irréprochable moralité et très digne d'intérêt. » La préfecture de
police entra immédiatement en campagne pour enlever la malheu-
reuse au dépôt et la placer dans une maison hospitalière.
On pensa d'abord aux Sœurs de Saint-Paul, qui, les lecteurs ne
l'ont pas oublié, se consacrent aux aveugles. Malheureusement la
postulante était dans des conditions particulières qui rendaient son
admission impossible; non-seulement elle était trop âgée pour se
plier à la discipline d'une maison où l'on travaille et où l'on prie,
mais on savait, à n'en point douter, que, si elle entrait dans une
association, ce serait pour y commander et non pour y obéir. Ses
lettres en faisaient foi, lettres parfois emphatiques, un peu exaltées,
où l'orgueil ne se dissimulait guère ; on y devinait sans peiue que
Philippine B... rêvait de fonder une œuvre, elle aussi, de la diri-
ger, d'en être la supérieure. Entre elles et les religieuses de Saint-
Paul la lutte eût commencé dès le premier jour; la bonne tenue
de la maison, qui donne les résultats excellons que j'ai signalés (1),
(1) Voyez la Revue du I*"" mars.
LA CHARITÉ PRIVEE A PARIS. 589
exigeait qu'elle n'y prît point place : elle n'y fut pas reçue. Ces con-
sidérai ions morales, beaucoup plus que la question de la pension
annuelle qu'elle ne pouvait payer, empêchèrent la supérieure de
l'accueillir dans l'ouvroir de la cécité.
La déconvenue de la préfecture de police fut complète; mais
c'est une intelligente personne, elle comprit la valeur des objec-
tions qui neutralisaient une bienfaisance désireuse de s'exercer ; elle
ne se découragea pas pour un échec. Elle commença par donner
quelque argent à l'aveugle et consulta l'aumônier de Saint-Lazare
que ses fonctions mettent naturellement en rapport ?vec les œuvres
charitables ouvertes aux femmes malheureuses. 11 n'hésita pas et
conduisit Philippine B... à l'Hospitalité du travail. Là, elle serait une
exception et ne pourrait, par conséquent, exercer aucune influence
fâcheuse sur des compagnes d'infirmité. Pendant les trois mois
qu'elle avait le droit d'y rester, on pour/ait peut-être la faire rapa-
trier par les soins du ministère de l'intérieur, ou, invoquant les
prescriptions de la loi du 'Ih vendémiaire an ii, qui détermine le
domicile de secours, obtenir que la ville d'Ajaccio la prît à sa charge.
J'ignore si la supérieure se fit tant de raisonnemens, mais je sais
qu'elle accepta Philippine. J'ai dit que, pendant trois mois, elle pou-
vait demeurer dans la petite maison d'Auteuil, je le répète d'après
le règlement; mais je connais les règlemens des institutions chari-
tables, on ne les délibère, on ne les promulgue que pour avoir le
plaisir de les vioh'r : jamais charte constitutionnelle ne fut moins
respectée. Trois mois! il en faut sourire. Philippine B... est entrée
à l'Hospitalité du travail, le 5 mars 1883; elle y est toujours, et,
pendant longtemps encore sans doute, elle y promènera son ennui,
ses illusions et sa cécité.
Elle n'est pas la seule qui prolongera son séjour au-delà du terme
fixé ; « il y a des précédens, » comme l'on dit en bureaucratie. Le
6 mars dernier, une femme a quitté la maison après y être restée
pendant quatorze mois. Ayant atteint la zone trouble qui flotte de
la quarante-cinquième à la cinquantième année, défaillant, se rele-
vant, portée à l'hôpital, en sortant, y retournant, sans équilibre,
entre un passé qui s'efforçait de subsister encore et un état nouveau
qui avait peine à saisir sa forme définitive, elle était incapable d'un
service coniinu et exigeait tant deménagemens que nul maître n'au
rait eu la condescendance de la garder. La foi religieuse est faite de
patience parce qu'elle ne désespère jamais. La pauvre femme en
fit l'expérience à Auteuil. Lorsqu'elle tombait trop malade pour
demeurer sans péril à la maison , elle était conduite à l'hôpital
Beaujon ; dès qu'elle se sentait effleurée par la convalescence, elle
retournait près des sœurs de l'Hospitalité. Cinq i'ois elle s'en alla,
cinq fois elle rentra au bercail. Elle pleurait et perdait courage. La
590 REVUE DliS DEUX MONDES.
supérieure lui disait : « Ne vous désolez pas, ma bonne ; ce n'est
qu'un mauvais temps à traverser, votre santé se rétablira et nous
vous caserons. » La santé s'est enfin consolidée; une place « très
do-ice » a été offerte et acceptée avec gratitude. Sans la bonté des
snsurs et si l'on s'éiait conformé à la lettre du règlement, que serait
devenue cette malheureuse?
Toutes les femmes qui viennent chercher un asile dans la mai-
son ne sont pas valides et ingambes, il y en a qui sont infirmes,
qui sont estropiées, auxqueli.es toute besogne suivie est inter-
dite par une débilité physique que rien ne peut vaincre; les
renverra -t-on, celles-là, précisément parce qu'elles sont plus à
plaindre que d'autres? Non pas, elles sont au repos; qu'elles y
restent. Elles encombrent la maison, me disait-on, elles l'encom-
brent indéfiniment. Je l'ai vu. Le lieu de passage devient ainsi
un refuge définitif. Gela aussi est contraire au règlement ; on ne
s'en soucie, car la charité est insatiable , jamais elle ne se donne
assez, jamais elle ne se donne trop. Une sœur dont l'accent méri-
dional dénonçait l'origine, me disait : « Eh! les pauvres! ce serait
grand'pitifc de ne pouvoir les garder, les chères! » A côté de l'œuvre
transitoire une œuvre ferme va naître; je le crois, du moins, quoi-
qu'on ne m'en aii rien dit. On aura, — on a déjà, — tant de com-
misération pour les impotentes, les manchotes, les choréiques, les
vieilles afi'aiblies qu'on ne saura leur refuser l'accès de la maison;
on ne tardera pas à s'apercevoir qu'elles la remplissent et alors on
aura pour elles une maison spéciale dont elles seront les maîtresses
et où les religieuses les serviront pour l'amour de Dieu. La charité
a accompli de plus grands prodiges; si l'on veut savoir comment
les œuvres de la bienfaisance privée s'épanouissent et se dilatent,
il faut regarder du côté de l'Hospitalité du travail; je serais bien
surpris si, de ce tronc qui sort à peine de terre, ne jaiUissaient des
rameaux féconds. L'arbre sera transplanté, car il pousse sur un ter-
rain tellement étroit qu'il est menacé d'y être étouffe.
La maison est trop petite, si petite qvi'elle en devient inhospita-
lière et qu'elle ment à son litre. Dans le réfectoire, il faut faire
deux ou trois tabfées successives, car on a beau presser les places
les unes contre les autres, on ne peut réussir à y entasser que le
tiers environ des pensionnaires. Pour la cuisine , il en est de
rnêine, et je ne devine pas comment on parvient à y préparer tant
dfc repas et tant de portions. Escaliers resserrés, dortoirs où les
lus se touchent, recoins qui servent de lavabos, cabinets noirs
dont on fait des vestiaires, grenier qui est une chapelle, sou-
pente où couchent la supérieure et deux religieuses, loge de tou-
rière qui est une niche, tout est à jeter bas et à remplacer par
d'amples salles que commande le nombre des femmes hospita-
LA CHARITÉ PRIVEE A PARIS. 59l
Usées et qu'imposent les lois de l'hygiène. Est-ce sur l'emplace-
ment aiijourd'liui occupé que l'on pourra bâtir? Non, certes; on
est enclavé par des propriétés dont le prix est trop élevé pour ne
pas faire reculer une œuvre qui trouve ses plus sûres ressources
dans les offrandes versées par des mains charitables. On ne veut
pas quitter Auteuil, on ne veut pas s'éloigner du lieu de naissance,
je le comprends; mais ce XVP arrondissement, nouvellement annexé
à Paris, dont les fortifications l'avaient englobé, possède de vastes
terrains, de vieux jardins où des constructions pourraient s'étaler
sans gêne. J'en parle à mon aise : il est plus facile de faire des
projets que de les réaliser et je ne devrais pas oublier que le
loyer de la maison, qui est de 8,500 francs, est une très lourde
charge pour l'œuvre, qui tend la main et quête au profit des
pauvres femmes qu'elle accueille.
C'est surtout lari-que l'on pénètre dans les ateliers qu'on est frappé
de la dimension dérisoire de ces pièces rabougries où les plafonds
sont trop bas, les murs trop rapprochés, où les carreaux du dallage
se soulèvent d'eux-mêmes, où les portes ferment mal, où tout est
vieux et ressemble aux chambretles d'un u vide-bouteille « aban-
donné. Là où il faudrait de la place pour installer des tables et donner
toute liberté aux mouvemens, les ouvrières sont forcées de coudre
« les coudes au corps, » faute d'espace. Dans chaque ouvroir il y
a SO ou ho femmes qui travaillent sous la surveillance d'une reli-
gieuse, silencieusement, maniant l'aiguille avec rapidité et faisant
de la lingerie commandée par un entrepreneur. Les ateliers com-
muniquent entre eux par des portes étroites; tout le monde a les
yeux baissés sur l'ouvrage ; je regarde et à bien des mains je recon-
nais la bague de cuivre qui est l'alliance simulée. Que'ques-unes de
ces femmes sont jeunes ; peu sont jolies ; il y a en elles je ne sais
quoi de flétri et de fané qui ne reverdira plus. Elles ont Lraversé
trop d'angoisses, elles sont marquées avant l'âge et ce n'est pas le
temps seul qui les a ridées. Je suis fi-appé de ce fait que presque
toutes les chevelures sont ternes, comme si la sève, prématurément
tarie, ne les alimentait plus. Bien des mains sont rugueuses, avec
des ongles écaillés et une certaine rigidité dans les doigts : on voit
qu'avant de tirer la sonnette de la maison hospitalière, elles n'ont
reculé devant aucune besogne, qu'elles ont foui la terre, gâché le
mortier et bottelé la paille. La plupart sont d'attitude humble; la
vie a trop pesé sur leurs épaules, elles en restent courbées; deux
ou trois ont gardé quelque impudence dans le regard et un sourire
narquois qui semble l'expression d'un souvenir que la vie régulière
et laborieuse achèvera d'effacer. Toutes ne sont pas arrivées ici en
passant par la grand' route, et plus d'une a pris le chemin de traverse,
le chemin mal tracé, peu éclairé, coupé de fossés où l'on tombe et
592 REVUE DES DEUX MONDES.
de marécages où l'on se noie. Il y a les petites provinciales, ivres
des illusious dont j'ai parlé, que les placeuses ont grugées, aux-
quelles on a tout offert, excepté un métier honnête et qui sont
accourues vers les religieuses en criant : « Sauvez-moi! » 11 y a les
pauvres servantes que leurs maîtres ont chassées parce que leur
faute devenait trop apparente, qui ont songé au suicide, qui peut-
être ont essayé de se suicider et qu'une bonne inspiration, ou un
bon commissaire de police, a conduites à la maison d'Auteuil. Il y
a les femmes abandonnées par leur mari ou qai se sont enfuies de
la chambre conjugale, parce qu'il les battait, les volait et les forçait à
céder la place à une concubine. Il y a là toutes les misères, toutes les
infortunes, touies les déceptions ; mais à côté, près du cœur, il y a
la charité qui veille, qui ranime l'espéance et relève le courage.
Je regardais ces êtres auxquels les hasards n'ont peut-être pas été
plus démens que leurs passions, et je tournai les yeux vers la supé-
rieure; elle me comprit, et, à ma muette interrogation, elle répon-
dit : « Il n'y a que la mort qui soit sans remède. » Dans une telle
bouche, ce lieu-commun me parut admirable. Du reste, la moitié,
au moins, de ces femmes sont probes et de bonnes mœurs ; si elles
sont tombées si bas que la charité privée les a ramassées pour leur
épargner les lenteurs et l'insuffisance de la charité publique, c'est
qu'elles étaient sans ressources et dans l'impossibilité de se sub-
venir à elles-mêmes.
On n'est ni prisonnier ni cloîtré dans la petite maison d'Auteuil ;
celles qui trouvent la discipline trop étroite, — elle est fort large,
— restent libres de pousser la porie et de reprendre la vie errante.
La supérieure accorde des sorties, mais ces sorties sont toujours
inopinées; on ne veut pas les régulariser, on a soin de ne jamais
les annoncer d'avance, afin d'éviter les rendez-vous concertés et
les rechutes qui deviennent souvent mortelles lorsqu'elles se pro-
duisent au cabaret. Là, comme dans tous les refuges où viennent
s'abriter des êtres que la brutalité du sort a malmenés, on sait que
l'eau-de-vie est mauvaise conseillèi e, qu'elle désagrège les résolu-
tions les meilleures et qu'elle pousse aux fautes dont les conséquences
sont parfois redoutables. Aussi, sur ce point, la règle est inflexible;
une femme qui rentre ivre est expulsée ; quelles que soient ses
protestations, quelle que soit sa conduite antérieure, un seul excès
de boisson suffit à la mettre dehors et à lui fermer pour toujours
la porte de IHospiialité. Cela n'est que juste; la maison est un lieu
de repos, d'éducation morale, de préparation au travail rémunéré.
Si l'ivresse s'y introduisait, le bien déjcà obtenu serait compromis
et toute espérance d'amélioration pour l'avenir devrait être aban-
donnée. La surveillance des religieuses à cet égard est rigoureuse,
et il n'est point facile de la mettre en défaut.
LA CHARITÉ PRIVEE A PARIS. 593
La plupart de ces pauvres femmes sont de volonté molle et d'âme
inconsistante; dans leur vie sans lendemain le hasard a joué le
principal rôle; elles n'ont guère eu que des rencontres, nulle affec-
tion sérieuse ne les a soutenues ; aussi sont-elles surprises et comme
déroutées, dans les premiers temps de leur séjour à Anteuil, lors-
qu'elles voient qu'on les protège contre l'oisiveté, qu'on les astreint
à un travail en rapport avec leurs forces et qui les défend contre
elles-mêmes. Les plus faibles se dénoncent au premier abord lors-
qu'elles arrivent ; presque toujours elles sont accompagnées dune
autre femme qui, par esprit d'imitation, plus peut-être que par néces-
sité, demande à être reçue dans la maison. Le résultat de l'interro-
gatoire est presque toujours identique ; « Quelle est cette femme
qui est avec vous? — C'est mon amie. — Depuis quand la con-
naissez-vous? — Depuis hier. — Où l'avez-vous rencontrée? —
Dans une crémerie. » On sait à quoi s'en tenir, et si les deux pos-
tulantes sont admises, on fait en sorte de les isoler l'une de l'autre,
autant que le permet la dimension des ateliers et des dortoirs. La
précaution est sage; malheureusement, on ne peut éviter les con-
fidences, le récit des aventures qui réveillent et qui tentent l'ima-
gination. Les servantes sans place qui se complaisent à raconter
ce qui se passe au sixième étage des maisons bourgeoises de Paris,
dans les corridors où s'ouvrent les chambres des domestiques, sont
dangereuses entre toutes ; c'est comme le pays des Lotophages, on
le regrette et l'on y voudrait retourner.
La supérieure qui est experte et perspicace, qui a reçu bien des
confessions et qui souvent a dû porter la main à son chapelet en
écoutant certaines histoires, est à la fois très loyale et très prudente
dans le rôle d'intermédiaire qu'elle exerce avec une rare bonté.
Aux personnes chez qui elle place ses pensionnaires elle ne dissi-
mule rien; il y a pour elle un cas de conscience à ne jamais trom-
per les maîtres et les patrons en quête de servantes ou d'ouvrières
que le bon renom de la maison a attirés. Elle dit la vérité, ne
plaide même pas les circonstances atténuantes, fait partai^er l'es-
pérance qu'elle a conçue et ne se trompe guère dans ses appré-
ciations. Lorsqu'une des malheureuses a cette bonne fortune d'être
désignée pour une place, la supérieure la fait venir et lui apprend
qu'elle est pourvue ; elle visite ses hardes, pauvres nippes réparées
vaille que vaille et où manque plus d'une pièce essentielle ; elle y
ajoute une ou deux chemises, des bas, un iichu, parfois une robe,
puis elle la conduit elle-même jusqu'à la porte. Là, au seuil, les
pieds déjà sur le pavé de la rue, elle lui remet l'adresse de la
demeure où elle est attendue pour prendre condition : « Allez, ma
fille, et que Dieu vous garde ! » De cette façon, nulle de ses com-
TOMfi LXii. — 18i4. 38
604 REVUE DES DEUX MONDES.
pagnes ne saura où elle va et ne pourra se mettre en correspon-
dance avec elle. Par le fait, elle rompt avec son passé et pénètre
dans une vie nouvelle.
Les situations qu'on leur procure ainsi sont nécessairement iné-
gales et correspondent à leurs aptitudes que l'on a étudiées avec
sagacité ; les unes sont bonnes à tout faire avec un petit gage et
beaucoup de fatigue, mais elles ont le pain du jour, le repos de la
nuit et le sécurité de l'avenir ; d'autres sont femmes de chambre,
ouvrières dans un atelier de couture, blanchisseuses dans une blan-
chisserie, fil!es de cuisine, quelquefois cuisinières, et, — je dois le
dire, — institutrices. Oui, des jeunes filles qui ont fait des études
sérieuses, qui ont franchi lestement le pas des examens, qui ont en
poche le « brevet » du second et du premier degré peuvent, sans
avoir une défaillance à se reprocher, en arriver à un tel degré de
dénûment, qu'elles sont heureuses de trouver abri à la maison
d'Auteuil. La moitié des institutrices aptes à faire une éducation
ou à diriger les classes d'une école battent le pavé, frappent vaine-
ment de porte en porte, sont rebutées, tombent dans la misère ou,
pour vivre, dans la dépravation. La mode s'y est mise dans le
monde ouvrier, qui se grise de rhétorique, a horreur de l'outil et
s'imagine qu'un diplôme timbré et paraphé assure l'existence. Le
résultat était facile à prévoir : la jeune fille ne sait aucun état d'où
elle peut tirer sa subsistance; elle est institutrice, c'est vrai, mais,
le moindre grain de mil ferait mieux son affaire, car elle ne peut
utiliser sa science acquise; elle n'en vit pas, elle en meurt; les
notions historiques ne donnent pas de pain, et la solution des pro-
blèmes de géométrie ne paie pas le loyer. On m'a affirmé, — et je
répète sans avoir vérifié, — qu'aujourd'hui 3,000 institutrices,
munies de brevet, avaient adressé à la préfecture de la Seine des
demandes qui restent forcément sans réponse. Que sera-ce donc,
lorsque les lycées de filles auront versé leurs produits dans la popu-
lation ? J'ai posé la question à un moraliste qui m'a répondu : « Ça
relèvera le niveau intellectuel des filles entretenues. »
Les pensionnaires de l'Hospitalité du travail qui sont placées par
les soius delà supérieure et par les femmes de bien, protectrices de
l'œuvre, sont de deux catégories : les unes, que la misère, la misère
seule, a réduites en cet état déplorable, sont sauvées dès qu'elles
trouvent le pain, l'abri, la besogne et le gain assuré. Les autres
qui ont des tares dans leur vie, qui ont fait l'expérience des mau-
vais chemins où mène l'abandon de soi-même, et qui, dans la
maison d'Auteuil, ont été astreintes à une sorte de retraite dont le
calme les a peut-être pénétrées, les vicieuses, en un mot, sont-elles
relevées? Sans exagération, on peut répondre oui, pour la presque
LA CHARITÉ PRIVÉE A PARIS. 593
totalité. Le bon traitement, la douceur, la discipline de l'existence,
la régularité du travail, la liberté de conscience absolument res-
pectée, ont produit leur effet. L'apai-ernent s'est fait dans ces âmes
inquiètes, l'esprit de révolte s'est éteint, le cœur s'est dilaté sous
l'influence des bontés maternelles. « Le petit troupeau marche tout
seul, me disait la supérieure, il est rare que je ne sois pas satis-
faite. » Une fois dehors, libérées de la règle, livrées à elles-mêmes,
en condition, restent-elles ce qu'elles ont promis d'être, probes et
honnêtes? Oui, et on en a une preuve qui ne laisse aucun doute.
Les médecins aiiénistes reconnaissent qu'un de leurs malades atteint
d'affection mentale ou nerveuse est radicalement guéri lorsqu'il
consei-ve pour ceux qui l'ont soigné, pour la maison dans laquelle
il a été traité, une gratitude constante, et dont l'expression cherche
les occasions de se manifester. Il en est de même pour les malheu-
reuses dont je parle ; leur reconnaissance est en raison directe de
leur persistance dans le bien. On ne s'y trompe pas ; on sait que
toute femme qui profite de ses jours de congé pour venir voir la
supérieure, la remercier, qui s'informe de ses anciennes compagnes
et regarde avec attendrissement la petite maison où elle a été r. cueil-
lie, on sait que cette femme est dans la bonne route et qu'elle n'en
déviera pas. Presque touies celles que l'on a placées dans les cir-
constances que je viens de dire reviennent et témoignent à leur
passé ua sentiment qui est un gage pour leur avenir. Le fait est à
signaler, car en général on aime les gens pour le bien qu'on leur
fait et non pour le bien que l'on en reçoit.
La maison, lorsque je l'ai visitée, conlenait 115 femmes, ce qui
est à peu près le chiffre normal et ce qui est inconipréh nsible,car
il est inexplicable qu'un si grand nombre de personnes paissent être
comprimées sans éiouff^^r dans un espace si restreint; 115 femmes
à héberger, à nourrir, à vêtir pendant les trois cent soixante-cinq
jours de l'année, cela coûte cher. Elles ont beau travailler coura-
geusement au profit de l'œuvre, l'œuvre ne pourrait Siibsisîer si elle
n'avait d'autres ressources que les produits de Touvroir. J'ai entre
les mains les comptes de 1883; ils sont iniéressans à faire connaître
et permettront de surprendre la charité privée sur le fait. Les
dépenses se sont élevées ai chiffre de 5y,628 fr. hO, ce qui est
bien peu, car le loyer compte déjà pour 8,500 francs et les dons
en linge et en vêtemens pour 3,300 francs. Le produit du travail,
probablement soumissionné par un entrepreneur, représente
19,000 francs; l'écart est considérable , pour faire face aux exi-
gences de l'Hospitalité, il faut ajouter AO, 000' francs : où les trou-
ver? Le ministère de l'intérieur accorde une subvention de
2,000 francs, et la préfvicture de police qui, nous l'avons vu, est en
relations de bienfaisance avec la maison d'Aiiteuil, lui donne
596 REVUE DES DEUX MONDES.
1,000 irancs; l'écart est diminué, mais il faut qu'il soit comblé,
sinon l'œuvre périrait. On s'adresse à la charité, qui répond en
donnant par une quête 720 fiancs, à une vente 6,450 francs, et
enfin 30,768 francs par souscription ou de la main à la main. De
sorte qu'au 31 décembre, toutes dépenses payées, on reste avec
115 pensionnaires dans la maison et 310 francs en caisse. Quelle
opération financière ! on ne calcule pas, on n'hésite pas, on inau-
gure avec confiance la nouvelle année. En vérité, le proverbe a rai-
son : il n'y a que la foi qui sauve.
L'économie qui préside aux dépenses de la maison est prodi-
gieuse et explique en partie la hardiesse avec laquelle on se jette
dans l'inconnu avec la certitude de ne pas succomber à la tâche.
Pour bien comprendre le ra[)port ou, pour mieux dire, la différence
qui existe entre les nécessités à pourvoir et les ressources dont on
dispose, j'ai examiné les comptes de la cuisine et j'ai été stupéfait.
La nourriture est bonne, substantielle et supérieure à celle de bien
des ménages d'ouvriers. Régulièrement et chaque jour, les pen-
sionnaires font quatre repas : au déjeuner, la soupe et du pain
de la veille; au dîner, la soupe, un plat de viande et un plat de
légumes; au goûter, du pain; au souper, la soupe et des légumes;
le dessert est exceptionnel et n'est jamais servi qu'à l'époque de
certaines grandes fêtes. La provende est donc abondante; pour l'an-
née 1883, elle n'a coûté que 36,4^0 francs, ce qui représente une
dépense quotidienne de 0 fr. tô i/i pour la table de chaque pen-
sionnaire. Le vin est exclu des repas; pour le prix que l'on y pour-
rait mettre, on n'aurait que des liquides frelatés et malsains; on
l'a remplacé par de la bière brassée dans la maison même. En
récapitulant et en divisant les chilfres que j'ai cités, on voit qu'une
femme hos|)italisée rapporte 0 fr. hb par jour et que son entretien
revient à 1 fr. Zi2. Le déficit entraînerait immédiatement la perte
de l'œuvre si la charité privée se ménageait et ne fouillait dans sa
bourse.
Le ministère de l'intérieur, appréciant les services que l'on rend
à la population parisienne, n'a pas hésité, je viens de le dire, à
octroyer une subvention à l'Hospitalité du travail. Le conseil muni-
cipal a été saisi d'une demande de subsides qui a donné lieu à un
incident que je ne pourrais, sans déloyauté, passer sous silence.
M. Cattiaux, rapporteur, a dit : « Celte œuvre est religieuse, et votre
commission vous propose le rejet de la demande. 11 vous semblera
peut-être étrange que moi, qui, en principe, refuse toute allocation
à une œuvre où l'idée religieuse trouve place, je vienne parler de
l'œuvre de l'Hospitalité. J'ai visité hier l'établissement. J'y ai vu
venir des femmes qui reçoivent gîte et nourriture et peuvent rester
jusqu'à ce qu'on ait pu les placer. J'y ai vu aussi une grande
LA CHARITÉ PRIVEE A PARIS, 597
tolérance religieuse. Je me plais à reconnaître l'utilité de cette
œuvre... » Et plus loin, répondant à une interpellation d'un de
ses collègues : « J'ai constaté que l'œuvre était excellente, je le
dis. Qu'elle vienne de droite ou de gauche , une œuvre bonne
est toujours bonne, et je ne puis pas ne pas la trouver bonne. »
Le directeur de l'assistance publique ajoute : « Le grand avan-
tage de cette œuvre, c'est qu'elle place les jeunes filles et les
empêche ainsi de tomber dans !a mauvaise voie. Elle est très
méritante, et je déclare que, pour ma part, j'en suis jaloux (1). »
C'est là un acte de bonne foi que l'on ne saurait trop approuver; il
entraîna le renvoi du projet à la commission. Plusieurs conseillers
municipaux voulurent, comme l'on dit, en avoir le cœur net et se
rendirent à Auteuil; ils purent parcourir la maison, compulser les
registres, prendre les faits sur le vif et voir la charité dans son
labeur quotidien. La visite eut un résultat qu'il faut louer sans
réserve; deux subventions de 1,000 francs chacune furent accor-
dées par le conseil général et par le conseil municipal à l'Hospita-
lité du travail. Je sais que les robes noires et les guimpes blanches
déplaisent à la libre pensée , mais on a eu le bon crur et le bon
esprit de ne point tenir compte de ce détail et de n'envisager que
l'ampleur des services rendus. Qu'importe qui fait le bien, pourvu
que le bien soit fait? Le jour où, à son allocation, le conseil muni-
pal ajouterait le dégrèvement des frais d'eau et de gaz consommés
dans la pauvre maison, qui est si hospitalière sans considération
de secte, d'origine et de provenance, les ressources seraient aug-
mentées d'autant et les malheureuses en profiteraient.
Cette hospitalité serait plus fructueuse encore, et presque sans
limites, si l'œuvre était assez riche pour se développer sur un espace
suffisant et pour s'outiller d'une façon sérieuse. La supérieure est
persuadée qu'elle ferait face à tous les frais et se passerait des sub-
ventions, des souscriptions, des offrandes, si elle parvenait à réali-
ser son rêve, qui est de créer une blanchisserie. L'idée n'est point
spécieuse et demande à être expliquée. Parmi les femmes qui entrent
à la maison d'Auteuil, il y a des ouvrières, des servantes, des institu-
trices, nous l'avons déjà fait remarquer ; mais la plupart sont des jour-
nalières, c'est-à-dire de pauvres créatures ne sachant aucun métier,
qui se disent aptes à tout et ne sont bonnes à rien. Celles-là, aux-
quelles on n'a pas le loisir d'enseigner la couture, sont employées dans
la buanderie; avec le système actuel des lessiveuses et des laveuses
mécaniques, une femme peut, sans apprentissage préalable, blanchir
le linge convenablement et produire un gain dont profilerait l'œuvre
commune. Aujourd'hui, à l'Hospitalité du travail, la buanderie ne
(1) Voir le Bulletin municipal officiel du 29 décembre 1883, page 1838.
508 REVUE DES DEUX MONDES.
peut contenir qu'un nombre très limité d'ouvrières, et elle est de
proportion tellement minime qu'elle est encombrée par le seul linge
de la maison. C'est une sorte de cave; le fourneau, le cuvier à les-
sive, les auges à rincer, laissent à peine la place de se mouvoir; le
repassage se fait sous les combles, dans un grenier où l'on étouffe
et où l'on se heurte la tête contre les solives. Dans la maison que
l'on occupe, ne possédant que des ressources aléatoires, il est
impossible de donner à la buanderie des dimensions qui permet-
traient d'en retirer un produit dont l'Hospitalité, c'est-à-dire la
misère, bénéficierait. Ce serait tout autre chose si l'on pouvait éta-
blir une véritable blanchisserie, avec machine à vapeur et cuves de
cuivre, dans de larges salles où les laveuses, debout devant les
bassins, savonneraient, battraient, rinceraient le liuge venu de l'ex-
térieur, apporté des collèges, envoyé par les couvens, expédié par
les particuliers. Les journalières, promptement devenues de bonnes
laveuses, assureraient la prospérité de l'œuvi^e, et la rémunération
de leur travail serait pour la maison une cause d'accroissement et
une source de bienfaits. La supérieure est absolue dans son affirma-
tion : « Le jour où nous aurons une blanchisserie, l'œuvre se suffira
à elle-même et croîtra. » Plaise à Dieu qu'elle ait bientôt une blan-
chisserie !
La besogne ne chôme pas dans la petite maisoï?, où le labeur est
rendu plus fatigant encore par la distribution irréguliè'e et l'in-
suffisance du local. Si l'on est étonné d'y voir 115 femmes entas-
sées, on est surpris que 9 religieuses seulement puissent subvenir
aux nécessités d'un service ininterrompu. C'est du matin au soir
qu'il faut être sur pied pour répondre aux malheureuses qui arri-
vent, pour recevoir les maîtres qui viennent demander une ouvrière
ou une servante, pour diriger celles qui partent en condition, pour
raffermir celles qui se découragent, consoler celles qui se désespè-
rent et verser à toutes le bien dont elles ont besoin. C'est là l'œuvre
vraiment religieuse et charitable qui à toute minute s'accomplit,
se renouvelle et ne se lasse pas. Une journée passée dans le par-
loir en apprend plus sur la misère de la femme et sur l'action de
la charité que toutes les dissertations des moraUstes et que tous
les sermons. On les voit aux prises dans ces luîtes secrètes où
l'âine se déploie tout entière. Si multip'e, si farouche, si impla-
cable que soit la misère, la charité ne recule jamais : elle aussi,
elle prend toutes les formes, et. à toutes les cruautés du sort elle
oppose toutes les douceurs dune maternité que rien n'épuise et
qui semble se féconder à mesure qu'elle pénètre plus profon-
dément dans les stérilités de l'infortune. De toutes les voluptés,
la plus exquise est peut-être le sacrifice de soi-même.
Une œuvre comme celle de l'Hospitalité du travail pourrait-elle
LA CHARITÉ PRIVEE A PARIS. 599
être dirigée administrativement par des fonctionnaires relevant du
ministère de l'intérieur ou de la préfecture de la Seine? Je ne le
crois pas. Jamais une femme salariée, quel que soit son salaire, ne
pourra faire ce que fait naturellement une religieuse qui n'est point
payée, qui mange quand tout le monde a mangé, qui se couche
quand tout le monde est couché et qui se lève avant que personne
soit levé. Pour rechercher de tels travaux, les aimer, s'y donner
sans mesure, y trouver sa récompense et n'en demander nulle
autre, il faut avoir la vocation du dévoûment et croire que l'on
obéit aux injonctions d'une pensée supérieure. La régularité, l'éco-
nomie, l'esprit de direction sont indispensables à de telles fonc-
tions, mais que seraient ces qualités administratives si elles n'étaient
dominées, et pour ainsi dire, enveloppées par la tendresse qui s'in-
quiète du mal dans l'espoir de le guérir et qui pénètre l'âme avec
la volonté de la sauver? C'est précisément ce qu'il y a de surnatu-
rel dans la foi qui lui permet d'accomplir des œuvres que l'on dirait
surnaturelles, tant elles nous paraissent grandes et secourables. Si,
à cette foi qui ne doute de rien parce qu'elle ne peut douter d'elle-
même, on substitue l'autorité des employés et des bureaucrates,
nul effort ne pourra remplacer l'action des croyances qui s'affirment
en épousant toutes les douleurs et en s'associant à toutes les infor-
tunes. L'être humain nevit pas seulement d'abstractions; àdéfautde
réalités tangililes où fixer l'espérance qui pour lui est le premier
des besoins, il s'attache à des conceptions dont il fait sa force et
dont il récolte une inépuisable vigueur pour le bien. A ceux dont
la récompense n'est point de ce monde nul sacrifice ne semble
pénible. Au-delà de cette vie ils aperçoivent un point lumineux
vers lequel ils marchent sans détourner la tête. Plus l'action qu'ils
accomplissent est pénible, plus le dévoûment dont ils font preuve
est absolu et plus le point lumineux grandit en se rapprochant d'eux.
La certitufle d'entrer dans la lumière les pousse à des actes dont
profite le peuple de la misère et de la souffrance. C'est pourquoi on
est criminel de chercher à éteindre cette lumière. J'ai connu un
homme de bien qui a subi de dures déceptions en croyant à la
vertu des foules et au désintéressement universel ; vieilli, il s'est
réfugié dans les idées abstraites : « Vous montez haut, lui dis-je
un jour. » Il sourit en me répondant « : Oui, mais je monte dans
le vide. » — J'ai gardé souvenance du mot. Ce n'est pas dans le
vide que s'élèvent les femmes qui pr';tègent et dirigent l'Hospitalité
du travail.
Maxime Du Camp.
LES
NOUVEAUX ROMANCIERS
AMÉRICAINS
IV '.
LE ROMAN DE LA VIE MONDAINE A NEW-YORK.
I. A Gentleman of leisure, by Edgar Fawcett. Boston, 1883. — II. The House of a
merchant prince, by W.-H. Bishop. Boston, 1883.
Un jeune romancier dont les ouvrages ont obtenu dans V Atlan-
tic Monthly le succès le plus mérité, M. Bishop, nous écrivait au
lendemain de l'étude publiée ici sur son compatriote Howells (2) :
« G est une erreur assez commune des critiques européens de
n'accepter comme réellement américain que le tableau des aspects
et des caractères sauvages de notre pays, sans se douter que ces
caractères et ces aspects se sont presque complètement, évanouis,
que, pour nous autres, tout autant que pour les habitans de l'an-
cien monde, ils ne subsistent plus guère qu'à l'état de légendes.
(1) Voyez la lievue du l" février, du 1"' mai 1883, et du 15 janvier
(2) l*^' février 1883.
LES NOUVEAUX ROMANCIERS AMÉRICAINS. 601
La majeure partie de notre population (qui compte près de cin-
quante millions d'âmes) est pt^netrée à diiïérens degrés d'une
civilisation voisine de celle de l'Europe. Cooper et ses successeurs
ne sont que les historiens d'un passé disparu. D'autres depuis ont
fait ressortir le genre d'étrangeté qui peut exister dans une iNou-
velle-Angleterre vieille de deux siècles, à part le récit des prouesses
indiennes ou les brutalités d'un camp de mineurs. Quant à moi, j'ai
consacré à la peinture des mœurs mondaines de New-York le même
soin et la même fidélité que je souhaiterais de voir apporter par
quelqu'un de mes confrères à l'étude de la société de Melbourne
ou de Sjdney, en admettant qu'il y ait une société australienne. »
L'éclosion plus ou moins heureuse, plus ou moins bizaire de toutes
les fleurs de la civilisation dans un pays neuf où s'est déchaînée
d'abord l'extravagance du luxe, favorisé par de colossn'es richesses,
où le goût des arts ne s'introduit que peu à peu, voilà, en elfet, ce
qui doit nous intéresser aujourd'hui que la moisson est faite sur le
sol jadis fouillé par les chercheurs d'or. Nous sommes curieux de
connaître la société américaine proprement dite, avec les qualités et
les défauts qui lui sont propres, les préjugés qu'elle a empruntés
de ci et de là, les ridicules qui en résultent souvent au milieu de
graLdeurs qu'il ne faut ni surfaire, ni déprécier. Yoilà pourquoi
Democracy a été accueillie avec tant d'empresj^ement des deux
côtés de l'Atlaniique; dans les p;)ges de ce roman, dont il n'y a plus
à parler, puisque tout le monde l'a lu, s'est rencoiitrée pour la pre-
mière fois l'esquisse pleine de verve des mœurs politiques et sociales
à Washington. M. Edgar Fawcett, de son côté, transporte ses lec-
teurs à New- York. A Gentleman of leisure, sans avoir la valeur de
l'œuvre anonyme que nous venons de nommer, renferme de nom-
breux renseignemens instructifs pour notre vieux monde, qui, trop
volontiers, lorsqu'il est question des États-Unis, se figure une répu-
blique dans toute la force du terme , où les seules inégalités sont
celles qui résultent du plus ou moins d'argent. Erreur grossière
que pourraient dissiper, s'ils s'en souciaient, tant de millionnaires
venus à Paris pour y tenir le haut du pavé, plutôt que de rester
dans le pays natal où l'on se souvient trop de leurs origines vul-
gaires. Ils sont Américains, cela suffit,., nous n'en demandons pas
davantage ici pour aller à leurs fêtes.
— Avez-vous observé l'élément américain dans la vie euro-
péenne? dit un des personnages de M. Fawcett, certain jour-
naliste anglais établi à New-York, qui joue, au cours du récit,
le rôle d'un montreur de lanterne magique. Les rangs de la société
anglaise elle-même fj'entends de la société anglaise qui s'amuse),
s'ouvrent très volontiers aux Américains, dont le premier soin, en
602 REVUE DES DEUX MONDES,
arrivant à Londres , est de se rendre favorable quelque person-
nage titré. La peine qu'ils prennent pour cela suffit à prouver l'ab-
surdité des traditions qui les affublent de sentimens démocratiques.
Celui-là réussit enfin à se lier avec lord X.., celle-ci à être reçue
par lady ***. Et, dans leur patrie, ni l'un ni l'autre n'avait aucune
importance sociale. En Angleterre, on leur sait gré de posséder beau-
coup d'argent, de le dépenser volontiers et de suivre passionnément
la mode. Il n'en faut pas davantage pour qu'on les accepte. Une fois,
j'exprimai ma surprise à un fort grand personnage, Savez-vous ce
qu'il me répondit : « Allons donc \ vous ne prétendez pas me faire
accroire qu'il existe là-bas des distinctions de castes? » Je lui
expliquai vainement qu'il en existait et de très tranchées ; il refusa
obstinément de l'admettre. Les Anglais (on pourrait ajouter les Pari-
siens) croient tous les Américains taillés sur le même patron. Ils ne
conçoivent aucune différence. Et pourtant si vous tenez à voir des
dislinctiDns sociales plus marquées que dans le pur faubourg Saint-
Germain, ou chez le duc de Belgravia et le marquis de Mayfair,
explorez le sol de la liberté, de l'égalité, de la fraternité.
Ce paradoxe ne suffirait-il pas à donner un intérêt piquant au
livre de M. Fawcett? Son Homme de loisirs avec la Maison d'un
prince marchand, de M. Bishop, inaugure, après JDemocrary,
une nouvelle branche de la littérature américaine, issue d'un ordre
de choses plus compliquées où les vicissitudes de l'émigration,
les premiers empiélemens des pionniers sur la solitude des forêts
vierges, les rudes combats pour l'existence tels qu'ils s'engageaient
dans les défrichemens, tous les souvenirs enfin d'une ère primi-
tive tiendront de moins en moins de place.
M. Fawcett, — parlons de lui d'abord, — doit être rangé par
le caractère même de son talent au nombre des produits raffinés
de la civilisation américaine. Nous l'avions apprécié jusqu'ici en
qualité de poète surtout. Le recueil intitulé : Fantasy and Passion
est rempli de délicates merveilles ciselées avec une recherche que
ne désavoueraient pas les ouvriers de premier ordre parmi nos
Parnassiens. Quelques-unes mériteraient le titre donné par Théo-
phile Gautier à l'un de ses chefs-d'œuvre : Émaux et Camées. Ce
petit volume suffit, dès son apparition, à établir la renommée de
l'auteur, de même que Clolli of gold décida de celle d'Aldrich. On
sait que plusieurs des romanciers américains ont d'abord culuvé la
poésie, ce qui explique peut-être leur habileté à manier la langue
anglaise, à la renouveler pour ainsi dire. Howeils regrette que le
succès de ses romans ait éclipsé celui de ses premiers vers. Il
nous semble douteux, en revanche, que la prose de M. Fawcett
nuise à ses sonnets : a Hopeless Case, malgré de jolis détails, an
LES NOUVEAUX ROMANCIERS AMÉRICAINS. 603
Ambitions Woman, malgré l'étude approfondie d'un caractère de
femme ambitieuse, manquent un peu de mouvement. L'action y
fait défaut, quoique leur auteur ait réussi au théâtre avec sa comé-
die de the False Friend. On y signale surtout une bonne dose de
verve satirique, un remarquable esprit d'observation, l'allure bien
moderne du style, mais a Gentleman of leisure n'aurait point ces
qualités qu'il nous attacherait encore, grâce aux révélations inatten-
dues qu'il renferme.
I.
Par lui-même, le sujet est peu de chose. Clinton Wainwright,
un Américain élevé en Angleterre et devenu Anglais autant que
possible, se voit forcé, vers l'âge de trente ans, de franchir les
mers et de rentrer dans la patrie qu'il avait oubliée. Le règle-
ment d'une succession considérable doit remplir trois mois envi-
ron, à ce qu'il suppose. De ce voyage Wainwright attend plus
d'ennuis que de plaisirs. D'avance, il s'y est résigné avec quelque
peine; mais ce n'est qu'à l'heure du départ qu'il découvre combien
vingt années de séjour en Europe l'ont rendu dédaigneux des choses
transatlantiques. Nous prenons les idées du milieu où le sort nous
fait vivre aussi naturellement que l'eau reilète le ciel qui la domine :
grave, profond, avec des apparences froides, un peu railleuses,
mais avant tout polies, Wainwright est le type achevé du gentleman
anglais. Il est convaincu du peu de valeur de l'Améiique comme
nation, non moins que de son importance quant à la superficie.
D'ailleurs, que saurait-il des États Unis? Sa mère, morte durant son
séjour à Oxford, étant entrée autrefois par un second mariage dans
la plus exclusive des aristocraties, il a nécessairement perdu de
vue cette origine américaine que personne ne lui rappelait. Wain-
wright rega'j;ne donc le pays natal avec les idées préconçues et une
partie de l'ignorance qui existeraient chez un étranger proprement
dit; nous pouvons le suivre de confiance, sûrs de rencontrer chez
lui à mesure la plupart des impressions que nous subirions nous-
mêmes. Tout l'attrait du livre est là en somme. Qu'à la fin il épouse
miss Ruth Gheever, qu'il siège au congrès, qu'il redevienne tout
de bon citoyen des États-Unis, peu nous importe, quoiqu'il soit
assez intéressant de noter l'acclimatation graduelle sur son propre
sol de cet Américain dépaysé qui se reprend peu à peu aux insti-
tutions, aux habitudes qu'il avait en lui-même étourdiment calom-
niées. Suivons donc le jeune Wainwright dans ses expériences suc-
cessives.
604 REVUE DES DEUX MONDES.
Il est débarqué la veille ; au milieu d'un tumulte fait pour ahurir
ceux-là même qui ont l'expérience des quartiers populeux de Lon-
dres, il traverse entre deux flots de voitures entre-croisées cette rue
longue de trois kilomètres qu'on appelle Broadway. Le hasard y
jette l'unique Américain qu'il connaisse, M. Townsend Spring, un
de ces Yankees vulgaires, sur les manières desquels nous fondons
volontiers en Europe notre opinion de tout un peuple. Encore
Wainwright a-t-il fréquenté la société de W' Spring beaucoup
plus que celle de son mari. L'année précédente, il a rencontré
le ménage en Suisse, et la présence de ce gros spéculateur par-
fumé d'alcool et sans éducation, toujours habillé à la dernière mode
avec un goût évident pour les couleurs criardes, pour les coupes
excentriques, a gâté, selon lui, l'horizon alpestre qui autreuient eût
servi de cadre à la grâce animée, provocante, aux allures gentiment
agressives de la jolie M" Spring. Il se propose bien de revoir celle-ci,
et le mari, cela va sans dire, ne manquera pas de l'y engager, en lui
rappelant avec un rire plein de confiance le faible que sa femme
a toujours eu pour les Anglais. De son côté, M" Spring est la pre-
mière Américaine dont Wainwright se soit soucié. Longtemps elle
lui a fait l'effet d'une aimable exception parmi ses compatriotes,
mais aujourd'hui il commence à changer d'avis. En descendant la
Cinquième Avenue, il est frappé de l'élégance natuselle de toutes
les passantes. Il est frappé aussi du grand air des constructions
de pierre brune qui bordent sa route. A travers les vitres se
laisse deviner un luxe intérieur qui n'a rien de sauvage. En
rentrant à l'hôtel il trouvera une invitation de son banquier,
M. Bodenstein, qui l'avertit qu'à New-York on dîne à sept heures,
comme à Londres ou à Paris. Ce Bodenstein passe pour un homme
habile et heureux entre tous. Sa magnifique demeure renferme une
galerie de tableaux célèbres; l'été, il remplit Newport de son train
princier; il est connu sur le turf autant qu'à la Bourse. Sa femme
compte au premier rang des h beautés de profession, » et Wain-
wright jugera qu'elle mérite cent fois d'être à la mode, quand,
après avoir traversé un vestibule peuplé de laquais aussi bien stylés
qu'ils pourraient l'être chez un pair d'Angleterre, puis une série de
salons dont le goût le plus discret et le plus sûr a réglé l'opulence, il
est présenté par le maître de la maison, un Allemand fort laid, mais
correct en tous points, à cette ravissante créature qui ne saurait rien
envier aux duchesses les mieux assises sur leurs parchemins.
Est-il vraiment en Amérique?.. Wainwright se le demande avec
l'indécision du dormeur éveillé. Mais c'est à table surtout que ses
surprises redoublent. Il a pour voisine une jeune personne mince
et sèche, dont les yeux myopes sont voilés de paupières cligno-
LES NOUVEAUX ROMANCIERS AMÉRICAINS. 605
tantes, qui retombent comme appesanties par une sorte de langueur
hautaine :
— Ma cousine, miss Spuytenduyvil, a dit M''' Bodenstein, les
présentant l'un à l'autre.
Et le dialogue qui s'engage entre eux ne nous semble pas sans
intérêt :
« La voix de miss Spuytenduyvil était brève et cassante, en par-
fait accord d'ailleurs avec un sourire polaire en quelque sorte. C'était
là évidemment un typ?,et rien n'annonçait que ce type fût du genre
le plus agréable.
— Vous avez rencontré jusqu'ici fort peu de dames américaines,
je suppose? demanda miss Spuytenduyvil, ouvrant la conversation.
— J'en avais rencontré une seule avant de venir dans ce pays.
Miss Spuytenduyvil, qui portait à ses lèvres pâles un verre d'eau
glacée, le replaça sur la table sans y avoir touché.
— Qui était-elle, je vous prie? Une dame de New-York?
— Yous la connaissez peut-être, M''^ Townsend Spring.
— Si je la connais?.. Oh! non! répliqua la jeune fille, repre-
nant son verre d'eau. Je sais néanmoins qui cela est, daigna-t-elîe
ajouter.
— Je crois, reprit YVainwright, que vous la trouveriez char-
mante.
Elle eut un petit rire dédaigneux :
— Il y a fort peu de probabilités pour que je fraie jamais avec
elle.
Et miss Spuytenduyvil pencha sur une huître sa tête frisottée en
hauteur.
Wainwright se demanda s'il n'avait pas maladroitement buté
contre une haine de famille. Mais, comme si elle eût deviné sa préoc-
cupation, sans le regarder, sa voisine se redressa aussitôt en ajou-
tant du bout des lèvres:
— G'^tte personne n'est pas de mon monde.
— Oh ! murmura Wainwright.
La rencontre d'une pareille arrogance à New-York était plus sur-
prenante et plus inattendue que tout le reste :
— Pardonnez-moi, mademoiselle, si je vous demande de préciser
le sens de votre dernière phrase.
Miss Spuytenduyvil répondit avec une certaine condescen-
dance :
— J'oubliais combien les Anglais sont ignorans des choses amé-
ricaines.
— Mai^ je suis Américain, protesta Wainwright.
— N'importe, vous avez vécu si longtemps en Angleterre!..
606 REVUE DES DEUX MONDES.
Eh bien ! cette M""' Spring, quoiqu'elle soit reçue par certaines gens
du meilleur monde, n'tst... voyons, comment expliquer cela?.,
elle ne compte pas personnellement.
— Elle devrait compter, je vous assure, riposta Wainwiight,
railleur.
— Certes, elle fait assez de bruit pour qu'on la remarque depuis
qu'elle est tombée ici de quelque trou inconnu.
Wainwright se dit tout bas que son interlocutrice était la plus
grande pécore qu'il eût jamais imaginée.
— Supposiez-vous donc vraiment qu'aucune hiérarchie sociale
n'existait chez nous? demanda-t-elle avec un de ses sourires incisifs
comme la lame d'un canif.
— J'avoue que je n'avais jamais songé à me former une opinion
sur ce point.
— Et vous désirez que je fasse votre éducation ?
— Si vous aviez cette bonté!..
Un léger bourdonnement de conversations particulières s'élevait
autour de la table embaumée de violettes et de roses thé. D'un
coup d'œil circulaire, Wainwright acquit la preuve que l'ordonnance
du téstin était irréprochable : les femmes toutes mises à peindre et
jolies pour la plupart ; le service fait. silencieusement par des maîtres
d'hôtel qui semblaient glisser comme des ombres sur le tapis moel-
leux. Presque en face de lui s'ouvrait la vaste baie d'mie ivindow
fermée par des vitraux d'art. Les caissons sculptés du plafond entre-
croisaient leurs lignes massives aux tons harmonieux.
En plein pays républicain, Wainwright se heurtait à toutes les
magnificences d'une vieille aristocratie, et miss Spuytendupil, avec
ses idées, ses façons artificielles, répondait bien à ce cadre anti-
démocratique.
Elle reprit la parole :
— C'est une question délicate à traiter et à laquelle restent par-
fois indifférons ceux-là même qui devraient soutenir le prestige de
notre meilleure société : d'année en année, l'invasion des parvenus
augmente ; la clé de leur coffre-fort suffit aux nouveaux enrichis
pour s'ouvrir toutes les portes...
— Pardon, mais votre meilleure société, qu'est-ce qui l'élève
au-depsus des autres? interrompit Wainwright.
— Monsieur, quelle est la raison d'être de ce qui est?
— Voilà que vous vous retranchez derrière des généralités... Je
voulais dire...
— Oh ! vous tenez à savoir si ce n'est point l'argent qui décide
de tout... Eh bien! cela ne devrait pas être... On pourrait assuré-
ment tolérer des exceptions comme en Angleterre, Mais ici, de
LES NOUVEAUX ROMANCIERS AMERICAINS. 607
même que là-bas, la première condition pour se faire admettre
dans le vrai monde est en réalité la naissance.
— Tous les citoyens ne sont-ils pas réputés égaux sous ce rapport
dans notre pays?
— Réputés?.. Voulez-vous me permettre une question?.. D'oii
vient, croyez -vous, que M. Budenstein vous ait invité aujourd'hui?
Wainwright réfléchit un instant :
— Je ne vois qu'une raison, dit-il enfin, c'est qu'il est mon ban-
quier.
— Quelle simplicité touchante ! Vous devez bien savoir pourtant
que vous êtes un Wdinwright,
— Ma science va jusque-là, en effet.
— Et vous ne comprenez pas encore?,. Je dis un Wainwiight....
Tout le monde connaît votre famille.
— Je n'ai pas de famille. Mes parons sont morts jusqu'au der-
nier.
— Qu'importe? On se souvient d'eux. Ils étaient fort considérés,
ils donnaient le ton. Savez-vous bien, monsieur, qu'il existe entre
nous une parenté éloignée?
— Je l'ignorais complètement, mademoiselle, dit Wain-^Tight en
s'inclinant.
— Oui, un Wainwright a épousé jadis une Spuytenduyvii. Vous
avez ajouté une branche à notre arbre généalogique.
— Je m'applaudis fort d'avoir pu vous rendre un pareil ser-
vice. Serait-ce là vraiment ce qui m'a valu l'invitation de M. Boden-
stein ?
— Oh! non, vous possédez un arbre généalogique en propre.
— Est-il possible?., dit Wainwright avec un sourire révélateur
de tout l'amusement que lui causait cette déclaration. Je n'éiais
pas préparé à renconti'er sur ces rivages un arbre de pareille
espèce.
— Voilà que vous vous moquez du pays. Eh bien ! vous réussirez
à coup sCir par ce procédé. Il est à la mode. Pour ma part, je m'en
dispense. Je suis trop fière d'avoir des ancêtres qui ont contribué à
faire de ma patrie ce qu'elle est.
Wainwright ne put se défendre du reproche de moquerie, car
M'^Bodenstein, assise à sa gauche, lui adressa la parole au moment
même, et il dut l'entendre pendant quelques minutes débiter une
séri ■ de lieux-communs dont sa grâce et sa beauté môme ne réus-
sissaient pas à déguiser la platitude. Quand on avait fini d'admi-
rer ce teint nacré, ces yeux limpides, ces merveilleuses fossettes,
on découvrait que tout le reste manquait d'une façon vraiment
aflligeante. Certes, sa voix était douce et elle avait l'habitude du
608 BEVUE DES DEUX MONDES.
monde; mais il ne fallait pas essayer, en la jugeant, de séparer le
fond de la forme. Sa valeur était essentiellement négative.
Après un insignifiant caquetage avec cet automate, Wainvv^right
se remit à interroger miss Spuytendu;^vil.
— Je suppose que vous trouvez ma cousine charmante? lui
demanda-t-elle à son tour, c'est l'opinion universelle. Elle a eu de
grands sucés avant de devenir M'' Bodenstein.
— Et cette dernière qualité ne doit pas lui nuire, dit insidieuse-
ment Woinwi-ight.
— Comment l'entendez- vous? Ma cousine, de son chef, était une
Amsterdam. — Là-dessus, miss Spuytenduyvil eut un de ses petits
rires secs comparables à un cliquetis de castagnettes. — En vérité,
il me semble si extraordinaire que quelqu'un puisse ignorer!.. Elle
trouva ce qu'on appelle un bon parti, puisque M. Bodenstein est
gentleman accompli et immensément riche. Moi j'étais abrs une
petite fille, mais je me souviens que je désapprouvai ce mariage. Il
est vrai que, depuis, je suis revenue à d'autres sentimens.
— C'est heureux I pensa Wainwright, qui eut quelque peine à
réprimer sa gaîtô.
La vision comique lui était venue d'une petite demoiselle Spuy-
tenduyvil en robe courte, discourant avec sa poupée sur l'inesti-
mable supériorité de son origine hollandaise.
Un signe de la maîtresse de la maison, et les dames se lèvent
pour passer dans le salon, tandis que les hommes, reprenant leurs
places autour de la table, se mettent à boire et à fumer entre
eux. Waiiiwright continue d'observer, en songeant que tous ceux
qui l'entourent pourraient flâner dans les salons du club le plus
sélect de Londres, de même que leurs femmes seraient dignes
de faire la révérence aux réceptions de la reine. Ce qui ébahit
d'abord, c'est l'unanimité des critiques de ces semi-Anglais à
l'adresse de l'Amérique et leur engouement pour le pays auquel
ils empruntent tout ce qu'ils peuvent : manière de s'habiller et de
se tenir, prononciation, habitudes de sport. Ce mépris systématique
de la patrie lui donne comme un choc désagréable qui est chez lui
la première révélation encore vague d'un sentiment national éteint
apparemment chez les autres.
Bientôt le correspondant d'un journal anglais, grand bavard
et curieux par état, M. Binghamton, qui se faufile dans tous les
mondes, vient s'emparer de lui en s'offrant, de la meilleure grâce,
comme cicérone. Wainwright lui répète ingénument les paroles
de miss Spuytenduyvil, qui ont jeté un certain trouble dans son
esprit, et s'informe si les personnes réunies ce soir-là chez les
Bodenstein représentent, en effet, la meilleure société.
LES KOUVEAUX ROMANCIERS AMÉRICAINS. 609^
— Comment ! s'écrie le journaliste, est- il possible qu'ayant
dîné ici, vous ne sachiez pas en quoi consiste la valeur de noire
amphitryon? Vous dire à quelle partie de l'Allemagne Bodenstein
appartient réellement, je ne le pourrais; mais, sur bien des points,
passez-moi le mot, il était de Bohême, quand jadis il débarqua,
Dieu sait comment, à New-York, dans une maison de banque 1
De là il sortit banquier pour son propre compte, grâce au patro-
nage d'un illustre capitaliste de son pays; tout le temps, il avait
travaillé à se faire recevoir par les gens bien posés. 11 court
d'étranges histoires sur les rebuffades qu'il eut à essuyer. N'im-
porte, il persévéra; il avait résolu, paraît-il, de devenir un person-
nage; tous les moyens lui étaient bons. Pour ces gens-là, il suffit
de décider qu'une chose doit être,., la chose s'accomplit, coûte que
coûte. On se raidit, on prend son élan, la barrière est sautée. Le
plus beau coup de ce joueur heureux fut son mariage. Le piédestal
où il avait réussi à se jucher manquait encore de solidité. Il le
rendit inébranlable en épousant miss Amsterdam. Elle était la belle
de la saison et avait à ma connaissance, en dix mois, refusé dix
bons partis, ce qui n'empêcha pas Bodenstein de l'obtenir tout de
même. On dit que, pour la décider, il mit sur sa tête un million.
Malgré cela, plusieurs membres de la famille, — une grande famille,
— furent scandalisés de cette mésalliance.
— Vraiment, je ne puis me faire à entendre parler ici de grande
famille dans le sens aristocratique du mot.
— Oh! il ne s'agit pas, bien entendu, de grandeur politique,
comme en Europe. Les Amsterdam ne siègent pas dans une chambre
des pairs, mais leur race n'en est pas moins orgueilleuse et puis-
sante. Ils remontent au temps où New-York, avant l'indépendance,
n'était qu'un village hollandais. Chaque jour voit s'accroître ici
l'influence de ces familles-là. Les parvenus , quelle que soit leur
fortune, jettent un regard d'envie sur certaines maisons qui jamais
ne leur seront ouvertes. On peut s'en étonner quand on songe que
cela se passe dans le centre principal de la plus grande république
qui soit au monde; mais comment nier un fait? Tous ceux que
vous avez rencontrés ce soir nourrissent sur leurs positions respec-
tives des idées semblables à celles qui ont cours en Europe parmi la
noblesse entichée de préjugés.
Quelques instans après, les hommes abandonnent leurs cigares
pour aller rejoindre l'élément féminin au salon. Ln bellâtre dont
les chaussures pointues rappellent l'ancien soulier à la poulaine et
qui porte au doigt une bague à cachet armorié, un de ces jeunes
gens qui se croiraient déshonorés s'il leur fallait mettre un panta-
TOME LXII. — 1884. 39
610 REVUE DES DEUX MONDES.
Ion qui ne fût pas de fabrique anglaise, M. Carroll Gansevoort, lui
dit d'une voix nonchalante :
— J'ai vu Binghamton vous entreprendre et je sais qu'en
pareil cas, il est impossible de placer un mot. Quel sac à nou-
velles que ce Binghamton! A propos,., avez-vous amené vos équi-
pages?.. Non, sans doute? Moi, je viens de recevoir de là-bas un
drag du dernier chic. Il éclipsera tout ce qu'il y a de mieux
au club des cochers. Naturellement nous possédons un club des
cochers. Ça ne vaut pas le vôtre, bien sûr... Mais ne puis-je vous
présenter à aucune de ces dames? (Ici les mœurs américaines
montrent le bout de l'oreille.) Cette petite fille à crinière alezan
doré, par exemple,., elle est fièrement jolie, de près,., en bonne
forme , de la branche , des allures , je ne vous dis que ça ! Aussi
vous voyez si les hommes font des frais pour elle. Le bruit court
qu'elle possède une rue entière quelque part,., à Philadelphie, je
crois... On ne sait pas grand'chose des siens, en revanche; elle a
paru l'été dernier aux bains de mer de Newport. Allons,., je vous
présenterai ; elle est folle des Anglais,
Wainwright répond par un refus poH, après lequel il ajoute :
— Je vous ferai remarquer que je ne suis pas Anglais, mais Amé-
ricain.
Et, regardant bien en face le jeune anglomane :
— Américain comme vous, monsieur.
Le défaut de ce roman, qui n'est guère qu'un voyage à tra-
vers différentes sociétés de New-York, se laisse deviner dès les
premières pages. On ne sort pas des présentations, des obser-
vations et des étonnemens. Après s'être étonné chez les Bodens-
tein, Wainwright va s'étonner chez les Spring. Le lendemain soir,
il quitte son hôtel, situé dans ce qu'on appelle la partie basse de
la Cinquième Avenue , au milieu d'un quartier tranquille et qui
offre, charme rare dans une ville dépourvue à ce point de souve-
nirs, des demeures assombries par la patine du temps. Mais il suffit
de faire quelques centaines de pas pour que le décor change. On
rentre dans le New-York essentiellement moderne, où d'énormes
candélabres projettent leurs torrens de clarté, où, sous le porche
encombré des caravansérails immenses, se coudoient toute sorte de
figures hétérogènes. Wainwright jette un rapide coup d'œil dans
l'intérieur de ce colossal palais construit en marbre qu'on nomme
VliôLel de la Cinquième Avenue et voit le hall rempli d'une multi-
tude grouillante, chez qui l'activité atteint presque à la violence.
Le combat pour la vie s'accuse dans ces groupes d'une façon si
expressive que la pensée le frappe soudain du nombre d'années
qu'il a passées sans soupçonner seulement l'existence des élémens
LES NOUVEAUX ROMANCIERS AMERICAINS. 611
les plus vigoureux de la vie sociale. Tous ces gens-là se sont frayé
eux-mêmes leur route, alors que ses jours à lui s'écoulaient au
loin dans une complète insouciance des luttes, des usages, des inté-
rêts particuliers de l'Amérique.
— En vérité, se dit-il, je ne sais où je vais. Serais-je honteux,
par hasard, de me trouver si peu à l'unisson de mon pays?
Et pourtant, dans ce pays, combien de choses lui semblent
bizarres et ridicules quand ce ne seraient que les annonces!
V Au-dessus du toit le moins élevé, au milieu d'un carré blanc,
s'était soudain produit, comme par l'effet d'une lanterne magique,
un disque lumineux immense. Bientôt de grandes lettres se dessi-
nèrent sur le disque. Ce qu'elles venaient annoncer, avec ces
allures d'apparition surnaturelle, c'était le magasin où l'on pou-
vait se procurer les meilleures chemises. L'annonce fantastique
s'évanouit et fut remplacée par l'image grotesque d'un bonhomme
endormi dont la bouche énorme s'ouvrait et se refermait alter-
nativement pour ronfler sans doute. Une souris s'approcha en trot-
tinant de ce gouffre, où elle finit par s'introduire après quel-
ques hésitations, et les mâchoires de se refemier sur elle à la joie
délirante des badauds d'alentour. Après le trépas dramatique
de la souris, le disque resta vide un moment; ensuite il fit con-
naître à tous ceux qui attendaient un nouveau spectacle que
Tompkins, le tailleur, n'avait jamais mécontenté aucun de ses
cliens. Peut-être Wainwright ne réussit-il pas à comprendre tout
d'abord combien ce spectacle baroque était caractéristique des
mœurs de son pays, où l'exagération de la réclame touche vraiment
à la folie. »
Tout en flânant, le voyageur atteint une jolie maison sur le store
baissé de laquelle , voilant une large baie brillamment éclairée,
se dessine l'ombre élancée d'une plante tropicale. Il pense à
M" Spring, qu'il va retrouver dans le salon qui se révèle si gra-
cieusement au dehors, un salon calqué sur les intérieurs de Toul-
mouche, délicieux pêle-mêle de paravens orientaux, de sièges capi-
tonnés, de carreaux de tapisserie aux vives couleurs, de petites
tables de toutes les formes, de cabinets surchargés de bric-à-brac.
La jolie SP' Spring trône au milieu d'une cour de jeunes gens empres-
sés ; elle l'accueille avec des exclamations et des éclats de rire qui
n'ont d'autre motif que démontrer deux rangs de perles, en lui ten-
dant d'un air d'abandon irrésistible la plus blanche des mains pote-
lées. A quoi bon décrire M'' Spring? C'est le type exagéré de cette
espèce qui fleurit naguère chez nous sous le nom de cocodettes et
dans laquelle s'incarnent encore ces néologismes exquis : le pschutt
et le vlan. Mais si le petit salon de M" Spring est, grâce aux ressources
612 REVUE DES DEUX MONDES.
de l'importation, un salon de Paris, M""^ Spring elle-même n'a pas
les secrets ensorcelans d'une Parisienne ; quoi que puisse dire M. Faw-
cett, pour nous prouver que son excentricité n'a rien de grossier,
elle manque tout à fait de ce qui décidément n'appartient qu'à un
seul pays au monde : la grâce légère, ailée, qui effleure sans appuyer
jamais. Quelle imitation maladroite de Froufrou, de la Petite
Marquise et des coquettes spirituelles de M. Octave Feuillet! La
voyez-vous d'ici avec ses toilettes tapageuses que le cliquetis des
bijoux accompagne à chaque mouvement comme un carillon de
grelots, de sorte que l'on compare les colifichets dont son mari la
couvre aux clochettes suspendues par les paysans au cou de leurs
chèvres afin de les empêcher de se perdre si elles sautent la bar-
rière! Du reste, M-^" Spring ne saute aucune barrière, bien qu'elle
ne paraisse occupée qu'à prendre son élan pour quelque cabriole
irréparable : elle est entourée d'un cercle bruyant d'admirateurs
et de jeunes folles qui soupent avec elle au restaurant en vogue,
qui l'accompagnent dans des courses échevelées sur la cime d'un
drag-, elle ne recule pas devant les cafés- concerts et autres lieux
suspects où l'on s'amuse, tandis que son mari joue au cercle ou à
la Bourse, — voilà tout. Cette étourdie est de fait trop bon pilote
pour aller se jeter contre aucun récif, et, quant aux vents orageux,
elle ne s'y livre que lorsqu'elle est parfaitement sûre d'en rester
maîtresse. Le cœur lui manque, en somme, tout autant que l'ima-
gination, l'esprit et le bon goût. Wainwright, qui a pu s'y tromper,
en la rencontrant autrefois hors de son milieu, est l3ien vite désen-
chanté. Vraiment nous ne lui trouvons aucun mérite à s'abstenir
d'entrer dans le jeu de ftîrtation à outrance dont ce boudoir dou-
teux est le théâtre. S'il retourne souvent chez M""' Spring, c'est
qu'une autre femme l'y attire, Ruth Gheever, la sœur de cette éva-
porée, une orpheline que sa destinée force à supporter le contact
d'un monde qu'elle abhorre, tandis que l'odieux beau-frère, qui est
censé lui donner une hospitalité généreuse, expose son petit avoir
dans les aventures auxquelles il est mêlé.
Peu à peu, Ruth est amenée à confier ses chagrins au compatis-
sant Wainwright, et la rivalité sourde entre les deux sœurs, tandis
que l'aînée voit son ex-conquête lui échapper et que la cadette
souffre d'être trop mal placée dans la vie pour pouvoir compter sur
la recherche d'un honnête homme, est indiquée avec beaucoup de
finesse par M. Fawcett. Malheureusement pour l'intérêt soutenu
d'une idylle comme il en éclôt dans tous les temps et dans tous les
climats, — heureusement pour nous autres, explorateurs pressés qui
avons chargé ce gentleman of leisure de nous servir de guide à tra-
vers des mœurs nouvelles où l'amour n'a que faire, — Wainwright
LES NOUVEAUX ROMANCIERS AMÉRICAINS. 6lâ
quitte souvent Ruth, qu'il redoute d'aimer, et Binghamton l'entraîne
aux quatre points cardinaux.
Connaître son pays lui semble désormais un devoir; nous fré-
quentons assidûment avec lui le club métropolitain, logé dans un
palais qui rivalise quant au luxe et aux vastes proportions avec ses
modèles de Londres. Le Métropolitain renferme des échantillons
variés de la société masculine. Quelques gros bonnets le trouvent
trop démocratique et ont essayé d'en fonder un autre dont les
membres fussent sans exception triés sur le volet. Mais le Gra~
mercy (1) n'a pu prendre, on s'y ennuie; ses promoteurs mêmes
reviennent au Métropolitain , où les aristocrates , — ceux qui
portent des noms illustres dans les fastes de l'Indépendance, ceux
qui descendent des Hollandais premiers habitans de New-York
au temps où elle s'appelait la Nouvel le -Amsterdam, etc., —
côtoient les simples courtiers, des hommes capables pour la plu-
part. La moitié de l'intelligence du jour sort de ce foyer de la spé-
culation, Wall Street. Quiconque ne fait pas d'affaires se borne au
sport: tel chasseur effréné importe des renards dans les bois qui lui
appartiennent, afin de mieux suivre le courant britannique; tel
gentleman, accompli d'ailleurs, conduit chaque jour un coche pen-
dant la belle saison, à l'exemple d'un excentrique anglais bien
connu ; il part de certain hôtel très fréquenté pour emmener ses
voyageurs à plusieurs milles dans la campagne. Les jeunes gens ne
parlent que de pur-sang, de combats de chiens, de jeux athléti-
ques; leur conversation est celle de boxeurs et de jockeys; ils se
piquent avant tout d'avoir des m.uscles : ce souci de la vigueur
physique, emprunté à l'Angleterre, s'est exagéré encore chez les
oisifs américains. La jeunesse dorée n'a rien à faire que parier,
monter à cheval, mener à quatre; elle se garderait de lire. Nous
constaterons que le seul volume habituellement feuilleté parmi
tous ceux qui composent la bibliothèque du club est l'Almanach
nobiliaire de la Grande-Bretagne. On en use un par an au Métropo-
litain.
— Ils ne lisent pas, ils ne prennent aucun intérêt aux affaires de
leur pays... Et ce sont là vos hommes prétendus distingués? s'écrie
Wainwright, interpellant Binghnmton.
— Que comptiez-vous donc trouver ici? demande le journaliste
d'un ton goguenard.
— Mais... je croyais trouver l'Amérique peuplée d'Américains.
Pourquoi les hommes ne s'occupent-ils pas de politique?
— Trop d'hommes s'en occupent,., voilà pourquoi nos beaux
(1) Du français grand merci.
614 REVUE DES DEUX MONDES.
messieurs se tiennent à l'écart. Rassurez-vous, du reste. Il n'est
question que de politique au club et ailleurs, lorsque approche une
élection importante; tout le monde parie là-dessus comme sur des
chevaux.
— Et ce sont là les premiers d'entre nos citoyens ! s'écrie Wain-
wright avec indignation, ceux qui possèdent la plus large part de
fortune et d'éducation, ceux qui seraient appelés à recevoir un
potentat étranger, le prince de Galles, par exemple, s'il abordait
en Amérique 1
Binghamton fait un signe affirmatif.
— Plusieurs d'entre eux, hélas! ont reçu l'héritier du trône
d'Angleterre lors de son voyage, répond-il.
A notre tour, nous nous étonnerons un peu des étonnemens de
l'honnête Wainwright; car partout il arrive que les pères aient tra-
vaillé pour fournir à leurs fils des chevaux et des équipages ; mais
M. Fawcett a voulu seulement nous faire entendre que le chiffre
de la population oisive et fashîonahle augnrente d'année en année
à New- York dans d'effrayantes proportions. Wainwright a besoin
de se détourner du monde proprement dit pour prendre une opi-
nion favorable du peuple américain. Malgré tout, à mesure que son
séjour se prolonge, quelque chose d'énergique et d'éminemment
neuf dans l'atmosphère sociale le pénètre. Il trouve un esprit plus
vif, des décisions plus promptes qu'en Angleterre, plus d'élan... Il
lui semble qu'on va un meilleur train et sans se heurter, après
tout, à plus d'obstacles. Une cerfaine fièvre d'activité, ce besoin
maladif de supprimer le temps et l'espace, l'apparent dédain de
l'idée même de loisir qui caractérise l'Américain militant, l'humilient
quelque peu. Souvent il lui arrive de s'arrêter au milieu d'une rue
pour contempler à son aise l'allure précipitée, presque violente, des
piétons.
Un matin, en particulier, où le soleil, après une lourde chute de
neige, avait produit le dégel, ce tohu-bohu effréné l'émerveille plus
encore que de coutume. L'influence alanguissante de l'atmosphère
humide et tiède semble n'avoir aucune action sur ces machines
humaines montées à grande vitesse, qui bravent le gâchis, les
flaques d'eau, sans modérer jamais leur course. La flânerie heu-
reuse, la placidité des physionomies auxquelles on est habitué en
Europe, manquent absolument. Wainwright réfléchit à la fureur
de ce combat acharné pour la vie; il évoque avec une sorte de
remords son passé inutile. Autour de lui tout travaille : l'indus-
trie infatigable, le but ardemment poursuivi se laissent à chaque
pas deviner; la contagion le gagne au moral, bien que physique-
ment il reste pareil à un bourdon inutile parmi les abeilles. II se
LES NOUVEAUX ROMANCIERS AMÉRICAINS. 615
sent confus, rapetissé, devant le grand nombre de gens qu'il voit,
hors des sphères élégantes, s'efforcer de faire quelque chose; il
regrette que le sort n'ait assigné aucun but à son existence, qu'il
lui ait donné au contraire en naissant tout ce qu'on peut souhai-
ter d'acquérir. Quand, le matin, il passe par hasard au îLétropoli-
tain, où il est inscrit comme membre temporaire, les personnes
qu'il rencontre lui font l'effet de compagnons d'infortune voués
comme lui à une prospérité honteuse. C'est ainsi qu'au milieu de
ceux de ses compatriotes qui singent ridiculement les Anglais,
Wainwright, débarqué Anglais dans le Nouveau -Monde, deviendra
peu à peu, et par opposition, franchement Américain.
Il faut reconnaître que les femmes contribuent à l'acclimater.
Sauf M'^^ Spring et quelques extravagantes de son espèce, elles
sont vraiment aimables. Elles possèdent le naturel, la sincérité. En
faisant moins d'étalage de vertu que leurs sœurs du vieux conti-
nent, elles deviennent des épouses, des mères parfaites. Et, quant
aux libertés qui, de la part des jeunes filles, choquent maint Euro-
péen, elles résultent le plus souvent de leur innocence. Un mou-
choir agité par la fenêtre, une main baisée de loin, gentiment, les
mines à demi moqueuses de quelques espiègles ne doivent pas être
jugées avec rigueur. On trouverait aussi bien à redire aux ébats
d'un petit chat. Tel est du moins le jugement définitif de Wain-
wright après une longue et intéressante étude où il apporte autant
de sagacité que de sang-froid. Pour notre part, nous ferons cer-
taines réserves, mais le moment n'est pas venu de les exposer.
Lions d'abord plus ample connaissance avec ces dames au bal des
Grosvenor et ailleurs, dans tous les salons où nous conduira Wain-
wright en quête, à son insu, de miss Ruth Gheever, qu'il, fuit et
recherche tout ensemble sous l'empire de sentimens faciles à con-
cevoir, car si la demoiselle se recommande par toutes les grâces et
tous les mérites, son entourage, en revanche, ne laisse pas que d'être
effrayant, depuis M" Spring, qui gaspille en prodigalités l'argent que
l'agiotage fait gagner à son digne époux, jusqu'à certaine sœur cadette
de ce dernier, qui s'est compromise avec un homme marié d'une
façon que toute l'innocence alléguée par M. Fawcett ne suffit pas à
rendre excusable.
Le bal des Grosvenor nous initie au faubourg Saint-Germain de
New- York. Il a lieu sur un des derniers points de la vieille ville
que la pioche des bâtisseurs de neuf n'ait pas entamés, entre les
deux parcs qui portent les noms de Rutherfurd et de Stuyvesant et
que peuplent des arbres séculaires. Cette partie de la Seconde Ave-
nue représente une grandeur tombée; la Cinquième Avenue, sa
triomphante rivale, a eu raison des prétentions patriciennes que
616 REVUE DES DEUX MONDES.
rien ne justifie plus. Non loin de là, les Irlandais se grisent dans
leurs misérables gîtes ; plus bas, les nobles résidences d'autrefois
se sont transformées en pensions bourgeoises de troisième ordre, où
trônent de grosses Allemandes dont les maris vendent, dans la
Bowery, du tabac ou de la bière. Sur une certaine longueur, néan-
moins, la Seconde Avenue est restée mélancoliquement aristocra-
tique. Les Grosvenor, entre autres grandes familles, n'ont jamais
voulu quitter le vénérable hôtel enfumé qu'ils habitent, de généra-
tion en génération, depuis les temps coloniaux : le mobilier, d'une
sécheresse, d'une raideur puritaine, avec les portraits de famille qui
donnent la plus fâcheuse idée de l'art primitif américain, tout reste
à sa place. La maîtresse du logis est elle-même une antiquité. Rien,
chez elle, ne frappera comme insolite les regards d'un Européen,
sauf la profusion de bouquets dont ses deux petites-filles, qui l'ai-
dent à recevoir, sont littéralement surchargées. Ces fleurs ont été
envoyées à l'aînée comme à l'une des belles de la dernière saison,
et à la cadette pour fêter ses débuts dans le monde.
Les ketlledrums auxquels nous assistons avec Waimvright ont un
caractère plus original ; ce sont des matinées où l'on prend le thé,
où l'on cause, où les dames vont en chapeau et en costume de
ville, où domine d'ailleurs l'élément féminin, réunions bruyantes
et nombreuses. Wainwright y admire autant que jamais la gaîté
spontanée, l'animation contagieuse des Américaines. « Il leur man-
que assurément, nous dit-il, la pudique réserve qui donne aux
Européennes, avant le mariage, un charme délicat comparable à
celui de la rosée du matin sur quelque fleur printanière, mais on a
reconnu bien vite que les apparentes audaces de ces jeunes filles,
si parfaitement maîtresses d'elles-mêmes, sont la conséquence d'un
système d'éducation dans lequel la liberté d'allures et la pureté
d'hitention tiennent une place égale. »
Kettlcdrums effrénés chez M" Spring, lectures chez M" Bateson
Bangs, qui a produit des livres, des brochures, des poésies, qui
fait des conférences et qui, depuis trente ans, n'a jamais écrit le mot
femme autrement qu'avec une majuscule. Les bas-bleus ne sont
pas tournés en ridicule à New-York; ils forment pour cela un
bataillon trop considérable, et ceux d'entre eux qui possèdent du
talent ont droit tout naturellement à l'estime et à l'admiration, ni
plus ni moins que les écrivains de l'autre sexe. Mais la verve de
M. Favvcett s'évertue contre certaines journalistes femelles parve-
nues à la gloire par une culture assez plate du genre « réforma-
teur et instructif. » Il a réservé en somme ses épigrammes les
plus acérées pour le petit salon encombré de M" Bangs, où les
femmes sont mal mises et les hommes prétentieux. Chacune des
LES NOUVEAUX ROMANCIERS AMERICAINS. 6l7
personnes qu'il nous présente a l'originalité d'un portrait d'après
nature. Le plus amusant est celui de M. Large, un athlète aux
longs cheveux, aux traits rudes, à l'air léonin, que nous n'avons
pas de peine à reconnaître pour Walt Whitman, le poète de l'ave-
nir, un chef d'école, un pionnier, dont les généreux efforts tendent
à faire justice de la monotouie du rythme, de l'absurde étroitesse
de la mesure, de toutes les affectations maladives, de toutes jes
mièvreries du passé. Ses Chants démocratiques ont pour sujet la
prairie sans bornes et les progrès futurs de l'humanité. Ils font
penser à une sauvage parodie de Garlyle et d'Emerson con-
fondus. Les fanatiques qui entourent M. Large lui trouvent de
la puissance, — la puissance d'un grand orgue. Ils se prosternent
devant le livre étrange intitulé : Mottes cle terre et Rayons d'étoiles,
sous lequel nous devinons ce recueil bizarre : Leaves of Grass et
Drum-Taps, édité en Angleterre par W.-M. Rossetti (1) avec l'épi-
grnphe suivante prise à Robespierre : « Les efforts de vos ennemis
contre vous, leurs cris, leur rage impuissante et leurs petits succès
ne doivent pas vous effrayer; ce ne sont que des égratignures sur
les épaules d'Hercule. »
En cherchant un peu, nous trouverions le vrai nom de IVP" Mac-
intosh Briggs, qui a autant de difficulté à s'exprimer qu'elle a de
facilité à écrire ses délicieux romans, — celui de Rochester Hilliard,
antithèse vivante de l'auteur des Chants démocratiques, un croyant
qui adore le passé avec la même fureur que d'autres mettent à le
détruire, qui repousse la science et le progrès modernes comme
œuvres d'iconoclastes et se voue en conséquence à filer des vers
tellement rococo qu'après les avoir entendus , il vous semble
sortir d'une boutique de bric-à-brac. On n'y rencontre que des
mots dans le genre de « oncques, icelle, » etc.. Il n'y est question
que de châtelaines en robes traînantes penchées à leur fenêtre en
ogive, ou folâtrant sous des voûtes du moyen-âge avec de jeunes
pages et des joueurs de luth, tandis que leurs seigneurs et maîtres
guerroient au loin. Il est né de braves gens dans le New- Jersey;
mais rien ne le déciderait à publier une ligne sur quoi que ce fût qui
ait rapport à l'Amérique.
Aux salons littéraires ainsi peuplés on est tenté de préférer la
splendeur sans âme des fêtes données par le banquier Bodenstein,
quoique Wainwright ne se fasse pas faute de les critiquer : « La
vieille Europe, dit-il, ne produirait rien de plus merveilleusement
raffiné, c'est là ce que je déplore. Je flaire un parfum trop prononcé
d'ancien régime; cela sent la royauté, l'impérialisme, tout ce que
(1) Voyez la Revue du 1" juin 1872.
618 REVUE DES DEUX MONDES.
VOUS voudrez d'antirépublicain. Je me demande si l'on pourrait
trouver dans l'histoire entière l'équivalent de ce qui se produit à
New-York. A-t-on jamais vu un peuple câgé de cent ans tout juste
rêver exclusivement de ploutocratie comme fait celui-ci ? J'aurais
cru que la simplicité, la sévérité des mœurs, une sage économie,
devaient composer le lait dont il est bon qu'un jeune état se nour-
risse. Ce pays-ci est unique dans son genre. Les autres nations après
un siècle d'existence voyaient tout au plus leurs chefs renoncer à
l'habitude de déjeuner le casque en tête, mais leurs citoyens ne son-
geaient guère encore à recevoir avec cette insolence de luxe... Il est
évident que nous constituons en ce monde une complète nouveauté.
Avec un gouvernement qui n'en est qu'à la période expérimentale,
nous possédons une société qui semble déjà tassée, stratifiée, comme
si elle avait passé par une douzaine de périodes de transition. Gela
me donne à réfléchir. »
Les réflexions de Wainwright le conduisent cependant à servir ce
pays, qui après tout est le sien. Un mariage de pure inclination l'y
fixera. De plus en plus il plaint Ruth Gheever, molestée par sa sœur,
ruinée par son beau-frère, prête pour relever la fortune et l'honora-
bilité chancelantes de la famille à épouser le vénérable, le richis-
sime Beckman Amsterdam, veuf et père de six enfans. Il sait désor-
mais à quoi s'en tenir sur M" Spring, qui l'a prié de payer en son
nom une note de couturière, la robe qu'elle devait mettre ce soir-là
étant retenue en gage ; il a été touchée de l'honnête indignation de
Ruth, flétrissant la conduite de sa sœur en termes énergiques après
avoir fait tout au monde pour l'empêcher. Cette jeune fille serait
une honnête femme, consciencieuse et droite autant que supérieure
par l'esprit; il n'imagine pas de compagne qui lui plaise davantage,
et l'idée de la délivrer une fois pour toutes, de l'enlever à une
tutelle dont elle a horreur, de lui épargner le plus humiliant des
sacrifices, stimule encore son goût très vil pour elle, mais, d'autre
part, il lui semble impossible de s'allier à la tribu des Spring. Wain-
wright a grandi dans le respect de la hiérarchie sociale ; s'il fait bon
marché des ancêtres, dans le sens purement aristocratique du mot, il
croit à la valeur de l'hérédité. Sorti d'une souche à tous égards irré-
prochable, il tremble d'être conduit par la passion à lui imprimer une
première flétrissure. Après de longs combats, il s'interdit d'épouser
Ruth, mais en prenant cette résolution, qui lui coûte cruellement d'ail-
leurs, le jeune homme sent éclore au fond de son âme quelque chose
qui ressemble fort à un quasi-mépris de soi-même d'autant plus irri-
tant, d'autant plus pénible qu'il y résiste en se répétant sans cesse que
le mobile auquel il obéit repose au contraire sur l'honneur. C'est que
l'influence américaine commence vraiment à dominer chez lui, bat-
LES NOUVEAUX ROMANCIERS AMÉRICAINS. 619
tant en brèche quelques-uns des prétendus principes dont on l'a nourri
dans le vieux monde. Bientôt il atteindra ia vraie liberté. Il compren-
dra tout à coup, — le plus absolu des sentimens humains lui étant
révélé, — qu'un honnête homme qui épouse une honnête femme n'a
pas à se préoccuper du reste, puisqu'il garde sa propre estime,
laquelle entraîne à la fin, quoi qu'on en puisse dire, celle du monde.
Quant au préjugé qui défend d'arracher, pour en faire la joie et l'or-
gueil de sa vie, un lis sans tache au fumier où il a pu croître, — stu-
pide enfantillage, mensonge et fumée! Wainwright est allé trouver
Ruth avec le projet de lui dire purement et simplement qu'il implore
le droit de l'aider dans une circonstance délicate de sa vie, qu'il
veut être toujours son serviteur et son ami. Cédant à une impul-
sion soudaine, il fait volte-face, il offre sans phrases son cœur, qui
est accepté. Tout le dépit sera pour M""' Spring, qui, sans avoir
glissé jamais de l'imprudence à l'adultère, tiendrait à garder ses ado-
rateurs, mais la fine mouche saura dissimuler. Un coup de bourse
vient de remettre Spring au sommet de l'échelle; il lui donnera
plus d'argent que jamais à dépenser en bric-à-brac et en chiffons ;
cela lui suffit pour être heureuse.
A Gentleman of leisure se termine par la peinture la plus ani-
mée de l'enfer de Wall Street.
Il y a quelque vingt ans, alors que la guerre tenait suspendu
dans sa balance sanglante le destin des États-Unis, quand le prix
de l'or variait presque d'heure en heure, Wall Street, le foyer
de la spéculation à New-York, fut saisie d'une fièvre effroyable.
Il n'était pas rare alors de voir les courtiers gagner de huit à dix
mille dollars en un jour. C'étaient par centaines de millions que se
chiffraient les affaires. Jamais on n'imagina pareille opulence. Le
parc regorgeait d'équipages; Delmonico, le restaurant fameux, ne
suffisait pas aux banquets dont il recevait la commande ; il n'était
question que de fêtes et la fureur de gain qui alimentait ce luxe
avait mordu toutes les classes de la société. Les bureaux des agens
de change regorgeaient de cliens : le commis risquait son salaire
laborieusement amassé, la veuve son modeste pécule. Ensuite vin-
rent de sombres jours où Wall Street ne compta plus les sinistres;
à chaque période de calme relatif succédait un formidable orage.
Les colossales commandes du gouvernement jetaient de tous
côtés le désarroi, les valeurs devenaient sujettes à d'étranges
écarts. Trois années suivirent pendant lesquelles le marché resta
dans une sorte de torpeur pour aboutir à l'effroyable désastre du
Vendredi noir. Quelque temps avant cette catastrophe, on avait pu
pressentir l'appioche de la tempête. Les bons de la Gold Exchange
Bank s'étaient multipliés sur place d'une façon inquiétante. Un
620 REVDE DES DEUX MONDES.
groupe nombreux de spéculateurs essaya de faire tomber l'or, mais
son prix monta, au contraire, avec la rapidité de la foudre. En une
seule matinée, le cours de l'or s'éleva de Ihb à lô2 1/2. Combien
de gens virent leur dernier dollar emporté dans ce tourbillon! com-
bien de morts violentes ! quelle panique générale ! Pendant ces
heures de détresse où le crédit de chacun était mis en question
par tous, les haines particulières eurent beau jeu pour s'assouvir.
Ce fut un temps d'anarchie, de chaos sans précédent. On frémit
encore au seul souvenir du funeste Vendredi noir. Cette crise est
loin du reste ; la conclusion de la paix fit rentrer toutes choses dans
des conditions normales. Wall Street n'en demeure pas moins un
phénomène étrange qui inspirerait des volumes à l'observateur
attentif. C'est la fournaise où viennent se confondre toutes les
forces de la société. Produit direct d'une manière de vivre impru-
dente et d'une tendance presque générale à manger le blé en vert,
Wall Street exerce une sorte de fascination sur des gens bien doués
du reste et qu'une existence saine et régulière eût conduits à un
aiitre but que le vulgaire money-making. Comme il arrive toujours,
la passion de cette sorte de jeu grandit à mesure qu'on s'y livre.
Les hasards ordinaires du commerce paraîtraient chose fade à ceux
qui ont passé par ces émouvantes péripéties. De fait, la spéculation
constitue véritablement à New -York une maladie. Les médecins
pourraient dire quelles sont les conséquences de la vie surmenée de
l'agioteur. Une simple promenade dans le quartier où ces luttes
enragées se manifestent suffit à donner l'horreur d'un pareil fléau.
Les gens que l'on rencontre se font remarquer par leur démarche
inquiète, un air distrait, préoccupé. Ceux-là même que vous con-
naissez vous accordent à peine un signe ; vous n'êtes pas de leur
monde, la fièvre qui les dévore ne vous a pas été inoculée; ils ont
mieux à faire que de perdre leur temps avec vous.
Telles étaient à peu près les réflexions de Wainwright, tandis
qu'il cherchait Townsend Spring dans l'immense salle où hurlait
et gesticulait une foule compacte dont il avait entendu de loin les
rugissemens : « coulissiers, vétérans de la bourse, usés jusqu'aux
moelles et retenus dans cet enferpar une ténacité d'habitude pareille
à celle qui attache le fumeur d'opium à la drogue pernicieuse qui
le tue, tripoteurs d'affaires de bas étage, membres élégans du club,
juifs aux traits crochus, collégiens imberbes, tous arrivent à se res-
sembler sous l'empire du même appétit. Wainwright ne réussit pas
d'abord à découvrir le triste personnage qui l'avait attiré en ce
lieu. Enfin il l'aperçut, les deux mains dans ses poches, le visage
épanoui, éclatant de rire par intervalles. Était-il possible que son
insouciance naturelle tînt contre la ruine?
LES NOUVEAUX ROMANCIERS AMERICAINS. 621
Spring l'avait reconnu de son côté; d'une voix retentissante il lui
cria un: « C'est bon! on y va! » et l'instant d'après il le rejoignit
en effet.
— Ainsi vous êtes venu jeter un coup d'œil sur la Bourse? Sale
trou, n'est-ce pas? Et qui vous a tout étourdi, j'imagine?
— Dites épouvanté, interrompit AVaiuuright.
' Spring posa ses deux coudes sur la balustrade de la galerie et
promena un regard charmé au-dessous de lui :
— Eh bien ! moi, répliqua-t-il, je m'y plais. Personne aujour-
d'hui ne s'y trouve aussi heureux que votre serviteur. Le diable
m'emporte s'il est resté de la chance pour les autres ce matin !
J'ai tout accaparé. Voilà Townsend Spring redevenu un homme.
Figurez-vous, mon vieux, que le marché a changé. J'ai fait du coup
la plus jolie opération qu'ait vue la Bourse en cette quinzaine.
Et Townsend Spring raconta comment il avait mis jusqu'au der-
nier liard de sa poche sur une opération douteuse qui venait de bien
tourner.
Tout finit donc au mieux. Spring échappe à la banqueroute ;
Wainwright, ayant bravement épousé Ruth, redevient une fois pour
toutes Américain ; il se porte candidat au congrès.
L'histoire en reste là, mais M. Fawcett pourra la continuer quand
il voudra en nous montrant l'homme de loisirs dégoûté, — expé-
rience faite, — des mœurs politiques de son pays et plus encore
des habitudes d'alcoolisme de son beau-frère, dont la ruine totale
n'est que retardée. Le vieil Européen qui subsiste en lui sous le
citoyen des États-Unis naturalisé de fraîche date se réveillera peut-
être alors pour le faire souffrir. En somme, quand on y songe, tout
ce qui l'a graduellement attaché à l'Amérique aurait pu aussi bien
l'en éloigner ; M. Fawcett ne nous a montré de captivant que la
possibilité de porter au paroxysme ce combat pour la vie, digne
de tenter un tempérament viril. Mais rien ne prouve que le combat
en question qui n'a pas toujours des allures bien chevaleresques, qui
s'arrête rarement au choix des armes et des moyens, doive exciter
toujours la même ardeur chez un homme frotté, au fond, de préjugés.
Méfions-nous des préjugés éteints ; ils sont susceptibles de renaître,
surtout quand c'est la passion plus encore que le raisonnement qui
en a fait, justice.
— Quel est votre motif pour vous fixer parmi nous? A-t-il les
yeux noirs ou les yeux bleus? demande à Wainwright cette mon-
daine émérite, M'' Vanderhoff, qui le dirige comme une bonne fée
dans différens cercles dont elle prône les agrémens avec une com-
plaisance imperturbab'o, tandis que, d'autre part, le bilieux et
sarcastique Binghamton dénigre tout à la façon d'Asmodée.
622 REVDE DES DEUX MONDES.
Le motif en réalité a les yeux magnifiques et troublans de Ruth
Cheever, cette Andromède qu'il s'agit de délivrer coûte que coûte.
C'est devant elle que se dispersent les fantômes du passé comme se
dissipent ceux de la nuit à l'approche de l'aurore. Et, sans doute,
Wainwright n'a pas tort de tout jeter au vent afm de posséder la
perle rare; l'amour vrai, dévoué, irrésistible, est un assez grand bien
pour qu'on s'estime heureux de le ressentir, quel qu'en soit le prix.
Nous tenons seulement à constater qu'une femme, bien plus que
l'Amérique, a conquis et retenu ce touriste d'abord récalcitrant.
Qui sait si le jeune couple, auquel nous souhaitons toute la prospé-
rité possible, ne retournera pas un jour en Angleterre, ne fût-ce
que pour fuir les faux Anglais du Nouveau- Monde, mais d'abord
pour échapper à M. Spring et à sa dangereuse moitié, trop proches,
malgré la séparation nettement tranchée que le mariage établit là-bas
entre l'épouse et son ancienne famille?
II.
En tant que roman, the IIousc of a merchanl j^rùice, par Henry
Bishop, nous semble bien supérieur au Gentleman ofleisure, dont
l'auteur ne s'est évidemment proposé d'autre but que de peindre
sous forme de scènes détachées et de portraits la société 'améri-
caine sans y rien mêler de lui-même, ni imagination, ni émotion. Sa
manière d'exposer le pour et le contre avec une impartialité, un
détachement qui louche à la froideur établit des liens de parenté
entre M. Fawcett et certains représentans de notre école natura-
liste, dont il répudie, du reste, les licences. Avec plus de souplesse
et une tout autre entente de la composition, M. Bishop, lui aussi,
sacrifie un peu à cette école nouvelle. Ses tableaux, d'une belle cou-
leur et d'une parfaite vérité, sont souvent surchargés de détails docu-
mentaires. Inutile, pour nous faire comprendre qu'Angelica Harvey,
la fille du Prince marchand, est la personne la plus élégante des
deux hémisphères, d'expliquer sa toilette par le menu chaque fois
qu'elle paraît ; l'amoureux, Russel Bainbridge, ne gagne rien à ce
que nous sachions qu'une de ses dents, fort blanches d'ailleurs,
laisse étiuceler par devant, lorsqu'il sourit, une petite parcelle
d'or; il faudrait chercher dans V Éducation sentimentale l'équiva-
lent de certains devis d'entrepreneur ou de tapissier, et dans U7ie
Page d'amour cette incessante répétition d'un panorama qui, à
travers tous les événemens, joue, pour ainsi dire, le premier rôle.
La suite de u processions ininterrompues » qui distingue New-York,
procession d'affaires ou de plaisir, selon le quartier, — bruyantes ici
comme un défilé d'artillerie, éblouissantes là-bas comme un fleuve
LES NOUVEAUX ROilANCIERS AMÉRICAINS. Ô2S
d'or qui emporte en son cours les équipages fringans, les jolies
femmes et les modes du lendemain, — l'intervention pittoresque des
Washington, des La Fayette et des Lincoln en bronze, l'influence
ambiante des enseignes de marchands déployées comme autant
d'étendards au-dessus du brouhaha humain qui jamais ne cesse, tout
cela est du Flaubert ou du Zola expurgé. Mais, en dehors du talent •
de photographe minutieux, dont i! abuse peut-être, M. Bishop en
possède d'autres; il sait mener habilement une intrigue, faire agir à
la fois un grand nombre de personnages, nous intéresser au carac-
tère de chacun, semer beaucoup d'esprit dans le dialogue, relever
enfin l'aridité d'un sujet où l'argent tient forcément la place princi-
pale, en y mêlant l'étude très délicate des sentimens de l'âme. Les
amours d'Ottilie, — la nièce pauvre du prince marchand, — et de
l'ambitieux Bainbridge, qui commence par donner à cette char-
mante fille des conseils désintéressés pour la conduite de sa vie et
son futur mariage, puis qui s'aperçoit tout à coup qu'en les sui-
vant elle le mettra au désespoir; ie réveil de la jeunesse et de la
passion chez ce sceptique prématurément désillusionné, qui sou-
dain oublie tous ses calculs, résultat d'une douloureuse expérience,
et passe du rôle de mentor à cehii d'amant jaloux, cette histoire
vieille comme le monde, mais renouvelée par de délicieux détails
d'une originalité bien exotique, nous repose du ruissellement de
millions qui autrement éblouirait nos yeux jusqu'à les fatiguer.
La physionomie du nabab américain, Rodman Harvey, a d'ail-
leurs un relief puissant. Curieuse figure que celle de ce prince
marchand, qui s'est lait lui-même ce qu'il est, c'est-à-dire le rival
moderne des grands trafiquans de Tyr et de Sidon, des Pays-Bas
et de Venise. Sa prodigieuse fortune fut amassée pendant la guerre
de sécession; après avoir continué plus longtemps qu'aucun autre
les transactions avec le parti confédéré, — car l'esclavage n'avait
rien qui le scandalisât, et le patriotisme est une corde muette dans
cette âme tendue sur un seul objet, l'argent, comme celle de
Napoléon sur la conquête, — il s'est rattaché d'une façon fort
opportune aux opinions de la majorité politique et a même servi le
gouvernement avec u^ne ardeur stimulée par la rancune person-
nelle qu'il garde d'une trahison, d'une banqueroute du Sud. Et
puis ce meneur infatigable, qui se trouve à la tête de toutes les
entreprises importantes de son pays, aspire au congrès, afin de
devenir socialement l'égal de ses correspondans, le député fran-
çais, dont il importe les soies de Lyon, et le fabricant de lainages
britanniques, membre du parlement. Une recrudescence de luxe,
l'achèvement du splendide hôtel qu'il se foit construire sur la
Cinquième Avenue, décide de son élection.
624 REVUE DES DEUX MONDES.
Extérieurement cet immense pâté de grès rouge, avec son perron
massif, ses colonnes corinthiennes, ses grilles dorées, ne diffère des
maisons voisines, toutes d'un assez mauvais goût, que par les dimen-
sions ; mais, à l'intérieur, sont entassés des trésors. On ne parle que
du grand salon Louis XVI et du petit salon Louis XV authentiques,
de la bibliothèque toute en tapisseries du temps de Henri II, de l'iné-
vitable galerie de tableaux garnie par le marchand célèbre qui acca-
pare les meilleures toiles de Bouguereau et de Gérôme, de Jacquet
et de Knaus, de Van Marcke, de Pasini, de Madrazo et qui les revend
sur la foi de la hausse de valeur attachée à certains noms. Le lit seul
de M''' Harvey, sur son estrade couronnée d'un dais de velours et de
dentelle, vaut six mille dollars. Une quinzaine de serviteurs ont été
empruntés à toutes les parties de l'Europe : le sommelier est Anglais ;
Alphonse, le valet de pied monumental, moleste impunément ses
camarades et quelque peu ses maîtres; une taille de grenadier, des
traditions dignes de la vieille cour de France le lui permettent; les
domestiques suisses ont l'avantage de parler toutes les langues et
sont doublement estimés sous ce rapport, M""' et miss Harvey tenant
à faire parade de leurs connaissances philologiques. En épousant
jadis la veuve élégante d'un homme à la mode, le prince marchand
a su ce qu'il faisait; il a jeté les fondemens d'une grande famille.
Son fils aîné, démesurément avantagé par lui, portera aux nues le
Eom de Harvey; tout le regret du vieux Rodman est de voir ce fils
moins pratique et moins résolu que lui-même, s'amuser à des col-
lections de bibelots. C'est là du temps perdu; lui, à quatorze ans,
faisait déjà son apprentissage. Le second fils promet d'être un viveur ;
on lui a imposé avec peine le frein d'une école militaire ; la petite
Caliste, paresseuse et volontaire, s'étonne naïvement que les maî-
tres que l'on paie fort cher pour lui donner des leçons ne soient
pas payés aussi pour faire ses devoirs et lui en épargner la peine;
mais l'orgueil du prince marchand, sa digne fille, c'est la belle
Angelica, svehe et superbe comme Diane elle-même, fiancée à un
idiot bien élevé, sur lequel, par ambition pure, elle a jeté son
dévolu. Austin Sprowle a été quelque temps secrétaire de légation
à Paris; il appartient à la meilleure famille de toute l'Amérique,
une famille relativement pauvre, car des gens qui ont derrière eux
tant de générations oisives, dédaigneuses du commerce, ne peuvent
rivaliser, cela va sans dire, avec les marchands ; mais, avant la révo-
lution, l'un de ses aïeux a été gouverneur. Dans le monde élégant
dont il fait partie, on lui donne, comme au représentant d'une dynas-
tie, le nom d' Austin Sprowle VI. Cela suffit à décider Angelica, que
sa mère a élevée dans le culte de « la famille, » c'est-à-dire de la
naissance et du rang.
LES NOUVEAUX ROMANCIERS AMÉRICAINS. 625
Considérons un instant cette singulière éducation d'Angelica, qui
nous donnera la clé de plus d'une personnalité formée à la même
école. Elle a été, dès ses premiers jours, emmaillotée pour ainsi
dire de dentelle et d'hermine; ses deux nourrices, une robuste
paysanne du Jura, et l'incomparable bonne anglaise, ont été rem-
placées par la gouvernante française de rigueur; puis, après un
bref séjour dans un séminaire féminin de son pays, elle a été diri-
gée sur l'Europe. Paris recèle, paraît-il, pour ce genre d'étran-
gères, des pensions toutes spéciales que ne connaissent guère les
Parisiennes; ces demoiselles montent au bois des chevaux qui leur
appartiennent, sont conduites l'été aux bains de mer, apprennent
surtout à causer, à se tenir, — les jolis petits ouvrages et les bonnes
manières. De Paris, Angelica s'est transportée dans certaine insti-
tution de Suisse qui réunit un nombre imposant de filles nobles
appartenant aux nationalités les plus diverses; puis elle est allée
en Allemagne étudier la langue; à Florence, ensuite, acquérir ce
qu'il faut d'italien pour le chant. Munie d'une dose convenable de
science et d'arts d'agrément, elle a voyagé avec sa mère; c'est à
Pau que se sont arrangées ses fiançailles. Elle a été présentée dans
plusieurs cours étrangères, elle a échangé des visites avec les gens
titrés. Bref, une beauté de premier ordre, altière, peu aimable,
prompte à la riposte, et dont les hommes ont peur quand ils n'en
sont pas amoureux fous, est rentrée à New-York pour y donner le
ton. Ses toilettes lui sont envoyées de Paris ; elle en fait exécuter
d'autres sous ses yeux, en commandant aux fabriques des étoffes
inédites dont elle prescrit la couleur et les dessins. Sa prétention
justifiée est d'être inimitable. Elle brûlerait une robe ou un cha-
peau que d'autres auraient essayé de copier. Avec cela hautaine et
dédaigneuse, exprimant, de l'air le plus sérieux, son désir qu'une
loi somptuaire règle le costume des classes inférieures et impose,
sous des peines sévères, la blouse et le bonnet aux petites gens qui
sont créés pour cela. Prodigue et avare à la fois, pénétrée plus que
personne de la valeur de l'argent, capable, pour ne pas changer
un billet de banque, d'emprunter à sa cousine pauvre des sommes
qu'elle oublie de lui rendre, en songeant : « C'est autant de gagné,
puisque tout cela sort de la bourse de mon père. » Telle est Ange-
lica, ce produit achevé de l'éducation cosmopolite. Son parti est
pris de s'élever aussi haut que possible dans la hiérarchie sociale
par un mariage de raison avec Sprowle, mais en même temps elle
tolère que le beau Kingbolt de Kingboltsville, propriétaire des
forges d'Eureka, lui fasse une cour très vive qui l'amuse et la
flatte. Glaciale hors de son cercle, Angelica permet beaucoup de
choses à ses familiers dans l'intimité, Elle en permet tant, que
TOME LXII. — 1884. 40
626 REVUE DES DEUX MONDES.
Kingbolt, excité comme peut l'être, sous le coup de fouet du pre-
mier obstacle qu'il rencontre, un enfant gâté, finit par lui faire
partager l'espèce de fièvre qu'il appelle de l'amour. Une surprise
la met à sa merci; elle est vaincue. Alors, insolemment, brutale-
ment, elle rompt avec Austin Sprowle. Fureur de la famille de ce
dernier, fureur et vengeance dont le prince marchand sera victime.
Il vient d'atteindre au sommet de la prospérité ; le président lui a
fait l'honneur d'assister au bal d'inauguration de son palais. Devenu
l'ami personnel de ce haut personnage, qui nous apparaît sous la
figure de Garfield finement ciselée en médaille, Rodman Harvey est
à la veille de passer ministre des finances, quand tout à coup une
horrible accusation le frappe publiquement et fait tomber Grésus
de son piédestal. D'implacables ennemis l'ont dénoncé comme traître
à son pays et comme faussaire, — calomnie sans doute, mais que de
fâcheuses apparences rendent vraisemblable. Un ex-sudiste du nom
de Saint-Hill, dont le caractère n'a rien de commun avec les nobles
sentimens prêtés d'ordinaire aux planteurs virginiens, a produit
contre lui certaines lettres qu'il avait d'abord essayé en vain d'uti-
liser comme moyens de chantage. N'ayant pu les vendre assez cher
au prince marchand, qui a eu le tort de dédaigner ses menaces, il
est allé les offrir ailleurs et elles produisent leur effet. Sans mériter
les deux épithètes sanglantes qu'on lui jette au visage , Rodman
Harvey n'est pas moralement sans reproche. La pierre angulaire
manque à l'édifice que, par sa volonté de fer, son intelligence
vigoureuse, son travail incessant, son mépris des obstacles, il a
élevé jusqu'aux nues; tout cela ne repose point sur l'honneur
scrupuleux, inflexible. Il n'a pas repoussé jadis certaines tenta-
tions avec l'énergie qu'il apporte du reste en toutes choses, il
n'a jamais connu aucun mobile élevé; l'injustice, quand elle ser-
vait ses intérêts, l'a rarement fait reculer. D'autres réussiront à
défendre sa mémoire au nom du but atteint, des grands services
rendus à l'intérêt général; mais, quant à lui, il ne répondra pas.
Pris au piège tendu par l'envie et par la rancune, il succombe.
Une attaque de paralysie a raison, une fois pour toutes, de sa pré-
sence d'esprit et de son audace. Qu'il vive ou qu'il meure, Rod-
man Harvey est désormais impropre à tout emploi, voué à l'inac-
tion, brisé pour toujours. Une réhabilitation tardive ne lui rendra
ni la plénitude de l'estime publique, ni la santé, ni le bonheur, en
admettant qu'on ait jamais pu prêter ce nom au triomphe de l'am-
bition satisfaite après tant de soucis, tant de travaux arides. Si
du moins il était seul à souffrir 1 Mais miss Harvey sera punie plus
sévèrement encore que son père. Le beau Kingbolt va s'empresser
de lui tourner le dos.
LES KOUVEADX ROMANCIEUS AMÉRICAINS. 627
Combien il est vivant ce Kingbolt de Kingboltsville, destiné lui-
même un peu plus tard à une ruine retentissante, après avoir été
l'idole acclamée du higk life! Celui-là n'a jamais travaillé. lia laissé
le soin de ses affaires à des représentans infidèles, et la responsabi-
lité de certaines turpitudes commises par ces derniers retombe sur
lui quoiqu'il soit alors en Europe. Encore un naufrage. Kingbolt
.le svtell, et Angelica, la flirt^ font pendant. Même égoïsme, même
orgueil, même frivolité arrogante, même éducation cosmopolite,
chauffée à outrance. Ce jeune athlète, fils d'un alcoolique et dont
les passions que rien n'a jamais réprimées ont presque le carac-
tère de la folie, montre quel peut être l'effet d'un vernis d'em-
prunt sur une nature sauvage au fond. Tout petit, il avait des
accès de colère convulsive qui obligeaient à l'enfermer dans une
chambre capitonnée pour empêcher qu'il ne se blessât; ensuite
il s'est livré aux pires folies. Tout ce qu'il désirait posséder, il
s'en est saisi de par la force de son argent et de sa séduction per-
sonnelle, qui est grande. Seule, Angelica, tout en flirtant avec
lui, opposait une résistance à son caprice effréné. Le goût qu'il a
pour elle ressemble à l'envie de dompter un cheval rétif; il l'aura
parce qu'elle se refuse, parce qu'elle est sur le point d'appartenir à
un autre, parce qu'elle se moque de lui, parce qu'elle représente
l'impossible. Et quand cet impossible est atteint, quand, par le
magnétisme de son opiniâtreté invincible, Kingbolt est devenu le
maître de la situation, il se refroidit naturellement. Vienne l'épreuve
qui lui permettrait de se montrer généreux, il agit comme un drôle,
il se retire, ayant d'avance épuisé sa fantaisie. Les intrépides et
laborieux créateurs de fortunes fabuleuses ont trop souvent de tels
fils, en Amérique comme partout ailleurs, nous l'avons déjà dit,
mais là plus qu'ailleurs peut-être, parce que les énergies bonnes
ou mauvaises y sont autrement ardentes que chez nos races épui-
sées.
Le jeune homme oisif et riche, l'héritière futile et vaniteuse, Phœ-
bus Apollon et la déesse Diane, Arthur Kingbolt et Angelica Harvey,
forment deux types absolument antipathiques auxquels nous pour-
rions joindre bien d'autres figures répulsives rencontrées dans les
deux romans que nous venons d'analyser. L'œil se repose, en
revanche, avec plaisir sur les traits charmans de Ruth et d'Ottiîie,
deux filles pauvres, deux filles de province, prêtes au combat pour
la vie, sans avoir rien abdiqué de la grâce de leur âge, ni de la
modestie de leur sexe. Encore Ruth a-t-elle, jusqu'à un certain point,
le défaut de son pays, la sécheresse, mais l'exemple d'Ottiîie prouve
surabondamment que la femme accomplie entre toutes, courageuse
et sincère, capable de tenir tète aux pires difficultés et de s'élever à
62 s REVUE DES DEUX MONDES.
la hauteur de toutes les situations, forte contre elle-même, dévouée
aux autres, solidement appuyée sur des principes dont elle ne fait
point parade, avide de tout apprendre et attentive à cacher ce qu'elle
sait sous un semblant de légèreté séduisante qui se fond en ten-
dresse quand elle aime, la femme trois fois femme par l'esprit, le
cœur et la beauté, peut être Américaine. Ni Ottilie, ni Ruth ne
sont de cette espèce qui voguent de pension en pension à travers
l'Europe et qui, sous prétexte de fortifier une santé frêle, vont
jongler avec les cœurs autour des sources bienfaisantes de la
Floride ou du Colorado. Elles n'ont jamais mené tambour battant
une mère annihilée, ni engagé les hommes à venir fumer chez elles,
ni cherché dans la comédie de société, dans les coteries musicales,
dans les disputes religieuses une source perpétuelle d'excitation,
l'attrait pimenté des « occasions nouvelles. » Ruth sort d'une hon-
nête et paisible petite ville du Massachusetts, Ottilie vient de l'Ouest,
moins barbare qu'on ne pense , puisque, dans des localités telles
que Lone-Tree, dont le nom ferait pressentir la solitude, le désert,
on trouve des écoles supérieures excellentes. Leur origine provin-
ciale et leur condition modeste les a tenues à l'abri de la greffe euro-
péenne pratiquée sans discernement sur leurs compagnes, de jolis
sauvageons mis en serre chaude et auxquels une culture à rebours
du sens commun ne laisse d'autres qualités qu'un égoïsme exquis,
une beauté physique incomparable.
En somme, New-York, si nous dégageons nos conclusions du
double tableau qu'en font MM. Fawcett et Bishop, n'a pas de pro-
duits spéciaux d'une bien délicate saveur. Certes, on y tire parti
de la vie au point de vue pratique avec une énergie prèci de laquelle
notre activité européenne ressemble à une sorte de sommeil, mais,
sauf sur ce point, l'originalité manque.
Les classes dites supérieures affectent une servile et maladroite
imitation de l'Europe; cette imitation est flagrante dans les arts,
qui commencent à fleurir et où s'accuse la prédilection pour des
sujets étrangers souvent mal compris; quelques écrivains, par
bonheur, s'en défendent et consacrent leur talent à nous représenter
les mœurs locales, trop promptes à disparaître. Qu'ils restent
encore fidèles, nous le leur conseillons, sinon à la Californie, aux
districts lointains de l'Ohio ou de l'Indiana, fouillés par Bret Harte
et par Eggleston, du moins à ce cadre favori d'Aldrich et de Howells :
la Nouvelle-Angleterre. Le mouvement mondain des grandes villes
n'offrira pas de longtemps un intérêt égal. Il faut savoir gré cepen-
dant aux deux auteurs qui nous fournissent le sujet de cette étude
de la consciencieuse précision avec laquelle ils ont marqué au juste
le point où se trouvent, vers 1880, les élémens sociaux en ébulli-
LES NOUVEAUX ROMANCIERS AMÉRICAINS. 629
tien dans l'immense chaudière qui semble parfois près d'éclater
sous un feu trop intense. Fléaux et travers sont indiqués sans
ambages.
La seule expropriation devant l'envahissement des magasins suffi-
rait à rendre New-York presque inhabitable ; une avalanche de mar-
chandises chasse devant elle les humains, qui ne savent plus où
prendre gîte. Heureux les princes du commerce qui passent d'une
auberge de premier ordre à un palais ! Mais ce palais même, d'une
banale splendeur, nous fait penser avec plus de sympathie encore
aux vieilles maisons à pignons qui nous ont été tant de fois mon-
trées comme caractéristiques de l'architecture bostonienne.
Boston ou New-Cambridge, ces refuges collet-monté de ce qui est
pour l'Amérique le bon vieux temps, n'entendraient pas sans doute
des conversations telles que celles-ci, notées au vol par M. Bishop
dans les salons de New-York :
Une dame que dévorent les « aspirations sociales » exprime le
désh" qu'une loi judicieuse accorde des privilèges, quelque chose
comme des titres, aux meilleures familles, afin d'établir fermement
l'indispensable aristocratie. Jargon de parvenue qui provoque cette
réponse, plus orgueilleuse encore, d'un membre éœinent du con-
grès :
— Je ne puis être de votre avis, madame. Il faudrait m'effa-
certrop complètement. Vous ne vous rappelez peut-êire pas que j'ai
commencé ma carrière en qualité de cordonnier. Je suis, comme on
dit, mon propre ancêtre.
Imaginez l'effet de pareils chocs au milieu d'un dîner !
Maintenant nous sommes au bal. Une jeune fille félicite son
cavaher de n'avoir pas renoncé à la danse, de même que tant
d'autres :
— Pensez -vous, répond le jeune homme avec une galanterie
passablement brutale, que, l'occasion se présentant de prendre la
taille de la plus belle personne du monde, on ne s'empresse pas
d'en profiter ?
Règle générale pourtant, le sexe masculin est circonspect; ces
demoiselles font tant d'avances et ont des droits si étendus ! Nous
avons vu avec quelle légèreté elles rompent parfois leurs fiançailles,
et ces fast girls ne deviennent pas toujours, après le mariage, des
femmes sérieuses : témoin les incartades de M""' Spring.
Non, la vie sociale à New-York n'a rien d'attrayant. Qa'est-ce qui
décide, en somme, un Clinton Wainwright à respirer par choix cette
dévorante atmosphère? Ses amours pourraient être transplantées
ailleurs, semble-t-il, avec avantage. Évidemment, toute autre con-
sidération à part, c'est un patriotisme bien entendu qui le retient.
630 REVUE DES DEDX MONDES.
Il veut faire souche d'Américains modèles dans le lieu même où
tant d'Américains laissent à désirer ; il veut pousser, selon ses forces,
vers le meilleur chemin possible la roue d'un char dont ne s'occu-
cupent pas suffisamment ceux qui verraient le plus clair à le con-
duire.
Le ciel n'est pas sans nuages au-dessus de la grande république.
On n'y jouit point d'une sécurité complète. L'étalage insolent du
luxe ne pouvait manquer de faire naître les complots du parti socia-
liste, ces complots existent, et le communisme, sous un gouverne-
ment qui se pique d'avoir tant de soupapes de sûreté, est un symp-
tôme plus dangereux qu'il ne le serait dans une monarchie. Les grèves
sont fréquentes ; on a vu la milice prêter ses armes aux émeutiers, et
les autorités reculent d'ordinaire devant une répression vigoureuse,
qui du reste ne serait pas facile. En Europe, il y a des armées per-
manentes pour étouffer la rébellion; mais une lutte sérieuse entre le
capital et le travail, entre la richesse et la misère, se terminerait
infailliblement aux États-Unis par le succès des masses pauvres. Il
est vrai que, jusqu'ici, le parti qui paie reste le plus fort, grâce à la
souveraineté réelle de l'argent. Les communistes américains aime-
raient mieux gagner deux dollars à défendre la propriété que l'at-
taquer sans sécurité de profit. Mais ce roi-dollar n'est pas capable
d'inspirer à ses esclaves des sentimens sublimes, ni même les scru-
pules de probité indispensables. Certains nababs, pour ne parler que
d'eux, sont loin de donner le meilleur exemple. La liste trop longue
des Knickerhocker knaveries (1) l'atteste. En somme, depuis la pro-
clamation définitive de l'Union, le gouvernement semble ne se pro-
poser pour tâche que de faire prévaloir la police et de protéger les
affaires. Est-ce là le dernier mot d'un système républicain destiné
à servir de modèle au monde entier?
Il a le grand mérite d'être fondé de fait sur l'idée chrétienne,
sur la vénération saxonne des précédens, l'honorable George Shea
nous l'a récemment prouvé en quelques pages éloquentes (2). La
religion chez les gouvernés a-t-elle cependant toute la puissance
désirable? Souvent on la trouve bien vague et bien flottante. Nous
voyons notre Prince marchand aller par décorum à telle église,
tandis que sa fille en fréquente une autre par genre ou par fantai-
sie et que son fils aîné passe le dimanche à feuilleter Herbert Spen-
cer. Ottilie choisit l'église épiscopale, quoique son père soit unitai-
rien et sa mère presbytérienne. Son fiancé, lui, est agnostique,
(1) Coquineries de notables.
(2) Nature and Form ofthe American Government, by George Shea, chief justice
of the Marine Court, auteur do la belle étude historique sur la Vie et l'Époque
d'Alexandre Hamilton. Boston, 1883.
LES iSOUVEAUX ROMANCIERS AMÉRICAINS. 631
s'il est quelque chose. On arrive volontiers à l'agnosticisme après
avoir fait le tour de toutes les sectes, de môme que la réunion
finale de toutes les couleurs produit le blanc. C'est un signe par-
ticulier de notre époque de ne plus savoir au juste ce que l'on
croit et dans tous les cas de s'en soucier à peine. Cet état d'esprit,
qui ailleurs n'a pas de nom déterminé, est celui des agnostiques
en Angleterre et en Amérique. Laisse-t-il autant de place que par
le passé à la Bible, héroïne principale de l'ancien roman améri-
cian, comme on l'a si bien dit à propos de M'' Wetherell et de
M" Stowe? Il nous semble au contraire que, depuis une vingtaine
d'années, le rôle de la Bible dans les œuvres d'imagination s'est sin-
gulièrement effacé.
Bref le Nouveau-Monde, comme l'ancien, cache plus ou moins ses
plaies, ses maladies, difficiles à guérir, et toutes les aimables com-
pensations qu'amène avec elle la décadence ne lui sont pas encore
accordées. Cette civilisation de trop fraîche date, si exubérante
qu'elle soit dans son développement, ne donne que des fruits âpres
et verts; rien ne remplace, pour charmer la vie, des siècles de cul-
ture, les délicatesses de mille sortes, les raffînemens de goût, la
profondeur de vues qui en résultent. MM. Bishop et Fawcett sont
de notre avis autant que peut le laisser deviner un procédé d'ana-
lyse subtile et minutieuse à souhait, mais tout à fait impersonnelle.
Ils ne se déclarent nettement l'un et l'autre par la bouche de leurs
rares personnages sympathiques que contre le péché d'imitation.
Profitons de la leçon. Si l'Amérique doit être en garde contre l'imi-
tation européenne, nous ferons bien d'éviter un danger plus grand
encore, celui d'imiter l'Amérique, à laquelle, jouissant pour notre
part des avantages d'un long passé, nous ne pourrions dérober le
seul trésor vraiment enviable qu'elle possède : la jeunesse, — une
jeunesse d'ailleurs qui jette encore sa gourme.
Th. Bentzon.
FRANCESCO DE SANCTïS
SA VIE ET SES ŒUVRES.
Francesco De Sanctis, Italien de Naples, qui vient de mourir, —
le 29 décembre 1883, — lut un homme considérable en politique
et surtout en littérature. Autrefois prisonnier du roi Ferdinand II,
plus tard gouverneur de la province d'Avellino, plusieurs fois député
au parlement, trois fois ministre de l'instruction publique ; philo-
sophe à l'allemande, écrivain à la française, critique pénétrant ,
pittoresque, auteur de travaux littéraires qui sont dans toutes les
mains; professeur avant tout, professeur par excellence, depuis sa
vingtième année jusqu'à sa mort; de plus, un vertueux naïf, con-
stamment sympathique et absolument irréprochable : voilà bien des
titres à l'intérêt des lecteurs même étrangers à son pays. Nous
allons donc le regarder avec attention; c'est tout plaisir et tout
profit de s'oublier auprès d'un pareil homme.
ï.
II était né, en 1818, à Morra, dans la Principauté ultérieure. Morra
n'est qu'un petit endroit fort peu connu, mais habité par des gens
très fiers d'en être ; ils veulent que leur village soit appelé Morra
des Hirpins : ils le croient donc aussi ancien que le Samnium.
FRANCESGO DE SANCTIS, 633
« Naples est Naples et Morra passe tout, » disent-ils avec une con-
viction respectable. « Un ^ilorrais {Morrese), c'est De Sanctis qui
nous l'apprend, met une certaine coquetterie à faire bonne figure
et à faire bien figurer ton pays. » Il s'iiabille de neuf aux jours de
fête, reçoit largement, déteste la grossièreté, la ladrerie, et a dépensé
« les yeux de la tète n pour avoir un beau cimetière, une route
carrossable et des réverbères allumés la nuit. Dans ce milieu peu
lettré, mais point rustaud, l'esprit de l'enfant s'éveilla de bonne
heure. Il trouva quelqu'un, probablement un prêtre, qui lui apprit
le latin. Il y reçut aussi les premières impressions politiques. Un
jour, avaùt l'aube, sous un ciel noir et laid, il était sur le perron
devant sa porte : « Il y avait là, raconte-t-il, beaucoup de gens
assis ; ma mère me tenait dans ses bras, assise auprès des autres,
je tremblais de froid. Vinrent des inconnus, et il y eut de grands
embrassemens , et il s'éleva de grandes lamentations, et moi,
vojant pleurer, je pleurais, criais et me serrais contre ma mère. »
Ces inconnus, — il l'apprit plus tard, — étaient huit Morrais, tous
de sa famille, qui, persécutés après les événemens de 1821, par-
taient pour l'exil : les huit hommes les plus distingués de l'en-
droit, peut-être de la province, et proscrits pour ce motif. « Yoilà
une noblesse plus moderne et qui vaut bien l'honneur de descendre
des Hirpins. »
De Sanctis fut conduit tout jeune à Naples, où il devint écolier,
puis maître de conférences; nous parlerons plus loin de ses études
et de son enseignement. Pour le moment, sautons à 1848, l'année
néfaste ; il avait alors trente ans et une brillante réputation de pro-
fesseur; par ces raisons, comme beaucoup d'autres, il se crut un
homme politique et voulut siéger au premier parlement de Naples.
A cet effet, il se présenta aux électeurs d'Andretta, se croyant très
connu dans le pays; mais on l'y avait oublié : ceux qui savaient son
nom le croyaient encore étudiant, u Et voici venir à moi don
Camille, plus jeune que moi, qui m'entoure, m'enjôle avec de belles
paroles et me tire, moi et mes Morrais, dans un joli petit concert
pour la formation du bureau électoral. Et comme toute la bonne foi
était d'un côté, toute la malice de l'autre, il advint que don Camille
fut élu et que je restai dehors. Ce bon tour, ajoute De Sanctis, m'est
entré dans la tête et n'en a jamais voulu sortir. »
Après le coup d'état du 15 mai 18Zi8, le professeur, désenchanté
de la politique, voulut reprendre son enseignement, mais on le
tracassa de mille manières : on était alors en pleine réaction, la
police et le clergé faisaient tout ce qu'ils voulaient. La police épiait
De Sanctis avec un zèle inquiétant; le clergé lui imposa, pour lui
permettre de professer, un examen sur le catéchisme. En ce temps-là,
634 REVUE DES DEUX MONDES.
cet examen était de rigueur : on l'infligeait aux instituteurs de tout
grade, môme aux maîtres à danser. Ne voulant pas s'y soumettre,
le patriote indigné, rejeté dans la vie politique, se mit à conspirer
avec son ami Settembrini. Singulière conspiration qu'il a racontée
lui-même : « Nous étions là, sur le Vomero (la colline où Naples est
adossée), cinq ou six de toute couleur. Le péril me parut beau au
moment où tout le monde se cachait. Je regardais Settembrini,
toujours souriant, trouvant tout facile. On imaginait les chimères les
plus folles : creuser une mine sous le palais royal paraissait un
jeu... Gela finit par l'explosion d'un pétard. Telle fut la secte de
l'unité italienne, qui fit tant de martyrs. Settembrini y passa le
premier, c'était naturel : je l'appelais le facilone (le grand facile).
Quand il nous présentait un nouveau-venu et qu'il nous disait :
« Celui-ci est des nôtres, » j'en avais le frisson. Un de ces nôtres
se mit à mes trousses, demandant de l'argent, sans quoi... heinl
Et il n'en avait jamais assez. Et on l'appelait le chevalier! Un jour,
je lui tournai le dos, et j'avais grand'peur qu'il ne me dénonçât,
mais il n'ouvrit pas la bouche. Peut-être le croyais-je pire qu'il
n'était!.. »
De Sanctis trouva prudent de se sauver à Cosenza, dans les Cala-
bres. « En ce temps-là, écrit- il, j'avais beaucoup d'orgueil, je me
tenais pour un homme supérieur. Quand je montais en omnibus,
je regardais mes voisins et je disais : « Je vaux pourtant mieux
qu'eux tous. » Je vivais seul, je ne cherchais pas de relations et je
pensais : a Viendra un jour où les autres voudront me connaître. »
Je me comparais aux plus grands et je ne me trouvais pas si loin
d'eux. J'arrive à Cosenza, et là, le plus grand était un brave cha-
noine qui avait fait ses humanités dans un séminaire et qui mâchon-
nait du latin. Et voilà qu'on se mit à discuter lequel, de lui ou de
moi, devait passer devant. Et on m'accordait quelques lignes de
plus par miséricorde. Je pensai alors que l'homme, en allant dans
les petits centres, se rapetisse, même quand il y est tenu pour le
premier... » On voit que l'excellent homme avait le sentiment de sa
valeur; peut-être le montrait-il un peu trop : ce fut son unique
faiblesse. Le commandeur Santangelo, dans le discours éloquent
qu'il vient de prononcer devant le cercueil de son ancien maître,
nous apprend qu'à Cosenza De Sanctis ne cessa pas de conspirer en
échangeant des lettres chiffrées avec les patriotes du royaume.
Aussi fut-il arrêté un beau jour et ramené, sous bonne escorte, à
Naples, où il passa trois années au château de l'OEuf. Emprisonné
sans jugement, il fut relâché sans procès, avec l'ordre de se retirer
en Amérique; il n'alla que jusqu'à Turin, alors refuge des exilés.
Le gouvernement piémontais lui offrit les subsides qu'il distri-
FRANCESCO DE SANCTIS. 635
buait libéralement aux Italiens victimes des réactions politiques; De
Sanctis refusa cet argent et voulut vivre de son travail. Il occupa
un petit emploi dans une maison d'éducation et fit des conférences ;
en 1856, il accepta une chaire à Zurich. « C'est là, dans cette soli-
tude, écrit un de ses amis, qu'on pouvait étudier à loisir sa nature
contemplative, ingénue. Les Zuricois sont peu sociables et igno-
raient sa langue, aussi vivait-il chez eux commue dans une cellule
qui n'était pas une chambre close, car il la portait partout avec lui.
Dans son logis, il y avait une jolie pièce pleine de canaris qu'il
soignait avec amour; au dehors, un beau pont enjambait la Lim-
mat : c'est là qu'il achevait la préparation de son coui-s et sa cellule
le suivait jusque dans sa chaire, où il montait un quart d'heure
trop tôt. » Même en cette ville suisse, où l'on parlait allemand, il
se fit aimer de tout le monde.
Quand l'Italie fut libre, il y revint naturellement et revit Naples
en 1860; Garibaldi lui offrit alors le gouvernement de la province
d'Avellino. Pour accepter cette haute fonction, De Sanctis se fit un
peu tirer l'oreille : il eût préféré une chaire et la compagnie des
jeunes gens. Mais, en ce temps-là, tout le monde se devait à la
patrie. Il partit donc sans tambour ni trompette et arriva une belle
nuit à la préfecture d'Avellino. On le retint à la porte : « Qui êtes-
vous? — Je suis De Sanctis. — Et qui est De Sanctis? — C'est le
gouverneur de la province. » L'huissier se confondit en excuses et
tira son chapeau jusqu'à terre : le brave homme se figurait qu'un
gouverneur ne pouvait entrer dans la ville qu'au bruit des cloches
et des pétards. Très peu de temps après. De Sanctis était de retour
à Naples et entrait dans le cabinet Gonforti comme ministre de
l'instruction publique. En huit jours, il réorganisa l'université,
congédia trente- deux vieux professeurs, fonda le lycée \'ictor-
Emmanuel, l'installa dans une ancienne maison des jésuites, pen-
sionna une improvisatrice de talent, Giannina Milli , et prépara une
loi d'instruction primaii'e et secondaire. Puis il siégea au premier
parlement italien comme député de Sessa. Cavour le nomma ministre
de l'instruction publique, parce qu'il était le seul homme de Naples
dont les Napolitains ne lui eussent pas dit de mal (1). C'est là, en
effet, un des signes particuliers de cette physionomie sympathique :
il est toujours resté populaire dans un pays où il suffisait d'avoir
passé au pouvoir pour être conspué. C'était de tradition, cela
remontait à l'ancien régime.. Seul ou presque seul. De Sanctis a
fait exception. « On ne peut s'empêcher de l'aimer, dit de lui un
de ses biographes : il a une grande puissance d'attraction, on ne
(1) De Gubernatis, Ricordi biografici, Florence, 1872.
636 REVUE DES DEUX MONDES.
lui résiste pas. Il n'a jamais eu d'ennemi et n'en aura jamais (1). «
Voilà pourquoi il devint ministre à Turin, où il se remit brave-
ment à l'œuvre; on lui doit beaucoup d'innovations utiles, notam-
ment les pensions accordées aux jeunes docteurs de mérite pour
qu'ils puissent aller voir du pays et des écoles en Allemagne et
ailleurs. Au ministère, De Sanctis fit tant de bonnes choses et res-
pecta si peu la routine, qu'il souleva toute sorte d'opposition; il
s'en revint alors à Naples, Gros- Jean comme devant, avec deux
cents francs à dépenser par mois. Aussi dut-il se remettre à tra-
vailler pour vivre. Ce fut très heureux, il remonta en chaire, à sa
vraie place ; nous l'y retrouverons plus tard.
Cependant il ne put jamais se désintéresser de la politique. En
1876, il voulut encore se présenter à la chambre : il y eut des intri-
gues, des tiraillemens, un scrutin de ballottage; De Sanctis, quoique
paresseux, un peu frileux et pas très jeune (c'était en plein hiver et
il avait cinquante-huit ans), résolut de se présenter lui-même à ses
électeurs et alla revoir son pays après quarante ans d'absence. Ce
fut donc une tournée électorale, qu'il a racontée lui-même dans le
plus piquant de ses livres (2); citons-en quelques traits qui nous
montreront le pays et l'homme. Il s'arrêla d'abord à Rocchetta, où
tout alla bien; il n'en fut pas de même à Lacedonia, l'antique Aqui-
lonia (Principauté ultérieure). Il y avait là des adversaires, même
des parens peu satisfaits, notamment un oncle Vincent, « petit vieux
juvénile, lin mussau, esprit frais, chargé de mots et d'anecdotes
qui partaient à tout moment. — Vous avez laissé mal administrer
votre nom, dit l'oncle. — Eh bien ! me voici, fit De Sanctis, je viens
l'administrer en personne. » Et il pensa : « Don Vincent est déjà
conquis. » Mais, bah! l'oncle s'échappe par la tangente et ne parle
que du sonnet. « De quel sonnet s'agit-il? — Gomment! de quel
sonnet? D'un certain sonnet qui était si beau et que vous avez
(1) Excepté Alexandre Dumas père, qui, étant à Naples où il dirigeait en 1861 son
journal l'Indipendente, avait pris le galant homme en grippe, on ne sait trop pour-
quoi. Il écrivit alors à quelqu'un ce bil'et inédit, qui amusera peut-être :
« Mon cher,
« Donnez-moi donc tout ce que vous avez d'articles sur M. De Sanctis ou plutôt de
M. De Sanctis. Je voudrais l'étriller. Je sais qu'il est de vos amis, mais La Rochefou-
cauld a dit qu'il y a toujours dans le malheur d'un ami quelque chose qui nous fait
plaisir. C'est à ce titre que je compte s-jr vous,
M Mille amitiés.
« Alexandre Ddmas. »
(2) Viaggio elettorale, racconto di Franccsco De Sanctis. Naples, Antonio Morano,
1876.
FRANCESCO DE SANCTIS. 637
trouvé méchant. Et la belle raison? Méchant! parce que j'y avais
mis Cupidon avec ses ailes. »
Malheur ! l'oncle était poète et le neveu ne lui avait pas rendu
justice. Ce sont là des malchances qui compromettent une élec-
tion. « Eh! bon Dieu, reprit le neveu, aime-le donc toujours, ton
sonnet, et Cupidon aussi, si tu y tiens. — On voit bien, dit l'oncle,
que vous êtes un romantique. — On t'a dit cela? Et on t'a dit aussi
que j'étais un athée? — Ce point regarde l'archiprêtre, tu t'arran-
geras avec lui. Mais tu es un romantique, et moi, moi, je suis un
classique ! »
Don Vincent ne se sentait pas d'aise. Ce sonnet, il l'avait sur
l'estomac et il venait de s'en débarrasser. Le soir, De Sanctis était
dans sa chambre et fumait son éternel cigare en rêvant aux émo-
tions de la journée, notamment au sourire d'un prêtre, nommé Pie,
qui ne lui annonçait rien de bon. Il ouvrit une fenêtre pour aérer
la pièce : « C'était une nuit profonde, avec un de ces silences de la
nature qui vous tiennent le front bas. J'observais, raconte- t-il, cette
fumée qui, rejoignant une autre fumée et suivant des lois qui lui
sont propres, formait une colonne et se dissipait en sortant. —
Yoici, disais-je, le mystère des choses. Le cigare fumé n'existe plus;
ce qui reste, c'est la fumée, qui va composer d'autres combinaisons,
d'autres existences. Et moi, que serai-je? Un cigare fumé... Rien ne
meurt, tout se transforme : belle phrase, assurément, pour vous
faire avaler la pilule; cette pilule, c'est que l'individu meurt et ne
revient plus. Dites donc à cette fumée qu'elle redevienne cigare!
Non, les cigares ne reviendront plus!., ne reviendront plus! ne
reviendront plus!.. Et ce maudit « ne reviendront plus » se planta
dans ma mémoire comme le refrain d'une chanson triste. Et plus
je continuais la chanson, plus le refrain s'obstinait à ne la pas
quitter...
« Pour en finir, je m'enfonçai sous mes couvertures, et bonne
nuit! J'étais fatigué à mort, mais mon cerveau ne voulait pas dor-
mir. C'était comme un pot-au-feu plein d'eau bouillante exhalant
des vapeurs qui se condensaient et prenaient des formes variées.
J'entendais parler, je voyais des lueurs dans ces ténèbres. Pareille
chose m'était arrivée la première nuit que je passai (à Naples, en
prison) au château de l'OEuf, et d'autres fois encore. Parfois même,
en état de veille, à certains momens d'oisiveté, je me crée des fan-
tômes qui sont comme un autre moi en face de moi, avec lequel je
dispute; je sais bien que c'est une illusion, mais cette illusion me
plaît.
« Cerveau 1 cerveau ! disais-je, tiens-toi tranquille. J'ai besoin de
dormir. J'ai demain à faire un discours, de ces discours dont on se
souvient longtemps. Pense que je dois convertir une moitié de
638 REVUE DES DEUX MONDES.
Lacedonia, qui se tient clapie et ne veut pas se laisser voir. »
Là-dessus j'entendis un éclat de rire. Je regarde, et je vois au fond
de la pièce, long comme une perche, le corps du prêtre Pie, mon
théologien.
« Tu te moques de moi, mon cher? — Un beau prêche ! un beau
prêche ! — En effet, pour toi théologien, c'est un prêche. — Et, le
prêche fini, la messe est finie. — Je np comprends pas cela. —
Écoute-moi bien, mon neveu. La messe finie, qui pense encore à
l'église? — Théologien, théologien, tu as une mine d'hérétique! »
Il riait toujours et me dit, se penchant sur moi : « Giccillo (dimi-
nutif de Francesco; c'est ainsi qui! m'appelait enfant), tu seras
toujours Giccillo. — Celle-là est bonne ! — Tu as tant voyagé, et
j'en sais plus que toi. — J'apprendrai, j'apprendrai. — As-tu lu
la lettre Ad Quhititm fratrem ? — Je le crois. — Même dans les
livres tu aurais pu apprendre la lutte électorale. Cicéron en parle.
Et tu crois pouvoir faire une élection avec des discours ? — C'est
avec des discours que les font les ministres. — Oui, ce qu'ils font,
c'est la scène. Mais les coulisses sont faites par les préfets, les pré-
teurs, les maires et tout ce qui s'ensuit. — Tu sais cela? Je com-
pience à te croire. — Là-dessus, je pourrais t'en remontrer. Tu
veux constituer une scène avec des décors imaginaires. Sais -tu
seulement qui sont les électeurs? Tu prétends les convertir avec
un coup de baguette oratoire? — C'est un miracle qui est pourtant
arrivé. — Oui, mais derrière le miracle, il y a le prêtre. — Théo-
logien, tu t'enfonces dans l'hérésie et tu détruis toutes mes illu-
sions. — Toi, tu veux faire un roman, et le monde, c'est de l'his-
toire. » Sur quoi, le rêveur demande au prêtre quelles sont les
coulisses de Lacedonia, mais le prêtre n'est pas de ceux qui causent.
Après s'être fait longtemps tirer l'oreille, il consent toutefois à
entr'ouvrir sa main pleine de secrets bien cachés :
« — Regardons, dit-il, les petits centres électoraux. Crois-tu qu'il
y ait là toutes les idées et tous les sentimens du roman qui te bruit
dans la tête? Prends les pays juchés sur la montagne où l'on va
quelquefois à dos de mulet, sans circulation de marchandises ou
d'idées; c'est un miracle s'il y arrive de loin en loin un journal ou
un colporteur qui renouvelle un peu l'air. Des groupes de petits
endroits autour d'un endroit un peu plus grand, où c'est à peine
s'il s'élève au-dessus des bas-fonds une couche de demi-culture et
de demi-fortune. Va de l'avant dans des centres plus populeux,
mieux caressés par la nature et l'art et tu trouveras de nouveaux
gradins de celte échelle sociale au sommet de laquelle perche ton
roman. Commences-tu à comprendre? — Je ne comprends rien du
tout. Est-ce que tu veux me décrire ton collège? — Il s'agit bien
de cela. Je fais de l'histoire générale. Mettons que nous soyons en
FRANCESCO DE SANCTIS. 639
Amérique, là aussi il y a des bas-fonds sociaux. Présente-toi là-bas :
qu'est-ce queDe Sanctis? — C'est un écrivain public, diraquelqu'un.—
C'est un lettré, corrigera l'homme entendu de l'endroit. — Et qu'est-ce
qu'un lettré auprès d'un avocat? reprendra en se carrant un brouil-
lon de basoche. Et qui sait si un barbouilleur ne voudra pas l'ap-
prendre l'orthographe par-dessus le marché? — Ah! par exemple!..
— Nous sommes en Amérique. — Ah çà, qu'ai-jc donc à faire pour
être un candidat sérieux ? — En premier lieu , tu dois savoir que
tout électeur est souverain et veut qu'on le traite d'illustrissime;
plus il est bas sur l'échelle, plus tu dois être son très humble ser-
viteur. Tu n'as pas écrit, je gage, un seul petit billet mielleux, avec
un post-scriptum plein de sucreries. Tu n'as pas fait ta cour au tail-
leur, au barbier de l'endroit ; leur as-tu seulement promis la croix
à tous? Puis, dans ces petits centres, le monde commence ici et
finit là, le clocher est la grosse affaire. Il y a dans ces querelles,
dans ces jalousies municipales, autant de passion qu'entre la France
et l'Allemagne. Chacun a son épopée particulière : l'épopée de l'en-
fant est le château de cartes, l'épopée des villageois est l'assaut au
conseil municipal. Et tu appelles tout cela des petitesses! Et tu veux
te poser en homme sérieux? Mais un homme sérieux doit employer
toute son industrie pour chauffer ces querelles et picoter ces pas-
sions et encenser les vanités et susciter les rivalités entre un pays
et le pays voisin, entre une famille et une autre famille. Yoilà com-
ment on se fait un parti. L'enthousiasme est un feu follet. Les pas-
sions et les intérêts, voilà la pâte humaine. — Assez! assez! — Mais
nous sommes à peine à l'alphabet. Prends garde aux clés, mon bon-
homme ! — Qu'est-ce que les clés? — Les clés de la situation. Tous
ces souverains ont quelqu'un au-dessus d'eux qui les fait danser;
ils croient danser leur propre danse et ils dansent celle de ce mon-
sieur. Chaque centre politique a quelque riche à outrance, quelque
robin tracassier, quelque camorriste (on en voit même en Amé-
rique), un gros bonnet qui mène les gens à la baguette : là est la
clé. Deviner où est la clé, c'est la chose essentielle. Ton roman te
dit qu'il faut s'appuyer sur les honnêtes gens, mais les honnêtes
gens sont des paresseux qui ne savent pas distinguer leur bras
gauche du droit. Yeux-tu écouter l'histoire? Tiens- toi aux forts,
lions ou renards, peu importe! Moins ils ont de scrupules, mieux
ils savent faire... — Ah! cynique de théologien!..
« Je me passai la main sur le front pour chasser le fantôme, et,
me jetant à bas du lit, j'ouvris la fenêtre pour happer une bouchée
d'air frais. C'était déjà l'aube, ce peu de lumière dissipa les brouil-
lards de mon cerveau et je crus avoir fait un mauvais rêve. Pauvre
théologien! pensai-je; quelle vilaine figure je t'ai donnée! En ce
6Ù0 REVUE DES DEUX MONDES.
moment, tu dors à poings fermés et tu ne te doutes pas que tu as
été un comparse, évoqué par mon humeur noire. Mais oii diantre
ai-je pris tous ces mauvais pressentimens? C'est mon imagination
qui a tout grossi : pour défaire un roman, j'en ai fait un autre. »
Il résulta de cette nuit agitée que De Sanctis prononça son dis-
cours. Ce discours est célèbre, et puisqu'il l'a publié lui-même,
nous pouvons bien en citer le passage qui a produit le plus d'effet.
Le candidat dit aux électeurs de Lacedonia : « J'illustrai ma patrie
par l'enseignement; envoyé en exil, je l'illustrai par mes écrits, qui,
peut-être, ne mourront pas, et peut-être un jour votre postérité élè-
vera des statues à l'homme à qui vous contestez vos suffrages. — Je
revins de l'exil avec l'auréole du martyre, du patriotisme et de la
science; je fus gouverneur de cette province, je fus ministre de
Garibaldi, je fus député de Sessa et je ne fus pas député de Lace-
donia. Vous m'avez préféré Nicolas Nisco, bien qu'il fût élu dans un
autre collège ; vous avez décrété mon exil du collège natal. Après
quatorze ans de ce second exil , l'exilé vient vous demander la
patrie- rendez la patrie à l'exilé! m
Tous les Italiens savent ces paroles par cœur et les répètent avec
un sourire ; elles enlevèrent cependant tous les suffrages des Lacé-
doniens. C'était peut-êtra la note juste. On s'étonnera sans doute
en France qu'un homme du xix*" siècle ait osé parler de lui-même
avec tant de bonne foi. Un humoriste napolitain (1) nous a donné la
meilleure explication de cette singularité : De Sanctis était si dis-
trait qu'il croyait parler d'un autre.
Cette distraction est le signe particulier de l'homme avec qui les
reporteurs ont beau jeu. Un soir, étant ministre, il se présenta
étourdiment à une fête de la cour, en habit de gala, portant son
épée à droite. Il lui arrivait au café de suspendre son habit au croc
et de jouer aux échecs en manches de chemise. II négligeait d'ou-
vrir les lettres qu'on lui écrivait et les gardait des mois entiers
« poche restante; » on dit même qu'un jour, au guichet de la poste,
il eut toutes les peines du monde à se faire donner son courrier,
parce qu'il avait oublié son propre nom. Un ami , qui survint à
point, dut le lui remettre en mémoire. Une autre fois, à Malte, il se
promenait bras dessus bras dessous avec son ami Marvasi; tout à
coup il se plaignit d'un grand froid qui le faisait boiter du pied
gauche. Il craignit que ce ne fût un accès de goutte et voulut ren-
trer au logis sur-le-champ : « Rentrons, lui dit Marvasi; tu pour-
ras ainsi chausser la botte que tu as oubliée. » En effet, De Sanctis
était sorti avec une botte au pied droit et une pantoufle au pied
(1) J. Verdinois, Profili letlerari napoletani. Naples, Antonio Morano, 1882.
FRANCESCO DE SANCTIS. 641
gauche, ce qui expliquait la claudication. « On m'appelle distrait,
écrivait-il. La vérité est que pour moi l'important est souvent ce
que je pense et non ce qu'on dit ; c'est pourquoi tout ce vent de
paroles qu'on me souffle à l'oreille n'arrive pas à mon esprit et ne
peut me distraire. Pourtant ceux-là se trompent qui, me voyant
ainsi recueilli en moi-même, s'imaginent que je médite toujours sur
des sujets graves et importans. La concentration devient une habi-
tude maladive et souvent, derrière ce recueillement, il n'y a qu'une
rêverie inutile. Dans ma vie, j'ai plus pensé que lu. Et, à force de
travail, mon cerveau a pris le tic de travailler à vide; ce qui a l'air
de méditation n'est qu'une longue construction de châteaux en
Espagne où je m'installe et me di\ertis. Si bien que, même quand
je traite des sujets graves qui réclament toute mon attention, il
advient qu'au plus beau moment le fil casse, et je me distrais, et
je bâtis un nouveau château en l'air, et mes impressions du jour
viennent à la traverse : tout cela en marchant, car le mouvement
m'excite, et l'excitation dure jusqu'à ce que je tombe harassé sur
une chaise où, fermant les yeux, j'endors ces vagues et je rentre
au port. » L'aveu est bon à noter; il nous servira pour expliquer
l'écrivain et sa critique.
Par ces raisons, il n'était pas fait pour la politique : c'était l'avis
de sa femme, celle qu'il nomme « la bonne Mariette, » même dans
ses ouvrages imprimés : « Elle prétend, écrit-il, qu'en ceci le hasard
a été un imbécile, qu'il pouvait bien s'exempter de m'attirer au milieu
de tant d'intrigues, et me laisser à mes études, à la société des jeunes
gens. En ceci je ne lui donne pas raison, bien plus, je regimbe et je
dis un tas de belles choses sur les devoirs envers le pays. Le débat
s'échauffe surtout quand il me faut la quitter et prendre le train de
Rome (où sont les chambres) en faisant, comme elle dit, le commis-
voyageur. » La bonne Mariette était dans le vrai : son mari ne valait
rien au parlement, où il faut des roseaux qui plient : il ne savait pas
courber l'échiné, même pour saluer les gens. Puis il restait rêveur,
imaginait une opposition dynastique ralliant toutes les honnêtetés :
au bout de peu de temps, il se trouvait seul, les yeux en l'air,
abandonné par ses partisans, et il retournait à ses études. N'essaya-
t-il pas une fois de prouver à la chambre que tous les députés
étaient d'accord, puisqu'ils voulaient tous l'ordre, la liberté, le pro-
grès, le bien du pays, l'honneur du drapeau, etc. ? Il ne se conten-
tait pas de le dire , il le croyait , et pour constituer cette gauche
idéale, il contenait les impatiens, secouait les endormis. On riait
de ses illusions, mais on revenait à lui quand on avait besoin d'un
ministre sympathique.
M. Gairoli l'appela dans son cabinet, en 1878, l'année où se
TOME LIII. — 1884. 41
OiaS REVDE DES DEUX MONDES.
réunit, à Florence, le congrès des orientalistes; De Sanctis y fit un
discours d'honame heureux, plein de foi dans l'avenir. Eu aperce-
vant M. Renan dans la salle, il rinlerpella en français en lui disant:
« Renan tout court, Renan sans épiiliète, parce que Renan est Renan,,
et son nom suffît. » Ce fut un des beaux jours de sa vie. Puis, pour:
la troisième fois, il quitta le ministère et rentra dans la vie privée,
en petit bourgeois, sans faste et sans morgue, car; s'il avait son genre
d^orgueil bien franc, bien candide, il était dépourvu de vanité, a II
s'habille à la diable, dit M. Verdirjois, porte un pantalon trop court,
une cravate qui paraît noué'-> plutôt qu'attachée, un chaj.eau démodé
qui a fait son temps et qui se lif-nt sur son chef, non qu'on l'y ait
mis exprès, mais parce que c'est là sa place. Il a des cheveux gris
et forts, des sourcils gris aussi et un peu ébouriffés. On voit sortir
le jour entier des poils gris de sa moustache un bout de cigare
éteint, qu'il rallume à tout mom«^nt. Il marche devant lui, le corps
droit, salue de la main, ne s'incline jamais, se tourne tout d'une
pièce. Il est rêveur (c'est son mot) et cause peu .. Dans les rela-
tions privées, toujours affectueux, ouvert, il devient vite familier et
passe du vous au tu en un clin d'oeil. Galant homme jusqu'au scru-
pule, il ne soupçonne pas qu'on puisse offenser les lois, n:ên(>e celles
de la délicatesse. » Daus sa jeunesse et dans sa province, il s'était
fiancé à une jeune filie, dont il fut séparé par l'exil; il la retrouva
quarante ans après, m.-iriée et « mère d'une famille ro!)USte et
allègre. » — « Cest heur<ux pour toi, lui dif^il, que les noces
n'aient pas eu lieu. Quelle vie aurais-tu pu avoir avec moi? La pri-
son, l'exil et la misère. Tu as eu plus de jugement que moi, et mainr
tenant lu es encore une rose. » C'est ainsi qu'il voyait le bon côté
de tout. Malade depuis trois ans et presque aveugle, il passait son
temps à dicter ses Mémoire.^, et, de loin en loin, faisait une confé-
rence publique dans le Circolo filoiogiro , qu'il avait fondé : l'an
dernier encore, il y a parlé du système de Darwin a})pliip)é à la lit-
térature. Mais la maladie prit le dessus et l'éprouva cruellement.
Le jour de sa mort, il se sentait mieux et but avec plaisir une tasse
de bouillon, puis il s'assoupit; on crut qu'il dormait; mais, saisi
d'un frisson, il appela de la main un de ses amis, qui était là, et
ne lui dit qu'un mot à roreille : « Mourir^!.. »
II.
Tel fut l'homme; il faut aborder maintenant le critiqiie et le pi-o-
fesseur, car c'est comme critique et surtout comme professeur que
De Sanctis a rendu des services signalés et conquis un nom qui vivra
sans doute. 11 y a loin du village de Morra, dans la province d'Avel-
FRANCISCO DE SANCTIS. 643
lino, à la chaire de littérature italienne, dans l'université de Naples.
Tâchons de faire ce long voyage et de montrer comment le petit Hir-
pin est devenu un esprit si largennent ouvert.
ISous trouvons d'abord à Morra, vers ^828, en plein bourbonisme,
un écolier qui étudiait beaucoup (plntôl le latin que l'italien), et « les
mains lui brûlaient des coups de lérule. » Il en avait une telle peur,
qu'ayant lâché un jour le mot â'amabùit, et, voyant le maître lever
la main, il se jeta vers la porte et glissa sur un clou qui lui entra
dans la cuisse : « J'en porte encore la marque, » écrivait-il cin-
quante ans après. 11 y avait au village un grand mur d'église, orbe
ou à peu près, car il n'était percé que d'un trou auquel on ne pou-
vait arriver que par une haute échelle. L'enfant y monta un jour et
vit par l'ouverture quantité de prêtres assis en rond comme à une
table d'hôte, ou plutôt comme dans le chœur quand ils disaient
l'office; il eut peur et descendit précipitamment, comme s'ils le
poursuivaient « pour l'enfermer là dedans. » — « Je ne sais, raconte-
t-il, comment je ne me rompis pas le cou! J'étais enfant; ce spec-
tacle et cette frayeurne me sont jamais sortis de la mémoire. On me
dit que c'était le cimetière des prêtres, j'en conclus que dans l'autre
mond-e les prêtres se tenaient assis et il me sembla que cela valait
beaucoup mieux que d'être couché sur le dos dans une caisse clouée.
Ceci me donna une haute idée du prêtre, et, en me voyant si paci-
fique et si studieux, d'aucuns me disaient : « Ne veux-tu pas te
faire prêtre? » Qui sait si je n'aurais pas fini par là si ma grand'-
mère ne m'avait pas mené à Naples, oij, en lisant du Démosihène
et du Cicéron, je déclarai que je vou'ais être avocat. Et je lins bon
dans cette idée, je fis mes études, et j'étais arrivé à ma première
année de stage, quand l'oncle Charles, mon maître, qui dirigeait
une belle école, fut frappé d'apoplexie et force me fut de le sup-
pléer; c'est ainsi que le hasard me fit pédagogue. Et le hasard fut
plus intelligent que moi, parce qu'il devina ma vocation. C'est, du
moins, ce que soutient ma femme, qui ne me reconnaît aucune
qualité d'avocat, c'est-à-dire de brouillon (à son avis); et elle dit
qu'en faisant ce que je fais, on gagne moins d'argent, mais plus de
renommée. Moi, je m'incline. »
'Avant d'enseigner cependant il avait étudié : « Je comptais seize
ou dix-sept ans (écrit-il dans son essai sur le Dernier des puristes)
et j'avais lu beaucoup de livres sur quantité de sujets; j'écrivais en
vers, en prose, j'improvisais par-dessus le marché; tout le mon<}e
me comblait d'éloges : mon maître m'appelait Plume d'or, et moi-
même, avec le plus grand orgueil qui fut jamais, je me tenais
sérieusement pour l'homme le plus instruit de Naples. J'avais en
partie copié, en partie résumé Hobbes, Leibniz (mon favori) ; Spi-
noza, Descartes, Malebranche, Genovesi, Beccaria, Filangiëri et
64 i REVUE DES DEUX MONDES.
tant d'autres , au hasard des rencontres , sans ordre ni des-
sein ; j'avais la tête pleine d'histoire, de théâtre et de romans, et
tout y restait, parce que ma mémoire était bonne. Il arriva un
jour que Francesco Gostabile me proposa de me conduire à l'école
du marquis Puoti : « Pour quoi faire ? » demandai-je, et lui : —
« Pour apprendre l'italien. » — Je regardais cela comme une offense.
Mais beaucoup de mes amis allaient à cette école, et tous en chan-
taient merveille : j'y allai donc aussi. On l'appelait « école de per-
fectionnement, » on y accomplissait ses études et l'on y était poussé
par un désir de culture supérieure , par l'envie de ne pas rester
au-dessous du voisin. »
Arrêlons-nous ici, nous entrons dans une maison qui a rendu de
grands services. Tous les Napolitains, qui, de nos jours, se sont fait
un nom dans les lettres, étaient sortis de là. Ce marquis Basilio Puoti,
marquis honoraire, mais bon humaniste, très fort en grec, s'était
voué à la culture de la langue italienne et réunissait autour de lui,
dans une école gi'atuite, tous les jeunes gens qui aimaient l'étude et
promettaient du talent. Il donnait des leçons qui étaient plutôt des
conférences dans une vaste salle de son palais, où se pressaient
deux cents écoliers fraîchement échappés des séminaires. En ce
temps-là (vers 1835), il n'y avait, à Naples, ni règlemens, ni pro-
grammes, les examens étaient de pures cérémonies , et, avec ou
sans grade, professait qui voulait. Le gouvernement avait pour
devise, en ce qui concernait l'instruction publique : Non incarîcar-
sene, ce qui, traduit librement, dans le ton familier du mot, signifie :
« Qu'est-ce que ça me fait? » Le président de l'université, un mon-
signor, n'avait qu'un souci en tête : les étudians allaient-ils à la
messe? Sur tout le reste, il se montrait coulant et à ceux qui sem-
blaient s'inquiéter des études, il disait en haussant un peu l'épaule :
« Qu'est-ce que ça vous fait? » De Sanctis lui-même, étant, quel-
ques années après, professeur au collège militaire, épancha un jour
ses soucis dans le cœur du chapelain et lui confia ses idées pour
réformer l'enseignement littéraire : « Qu'est-ce que ça vous fait?
murmura le chap^'lain en lui serrant la main avec effusion. Crois-
moi, mon ami, non te n'incaricare, ne t'inquiète pas de ces choses.
Le roi dit : « Plus ils sont ânes, plus je suis savant. » — Deux ans
après, ce chapelain fut nommé évêque.
Grâce à ce « laissez -faire, » un peu méprisant, le roi Ferdinand
obtint tout le contraire de ce qu'il espérait : il y eut à Naples une
rage d'apprendre et de savoir. On ne suivait pas les cours de l'uni-
versité, mais quinze ou vingt mille étudians, accourus de toutes les
provinces, affluaient dans les écoles privées où professaient des
hommes vraiment supérieurs. Le marquis Basilio Puoti fut l'un de ces
hommes, et, comme il était bourbonien, on ne l'inquiéta pas; le roi
PRANCESCO DE SANCTIS. 645
se moquait de lui en l'appelant pennarulo (plumassier ou plumitif) :
les ministres le toléraient ou le protégeaient. Son palais imposait aux
jeunes gens : un escalier monumental, des laquais en gants blancs,
une salle grandiose entièrement tapissée de livres ; la science était
logée là comme une dame de grande maison. Quant au maître,
un peu grave et compassé dans ses écrits, il était tout autre en ses
manières; affable et très vif, plein de mots et de lazzi à la napo-
litaine, il ne professait point, ne montait pas en chaire : il causait,
racontait souvent, s'amusait et amusait. Il n'y avait là aucun air
d'école et de maître : c'était bien plutôt une réunion d'amis, une
sorte d'académie affranchie de formalités et de règles. Les nouveau-
venus, les provinciaux, en abordant Puoti, lui disaient : « Maître; »
il s'en fâchait et voulait être appelé marquis. Quelques-uns, sortant
du séminaire, couraient lui baiser la main, il la retirait vivement et
disait : « On ne baise la main qu'au pape. » Ni bancs ni pupitres,
on s'asseyait sur de belles chaises et les leçons se passaient en
exercices sur l'art d'écrire : traductions, compositions, lectures
mêlées d'anecdotes, de réflexions, de jugemens, d'accès de colère
et d'excuses aimables ; c'étaient les étudians qui travaillaient ou
plutôt les jeunes gens, car le mot d'étudiant était proscrit. Puoti
les appelait : « mes jeunes. » Un jour, il présenta De Sanctis à un
grand personnage qui s'avisa de dire: « Ah! voilà donc votre dis-
ciple ? — Non pas disciple, corrigea le marquis, mais collabora-
teur. »
On peut s'imaginer l'importance de cette école, en un pays comme
Naples, sous un régime comme celui de Ferdinani; en apprenant
l'italien, les «jeunes » apprenaient l'Italie. Révolutionnaire sans
s'en douter, le marquis Basilio Puoti, — qui ne rêvait, dit-on, que
de devenir le précepteur du prince héréditaire et mourut de chagrin
parce qu'il ne le fut pa-^!, — inspira bien innocemment à ses élèves
cette idée alors séditieuse qu'il y avait une langue et par consé-
quent une patrie commune : c'est ainsi qu'une classe de grammaire,
dirigée par un bourbonien bien tranquille, prépara de loin les voies
à Victor-Emmanuel. Cependant l'école de Puoti ne pouvait long-
temps durer : on y donnait trop d'importance aux mots et à la par-
tie mécanique de l'art d'écrire. Le marquis avait rendu de grands
services, mais il s'agissait d'aller plus loin. Il y eut bientôt, parmi
les élèves, des insurgés ou plutôt des dissidens; le jeune De Sanctis
fat l'un dt^s premiers hérétiques. Il osa dire un jour, en séance
publique, que le purisme n'avait plus de raison d'être, parce qu'il
était déjà vainqueur et que désormais il devait être question,
non plus de langue, mais de style. « Le brave homme en fut con-
tent et accepta la théorie pour bonne. Mais, ajoute l'élève émancipé,
quand je voulus plus tard tirer les conséquences de cette théorie,
646 REVUE DES DEUX MONDES.
le marquis se rebella, ou plutôt il m'appela rebelle. Néanmoins
j'eus toujours pour lui tant de respect et de dévoûment que les
dissentimens littéraires ne sufTirent pas pour me faire déchoir dans
son âme, et quand il me vit près de lui à son lit de mort, il me dit:
« Tu sais que je t'ai toujours aimé. »
Cependant, après s'être fait la main dans le collège militaire delà
Nunziatella, De S.mctis avait ouvert une école rivale où, jetant par-
dessus bord la rhétorique et la grammaire, il se lança dans !a haute
critique et dans la philosophie de l'art. Ce ne fut pas sans opposition
qu'il gagna son auditoire : ouvertement novateur, il osait déclarerque
les classiques et les romantiques étaient sur le point de s'entendre,
que l'idée et le concept abstrait étaient étrangers à la littérature,
que la valeur d'une œuvre littéraire ne dépend pas de la vérité et
de la moralité du fond. Il osa rejeter l'arbitraire distinction des
genres et regarder, par exemple, l'épopée, l'hi-toire, le ths âtre,
comme une seule et même forme diversement développée: de
pareilles audaces devaient horripiler le pauvre marquis Basilio Puoti.
Le processeur avait vingt ans, ses disciples étaient de son âge :
« Jeune au Oiilieu des jeunes, écrit un de ses auditeurs, ils se for-
mèrent ensemble et ne se quittèrent plus. » L'école demeura
ouverte jusqu'en 1848.
Année fatale où tous les lettrés se jetèrent clans la politique et,
par conséquent, furent mis en prison : on sait déjà que De Sanctis
passa trois années au châter^u de l'OEuf, Ce fort qui s'avance dans
la mer était gardé par des Suisses; le prisonnier demanda un livre
et on lui donna, peut être par dérision, une grammaire allemande.
Un autre eût maudit ses fers et ses bourreaux, De Sanctis lut et
relut la gi-ammaire et apprit l'allemand: il put ainsi, au bout de
peu de temps, trafiuire des poésies de Goethe et de Schiller, et
mettre en italien, au moins en partie, V Ilktoire de la poésie de
Rosenkranz et la Logique de Hegel. Lire de pareilles choses dans
la claire et douce lumière de ce pays aimé des dieux, en contem^-
plant <c ton azur, ô Méditerranée ! » On s'étonnera moins de cette
bizarrerie si l'on veut bien se rappeler que les méridionaux en
Italie sont portés à la métaphysique: Thomas d'Aquin, Giordano
Bruno, Campanella, Telesio, Vico, naquirent tous dans le Napolitain,
Aujourd'hui encore, les quatre-vingt-dix-neuf centièmes des infor-
tunés qui enseignent la philosophie dans les facultés ou dans les
lycées italiens viennent de l'ancien royaume des Deux-Siciles. Dès
sa vingtième année. De Sanctis hantait les brouillards : il cherchait
très sérieusement la forme de l'humanité selon les lois générales
de l'esprit dans sa marche progressive. 11 était donc, sans le savoir,
une manière d'hégélien; quand il rencontra Hegel pour la première
fois, dans la prison du château de l'OEuf, il reconnut en lui un ami
FRANCESCO DE SANCTIS. 6A7
de vieille date et lui dit comme Dante à Virgile : « Tu es mon maître
et mon auteur, » C'est un point à noter, car il resta toujours du
Hegel dans De Sanctis, mêuie au ministère de l'instruction pub'ique :
il installa son philui^ophe dans toutes les chnires vacantes et après
18,60 il arriva ce fait trèsétrargi^ qne le panthéisme logique, expulsé
d'Allemagne, put se réfugier en Italie, oîi il se trouva bien.
A peine libéré du château de l'Ohuf, notre professeur (on l'appe-
lait « le Professeur » par aniOKomase) courut à Turin, où étaient
aJors la plupart des exilés : il y donna des conférencns sur la Dicine
Comédie et ïii fureur, mais il fallait vivre. En 1856, le Polyiechni-
cum de Zurich en Suisse, qui venait de s'ouvrir, lui ollrit une
chaire de littérature italienne. Ce n'était guère aUéchant : enseigner
l'Ariosie, en italien, à de futurs ingénieurs qui, pour la plupart,
n'entendaient que l'allemand! Le cours n'était pas obligatoire; or
on sait que les cours qui ne sont pas obligatoires n'attirent pas
beaucoup les jeunes gens : il s'agit pour eux de gagner de l'argent
et vite. Cependant De Sanctis alla professer à Zurich. Là, il dit aux
étudiaos avec sa familiarité méridionale : « En ne suivant que les
leçons obli;^atoires, si tu peux t'en contenter, tu n'es pas un homme;
tu n'es, permets-nioi de te le dire, qu'un bel et bon animal. — Un
animal raisonnable, me répondras-tu, qui sait les mathématiques,
la physique, la mécanique. — Assurément, et, par cette raison, un
animal coupabl< , car tu. ne te seras servi de ta raison que dans un
intérêt aniaial. En effet, dites-moi un peu, « mes jeunes, »
quand celui-ci aura passé sa journée à travailler pour s'assurer le
repas du soir, une fois qu'il aura le ventre plein, le gosier humide,
et la digestion bien faite, en quoi celui-ci dilférera t-il de son ujulet
oudeson ânequi, lui aussi, auta passé héroïquement sajournée entre
le travail et le rât .lier? » Pour dire de pareilles choses à des jeunes
gens qui ne rêvaient que ponts et chaussées, il fallait être brave.
De Sanctis n'en poussa pas moins sa poi ite jusqu'au fond : il parla
d'un de ses élèves de Naples qni l'avait quitté pour étudier le droit
et sefaireju^eetbien dîner, et il devint juge, « et maintenant cette
bête en toge partage sou temps entre les condamnations à mort,
aux fers,, au bagne, où il envoie ses anciens camarades, et les bons
morceaux qui achèvent de l'hébéter. » Sur quoi l'orateur s'échauf-
fait, exaltant les lettres et ceux qui les aiment : « Je ne parle pas de
ceux, ajoiitait-il (ceci peut servir, même ailleurs qu'à Zurich), je ne
parle pas de ceux qui en font marché et qui disent : Puisque, pour
notre malheur, en un siècle industriel et commercial, nous sommes
des littérateurs, ouvrons boutique; ceux-ci vendent de^ mots,
comine on vend du fromage et du vin. Je ne veux pas profaner ce
lieu ni épouvanter vos jeunes esprits en vous montrant cette prosti-
tution de l'âme. » Le professeur ne tenait à combattre que cer-
648 KEVUE DES DEDi MONDES,
tains préjugés, celui-ci par exemple, très commun en Suisse, que
la littérature amuse, orne l'esprit, complète l'habillement, donne
bon air et ne sert pas à autre chose. « Non, mes amis, proclamait
De Sanctis, la littérature n'est pas un ornement superposé à la per-
sonne, différent de vous et que vous puissiez jeter loin : c'est votre
personne même, c'est le sens intime, qui est en vous tous, de toute
noblesse et de toute beauté, qui vous éloigne avec horreur de toute
action vile et l;iide et qui met en face de vous une perfection
idéale dont chaque âme bien née aspire à s'approcher. Voilà le
sens dont il faut faire l'éducation... Avant d'être des ingénieurs,
vous êtes des hommes et vous agissez en hommes quand vous vous
livrez à ces études que nos pères appelaient les « humanités, » qui
relèvent votre caractère et qui font l'éducation de voire cœur. »
Un de ses collègues de Zurich, M. Moleschott, le savant physio-
logiste, nous a parlé récemment (dans la Nuova Aiitologia du 1^' jan-
vier 188A) des leçons de De Sanctis au Polytechnicum. Dans son
enseignement, le professeur se montrait à la fois spéculatif et réa-
liste et allait de la synthèse à l'analyse en lâchant de les mettre
d'accord : il eût voulu fondre ensemble l'idée et le fait, l'artiste et
son œuvre. « Il faisait mieux. Quand, du haut de la chaire, il analy-
sait l'œuvre du poète en se résignant au rôle très modeste d'inter-
prète, il devenait artiste et créateur. Sa démonstration n'était alors
ni physiologique, ni philosophique, ni spéculative, ni expérimen-
tale; elle était simplement artistique. Quand il expliquait le Roland
furieux^ ce n'était plus De Sanctis qui parlait ; on eût dit que
l'Arioste en personne venait révéler le secret de sa composition;.,
le critique ne faisait plus qu'un avec le poète. On sentait bien que
ce critique était tout pénétré de l'esthétique de Hegel; cependant
il ne parlait jamais comme un homme lié par un système. Son guide
était l'art ; du système il n'était resté autre chose que la gesticu-
lation, et cette gesticulation même paraissait combattre l'ensorcel-
lement scolastique. Quand il parlait du contenant et du contenu,
l'index de sa n:ain gauche tournait autour de l'index de la main
droite pour faire ensuite un brusque mouvement vers le conduit
auditif, comme s'il eût voulu pénétrer par le tympan au cerveau. »
On voit le geste et l'homme. Tel il fut au Polytechnicum de Zurich,
tel à l'université de Naples, oii, en quittant la politique et le pouvoir,
il occupa modestement une chaire de littérature. En même temps,
il publiait ses Essais et son Ilistoir^ littéraire (1) qui nous per-
mettent de l'apprécier comme écrivain; mais l'écrivain, malgré
(1) Saygi critici, quatrième édition, 1881. — Nuovi saggi critici, deuxième édition
1879. — Saggio critico sul Petrarca, deuxième édition, 1883. — La Scimza « la
Vita (discours d'ouverture), /1872. — Storia délia letteratura italiana (deux fort»
volumes), 1870. — Naples, Antoaio MoraBO.
FRANCE=CO DE SANCTIS. 649
toutes ses qualités et tous ses mérites, était loin, nous assure-t-on,
de valoir le professeur.
Insistons d'abord sur un point important : il y a deux écoles cri-
tiques en Italie : celle des érudits et celle des philosophes ; la pre-
mière dans le INord, la seconde dans le Midi. Cet antagonisme ou
plutôt ce contraste existait déjà au dernier siècle : d'un côté, les
Muratori, de l'autre les Vico. Manzoni regrettait la scission ; il voyait
là deux forces désunies : chez Muratori une multitude de. faits posi-
tifs et de jugemens quelquefois exacts, mais spéciaux, sans vues
générales; chez Vico, des classifications hardies, trop souvent hypo-
thétiques, non escortées de faits multiples et sévèrement discutés.
Le professeur d'Ovidio, qui cite ce passage de Manzoni, remarque
ingénieusement que c'est toujours la même chose : en Toscane et
plus haut, les sérieux travaux des Guasti, des Bartoli, des d'Ancona,
des Rajna; à Naples, De Sanctis qui, à bien des égards est un Vico
de la critique littéraire. Nous n'avons donc point affaire à un érudit
qui épluche les textes et qui, après une patience et une ténacité
vraiment admirables, nous donnera, par exemple, comme a fait
M. Rajna, dans un livre définitif, toutes les sources du Roland
furieux ,• De Sanctis pensait beaucoup plus qu'il ne lisait, il nous
l'a confessé lui-même. Ce n'est pas qu'il niât, l'utilité des recher-
ches, il l'estimait beaucoup, au contraire, et y poussait ses élèves,
mais il s'y ennuyait. En revanche, à force de méditer, il étaU plein
d'idées personnelles, originales. « C'est un observateur génial, dit
de lui M. d'Ovidio, habile à saisir du premier coup les traits carac-
téristiques d'un génie et d'un caractère, à reconstituer sur peu
d'indices la situation mentale et morale de l'écrivain au moment où
telle œuvre fut produite, à flairer avec une prestesse et un bonheur
étonnans la partie vitale et vivace de cette œuvre, à la distinguer
de la partie morbide et mortelle, à rendre compte de l'émotion que
cette œuvre excite en nos cœurs. Et il s'exprime, le plus souvent,
dans un lanjage alerte, aisé, rapide, épigrammatique : il fait jaillir
les généralités de quelque menu détail, à propos d'un mot ou d'^ïê
phrase de l'écrivain qu'il critique. » Pour résumer tout cola dans
un mot de la langue actuelle, nous dirions volontiers un « intuitif.^)
Il suit de là que les Italiens l'adinirent beaucoup plus dans ses
Essais que dans son Histoire littéraire. Sur ce point, les critiques
autorisés (MM. de Gubernatis, Molmenti, et beaucoup d'autres)
paraissent d'accord. A leur avis, Do Sanctis excelle surtout quand
il s'arrête en face d'un objet isolé qu'il pénètre à fond. Mais quand
il veut se rassembler, se ramasser, lier en faisceau ses intuitions,
ses réflexions partielles en un système ordonné de critique géné-
rale, il décolore le détail sans donner à l'ensemble un ton continu.
Deux puissantes facultés dominent en lui, l'une « pénétrative, »
620 REVUE DES DEUX MONDES.
l'autre « plastique. » Ces deux facultés ont besoin d'agir immédia-
tement l'une sur l'autre : si l'une perd la chaleur de l'impression,
l'autre n'arrive plus à trouver la chaleur de l'expression. « DeSan-
tis ne paraît pas apte à composer des œuvres de longue haleine ;
son impatience le pousse à sacrifier souvent, par fatigue, le plus an
moins. Il est plutôt portraitiste qu'historien, plutôt poète que logi-
cien : ses portraits nous enchantent, ses considérations sur des
périodes litiéraires de long cours nous semblent souvent vagues et
indéterminées. Il ne peut faire vivre devant lui les siècles, comme
il sait ressusciter la figure de certains hommes étudiés à part. Pour
être vive, sa critique a besoin de contempler en face des individus
vivans et parlant un à la fois. S'ils parlent tous ensenible, îe cri-
tique s'y perd, à moins qu'en parlant ensemble, ils ne disent tous
la même chose, auquel cas De Sanctis atteint à une éloquence où
nul autre ne s'est élevé. »
Au Yeète, il reconnaissait lui même (dans un article sur son ami
Settenibrini) les difficultés presque insurmontables de l'entreprise; il
avouait que personne eucore anjourd'hui ne peut mener à fin une
œuvre scientifique et sérieuse sur la littérature italienne tout entière ;
il faut d'abord que chaque époque et chaque écrivain soient étudiés
à part dans un travail complet et définitif. En attendant, l'histoire
littéraire ne saurait être qu'une compilation pleine de lacunes et
d'emprunts, d'idées superficielles et hâtives. Tout cela n'est qu'à
moitié vrai; par bonheur, De Sanctis n'a pas suivi son propre con-
seil et nous a donné la Storia délia letteratura itdlimia^ qui n'est
pas un chef-d'œuvre, mais qui est une œuvre, )a meilleure qu'on
puisse faite aujourd'hui, spontanée, personnelle, pleine de saveur
et de couleur. Ceux qui attendent pour écrire que la science ait
tout fait, "ceux-là sont des impuissans ou des paresseux: qu'ils se
le dirent.
D'ailleurs il serait fort injuste de nous présenter De Sanctis
comme un igtiorant : il -«avait beaucoup de choses et les avait
apprises directement, non chez les critiques, mais chez les auteurs.
Il conuaissait les littératures étrangères et a fort bien parlé, non-
seulement de Shakspeare, de Goethe, de Schiller, mais encore de
Lamartine, de Vixitor Hugo, même de Ponsard. Seulement c'était
un Solitaire et un distrait : en vivaut loin du monde, il s'exagérait
l'imponance de cei'taiises choses tt de certains hommes. M'a-t-il
pas un beau jour défendu Alfieri contre M. Louis Veuillot, croyant
avoir affaire à un homme de pensée et d'érudition? Tout récem-
ment, il a pris an sérieux notre école naturaliste, et cet homme de
bien, ancien ministre de l'iustruclion publique, s'est donné la peine
de l'étudier à fond, sans rire, comme si ce mauvais ar-cès de polis-
sonnerie lucrative eût été un moment de l'évolution de l'esprit
FRANCESCO DE SANGTI&. 651
dans la nature et dans l'histoire non pressenti par Hegpl. L'esthé-
ticien de Naples disait gravement aux praticiens des Baiignolles :
« La science peut bien concentrer son attention sur un seul prin-
cipe et l'établir sous tous ses aspects, puis passer à autre chose.
Mais un travail d'art est la représentation siinulianée de la vie, et
vous ne pouvez me l'expliquer par un seul facteur sans la mutiler
et, en même temps, sans l'exagérer. Le principe héréditaire n'est
pas l'unique facteur de la vie, et si vous voulez réduite la \iv, à si
peu de chose, vous tombez dans l'excès (ou dans le vide). Eu effet,
la logique de la vie vous contraint à mettre dans vos récits beau-
coup de choses qui sont en dehors de ce principe et même contre
lui. Vous appelez votre Pascal une excentricité de la nature, mais
la nature est si pleine de ces excentricités que parfois l'exception
devient la règle. Et, de toute façon, il est impossible que vous
alliez en avant avec ce fil conducteur sans tiraillemens, sans con-
structions artificielles, sans applications forcées qui font sourire.
Enfin quel plaisir y at-il à faire un chemin si long, si tortueux, si
pénible, pour apprendre ce qu'une demi-heure de lecture, une
page de science nous révélerait bien plus nettement? » — « Nunve
n'incaricate I » Qu'est-ce que ça vous fait? auraient pu répondre les
naturalistes, s'ils avaieiit su le napolitain. Mais les naturalistes ne
savent que le français, quand ils le savent.
Nous n'avons fait qu'indiquer les qualités et les défauts de De
Sanctis; pour le connaître mieux, il faudrait hre une de ses lon-
gues études : celle sur Dante, par exemple, ou sur l'Arioste, ou
sur Parini, qu'il a mieux compris que tout autre, ou son livre sur
Pétrarque, ou les pages nombreuses qu'il a consacrées à IJgo Fos-
colo, à Manzoni, à LeoparJi. Prenons un fragment de Xllistoire
littéraire et tâchons de suivre l'auteur d'aussi près que possible
en hâtant un peu son allure et en l'attendant de loin en loin, parce
qu'il revenait souvent sur ses pas. Nous choisissons le chapitre sur
le Tast-e, parce que nous écrivons pour des lecteurs à qui ce poète
est familier, grâce à M. Victor Ghcrbuliez et au Prime Vitale.
IIL
De San3tis remonte au concile dj Trente. Jusque-là les poètes
italiens et les polémistes protestans avaient chanté sur tous les
tons la corruption de la cour romaine. Rome, « la prostituée » de
Dante, la « Babylone » de Pétrarque, avait été assaillie par les
luthériens du côté des mœurs : c'était le point faible et l'attaque
la plus propre à faire impression sur la foule. Le concile brisa cette
arme de guerre en réformant la discipline et en faisant cesser le
652 REVUE DBS DEUX MONDES.
scandale; le vieux Savonarole eût été satisfait peut-être, mais la
réforme allemande, qu'on espérait arrêter par cet accommodement,
ne se rendit pas. Pour les hérétiques de Wittenberg, comme pour
les incrédules italiens, la licence morale n'était qu'un prétexte;
l'intelligence adulte, émancipée, réclamait la liberté d'examen. Le
concile n'entendait pas de ceite oreille; loin de pencher vers la
démocratie, il renforçait la puissance papale aux dépens des évê-
ques et passait de l'état aristocratique au gouvernement absolu. Il
définit toutes les questions de dogme et de foi, niant la compé-
tence de la raison et de la conscience individuelle. C'est ainsi que
la scission devint définitive et que l'Europe chrétienne fut divisée
en deux camps : d'un côté la réforme, de l'autre le romanisme, ou
le papisme. La réforme aiborait la liberté de conscience et soute-
nait la compétence de la raison dans l'interprétation de la Bible et
dans les controverses théologiques; le romanisme, au contraire,
avait pour fondement l'infaillible autorité de l'église, même du
pape, et l'obéissance passive, le Credo quia absurdum.
Tel Tut le résultat du concile de Trente. Avant cette rupture, il
existait, en Italie, une sorte d'éclectisme ; la philosophie et 'a théo-
logie allaient ensemble sans trop savoir comment, à peu près
comme le classicisme et le christianisme, et les plus grandes har-
diesses se faisaient place à l'abri d'une clause commode : salva la
fede. C'était comme un compromis tacite qui permettait au monde
d'aller de l'avant tant bien que mal, sans trop de secousses. Main-
tenant plus d'équivoque possible : les deux partis savent ce qu'ils
veulent et se tiennent l'un en face de l'autre en ennemis. De celte
lutte sort la conception moderne de la liberté. Chez les anciens, la
liberté était la participation des citoyens au gouvernement ; c'est
aussi le sens où l'entend Machiavel. Chez les modernes, à côté de
cette liberté politique, il y a la liberté intellectuelle : celle de pen-
ser, d'éciire, de parler, de se réunir, de discute'", d'avoir une opi-
nion, de m répandre, de l'enseigner, liberté subbtantielle de l'indi-
vidu, droit naturel de l'homme, indépendant de l'état et de l'église.
Le propre de la réforme fut donc de séculariser la reHgion. La
conception opposée, fondée sur l'omnipotence de l'église ou de
l'état, c'est le droit divin, la théocratie, le césarisme, l'absorption
de l'individu dans l'être collectif, de quel nom qu'on le nomme, ou
église, ou état, ou pape ou empereur.
Le concile des Trente eut aussi des conséquences politiques : le
pape et le roi se donnèrent la main, consacrés, soutenus l'un par
l'autre, tous deux inviolables, indiscutables : de Deo parum, de
rege nihil. Mais l'autorité et la foi ne sauraient être imposées ; en
Italie surtout, il était aussi impossible de restaurer la croyance que
de promulguer les bonnes mœurs. Tout ce qu'on put obtenir, ce
FRANCESCO DE SANCTIS. 653
fut l'hypocrisie, c'est-à-dire l'observance des formes en désaccord
avec la conscience (1). On érigea en règles de sagesse la dissimu-
lation, la fausseté dans le langage, dans la conduite publique et
privée, immoralité profonde qui enlevait toute dignité à la vie,
toute autorité au for intérieur. Les classes cultivées, incrédules et
sceptiques, se résignèrent à cette vie en masque aussi aisément
qu'elles s'étaient accommodées à la domination des étrangers.
Quant à la plèbe, elle végétait; ce fut l'office et l'intérêt des supé-
rieurs de l'entretenir dans cette stupidité béate.
Il y eut des résistances individuelles , beaucoup d'hommes reli-
gieux périrent sur le bûcher, beaucoup d'autres émigrèrent. Mais il
n'y eut pas de lutte générale parce qu'il n'y eut pas de conscience,
je veux dire de fortes convictions et de fortes passions. Les autres
nations se mettaient alors en marche; l'Italie était arrivée au bout
du chemin, fatiguée et sceptique. Elle resta papiste avec une culture
toute païenne et antipapiste. Son romanisme ne fut pas l'effet d'un
renouvellement religieux, comme celui qu'essaya d'opérer le frère
Savonarole ; ce fut de l'inertie et de la passivité ; il manquait la
force de l'accepter ou de le combattre. On se complut dans ces
apparences plus châtiées, plus correctes et dans la nouvelle splen-
deur de la papauté : à défaut de patrie, on se fabriquait un pays
catholique, universel, dont le centre était Rome. Il devint à la mode
de prêcher contre les hérétiques et de célébrer les victoires,
comme celle de Lépante, remportées sur le Grand Turc. Le pape et
l'Espagne gouvernaient sans rencontrer la moindre résistance; mais
ni l'Espagne ni le pape ne pouvaient dire : « L'Italie, c'est nous! »
Il leur manquait ces vaillantes adhésions qui viennent du dedans et
qui serrent le lien national. L'esprit italien obéissait avec inertie et
sans mécontentement, mais restait au dehors et n'entrait pas chez
les maîtres. Les vieilles idées n'étaient plus em'jrassées avec une
foi sincère, et il n'y avait pas d'idées nouvelles pour reconstituer
la conscience et fortifier le tempérament des Italiens : de là ce con-
sentement extérieur et superficiel, cet état d'acquiescement passif
et de somnolence morale. De là aussi l'étude minutieuse de la
forme, la stagnation des idées, l'arrêt de tout mouvement philoso-
phique et spéculatif.
Le concile de Trente avait posé les colonnes d'Hercule : c'était
lui qui pensait pour tous. La science devint suspecte; tout au plus
fut- il permis de platoniser. On laissa de côté le grand problème
de la destinée humaine, la métaphysique, la poliiique, la morale,
tout ce qui remue et soulève le cerveau du penseur. Il ne resta
(1) La même idée est ingénieusement déreloppée par Scttembriai dans des Lesioni
di letieralura italiana (vol. ii, p. 225).
Q^h REVUE DES DEUX MONDES.
que l'étude de la nature dans les limites établies par les livres
saints. Et on se rabattit sur la grammaire, le style, le nombre, la
musique des mots : l'académie de la Grusca. surgit et devint le coa-
cile de Trente de la langue.
Ce tribunal proscrivit les dialectes, déclara que le toscan seul
était de l'iialien et traita l'italien comme du iaiio, c'est-à-dire
comme une langue achevée et close : il ne restait plus qu'à en
dresser l'inventaire. Les vocables furent partagés en deux classes,
les purs et les impurs, les élus et les damnés. C'est ainsi que l'ita^
lien, séparé de l'usage vivant, devint uce chose morte. Hors de
Pétrarque et de Boccace point de salut. Le choix des termes, la
mélodie de la pbrasf^, telle fut l'unique préoccupation des têtes
vides. Ou cite un prédicateur qui composait ses périodes en se fai-
sant accompagner par des musiciens. La parole acquit une per-
sounalité, fut isolée des choses, devint par elle-même, non par ce
qu'elle exprimait, belle ou laide, riche ou pauvre, de bonne famille
ou de basse extraction. Ou recherchait, non le mot propre, mais
le mot orné; on n'appelait pas les choses par leur nom, mais on
les enveloppait de périphrases. Ce qu'on voulait avHut tout, c'était,
— Sperone Speroni l'avoue, — ogni cosa con altrui voce adornare^
c'est-à-dire parer le geai des plumes du paon. L'attention, touie
en dehors, ne se portait que sur la surface; la littéral ure devint
artiHcielle, mécanique et n'eut d'autre idéal que la régularité, la
correction. En ce temps-là (dès la seconde moitié du xvi'^ siècle),,
on ne demandait à la tragédie et à la comédie que de se conformer
aux règles. Une seule chose, au dire de Speroni, manquait à l'Ita-
lie, le genre héroïque; ce grammairien perdit son temps à le cher-
cher dans Pétrarque : il restait donc, après le poète intpeccable,
infaillible, quelque chose à découvrir. Un problème se posa dès lors
impérieusement : trouver l'héroïque. « En ce temps-là, l'Angle-
terre avait son Shakspeare, Rabelais et Montaigne, pleins de rémi-
niscences italiennes, préludaient au grand siècle; Cervantes écri-
vait sou Don Quichotte et Cauioëns ses Lusiades. Et nos critiques
écrivaient les avertissemens grammaticaux et les dialogues sur
l'amour platonique, sur la rhétorique, sur la vie active et contem-
plative; ils cherchaient l'héroïque et ne le trouvaient pas. »
INous avons traduit littéralement ces dernières phrases pour
montrer le côté faible de De Sauctis. Il manque un p- u de rigueur
et de précision, voit trop en bloc, brouille les dates. « Eu ce
leinps-là, •» nous dit-il; de quel temps veut-il parler? Prenons une
année, 1575; à ce moment, la Jérusalem du Tasse était achevée ;
donc les Italiens avaient déjà trouvé l'héroïque Lesi Lusiades
n'avaient paru que trois ans plus tôt, en 1572. VAraucanie
d'Ercilla ne devait commencer à paraître que deux ans plus, tard,
FRANCESCO DE SA^CTIS. Q^h
«n 1577. Shakspeare n'avait que onze ans en 1575 et ne devait
s'illustrer qu'à la fin du siècle. Cervantes ne songeait pas'encoreà
.écrire ; en 1575, le 26 septembre, il fut capturé par les corsaires et
« conduit^en Alger. » La première pariie de Bon Quichotte ne vint
-au monde qu'en 1605. La preniière édition des Essais de Mon-
taigne est de 1580. Eufin la Crusca, si malmenée par De Sanctis,
qui lui attribue tout le mal, ne fut constituée en académie qu'en
1Â82 ; son autorité, bonne ou mauvaise, est postérieure à cette
date. 11 faut bien être un peu myo|)e avec les presbytes; on nous
pardonnera donc d'avoir regardé les choses de si près.
Cependant, si De Sanclis pèche, dans les détails, les grandes lignes
sont justes, et il n'est pas superflu de remonter jusqu'au concile
de Trente pour comprendre le Tasse et ^à Jérusalem. Ce poème
tomba donc dans un monde, non plus poétique, mais critique. Le
sentiment de l'art était épuisé; la spontanéité, l'inspiration, com-
primées et dévoyées par le raisonnement. L'Arioste avait écrit
sous la dictée de son cœur sans s'inquiéter d'autre chose; le Tasse,
coin me Dante, critique avant d'être poète, avait toute une école en
face de lui. Il n'eut point affaire, comme l'Arioste, à son sujet
seul, mais dut se préoccuper d'Horace et d'Aristote, de Virgile et
d'Homère ; à dix-huit ans, il passait déjà pour une merveille d'érudi-
tion. Il écrivit son Rinaldo, et, comme il avait d^^m^Xç, simplex oX
Vurium, il visait à la simplicité de la composition, à l'unité de l'ac-
tion et en demandait pardon au public. Mais le public, habitué aux
larges otmagnifiiiues proportions du noland et de YAmadis, trouva
la chère un peu maigre et fit la grim.ice. Le Tasse alors laissa de
côté le poème chevaleresque ou, comrne on dirait, le roman et vou-
lut donner à l'Italie ce poème héioïque que tout le monde cher-
chait. Il avait trois ou quatre sujets en vue et remit le choi.ç au duc
Alphonse, son mécène; enfin il commença la Jérusalem. Ce qu'il
voulait faire, c'était un poèuve « régidier, » selon les règles. Le
sujet répondait à l'esprit du teit)ps par son caractère religieux et
cosmopolite; on y pouvait intro luire sans effort un héros de la
maison d'Esté et faire ainsi, connue l'Arioste, la cour au duc. îLe
Tasse s'imposa un souci infini desproporiious et des distances pour
conserver le simplex et VuNum. dl s'inquiéta beaucoup du vrai-
semblable, imagina une action sérieuse. autour de laquelle tout pût
converger et fit du pieux Godefroi un protagoniste eifectif, un vrai
chef et roi à la mode moderne. Il supprima les chevaliers errans
et tira l'intérêt, non de l'esprit d'averiture, mais de l'inlluence
céleste et infernale, Jiomériqueajent. 11 humanisa le surnaturel en
le rendant explicable et presque allégorique, comme une simple
« extériorité » des instincts et des passions. 11 ennoblit les carac-
tères, supprimant le vulgaire, le grotesque et le comique, et son-
656 RETCE DES DEUX MONDES,
nant le clairon du premier au dernier vers. Il diminua de beaucoup
la part du hasard et de la force brutale pour augmenter d'autant
celle du génie, de la force morale et du savoir, notamment dans
les duels et dans les batailles. Il eut en vue de donner à son récit
une apparence d'histoire et de réalité. En un mot, un poème sérieu-
sement héroïque, animé de l'esprit religieux, possiblement histo-
rique et ramené au plus près de la vérité ou de la vraisemblance,
un poème offrant un élément merveilleux naturellement explicable,
et tant de cohérence, de simplicité dans la composition qu'il appro-
chât de la perfection logique : tel fut l'idéal classique longuement
prémédité par le poète, laborieusement remanié au gré des censeurs
et vigoureusement défendu contre ses adversaires dans des écrits où
il montra qu'il en savait plus qu'eux.
Le poème fut reçu comme il avait été conçu. On le lut d'abord
par bouchées, et, quand il parut tout entier dans une édition incor-
recte, à l'insu du pauvre Tasse, un essaim de guêpes se souleva.
Les critiques jugèrent l'auteur d'après ses intentions, le mesurèrent
à son compas, le combattirent avec ses armes. Si vous vouliez faire
un poème religieux, il eût fallu nous le donner tel qu'il pût être
mis dans les mains des nonnes. Quel scandale que ces amours
décrites avec tant de volupté! La composition est défectueuse;
Olinde et Sophronie ne sont qu'un hors d'œuvre; l'action sérieuse
et vraie ne comprend qu'un petit nombre de chants ; tout le reste
en est détaché; c'est une débandade d'aventures et d'épisodes. La
diction est artificielle et prétentieuse, la langue impure et im-
propre, etc. L'académie de la Crusca lança des foudres. Le pauvre
Tasse en devint malade et traita ses critiques comme des ennemis.
A la vérité, son principal ennemi était lui-même. Il se défendait,
mais avec une mauvaise conscience, parce qu'il professait, au fond,
les mêmes principes et, par conséquent, devait avoir tort à ses
propres yeux. Aussi eut-il la malheureuse idée de refaire son
poème. Après la Jérusalem délivrée naquit la Jérusalem conquise,
hélas!,,
La poétique du Tasse est, dans ses bases essentielles, conforme
à celle de Dante. Pour lui, le but de la poésie est littéralement la
vérité confite en doux vers {il vero condito in molli versi), comme
elle était pour Dante la vérité cachée sous le langage orné de la
fable. L'idée religieuse est aussi la même : la lutte de la passion
contre la raison. La passion et la raison sont chez Dante l'enfer et
le paradis ; chez le Tasse, Dieu et le diable avec leurs agens terres-
tres. L'intrigue est entièrement fondée sur cet antagonisme, devenu
le lieu-commun des poètes italiens. Homère chante la colère
d'Achille, c'est-à-dire non la raison, mais la passion où la vie se
manifeste énergiquement. Ses divinités sont des êtres passionnés;
FRANCESCO DE SANCTIS. 657
Jupiter lui-même n'est pas la raison, c'est le destin, la nécessité
des choses. Virgile se rapproche de l'idée chrétienne en arrachant
le pieux Énée aux bras de Didon, et pourtant, au point de vue
poétique, ce qui excite le plus haut intérêt, ce n'est pas l'homme
vertueux, c'est la femme abandonnée. Dans la légende chrétienne,
le paradis perdu et le péché d'Adam sont des sujets épiques oix la
vie éclate dans la violence de ses forces et de ses instincts. Dans la
passion et la mort du Christ, l'intérêt atteint le plus haut effet tra-
gique, parce que c'est le martyre de la vérité. Chez Dante, cette
idée produit l'abstraction du paradis et l'mtrusion de l'allégorie,
comme chez le Tasse elle produit l'abstraction de Godefroi. On
confondait la vérité poétique avec la vérité philosophique ou théo-
logique. L'Arioste s'en tira fort bien parce qu'il chantait la folie de
Roland, et, quand venait le tour de la raison, Astolphe allait gaî-
ment la repêcher dans la lune. Le Tasse prend l'idée au sérieux
et, visant à la perfection mentale, il n'aboutit qu'à la malheureuse
construction de la femme céleste et de Godefroi de Bouillon.
Le poète ne se trompe pas moins dans la conception de la vie
épique. Il n'y cherche que l'histoire, la vraisemblance et la cohé-
sion avec une certaine dignité égale et soutenue, et son œil ne va
pas plus avant, ne plonge pas plus profond; il ne voit que la sur-
face et la charpente. Il fut poète cependant, comme Dante, et il
eut une véritable inspiration, ^é à Naples, élevé aux jésuites, puis
à Rome, il était un croyant sincère et en même temps un esprit
fantasque, chevaleresque, sentimental, profondément imbu de
cuhure italienne. Deux hommes combattaient en lui, le païen et le
catholique, deux influences opposées : celle de l'Arioste et celle du
concile de Trente. Orphelin de bonne heure et luttant contre les
nécess'tés de la vie, il n'oublia jamais qu'il était gentilhomme et
resta libre, honnête, dans les bassesses et les vices d'une cour. II
n'était pas sans rapport avec Pétrarque. Tous deux poètes de tran-
sition, illustres malades, sentant en eux deux mondes en lutte qu'ils
ne pouvaient accorder. Tous deux mélancoliques, mais la mélan-
colie du Tasse est plus intime, le déchirement en lui n'est pas à
fleur d'imagination, mais au profond du cœur. Sensitif, impres-
sionnable, tendre, larmoyant, il prend au sérieux toutes ses idées
et y conforme tout son être. Enthousiaste jusqu'à l'hallucination,
il perd la mesure du réel et plane au large dans le monde de son
intelligence, où le soutient au-dessus de l'humanité, l'élévation,
l'honnêteté de son âme. Il lui manque ce don de flairer les hommes,
ce sens pratique dont les esprits médiocres sont pourvus si abon-
damment. Son imagination, toujours en travail, transforme et colore
la vie, non-seulement aux yeux du poète, mais encore aux yeux de
TOME LXII. — 1884 42
658 REVUE DES DEUX MONDES.
l'homme. Placez-le maintenant dans une oour italienne de ce temps-là
et vous pressen.tirez la tragédie. A i'obandon, à la confiance, , à
l'expansion de la prenjière jeunesse succède tout le cortège des
désenchantemens; la mélaDColie concentrée, ombrageuse, l'humeur
noire et l'hallucination : état oscillant entre la santé et la tolie et
qui put faire croire, Jion-seulement aux autres, mais à lui-même
qu'il n'avait pas tout son bon sens. Au lieu de médecins et de médi-
camems, il lui eût lallu quelque retrait-e tranquille, avec ses livres
et. près de lui une mère ou une sœur ou des amis rendus intelligens
par raiïection. Au lieu de cela, il eut la prison et -la stérile compas-
sion des hommes. Une fois libre, il trouva une sœur (1) et un ami
qui purent soulager, mais non guérir une imagination depuis si
longtemps malade. Et quand il obtint un premier sourire de la for-
tune, le jour de son com'onnement fut le jour de sa mort.
Regardez en face Pétrarque et le Tasse : ils ont tous deux l'air
absorbé, distrait, les yeux jetés dans l'espace et sans regard, parce
que toute leur attention se replie en dedans. Mais Pétrarque a le
visage idyllique et reposé d'un homme qui a déjà pensé et qui est
satisfait de sa pensée ; le Tasse a la figure éléj^iaque et trouble d'un
homme qui cherche et ne trouve pas. Ni dans l'un ni dans l'autre,
vous ne voyez les traits ènergiquement accentués du profil de
Dante.
Il manque au Tasse, comme à Pétrarque, la force avec son calme
olympien et sa volonté résolue. Son caractère est lyrique, non
héroïqiie ; c'est une nature subjective, créant d'elle-même son uni-
vers. S'il fût né dans le moyen âge, il eût été un saint. Mais comme
il est venu au monde en un temps de scepticisme hypocrite et de
« culture contradictoire, » il vit entre des scrupules et des doutes
et ne sait définir lui-même s'il est un catholique ou un liérétique :
plus cruel inquisiteur de sa propre conscience que ne le fut le tri-
bunal de l'inquisition. Il avait débuté avec son Rinaldo bien près
de l'Arioste, et il ne crut pas s'en être a.-v&ez éloigné avec sa Jêru-
saletn délivrée. Des scrupules critiques et religieux le conduisirent
à la Jérusalem conquise, qu'il appelait la vraie Jérusalem, la Jéru-
salem céleste. Et il n'estima pas que ce fût encore assez : il écrivit
les Sept Journées die la création.
S'il y eût eu en Italie un mouvement sérieux de renaissance chré-
tienne, la. Jérusalem eût été le poème de ce nouveau monde animé
de l'espiïit que vous sentez dans la Messiade et dans le Paradis
(1) Encore une petite inexactitude du critifiue. Le Tasse s'était réfugié auprès de sa
sœur en 1577 et ne fut incarcéré qu'en 1579; il avait donc pu se calmer auprès d'elle
avant de s.aigrir à i hôpital de Suinte-Anne. Cesont des mioaties, mais qui reuTcr-
sfiut les conjiictures dea esprits ii'génieux.
FEAJtCESCO DE SANGTIS. 660
perdu. Mais le mouvement était superficiel et formel, produit par
des senlidiens et des intérêts politiques plutôt que par de sincères
convictions. Tel il se montre dans le poème du Tasse. G'e^t l'œuvre
d'un homme qui n'était pas un penseur original et ne jetait pas un
libre regard sur les problèmes de la vie. Il fut un érudit, non un
philosophe ; son « monde religieux » a des lignes, des limites fixes
et déjà trouvées, non tracées par son propre entendement. Sa cri-
tique et sa philosophie sont choses apprises, bien entendues, bien
exposéeSj exprimées avec une dialectique et une termino'ogie per-
sonnelles ; on n'y trouve rien qui soit scruté jusqu'à la base, rien où
l'homme ait consumé une partie de son cerveau. 11 ignorait Copernic
et demeurait, étranger à tout ce grand mouvement d'idées qui renou-
velait alors la face de l'Europe et qui berçait les plus nobles esprits
d'Italie en de périlleuses méditations. Devant son esprit se dres-
saient certaines colonnes d'Hercule qui lui barraient le passage et
quand involontairement il portait son regard au-delà, il s'arrêtait
comme atterré et se confessait au }>ère inquisiteur, comnie s il eût
goûté du fruit défendu. Sa religion est un fait « extérieur à son
esprit, » un assemblage de doctrines à croire et à ne point examiner.
Sa culture littéraire et philosophique est indépendante de toute
influence religieuss. Sa conduite montre une loyauté, une fieité de
gentilhomme rappelant des types chevaleresques bien plutôt qu'é-
vangéliques. Sa vie offre une poésie victime de la réalité, vie idéale
dans l'amour, dans la religion, daos la science, dans l'action : « un
long martyre couronné d'une mort précoce. » Il fut une des plus
nobles incarnations du génie italim, une haute matière de poésie
attendant celui qui la tirera du marbre où Goethe l'a enlermée et
qui refera de la statue un homme vivant.
Qu'est-ce donc que la religion dans la Jérusalem ? Une religion
italienne : dogmatique, historique et forraelie; il y a la lettre, il n'y
a pas l'esprit. Ses chrétiens croient, se confessent, prieM, font des
processions : ceci est le vernis; où est le fond? C'est un monde
chevaleresque, fantastique, romanesque et voluptueux « qui va à
la messe et lait le signe de la croix. » La religion est l'accessoire
de la vie, ce n'en est pas le fond, comme chez Milton ou Rlopstock.
Ici l'idéal, comme depuis Boccace, flotte encore entre le faiitaslique
et l'idylliqne; il ne s'y ajoute qu'une apparence de sérieux, de
réaliié et de religion. — Le type du héros chrétien est Godefroi,
caractère abstrait, rigide, extérieur et tout d'une pièce. Ce qu'il y
a chez lui de pliis intime est un son^^e, imitation païenne, réminis-
cence du songe de Scipion. Tout l'intérêt poétique est accaj)aré par
Armide'. La raison, plus païi^nne que chrétienne, montre ([u'elle a
fréquenté Séiièque et Virgile beaucoup plus que les auteurs sacrés.
La morale vise moins au paradis qu'à la gloire. La raison parle et
660 REYDE J>iiA D£UX MONDES.
Armide agit entourée d'artifices et de séductions. Ici l'auteur se
trouve sur son terrain et se plonge dans des fantaisies « ariostes-
ques, » profanes, idylliques, qu'il s'imagine transformer en poésie
religieuse parce qu'il accroche au bout la verge d'or et la rhétorique
d'Ubald. Renaud, le converti, n'a pas « une personnaUlé claire; »
ce qu'il est et ce qu'il devient ne se développe pas dans sa con-
science et n'a pas l'air d'être son ^ouvrage ; c'est le produit d'in-
11 uences maléfiques et bienfaisantes qui se le disputent avec achar-
nement. Le drame est tout extérieur et demeure bien au-dessous
de la confession de Dante pénétrée de l'esprit religieux. Quant au
reste, Renaud est une réduction du Roland de l'Arioste, comme
Argant est un Rodomont poussé au noir. — Le Tasse voulait faire
un poème sérieux, mais ce sérieux est négatif et mécanique : il se
borne à supprimer l'élément plébéien et grotesque et à simplifier la
fabulation. Le poète ne sait sortir de lui-même, n'a pas le divin
oubli de l'Arioste, n'atteint pas l'histoire dans son esprit et dans sa
vie intérieure, en atteint à peine l'aspect matériel et superficiel. Ce
qui vit au-dessous, c'est lui-même : il cherche l'épique et trouve le
lyrique ; il cherche le vrai, le réel et produit le fantastique, il cherche
l'histoire et ne donne que son cœur. Sur un fond romanesque il
construit un nouveau monde poétique : c'est là sa création ; c'est là
que ses grandes qualités sont à l'aise. C'est un monde lyrique, sub-
jectif et musical, reflet de son âme a pétrarquesque, » et, pour tout
dire en un mot, c'est un monde sentimental.
Le sentiment idyllique, élégiaque s'était développé dès l'aube de
■a renaissance, chez Politien, chez Pontano, puis s'était noyé dans
l'inondation des romans, des nouvelles et des comédies. L'idylle
était le repos d'une société fatiguée qui, manquant de sérieux dans
la vie privée et publique, se réfugiait aux champs, comme les indi-
vidus dans les cloîtres. Survinrent les agitations et les désordres de
l'invasion étrangère, et quand le résultat de la lutte fut une Italie
papale et espagnole, quand fut perdue toute liberté de pensée et
d'action et que la vie n'eut plus aucun but élevé, l'idylle reparut
avec plus de force et devint l'expression la plus accentuée de la
décadence italienne. Parmi tant de formes purement littéraires, c'est
l'idylle seule qui vécut réellement.
L'idylle italienne n'est pas de l'imitation, c'est une création ori-
ginale de l'esprit. Déjà, dans Pétrarque, elle s'est annoncée telle
qu'elle s'affirme dans le Tasse, une rêverie douce entre les mille
bruits de la nature. L'âme, recueillie en soi, est mélancolique et
disposée à la tendresse ; la nature devient musicale, acquiert de la
sensibilité, répand avec ses images des murmures qui sont des voix
de la vie intérieure. Ce qui prévaut dans l'homme, c'est le côté
féminin : la grâce, la douceur, la pitié, la tendresse, la volupté, les
FRANCESCO DE SANCTIS. 661
larmes. Les peuples, comme les individus, sur la pente de leur
décadence, deviennent nerveux, vaporeux, larmoyans. Le sentiment
ne vient pas des choses, ce qui est le propre de la santé, il vient
de l'âme trop sensitive. On a perdu la force épique d'atteindre la
réalité en elle-même, et cette vie féminine est une effusion de chi-
mères douces ; le sentimental est essentiellement lyrique et sub-
jectif. Là est le faible et le fort du Tasse. La nature avait fait de lui
un poète, le poète inconscient d'un monde tout intérieur, tout esprit
et musique, une imagination émue, plaintive, soupirante, qui va droit
au cœur. Dans la forme de l'Arioste il y a une vertu expansive qui
reste supérieure à l'émotion et cherche son repos dans l'ensemble
et dans le détail : qualité de la force. Dans la forme du Tasse il y
a l'impressionnabilitô qui trouble l'équilibre et la sérénité de l'intel-
ligence et la retient dans son émotion; l'image se liquéfie et devient
un je ne sais quoi,
Un non so che di flebile e 3oave,..
E un non so che confuso instilla al core
Di pietà, di spavento e di dolore...
Ce « je ne sais quoi » montre une imagination qui se noie, engloutie
par la sensibilité.
La note élégiaque prévaut toujours, même dans les récits de
batailles. Les héros sont indécis, indistincts, abstraits pour la plu-
part ; leurs mouvemens sont indiqués à l'oreille plutôt qu'aux yeux,
par un fracas d'épiihètes :
Soperbi, formid&bili, feroei;
la religion timide n'est qu'une machine, les anges sont des lieux-
communs, le Pluton, amené là comme divinité infernale, parle en
rhéteur. Les personnages ne deviennent intéressans que par l'atten-
drissement lyrique (la mort de Clorinde, les derniers mots de Sophro-
nie, etc.). Même les guerriers, les paladins n'attirent que par la
féminité de leur nature, dans le sens le plus élevé du mot : telle
est la sjmpathique, immortelle figure de Tancrède.
De Sanctis retourne cette idée en tous sens, montre l'idylle dans
l'épisode d'Herminie, partout enfin, la poésie du sentiment et
aussi du plaisir; Armide au sommet, l'héroïne du Tasse, la magi-
cienne amoureuse qui devient femme et met sa magie au service de
son amour, u C'est le surnaturel dompté et dissipé par les lois plus
fortes de la nature. » Le cœur bat et la sorcellerie s'évapore ; la
séductrice une fois séduite n'est plus qu'une simple créature sauvée
302 REVDE DES DEUX MONDES.
de Teûfer par sa faiblesse même et réhabilitée par la sincérité de
sa passion : elle aime et on lui pardonne. Convertie par l'amour,
elle se donne à son amant avec une parole évan^élique :
Ecco l'ajnxiiUa tua.
Ce «l'onde du sentiment est aussi (par malheur) le monde du bel
esprit. Le Tasse, comme Pétrarque, est moins dispo-^é à renouveler
un ancien répertoire qu'à l'habiller à neuf. Très érudit, plein d^
réminiscences, il voit le monde à travers les hvres, « travaille sur
du travail déjà fait, raffine, aiguise des images et des concetti : w
c'est ce qu'il appelle : « le parler d'sjoint, » un ouvrage de mar-
queterie, comme l'a trè-^ bien vu Galilée. Cherchant l'ellet non dans
l'ensemble, mais dans les parti^-s, et donnant au plus petit membre
de phrase une valeur personnelle, il casse les jointures, disloque la
période et lance des idées ou des traits qui vont deux à deux, se
relevant l'un l'autre ; il en résulte une série ininterrompue d'anti-
thèses, une harmonie produite par des objets semblables ou dis-
semblables qui se font vis-à-vis :
Molto egli oprô col seano e colla mano,
Molto soffii ne! gioiioso acquisto :
E invan l'inferno a lui s'oppose, e invano,
S'arme d'Asia e di Libia il popol miâio...
Ce molto et cet invano « sont le refrain d'uns cantilène enfermée
en elle-même et épuisée dans l'expression d'un rapport entre deux
objets. » Naturellement, quand on cherche l'effet dans ce rapport,
on y prend plus d'intérêt qu'il ne convient à un poète et l'on arrive
au raffinement, à la préciosité : u 0 yeux sans pitié conitne la main :
elle fait les plaies, vous les regardez! » Et ailleurs : « Ou dirait
qu'il porte la terreur dans les yeux, et dans les mains la mort; »
ou encore : « 0 pierre (sépulcrale) qui as au-dessous de toi nies
flammes et au-dessus mes larmes. » C'est Tancrède qui se plaint
ainsi. Araiide elle-même, dans le désespoir du suicide, adresse à
ses armes un petit discours ingénieux qui se termine ainsi :
Sani piaga di stral piaga d'amore,
E sia la morte mediciaa al core.
a Qu'une plaie de flèche guérisse la plaie d'amour et que la mort
soit une médecine au cœur. » C'est là ce qu'on a app-îlô le clinquant
du Tasse : une forme artificieuse de représentation où l'intérêt n'est
FRAÎfCESCO Dï SAWCTIS. 663
pas dans la chose, mais dans la manière de la regarder. L'artiste
devient Tjn virtuose qui tient à montrer ses petits talens, l'élément
musical se développe et domine : c'est une emphase sonore, avec
certaines pauses, certains trilles, certaines reprises, et des -éclats de
voix ; cela ne se récite pas, cela se dédame. Il y a du commence-
ment à la fin un Ar^ma virumque cano, un accent guindé, tendu,
comme ctlui d'un homme qui serait dans un état chronique d'exal-
tation, partant un choix de mots ronflans, une bourre d'épithètes et
d'adverbes, une noMesse conventionnelle d'expression, une pauvreté
de mots, de phrases, de tours : enfin le langage de la rhétorique.
Il s'agit de s'en tenir aux généralités, de raviver les lieux-communs
avec un échaniïement factice, une détonanon d'apostrophes, d'épi-
phonèmes, d'hypotyposes, d'interrogations et d'exclamations, ce
qui arrive surtout <juand le virtuose veut exprimer avec force des
mouvemens passionnés, comme les chagrins de Tancrède et les
fureurs d'Armide. Telle est la manière du Tasse; il y pénètre tou-
tefois le soiiflle puissant du sentiment vrai qui lui arrache des accens
pleins de simplicité dans leur énergie. Le virtuose s'aublie, le
poète reste, éloquent parce qu'il est isincère, touchant parce qu'il
est ému.
Conclusion de De 'Sanctis (ici nous traduisons mot à mot, en
respectant ses négligences) : « La Jênisahm n'est pas un monde
extéiieur, développé dans ses elémens organiques et traditionnels,
comme le monde de Dante et de l'Arioste. Sous les prétentieuses
apparences de poème héroïque, c'est un monde intérieur, ou lyrique,
ou subjectif, é'égiaco-idylliqae dans ses parties essentielles, écho
des langueurs, des extases, des lamentations d'une âme noble, con-
templative et musicale. Le monde extérieur existait alors, c'était
celui de la nature, celui de Copernic et de Colomb, la science et la
réalité. Le Tasse, lui aussi, en a quelque Inenr et laisse voir ses
intentions historiques, réalistes et scie mi tiques, mais elles restent à
l'état de pressentiment d'un monde littéraire futur. L'Italie n'était
pas digne d'avoir un monde extérieur, et ne l'avait pas. Ayant perdu
sa place parmi les puissances, tout but national manquant à son
activité, réduite à la répétition prosaïque d'une vie dont elle n'avait
plus l'inielligence et la conscience, sa littérature devient toujours
plus une forme conventionnelle séparée de la vie, un jeu d'esprit
sans sérieux, par conséquent essentiellement irivole et confite en
rhétorique même sous les apparences les plu« héroïques ei les plus
sérieuses. De cette tragédie Torqu^a1o Tasso est le martyr incon-
scient ; c'est précisément le p^ète de cette transition, placé entre
des réminiscences et des presseniimens, entre le monde chevale-
resque et le monde historique ; romanesque, fantaisiste, embarrassé
66à REVUE DES DEUX MONDES.
parmi les règles de sa poétique, la sévérité de sa logique, ses
intentions réalistes et ses modèles classiques; s' agitant au milieu
de ces contradictions sans trouver un centre de conciliation et d'har-
monie ; ainsi partagé, inquiet, plein de repentirs dans ses œuvres
comme dans ses actions, misérable jouet de son imagination et de
son cœur: ce fut là son martyre et sa gloire. Cherchant un monde
extérieur épique dans un répertoire déjà épuisé, i! y jeta sa propre
personne, son idéalité, sa sincérité, son esprit mélancolique et che-
valeresque, et il y trouva son immortalité. C'est là qu'on sent la tra-
gédie de cette décadence italienne. C'est là que la poésie, avant de
mourir, chantait sa lamentation funèbre et créait Tancrède, pres-
sentiment d'une poésie nouvelle quand l'Italie sera digne de
l'avoir. »
lY.
Voilà sans doute une belle étude, pleine d'idées neuves, d'expres-
sions vives, de pénétration, de sagacité, mais où est l'écrivain? Cela
est parlé plutôt qu'écrit : il y a du va-et-vient, du zig-zag. des
reprises et des redites. L'improvisateur a médité son sujet et sait où
il va, mais qu'une idée lui vienne en chemin, une idée de traverse,
il ne se prive pas de la suivre et nous déroute ; nous avons dû
plus d'une fois retenir ou ramener cette causerie pour lui faire suivre
l'alignement. « Ma pensée, avoue-t-il lui-même, me dit qu'il faut
rester attaché à mon sujet, le serrer de près et filer droit; cepen-
dant je m'interromps, je me dis : « Bravo! » ou bien : « Non, ce
n'est pas ça, » et je m'escrime, et je gesticule et je me distrais der-
rière mes châteaux en Espagne. Écrire m'est difficile, parce que je
ne mets rien sur le papier qu'après avoir longtemps bataillé contre
moi-même, et s'il me vient des repentirs et que je sois forcé d'effacer,
alors ce papier me parait laid, je le déchire et je recommence. Parler
m'est plus facile, parce que j'écris sur une carte l'ordre des idées
ou, comme nous disons, le squelette, et j'abandonne le reste au
hasard, sauf quelque point qui m'intéresse et m'attire et où je m'in-
génie à trouver la forme qui va le mieux. Pourtant, comme je ne
suis pas né comédien, quand j'arrive à ce point-là, j'y arrive tout
froid, comme si je voulais attraper en l'air quelque chose qui n'a
rien à faire avec le reste ; tout le monde s'en aperçoit et la phrase
tant étudiée ne produit aucun effet. »
Voilà pourquoi De Sanctis professait mieux qu'il n'écrivait :
comme professeur, il était incomparable. Il avait l'entrain, la verve,
le pétillement, la flamme et faisait de la lumière à force de chaleur.
FRANCESCO DE SANCTIS. 665
C'est par l'enseignement qu'il a bien mérité des lettres et de son pays,
qu'il a renouvelé la critique à Naples et peut-être en Italie. Ne l'ou-
blions pas, il était sorti de l'école de Puoti, c'est-à-dire d'une classe
de rhétorique, où on l'appelait « le grammairien ; » il s'en dégagea
de lui-même et combattit le premier le pédantisme des arcadies, la
littérature stagnante où croupissait le génie italien. M. Molmenti
l'a dit énergiquement (1) : « La \oix mâle de De Sanciis retentit
pleine d'indignation dans ce gynécée intellectuel. C'était une pousse
jeune et vigoureuse qui avait crû sur l'arbre desséché de la rhéto-
rique. Il renia ses premières études et ses premières impressions. »
Aux rondeurs, aux élégances, aux archaïsmes de Puoti, son vieux
maître, il opposa le parler net et franc, la langue expressive et
colorée des artistes; il devina celte critique sereine et large qui
ressemble à la charité de l'évangile et, comme elle, comprend tout,
explique tout, supporte tout; la critique humaine, désintéressée,
sans envie, sans arrogance, celle « qui ne se réjouit pas de l'injus-
tice, mais qui se réjouit de la vérité. » Ce n'est pas tout : il étudia
les littératures étrangères et apprit aux jeunes à sortir de chez
eux ; il les conduisit à Paris, à Londres, à Weimar et leur enseigna
que tout n'est pas Italie au monde. Bien plus, il osa le premier leur
dire ce que la plupart d'entre eux ne croient pas encore, que leurs
poètes, même les plus grands, ne reçurent pas du ciel le don d'in-
faillibilité, (c Cn faux patriotisme nous fait croire qu'il est beau de
dissimuler les défauts de son pays : c'est le ridicule des peuples et
des hommes faibles. Quand donc oserons-nous regarder le prochain
avec indulgence et demeurtr sévères envers nous-mêmes ? Je ne
sais s'il existe une petitesse plus coupable que cette honte de dù-e
aux autres ce qui crie dans notre conscience : une fausse rougeur
qui nous rend embarrassés, vils à nos propres yeux, jusqu'à ce que,
nous mettant à l'aise dans une hypocrisie commode, nous acqué-
rions la face dure de l'impénitent, mentant non-seulenient aux
autres, mais à nous mêmes. Défaut confessé est à moitié pardonné;
osons nous regarder en face si nous voulons guérir. Heine a fouetté
jusqu'au sang ses compatriotes, et il y a des imbéciles qui l'appel-
lent un mauvais Allemand. Tant que dure en un peuple la mauvaise
habitude de pallier ses misères, je doute de sa grandeur. Et il ne
me semble pas moins mesquin de glorifier plus qu'il ne faut, en
faisant, par exemple, de Pétrarque un David et un Platon : c'est une
grande pauvreté qu'un tel excès d'outrecuidance ou d'hypocrisie.
Quant à moi, j'ai cru convenable à la dignité de ma patrie et à ma
sincérité d'homme de dire ouvertement ce que je pensais, de pré-
Ci) P.-G. Molmenti, Nuove Impressioni letterarie. Turin, 1879;Caaiilla et Berlolero.
6^ REVUE DES DEUX MONDES.
senter Pétrarque tel que je le conçoisv, sacs, avoir égard à autre
chose que la vérité, sans me demander si sa figure en soriira dimi-
nuée ou agrandie. Telle qu'elle est, elle demeure assez grande
pour durer dans les siècles. » Tous les Italiens devraient appreadne
cela par cœur.
Enfin, le plus grand mérite de De Sanctis, c'est qu'ien littérature,
il n'était d'aucun temps, d'aucun pays, d'aucune église; quelle
que fût l'opinion d'un poète, il ne Je jugeait qne dans son œuvre
et y découivrait aussiiôl( « ce peHiqne é^ernel ({ui ne dérive d'au-
cune religion en particulier, d'aucune façon déterminée de contem-
pler le monde, mais qui est la libre création du génie, la vie même
que le génie insuffle à ses-créastions; \m ptiénque éternel et uni-
versel qui a produit chez tous les peup^'Cs civilisés d'impérissables
monumens. » Cette suprême impartialité n'est pas donnée à touit
le monde ; la plupart des critiqut s, avant de juger un écrivain, lui
demandent son passeport ou sa confession de foi; s'il ne pense
pas comme eux, son écriture e«;t ma-uvaise. L'excellent Seuembrini,
qui, lui aiiissi, a enseigné l'histoire de la littérature italienne, avait
les^ papes en horreur et ne voyait qu'eux dars tous les mauvais
livres; il contestait le talent des auteurs qui étaient allés au Vati-
can. Que d'incorrections n'a-t-il pas trouvées dans le fameux hymne
du Cinq mai, parce que Manz'rii était catholique! De Sanctis, au
contraire, quoique fort peu orthodoxe, se mettait à genoux devant
Manzooi. « Il comprenait pleinement les grands poèies, chacun
dans sa façon particulière de regarder la vie et le monde;., il com-
prenait la conscience du moyen âge et la conscience moderne, la
foi, le doute, le sentiment religieux:, la douleur univei-selle, l'épo-
pée^ le dramte, la poésie lyrique, l'opposition tt l'harmonie de toutes
les formes, l'opposition et l'harmonie de tous les idéalsv »
Ainsi parlait devant sou cercueil un de ses élèves les plus chers
et les p'us distingués, le professeur Zarabini, recteur de l'iuniver'
site de Naples. De Sanctis en eut beaucoup d'autres qui tous ont
gavdé la passion des lettres: M. Pasquale Villari, le plus chaud
défenseur de Savonarole, l'interprète le mieux renseigné de Machia-
vel; le jeune La Vista, mort avant l'âge après avoir donné plusjet
mieux que des promesses; et encore GamiHo di Meis, Saverio
Arabia^ Agostino Magliano, Giuseppe de Luca, Enrico Gapozzi,
Achille Veriunni, Diofuede Marvasi, Ferdinando Flores,. Franoesco
Mowtefredine, Bruto Fabhrioatare, Nioola Marselli, LoreBzo GrecQ,
G. Cammarota, autant de noms qui méiiteraif mt un article à part,
sans compter tous ceux q\\& noospassons^ parigrxorance ou pour ne
pas trop allonger la nomenclature. On a dit que ces élèves n'ont
pas continué la méthode du « pi'ofessem', » que- chacun a suivi sa
FRANCISCO DE SANCTIS. " 667
pente, s'est frayé sa voie, en un nnot que De Sanctis n'a pas fait
école. Cela est vrai, De Sanctis n'a pas fait école, ne s'est point
construit une cbfpelle, et ce n'tst pas le moindre des services qu'il
a rendus. II a laissé à ses élèves pleine liberté d'opinion, de senti-
ment et d'allure, mais à tous il a (onnnui iqué le feu sacré. C'est
ainsi qu'il a créé, non des copistes et des courtisans, mais des
hommes. 11 vivait avec ses « jeunes » et comptait sur eux pour
faire l'Italie, où de son temps marquaient encore les Italiens, il se
formait une très haute idée de l'enseignement : « L'état, c'est
d'abord l'université, » dit- il un jour à la chambre. Et dans son
fameux discours, la Scienza e la lita, proroncè en 1872 à l'uni-
versité de INaples : « Aujourd'hui, la vie se sent atteinte d'un malaise
inconnu se manifesiant par l'apathie, l'ennui, le vide; on court
instinctivement là où l'on enlei d j>arler de matière, de force, des
moyens de restaurer Ihcmme physique et de régénérer l'homme
moral. La littérature et la philosophie, les sciences médicales et les
sciences morales prennent toutes ce reflet et cette couleur. Pefaire
le sang, reconstituer la fibre, relever les forces vitales: tel est le
mot d'ordre non-seulement de la médecine, mais de la pédagogie,
non-seulemient de la scierce, mais de l'art; relever les forces
vitales, retremper les caractères et, avec le sentiment de la force,
ranimer le courage, la sincérité, l'initiative, la discipline, Thomme
viril et, par conséquent, l'homme libre. Les universités italiennes,
aujourd'hui, sont détachées du mouvement national, sans action
sur l'état, qui se déclare neutre, et avec très peu d'action sur la
société, dont elles ne savent pas interroger les entrailles : ce ne
sont plus que des fabriques d'avocats, d'architectes et de méde-
cins. Si elles ccm>prennent la mission de la science contemporaine;
si, en usant de la liberté qui leur est donnée, elles affrontent des
problèmes actuels et taillent dans le vif; si elles ont l'énergie de se
faire elles-mêmes les chefs et les guides de cette rtstauiation
nationale, elles redeviendront ce qu'elles furent autrefois, le grand
vivier des générations nouvelles, les centres vivans et rayonnans
de l'esprit nouveau. » — « 11 m'a ravi le cœur! » s'écria le vieux
Gino Ca[)poni en lisant ces paroles éloquentes. On comprend main-
tenant pourquoi les jeunes ont conféré à De Sanctis ce titre qui lui
est resté : « le Professeur. »
Marg-Monnier,
LA
CIRCULATM FIDUCIAIRE
CRISE ACTUELLE
L'attention a été appelée de nouveau sur les banques d'émission
à propos de l'autorisation qui vient d'être accordée à la Banque de
France de porter sa circulation fiduciaire à 3 milliards et demi. On
s'est demandé si cette autorisation était bien nécessaire. Dj moment
que nous ne sommes plus sous le régime du cours forcé et que la
banque a repris ses paiemens en espèces; il semble que c'est au
public de fixer la limite jusqu'à 'aquelle peuvent s'étendre les billets
au porteur. S'il croit qu'il n'en a pas assez, il en demande, et s'il
juge qu'il en a trop ou que ceux qui sont en circulation ne sont pas
suffisamment garantis, il les présente au remboursement et la cir-
culation rentre ainsi dans des conditions normales sans que l'état
ait besoin d'intervenir. Pourtant, il faut le dire, on ne s'est pas trop
étonné de cette intervention de l'état. Si la Banque de France a
repris ses paiemens, elle n'a pas été rendue, par cela même, à sa
pleine liberté, elle reste toujours soumise à la partie de la loi qui
l'oblige à demander l'autorisation pour l'extension de sa circulation ;
et comme la limite posée précédemment était de S milliards
LA CIRCULATION FIDUCIAIRE. 669
200 millions, il fallait pour l'augmenter une autorisation nouvelle.
Tout le monde savait d'ailleurs que cette augmentation avait pour
but de satisfaire moins les intérêts du commerce que ceux du trésor,
et on sentait la nécessité de mettre un frein à l'empiétement de
celui-ci. Le public livré à lui-même ne s'en serait point inquiété.
N'étaiî-il pas rassuré par une encaisse de près de 2 milliards contre
S milliards 100 ou 200 millions de billets? C'est beaucoup plus que
le minimum classique du tiers, qui, dit-on, doit exister entre le
numéraire et la circulation fiduciaire, et n'avait-on pas vu ces mêmes
billets circuler librement sans dépréciation aucune pendant la guerre
et la commune, alors que l'encaisse n'atteignait pas le quart et même
le cinquième de l'émission et que tout était troublé dans notre pays?
Il n'y avait donc point, je le répète, à compter beaucoup sur le
public pour mettre une limite à la circulation fiduciaire.
Quelques esprits pourtant se sont préoccupés de la situation :
ce chiffre de 3 milliards 500 millions de billets pouvant circuler
avec une garantie en numéraire même de près de 2 milliards ne
les rassurait pas complètement; ils voyaient, après tout, un décou-
vert possible de 1,500 millions pour les billets. Et comme une par-
tie de ce découvert répondait à des besoins qui ne sont pa<? ceux
pour lesquels la banque a été créée et devait venir en aide au
gouvernement, ils en concluaient qu'il pouvait y avoir un double
danger à un certain moment : danger pour le trésor, qui abuserait
des ressources qu'il trouverait auprès de la banque, et danger pour
la sécurité même de la circulation fiduciaire, qui pourrait se trou-
ver non suffisamment garantie. Alors on a agité de nouveau la
question de la liberté des banques d'émission, opposée au mono-
pole, et on s'est demandé si avec cette liberté on n'aurait pas plus
d'avantages et moins d'inconvéniens. Cette question a été surtout
di?cutée dans une des dernières réunions de la Société d'économie
politique à Paris. On a parlé de tous les pays où la liberté d'émis-
sion existe : ce sont, en Europe, de petits états; c'est la Suisse,
l'Ecosse, la Suède, etc. Il résulte de ce qu'on a dit que, s'il n'y
a pas de monopole dans ces états pour l'émission des billets au
porteur, la liberté qui est laissée d'en créer autant qu'on veut
est de telle nature, entourée de telles restrictions, que les banques
n'ont pas grand intérêt à en user et la circulation fiduciaire est
très peu étendue. En Suisse, toute banque qui veut émettre
des billets au porteur est tenue d'abord d'en demander l'autori-
sation au pouvoir fédéral, elle doit ensuite avoir en espèces métal-
liques ko pour 100 de la circulation; il faut, en outre, qu'elle
dépose dans les caisses de l'état une proportion assez considérable
de papier du gouvernement. Enfin, toutes les banques qui émettent
670 REVUE MS DEUX aïOHDES.
des billets sont souraises à une surveillance réciproque et oibligées
d'échangpr le papier les unes des autres. Ces restrictions sont très
gênantes, et les banques qui émettent des billets en Suisse n'ap-
précient pas beaucoup la situation qui leur est faite. En Ecosse, les
banques d'émission sont régies, comme en Angleterre, par le fameux
act de i8M de Robert Peel, qui n'autorise l'émission que pour un
certain chiUre répondant à des valeurs d'état que possèdent les
banques : au-delà, tout billet doit être couvert par une représenta-
tion équivalente en espèces métalliques. De plus, en Ecosse, toute
banque qui émet des billets au porieur est soumise à la responsa-
bilité illimitée, c'est-à-dire que les actionnaires sont responsables
solidairement et sur toute leur fortune des accidens qui pouiTaient
survenir. Enfin^ on ne peut pas considérer les banques d'Kcosse en
elles-mê ! es, elles n'ont pas pour ainsi dire d'existence propre, elles
s'appuient toutes sur la Banque d'Angleterre, c'est là qu'elles pos-
sèdent leurs réserves et leur encaisse, c'est à cet établissement
qu'elles s'adressent dans les moniens de crise, et on ne sait pas ce
qu'elles deviendraieat si cet appui, qui leur est indispensable,
venait à leur manquer.
En Suède, il y a une banque d'état dont les billets seuls ont le
privilège d'être des hgal tender; elle est placée sous le comrôle et
la surveillance du gouvernement. Eile peut émettre des billets jus-
qu'à concurrence de son capital social versé, augmenté de son
encaisse métallique. La circulation actuelle de cet établissement est
de 50 millions de francs. A côté d'elle sont placées d'autres banques,
dites enskilda hanksy qui émettent aussi des billets au porteur avec
autorisaûon de l'état, et qui les gagent soit par des fonds publics,
soit par des affectations hypothécaires et par une encaisse plus ou
moins considérable. Ces billets ne jouissent pas du privilège des
légal tendcr^ on peut les accepter ou les refuser, et les actionnaires
des éiablissemeus qui les émettent sont, comme en Ecosse, respon-
sables solidairement. La circulation fiduciaire des enshlda banks
est de 78 millions; elle est parfaitement assurée, très solide. Il n'y
a jamais eu de perte, a dit un homme fort compétent, M. 0. Wallen-
berg, directeur Lui-même d'une de ces banques, celle de Stockholm,
et qui a bien voulu communiquer des renseignemens très intéres-
sans sur la question à la Société des économistes. Mais est-ce bien
là la liberté d'émission telle que l'entendent ses partisans, et la cir-
culation fiduciaire ainsi établie répond- elle au but qu'on se pro-
pose ?
On parle aussi de la liberté aux États-Unis; dans ce grand état,
car il s'agit là d'un grand état, on a constitué, au moment de la
guerre de sécession, un grand nombre de banques, dites nationales,
LA CIRCULATION FIDUCIAIRE'. 671^
qui peuvent émettre des billets au porteur. Elles scrïit tenu«*s, elles
aussi, de déposer dans les caisses du trésor, jusqu'à ooncnrreace de
90 pour 100 de leur énaission, des valeurs d'un titre délerminé. Ge^
sont généralement des obligations fédérales, et, conrira'' ces obliga-r
tions sont remboursées succeasivemenr par voie de conversion, le.
nombre en diminue beaucoup, et les banques ont de la p«ine:
à s'en procurer; de plus, ces titres jouissant d'une prime, lefS'
banques trouvent à les réaliser et à faire valoir l'argoni qui en
provient un intérêt presque égal et même quelquefois supérieur à
celui que rapportent les obligatiofs avec le droit d'émission; aussi
sont-elles peu empressées d'étendre leur circulation, elles la restrei-
gnent plutôt, et il y a en ce moment, aux États-Cnis, le contraire
de ce qui existe dans beaucoup d'états européens, une couiractioiï
des billets au porteur; on n'en trouve plus assez pour les besoins
et cela constitue un embarras dont on se préoccupe sérieusement.
Le président des Etats-Unis en parlait dans son dernier message et
cberchait les moyens par lesquels on pourrait remédier à cette
situation. Tout n'est doue pas non plus pat fait dans le système des
banques au-delà de l'Ailantique.
Ce qu'il y a de cerlaiiî, c'est que la liberlé d'émission n'existe
dans aucun grand état de l'Europe; partout il y a le monopole avec
des restrictions plus ou moins grandes et une surveillance plus ou
moins sévère de la part de l'étytt. Pourquoi le monopole V Parce
que ce qui est possibl-rf dans un petit pays ne l'est pas dans un
grand ; dans le petit, on se connaît davantage, on peut mieux appré-
cier !a solvabilité des banques qui émettent des billets au porteur, et
l'abus est plus difficile. Dans un grand état, au contr.iire, où l'on
se connaît moins, la surveillance réciproq^je n'est pas possible, et
le gouvernement aurait beau prendre les plus grandes précautions,
toutes les banques d'émission répandues sur le territoire n'inspire-
raient pas la mêiiie confiance; on accepterait les billets des unes et
on su¥;peGterait ceux des autres; et si, pour plus de garantie, on
voulait établir entre elles une espace de solidarité, comme celle qui
existe à peu près enSui^se, beaucoup de ces banques préféreraient
renoncer à l'émission plutôt que d'encourir cette; solidarité : on
n'aurait plus alors la circulaiion fiduciaire qui est nécessaire aux
besoius; tandis qu'avec une banque jouissant d'un monopole et
ayant des succursales partout, les billets circulent aiséinent et ren-^
dent les services qu'on peut en' attendre-. Maintenant, quels sont ces
services?
Quand un fabricant a créé une marchandise et l'a vendue à un
négociant qui se chargera par lui-même ou par un autre intermé-
diaire encore de la faire parvenir au consommateur, il y a un
672 REYCE DES DEUX MONDES.
délai pendant lequel la marchandise créée reposera sur le crédit,
et cela est nécessaire ; car, s'il fallait que le fabricant, pour conti-
nuer ses opérations, attendît que la marchandise fût entre les
mains du destinataire définitif, il y aurait un temps d'arrêt très
préjudiciable au mouvement des affaires, les approvisionnemens
manqueraient et tout se paierait beaucoup plus cher. Le billet
au porteur intervient alors pour permettre d'escompter l'avenir et
d'attendre que la marchandise soit réalisée; c'est de l'huile dans les
roues pour que le mouvement commercial s'accomplisse plus régu-
lièrement et plus vite. Supposez qu'il n'y ait pas de billets au por-
teur et que le fabricant, le négociant et les autres intermédiaires
s'arrangent entre eux au moyen de billets ordinaires, payables à
une échéance déterminée, c'est-à-dire une échéance calculée sur la
probabilité que la marchandise aura trouvé son placement définitif :
il faudra encore que les billets soient escomptés, car le fabricant et
le négociant ne peuvent continuer leurs affaires avec des valeurs
en portefeuille; ils auront à payer les salaires de leurs ouvriers, les
appointemens de leurs employés, et, pour cela, il leur faut l'instru-
ment d'échange qui est accepté par tout le monde, c'est-à-dire la
monnaie métallique ; les maisons d'escompte ou les banquiers aux-
quels ils s'adresseront n'auront pas toujours cette monnaie en suffi-
sante quantité et ils la feront payer cher, d'autant plus cher qu'ils
auront moins de moyens de renouveler leurs provisions. En un mot,
les affaires seront plus Itntes, moins faciles et grevées de plus de
frais. Les billets échangés entre négocians et fabricans pourraient
bien encore, à la rigueur, circuler et être acceptés comme argent
comptant, mais ce serait dans un monde assez restreint, dans celui
où l'on connaîtrait la solvabilité des signataires ; ils n'auraient pas
accès dans le grand public, tout le monde ne les prendrait pas, et,
jusqu'à l'échéance, le crédit serait limité et ne pourrait pas s'étendre.
Au lieu de cela, qu'a-t-on imaginé? On a organisé de grands éta-
blissemens de crédit pourvus d'un capital plus ou moins considé-
rable, ayant certains privilèges et bien connus du public; on leur a
donné la faculté d'émeitre des billets au porteur en échange des
engagemens pris entre fabricans et commerçans ; ces billets sont
acceptés comme de la monnaie quand on a l'assurance que l'éta-
blissement qui les a émis repose sur des bases solides. Sans doute,
dans la plupart des cas, ce sont des billets à découvert, c'est de
l'or supposé, comme l'a très bien dit M. Cernuschi dans un livre
sur la mécanique de l'échange ; mais c'est de l'or qui deviendra
parfaitement réel si l'émission a été faite avec prudence, si l'opéra-
tion commerciale qui y a donné lieu est sérieuse et repose sur une
marchandise d'un placement certain. De plus, on a mis entre les
LA CIRCULATION FIDUCIAIRE. 673
mains du public un instrument d'échange commode, léger à porter,
facile à compter, et enfin, comme cet instrument ne coûte généra-
lement rieû à l'établissement qui l'émet, celui-ci peut le donner à
meilleur marché que l'argent qu'on trouverait ailleurs. Voilà le
mécanisme et l'utilité du billet au porteur; et, en fait, on peut
constater que, là où il existe, le taux de l'escompte et de l'intérêt,
en général, a considérablement baissé. Il rend les mêmes services
que les chemins de fer comparés aux anciens modes de transport.
Les transports, autrefois, avaient pour limite les moyens dont on
disposait, et comme ces moyens étaient peu nombreux et très chers,
le déplacement de toute marchandise devenait très onéreux, le
commerce en souffrait, et il n'a pris un grand développement que
depuis que les chemins de fer ont été créés. Le billet au porteur,
je le répète, rend les mêmes services; mais, pour cela, il faut qu'il
soit parfaitement assuré, que le public le prenne avec confiance et
que les éiabUssemens dont il émane aient intérêt à le mettre en
circulation dans la mesure nécessaire. Avec la liberté des banques,
on est obligé d'entourer l'émission de telles précautions, si l'on
veut qu'elle présente des garanties, que l'exercice du droit devient
difficile ; on arrive presque, dans la pratique, à le supprimer. Est-ce
là l'idéal qu'on rêve? En ce cas, il faudrait en revenir purement et
simplement aux banques de dépôt, comme celle de Hambourg, qui
ne peuvent émettre de billets au porteur qu'en représentation
exacte du numéraire qu'elles possèdent dans leurs caisses.
Dans ces conditions, les avantages de la circulation fiduciaire se
trouvent bien diminués ; le billet au porteur n'est plus qu'un instru-
ment d'échange plus commode, plus facile à manier que le métal,
mais il n'ajoute rien aux facilités de crédit dont peut disposer le
commerce : donc, pour avoir une circulation fiduciaire suffisante et
parfaitement assurée il faut le monopole ; cela est tellement vrai,
que tout le monde y arrive. En Allemagne, avant l'établissement de
l'empire, il y avait un certain nombre de banques qui avaient le
droit d'émettre des billets au porteur ; ces billets ne rendaient pas
de grands services et ne franchissaient guère la frontière de l'état oii
ils avaient été créés. Après l'établissement de l'empire, on a constitué
une banque privilégiée dont le siège est à Berlin et qui rayonne
sur toute l'Allemagne; elle a 230 succursales, et elle a pris une telle
importance qu'elle escompte à elle seule Sli pour 100 de tout le
papier en circulation ; les autres banques, qui ont gardé le droit
d'émission, par respect pour le passé, n'en escomptent que pour
16 pour 100. Nous n'entrerons pas dans l'énumération des services
qu'a rendus celte banque privilégiée, nous nous contenterons de
dire que, si l'Allemagne a aujourd'hui une grande puissance éco-
TOME LXII. — 1884. 43
67 A REVUE DES DEUX MONDES.
nomique et financière, c'est en grande partie à sa banque prin-
cipale qu'elle le doit. En Russie, en Autriche, c'est le monopole
qui règne aussi avec adjonction de billets émis par l'état lui-
même. Nous n'en parlons pas parce que, dans ces deux états,
malheureusement, existe encore le cours forcé, ce qui empêche
d'apprécier à sa juste valeur la circulation fiduciaire. Seulement, ce
qu'on peut déclarer avec assurance, c'est que, sans le monopole,
les billets au porteur ne trouveraient guère de preneurs et seraient
encore beaucoup plus dépréciés qu'ils ne le sont. En Italie, depuis
l'unité, quatre banques d'émission se sont trouvées réunies dans
une espèce de consortium^ c'est un reste du passé. Mais une seule
a pris une importance particulière, c'est celle qui a été établie à
Rome et qu'on appelle Banque nationale; la tendance aujourd'hui
est même de n'en plus garder que deux, cette Banque nationale et
\q Banco de Naples. Les banques d'émission sont également à l'état de
monopole en Belgique et en Hollande , et ces deux pays s'en trou-
vent bien. Enfin, en Angleterre, il y a une banque principale qui a
seule le droit d'émettre des billets dans un rayon de 65 milles de
Londres ; et, en dehors de ces 65 milles, la circulation fiduciaire n'a
pas grande importance; encore se relie-t-elle étroitement à la
Banque d'Angleterre. Nous n'avons pas besoin de dire ce qui se
passe en France : notre principal établissement financier jouit éga-
lement d'un monopole et il a rendu de tels services sous cette forme,
au moment de la guerre et dans d'autres circonstances, que le
monopole est inattaquable. î! ne viendrait à personne aujourd'hui
l'idée de demander le rétablissement des banques régionales qui
existaient autrefois, ou quelque chose d'analogue. Seulement,
comme il y a un revers à tout, le revers, chez nous, est que la cir-
culation fiduciaire a pris trop de développement.
En 1869, pour ne pas remonter plus haut, la circulation fidu-
ciaire de la Banque de France était de 1,356 millions, et l'encaisse
de 1,259 : le découvert des billets était donc d'une centaine de mil-
lions. Aujourd'hui la circulation dépasse 3 milliards et l'encaisse
oscille autour de 1,950 millions; le découvert monte à 1 milliard
50 millions. Le nombre des billets au porteur s'accroît d'année en
année. Mais, dira-t-on, du moment que ces billets circulent aisé-
ment, qu'ils sont acceptés comme monnaie courante par tout le
monde et qu'ils seront certainement remboursés un jour, on ne doit
pas s'inquiéter et il n'y a qu'à laisser faire. Malheureusement les
choses ne sont pas aussi simples qu'elles le paraissent. H y a dans
l'extension de la circulation fiduciaire, même bien garantie au fond,
des inconvéniens qu'on n'aperçoit point et qui n'en sont pas moins
réels.
LA CIRCULATION PIDUCIAIRE. 675
On est frappé particulièrement en France de la cherté qui a eu
lieu sur les marchandises depuis un certain nombre d'années et on
la considère comme quelque peu anormale. Bien des choses ont été
écrites à ce sujet et nous n'avons pas la prétention d'en refaire une
étude complète. Nous dirons seulement en constatant cette cherté
qu'elle a des causes naturelles et des causes artificielles : les causes
naturelles, on les trouve dans le^progrès incessant de la richesse
publique. Il y a aujourd'hui beaucoup plus de gens qui peuvent
se procurer les choses nécessaires à la vie, même les choses de luxe,
et il en résulte un renchérissement. Ce renchérissement se manifeste
particulièrement sur les marchandises dont la production est en
quelque sorte limitée, ou tout au moins qui ne peuvent pas se déve-
lopper aussi vite que les besoins : ainsi, sur les denrées alimen-
taires. Il est certain que le prix de la viande, du poisson, du beurre,
des légumes, des fruits est tout autre que ce qu'il était il y a qua-
rante ans, et il tend sans cesse à augmenter; il en est de même des
logemens dans les grands centres de population : on tient à être
mieux logé avec plus de confortable, dans des maisons mieux appro-
priées à nos besoins. Les prix n'ont pas augmenté pour les céréales,
parce que la production a pu se maintenir à peu près au niveau de la
demande. Si on consomme davantage de blé, la production n'en est plus
limitée au seul pays qu'on habite, comme autrefois, lorsqu'on vivait
sous le régime de la protection ; on a le monde entier pour tribu-
taire, et quelles que soient les saisons, quels que soient les besoins,
les prix de cette précieuse denrée restent à peu près les mêmes.
Quand la production manque dans un pays, elle est abondante dans
un autre, grâce à la variété des climats; et comme on a des moyens
de transport rapides et économiques, on la met aisément sur tous
les marchés du monde à la disposition de ceux qui en ont besoin.
Il y a donc une sorte de stabilité dans le prix des céréales et il faut
s'en féliciter, car elles sont la base de l'alimentation publique. Quand
le blé devient cher, ce sont de grandes souifrances qui en résultent
et un trouble profond apporté dans les relations économiques. Ce
qui n'a pas haussé non plus et qui a plutôt baissé de prix, c'est
tout ce qui concerne l'habillement. Il en coûte moins cher aujour-
d'hui pour se vêtir qu'il y a quarante ou cinquante ans, cela tient
à ce que la production a pu marcher de pair avec la consommation ;
non-seulement elle a marché de pair, mais, par les découvertes de
676 BEVUE DES DEUX MONDES.
la science et l'application des procédés économiques, on a pu pro-
duire à la fois en plus grande quantité et à meilleur marché. On
dira peut-être que les étoffes d'aujourd'hui sont moins solides et
durent moins que celles d'autrefois, c'est possible, mais on a plus de
moyens de les renouveler, et comme ce renouvellement favorise un
des goûts de la société moderne, qui est le changement, tout est
pour le mieux. Ce qui a augmenté encore de prix et ce n'est pas un
des symptômes le moins caractéristiques du progrès de la richesse,
ce sont les jouissances de luxe ; il faut payer davantage aujourd'hui
pour aller au théâtre, pour acheter des objets d'art, pour avoir une
voiture et des chevaux, pour entretenir un nombreux domestique ;
cela tient à ce qu'il y a plus de gens pouvant se procurer ces jouis-
sances exceptionnelles. On peut en médire, à certains points de vue,
à celui de la morale sévère, par exemple, et de la simplicité d'au-
trefois, mais c'est bien un effet de la richesse publique, et si les
jouissances de luxe ont des inconvéniens, elles ont aussi leurs avan-
tages. Le revenu général de la société sur lequel nous vivons tous,
qui était, après les guerres du premier empire, en 1815, d'une quin-
zaine de milliards au plus, est aujourd'hui au moins de 30 milliards.
On l'a même porté à 37, ce qui est peut-être un peu exagéré. 11 s'est
toîjjours beaucoup accru, et toutes les classes de la société en ont pro-
fité; on peut même dire que, s'il y en a une qui en a plus profité que
les autres, malgré la crise qui existe en ce moment et les ralentisse-
mens du travail, c'est la classe ouvrière. Avant cette crise et en temps
normal, le salaire moyen des ouvriers, depuis quarante ou cinquante
ans, a certainement augmenté de 100 pour 100, et le prix des choses
nécessaires à la vie s'est accru au plus de hO à 50 pour 100, et comme
les ouvriers forment les gros bataillons, ce sont leurs consommations
surtout qui ont déterminé l'augmentation des prix. On ne peut que
s'en réjouir, cela prouve qu'il y a plus de besoins satisfaits, et c'est
le but de la civilisation.
Mais s'il y a des causes naturelles à la cherté des choses, il y en
a aussi d'artificielles. Ici même, dernièrement, dans un excellent
travail qu'il a publié sur la question, notre collaborateur, M. André
Cochut, a signalé ces causes artificielles ; il a cru les trouver dans
les effets de l'agiotage, dans les spéculations désordonnées qui ont
eu lieu depuis plusieurs années à la Bourse de Paris et ailleurs. Ces
spéculations ont eu lieu certainement dans des proportions extraor-
dinaires et ont été suivies d'un krach qui a amené des pertes consi-
dérables. Mais ont-elles eu tout l'effet que leur attribue notre hono-
rable collaborateur ? Peuvent-elles être rendues responsables, sur une
grande échelle, de l'augmentation des prix? No.is en doutons un
peu. D'abord elles n'ont eu aucun effet sur la cherté des choses
LA CIRCULATION FIDUCIAIRE, 677
nécessaires à la vie : cette cherté existait avant l'excès des spécula-
tions et elle leur a survécu.
Ensuite, on ne se rend pas bien compte de ce que peuvent être
les gains réalisés dans les jeux de Bourse ou qui sont en espérance.
Supposons qu'ils aient été de 5 à 6 milliards en France au plus fort
de la spéculation avant le krach, ce chiffre dépasse probablement la
réalité. Qu'est-ce que 5 à 6 milliards comparés à la richesse totale du
pays, qui est au moins de 200 milliards (1)? C'est un rapport de
2 à 3 pour 100 ; on ne voit pas bien l'effet qui a pu en résulter sur
le renchérissement général des choses. D'ailleurs ce serait une erreur
de croire que ces 5 à6 milliards constituent une augmentation de la
richesse, c'est une plus-value qui n'est qu'apparente; il faudrait pou-
voir la réaliser, et si on la réalisait, on infligerait à ceux qui pren-
draient les valeurs à des prix surfaits une perte proportionnelle; les
uns seraient appauvris de ce qu'auraient gagné les autres, et les
facultés disponibles des premiers seraient diminuées d'autant.
Le prix coté à la Bourse n'a aucune importance au point de vue
de l'apprécia! ion de la richesse publique. Ce qui en a une, c'est le
revenu que donnent les valeurs et qu'on capitalise plus ou moins
haut, suivant les circonstances. Si on le capitalise trop haut, la
richesse publique n'a pas gagné ce qu'indique la cote, de même
qu'elle n'a pas perdu ce qu'il y a en moins si la capi'alisation se
fait trop bas , comme cela arrive dans les momens de crise. Les
uns gagnent, les autres perdent; au fond, la richesse reste la même.
Donc, si on voit une augmentation persistante dans les choses néces-
saires à la vie, on peut admettre qu'elle est ind<^ pendante des opé-
rations de la Bourse, qu'elle repose sur un fond plus solide, qui
ne change pas du jour au lendemain par l'efiet de l'agiotage , et
ce fond, c'est le revenu général. Qu'ont ajouté au revenu géné-
ral les 5 à 6 milliards de plus-value? Rien ou à peu près rien. Ils
étaient simplement l'esconjpte anticipé de bénéfices qui ne devaient
pas se réaliser. Mais, dira-t-on, ceux qui les avaient entre les mains
ou, tout au moins, qui croyaient les avoir, ont dépensé davantage,
cette dépense a pu agir sur les prix. C'est possible, mais c'est là un
effet très restreint, et si l'on veut voir un effet plus général, il faut
considérer, en dehors de l'agiotage de la Bourse , la spéculation
sur les terrains et les constructions à Paris, et ailleurs les grandes
dépenses de toute sorte qui ont été faites par l'état et par d'autres.
Quand le bâtiment va, dit-on, tout va. Cela est vrai. Il y a tant
d'industries qui se rattachent au bâtiment que, si les constructions
(1) Voyez une conférence faite à la Sorbonne, en 1882, par M. de Foville sur la
Fortune publique.
678 HEVUE DES DEUX MONDES.
prennent tout à coup un grand essor, beaucoup de gens s'en res-
sentent, les ouvriers surtout; il en résulte bien vite une augmenta-
tion du prix de la main-d'œuvre, qui ne tarde pas à devenir exa-
gérée si on pousse les choses à l'extrême. On a beaucoup discuté
sur le chiffre des constructions qui ont eu lieu à Paris depuis un
certain nombre d'années. M. Cochut, dans l'article dont nous avons
parlé, l'établit à 5 ou 6 milliards depuis six ou sept ans. M. Paul
Leroy-Beaulieu, dont les appréciations sont généralement justes,
admet ce chiffre et en tire des conclusions fort judicieuses; mais le
gouverneur du Crédit foncier, l'honorable M. Christophle, dans une
déposition fort intéressante qu'il a faite devant la commission des
quarante-quatre de la chambre des députés, le conteste et le ramène
à 1,200 ou 1,300 millions pour neuf ans, soit à peine à 150 mil-
lions par an, La différence est grande. Nous croyons qu'il y a exa-
gération des deux côtés. Nous voulons bien admettre l'apprécia-
tion de M. le gouverneur pour la première période de ces neuf
années; elle n'est plus exacte pour la dernière. Pour expliquer
son chiffre de 1,200 à 1,300 millions, M. Christophle s'appuie
tout naturellement sur le concours apporté aux constructions nou-
velles par l'établissement qu'il dirige, et il trouve que, en 1874,
cet établissement a fourni 17 millions, 36 en 1875 et 35 en 1876.
11 est probable, en effet, que, dans les trois premières années, les
constructions n'aient pas marché trop vite, et ce qui le prouve, c'est
la hausse constante des loyers. Les choses ont complètement changé
depuis 1880. En 1880, le Crédit foncier, au dire de M. Christophle,
a prêté pour les constructions de Paris 151 millions, en 1881
153 raillions, 179 en 1882 et 134 en 1883. Or les dernières années
sont précisément celles qui ont amené la crise. Il faut savoir que
le Crédit foncier, aux termes de ses statuts , ne doit prêter que
50 pour 100 de la valeur, et comme, depuis plusieurs années, cet
établissement est entré dans une voie de grande prudence, les éva-
luations faites par ses inspecteurs sont très modérées, on peut dire
qu'en réalité les avances qu'il accorde ne vont pas au-delà de 40
à 45 pour 100 ; 150 millions de prêts pour les constructions repré-
sentent donc une dépense d'environ 340 à 350 millions. Maintenant
le Crédit foncier n'est pas le seul à prêter des fonds pour ce genre
d'affaires. D'autres sociétés se sont formées dans la même intention,
il y a aussi des particuliers qui construisent avec leurs propres res-
sources sans rien demander au crédit; c'est le plus petit nombre,
il est vrai. Si l'on réunit le tout ensemble, il ne sera pas téméraire
de déclarer que, dans les quatre dernières années, de 1880 à 1884,
on a construit à Paris pour 500 à 600 millions de maisons nou-
velles, soit pour 2 milliards ou 2 milliards 400 millions dans ces
LA CIRCULATION FIDUCIAIRE. 679
quatre ans. Si encore ces dépenses un peu excessives n'avaient eu
lieu qu'à Paris ! mais elles se sont étendues à la province. On a
beaucoup construit à Marseille, à Bordeaux, à Lyon, à Lille, etc.;
il faut joindre à cela les dépenses extraordinaires faites par l'état
pour subventionner les chemins vicinaux et élever un peu partout
et trop vite ces monumens fastueux qu'on appelle des écoles; les
chemins de fer ont également absorbé chaque année pour l'exten-
sion de leurs réseaux de 360 à hOO millions; avec tout cela, on arrive
bien vite à une dépenses annuelle de près de 2 milliards; c'est un
gros chiffre.
Ce qu'il y a de particulièrement regrettable dans ces travaux
extraordinaires , lorsqu'ils sont entrepris sur une trop grande
échelle , c'est non-seulement qu'ils immobilisent une grande quan-
tité de capitaux qui pourraient trouver un meilleur emploi, ser-
vir, par exemple, plus qu'ils ne l'ont fait, à développer l'outillage
industriel et commercial du pays, mais qu'ils agissent aussi sur la
main-d'œuvre et créent des prix artificiels. Il n'est contestable pour
personne que le prix de la main-d'œuvre s'est élevé à Paris dans
des proportions inusitées depuis quelques années.
Les constructions reviennent aujourd'hui à 25 ou 30 pour 100
plus cher qu'il y a dix ans, et comme on en a élevé, dans ces
conditions, beaucoup plus qu'il n'en faudrait pour les besoins,
on ne trouve plus de locataires pour les occuper. Il suffit pour
s'en convaincre de parcourir les quartiers neufs de la capitale et l'on
sera frappé de la quantité de maisons qui ne sont pas habitées. Ge
n'est point seulement sur le prix des constructions que se fait sentir
l'élévation de la main-d'œuvre; elle agit encore, par une consé-
quence naturelle, sur d'autres industries; les fabricans, les ouvriers
qui produisent ce qu'on appelle l'article de Paris, si apprécié au
dehors, se plaignent de ne plus trouver les mêmes débouchés
qu'autrefois. A quoi cela tient-il, sinon à l'augmentation des prix
par suite des salaires trop élevés ? On a beau dire que ces articles
sont mieux confectionnés à Paris que partout ailleurs; c'est possible,
mais on les imite ailleurs, et s'ils sont moins bien faits, ils sont
aussi à meilleur marché. Et, dans nos sociétés démocratiques, le bon
marché est le maître du monde.
Nous venons de lire dans un livre très intéressant, publié il y a
deux ans par M. René Lavollée sur la situation des ouvriers dans
les différons états de l'Europe (1), deux choses fort curieuses et qui
appellent vivement l'attention. La première, c'est que, dans ces
différens états, excepté peut-être l'Angleterre, les salaires de
(1) Les Classes ouvrières en Europe, études sur leur situation matérielle et morale,
par M. Recé LavoUéc. Paris, 1882: Guillaumin.
630 REVUE DES DEUX MONDES.
toute nature sont en général d'un tiers inférieurs à ceux de notre
pays, et, comme les fabricans ont à leur disposition à peu près les
mêmes capitaux et le môme outillage industriel que nous, on voit
tout de suite quelle concurrence ils peuvent nous faire au dehors;
ils nous la font même chez nous en nous apportant leurs produits
tout manuTacturés, qu'ils vendent moins cher que nous ne pour-
rions le faire. Enfin, ce qui est plus grave encore, c'est que, par
suite de cette différence dans le taux des salaires , beaucoup
d'ouvriers du dehors viennent en France, se font admettre dans
nos ateliers et nos fabriques et consentent à travailler à meilleur
marché que nos nationaux. JNous avons ainsi beaucoup d'italiensj
d'Allemands, de Belges, etc. Chaque année, l'immigration aug-
mente. D'après un tableau publié par M. le docteur Lagneau et
communiqué à l'Académie des sciences morales (1), il y aurait
plus d'un million d'étrangers en France, dont la plupart sont des
ouvriers. Le nombre en a doublé depuis vingt ans. Pour peu que
cela continue, l'industrie française sera en partie entre les mains
des étrangers. Que faire contre cela? On ne peut pas songer à ren-
voyer les étrangers, pas plus qu'on ne doit refuser leurs produits.
Cela serait contraire à tous les principes de liberté et amènerait
des représailles fâcheuses. Voilà un effet de l'exagération du prix de
la main-d'œuvre, et il est fort grave.
La deuxième chose curieuse qui résulte du livre de M. LavoUée,
et celle-là est de l'ordre moral, c'est que la situation des ouvriers
est relativement meilleure dans les pays où les salaires sont moins
élevés. Ces ouvriers sont plus prévoyans, et leurs rapports avec les
patrons sont établis sur un pied plus bienveillant. Il faut dire
aussi, en ce qui concerne notre pays, qu'on a beaucoup abusé des
grèves. Certainement le droit de coalition, même pour arriver à
une grève, est un droit de légitime défense, et on a bien fait de
l'accorder aux ouvriers; c'est une conséquence de la liberté dont
ils jouissent, mais, dans la pratique, il faut s'en défier. La grève
est une arme à deux tranchans qui blesse autant celui qui s'en sert
que le patron contre lequel elle est dirigée; elle a presque toujours
pour effet de favoriser l'introduction de l'ouvrier étranger ou de
déplacer l'industrie. Si nos ouvriers pouvaient se rendre compte de
ce qu'ils ont déjà perdu en faisant des grèves, ils seraient plus cir-
conspects et moins pressés de recourir à ce moyen dans l'avenir.
Quoi qu'il en soit, cette élévation du prix de la main-d'œuvre,
qui a eu de si fâcheux effets à Paris, en a exercé de semblables
en province, la plupart des industries s'en ressentent, et s'il y en a
une qui en souffre particulièrement et qui appelle aussi grande-
{!) Extrait de VAnmiaire statistique de la France.
LA CIRCULATION FIDUCIAIRE. 681
ment l'attention, parce qu'elle est la principale de nos industries,
c'est l'agriculture. L'agriculture ne peut pas payer les salaires que
les ouvriers trouvent à gagner dans les villes, qu'ils trouvaient au
moins hier, et elle est délaissée. Qu'on parcoure les départemens
voisins de la capitale, qu'on aille même plus loin, et on verra qu'il
y a aujourd'hui beaucoup de fermes à louer, beaucoup de terres à
vendre et qui ne trouvent pas de preneurs nème avec des rabais
considérables. Sans doute, les causes qui font souffrir l'agriculture
sont multiples; on pourrait en inriiquer plusieurs, mais une des
principales, au moins dans les environs de Paris, est l'élévation du
prix de la main d'œuvre. On ne peut pas faire travailler au prix
que demande l'ouvrier.
Cette situation a eu la conséquence qu'elle devait avoir ; les travaux
sont arrêtés un peu partout et on traverse une crise. On a voulu
nier cette crise; elle est cependant très évidente. Je n'en prends
pas pour preuve seulement les plaintes qui s'élèvent de divers
côtés, ces plaintes sont peut-être exagérées; j'interroge d'autres
symptômes plus signiticatifs. L'ociroi, à Paris, ne rend déjà plus ce
qu'il donnait l'année dernière; h s revenus indirects ont été pour
le mois de janvier seulement de 8 millions 1/2 au-dessous des pré-
visions et de h millions 1/2 inférieures à celles de l'année dernière.
Les recettes des chemins de fer sont en décroissance depuis assez
longtemps sur les périodes correspondantes ; enfin notre commerce
extérieur, déjà en diminution à la fin de l'exercice précédent, e;t
descendu de 556 millions en janvier 1883 à li^h millions en jan-
vier 188^; c'est une réduction de 131 millions ou de 23 pour 100.
On a beaucoup discuté pendant huit jours au corps législatif sur
la crise et sur les moyens de venir en aide aux ouvriers qui en
souffrent particulièrement; on n'a rien trouvé d'efficace, et on a fini
par nommer une commission de quarante-quatre membres pour
étudier la question; elle tient aujourd'hui ses assises et les prolon-
gera plus ou moins longtemps. Que peut-elle faire? Rien ou à
peu prés rien. Essaiera-t-on de créer des travaux plus ou moins
utiles avec le concours de l'état et celui des municipalités? Ce serait
un mauvais précédent, et il ne guérirait pas le mal. Quand une
crise arrive et qu'elle est le résultat d'une production trop grande,
ou de spéculations mal engagées, il n'y a qu'une chose à faire, c'est
d'attendre que la liquidation ait lieu, que les maisons construites
en trop grand nombre trouvent des locataires ou passent dans des
mains qui puissent les garder, que l'état cesse ses grandes dépenses
et enfin que le prix de la main-d'œuvre s'abaisse. Alors les choses
pourront reprendre leur cours naturel et l'activité industrielle renaî-
tra. Mais si l'on demande au gouvernement d'intervenir, on trouble
682 RETCE DES DEUX MONDES.
les rapports économiques du pays; on fait du mauvais socialisme,
la situation s'empire au lieu de s'améliorer.
Maintenant, en ce qui concerne les ouvriers, il faut bien le dire,
ils soDt un peu les victimes de leurs propres fautes. Au lieu de se
contenter de la hausse naturelle des salaires qu'amenait le progrès
de la richesse des années dernières, ils ont voulu les faire hausser
encore davantage au moyen des grèves et en imposant la loi aux
patrons. Il en est résulté ce qui arrive aujourd'hui, que les patrons
n'ont pas pu continuer leurs entreprises dans les conditions qui
leur étaient faites, et les travaux se sont arrêtés. Les ouvriers auraient
dû se souvenir aussi, dans les temps prospères, de cette parole de
l'Écriture, que les vaches grasses sont souvent suivies des vaches
maigres et réaliser quelques économies pour parer à leurs besoins
dans les temps difficiles. Au lieu de cela, ils ont préféré dépenser au
jour le jour ce qu'ils gagnaient, et Dieu sait quels salaires ils ont
obtenus dans ces dernières années ! Jusqu'à 7 et 8 francs par jour.
La crise les prend au dépourvu : c'est assurément très regrettable.
Que peut-on faire contre cela? Il n'y a que la charité publique ou
privée qui doive intervenir, et encore avec toute sorte de précau-
tions.
On parle beaucoup en ce moment de la question sociale ; on dit
que l'organisation du travail laisse à désirer. C'est possible, et s'il
ne s'agit que d'améliorations à réaliser, elles viendront naturelle-
ment avec le progrès de la civilisation. Mais si on prétend qu'il y a
une révolution sociale à faire, on se trompe. Cette révolution a eu
lieu en 1789, comme la révolution politique, et quand on a accordé
la liberté et l'égalité à tout le monde, on a fait tout ce que l'on
pouvait faire. Le reste dépend de la sagesse et de la prudence de
ceux qui sont appelés à profiter de ces deux grands biens. Vou-
drait-on revenir en arrière et ressusciter les anciennes corporations?
Nous suivons avec intérêt toutes les tentatives qui se font pour
organiser le travail sur d'autres bases que celles du salaire; les
sociétés coopératives, sous les diverses formes qu'elles ont prises,
méritent assurément l'attention du philosophe et de l'économiste ;
mais le succès en est bien douteux. En ce qui concerne les princi-
pales, celles de production, qui sont le grand objectif des ouvriers
qui veulent s'affranchir de la loi du salaire, elles n'ont pas encore
sérieusement réussi. Quelques ouvriers peuvent bien se réunir
pour travailler ensemble, et quand ils sont doués de qualités excep-
tionnelles, qu'ils ont une conduite très réguhère, beaucoup d'abné-
gation et de force morale, arriver à un certain résultat. Mais il n'est
pas démontré qu'avec ces mêmes qualités ils n'auraient pas obtenu
davantage sous la loi du salaire et la direction intelligente d'un
LA CIRCULATION FIDUCIAIRE. 683
patron. Bien des chefs d'industrie, qui aujourd'hui ont fait fortune,
ont commencé par être des ouvriers, comme il en faudrait pour
assurer le succès des sociétés de production. Ces ouvriers d'élite
seront toujours le très petit nombre, et on ne peut rien en augurer
pour l'avenir des sociétés de production. On parle aussi beaucoup
des banques populaires, de leur succès en Allemagne et en Italie.
Il faut voir à quel prix on achète ce succès. D'abord, en Allemagne,
les associés de ces banques sont responsables solidairement de tous
les engagemens de la société à laquelle ils appartiennent, et, quand
ils veulent un crédit dépassant les fonds qu'ils ont dans l'entre-
prise, ils sont obligés de fournir des cautions et des garanties. Ces
formalités sont peut-être un peu moins dures en Italie, mais elles
sont encore sévères, plus sévères qu'on ne voudrait les accepter en
France. Et pour arriver à quoi? A obtenir de l'argent en moyenne à
8 pour 100; les banques ordinaires ne le feraient pas payer plus
cher aux ouvriers d'élite et aux petits artisans qui mériteraient
leur confiance comme ceux qui sont afTiliés aux banques popu-
laires. On se fait donc beaucoup d'illusions à l'endroit de ces socié-
tés; il n'y a pas là le germe d'un affranchissement possible de la
loi du salaire. Une seule chose est efficace, c'est la nécessité de
l'épargne qu'elles imposent à leurs adhérens. L'épargne est, en
effet, très salutaire; c'est elle qui est destinée à faire sortir l'ou-
vrier de la situation précaire où il se trouve et où il souffre de res-
ter. C'est le bien suprême; mais, pour le réaliser, est-il donc
nécessaire de sacrifier sa liberté et de courir après des chimères?
L'ouvrier gagne, en temps normal, quoi qu'on en dise, des salaires
assez élevés pour faire des économies; les institutions de pré-
voyance frappent à sa porte sous toutes les formes: caisses d'épargne,
sociétés de secours mutuels, d'assurances, caisses de retraite. Qu'il
y porte régulièrement une part de son salaire, celle qui n'est pas
absolument indispensable aux besoins de chaque jour, et bien des
questions qui s'agitent aujourd'hui disparaîtront. Au fond, il n'y a
pas de question sociale, il n'y a qu'une question de tempérance, et
si les ouvriers prenaient plus souvent le chemin de la caisse
d'épargne que celui du cabaret, la plus grande partie du problème
serait résolue. Le reste viendrait par surcroit avec des améhora-
tions successives sans qu'on touchât au fond des choses. Or le fond
des choses est indestructible et, si on y touchait, ce serait pour
tomber dans une anarchie absolue et une misère générale. Voilà
le langage qu'on devrait faire entendre aux ouvriers au lieu de leur
prêcher des théories creuses qui flattent leurs passions, trompent
leur ignorance, les conduisent aux déceptions et en font des agens
pour les révolutions politiques. Quand on est un homme de cœur
et qu'on s'adresse à la classe la plus nombreuse de la société et la
684 REVUE DES DEUX MONDES,
plus intéressante, il ne faut pas la nourrir de paroles vagues: on ne
doit lui proposer, en fait de progrès, que des choses parfaitement
réalisables; autrement, comme l'a très bien déclaré M. Jules Ferry
à la tribune de la chambre des députés, on est un charlatan de
popularité.
Quoi qu'il en soit, il y a une crise et il s'agit d'en rechercher la
cause principale. Quand on dit qu'elle est le résultat de spécula-
tions insensées et de dépenses folles qui ont eu lieu dans notre
pays, depuis quatre ou cinq ans, et aussi peut-être d'un excès de
production, on indique une cause secondaire; la cause première
est ailleurs : elle est, suivant nous, dans l'abondance des instrumens
d'échange.
II.
Notre circulation métallique, qui était, il y a quarante ans, de
3 milliards au plus avec h ou 500 millions de billets au porteur,
monte aujourd'hui, d'après les évaluations les plus probables, à
h milliards 1/2 d'or, 3 milliards d'argent et 3 milliards de bil-
lets (1) : c'est trois fois plus qu'il y a quarante ans. Je sais bien
que, depuis cette époque, nos affaires ont beaucoup augmenté, mais
il ne faut pas oublier que nous avons aussi avec les chemins de fer
et la télégraphie électrique des moyens plus puissansde laire mou-
voir nos capitaux. Au point de vue des échanges, 1,000 francs d'es-
pèces métalliques rendent au moins autant de services que 3 ou
A, 000 francs autrefois, et les billets au porteur circulent encore plus
rapidement.
L'Angleterre ne possède que 3 milliards d'espèces métalliques et
fait plus d'affaires que nous avec 7. S'ensuit- il que la France est
plus riche que l'Angleterre en proportion de la monnaie métallique
qu'elle a en plus? Évidemment non; cela indique seulement que
l'Angleterre a recours davantage à un moyen de crédit qui donne à
sa monnaie métallique une utilité plus grande. Ce moyen, c'est
le chèque ou paiement par voie de compensation et de virement.
Chaque jour, en Angleterre, des chèques sont tirés pour des sommes
considérables de tous les points du territoire, et ils viennent se con-
centrer à Londres, où ils sont immédiatement échangés les uns
contre les autres dans un établissement appelé Clearing Ilouse.
Cette opération a lieu jusqu'à concurrence de 2 à 3 milliards par
semaine ou de 15') milliards par an. Les grosses affaires se trou-
vent ainsi liquidées sans que la monnaie métallique intervienne.
(i) Voyez le Bulletin officiel de statistique, [du mois de janvier 1884, publié par le
ministère des finances.
LA CIRCULATION FIDUCIAIRE. 685
Celle-ci reste déposée dans les banques, où elle sert de garantie. II
y a entre le chèque et le billet au porteur, comme moyen de crédit,
une différence essentielle. Le chèque, pour être valable, doit repré-
senter une provision, un dépôt préalable, il n'est pas tiré à décou-
vert; il est l)ien certain pourtant que, si tous les chèques en circu-
lation devaient être remboursés avec des espèces, la provision serait
loin de suffire, car ils dépassent peut-être vingt-cinq ou trente fois
le montant de la provision. Mais cela n'est pas à prévoir, les chè-
ques représentent le mouvement commercial du pays, ils sont créés
pour s'échanger les uns contre les autres, il n'y a jamais que de
légères différences à payer en numéraire. Sans doute encore, cela
n'empêche pas les excès de spéculation, les ovcrtrade- nous en
avons vu souvent des exemples en Angleterre, mais ce ne sont pas
les chèques qui les font naître, ce sont les dépôts en comptes cou-
rans qui, dans les pays commerçans, et en Angleterre par exemple,
prennent des proportions considérables et ne sont pas garantis par
une réserve suffisante. On emploie les dépôts quelquefois dans des
opéraiions douteuses , et quand les embarras surviennent, ce sont
les chèques qui avertissent, parce qu'il y en a qui ne trouvent
plus de contre-partie et qu'on est obligé de rembourser en numé-
raire, et comme ce numéraire est en faible quantité, la spéculation
est arrêtée tout court. L'escompte monte à des taux inusités et il
faut se li luirler à tout prix. Ce sont des momens durs à traverser,
l'Angleterre a conservé le souvenir de quelques-uns où il sem-
blait que le Royaume-Uni allait être mis en failli'e d'un bout à
l'autre, mais ces momens durent peu, et la crise finit d'autant plus
vite qu'elle a été plus violente.
Il en est autrement avec le billet au porteur, lorsqu'il dépasse
un certain niveau, c'est-à-dire quand il excède sensiblement le
numéraire sur lequel il s'appuie. On ne s'aperçoit qu'à la longue
des inconvéniens qu'il entraîne, et, en attendant, ce n'est qu'un
instrument d'échange de plus ajouté à ceux qui existent déjà, et
si ceux-là sont suffisamment étendus, il vient en surplus, comme
une marchandise trop abondante par rapport aux besoins, et,
comme il s'agit là d'une marchandise d'une espèce toute parti-
culière, les inconvéniens sont généraux. Qu'il y ait dans un pays
trop de chapeaux, trop d'étoffes, il faudra bien que ces chapeaux
et ces étoffes baissent de prix si l'on veut qu'ils trouvent preneur;
la perte sera pour ceux qui les ont confectionnés, elle ne se fera
pas seniir sur le reste du n)0uvement commercial, parce que ces
articles ne jouent qu'un rôle secondaire dans l'ensemble de ce
mouvement. H en est autrement avec les instrumens d'échange,
qui sont la base de toutes les transactions et la contre-partie de
toutes les marchandises; s'ils sont plus abondans qu'il ne faut,
Q^ REVUE DES DEDX MONDES.
toutes les marchandises s'en ressentent, haussent de prix, et il faut
donner plus de monnaie pour se les procurer. Cette théorie est
incontestable, autrement on ne s'expliquerait pas comment le
numéraire a pu se déprécier depuis trente ou quarante ans par
suite de l'invasion de l'or de la Californie et de l'ÂustraHe et com-
ment même il a pu perdre de sa valeur après la découverte des pre-
mières mines de l'Amérique. Gela ne veut pas dire que cette dépré-
ciation soit toujours un malheur, pas plus que ne l'est celle d'autres
marchandises ; elle a pour conséquence de mettre plus de choses à
la portée d'un plus grand nombre et c'est un progrès dans le sens
démocratique, mais il y a une mesure à tout, et de même qu'une
trop grande baisse de prix sur les marchandises, trop rapide
surtout, amène de grosses pertes qui ne sont pas compensées
immédiatement par d'autres avantages ; de même, les instrumens
d'échange, en devenant trop abondans, impriment à tout un mouve-
ment de hausse exagéré qui dérange toutes les fortunes. La stabi-
lité de valeur, en fait de monnaie, si elle n'est pas l'idéal, est du
moins une chose fort désirable et qui s'accorde mieux avec le pro-
grès qu'une dépréciation trop rapide. Or cette stabilité de valeur,
nous sommes loin de la posséder dans l'état actuel de nos instru-
mens d'échange avec un gros stock d'argent qui subit une dépré-
ciation spéciale de 15 à 16 pour 100, et une circulation fiduciaire qui,
dépassant 3 milliards, laisse une trop grande somme à découvert.
Chaque semaine, dans la publication du bilan de la Banque de
France, on annonce 1,950 millions d'encaisse métallique contre
3 milliards de papier en circulation; c'est là un leurre auquel il ne
faut pas se laisser prendre : dans ces 1,950 millions il y a 950 mil-
lions d'argent, et l'argent n'est plus la représentation exacte de la
circulation fiduciaire; la Banque de France ne pourrait pas s'en
servir pour rembourser ses billets, si elle tentait de le faire sur une
échelle un peu large, lorsque nous avons le change défavorable et
qu'on demande des métaux précieux pour les exporter en Angle-
terre et en Allemagne , même dans les pays où règne encore le
double étalon, elle verrait immédiatement le change monter à des
taux inusités, à 26 ou 27, par exemple, pour 1 livre sterling payable
à Londres. Aussi la Banque de France ne le tente-t-elle pas ; elle se
contente de recourir à des petits moyens qui restent sans efTicacité
sur le fond des choses; elle met en circulation le plus qu'elle peut
les pièces de JO francs d'or, qui ne sont guère exportables, et elle
donne des pièces de 5 francs d'argent dans ses paiemens particu-
liers, en demandant au trésor public d'en faire autant. Ces petits
moyens, je le répète, restent sans efficacité, car l'argent n'entre pas
sérieusement dans la circulation, il revient, très vite à son point de
départ. Et si la crise devait durer, et le change défavorable se pro-
LA C1RCULATI0.\ riDUCLURE. 687
longer, la Banque de France serait bien vite obligée de donner sa
dernière pièce d'or ou de reprendre le cours forcé. Il est vrai que
le cours forcé n'effraie pas beaucoup ce pays-ci après l'expérience
qui en a été faite. Pourtant, il y a une grande différence entre le
cours forcé qui est imposé par la guerre ou une révolution, et celui
qui résulte d'une mauvaise situation commerciale et financière.
Dans le premier cas, on émet du papier-monnaie, parce que la
circulation métallique se dérobe et se cache et qu'il faut bien pour-
voir aux besoins de l'échange; dans le second, au contraire, le
cours forcé est le résultat de l'abus qu'on a déjà fait des billets de
banque, et, si l'on vient en ajouter de nouveaux, on aggrave le
mal et on prolonge la crise : c'est de la médecine homéopathique
appliquée à la circulation fiduciaire, il est douteux que le remède
soit bon. JNous voulons bien admettre que les billets non réali-
sables immédiatement seront parfaitement payés un jour ; en atten-
dant, ils exercent une influence fâcheuse sur les affaires.
On confond volontiers l'abondance des instrumens d'échange
avec les capitaux disponibles et on dépense outre mesure jusqu'au
jour où l'on s'aperçoit qu'on est allé trop loin et que capitaux et
instrumens d'échange sont deux choses parfaitement distinctes qu'il
ne faut pas confondre. Alors la crise arrive. Nous payons un peu
cher la grande et légitime confiance qu'inspire la Banque de France
et surtout les services qu'elle rend au trésor. Que cette banque prête
son concours à l'état dans certains momens, cela se comprend,
c'est la conséquence du monopole dont elle jouit; mais il ne fau-
drait pas en abuser, car les facilités que rencontre l'état auprès
de la banque le portent à exagérer ses dépenses, grossissent la
dette flottante et grossissent aussi beaucoup trop la circulation
fiduciaire. Celte chxulation est donnée comme si elle représentait
des affaires commerciales et elle ne représente pour une partie
que des embarras budgétaires; c'est absolumeut comme si l'état
l'émettait lui-même. Il n'y a de différence que dans là forme.
En limitant à 3 milliards 500 millions l'émission, on a éîé guidé
évidemment par cette considération qu'il ne fallait pas laisser toute
liberté à la banque, parce que le trésor en abuserait pour ses besoins
particuliers. Celte crainte était légitime, mais il eût été beaucoup
plus simple et plus régulier de fixer la limite au-delà de laquelle
le ti'ésor ne pourrait rien demander à la banque et de laisser ensuite
à celle-ci toute sa liberté pour l'émission, à deux conditions pour-
tant : la première que toute création de billets au-delà d'un certain
chiffre S' rait soumise à un impôt comme cela existe en Allemagne ;
la seconde que l'argent cesserait d'êti'e considéré comme la repré-
sentation en numéraire des billets au porteiu*.
Dans la discussion qui a eu lieu au sénat sur la question des
688 REVUE DES DEUX MONDES.
billets, discussion fort sérieuse, du reste, à laquelle ont pris part
des hommes très compétens,on a été étonné d'entendre cette décla-
ration faite par un ancien gouverneur de la Banque de France :
(,- Toutes les fois, a-t-il dit, que les besoins du commerce l'exigent,
il faut que l'émission fonctionne. » Les besoins du commerce, voilà
un mot bien élastique et bien vague. Ces besoins peuvent être fac-
tices et exagérés. Faudra-t-il toujours les satisfaire par l'émission
du papier- monnaie? On pourrait être entraîné fort loin. C'est ce que
demandent, du reste, tous les utopistes dans les momens de crise,
ceux-là même qui ont abusé de la spéculation et fait naître les
embarras qu'on subit. Ils n'aiment pas qu'on vienne les arrêter
dans leurs affaires en leur refusant le papier dont ils croient avoir
besoin.
Pour montrer, du reste, à quel point la circulation fiduciaire chez
nous est dans des conditions anormales, il suffit de la rapprocher
de ce qui a lieu ailleurs dans les grands pays qui nous envi-
ronnent : en An^^leterre, les billets au porteur émis par la banque
principale s'élèvent à 625 millions de francs contre une encaisse
de 5(10. Et si l'on prend la circulation de tout le Royaume-Uni, elle
est de 1 milliard 53 millions contre 776 millions d'espèces. En Alle-
magne, la circulation est de i milliard 95 millions garantis par
697 millions d'encaisse. En Italie, il y a 1 milliard 521 millions de
billets contre 906 millions d'espèces, dont les deux tiers en or.
Nous ne parlons pas de l'Autriche et de la Russie, où la circulation
se fait en papier-monnaie exclusivement et où ce papier perd 20, AO
pour 100. En France, l'excédent des billets sur l'encaisse d'or, qui
est la seule valable, est de 2 milliards passés. Et si maintenant l'on
joint la circulation fiduciaire à la circulation métallique dans les pays
que nous venons de citer, on trouve h milliards 1/2 pour l'Angle-
terre, Il milliards 200 millions pour l'Allemagne, 2 milliards (i3Û mil-
lions pour l'Italie et pour la France 10 milliards 300 nnllions (1.)
C'est une circulation excessive, d'autant plus excessive qu'il y a là
dedans 3 milliards de métal argent qui perdent 15 à 16 pour 100
et qui sont pour une partie la garantie de billets à la valeur des-
quels ils ne répondent plus. On ne pourrait les donner en rem-
boursement. C'est un fait qui a été reconnu dans les discussions
récentes au sénat par les théoriciens mêmes du double étalon, par
MM. Denormandie et Léon Say. « Le jour oii la Banque de France,
a dit M. Denormandie, serait réduite vis-à-vis de ceux qui frappent
à sa porte à les solder avec des écus, ce jour-là vous verriez se
produire une réelle émotion à son guichet. » M. Léon Say a exprimé
la même opinion en montrant les inconvéniens de la réserve métal-
Ci) Voyez le môme Bulletin de statistique du mois de janvier 1884.
LA CIRCULATION FIDUCIAIRE. 689
lique en argent. Par conséquent, en réalité et pour le jeu régulier
des opérations de la Banque de France, il y a 1 milliard d'or
contre 3 milliards et plus de billets, c'est-à-dire une circulation
fiduciaire de 2 milliards à découvert. Peut-on supposer qu'une
pareille masse de papier n'ait pas une influence considérable sur le
mouvement des affaires? Elle en fausse évidemment la sincérité.
En toutes choses, comme a dit notre immortel Bastiat, il y a « ce
qu'on voit et ce qu'on ne voit pas. » Ce qu'on voit dans les temps
ordinaires, quand le papier est abondant, ce sont les relations
commerciales qui sont faciles, l'argent qui est à bon marché ; on
se laisse aller à toute espèce de spéculations sans avoir aucun frein
qui vous arrête. Les salaires augmentent et tout le monde paraît
heureux : voilà ce qu'on voit. Mais, ce qu'on ne voit pas, c'est
qne cette abondance de papier, ces facilités de crédit amènent
des excès, et quand les excès arrivent, on ne sait plus comment les
conjurer, ou, si l'on veut les conjurer par le seul moyen qui
existe, l'élévation du taux de l'escontpte ou la restriction du cré-
dit, il ne manque pas de gens qui vous blâment et qui voudraient
qu'on étendît encore la circulation fiduciaire, comme s'il fallait
donner toujours la même dose d'alimens à quelqu'un qui est malade
pour en avoir trop pris.
Nous sommes très partisans de la liberté d'én.ission, mais des
précautions nous paraissant nécessaires. L'état est le juge suprême
dans les questions de monopole; c'est lui qui décide, par exemple,
dans quelle mesure devront se mouvoir les tarifs de chemins de
fer; il pourrait de même, comme cela se fait en Allemagne, mettre
un impôt sur toute circulation de papier qui dépasserait un certain
chiffre. De cette façon, la liberté de l'émission serait respectée; la
banque pourrait émettre autant de billets qu'elle le jugerait utile,
mais comme l'excédent au-delà du chiffre fixé serait frappé d'im-
pôt, on ne remettrait qu'à bon escient et comme un moyen de
salut préférable au cours forcé. Cette restriction judicieuse est la
soupape de sûreté pour protéger contre la trop grande extension du
papier-monnaie; elle vaut mieux que les précautions prises en
Angleterre par Vart de 18^4. Avec cet act, lorsqu'on arrive à l'ex-
trême limite de l'émission autorisée et qu'on ne peut plus mettre un
billet en circulation sans qu'il ait sa représentation exacte en numé-
raire, s'il se manifeste des besoins exceptionnels, on est obligé de
demander au gouvernement un bill d'indemnité pour suspendre
Yact de iSlid, et il ne faut souvent qu'un très léger supplément de
billets pour sauver la situation. Mais, en attendant, comme l'ob-
tention de ce bill est toujours incertaine, le moment qui précède est
extrêmement critique; chacun se précipite sur les réserves que pos-
TOMB Lîii. — 1884. 44
690 REVUE DES DEUX MONDES.
sède la banque et la panique devient générale : ce qui faisait dire à
un ancien chancelier de l'échiquier qu'à ce moment suprême, Vact
de IShh faisait plus de mal qu'il ne pouvait faire de bien dans le
reste du temps. La mesure prise par la Banque d'Allemagne est donc
meilleure. Il n'y a pas de limite absolue posée à l'émission. On est
sûr qu'on aura toujours des billets si on en a tout à fait besoin;
seulement, comme ils seront passibles d'un impôt assez élevé (5 pour
100), ils ne seront émis que s'il y a un intérêt réel à le faire et on les
paiera ce qu'ils valent. Il y en a eu un exemple ; à la fin de l'an-
née 1881, la banque a excédé l'émission autorisée d'environ 30 mil-
lions et a payé un impôt en conséquence. Quelques jours après, tout
était rentré dans l'ordre. Nous voudrions la même chose en France,
au lieu de cette liberté complète de l'émission, qui, sous prétexte de
mieux répondre aux besoins réels du commerce, arrive à favoriser
des spéculations insensées. M. Léon Say, dans sa discussion au sénat
sur la question, a dit d'excellentes choses, entre autres que le taux
du change est le baromètre de la circulation. Il est très certain, en
effet, que, quand le change est défavorable et qu'on est obligé de
payer des diiTérences au dehors, on ne peut le faire qu'avec des
espèces métalliques prises où on les prend ordinairement, c'est-
à-dire à la Banque de France et contre remboursement de billets.
Il faut bien alors que la circulation s'abaisse, ce qui fait naître sou-
vent de grands embarras. On ne combat cette situation qu'en éle-
vant le taux de l'escompte, et en faisant venir des capitaux étran-
gers. Le remède est généralement efficace, et il n'y en a pas
d'autre. Ceci est excellent lorsqu'il s'agit de dégager notre situation
au dehors; mais, au dedans, en temps ordinaire, lorsque le change
reste favorable et que la monnaie métalUque ne s'en va pas,
qu'est-ce qui indique qu'il y a trop de papier, et peut-on dire alors qu'il
est indifférent que la circulation fiduciaire s'étende plus ou moins
et qu'elle soit comme aujourd'hui de plus de 2 milliards en dehors
des réserves métalliques? Évidemment il y a là un abus à corriger.
Une autre précaution est encore à prendre pour que cette circula-
tion fiduciaire ne dépasse pas les limites naturelles qu'elle doit avoir,
c'est de débarrasser la Banque de la partie de sa réserve qui est
une véritable illusion. Le conseil de régence a fait une grande faute
lorsqu'il s'est opposé, à diverses reprises, à la démonétisation de
l'argent; s'il l'avait acceptée il y a déjà plusieurs années, quand on
l'a proposée pour la première fois et qu'il n'y eût plus eu dans la
circulation principale que l'or, l'argent restant à titre de monnaie
secondaire, les embarras que nous subissons en ce moment n'existe-
raient pas : notre circulation de papier ne se serait pas élevée à
3 milliards 200 millions. Le public, averti du véritable état des
choses, n'aurait point laissé les billets monter si haut; il se serait
LA CIRCULATION FIDUCIAIRE. 691
servi d'or davantage, et la circulation, au lieu d'être de plus de 3 mil-
liards, ne dépasserait pas peut-être l^bOO millions, ce qui serait un
chiffre normal ; avec le double étalon et la faculté qu'a la banque de
rembourser ses billets en argent, le public, qui ne veut point de ce
métal, prend tous les billets qu'on lui donne et les garde. Il agit
comme s'il était sous le régime du cours forcé, et ce n'est pas lui qui
arrêtera jamais l'émission. On ne doit compter pour cela que sur la
prudence du conseil de régence. Ce conseil est, en effet, très prudent
et composé d'hommes qui ne sont pas le moins du monde empiri-
ques, mais leur prévoyance peut se trouver aux prises avec de grosses
difficultés. Si l'on voyait, par exemple, la Banque de France élever
le taux de son escompte lorsqu'elle a en apparence une encaisse de
2 milliards contre 3 milliards 200 millions de billets et qu'elle n'a
pas encore atteint la limite nouvelle qui vient d'être fixée à son
émission (3 milliards J/2), le public se récrierait et trouverait qu'on
lui impose des charges inutiles. Si, au contraire, la banque était
débarrassée de son encaisse d'argent, qui est un véritable trompe-
l'œil, alors on verrait plus clair dans la situation et les choses ne
tarderaient pas à rentrer dans l'ordre. On aurait pu se débarrasser
de ce métal lorsqu'il n'y en avait que pour 1,500 millions environ
dans le pays, et qu'il ne perdait encore que de 2 à 3 pour 100.
Aujourd'hui, il perd de 15 à 16 pour 100, et il y en a pour 3 mil-
liards ; c'est grave.
Voilà ce qu'a produit notre imprévoyance. On a laissé s'amasser
l'argent, et avec cet amas de l'argent, à la suite, est venu, par une
conséquence naturelle, l'accroissement démesuré de la circulation
fiduciaire. C'est un double malheur. La perte serait considérable
sans doute si on voulait démonétiser l'argent aujourd'hui. Cepen-
dant, si l'on considère les difficultés contre lesquelles on se heurte
en ce moment et qui se renouvelleront, il vaudrait mieux en finir
une bonne fois pour avoir une situation plus nette et une circula-
tion fiduciaire mieux établie. Et puis, quel intérêt avons-nous à
garder ce corps mort, de 2 milliards d'argent au moins que nous
possédons en trop, 1 milliard pouvant largement suffire pour les
besoins de la monnaie divisionnaire? Il y aurait profit à l'échanger
contre des marchandises utiles; cela vaudrait infiniment mieux pour
la richesse du pays.
En résumé, la crise que nous subissons et qui durera plus ou
moins longtemps, est née de beaucoup de choses : d'abord d'un
excès de production, comme cela arrive presque toujours à la suite
des années prospères et de grande activité commerciale; elle est
née aussi des spéculations de toute nature qui ont eu lieu à Paris et
ailleurs. Enfin, les incertitudes de la politique n'y sont pas non plus
692 REVUE DES DEUX MONDES.
étrangères. Mais ce sont là des causes secondaires : la cause princi-
pale est dans le vice de notre circulation monétaire. Nous avons plus
d'instrumens d'échange qu'il ne nous en faut pour nos besoins. On
les prend pour des capitaux disponibles : de là des illusions, et ces
illusions sont entretenues par l'abondance de la circulation fiduciaire
qui maintient d'une façon un peu artificielle les capitaux à bon mar-
ché. Le billet au porteur est assurément un instrument d'échange
commode et très utile. Nous en avons indiqué les mérites, mais il
a aussi ses inconvéniens, et on peut être étonné que, dans les grands
pays commerçans comme l'Angleterre, les États-Unis et l'Allemagne,
on n'en fasse pas un très grand usage; cependant, ce sont des
pays où le crédit joue un rôle important, plus important que chez
nous. Mais il y a plusieurs sortes de crédit; il y en a un qui repose
exclusivement sur le numéraire et qui a pour but d'en tirer toute
l'utilité possible, c'est le crédit au moyen du chèque. A première
vue, il peut paraître bizarre d'entendre dire que les chèques repo-
sent exclusivement sur le numéraire, lorsqu'il y en a, peut-être,
en mouvement chaque jour pour vingt-cinq ou trente fois le mon-
tant de la provision qui leur sert de garantie ; cela est cependant
vrai ; le chèque n'est pas créé pour circuler, c'est un mode de paie-
ment, il n'est valable que pour très peu de temps, il faut qu'il soit
échangé ou remboursé et, s'il ne peut être ni l'un ni l'autre, la
crise arrive et la liquidation s'impose coûte que coûte. Il n'en est
pas de même avec le billet au porteur ; celui-ci est un instrument
de crédit qui circule par lui-même, qui a une existence propre
absolument comme la monnaie métallique, et même indépendante
de celle-ci. S'il est émis en trop grande quantité, s'il ne représente
pas des opérations sérieuses, rien ne l'indique; il s'ajoute aux
autres instrumens d'échange, passe pour un capital disponible et
fait naître des illusions. Avec le chèque, on a un critérium qui aver-
tit immédiateiuent des abus qu'il peut y avoir dans les spécula-
tions commerciales ; avec le billet au porteur, surtout tel qu'il existe
chez nous, il n'y en a pas. Les embarras s'accumulent et on ne s'en
aperçoit que lorsque la liquidation est devenue très dilTicile. En un
mot, les grands pays que nous avons cités ont résolu le problème
du crédit autrement que nous, ils l'ont appuyé exclusivement sur
le numéraire au moyen du chèque, tandis que nous l'avons souvent
placé à côté avec le billet au porteur. De là des efléis très diiïérens.
En Angleterre, aux États-Unis, en Allemagne même, lorsque les
crises anivent, on en est informé totit de suite et elles durent peu,
tandis que chez nous on ne les voit pas venir et elles se prolongent
sans qu'on sache comment les dénouer. C'est notre situation aujour-
d'hui.
Y. Bonnet.
LE
CHANCELIER DE L'EMPIRE ALLEMAND
E T
M. MORITZ BUSGH
Tel homme de génie affecte un fastueux dédain pour toute l'espèce
humaine et ne laisse pas de tenir beaucoup à sa réputation, à^l'i lée
que peut se faire de son caractère et de ses talens le vil troupeau qu'il
méprise. Le grand poliiique qui est aujourd'hui l'arbitre souverain des
destinées de l'Europe est un exemple frappant de ceite contradiction.
Il regarde l'humanité comme un aigle regarde une fourmilière, mais
cet aigle est très soucieux de ce que peuvent penser de lui les fourmis.
Nous ne connaissons ftucun homme d'état qui ait provoqué de son
vivant tant de publications destinées à nous expliquer son génie, ses
intentions, ses desseins, ses méthodes, ses procédés.
A côté de celles qui s'adressent aux lecteurs sérieux, M. de Bismarck
en autorise d'autres, d'un style plu^ familier, à l'usage des simples,
du vulgaire, de la f)ule, et il semble avoir fait de M. Moritz Busch
son vulgarisateur d'office. M. Busch excelle dans la biographie anecdo-
tique, il a toutes les qualités requises pour cette sorte d'ouvrages. Il
professe pour son héros une dévotion qui touche à la bigoterie. Le
grand chancelier, auprès duquel il a ses entrées, est pour lui un être
infaillible et impeccable, un dieu dont il adore les mystères et qu'il
ne se permet pas de discuter. Dans notre siècle, qu'on accuse de
manquer d^ respect, un tel exemple d'humilité portée jusqu'à l'immo-
lation, jusqu'à l'anéantissement de soi-même, a quelque chose de rare
et de touchant. M. Busch dirait volontiers à M. de Bismarck ce que
disait à Faust l'honnête Wagner :
694 REVUE DES DEUX MONDES.
Marcher près de vous me suffit,
C'est tout honneur et tout profit.
Aussi est-il infiniment sensible à la moindre marque d'attention qu'il
obtient de son maître. Pendant l'automne de 1877, comme il était en
séjour à Varziu, on partit une après-midi pour aller pêcher. Il était
assis sur le siège de la voiture, et il y avait quelque désordre dans sa
toilette; rattache de son paletot dépassait son collet. M. de Bismarck,
à qui il tournait le dos, dit au conseiller intime Tidemann : « Rentrez-
lui donc son attache ; nous pourrions être tentés de nous en servir
pour le pendre, et il n'a pas mérité un traitement si rigoureux. »
Les historiens anecdotiers et un peu commères ne dédaignent aucun
détail. Ils n'ignorent pas que, dans l'histoire d'un grand homme, ce
sont les petites choses qui intéressent le plus les petites gens, que la
foule des lecteurs aime à savoir ce qu'il mange et ce qu'il boit, s'il fait
lui-même sa barbe, à quelle heure il se lève, à quelle heure il se couche,
s'il dort sur le côté gauche ou sur le côté droit, combien il a d'armoires
dans son cabinet de travail, comment il s'y prend pour empêcher sa
cheminée de fumer, s'il préfère aux œufs sur le plat les œufs à la
coque. Paul-Louis Courier nous raconte dans ]e Pamphlet des jjamphlets
qu'il déjeunait un jour chez son camarade Duroc, logé depuis peu dans
une vieille maison fort laide, entre cour et jardin, où il occupait le
rez-de-chaussée. Ils étaient plusieurs à table en devoir de bien faire,
quand tout à coup se présente sans être annoncé le camarade Bona-
parte, nouveau propriétaire de la vieille maison, dont il habitait le
premier étage. Il venait en voisin, et cette bonhomie étonna tous les
convives. Ils se lèvent, ils s'empressent ; le héros les fait rasseoir :
« n n'était pas de ces camarades à qui l'on peut dire : Mets-toi là et
mange avec nous. Cela eût été bon avant l'acquisition de la vieille
maison. Debout à nous regarder, ne sachant trop que dire, il allait et
venait. « Ce sont des artichauts dont vous déjeunez là? — Oui, général.
— Vous, Rapp, vous les mangez à l'huib ? — Oui, général. — Et vous,
Savary, à la sauce ? Moi, je les mange au sel. — Ah ! général, répond
celui qui s'appelait alors Savary, vous êtes un grand homme, vous êtes
inimitable. » Nous ignorons si M. de Bismarck mange les artichauts au
sel ou à l'huile ; mais nous savons par M. Busc'a qu'il est un gros man-
geur, que les gens qui pensent beaucoup ont besoin de beaucoup de
nourriture. Nous savons aussi que, quoiqu'il ait du goût pour la bonne
chère, il s'accommode des mets les plus simples, que malgré sa pré-
férence pour le cognac il ne fait point fi de l'eau-de-vie de grain et
qu'il en conserve soigneusement dans les caves de son château de
S^ônhausen quelques barriques, qu'il laisse vieillir pour l'usage de
ses arrière-neveux. En cela comme en toute autre chose, M. Busch le
trouve inimitable.
LE CHANCELIER DE l'eMPIRE ALLEMAND. 695
Nous ne méprisons pas les anecdotes. Il en est d'intéressantes, qui
en disent très long sur les hommes et les choses. M. de Bismarck a
raconté à ?:on biographe que lorsqu'il fut envoyé à Francfort pour y
représenter la Prusse, il n'y avait dans les séances de la commission
militaire que le plénipotentiaire de l'Autriche qui, en vertu de son
droit présidentiel, se permît de fumer. Un jour, M. de Bismarck eut
l'audace de lui demander du feu, ce qui causa à tout le monde une
indicible surprise mêlée de déplaisir. C'était un événement, presque
une révolution, et les représentans des moyens comme des petits états
s'empressèrent d'en référer à leurs gouvernemens, de leur soumettre
le cas. Les petites cours réfléchirent longuement sur cette affaire, qui
leur parut si grave qu'elles ne savaient quel parti prendre, et durant
la moitié d'une année, il n'y eut que les deux grandes puissances qui
fumèrent, après quoi le plénipotentiaire bavarois crut devoir sauve-
garder la dignité de son pays en fumant aussi. Le Saxon mourait
d'envie d'en faire autant, mais il n'avait pas encore obtenu l'autorisa-
tion de son ministre. Toutefois, dans la séance suivante, le Hanovrien,
qui était au mieux avec l'Autriche, s'étant résolu à franchir le pas, il le
franchit aussi et fuma. A quelque temps de là, le Wurtembergeois
sentit qu'il y allait de l'honneur du pays souabe, et quoi qu'il n'aimât
pas à fumer, on le vit tirer de son étui un cigare long, mince, clair,
couleur paille de seigle, qu'il alluma d'un air bourru, comme un
homme qui fait à sa patrie le plus douloureux des sacrifices. De ce
jour, il n'y eut que Hesse-Darmstadt qui ne fuma pas. Cette anecdote
est très instructive, elle nous apprend à peu près ce qu'était l'ancienne
Confédération germanique; c'est tout un chapitre d'histoire.
Non moins instructive est une autre anecdote que rapporte M. Busch
sans oser prendre sur lui d'en garantir !a parfaite authenticité. Dans
le temps de son orageuse et remuante jeunesse, M. de Bismarck, accom-
pagné d'un ami, alla un jour chasser la bécasse. On devait traverser
vm marécage recouvert d'un perfide gazon. L'ami était gros, un peu
lourd; il enfonça, demeura embourbé jusqu'aux aisselles et bientôt
jusqu'aux oreilles. Après avoir fait de vains efforts pour se dégager, il
appela à son secours le futur chancelier de l'empire germanique, qui
lui répondit tranquillement : « Mon cher ami, tu ne sortiras jamais
de ce trou, je ne vois aucun moyen de t'en tirer. Mais je veux t'épar-
gner une mort lente, honteuse et dégradante en t'envoyant dans la
tête une volée de plomb qui te procurera une fin plus convenable,
plus digne de toi. Ne bouge pas, ce sera l'affaire d'une seconde. »
Parlant ainsi, il relevait lentement le canon de son fusil et couchait en
joue l'infortuné, qui, saisi d'une folle terreur, fit un effort surhumain et
réussit à regagner la rive. A peine y fut-il en sûreté qu'il accabla d'in-
jures son aimable compagnon. Celui-ci lui riposta sans s'émouvoir :
c( Tu vois si j'avais raison ; il faut que chacun s'aide lui-même. » A ces
696 BEVUE DES DEUX MONDES.
mots, lui tournant le dos, il s'en alla chercher ses bécasses. Voilà un
trait qui peint un homme et qui doit donner à réfléchir aux alliés de
M. de Bismarck, à tous ceux qui veulent chasser avec lui. Si jamais ils
se trouvaient embourbés jusqu'aux aisselles, il croirait s'acquitter de
tout ce qu'il leur doit en leur proposant de leur casser la tête et de
leur procurer ainsi une fia convenable.
M. Busch ne nous en voudra pas de joindre quelques critiques à nos
éloges. Les deux nouveaux volumes qu'il vient de nous donner sous
le titre de Notre Chancelier (i) renferment plus d'une page agréable et
piquante; mais il aurait mieux fait d'en retrancher certains chapitres
qui ne nous apprennent rien. Il a cousu le vieux au neuf, il a mêlé à
l'inédit de longues citations des discours les plus connus de M. de
Bismarck, de longs passages de ses lettres intimes que tout le monde
a lues, de longs extraits des dépêches publiées par M. de Poschinger.
Enûn il s'est pillé lui-même en reproduisant des pages fntières de
son premier livre, qui était composé avec plus d'art. Que ne s'é^ar-
gne-t-il la faiigue des répétitions! Ce qu'il a dit une fois ne s'oublie
pas; il donne aux vérités qu'il enseigne un tour si particulier qu'elles
demeurent à jamais gravées dans la mémoire. On pourrait lui adres-
ser ce compliment qu'une mère faisait à sa fille: « Il y a toujours à
tous vos enfans la marque de l'ouvrier. »
Nous lui reprochons ses redites, le remplissage, la bourre dont il
grossit ses voluiTies. D'autres l'accuseront d'être trop discret, trop
avare de si s confidences. S'ils se flattent d'être initiés par lui à toutes
les pensées secrètes de son maître, leur curiosité sera déçue. Il
entr'ouvre quelquefois la porte qui conduit dans les coulisses de la
politique et il la referme bien vite. ÎVl. Busch est un homme qui ne
dit que ce qu'on lui permet de dire. Il y a çà et là dans son nou-
veau livre, comme dans le premier, quelques révélations qui ont fait
scandale et n'ont pas été agréables à tout le monde; mais on peut
être certain que, dans ces rares occasions, il a été indiscret par
ordre supérieur. C'est par ordre supérieur que M, Busch s'est permis
de prétendre qu'en 1880 les Russes avaient tenté de se ménager
des intelligences à Paris par l'entremise du général Obrut^chef. « Les
Français, lui dit à ce sujet M. de Bismarck, n'ont pas voulu les écou-
ter; ils nous ont informés eux-mêmes de ces tentatives, comme une
femme vertueuse dénonce à son mari les propositions intervenantes
qu'elle a reçues. » Les insinuations de M. Busch sont desiiiiées à
décourager les galans qui seraient disposés à nouer quelque intrigue
avec nous. Dans une charmante comédie qui a été jouée plus de cent
fois cet hiver, on voit un amant très épris se piésenter à un rendez-
(1) Vnser Reichskansler, Studien zu einem^ Charakterbiîde, von Jîoritz Busch,
ieipzi?, 188},
LE CHANCELIER DE L EMPIRE ALLEMAND. 697
VOUS qu'il a obtenu à grand'pein?. Quel n'est pas son déplaisir de
trouver la femme qu'il aime en train de se réconcilier avec soa maril
Il s'écrie piteusement : « Vous auriez dû m'avertir que je vous trouve-
rais en famille. » M. de Bismarck a été bien aise de faire savoir à
tout l'univers qu'il n'y avait rien à faire avec la France, qu'on la
trouverait toujours en famille. Il se déQe pourtant beaucoup de la
fidélité de sa femme, puisqu'il la ti nt sous les verrous et les grilles
de cette sombre prison qu'on appelle la triple alliance. Tant de pré-
cautions pourraient bien nous dégoûter de notre vertu.
M. Busch ne se pique pas toujours de conséquence, ses récits contre-
disent quelquefois ses doctrines. En général, il cherche à persuader à
ses lecteurs que M. de Bismarck a toujours été pacifique, qu'il n'use
de violence qu'à l'égard des entêtés qui refusent d'entendre raison, que
toutes les fois que le renard a étranglé la poule, c'était dans un cas de
légitime défense et que la poule avait commencé. Il affirme que, jus-
qu'en 1870,1e ministre prussien s'est constamment appliqué à conserver
de bons r-pports avec le gouvernement français, qu'il ne désespérait
pas d'établir une entente durable entre les deux nations, que c'est
l'empereur Napoléon IIÎ qui a lassé sa patience et lui a mis l'épée à
la main. Ce n'est pas l'opinion d'un ingénieux écrivain italien, M. Gae-
tano Negri, qui, dans un livre tout récent, éiablit que dès 1867 la
principale occupation de M. de Bismarck a été d'irriter, d'exaspérer le
gouvernement français jusqu'à ce que la guerre fût inévitable (1).
Personne n'ignore qu'au moment de la crise suprême, on crut encore
à un arrangement, que l'étincelle qui mit le feu aux poudres fut le
télégramme d'Ems annonçant à toute l'Europe une insulte faite par
le roi de Prus-e à l'ambassadeur de France. Cette insulte était pure-
ment imaginaire. Le roi Guiliaume avait approuvé sans réserve la
renonciation du prince Léopold au trône d'Espagne, tout en refusant
par dignité de prendre aucun engagement pour l'avenir. Jusqu'au bout
il avait été courtois pour l'ambassadeur, et quand il partit pour Coblentz,
M. Benedetti le revit à la gare, oîi il l'accueillit avec sa bienveillance
accoutumée. « Qui avait rédigé le télégramme? demande M. Negri. On
ne peut plus douter que la main qui mouvait en secret les fils de cette
tragi-comédie n'ait voulu par un scandale européen rendre impossible
la réconciliation des deux gouvernemens. Le but fut pleinement atteint.
En France, les ministres, la chambre, la population, tout le monde
sentit l'affront et perdit la tête. »
On savait depuis longtemps que M. de Bismarck, revenu subitement
de Yarzin à Berlin, avait vu de mauvais œil la tournure pacifique que
prenaient les choses, qu'il avait chargé le comte Eulenburg de se rendre
à Ems pour représenter au roi le fâcheux effet de ses concessions. Nous
(1) Bismarck, saggio storico, di Gaetano Negri. Milan, 1884.
698 REVUE DES DEUX MONDES.
savons par M.Busch dans quelles circonstances il rédigea de sa main le
fameux et funeste télégramme : « Il reçut du conseiller intime Abe-
ken, qui se trouvait à Ems avec le roi, un rapport sur ce qui s'était
passé, avec l'autorisation royale d'en publier le contenu. Il donna lec-
ture de ce rapport aux comtes de Moltke et de Roon, qui dînaient avec lui,
et les deux généraux sentirent aussitôt que la situation se dessinait dans
le sens de la paix. Le chancelier répondit que cela dépendrait du ton
et du style de la publication à laquelle on l'autorisait. En présence de
ses hôtes, il fit un extrait du rapport télégraphique en y pratiquant des
suppressions, mais sans rien ajouter, n Cet extrait, qui fut aussitôt expé-
dié à toutes les légations prussiennes et communiqué à la presse, por-
tait en substance que le roi avait refusé de recevoir l'ambassadeur de
France et lui avait fait signifier par l'adjudant de service qu'il n'avait
plus rien à lui dire. C'est ainsi que, par d'habiles suppressions, oû
dispose des événemens ; le sort de deux empires peuL dépendre d'une
rature faite avec art. Ici encore, M. Busch a été indiscret à bon escient.
Dans l'intérêt de sa popularité, M. de Bismarck ne craint pas de faire
savoir que cette guerre si glorieuse pour les armes allemandes a été
son œuvre personnelle, que la courtoisie de son roi a failli la faire avor-
ter, que c'est lui qui a paré le coup.
M. Busch déclare modestement dans sa préface qu'il n'est pas de
force à faire le portrait du grand homme qu'il a l'honneur de servir,
qu'il laisse ce soin aux historiens futurs, qu'il a rassemblé dans soa
livre des croquis, dont ils pourront se servir pour leurs tableaux à
l'huile. Assurément ses croquis leur rendront service, mais il a quel-
quefois d'étranges idées. Comment lui est-il venu à l'esprit d'insti-
tuer un parallèle en forme entre Goethe et M. de Bismarck, de trouver
que l'auteur de Faust et de la Métamorphose des plantes ressemblait
beaucoup à l'auteur de la bataille de Sadowa? Cette ressemblance nous
échappe. Il nous paraît que si Goethe revenait au monde, les âpretés
du chancelier de l'empire allemand étonneraient son génie harmo-
nieux, d'une divine souplesse, qu'il admirerait ce prince des violons
comme le naturaliste admire un de ces beaux monstres qui lui font
découvrir dans la nature des lois et des forces inconnues. M. Busch a
mieux rencontré quand il nous dit que M. de Bismarck joint à l'éner-
gie incomparable de la volonté la plus vive intelligence politique et une
sûreté de jugement qui ne se laisse jamais influencer par des dogmes
ou des préjugés de parti : « Une tête froide, nous dit-il, et un cœur
chaud, l'imagination la plus fertile et la plus fougueuse audace, Ulysse
et Achille en une seule personne : voilà le secret de ses prodigieux
succès. » M. Negri le définit de son côté un homme qui unit au culte
de la force une exquise finesse, un Ostrogoth très civilisé, en quoi il
diffère d'Ulysse et d'Achille, qui n'étaient pas des Ostrogolhs.
Quant à nous, ce que nous admirons le plos en lui, c'est la part
LE CHANCELIER DE L EMPIRE ALLEMAND. 6?9
considérable qu'aie pur instinct dans ses talens et dans ses règles de
conduite, la simplicité des moyens qu'il emploie, le merveilleux bon
sens avec lequel, s'affranchissant de toute vaine superstition, il a con-
sidéré la politique comme l'application la plus relevée de l'art de tra-
fiquer et de conclure de bons marchés. Le fond de ce grand homme
d'état est un hobereau de la Marche de Brandebourg, doué au suprême
degré de l'esprit des affaires. Nous croyons à sa passion pour les
bruyères et pour les bois. Il a pu dire un jour, avec une parfaite sin-
cérité : « Je ne suis jamais mieux que dans mes bottes graissées, bien
loin de la civilisation. Les lieux qui me plaisent sont ceux où l'on
n'entend que le coup de bec du pivert sur un tronc d'arbre. » Mais
nous croyons aus>i les témoins qui nous assurent qu'il est très habile
à cultiver ses champs, à exploiter ses sapinières, qu'il est à la fois un
excellent économe, un bon forestier, un bon industriel; que ses
brasseries, ses distilleries, ses scieries à vapeur prospèrent à souhait
et que son papier de bois, quand il en fera, lui rapportera de gros
bénéficef». Ce que nous croyons surtout, c'est qu'il ne s'est jamais
mieux peint que lorsqu'il a dit de lui-même « qu'il agit toujours par
des raisons qui ne se trouvent pas près d'une table couverte d'un
tapis vert, mais dans les libres espaces d'une verte campagne. »
On peut se représenter que les occasions eussent manqué à son
génie. Il l'aurait employé à gérer son bien, à arrondir son domaine,
à gouverner sa maison et ses paysans, à mettre dedans les plus sub-
tils maquignons, à faire avec ses voisins des marchés avantageux.
Donnant à sa sagesse un faux air de folie, il eût fait tinter à leurs
oreilles les grelots de sa marotte; il les eût étonnés par ses hâbleries,
amusés par ses fanfaronnades, alléchés par ses promesses; tour à tour,
il les eût abusés agréablement et désabusés brutalement. Connaisseur
incomparable des hommes, il se serait servi pour son profit particulier
de ce talent de tentateur qu'il possède comme personne. Il ne se fût
pas ennuyé; la chasse, l'équitation, la pêche, eussent occupé ses loi-
sirs; il y aurait joint le plaisir de mystifier quelquefois ses amis ^orame
ses ennemis, genre de passe-temps très goûté d'un vrai Prussien, et
ses ennemis comme ses amis auraient dit de lui ce que les habitués
de la cave d'Auerbach disaient de Méphistophélès : « Cet homme sait
de bons tours; c'est quelque jongleur de campagne. » Les occasions
sont venues. Au lieu d'administrer ses terres, il a eu désormais un 5tat
à gouverner, une Allemagne à fonder, des empires à créer ou à démo-
lir, et l'Europe est devenue son jardin.
Mais les procédés dont a usé le politique sont ceux que le proprié-
taire eût pratiqués. Il est certain, quand on regarde au fond des
choses, que l'art d'arrondir son domaine ou de se défaire à un bon
prix d'un cheval fourbu est celui dont on a besoin pour agrandir
un royaume et pour tromper des souverains qu'on se propose de
700 • REVUE DES DEUX MONDES.
dépouiller. Les grandes et les petites affaires ne différent que par leur
importance, la méthode pour les faire réussir est la même, les rubri-
ques les plus simples sont souvent les plus efficaces, les ruses de
paysan sont les meilleures. C'est précisément par la simplicité de ses
moyens que M. de Bismarck a gagné tant de parties ris jUées. Les
naïfs ne reconnaissaient pas Méphistophélès dans le jongleur de cam-
pagne; les uns s'amusaient de lui, les autres haussaient les épaules;
ses compatriotes eux-mêmes ont mis bien du temps à le prendre au
sérieux. On le traitait de burschikoser Junker, de hohler Renommîst,
de hobereau tapageur, de fier-à-bras, de marchand d'orviélan. Il était
déjà ministre, et tel écrivain de talent et d'esprit le regardait encore
comme u un gentilhomme campagnard dont les connaissances poli-
tiques ne s'élevaient pas au-dessus de ce qui est le bien commun de
tous les hommes cultivés. » Il laissait dire, il avait une foi profonde
dans rinsondable bêtise humaine, et tout le monde s'est pris à ses
pièges, les plus habiles ont succombé à ses séductions, les plus forts
se sont laissé mystifier par lui. L'énergie qu'il eût consacrée à forcer
un cerf, il l'a dépensée à forcer des empereurs, et l'adresse qui lui
eût servi à pêcher des brochets, il l'a employée à pêcher des pro-
vinces, des duchés, des villes libres, des royaumes.
D'un gentilhomme campagnard de la Marche qui a l'esprit des
affaires, il ne faut pas attendre qu'il mette jamais du sentiment dans
la politique, qu'il mêle des émotions, des attendrissemens à ses calculs,
qu'il use de la victoire en grand seigneur, en Ion prince, qu'il ait des
égards pour ses viclih es. Les paysans ne s'attendrissent jamais, et il
est permis de croire qu'un hobereau prussien est le moins sentimental
des hommes, le plus disposé à considérer la générosité chevaleresque
comme une faiblesse indigne d'un baron qui se resp^ cte. Le prince de
Bismarck disait un jour à M. Busch : « Dans la petite chambre du tis-
serand de Doncheiy, où je demeurai près d'une heure assis en face de
l'empereur Napoléon, j'éprouvai le même gentiaient que quand j'étais
au bal dans ma jeunesse et que j'avais engagé pour le cotillon une
jeune fille à laquelle je ne savais que dire et que personne ne venait
prendre pour faire un tour de valse avec elle. » Il disait à propos de
cette même entrevue, et ce n'est pas M. Busch qui nous l'a redit :
«Figurez-vous qu'il croyait à notre générosité! » Il disait aussi en
racontant son premier entretien avec Jules Favre : « Quand je lui parlai
de la cession de Metz et de Strasbourg, il fit une grimace comme si
j'avais plaisanté. J'aurais pu lui répondre par une petite histoire qui
s'était passée à Berlin, il y a bien des années, chez le grand marchand
de fourrures. Je voulais avoir une pelisse neuve, et le prix qu'il m'en
demandait était trop fort pour moi. Je lui dis : « Vous plaisantez, cher
monsieur. — Non, répliqua-t-il; en affaires, je ne plaisante jamais. «
Ce qu'il est aujourd'hui, il l'a toujours été. Peu de temps après la révo-
LE CHANCELIER DE l'eMPIRE ALLEMAND* 701
lution de mars \8hS, un député démocrate avec qui il Lîait en bons
termes s'avisa de lui dire : « Monsieur le baron, vous êtes de tous les
hommes de votre parti celui qui nous témoigne le plus de politesse.
Nous voulons vous proposer un accord. Si nous devenons les maîtres,
nous vous ménagerons, et dans le cas contraire, vous nous rendrez la
pareille. » A quoi il répondit : «Si votre parii trionphe, mon petit
d'Ester, ce ne sera plus pour moi la peine de vivre; si nous devenons
les plus forts, nous vous pendrons, mais nous serons polis jusqu'au
dernier échelon de la potence. »
Si la générosité ne peut être la vertu d'un politique qui est avant
tout un grand homme d'affaires, il en a d'autres et de fort utiles. Le
véritable homme d'affaires est supérieur aux petites vanités, qui sou-
vent coûtent beaucoup et ne rapportent jamais rien. Il met son faste
à n'en point avoir; il laisse aux autres l'étalage et la parade, et se
réserve le solide. Il sait l'importance des petits détails, il ne les néglige
jamais; ses comptes sont rigoureusement exacts, il n'admet pas qu'on
lui fasse tort d'un centime. Ses projets, ses combinaisons l'uccupent,
le possèdent tout entier; les dissipations du monde, les questions
domestiques, les joies ou les soucis de famille, rien ne le distrait
de ses pensées, qui sont sa vraie famille. Il donne peu de temps aux
plaisirs de l'esprit; s'il lit quelquefois Sbakspeare, c'est que Siiaks-
peare est de tous les poètes Cvlui qui a vu le plus clair dans les des-
sous des choses humaines. Il n'y a pour l'homme d'affaires ni amis
ni ennemis; il avait fait hier un marché, il ■ st prêt à le rompre s'il
s'en présente un meilleur, et les visages qui lui df'plaisent lui
deviennent agréables lorsqu'ils peuvent lui servir à quoi que ce soit;
il esiime que la vengeance n'est pas une idée politique. Si vive, si
impétueuse que soit son humeur, il sait la maîtriser dès qu'il y va de
ses intérêts, à qui il sacrifie tout, même ses emportemens, et ce vio-
lent étonnera l'univers par la longueur de ses patiences. Après le suc-
cès, il ne se laisse pas griser par la victoire, il se défie de ses prospé-
rités, il compte avec la fortune et avec ses chances, il n'épuise pas
son bonheur, il renonce aux entreprises quand elles ont un air d'aven-
tures.
Cependant l'homme d'affaires qui gouverne un état a souvent un
défaut ou une infirmité d'esprit qui lui joue de mauvais tours. Il
est trop sujet à ne prendre au sérieux que les faits et les chiffres, à
mépriser ce qui ne se laisse ni peser ni compter; il ne croit pas aux
forces morales, à ces fluides impondérables qui n'exercent aucune
action sur la balance la plus sensible, et qui influent si profondément
sur nos destinées. M. de Bismarck a toujours pensé que César avait
un droit d'obéissance sur les idées et les esprits, qu'il ne tenait qu'à
lui de violenter les opinions, et, chaque année, il se retrouve aux
prises avec son parlement. 11 s'est imaginé aussi que la force et la
702 REVUE DES DEUX MONDES.
ruse finissent par avoir raison des consciences, et le parti du centre
catholique a résisté victorieusement à ses assauts. Il s'est trouvé au
Vatican un homme qui a déjoué ses artifices, éventé ses pièges, bravé
ses menaces; César demande à capituler. Qu'on soit catholique ou
libre-penseur, ce spectacle est réjouissant. Il est bon que la force ait
ses défaites, que la ruse n'ait pas toujours le dernier mot dans le
gouvernement des sociétés.
M. de Bismarck est, parmi les hommes d'état, l'homme d'affaires le
plus accompli qui se soit jamais vu, et il est aussi le plus personnel
de tous les grands politiques. Si rempli qu'il fût de son moi. Napo-
léon I" représentait les idées moyennes de eon temps et les a répan-
dues sur l'Europe. Il semblait que la Corse eût envoyé cet étranger à
la France pour que, libre d'engagemens envers les partis, il eût l'im-
partialité nécessaire à l'arbitre chargé d'accommoder leurs différends,
de concilier les principes de gouvernement et de conservation avec les
idées nouvelles. Ce grand conquérant a été le podestat de la révolu-
tion. M. de Bismarck, en toute chose, ne s'inspira que de ses idées
particulières, et par la puissance de sa volonté il les a imposées à sa
nation. Quand il a déclaré la guerre à l'Autriche, il avait contre lui
l'opinion, la presse, les chambres, la cour et les scrupules de son
souverain. Jamais personne n'assuma plus gaîment de plus redou-
tables responsabilités. Si la fortune avait trahi ses espérances, le
Titan serait demeuré enseveli sous sa montagne. Sans doute il y
avait beaucoup d'Allemands aussi désireux que lui de démolir la
vieille Confédération germanique et de la remplacer par autre chose.
Mais la monarchie césarienne et militaire qu'il a fondée ressemble
bien peu à l'Allemagne constitutionnelle et libérale qu'ils lui deman-
daient. Il leur a bâti une maison de fer dont l'architecture leur paraît
un peu triste, la distribution peu confortable, et dont le mobilier,
moitié gothique, moitié empire, ne répond pas à leurs besoins. Leurs
chaises sont dures, peu commo =es; ils s'y trouvent liial assis.
Ne comptant qu'avec lui-même et ne suivant que son idée, le chan-
celier a bien de la peine à s'entendre avec son parlement et il n'a
jamais de majorité fixe pour appuyer ses projets de lois. Il est obligé
de la composer selon les circonstances, en la cherchant tour à tour à
droite ou à gauche; c'est un travail de marqueterie ou de maître
mosaïste. Il négocie sans cesse avec tous les partis ; sa maxime est :
Donnant donnant : Do ut des; sa pratique est de donner peu pour rece-
voir beaucoup. Il aurait voulu former un parti de bismarckiens sans
phrase et que toute l'Allemagne en fût; c'était beaucoup demander à
un peuple aussi réfléchi et aussi raisonneur que l'Allemand. Aussi se
plaignait-il un jour qu'il n'y avait qu'un groupe politique qui fût à lui
et que ce groupe se composait de deux hommes, lui et son roi. Encore
a-t-il le chagrin de constater que son roi n'est pas toujours de son
LE CHANCELIER DE l'eMPIRE ALLEMAND. 703
avis : « Vous vous trompez bien si vous crojez qu'il m'est facile de
lui faire entendre raison, disait-il à un diplomate. Les écorchures de
ma main vous prouvent le contraire. L'autre jour, dans mon dépit de
ne pouvoir le persuader, j'ai serré si fort un bouton de porte que le
cristal s'est brisé dans mes doigts. »
Les hommes trop personnels dans leurs idées comme dans leurs règles
de conduite sont condamnés à la solitude, et quelque savoureuses que
soient les joies de l'orgueil et de l'omnipotence, l'homme n'est pas né
pour vi\Te seul. Le solitaire de Varzinse livre par intervalles à de mélan-
coliques réflexions. Il se plaint « que sa carrière politique lui a procuré
peu de satisfaction, que personne ne l'aime et qu'il n'a fait le bonheur
de personne, pas même le sien. » Sa consolation est de se considérer
comme l'instrument, comme l'ouvrier des destinées, chargé d'une mis-
sion spéciale dont il ne doit compte qu'aux puiss:tnces célestes, comme
un vase d'élection où Dieu lui-même a versé ses pensées et ses colères:
« Si je cessais d'être chrétien, disait-il à Ferrières, en 1870, je ne ser-
virais pas mon roi une heure de plus. Si je n'obéissais pas au maître
du ciel, je n'aurais cure des autres. Que me rapporteraient toutes les
peines et les ennuis que j'endure si je n'avais le sentiment d'accom-
plir un devoir? Je suis royaliste parce que je crois à une vie après la
mort, car, de mon naturel, je suis républicain. Que m'importent les
décorations et les titres? C'est dans ma foi que j'ai puisé la force de
lutter dix ans durant contre toutes les absurdités dont on me régale.
Otez-moi mes croyances et vous m'ôterez ma patrie. Enlevez-moi mes
convictions et vous aurez perdu votre chancelier. Retirez-moi de ma
société avec Dieu et demain je bouclerai mes malles pour m'en aller
cultiver mon avoine à Varzin. » Lorsqu'on n'est d'accord avec per-
sonne, on aime à croire qu'on a les secrets de Dieu et qu'on accom-
plit ses ordres.
Sans doute, le Dieu de M. de Bismarck lui ressemble; il a comme
lui des yeux qui jettent la foudre et des sourcils buissonnaas; comme
lui, il est impatient de toute contradiction, obligé de se tenir à quatre
pour ne pas étrangler ses Richfer et ses Windthorst, tous ceux qui
doutent de son omniscience. Ce n'est plus le Dieu de Spinoza, auquel
M. de Bismarck a cru quelque temps. C'est une divinité peu débon-
naire; c'est Odin , le difctribatiur de royaumes, accompagné de ses
deux corbeaux, qui lui révèlent le passé et l'avenir; c'est Thor à la
barbe farouche, traîné par ses boucs et brandissant sa formidable mas-
sue. Quand M. de Bis narck ne dit pas : « Mon empereur et moi, » il
dit : « Dieu et Bismarck. » Dieu est un complice plus maniable qu'un
empereur; quelque proposition qu'on lui fasse, il se tait, et qui ne dit
mot consent.
Mais la plus grande cause de chagrin et de souci pour les hommes
704 REVUE DES DEUX MONDES.
d'état qui remontent le courant des opinions et bataillent contre leur
siècle, c'est l'inquiétude qu'ils ressentent pour la durée de leur
œuvre. M. de Bismarck ne peut se dissimuler qu'il a besoin de toute
son autorité, de son prodigieux prestige pour empêcher l'Allemagne de
s'abandonner à ses inclinations naturelles, pour la retenir sur la pente
où elle glisse, et il se dit souvent : u Après moi, ce sera le gâchis. » Un
autre que lui se serait appliqué à ménager les transitions, à préparer
l'avènement du régime parlementaire, mais il n'entendait ni se sou-
mettre ni se démettre. Pour conserver son œuvre, il lui faudrait un
successeur fait à son image et doué de son génie. Comme le remarque
très sensément M. Busch, ce serait un miracle, et il est difficile de
croire aux miracles. Le chancelier n'a pas fait école; la seule qualité
qu'il demande à ceux qui le servent est l'obéissance qui ne raisonne
pas, et, pour employer son expression, « une discipline de sous-offi-
ciers. » — « Les diplomates allemands, dit M. Busch, sont, du pre-
mier au dernier, à cent piques au-dessous de leur chef; les libéraux,
qui se flattent de recueillir son héritage, sont encore moins capables
et n'ont aucune pratique des affaires. M. Yirchow a donné à entendre
que ses amis et lui se promettent d'arriver au pouvoir sous le futur
règne et qu'alors la politique allemande, même la politique étrangère,
prendra une autre tournure, que M. de Bismarck est un homme
supérieur, mais qu'il représente une politique surannée, qui n'est
plus de ce siècle. Nous serons condamnés ainsi, ajoute M. Busch, à
passer par de cruelles expériences, et la machine se détraquera bien
vite. Mais on aura le temps de faire beaucoup de sottises et un mal
peut-être irréparable. »
Telles sont ses conclusions, et il avoue qu'elles ne sont pas réjouis-
santes. Mais à qui la faute? Il avait écrit ses premiers volumes pour
prêcher Thumilité aux Français vaincus et leur ôter toute espérance de
se relever jamais. 11 a écrit If^s autres pour reprocher à l'Allemagne son
esprit de révolte, le sot orgueil qui la rend indocile au joug, ingrate
envers l'homme providentiel dont elle discute les volontés : « Qu'ils
aillent se plonger dans la mare aux grenouilles tous ceux qui ont
méconnu leur maître! s'écrie-t-il en finissant; voilà la morale de mon
livre. » Touchés de ses vertes réprimandes, les Allemands se décide-
ront-ils à répudier leurs chimères, à accepter pour toujours, les yeux
fermés, le régime autoritaire, le socialisme d'état et le reste? Il est
permis d'en douter, si éloquent que soit le prophète qui les tance, si
redoutable que soit la grenouillère dont il les menace.
G. Valbert.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
31 mars.
La vérité peut échapper quelquefois dans un mot. Un député morose
et frondeur, républicain de profession, disait récemment qu'à l'heure
présente, sous le règne de la république, on ne fait rien de bon parce
qu'on manque de méthode. C'est possible, on s'en douterait presque à
voir de quelle façon marchent tous ces débats, ces travaux de parle-
ment, ces lois, ces enquêtes qui vont au hasard, qui se déroulent à
travers les contradictions et les incohérences pour n'aboutir qu'à de
médiocres résultats. Ce n'est point d'aujourd'hui sans doute que le mal
existe, il s'est déclaré il y a quelques années déjà; depuis le commen-
cement de la session, il faut convenir qu'il est en progrès, en pleine
recrudescence, que gouvernement et parlement semblent n'avoir
d'autre souci que d'ajouter à la confusion avec leurs projets décousus
et leurs œuvres sans autorité comme sans avenir. On ne fait rien de
bon parce qu'on manque de méthode, et on manque de méthode parce
qu'on n'a plus vraiment le sentiment juste des conditions de la poli-
tique, parce qu'on croit qu'il suffit de mettre partout les passions, les
préjugés de parti, parce qu'on se figure qu'avec toutes les idées de
désordre et d'anarchie qui ont traîné dans ce siècle, qu'une majorité
vulgaire a ramassées pour son usage, on peut faire un ordre quel-
conque.
Oui, certes, on manque de méthode, — et on manque aussi de bon
sens, de prévoyance, de raison politique, de lumières, même assez
souvent d'esprit; bref, on manque à peu près de tout ce qui serait
nécessaire pour créer une situation où un pays pourrait se reposer avec
quelque confiance. Quel est l'unique et inévitable résultat de ce genre de
TOMB itW* — 1884. 45
706 REVUE DES DEUX MONDES.
politique, qui, jusqu'ici, n'a pas de nom dans l'histoire? On n'arrive qu'à
ébranler tout ce qu'on touche, à compromettre le régime même qu'on
se flatte de servir, et si les maîtres, les dominateurs du jour ne s'aper-
1 çoivent pas que tout est en déclin autour d'eux, que la lassitude et le
dégoût se répandent de toutes parts, que la France commence à deve-
nir singulièrement sceptique, s'ils ne voient pas cela, c'est qu'ils ont
sur les yeux l'épais bandeau qui a si souvent aveuglé les majorités
ignorantes et infatuées sous tous les régimes. 11 n'y a pas à se payer
de mots et de banalités. Que les hommes qui gardent encore assez de
liberté d'esprit et une certaine indépendance de raison se posent sin-
cèrement, froidement, sans parti-pris, cette simple question : Si ceux
qui disposent de tout aujourd'hui en France se proposaient de ruiner
détinitivement le régime qu'ils sont chargés de représenter et de gou-
verner, que feraient-ils de plus? Au premier abord, à ce qu'il semble
rait, la plus vive préoccupation d'une politique sérieuse devrait être
d'éviter tout ce qui peut semer le trouble ou l'inquiétude, de dégager
les léformes on ce qu'on appelle les réformes de tout ce qu'elles pour-
raient avoir d'agressif et d'offensant, de rallier les incertains et les
neutres qui sont toujours nombreux dans un pays fatigué de révolu-
tions. C'est précisément tout le contraire qu'on fait depuis quelques
années. Quel est l'intérêt moral ou mat' riel qui n'ait pas été, qui ne
soit pas encore menacé? On dirait qu'il y a une sorte d'émulation
bizarre pour fatiguer et tourmenter tous ceux qui ne demanderaient
que le repos, pour faire des ennemis à la république dans toutes les
parties de la population française.
Certes, tous les Français qui restent attachés à leurs croyances, à
leur culte n'étaient pas nécessairement des ennemis irréconciliables
du régime nouveau; ils n'étaient pas difficiles à satisfaire, il n'y avait
qu'à les laisser tranquilles : on a trouvé le moyen de leur montrer
qu'ils n'auraient jamais la paix, que la république, c'était la persé-
cution religieuse, et, à l'heure où nous sommes encore, on ne laisse
échapper aucune occasion d'envenimer, de poursuivre cette triste que-
relle qu'on prétend couronner par la séparation de l'état et de l'église
à la façon de M. Paul Bert. Si la république, à son début, avait trouvé
des adhérens nombreux, c'était surtout dans les classes actives qui
vivent du négoce, de l'industrie, du commerce, de toutes les entre-
prises. Qu'on interroge aujourd'hui ces classes : elles cachent à peine
leur découragement, elles se sentent atteintes par la diminution du
travail, par les conditions précaires de l'industrie, par les systèmes
socialistes, par les syndicats indéfinis qui organisent la guerre des
ouvriers contre les patrons. S'agit-il des finances publiques, du bud-
get, on a tellement outré les dépenses utiles ou inutiles, les aug-
mentations de traitemens, les dotations, les pensions dans des intérêts
de parti, qu'on est maintenant réduit à se demauder sïi m faudra
REVUE, — CHRONIQUE, 707
pas infliger aux contribuables de nouvelles charges, et, pour mieux
encouragtr le crédit, on menace les rentiers comme les propriétaires.
Est-il quesiion des lois militaires, on a toute sorte d'inventions
réfurmairices qui ne peuvent qu'inquiéter à la fois et l'armée et la
société civile, de sorte que, tout compte fait, on ne voit pas bien
aujourd'hui en France une classe, une force sociale qui ne soit point
:menacée. '
Ce sont, dira-t-on, les partis extrêmes, les radicaux qui ont ces ima-
ginations, qui font tout le mal avec jeurs projets et leurs programmes
agitateurs, La chambre ne vote pas tout ce qu'on lui propose. Le gou-
jvernement résiste tant qu'il peut et défend de son mieux les dernières
'(garanties d'un ordre régulier. Le gouvernement, nous le voulons bien,
ne rend pas toujours les armes du premier coup. Il n'est pas sans pré-
voir, par exemple, le danger d'imposer la rente ou de surcharger les
.contribuables à la veille des élections, et il se ratiache provisoirement
au système des économies dans le budget. Il a peut-être contribué
pour sa part à empêcher la compassion de l'enquête industrielle d'en-
voyer à Anzin une délégation qui aurait été fort embarrassée de son
rôle. Il n'est pas non plus, que nous sachions, partisan de la sépara-
tion de réiat et de 1 église et il fait ses réserves sur les lois militaires
par trop radicales, qu'on propose comme des r*^formes. Oui, sans
doute, le gouvernenjent a l'air de résister jusqu'à un certain point;
puis, lorsqu'il se sent un peu trop pressé, il cède à demi, quelquefois
'couaplètement, de peur de se brouiller avec la chambre, qui se laisse
;emruîoer à son tour, faute de se sentir dirigée. C'est ce qu'on peut
appeler le système des résistances et des complicités intermittentes.
Ili en résulte justement cette situation décousue et incohérente, où l'on
n'a, en définitive, ni la méthode sommaire de la violence qui pousse
tout à l'extrême, ni la méthode de la politique éclairée et modéra-
trice qui oppose résolument la raison, l'équité, l'intérêt public à toutes
les entreprises.
C'est l'équivoque en tout, et le danger de l'équivoque est particur
lièrement évident quand il s'agit de ces affaires militaires qui étaient
discutées hier encore à la chambre des députés, à propos d'une loi sur
l'avancement, qui vont reparaître demain au Palais-Bourbon à propos
d'une loi nouvelle de recrutement. Que va-t-on faire avec ces lois qui
ont la prétention de tout réformer et qui ne réforment rien? Jl faut
voir la vérité telle qu'elle est. Depuis plus de dix ans, sans parler de
U recoijstitutiou du matériel de guerre et de la construction des forte-
resses, on demande à la France près de 600 millions par an pour avoir
une armée qu'on veut, dit-on, réorganiser aujourd'hui. Si l'on veut
avoir réellement une armée, il n'y a point certes, à reculer un instant
devant ce qu'elle peutcoûter; mais il faut accepter les conditions d'une
yiaib réurgaaibaiiou cquIolUH auxiniéiéis de la France, inspirée par des
708 REVDE DES DEUX MONDES.
raisons militaires. Si l'on ne veut avoir qu'une vaste garde nationale,
une sorte de levée en masse qui, au jour d'une guerre, n'aura ni la
cohésion, ni la force des traditions, ni le lien de l'esprit militaire,
franchement, ce n'est pas la peine d'imposer au pays une charge
annuelle de 600 millions pour lui laisser l'illusion d'une armée qu'il
n'aura pas. C'est là toute la question que soulèvent les nouveaux pro-
jets.
Cette loi nouvelle de recrutement qu'on éprouve le besoin de se
donner, qui propose tout simplement de réduire le service militaire à
trois ans, de supprimer le volontariat d'un an, d'enrôler sans distinc-
tion, pour la même durée de temps, la jeunesse française tout entière,
que peut-elle produire ? Elle ne préparerait sûrement pas une véritable
armée, et elle commencerait, sous prétexte de démocratisation uni-
verselle, par jeter la perturbation dans la société civile en enlevant
pour trois ans à ses études toute la jeunesse destinée aux professions
libérales et scientifiques. Il est vrai que M. Paul Bert,qui est un homme
à tout faire et même à tout défaire, qui travaille pour l'armée comme
pour les instituteurs primaires, trouve un avantage dans l'obligation
universelle et sans distinction. Il voit là, comme il le dit dans son
brillant langage, un moyen de vexer le bourgeois égoïste, les mères
aristocrates qui dorlotent leurs enfans mignons, les séminaristes, et
de donner une satisfaction ou un divertissement au peuple. A la bonne
heure! voilà des raisons sérieuses, toutes militaires, vraiment politi-
ques ! — Quant à la loi sur l'avancement qui vient d'être votée au pas
de course, mais qui n'est point heureusement au bout des épreuves
parlementaires, il est fort à craindre qu'elle ne trouble sans profit et
sans compensation toute l'économie de la simple et forte loi de 1832
et de l'ordonnance de 1838 qui en est la savante application. Elle a
la prétention de changer, de réformer, dans quelques-unes de ses
conditions essentielles, l'ancien système, elle ne précise certainement
pas un système bien nouveau. Elle ne crée peut-être qu'une incerti-
tude de plus dans des affaires oîi la fixité de direction et l'esprit de
suite sont la première garantie du succès. Ce qu'il y a de plus clair,
c'est qu'on sacrifie à la chimère du jour, à ce qu'on appelle l'unité
d'origine pour les officiers, à l'égalité par le développement croissant
d'une certaine instruction, par le passage dans les écoles de tous les
candidats à l'épaulette. M. le ministre de la guerre lui-même ne l'a
pas caché ; il a dit qu'à l'avenir « nul ne pourra être nommé officier
en France s'il n'a satisfait à des examens et s'il n'est sorti d'une
école. » Sur quoi un député s'est hâté de s'écrier que ce ne serait pas
trop tôt ! C'est là, précisément, la question, qui n'est pas résolue par une
interruption. Qu'on veuille développer l'instruction dans l'armée, sti-
muler les goûts studieux parmi les officiers, atténuer les antagonismes,
les froisscmcns qui pouvaient naître de la diversité des origines, insti-
REVUE. — CHRONIQUE. 709
tuer des conditions d'aptitude pour l'avancement, rien de mieux sans
doute. C'est une réforme qui n'a pas attendu les novateurs d'aujour-
d'hui pour se réaliser par degrés dans notre armée, où le goût du
travail s'est singulièrement développé depuis douze ans; mais c'est
une singulière erreur de croire que cette instruction qu'on veut juste-
ment répandre sufîit à tout.
On disait que, si la France a éprouvé de cruels revers, c'est parce
que l'ignorance était dans notre armée, parce que les officiers n'avaient
pas la même origine, parce que les uns sortaient de Saint-Cyr et les
autres sortaient du rang. Les causes de nos désastres sont malheureu-
sement plus profondes, plus multiples et elles sont peut-être à peine
de l'ordre militaire. L'illusion est de se figurer aujourd'hui que l'unité
d'origine, le passage par les écoles, sont le remède à tout. Le danger
est de commencer par supprimer toute une classe militaire, ce qu'on a
appelé jusqu'ici les officiers sortant du rang. Ces officiers pouvaient
n'être pas toujours brillans et n'avoir qu'une instruction modeste ; ils
avaient la solidité, le dévoûment au métier, la connaissance du sol-
dat, ils étaient des instrumens précieux au jour de l'action. Et qu'on
remarque bien que par ces conditions nouvelles combinées avec le
service de trois ans on rend à peu près impossible la constitution des
cadres de sous-officiers. La vérité est qu'on sacrifie tout aujourd'hui à
un faux idéal de démocratie aussi périlleux pour l'armée que pour
l'éducation morale et intellectuelle de la France.
La vie moderne est pleine de mobilités, de confusions et de contra-
dictions. Les lois changent, les mœurs se transforment, les généra-
tions se succèdent, et, s'il est des momens où cette société française,
éprouvée par les révolutions, retrouve comme la conscience émue
d'elle-même, c'est lorsqu'elle perd un de ces hommes qui étaient pour
elle une tradition vivante et respectée. Nous venons d'ensevelir, en
conduisant M. Mignet au tombeau, un de ces hommes qui sont les
derniers demeurans d'un autre âge, dont la mort est un événement
parce qu'ils représentaient et emportent avec eux tout un passé.
Combien en est-il aujourd'hui qui datent de l'autre siècle, qui
puissent parler du premier empire comme d'une époque qu'ils ont
connue, qui aient été les témoins de la restauration et de tous les
régimes qui ont suivi ? Ils commencent à être peu nombreux ces con-
temporains de toutes les révolutions. Ceux-là sont plus rares encore
qui ont gardé, à travers tout, la sérénité de l'esprit, la fidélité des
souvenirs, l'unité et la dignité de la vie dans le travail. M. Mignet était
un de ces privilégiés. 11 était né à la fin de l'autre siècle, au temps du
directoire, en 1796. Il avait vu les grandeurs guerrières et les désas-
tres de l'empire. Jeune encore, mais rapidement mûri par l'étude,
sous la restauration il s'était trouvé prêt pour toutes les généreuses
recherches de l'esprit comme pour toutes les luttes. Débarqué à Paris
71,0 RBVGB DES DEUX MONDES.
en 1821, il était bientôt avec M. Thiers, son jeune compagnon de'
l'école d'Aix, un des représentans de ces générations nouvelles qui se
formaient à la vie publique, qui se promettaient l'avenir. C'était un
jeune libéral prenant sa place par le talent dans toutes les mêlées de
la politique} mais déjà, à côté du polémiste qui s'était essayé ilans les
journaux du temps, qui allait faire sa derniè e campagne au National,
en 1830, on pouvait distinguer l'esprit sérieux et réfléchi qui se plai-
sait aux savantes études, qui avait le goût et la vocation de l'histoire.
La révolution de juillet^ en comblant ses vœux, avait fixé son choix et
la direction de sa vie. Le gouvernement nouveau, en l'appelant au
poste de directeur des archives, avait trouvé l'homme pour la place;
il lui avait ouvert sa vraie carrière, cette voie oii M. Mignet avait fait
ses premiers pas par son Essai sur les Institutions de saint Louis, par
son lumineux Précis sur la révolution française., et où il n'a cessé
depuis de déployer ses facultés supérieures en racontant tour à tour
les négociations de la succession d Espagne, les rivaliiés de Fran-
i;ois I" et de Charles-Quint, la destinée tragique de Marie Stuart, les
mystérieuses aventures d'un Antonio Ferez. [
M. Mignet a son originalité et sa place dans l'élite des historiens du
temps, à côté des Thierry, des Guizot, des ïhiers. Il ne raconte pas et
il ne comprend pas l'histoire comme eux. Il a son genre à lui, l'art de
condenser les faits, de saisir la philosophie des événeioens, de tracer
des tableaux ordonnés et précis, —un art mêlé de sagacité, de sobriété
et d'éloquence. V Introduction aux négociations relatives à la succes-
Bioh d'Espagne est assurément une œuvre de maître, Les Notices, qu'il
a été conduit à écrire lorsqu'il est devenu secrétaire perpétuel de
l'Académie des sciences morales et politiques, sont les épisodes d'une
histoire multiple des idées, des révolutions et des hommes. L'impar-
tialité s'allie dans ces pages à une rare faculté de généralisation. Par
sa vie comme par ses goûts, M. Mignet est avant tout un historien :
c'est son originalité. Il n'était point un politique, ou il ne l'a été qu'en
passant. Il a été à peine un fonctionnaire dans cette direction des
archives pour laquelle il semblait fait, qu'il occupait pendant la durée
de la monarchie de juillet et que les républicains de 1868 se hâtaient
de lui enlever, — comme ils se hâtaient du reste de révoquer ce dan^
gereux bibliothécaire du ministère de l'intérieur, -^Alfred de Musset!
M. Mignet ne m troublait pas ou ne s'offensait pas de cette brutalité,
il laissait passer les événemens. Depuis longtemps, il mettait pour
ainsi dire toute sa politique en M. Thiers, avec qui 11 est resté toujours
d'intelligence, comme il l'avait été aux jours de sa jeunesse, et l'ami-
tié intime, invariable de ces deux hommes, accoutumés à ne se rien
cacher, est certes un des épisodes les plus curieux, les plus attachans
du siècle. Ct^s deux noms sont désormais inséparables. M. Mignet lais-
sait à son brillant ami les rôles éclatans, les luttes publiques; il s'as**
RBVtJE. — CTTKnNinUE. 711
sociaît à sa gloire sans en être éclipsé. 11 se contentait pour lui de
restRr un conseiller discret et souvent écouté, un ami toujours dévoué,
satislait d'une vie de retraite et d'étude qui convenait à la modération
de ses désirs. Il se plaisait dans cette existence qu'il s'était faite, tra-
vaillant sans cesse, s'intéressant à tout, gardant jusqu'au bout une gra-
vité séduisante, une grâce qui n'excluait pas la fermeté, otïrant ce
spectacle rare d'un homme à l'âme fi ère et tranquille, à la raisoui
droite, qui ne demandait à la vie que ce qu'elle pouvait donner.
L'écrivain était supérieur, l'homme était un sage. Chose à remarquer,
M, Mignet, sans être insensible aux marques de distinction ou de
déférence qui étaient venues au-devant de lui quelquefois, n'avait
jamais cherché le bruit ni les honneurs; il avait, en vieillissant, con-
quis le respect par son caractère autant que par ses ouvrages, et le.
jour oti il s'est éteint, sa mort a été ressentie comme un deuil pour la
société française. 11 a été entouré d'hommages.
Il les méritait et nous ne voudrions ajouter qu'un mot sur ces funé-
railles d'hier, où une particularité a paru offensante pour le sentiment
public. M. Mignet, sans l'avoir demandé, avait été fait grand-croix de
la Légion d'honneur; il était membre du conseil de l'ordre, qui était,
dignement représenté. Des troupes ont été mises sur pied, elles ont
entouré la maison; puis, au moment où le triste cortège s'est ache-
miné vers l'église voisine, elles ont disparu. Elles avaient apparem-
ment rempli tout leur rôle. C'est l'ordonnance, dit-on, c'est le règle-
ment nouveau, imaginé pour sauvegarder la liberté de conscience des
soldats, l'indépendance de l'état laïque. On a eu là une belle invention
et il a fallu une circonstance semblable pour montrer d'une façon plus
saisissante ce qu'il y a de choquant dans ces nouveautés I II se peut
que, dans d'autres temps, on ait dépassé la mesure en interdisant à des
soldats de suivre un enterrement civil ; aujourd'hui on ne leur permet
pas de suivre un enterrement religieux, comme si la liberté de con-
science était en jeu dans un service commandé, — comme si des soldats
allaient faire un acte de foi religieuse en accompagnant un mort dans*
une église! Il faudrait être conséquent. Si nous en sommes venus à ce
point que, pour plaire à l'esprit de radicalisme, on veuille mesurer les
honneurs funèbres à ceux qui ont conquis la considération publique,
qu'on aille jusqu'au bout, qu'on supprime ces honneurs. Si l'on veut
continuer à rendre des hommages à ceux qui les ont mérités, qu'on
aille encore jusqu'au bout en les honorant comme ils ont voulu être
honorés. Qu'on cesse dans tous les cas d'offrir ce spectacle blessant de
soldats paraissant devant une porte, jouant quelques airs de musique
et se retirant aussitôt du cortège d'un homme de bien qui a été l'hon-
neur du pays. Qu'on s'abstienm'. de ce simulacre qui ne vaut peut-être
pas mieux pour le bon esprit de l'armée que pour la décence publique.,
712 REVOE DES DEUX MONDES.
La mort a beau faire son œuvre et enlever les princes comme les
autres hommes, les affaires des peuples suivent leur cours. Tandis que
le plus jeune fils de la reine Victoria, le duc d'Albany, vient de mou-
rir subitement à Cannes, où il était en partie de plaisir, l'Angleterre
reste dans des conditions passablement laborieuses qui se compliquent
d'une maladie du premier ministre et peut-être même de divisions
dans le conseil. Le fait est que, pour le moment, l'Angleterre n'a que
le choix des difficultés et semble passer par une phase critique. D'un
côté, les affaires d'Egypte pèsent plus que jamais de tout leur poids sur
elle et sont loin de suivre une marche satisfaisante. Le général Graham
n'a eu que quelques succès chèrement achetés, et au lieu de pour-
suivre une campagne qui a déjà éprouvé ses soldats, qui pouvait deve-
nir fatale, il paraît avoir reçu l'ordre de se replier sur Souakim, peut-
être même d'abandonner la ville de la Mer-Rouge, de ramener sa
petite armée dans la Basse-Egypte. Le général Gordon est resté à Khar-
toum sans qu'on sache exactement ce qu'il est devenu, s'il est libre
ou captif, s'il n'a pas été réduit à livrer la ville aux bandes du mahdi.
Du grand effort qui a été tenté pour relever l'ascendant anglais, pour
rétablir un certain ordre dans ces régions troublées du Soudan, il ne
reste à peu près rien, et le cabinet de Londres ne semble pas lui-
même être parfaitement d'accord sur des résolutions nouvelles, sur la
manière de sortir d'une situation qui devient de plus en plus critique.
D'un autre côté, la réforme électorale qui a été proposée au parlement,
qui passe en ce moment par l'épreuve d'une seconde lecture, rencontre
une assez vive opposition qui peut en rendre le succès difficile. C'est à
ce moment que le chef du cabinet, M. Gladstone, est tombé malade;
il est du moins assez atteint dans sa santé pour être condamné à un
repos temporaire. M. Gladstone est, de plus, d'un âge avancé qui peut
ne plus lui laisser toutes ses forces pour soutenir les luttes épuisantes
du parlement. Or M. Gladstone, c'est l'âme du cabinet libéral, c'est
l'autorité et la force du gouvernement de Londres aujourd'hui. Lui
absent, son lieutenant, lord Hartington, peut sans doute diriger hono-
rablement les débats de la chambre des communes; mais ce n'est plus
M. Gladstone conduisant ou ramenant sa majorité.
; Est-ce l'effet de la maladie du premier ministre? Est-ce la suite des
mécomptes qu'on a éprouvés dans les affaires égyptiennes? Toujours
est-il que le ministère paraît un peu ébranlé et que l'opinion, sans lui
être encore décidément défavorable, semble se refroidir pour lui. Depuis
quelque temps, il y a eu quelques élections qui ont été presque toutes
au profit des tories, au désavantage des libéraux, et un des signes les
plus expressifs de cet ébranlement de l'opinion est peut-être l'élection
récente d'un conservateur à la place du dernier speaker de la chambre
des communes, sir Henry Brand. La faiblesse du ministère libéral a été
BEVUE. — CHRONIQUE.' 71S
sa politique extérieure, qui n'a eu jusqu'ici rien de flatteur pour l'or-
gueil britannique et qui, même à l'heure qu'il est, semble assez flot-
tante pour ne rassurer personne en Angleterre.
Le grand prépolent d'Allemagne qui manie avec tant de force et de
dextérité tous les intérêts de l'Europe, qui fait et défait à son gré les
alliances, ne laisse pas cependant d'avoir dans la vie ordinaire ses
embarras et ses ennuis. Quoi donc! ne s'est-il pas fait récemment
une querelle avec les États-Unis? La chambre des reprèsentans de
Washington a eu l'idée un peu singulière de voter une adresse de
condoléance au parlement allemand au sujet de la mort d'un des chefs
du parti progressiste, M. Edouard Lasker, qui est allé s'éteindre il y a
quelques mois aux États-Unis. Les Américains, peu au courant de l'éti-
quette, et croyant choisir le personnage qui pouvait être l'intermédiaire
le plus naturel entre les deux parlemens, ont envoyé leur adresse à
M. de Bismarck lui-même. Malheureusement le chancelier, qui n'a pas
gardé un bon souvenir de l'opposition de M. Lasker, n'a pas pris l'envoi
en belle humeur et s'est fâché d'être pris pour un « facteur de la poste ; »
il a renvoyé l'adresse d'un ton un peu cassant, assez dédaigneux, en
laissant comprendre plus ou moins que la chambre des reprèsentans
de Washington n'avait qu'à se mêler de ce qui la regardait, sans se
mêler des affaires parlementaires de l'Allemagne, et surtout sans le
charger d'une mission pour laquelle il n'était pas fait. L'envoyé alle-
mand à Washington a été chargé de communiquer cette réponse. Les
Américains, à leur tour, ont trouvé le procédé un peu leste et ne l'ont
pas caché. Ils ont ressenti l'injure à laquelle ils s'étaient, à vrai dire,
un peu exposés en prenant parti, dans leur adresse, pour les opinions
politiques de M. Lasker. L'incident assez médiocre et bizarre par lui-
même était en train de s'aggraver. Fort heureusement on s'est arrêté
à propos. M. de Bismarck s'est appliqué à panser quelque peu la bles-
sure qu'il avait faite à l'amour-propre yankee. La chambre américaine
a déclaré qu'elle n'avait à s'occuper ni des rapports des pouvoirs publics
en Allemagne, ni des accidens auxquels avait pu être soumise la trans-
mission de son adresse. Il y a eu à Washington, enire le ministre d'Alle-
magne et le secrétaire d'état, une conversation qui peut passer pour
une plaisante comédie d'explications évasives. La querelle n'ira pas sans
doute plus loin, elle s'apaisera d'elle-même; elle n'est pas faite, dans
tous les cas, pour mettre une grande cordialité dans les rapports du
chancelier avec les États-Unis, surtout avec le représentant du gouver-
nement de Washington, dont le séjour à Berlin devient assez difli-
ciie. C'est, après tout, une petite tempête diplomatique; mais il y a
aujourd'hui pour M. de Bismarck des affaires intérieures plus sérieuses,
une sorte d'événement parlementaire qui peut devenir gênant, qui peut
du moins prendre une certaine importance.
Lorsqu'il y a quelques années, M. de Bismarck a commencé son évo-
744 REVUE DES DEUX MONDES.
lutfon conservatrice, îe parti national-libéral, qui s'était d'abord rallié
à sa politique victorieuse, s'est scindé en deux fractions, dont l'une,
conduite par M. de Bennigsen, a continué à suivre, bon gré mal gré, le
chancelier, tandis que l'autre a pris une attitude complètement indé-
pendante. Ces sécessionistes, d'abord assez inactifs, viennent de se
réunir aux progressistes, et forment aujourd'hui, avec ceux-ci, un nou-
veau groupe parlementaire qui s'appelle le parti libéral allemand. Ce
parti reconstitué déjà est de plus de cent membres. M. de Bismarck
n'en est pas â compter ses adversaires ni même à les ménager.
Il est homme à tenir tête aux nouveaux libéraux comme aux catho-
liques du centre en les dominant ou en se servant au besoin des uns
et des autres. La situation n'est pas moins difficile, et le chancelier en
a sans doute lui-même jugé ainsi puisqu'il vient de reparaître brus-
quement à Berlin et de faire â l'improviste sa ren!rée dans Je parle-
ment, où il a déjà prononcé deux ou trois discours. Avant d'en venir
aux projets de socialisme d'état auxquels le chancelier s'attache plus
que jamais, le parlement avait à voter ces jours derniers la prolonga-
tion des mesures exceptionnelles adoptées, il y a quelques années,
contre les menées démagogiques et révolutionnaires. M. de Bismarck,
en bon prince, veut bien, comme il le dit, « faire dans l'intérêt des
ouvriers tout ce qu'an gouvernement éclairé et chrétien est suscep-
tible d'accomplir; » mais il entend toujours commencer par « réprimer
les excès. » Or sur ces deux points il rencontre une opposition égale-
ment vive. 11 a eu beau payer de sa personne, parler suivant son habi-
tude le langage du victorieux, réclamer impérieusement le vote de
sa loi de sûreté, il n'a réussi à convaincre ni les libéraux, qui aiment
peu les mesures exceptionnelles, ni les catholiques du centre, qui, avant
de lui donner leur voie, attendent son dernier mot dans les affaires
religieuses. La question a été renvoyée provisoirement à une commis-
sion spéciale ; elle reste en suspens par un vote qui met en échec
l'autorité du chancelier.
Ce qu'il y a de grave, c'est que, dans ces débats qui viennent d'inau-
gurer la session nouvelle du Reichstag, ce n'est pas M. de Bismarck
qui est seul en jeu. II n'est que l'interprète de l'empereur Guillaume,
qui intervient à son tour dans le conflit. A la réception récente despré-
sidens des diverses assemblées qui étaient venus lui porter leurs coœplî-
mens pour le quatre-vingt-septième anniversaire de sa naissance, lé
vieil empereur n'a point hésité à relever vertement les derniers incidens
parlementaires. Il n'a pas caché que le début de la session du Reichs-
tag lui avait été désagréable, qu'il avait été péniblement surpris de
l'accueil fait à la loi de sûreté. Il n'a pas même craint d'ajouter que
si on refusait à son gouvernement les moyens de réprimer les excès
«ocialisies, il considérerait le vote du Reichstag comme une manifes-
tation dirigée contre sa personne et il a coui-onné sa mercuriale en
REVUE* — CHRONIQUE. 715
disant d'un ton assez rude : « Tâchez donc que tout finisse le mieux
possible! » Nu' doute que la semonce impériale u'ait quelque influence
sur le parlement et n'aide le chancelier dans ses luttes contre l'oppo-
sition. La loi (le siireté finira probablement par être volée, M. de Bis-
marck aura certainement plus de peine à faire passer son socialisme
d'état, et c'est ainsi que l'homme le plus puissant ne fait pas toujours
tout ce qu'il veut, pas plus qu'il n'est à l'abri des petits ennuis diplo-
matiques.
Les Italiens ont, eux aussi, aujourd'hui leurs crises, leurs affaires
délicates et même leurs deuils publics. Ils ont tout d'abord une crise
ministérielle qui est née moins d'un vote hostile du parlement que
d'une situation compliquée de beaucoup d'antagonismes, de conflits
personnels, de discussions intimes. Depuis quelque temps déjà, le
ministre de l'instruction publique, M. Baccelli, était vivement com-
battu à l'occasion d'une réforme universitaire qui a été l'objet de dis-
cussions laborieuses. Quelques autres ministres rencontraient dans le
parlement une certaine animosité ou une certaine déûance qui créait
plus d'une difficulté. Lorsqu'il y a peu de jours, le président de la
chambre, M. Farini, froissé dans sa susceptibilité par quelques mnni-
festations peu mesurées, a cru devoir donner sa démission, le minis-
tère a eu son candidat, qui a été élu à la place de M. Farini; mais il
s'est trouvé dans l'urne plus de cinquante bulletins blancs qui avaient
été probablement déposés par des membres de la majorité et qui, sans
être un témoignage d'hostilité déclarée, pouvaient révéler une inten-
tion de réserve à l'égard du cabinet. C'est ce qui a décidé cette crise
qui se préparait, qui se déroule laborieusement depuis quelques jours
et dont le dénoûment, à vrai dire, est fixé d'avance. C'est, en effet, lé
président du conseil, M. Depretis, qui est resté chargé de reconstituer
le ministère.
M. Depretis n'est certes ni un Bismarck, ni même un Gladstone.
Il est assez âgé et de plus passablement goutteux; mais c'est un vieux
Piémontais solide, sensé, avisé, qui a su depuis bien des années s'éta-
blir aux affaires et qui, après la disparition des anciens chefs par-
lementaires de l'Italie, est resté un premier ministre presque indis-
pensable. Il était d'autant plus désigné aujourd'hui que, dans le moment
même où a éclaté cette crise nouvelle, l'Italie perdait un homme qui,
seul peut-être, aurait pu disputer le pouvoir au président du conseil,
M. Quintino Sella, à qui le parlement de Rome a rendu des hommages
publics comme au mort le plus illustre. M. Sella était, lui aussi, un
Piémontais de forte race, instruit, doué de sens pratique et d'une
vigoureuse volonté. Ce n'était pas un politique aux idées élevées et il
n'avait témoigné que de médiocres sympathies pour la France dans
des momens dilllciles; tuais il avait rendu à son pays le» plus éminetis
services en contribuant plus que tout autre à la réorganisation dea
716 REVUE DES DEUX MONDES.
jBnances italiennes, en acceptant imperturbablement la responsabilité
des impôts les plus impopulaires. C'était son titre. Il n'avait pas l'élo-
quence de M. Minghetti ; il avait été cependant choisi dans ces derniers
temps comme le chef de la droite, réduite aujourd'hui à n'être plus
qu'une opposition, et au fond il avait des opinions qui ne différaient,
pas beaucoup de celles de M. Dcpretis, qui auraient pu faciliter son |
retour au pouvoir, même peut-être avec le parlement tel qu'il est.
M. Sella disparu, M. Depretis pouvait seul recomposer un cabinet, et
il le refait sans doute à sa manière. 11 n'ira pas jusqu'à la gauche avan-
cée, qui a essayé de se reconstituer depuis quelque temps, qui compte
dans ses rangs M. Gairoli,M.Crispi, M. Nicotera, M. Zanardelli, récon-
ciliés par des mésaventures communes; il ne reviendra pas non plus
jusqu'à la droite, jusqu'à M. Minghetti, qui lui a pourtant prêté plus
d'une fois son appui. Il restera sur le terrain qu'il a choisi, où il s'est
établi, louvoyant entre les opinions, ralliant le plus possible les hommes
modérés de tous les partis, mettant une certaine mesure dans sa poli-
tique extérieure comme dans sa politique intérieure. Un ministère
refait par M. Depretis ne peut guère avoir que ce caractère de modé-
ration relative, et c'est là encore son avantage sur bien d'autres com-
binaisons qui pourraient être des aventures.
CH, DE MALADE.
MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE.
Le marché des rentes françaises s'était déjà notablement raffermi
pendant la première quinzaine de mars. Ce mouvement d'améliora-
tion, interrompu pendant quelques jours à l'arrivée des dépêches du
Tonkin annonçant la prise du Bac-Ninh et la fuite de la garnison chi-
noise, a été repris pendant la seconde moitié du mois et va sans doute
aboutir, au commencement de cette semaine, à une liquidation en
hausse. Les vendeurs de prime ont essayé d'arrêter cette progression
par les manœuvres qui leur avaient jusqu'ici constamment réussi. Leurs
REVDE. — CHRONiqnE, 717
efforts, cette fois, ont été stériles, et les primes, — fait assez rare, —
seront levées presque en totalité.
Ce résultat a été obtenu sans qu'on ait pu constatera aucun moment
l'intervention d'une spéculation puissante et active à la hausse. C'est
aux capitaux de placement que revient à peu près exclusivement l'hon-
neur de ce relèvement de notre crédit. Si les transactions, en effet, sont
toujours fort restreintes sur le marché des opérations à terme, on doit
tenir pour très satisfaisante l'attitude du marché au comptant. L'argent
vient maintenant à la Bourse et ne se renferme plus, comme il y a
quelques mois, dans une abstention ombrageuse. Mais il ne vient pas
pour acheter au hasard toutes les valeurs que les établissemens, déten-
teurs de papiers depuis trop longtemps emmagasinés, pourraient lui
offrir. Il ne se porte volontiers que sur quelques catégories de titres,
inscriptions de rentes françaises, obligations et actions des compagnies
de chemins de fer, du Crédit foncier, du Gaz. Hors de là, sa défiance
subsiste tout entière, et le temps pourra seul en avoir raison.
Si nous comparons les derniers cours d'hier avec ceux du milieu et
du commencement du mois, nous constatons sur chacune de nos rentes
la progression suivante : k 1/2 pour 100, 65 centimes depuis le 15;
1 fr, 15 depuis le 1"; 3 pour 100, 45 et 67 centimes; Amortissable
ancien, ZjO et 55 centimes; Amortissable nouveau, 40 et 60 centimes.
L'action du Chemin de fer de Lyon a monté, en mars, de 12 francs,
l'action du Midi, de 46 francs, et celle de l'Orléans, de 28 francs. L'ac-
tion du Nord seule a baissé de 10 francs. La plus-value est de 25 à
30 francs sur le Crédit foncier. Le Gaz a été porté de 1,410 àl, 440 francs
dul" au 15 mars et de 1,440 à 1,480 francs pendant la seconde partie
du mois. La plus-value en mars, sur presque toutes les catégories
de nos obligations de chemins de fer garanties par l'état, a été de 4 à
5 francs. Cette excellente tenue de nos valeurs de premier ordre a été
favorisée en mars par quelques incidens politiques dont la spécula-
tion, en d'autre temps, n'eût pas manqué d'exploiter l'heureuse
influence; il vaut peut-être mieux pour l'instant que l'action de
l'épargne seule se soit exercée sur notre marché.
La prise de Bac-Ninh a pour un temps calmé toutes les appréhen-
sions que pouvait causer l'expédition du Tonkin. Le gouvernement
chinois paraît moins que jamais disposé à nous faire la guerre. Il n'y
a donc pas à redouter une extension dangereuse des hostilités. Cepen-
dant on ne peut songer de longtemps à diminuer l'effectif du corps
expéditionnaire; il faut que le marché s'attende à voir le cabinet pré-
senter prochainement à la chambre une nouvelle demande de crédits
pour la poursuite de notre entreprise dans l'extrême Orient. La
demande sera, dit-on, déposée après les vacances de Pâques.
La chambre a nommé, il y a peu de jours, la commission chargée
de l'examen du projet de budget pour 1885. Tous les candidats, dans
718 REVUE DES DEUX MONDES.
les bureaux, avaient réclamé des économies, il y a unanimité dans la
commission sur ce point essentiel qu'une résistance éners^ique doii;
être opposée aux propositions de dépenses nouvelles et que l'équi-
libre budgétaire ne duit pas être cherché dans l'établissement d'im-
pôts nouveaux. C'est donc la politique du cabinet qui triomphe, puisque
cette politique en matière financière se résumait ainsi : pas d'aug-
mentations de dépenses, pas d'impôts nouveaux. Il est à noter toute-
fois que, dans la plupart des bureaux, les candidats ont attaqué avec
beaucoup de vivacité les propositions fiscales de M. Tirard. L'esprit
généra! dont la commission paraît animée peut rassurer le monde
financier au point de vue du sort immédiatement réservé aux fantai-
sies des réformateurs de l'assiette de l'impôt; mais il est possible que
l'accord soit difficile entre le ministre des finances et la majorité des
commissaires. Constatons cependant l'impression favorable produite
par le discours d'ouverture du président de la commission, M. Rou-
vier. Entin la Bourse ne pouvait que se montrer satisfaite du double
succès remporté vendredi dernier à la chambre des députés par le gou-
vernement, d'abord au sujet de la revision de la constitution, puis sur
la question de Madagascar.
Nous avons indiqué plus haut les variations de cours qui se sont
produites sur les actions de nos chemins de fer. Les recettes sont tou-
jours en diminution; lûais le public qui achète ces titres ne s'en émeut
pas; il établit ses calculs sur le montant du dividende garanti, et
estime que le Midi et l'Orléans, par exemple, ne sont pas encore à
leurs prix. Les recettes sont également en diminution sur les chemins
autrichiens et sur les Lombards, dont les titres sont un peu délaissés
à 662 et 320 francs. Les cours du Nord de l'Espagne et du Saragosse
se tiennent fort bien ; la hauss8 dont ces titres ont bénéficié depuis le
coma.encement de l'année paraît détinitivement acquise. Les compa-
gnies du Lyon et du Nord ont fait savoir, ces jours derniers, à quei
chilTre s'élèverait leur dividende respectif pour 1883. Les actionnaires
du Lyon recevront 55 fr. par titre, ceux du Nord 73 fr.
Les actions de la Banque de France, constamment offertes, ont
baissé d'environ 250 francs depuis le 15 mars. Les bénéfices réalisés à
ce jour depuis le l"" janvier sont cependant aussi élevés que ceux de
la période correspondante de 1883. Mais on a pensé, dit-on, que le
ralentissement général des affaires et l'abondance de l'argent oblige-
raient la Banque à baisser le taux de son escompte, d'où résulterait
une diminution forcée des bénéfices. Les vendeurs ne doivent pas
oublier que peu de titres sont aussi solidement classés que les actions
de la Baiiqne de France, et que cette valeur se prête mal, par consé-
quent, à des opérations à découvert.
La Banque de Paris se mainiii-nt à 870 francs. Ou sait maintenant
que le divideûde de 1883 sera fixé à 50 fraucs. Le Crédit lyonnais et
BEVUE. — CHRONIQUE. 719
la Société générale ont tenu récemment leurs assemblées. Le premier
de ces éiabii'-semens a pu distribuer pour le dernier exercice un divi-
dende de 20 trancs avec des béaofices alimentés exclusivement par
les affaires courantes de banque. Le conseil d'administration a pro-
posé de taire un prélèvement de 9 millions sur la réserve aGn de
ramener la valeur totale d'estimation définitive des immeubles de la
société à 30 millions. Il est certain que le Crédit lyonnais a réussi à
se tirer fort heureusement de deux exercices des plus difficiles et se
trouve maintenant en bonne situation pour profiter d'une reprise éven-
tuelle des affaires.
Les choses n'ont pas tourné aussi bien pour la Société générale, et
ce n'est pas sans quelque peine probablement que les comptes du
bilan cm pu être établis de façon à rendre possible le paiement d'un
dividende de 5 pour 100 net par action pour 1882. Il a déjà été payé
6 fr. 25 en octobre dernier. Le solde 6 fr. 25 sera payé en avril. L'ac-
tion est faible à Zt72 francs.
L'assemblée générale du Crédit foncier aura lieu le 3 avril, et rece-
vra des communications que les actionnaires jugeront sans doute net-
tement favorables. Le rapport conclur, en effet, à la répartition d'un
dividende de 60 francs dépassant de 5 francs le dividende de 1882.
Le même document contient d'intéressans renseignemens sur certaines
des opérations du Crédit foncier pouvant prêter à la discussion et
concernant les prêts effectués par l'intermédiaire du sous-comptoir
des entrepreneurs et de la Compagnie foncière de France, ou par le
Crédit fobcier lui-même sur des immeubles d^^ construction récente.
Cet ensemble d'opérations comprend 267 million? de prêts, dont 105
par le Sous-Comptoir, /lO par la Foncière de France et 121 par le
Crédit foncier sur maisons neuves depuis t.ois ans. Le rapport établit
que les bénéfices résultant des prêts fonciers et communaux ont atteint
10 millions, et que les affaires de banque ont produit une somme
égale.
Les transactions continuent à être à peu près nulles sur tous les
autres titres d'établissemens de crédit.
La hausse idsportanie des actions du Gaz a été déterminée par ce
que l'on savait des conclusions du rapport des experts, rapport qui
vient d'être déposé au greffe de la préfecture Les experts se sont pro-
posés de rechercher quels ont été les procédés nouveaux, les inven-
tions, les perfectionnemens introduits dans la fabrication depuis 1856
jusqu'en 1882 et ayant pu procurer un abaissement du prix de revient
du gaz. Ils ont évalué cette réduction à 0 fr. 21/) millièmes par mètre
cube. Encore cette estimation est-elle entourée de nombreuses réserves.
La Compagnie du gaz a saisi le conseil d'état d'un pourvoi contre l'ar-
rêté du conseil de préfecture qui avait ordonné rexperlise. L'affaire doit
720 REVUE DES DEUX MONDES.
venir le 5 avril prochain devant l'assemblée du conseil d'état, statuant
au contentieux. La Compagnie du gaz, en communiquant à ses action-
naires réunis en assemblée générale les résultats satisfaisans du der-
nier exercice, a pu leur exprimer l'espoir de voir triompher ses droits.
Quoi qu'il arrive, les porteurs des actions sont convaincus que la ville
devra finalement s'entendre avec la compagnie, celle-ci étant dispo-
sée à abaisser le prix du gaz à 0 fr. 25 par mètre cube, moyennant une
prolongation de la concession.
Le Suez est à peu près immobile aux environs du cours de 2,000 fr.
La dernière assemblée n'avait pas tranché la question de l'admission
de nouveaux membres anglais dans le conseil d'administration. Le
bruit a couru que M. Charles de Lesseps s'était rendu à Londres cette
semaine pour s'assurer du concours de certaines personnalités, et
notamment de quelques membres de la chambre des communes, pour
le règlement définitif de cette affaire, qu'une seconde assemblée ter-
minera sans difficulté, il y a tout lieu de l'espérer.
La fermeté que nous avons constatée à plusieurs reprises sur les
marchés étrangers ne se dément pas et c'est à Berlin surtout que s'ac-
cusent les tendances à une amélioration générale des fonds publics.
Ces tendances ont été assez nettement caractérisées pour déterminer
le groupe du Crédit mobilier autrichien à se charger d'une nouvelle
émission de 100 millions de florins de rente 4 pour 100 or, pour avan-
cer d'autant le remboursement de l'ancienne rente or 6 pour 100,
qui était cotée, il y a quelques années, au prix même où se négocie
aujourd'hui la rente h pour 100. L'émission qui a eu lieu en Alle-
magne, les 25 et 26 mars, a, dit-on, parfaitement réussi. Les fonds
russes sont en hausse constante; l'Italien 5 pour 100 ne s'est arrêté
entre 93.50 et 93.75 que par suite de l'incertitude qui a pu planer
pendant quelques jours sur le sort du cabinet de M. Depretis, aujour-
d'hui reconstitué.
L'Unifiée d'Egypte est tenue par la spéculation à 3/jO. Les nouvelles
du Soudan sont aussi mauvaises que possible, mais le monde financier
est de plus en plus convaincu que le gouvernement anglais ne pourra
reculer devant l'établissement du protectorat de la Grande-Bretagne
sur l'Egypte et que, d'autre part, il devra donner sa propre garantie à
la dette égyptienne s'il veut obtenir l'adhésion des puissances à des
projets de modification concernant la loi internationale de liquidation.
Le directeur-gérant: G. Bcloz.
ANDREE
DERNIERE PARTIE (1).
XXIV.
Henriot était arrivé depuis peu du fond de l'Algérie, où il avait
passé les deux derniers mois du voyage entrepris un an auparavant.
Son premier soin fut d'aller demander M. de Garamante à son cercle :
le comte, en déplacement de chasse, était absent. Jacques attendit
son retour avec impatience, car il avait hâte de revoir son vieil ami
et de causer longuement avec lui. Après avoir consacré quelques
jours à son installation, Henriot pensa qu'il ne pouvait se dispen-
ser de faire une visite aux Passemard. Surmontant donc la répu-
gnance qu'il éprouvait à rentrer dans cet hôtel, le jeune homme
se présenta chez eux un après-dîner, comptant trouver seuls le raf-
fmeur et sa femme. La première personne qu'il aperçut en entrant
dans le salon fat Andrée : la vicomtesse, très surprise de cette sou-
daine apparition, eut le temps de se remettre un peu, à la faveur
des bruyantes démonstrations dont sa mère accablait le voyageur.
Elle se leva, rajusta d'un mouvement rapide une boucle de ses che-
veux et s'avança vers lui en disant avec des modulations câlines dont
sa voix avait si bien pris l'habitude autrefois en lui parlant qu'elle
n'avait pas encore eu le temps de les oublier :
(1) Voyez la Revue du l"' et du 15 mars et du 1«- avril.
TOME LXII. ~ 15 AVRIL 1884. 46
722 REVUE DES DEUX MONDES,
— Bonsoir, Jacques ! Vous voici donc enfin de retour?
Il se retourna, et, malgré toute son assurance, la jeune femme
dut baisser les yeux sous le poids du regard froidement méprisant
dont il l'accabla.
— Bonsoir, madame, dit-il d'un ton parfaitement calme, qui ne
trahissait ni affection, ni haine, rien que le parti-pris d'une glaciale
indifférence. — Et sans plus s'occuper d'elle, il se mita causer de l'air
le plus naturel du monde avec sa mère.
— Mais cours donc prévenir ton père que Jacques est de retour !
s'écria tout à coup la pétulante M"'^ Passemard. Grand vilain, va,
qui depuis plus d'un an ne nous a pas donné signe de vie! qui ne
nous a pas même écrit un mot au moment du mariage d'Andrée !
C'est fort heureux que le comte de Garamante nous ait appris un
jour ton départ de Bome et ton voyage en Orient, car sans lui nous
n'aurions pas su du tout si tu étais encore de ce monde... A propos,.,
et ce pauvre M. Mareuil? C'est donc vrai qu'on peut en mourir, de
ces fièvres romaines!.. Quel malheur!..
Andrée qui rentrait entendit les derniers mots de sa mère. Elle
vit Jacques se lever brusquement et pâlir.
— Oui, dit-il d'une voix sourde, c'est un affreux malheur I
Alors, elle détourna la tête, prise d'épouvante soudaine à l'idée
de rencontrer de nouveau son regard.
— Eh! bonjour, mon cher Jacques! cria tout à coup la grosse
voix joyeuse de Passemard... Je n'ai pas besoin de te présentera
mon gendre, n'est-ce .pas? La connaissance est déjà faite...
— Parfaitement, dit Ht nriot ; et, sans paraître remarquer certain
air un peu matamore que le vicomte avait cru devoir se donner, il
serra cordialement les mains de Maxime et de son père.
— Ah çà, reprit le raffineur, causons sérieusement une minute.
Tu nous raconteras tes voyages ensuite. Te voilà donc revenu :
qu'est-ce que tu comptes faire?
— Me remettre immédiatement au travail.
— Bravo ! Mais tu dois en avoir terriblement perdu l'habitude,
sinon le goût, depuis un an que tu te promènes?
— Bassurez-vous : j'ai mis le temps à profit, surtout dans les six
derniers mois. Je rapporte de là-bas quelques petites choses et pas
mal d'études qui vont me servir pour le tableau que je compte
envoyer au Salon prochain.
— Sujet classique? fit Morincourt avec une imperceptible nuance
dédain.
— Mon Dieu, oui, monsieur.
—- Et peut-on vous demander?., reprit Andrée en s'enhardissant.
— Sans doute, madame : Jacob chez Laban.
— Ah!., fit-elle faiblement, et elle sentit monter à ses joues un
ANDRÉE. 723
peu de rougeur en se rappelant la dernière parole qu'elle avait
adressée à Jacques, au moment de son départ pour l'Italie. « Est-ce
un reproche déguisé qu'il a voulu me faire ? pensa la jeune femme.
Quel masque impénétrable il a rapporté de là-bas! »
Jacques, en eiïet, n'était plus le même homme. De sa physio-
nomie ouverte, mobile, expressive, les traits seuls n'avaient pas
changé. Sa iigure, où tous les sentimens se reflétaient jadis, avait
pris une expression aussi immuable que la sérénité du ciel d'Egypte.
Les lignes rigides de cette face pâle et amaigrie semblaient tendues
par l'elFort continu d'une volonté qui interdisait au visage de trahir
l'âme. Il gardait quelque chose de l'impassible gravité des Orien-
taux, ne riait point, faisait à peine de loin en loin un geste court
et tenait ses paupières légèrement abaissées comme pour tamiser
l'éclat du foyer de vie qu'on voyait toujours rayonner dans ses
yeux. Sur les tempes, ses cheveux très noirs commen(^aient à s'ar-
genter; Andrée s'en aperçut, et songea qu'il n'avait pas encore
trente ans.
Sur les instances répétées de M"'® Passemard, il parlait mainte-
nant de ses voyages ; d'Athènes et de Gonstantinople, de Jérusalem,
du Caire, où i! avait passé deux mois, de Constantine et de l'Algérie,
qu'il avait visitées en dernier lieu. Jacques s'exprimait avec une
aisance simple, évitant l'insupportable affectation de couleur locale,
de termes techniques et de locutions polyglottes qui gâtent si sou-
vent les histoires de voyages. On sentait dans ses récits un enthou-
siasme contenu qui échauffait doucement les descriptions, et les
colorait sans les enluminer. Parfois une remarque fine ou profonde
prouvait que l'artiste épris de belles lignes harmonieuses, de lumière
intense, avait aussi le goût de cette observation qui ne s'arrête pas
à la forme extérieure des choses et cherche à en pénétrer le sens
intime. Deux ou trois fois, Morincourt l'interrompit, et pour mon-
trer qu'il était au courant, parla de haïks, de kohi, de henné,
de cafedjis, de hachich, de feredjés, de n)inarets et de muezzinsi
avec l'irritante assurance des gens qui ont étudié l'Orient dans les
Orientales ou le magasin turc de la rue de Rivoli. Jacques le lais-
sait agiter son clinquant de pacotille : puis, de sa belle voix grave,
dont le ton ne s'élevait ni ne s'abaissait jamais, reprenait sans mar-
quer mécontentement ou dédain, le fil de son discours. Il semblait
que le vicomte comme sa femme n'existassent pas pour lui, et qu'il
ne s'aperçût même point de la présence de ces deux inconnus.
Andrée, quelque peu humiliée de cette implacable indifférence,
souffrait des efforts maladroits de Roger pour briller et aurait
voulu lui crier de se taire.
— Mais laissez donc continuer Jacques ! lui dit-elle vivement,
724 REVUE DES DEUX MONDES,
somme il venait de placer une nouvelle pauvreté, à propos des
cultes symboliques de l'ancienne Egypte ; — vous ne connaissez de
l'Egypte que les décors d'Aida, mon cher!
Henriot ne parut pas avoir entendu cette interpellation, qui valut
à la jeune femme un regard furieux de son mari. L'heure était
avancée ; il prit congé et se retira sans qu'Andrée eût le courage
de lui demander, comme elle en avait l'intention, de venir la voir
avenue de Yilliers. Dès qu'il fut sorti du salon, M""^ Passemard
s'écria :
— Eh bieni qu'en dites-vous? Est-il assez changé!.. Ce doit
être la mort de son ami et les voyages...
— Oui, appuya Passemard ; je ne reconnais plus mon Jacques
d'autrefois...
— C'est étonnant comme il a vieilli ! fit Maxime.
— Et vous, ma chère? interrogea Morincourt, avec un peu de
bravade dans le ton, comment le trouvez- vous ?
— Mieux qu'auparavant! répondit elle en le regardant bien en
face.
Si la vicomtesse avait voulu tout dire, elle aurait été obligée
d'avouer que le retour inattendu d' Henriot l'avait profondément
troublée.
Elle avait constaté avec un indxible étonnement que l'homme
froid, résolu, maître de soi, qui venait de reparaître tout à coup,
ne gardait plus rien du grand garçon timide d'autrefois. Une méta-
morphose complète s'était opérée en lui, dont il ne déplaisait point
à la jeune femme de s'attribuer l'honneur. Andrée, lorsqu'elle se
retrouva en présence d'IIenriot, ne songea pas à voir en lui l'homme
qui avait tué Mareuil : elle se sentit fière d'avoir inspiré une de ces
rares et sauvages passions qu'on ne rencontre pas souvent dans la
vie. Il lui sembla, tant elle avait le sens moral perverti, que la
femme capable de se faire aimer ainsi d'une passion meurtrière
s'élevait bien au-dessus de toutes les autres femmes et gardait, du
forfait commis pour elle, on ne sait quelle marque de fatalité. Cette
idée flattait l'instinct romanesque qu'une éducation imprévoyante
avait laissé se développer en elle. Sa vanité, à qui le mariage venait
d'infliger d'amères déconvenues, trouvait donc une satisfaction ina-
vouée et malsaine dans ce qui aurait inspiré à d'autres seulement
des remords. A partir de ce jour, Andrée pensa souvent à cet ami
d'enfance qu'elle ne reconnaissait plus et qui piquait sa curiosité
par je ne sais quoi d'énigmatique qu'elle se plaisait, maintenant, à
lui attribuer. Elle trouva qu'il avait rapporté de son voyage comme
un reflet de la poésie du vague et profond Orient ; il n'était point
jusqu'au drame de ce duel ignoré qui ne donnât à Henriot un étrange
ANDRÉE. 725
prestige de mystère et de terreur. L'imagination aidant, Jacques
devint rapidement, aux yeux de M"'' de Morincourt, un de ces per-
sonnages qu'elle avait vus souvent passer dans les lectures ou dans
les rêves de sa seizième année, marqués au front d'un sceau de
grandeur tragique.
XXV.
Quelques jours après la visite de Jacques à l'hôtel Passemard,
M. de Garamante sonna un beau matin à la porte du peintre.
— Ah! mon cher enfant, dit-il en le pressant dans ses bras, que
je suis donc heureux de vous revoir enfin !
Après avoir fait sur le voyage, le séjour en Algérie, la dernière
traversée, les questions obligatoires, le comte, qui, tout en interro-
geant Henriot, n'avait pas un instant cessé de l'observer avec soin,
lui dit tout à coup :
— Et n)aintenant laissons là l'Orient pour causer un peu de vous.
C'est un sujet qui m'intéresse davantage, et sur lequel vos rares et
laconiques billets m'ont très insuffisamment éclairé depuis un an.
Comprenez-moi bien : je ne vous dt mande pas ('e réveiller certains
souvenirs... Allez, mon pauvre ami, je n'ai pas eu de peine à deviner
ce qui s'est passé : je l'avais en partie prévu ! Ne me parlez donc
pas de cela... Je sais, je sais... Mais dites moi bien vite dans quel
état d'esprit je vous retrouve.
Jacques resta un instant sans répondre et ce ne fut pas sans un
peu d'effort qu'il se décida enfin à parler :
— Si vous m'aviez adressé cette question il y a un an, je vous
aurais répondu que tout me semblait fini pour moi. J'avais un ami :
vous savez ce que j'ai fait de lui ! 11 y avait une femme que j'aimais :
vous savez ce qu'elle est devenue ! Quand un coup comme celui-là
vous frappe, on fléchit, et il semble qu'on ne pourra jamais se
redresser. Mais le temps a coulé, et, comme tant d'autres, je me
suis laissé reprendre à la vie. Sans la trouver ni belle, ni bonne, il
m'a paru peu à peu que cette enjôleuse était en somme moins
haïssable que je n'avais cru à un certain moment. Il s'est fait en
moi je ne sais quel obscur travail d'apaisement. La mer, le ciel, le
désert complices ont bercé, endormi mon âpre désespérance. Je
rapporte un peu de la paix de cet Orient impassible et rêveur. J'ai
vu là-bas des brins d'herbe verts pousser sur des ruines vieilles
de quatre mille ans, et je me suis dit qu'un peu de bonheur pou-
vait peut-êtie aussi fleurir sur un cœur dévasié. Que vous dirai-je?
Je reviens mûri par la soulfrance, triste à jamais, non pas décou-
72o BEVUE DES DEUX MONDES.
ragé, résolu enfin à commencer une nouvelle vie que je partagerai
entre le travail et, si vous le permettez, l'amitié...
— Si je le permets!,. Ah! mon cher Jacques, c'est un bien grand
bonheur pour moi de vous entendre parler ainsi. Vous êtes un
homme sauvé, et, l'avouFrai-je, je craignais fort que vous ne le
fussiez point. J'appréhendais qu'en dépit de tout cette maudite
passion...
— Maudite passion!.. Oui, vous avez raison,., maudite! C'est
elle qui... Parlons d'autre chose, dit- il en se contenant soudain.
N'ayez aucune crainte : en revoyant M""^ de Morincourt...
— Vous l'avez donc vue depuis votre retour?
— Oui, chez son père. Ne fallait-il pas que j'allasse visiter M. et
M'^'' Passemard? Je l'ai trouvée là.
— Ah!.. Hé bien?
— Eh bien! je n'ai plus reconnu la femme que j'avais tant
aimée. Il m'a semblé que je parlais à une étrangère. Et quand le
souvenir de ce que j'ai fait à cause d'elle s'est présenté à mon
esprit, j'ai eu peine à contenir l'expression de l'horreur qu'elle
m'inspire à présent.
— Et comment a-t-elle été pour vous?
— Je ne sais... On m'a fait parler de mon voyage... Je ne me
suis pas occupé d'elle... Il me semble qu'elle a écoulé sans rien
dire... Ah! je me souviens maintenant qu'à un certain moment elle
a adressé quelques mots assez vifs à son mari, qui venait de m'in-
terrompre pour dire je ne sais quelle sottise.
— Ah!.. Gela ne m'étonne pas : le ménage va mal.
— Déjà!
— Oui.
— Est-ce que vous allez chez eux?
— Non. Je ne suis même pas très bien avec M™® de Morinconrt.
Nous n'avons jamais eu beaucoup de sympathie l'un pour l'autre.
Mais je la vois de temps en temps chez son père. La guerre n'est
d'ailleurs pas déclarée entre nous, et tenez, j'y songe, il faudra
qu'un de ces jours je me décide à lui faire une visite. Je ne veux
pas me brouiller avec elle.
— De quel côté demeure-t-elle?
— Avenue de Villiers.
— Et vous disiez que le ménage allait mal?
— Mais oui. J'ai surpris, depuis six mois, quelques symptômes
de grave mésintelligence entre Morincourt et sa femme. Je crois
qu'elle commence à perdre ses illusions sur la valeur du person-
nage. Telle que je la connais, elle doit être cruellement blessée dans
sa vanité par la chute piteuse du drame de son mari à l'Odéon. Si
ANDRÉE. 727
Morincourt ne trouve pas le moyen de se relever à ses yeux,
comme peintre ou comme écrivain, et de racheter cet échec reten-
tissant par un succès, il est perdu.
— Vous croyez?
— J'en suis sûr.
Ils causèrent encore de choses indifférentes pendant une heure;
puis M. de Garaniante, après avoir examiné avec intérêt quelques
études superbes rapportées par Jacques, le quitta, non sans lui
avoir fait proiiiettre de venir dîner le soir au cercle avec lui.
— Allons, se disait le comte, tout va mieux que je n'espérais.
Mon grand garçon est bien guéri cette fois. Son talent est en pleine
croissance. Un bel avenir s'ouvre devant lui...
11 s'arrêta pensif et un bon sourire éclaira son visage.
— Au fait, murmurait l'aimable homme à mi-voix, pourquoi pas?
Cela compléterait le sauvetage.
Une voiture passait. Il se fit conduire chez une vieille amie, qui
n'avait pas toujours été vieille, et que l'on soupçonnait, sans preuve,
d'avoir été, dans le temps, un peu plus que son amie. La façon
tendrement respectueuse dont il baisa la main de la baronne de
Royauraont en entrant dans son boudoir n'avait rien en soi qui
infirmât cette opinion. Quand un homme touche ou baise la main
d'une femme jadis ainjée, des caresses assoupies se réveillent dans
ses doigts, courent sur ses lèvres : c'est une chose exquise que
ce frisson léger qui galvanise pour un moment nos pauvres aiijours
d'autrefois et résume dans une volupté courte et chaste des mois
et des années de passion, comme on fait avec mille fleurs une
goutte de parfum.
— Chère baronne, dit le comte en se redressant, avez-vous une
jeune fille à marier?
— Pour vous? demanda-t-elle gaîment.
— Oh! que non pas. Vous savez bien que j'attends votre veu-
vage...
— Et pour qui alors?
— Pour un charmant garçon de ma conraissance.
— De la fortune?
— Non; mais ou je me trompe fort, ou il gagnera une centaine
de mille francs par an avant qu'il soit longtemps,
— Fi donc! il est dans les affaires alors?
— Non pas, il est peintre.
— Au fait, cela se ressemble assez aujourd'hui... Tous décorés
et tous millionnaires... En attendant, il n'a pas le sou, votre pro-
tégé, n'est-ce pas?.. Quelques espérances au moins?
— Ma foi, je lui connais de par le monde une manière d'ami, un
728 REVUE DES DEUX MONDES,
vieux garçon sans famille qui s'intéresse fort à lui et finira sans
doute par lui laisser une vingtaine de mille francs de rente.
— Et en a-t-il pour longtemps, le vieil ami?
— Diable! vous êtes pressée!
— Le détail a son importance : c'est la première chose qu'on me
demandera.
— Qui, on?
— Mais tout le monde, les parens, la jeune fille elle-même, si
j'en trouve une.
— Ah ' baronne, quelle grâce ont ces préliminaires du mariage
contemporain!.. Soit!.. Dites donc à la chère créature que le vieil
ami a le mauvais goût de n'être pas encore tout à fait aussi caco-
chyme qu'on le pourrait souhaiter; qu'il ne se fait pis rouler dans
une petite voiture, mais qu'il s'en excuse; que d'ailleurs la goutte
le travaille assez rudement et qu'il n'est pas interdit d'espérer,
vu l'âge du podagre, qu'elle puisse un beau matin remonter au
cœur.
— Tout cela est excellent. Yoilà une espérance présentable :
à la bonne heure!.. Vous me garantissez bien la goutte, n'est-ce
pas? Quand on se mêle de marier les gens...
— Vous avez raison, il faut de la probité en affaires.
— El a-t-il un nom?
— Il s'en fait un : cela vaut mieux.
— Ah çJï. vous n'êtes pas pour l'ancienneté de la race, vous?
— Peuh ! les vieux noms, c'est comme les habits tout faits : rare-
ment ils vont bien à qui doit les porter.
— Quel affreux homme!.. Tenez, au fond, vous n'êtes qu'un
jacobin.
— Je n'ai jamais décapité personne,., pas même le baron,
— Oh! non, dit-elle, surtout lui!
Elle éclata d'un de ces petits rires que l'on n'entend jamais sor-
tir de la bouche des femmes tout à fait vertueuses, et, tendant la
main au comte :
— Allons, mon ami, c'est entendu, reprit-elle, je chercherai.
Faut-il que vous me trouviez vieille femme pour venir me deman-
der un pareil service!.. Je devrais vous refuser,.. Tenez, j'ai tou-
jours été trop bonne pour vous.
— Vous le regrettez, chère? dit-il d'une voix très douce en se
rapprochant un peu d'elle.
— Non, dit-elle après un silence.
Sa bouche souriait; quelque chose d'humide et d'attendri bai-
gnait le regard dont elle l'enveloppa.
M. de Garamante posa dévotement ses lèvres sur la face interne
ANDRÉE. 729
du poignet de son amie, à l'endroit où la transparence de la peau
satinée laisse voir un réseau de petites veines bleues. Il resta ainsi
incliné devant elle, un peu plus longtemps qu'il n'était nécessaire
pour être seulement poli, un peu moins qu'il ne fallait pour mar-
quer un retour olTensif. Le comte possédait l'art, qui se perd, de
nuancer cet hommage, d'y mettre de tout, depuis le respect jus-
qu'à la passion, et savait baiser de vingt manières diverses la main
de vingt femmes différentes. C'était une opinion chère à M. de
Garamante que la main d'une blonde ne se doit point baiser de
même sorte que celle d'une brune; qu'à la seule façon dont un
homme procède en pareil cas, on peut voir ai!^ément ce que vaut sa
psychologie féminine et deviner presque à quelle source il en a
puisé les élémens.
Le soir, il dîna au cercle avec Jacques. Le jeune homme lui
annonça que, dans l'après-midi, un riche amateur américain était
venu visiter son atelier et lui avait payé quinze mille francs une
suite de douze aquarelles rapportées du Caire.
— Bravo! s'écria le comte. Ce Yankee a du goût, par hasard;
accident qui ne se renouvelleia probablement pas, mais dont vous
faites bien de profiter. J'avais beaucoup admiré vos aquarelles, ce
matin. Vous en reste- t-il encore d'autres?
— Une vingtaine, faites au jour le jour, un peu partout, à Con-
slantinople, à Smyrne, à Jérusalem, en Egypte, en Algérie.
— Eh bien I mais savez-vous que c'est le commencement de la
fortune! Je le disais aujourd'hui même à quelqu'un : dans deux ou
trois ans, vous gagnerez ce qu'il vous plaira et serez un fort joli
parti pour la personne à qui vous ferez l'honneur de l'épouser.
— xMe marier!
— Pas tout de suite; dans quelques mois, dans un an; vous avez
le temps d'y songer.
— Mais je suis sans famille.
— Raison de plus pour vous en faire une.
— Je ne connais personne.
— Moi, je connais tout le monde. Si vous voulez me faire le plai-
sir de m'accompagner un peu le soir, après votre journée de tra-
vail, je vous présenterai dans vingt maisons fort agréables.
— Si vous saviez quel sauvage je suis!
— Tant mieux! Cela donnera aux femmes le désir de vous appri-
voiser. C'est leur manie : elles voudraient toutes avoir un tigre
domestique.
— Mais je n'ai pas envie du tout de me marier.
— Permettez : vous sentez-vous le cœur libre?
— Oui.
— Absolument libre?
730 REVUE DES DEUX MONDES.
— Absolument.
— Eh bieiil alors, pourquoi ne pas faire du mariage le premier
article du programme de cette vie nouvelle dont vous me parliez
ce malin?
— Pourquoi? En effet, je ne le sais pas. Je n'aime plus sans
doute, et pourtant j'éprouve une répugnance vague à tenter d'ai-
mer encore. Il me semble que j'aurais à craindre,., que sais-je?..
des souvenirs.
— Laissez pousser un bourgeon nouveau, et vous verrez comme
elles tombent, les feuilles mortes du cœur! Peut-être, en ce
moment même, y a-t-il quelque part, je ne sais où, assise à la
table de famille, près de sa mère, en face de son ouvrage ou de
quelque Dickens à couverture rouge, une belle jeune fille, bonne,
douce, naïve et simple, — celles là seules valent qu'on les épousfe!
— de qui le regard, en se posant sur vous, plaidera mieux que je
ne saurais faire la cause du mariage,., et la gagnera.
— Yous ne l'avez pas trouvée pourtant, vous, cette jeune fille?
— Faute de l'avoir cherchée à temps, mon ami, car elle a dû
exister pour moi il y a quelque vingt-cinq ans, la fiancée incon-
nue, comme elle existe, j'en suis sûr, aujourd'tiui pour vous. Et.
croyez-vous que je n'aie jamais déploré la solitude où me condamne
mon célibat égoïste? Ne sentez-vous pas, mon cher enfant, dan&^la
sympathie qui n/attire vers vous, quelque chose de plus qu'un
intérêt banal? C'est la revanche de l'instinct paternel que je n'ai pas
écouté jadis, car d'autres voix dominaient alors la sienne, et que
j'entends à cette heure, parce qu'elles se sont tues pour laisser
régner en moi le grand silence de la cinquantième année... le
deviens sentimental comme un saule pleureur. Allons fumer un
cigare sur le boulevard, voulez-vous?
Ils se promenèrent jusqu'à une heure assez avancée : le comte,
comme tout bon Parisien, était noctambule. Le lendemain, il alla
dîner avec Jacques. Les deux hommes prirent rapidement l'habi-
tude de passer leurs soirées ensemble. Bientôt Henriot se laissa
entraîner sans trop de résistance dans quelques salons où il n'eut
pas de peine à obtenir, sous les auspices de M. de Garamante, ses
lettres de naturalisation. Le comte mettait une discrète coquetterie
à faire valoir son jeune ami. Il y parvint sans beaucoup de peine,
car Jacques avait une distinction naturelle qui ne demandait qu'à
être encore un peu affinée par l'usage du vrai monde pour ne plus
rien laisser à désirer. Le jeune peintre gagna rapidt^ment cette assu-
rance modeste, qui est le poiat où doit s'arrêter un homme de
mérite, à égale distance de la timidité et de l'outrecuidance. H
dépouilla peu à peu sa sauvagerie et n'en garda qu'une certaine
réserve fière qui répugnait aux niaiseries de la conversation cou-
ANDRÉE. 7$!
rante, aux banalités qu'on échange entre deux portes, aux liaisons
qu'on forme entre le potage et le dessert. On lui reprochait d'être
un peu dédaigneux et de ne point causer assez, M. de Garamante,
très satisfait des progrès de son élève, essaya de l'eadoctriner sur
ce point :
— H faut, lui disait-il, avoir le mépris des imbéciles, mais ne
pas autant le lai>!ser paraître.
— Bah! répondait Jacques, c'est le seul moyen de les tenir à
distance, et encore! Ils sont tant et de nature si envahissante!
XXVI.
Un jour, l'idée vint au comte d'aller faire une visite à M"^ de
Morincourt. Il ne l'avait pas vue depuis le retour de Jacques et
n'était pas fâché de savoir ce qu'elle lui dirait d'Henriot. Le comte
n'avait qu'un défaut, la curiosité ; il ne pouvait se r^'signer à perdre
de vue un sujet quand il avait commencé à l'étudier. C'est ainsi
qu'après avoir assez durement traité Andrée le jour de son mariage,
il se garda bien de lui faire mauvaise figure lorsqu'il la retrouva,
plus tard, chez son père. Il n'éprouvait aucune sympathie pour la
fille de Passemard, mais elle l'avait intéressé à première vue comme
ua cas féminin assez rare et qui n'était pas indigne d'exercer sa
sagacité. D'autre part, M™® de Morincourt craignait un peu le comte;
lorsqu'elle le revit au retour du voyage en Espagne, elle évita de
faire la moindre allusion à la scène de la sacristie ou même de
paraître s'en souvenir.
— Monsieur de Garamante! Est-ce bien vous que je vois? dit-
elle lorsque le domestique ouvrit la porte de l'oratoire gothique à
longues fenêires en ogive, qu'elle avait fait meubler dans le goût
sévère, un peu raide, du xv'' siècle, et qui était devenu sa pièce
favorite.
— Moi-même, madame, dit le comte en s'indinf^nt. Me permet-
tez-vous de vous demander pourquoi vous paraissez si surprise en
me voyant?
— C'est que je n'osais plus espérer le plaisir que vous voulez
bien me faire aujourd'hui,
— Il est vrai ; j'aurais dû déjà venir vous présenter mes hom-
mages, mais vous savez, à Paris, on ne trouve jamais le temps de
faire...
— Ce dont on n'a pas envie! Oui, je le sais... Oh! ne vous en
défendez pas! Les sympathies sonthbres. Et, à ce propos, une ques-
tion! D'où vient donc, je vous prie, cette grande affection que vous
avez pour Jacques Henriot?
732 REVUE DES DEUX MONDES.
— Mon Dieu, madame, cela est à la fois très simple et très diffi-
cile à expliquer. Est-il rien de plus fugitif, de plus subtil, de plus
insaisissable à l'analyse que les sympathies dont vous parliez tout à
l'heure ?
— Gomment! un observateur comme vous, qui a trop la passion
d'étuiier les autres pour n'avoir pas un peu le goût de s'analyser
soi-même, ne saurait pas pourquoi un jeune homme, inconnu de
lui il y a deux ans, a pris si rapidement une place dams son coeur?
Vous allez me faire croire que vos sentimens, amitié ou antipathie,
manquent de logique, monsieur?
— Rassurez-vous, madame; ils en ont beaucoup, au contraire.
Quant à l'intérêt que m'inspire ce jeune homme, je suis un peu
embarrassé pour vous dire comment il est né, si je ne le suis plus
pour vous expliquer comment il a grandi.
— Vraiment î Savez-vous que vous m'intriguez on ne peut plus.
Contez-moi donc cela, dites?
— Soit!.. Eh bien! madame, figurez-vous qu'au moment où je
l'ai connu, je me suis rais en tête qu'il était éperdument amou-
reux...
— Ah!
— Oui,., et qu'il aimait quelqu'un qui ne le lui rendait pas...
— En vérité !
— Parfaitement... et que la personne en question, tout en ne vou-
lant pas de ce brave et honnête cœur qui s'offrait à elle, entretenait
cet amour au lieu d'y couper court, comme une jolie chatte, gour-
mande et cruelle, s'amuse à se faire les griffes sur une pauvre petite
souris...
— Blanche! ce sera plus touchant. Vous êtes de la Société pro-
tectrice ?
— Oui, mais pas des animaux de proie. Ceux-là, je les combats.
— Continuez donc, cher monsieur ; vous m'intéressez puissam-
ment.
— Trop heureux, madame!.. Je me suis donc senti pris d'une
commisération profonde pour ce malheureux que je voyais, — que
je croyais voir, — engagé sans guide, sans conseiller, avec l'inexpé-
rience de sa jeunesse et la candeur de sa loyauté, dans une de ces
dangereuses aventures où il aurait fallu, pour se tirer d'affaire, tout
ce qui manquait à Jacques, la dextérité, l'art de se faire valoir, un
certain talent de mise en scène dont il a toujours été dépourvu.
— De sorte que votre affection a commencé par la pitié. Ce n'est
pas flatteur pour lui !
— Ne pensez-vous pas que ça l'est moins encore pour la femme
qui a rendu ce jeune homme misérable à tel point qu'il inspirait la
compassion avant l'estime? D'ailleurs, l'estime est venue à son tour.
ANDREE. 733
J'ai aimé Henriot non-seulement parce qu'il souffrait, mais parce
qu'il souffrait avec une dignité stoïque qui n'allait point sans gran-
deur.
— Oui.., c'est vrai! dit-elle, rêveuse, le regard vague, oubliant
presque la présence du comte. Elle ajouta, après un léger soupir,
d'une voix très douce et qui ne gardait plus rien de ce qu'elle y
avait mis de mordant depuis le début de la conversation :
— Poursuivez, je vous prie, monsieur; comme vous, je suis
l'amie de Jacques,., depuis plus longtemps même.
Le comte, un peu surpris de ce changement dans le ton d'Andrée
et dans l'expression de son visage, reprit après un silence :
— Je l'ai aimé aussi, parce qu'il me consolait du spectacle que
m'offre une partie de la jeunesse de ce temps, celle que je suis
condamné à rencontrer dans le monde, au théâtre, sur le boulevard.
J'ai horreur de ces petits vieillards de vingt-cinq ans, secs, égoïstes,
compassés, qui vivent de reports ou de chevaux. Henriot me plaît,
au contraire, avec sa fierté un peu sauvage, la franchise et la réso-
lution qui donnent quelque chose d^. si mâle à ses traits. 11 s'est
beaucoup mûri pendant ce long voyag.i. J'ai vu partir un grand
enfant timide : je retrouve un homme, et fortement trempé, je vous
le jure!
— Vous trouvez?
— Oui. Son talent même s'est modifié. Les maîtres vénitiens et
l'Orient lui ont révélé le secret de la lumière. Il rehausse mainte-
nant le mérite de son dessin ferme et correct par l'éclat d'un colo-
ris que je ne lui connaissais pas. On vient de lui payer très cher
quelques aquarelles qu'il avait faites en se jouant. Je ne doute pas
que, dans quelques années, sa réputation ne soit solidement établie
et sa fortune faite.
— Voilà qui est parfait! Il ne reste plus qu'à le marier, main-
tenant, dit-elle avec une gaîté un peu forcée.
— J'y songe, madame!
— En vérité, vous êtes un père pour lui, monsieur, ou plutôt,
mieux encore, une maman... Sans doute vous vous êtes mis en
campagne déjà pour lui trouver une femme...
— C'est, ma foi, bien possible que je veuille faire ce cadeau de
prix à quelqu'un qui m'en paraîtrait digne... Vous savez, les vieux
garçons, c'est comme les vieilles filles : ils ont la manie de marier
les gens...
— Est-ce par rancune contre le célibat?
— Qui sait? Peut-être bien!.. Et puis, voyez-vous, madame, j'ar-
rive à l'âge où l'on commence à passer sa vie en revue pour savoir
quel bagage on emportera dans le voyage inévitable et prochain.
Je n'ai pas fait beaucoup de mal, — si ce n'est à moi-même, peut-
734 REVUE DES DEUX MONDES.
être ! — mais cela ne suffit pas. Je voudrais, avant de partir, avoir
fait un peu de bien. Ce jeune homme m'en a fourni l'occasion et je
l'en aime davantage : il n'est pas interdit, je pense, de s'attacher
aux gens par ce motif qu'ils ont besoin de vous, et de leur savoir
gré non des services qu'on reçoit d'eux, mais de ceux qu'on leur
rend... Oh! je sais bien que c'est là une conception de la reconnais-
sance qui paraîtra baroque!.. Ma foi, tant pis! Je me suis mis en
tête de taire pour ce grand garçon-là ce que j'aurais fait pour un
fils, d'être un peu son guide, l'ami prudent qui écarte de sa route
les périls de la vie ; qui veille discrètement sur ses affections et le
prévient lorsqu'il les place mal; d'avoir, en un mot, de l'expérience
pour lui, qui a de la jeunesse pour moi ! Et savez-vous ce qui arrive?
C'est que je suis payé au centuple, étant plus content de moi-même
en ce moment que je ne l'avais été jusqu'alors dans le cours de ma
vie égoïste. J'ai donc fait enfin une bonne aciion, madame ! Vous
voyez bien que je dois beaucoup à Jacques : je ne suis que sa
sagesse ; il est , lui , ma vertu !
Le comte s'était levé en achevant ces mots. Andrée, le menton
appuyé sur la main, restait perdue dans une rêverie si profonde
qu'elle ne s'aperçut pas, d'abord, que M. de Garamante allait prendre
congé :
— Vous voudrez bien me rappeler au souvenir de M. de Morin-
court, dit-il.
— Je n'y manquerai pas... M. de Morincourt sera très sensible...
J'ai oublié de dire l'autre jour à Jacques que j'étais tous les jours
chez moi de cinq à sept. Voudriez-vous être assez bon pour le lui
dire de ma part, et que je serais heureuse de le voir?..
M. de Garamante s'inclina et sortit. Quand il fut dehors :
— Ah çà, se dit-il, qu'est-ce qui se passe dans cette tête-là?
XXVII.
Un soir que Jacques et le comte étaient allés prendre une tasse
de thé chez la baronne, celle-ci fit un petit signe à son ami et lui
dit à voix basse :
— Regardez donc, je vous prie.
M. de Garamante suivit la direction de son regard et vit une jeune
fille assise au fond du salon, près d'une table couverte de revues
et de journaux illustrés, qu'elle feuilletait négligemment.
— Comment la trouvez-vous? dit la baronne en souriant.
— Fort bien, ma foi!.. Qui est-ce?
— Blanche Hauteclair.
— Une parente du médecin?
ANDRÉE. 735
— Sa fille.
— Quel âge?
Dix-neuf ans et deux cent mille francs de dot.
— Je ne vous demandais pas cela.
— Bah! à partir de seize ans, le chiiïre de la dot fait partie de
l'âge d'une jeune fille. On ne demande pas l'un sans l'autre.
— Charmant!.. Et vous croyez que?..
— Dame!., à moins que je ne l'aie fait venir ce soir pour lire le
Tour du monde!
— Kst-ce qu'elle se doute de quelque chose?
— Allez donc !e lui demander! Est-ce qu'on sait jamais, avec
ces gamines~là? J'ai parlé hier, devant elle et son père, de la visite
que vous m'avez fait faire l'autre jour à l'atelier de votre ami Heii'-
riot : ce qui m'a fourni l'occasion de dire tout le bien que je pense
de lui et de son talent. Elle vient de l'entendre annoncer et s'est
remise à lire sans avoir l'air de le regarder : cela n'empêche pas
qu'elle l'a vu, je vous en réponds. Et maintenant, si vous croyez
qu'elle juge cette rencontre-là fortuite, c'est que vous connaissez
bien peu les petites filles, comte!.. Allez causer avec le papa et ne
manquez pas de lui dire qu'Henriot joue le whist... Moi, je me
charge de la présentation des jeunes gens... Gela ferait tout à fait
l'alïaire, vous savez : douce, sage, modeste et point sotte. Et puis
voyez donc le joli minois 1
Elle était charmante en effet : les bandeaux plats de ses cheveux
châtains descendaient bas sur le front et donnaient quelque chose
de virginal à son visage éclairé par des yeux dont le bleu profond
semblait presque noir, à l'ombre des longs cils soyeux. La baronne
mit en train une petite conversation entre Jacques et la jeune lille,
puis s'éloigna pour aller recevoir quelqu'un qui entrait, revint au
bout d'un instant près d'eux afin d'empêcher que la solitude ne les
efïarouchât, se fit remplacer par le comte, puis par s-on mari et par
M. H.iuteclair, déploya enfin les mille ressources de cette stratégie
à laquelle une femme du monde qui sait son métier doit recourir
en pareil cas pour cacher ses petits projets. Klle manoeuvra si bien,
qu'il était minuit et que l'on commençait à se retirer, quand les
deux jeunes g^ns s'a[)erçurent qu'ils avaient passé la soirée à cau-
ser ensemble. Rien ne vaut un salon pour ces innocens tête-à-tête
et mèuie pour d'autres qui le sont moins. Que de mystérieuses et
pudiques fiançailles se sont faites de la sorte! Que de cœurs aussi
se sont do-onés, sans en avoir le droit, au milieu du murmure dis-
cret ({ui couvre indilféremment les duos de la pure tendresse et
ceux de la passion coupable! Qui dira ce que les salons font le
plus : des mariages ou des adultères ?
Ce mois-là, Jacques rencontra souvent dans le monde la fille de
736 REVUE DES DEUX MONDES.
M. Hauteclair. La baronne prenait goût à cette petite campagne
matrimoniale, la première qu'elle eût encore dirigée. Elle trouva
d'utiles auxiliaires dans ses amies. On sait que les femmes du monde
ont formé une société d'encouragement au mariage qui recherche
les candidats, presque aussi rares que les danseurs aujourd'hui,
facilite les vocations et prépare la tâche de M. le maire et de M. le
curé de la même façon que les rabatteurs aident les chasseurs en
poussant vers eux le gibier. C'est une aimable et discrète franc-
maçonnerie, dont les affiliés ont juré guerre à mort au célibat, et
qui, combattant au nom d'un principe, avec le pieux acharnement
de la foi, se félicite quand elle fait des heureux, ce qui peut arri-
ver, et ne songe jamais à s'accuser quand elle fait, ce qui s'est vu,
des victimes. Les deux jeunes gens se trouvèrent enveloppés par
les liens invisibles d'une édifiante conspiration. Une quinzaine de
femmes vieilles ou jeunes complotèrent leur bonheur. Quelques-
unes n'avaient pourtant pas à se louer du mariage, au contraire.
Mais quoi ! c'est une si belle institution, qu'on ne peut vraiment
pas plus la rendre responsable des fredaines de quelques mauvais
maris, que la religion elle-même des péchés de quelques mauvais
prêtres ! D'autres, dans le nombre, avaient été, comme la baronne,
plutôt sans peur qu'elles n'étaient sans reproche : on ne s'étonnera
pas d'apprendre que celles-là témoignassent plus de zèle encore
que les autres. C'est œuvre pie d'unir deux cœurs tous le joug
sacré! Qui sait même si le mérite de cette vertueuse propagande ne
suffit pas à réparer, aux yeux du juge, les menues peccadilles qu'on
peut avoir à se reprocher ?
Quoi qu'il en soit, M^^ Hauteclair et Henriot se retrouvèrent plu-
sieurs fois par semaine dans la même loge d'opéra, au même dîner,
à la même soirée. Par un accord tacite, on plaçait Jacques et
Blanche à côté l'un de l'autre, on les laissait ensemble et l'on se
contentait de surveiller sournoisement le progrès de leur intimité.
Le monde, paternel et narquois, n'avait garde de les déranger, se
disant peut-être, le sceptique, qu'il en aurait bien le temps plus
tard. Il en a tant vu, de ces vierges timides et rougissantes, qui se
mettent un beau jour à jeter leur bonnet par-dessus les moulins,
en regrettant seulement qu'ils ne soient pas plus hauts I Tant vu
aussi, de ces amoureux transis qui se dégourdissent tout à coup,
après le sacrement, et prennent feu comme un morceau de bois
sec, pour la première femme qui passe, autre que la leur !
Jacques laissait aller les choses en évitant de s'engager à fond.
Évidemment le peintre plaisait à M. Hauteclair et ne déplaisait point
à sa fille. Le malheur c'est qu'avec la meilleure volonté du monde
il ne se sentait pas du tout épris. Il n'évitait point les occasions de
la voir, mais ne les recherchait pas non plus. Quand il avait tra-
ANDRÉE. 737
vaille tout le jour à son g» and tableau et que venait l'heure de
quitter l'atelier pour aller dîner, puis passer la soirée dehors, ce
n'était point sans un peu de regret qu'il endossait son habit. Non
pus qu'il eût rien à dire contre la charmante enfant qu'on lui
offrait et qui ne se refusait pas. M'"' Ilauteclair avait du sérieux
dans l'esprit, une simplicité parfaite, avec quelque chose de réso-
lument honnête qui plaît dons une jeune fille dont on veut faire la
compagne de sa vie. Elle ne ressemblait guère à certaines petites
poupées parisiennes, mal élevées, frivoles, écervelées et vaniteuses,
qu'une éducation imprévoyante démoralise comme à plaisT et qu'on
semble dresser non pour l'époux, mais pour l'autre. Jacques ren-
dait justice à toutes ses qualités. Il avait de l'estime pour elle, et
beaucoup ; l'entraînement, le je ne sais quoi faisait défaut. M. de
Garamante, qui avait soigneusement évité de paraître se mêler de
l'affaire, la suivait de loin avec l'intérêt le plus vif et commençait à
concevoir des inquiétudes. H avait essayé deux ou trois fois de
sonder adroitement son jeune ami : Jacques, si confiant d'ordinaire
avec lui, toujours prêt à prendre coijseil de son e.xpéiience et de
son affection, s'était dérobé. Le comte, sachant de quelle pudeur
Henriot revêtait ses sentimens intimes, renonça à l'interroger et
attendit.
La baronne, qui commençait à s'impatienter de ces longueurs
(elle était de ces femmes qui, dès lors qu'elles se sont mis en tête
de marier quelqu'un, songent à la layeite du bébé), résolut de
tenter une petite épreuve. Quelques mots de Jacques lui avaient
appris qu'il aimait beaucoup la musique. D'autre part, M"^ Ilau-
teclair passait pour avoir un assez joli talent au piano, et de la
voix. Un soir qu'elle recevait seulement des intimes, la baronne
demanda à sa petite amie déjouer quelques morceaux. Comme une
brave fille qu'elle était, Blanche, sans se faire prier ni trop rougir,
attaqua la partition de la Favorite. On la félicita fort de son exé-
cution, qui ne manquait en effet ni de finesse ni d'agilité. Elle était
tout heureuse et promenait de son père à la baronne un regard
reconnaissant et confus qu'elle n'osait arrêter sur l'homme dont
l'approbation aurait eu plus de prix à ses yeux que tous les éloges.
Jacques se décida le dernier à lui faire un petit compliment; mais,
quelques minutes après , une discussion s'étant élevée sur les
mérites respectifs de la musique allemande et de la musique ita-
lienne, la jeune fille, très attentive à tout ce qui se disait, l'entendit
professer hautement sa prédilection pour les Allemands. Elle se
détourna pour rougir et une ombre de tristesse passa sur son char-
mant visage : était-ce sa faute, à elle, si son père ne pouvait souffrir
que la musique italienne et si sa maîtresse estimait que, hors Ros-
TOMK Lxa. — 1884. 47
738 REVUE DES DEUX MONDES.
sini et Donizetti, il n'y a pas de salut! Elle n'en savait pas, de
musique allemande, et que n'aurait-elle pas donné pour en savoir,
ce soir-là! Ou lui demanda de chanter quelque chose. Cette fois il
fallut insister, car elle avait une peur affreuse. Sa voix chevrotait
un peu quand elle donna les premières notes da Soir, de Gounod :
Le soir ramène le silence :
Assis sur ces rochers déserts,
Je suis dans le vague des airs
Le char de la nuit qui s'avance.
La baronne, qui observait Henriot, le vit tout à coup pâlir et se
lever brusqueruent. 11 passa la main sur son front et resta debout
contre une porte, immobile, les yeux au plafond, tellement absorbé
qu'il ne prit pas part une seule fois aux applaudissemens et oublia
de féliciter la jeune fille quand elle eut fini. M'^® Hauteclair s'en
aperçut et souffrit de cette indifférence jusqu'à se sentir envie de
pleurer. Elle tourna pourtant vers lui un beau regard humide,
chargé de reproches très doux : il lui sembla que la figure de
Jacques exprimait un dédain farouche. Alors la pauvrette sentit
vaguement que quelque chose d'irréparable venait de s'accomplir.
Elle ne comprit pas ; mais, devinant que le cœur de l'homme qu'elle
commençait à aimer en secret était à jamais perdu, la jeune lille
se leva, vint à lui, et, très simplement :
— Adieu, mofïsiear ! dit-elle en lui tendant la main.
11 prit cette petite main froide, qui tremblait un peu, et la gaida
quelques secondes :
— Adieu, ma lemoiselle! fit-il enfin avec effort.
Ce fut tout. Ils ne se sont jamais revus. Il y a ainsi beaucoup de
romans commencés par des jeunes filles, et qui ne vont pas plus
loin que le premier chapitre. Seulement, certaines mettent dans
ces quelques pages beaucoup plus qu'on ne pense, une fraîcheur
de sentiment, une suavité de tendresse qu'elles ne retrouveront
pas plus lard. C'est affaire à l'homme qui les a inspirées, ces saintes
amourettes, de garder éternellement de la reconnaissance et du
respect pour la femme qui lui a ainsi donné les prémices de son
jeune cœur.
XXYIII.
Le lendemain matin, M. de Garamante reçut un billet de la
baronne :
« Laissez-moi vous dire, mon cher comte, que lorsqu'on veut
ANDRÉE. 739
marier les gens, il serait sage de leur demander, au préalable, s'ils
en ont envie pour de bon. Votre M. Henriot est un beau garçon et
un artiste de grand talent : mais il me parait aussi disposé à se faire
carme qu'à prendre femme. Je vous ai bien regretté hier soir :
vous auriez peut-être compris, vous qui le connaissez, ce qui s'est
passé entre lui et ma pauvre petite amie. Je n'y ai vu goutte; mais
il me semble que le mariage en question s'en va à vau-l'eau. Voilà
un joli début pour moi! Est-ce que j'aurais le mauvais œil?,. »
Une heure après, le comte était chez Henriot.
— Eh bien! que se passe-t-il donc, mon cher Jacques? dit-il en
entrant. La baronne m'écrit que rien ne va plus. Ei comme elle
avait fort à cœur de vous faire épouser sa petite amie, c'est à moi
qu'elle s'en prend...
Jacques sourit tristement.
— Ce qui se passe? dit-il. Mon Dieu, rien; seulement, j'ai
reconnu combien j'avais raison de vous dire que je n'étais pas mûr
encore pour le mariage.
— Ah! bah! Et comment cela?
— A mille indices dont je regrette maintenant de n'avoir pas
tenu compte plus tôt... Gela m'aurait épargné le remords, que
j'éprouve aujourd'hui, d'avoir peut-être, .^ans le vouloir, troublé
la tranquilliié de cette jeune fille. Et c'est chose précieuse que la
paix du cœur!.. Je le sais mieux que personne.
— Mais e[ï(\n, me direz-voas?..
— Oh! ce n'est pas long. J'ai donc rencontré, il y a deux mois
à peu prés, M"^ Hauteclair chez la baronne, puis dans quatre ou
cinq auires maisons. 11 n'était pas bien difficile de voir qu'on vou-
lait nous marier; et comme je n'avais, en principe, aucune objec-
tion, je ne me suis pas dérobé. Sans faire la cour à cette jeune fille,
en évitant, soigneusement de la compromettre et de m' engager, j'ai
essayé de l'aimer : je n'ai pas pu, et me voici.
— Jacques, dit M. de Garamante, vous me cachez quelque chose.
C'est votre droit, et je n'insiste pas. Mais je regrette profondément,
laissez-moi vous le dire, que vous ayez refusé ce brave cœur qui
s'offrait à vous.
Il se leva pour sortir. Jacques se leva vivement, lui prit la main
et le retint en distant :
— Restez, je vous en prie. Je ne vous ai pas tout dit, c'est vrai;
et j'ai home de montrer si peoi de confiance à qui me témoigne
tant de syn)pathie.
Et il lui raconta tous les efforts qu'il avait faits pour aimer la
jeune lille; comment il avait cru plus d'une fois que l'amour, en
effet, allait se mettre de la partie, et combien il avait souhaité ce
renouveau.
7^0 REVUE DES DEUX MONDES.
— Vain espoir! disait-il. Je sens en moi quelque chose qui ne
veut plus vibrer; et comme d'un instrument dont les cordes sont
cassées, je ne puis plus tirer de mon pauvre cœur que des sons
aigres et discordans.
— Mais alors, mon cher enfant, vous l'aimez donc encore, cette
femme qui a dé'yï si lourdernent pesé sur votre vie ?
— Je ne crois pas ; mais il m'est impossible d'en aimer une autre.
— Pas même M"^ Hauteclair? Une jeune fille si douce, si simple,
si charmante 1
— Sans doute! Seulement, quand on a été épris de M™*" de
Morincourt, savez-vous ce qui arrive? C'est qu'on n'aime plus la
douceur, q'i'on n'aime plus la simplicité, qu'on n'aime plus le
charme! On a le goût perverti à ce point que ce qui devrait plaire
dans une femme, ce qui mérite l'estime, est précisément ce qui
vous éloigne d'elle. On devient, au moral, une espèce de monstre
qui ne peut plus aimer honnêtement, saintement, et dont la cor-
ruption intellectuelle réclame les excitations de la coquetterie
la plus raffinée. La simplicité, disiez-vous ! Eh ! je ne puis plus
la souff'rir, depuis que je connais l'art d'Andrée. J'ai causé beau-
coup avec cette jeune fille : vous croyez peut-être que son ingénuité
m'a touché? Allons donc! Elle m'a fait songer à la maestria de
l'autre! J'ai entendu de sa musique : musique italienne, quelque
chose de fade, qui écœure. L'autre avait fait un choix savant dans
ce que la musique de tous les pays et de tous les temps a de plus
vibrant, de plus passionné, et celte musique capiteuse me grisait!
Hier soir, la pauvre innocente a chanté, et le hasard a voulu qu'elle
choisît un des morceaux d'Andrée : sa voix pure, au lieu de me
charmer, a seulement éveillé en moi le souvenir du contr..iUo étrange
et puissant dont les notes troublantes m'ont si souvent fait palpiter
jadis. Non, non, l'épreuve est faite, je ne puis pas, je ne veux pas
me marier; qu'on ne m'en parle plus! Il est des poisons que l'or-
ganisme ne peut éliminer, n'est ce pas? De même, il y a des amours
dont on ne guérit point. Sans doute on n'en meurt pas : mais on
en garde le virus, toujours !
— Diable! dit seulement le comte. Et après un silence : Est-ce
que vous avez vu M""^ de Morincourt depuis quelque temps?
— Moi? Pas du tout! Et je n'ai pas plus cherché à la voir que je
n'ai l'intention de le faire à l'avenir.
— Elle m'avait chargé de vous engager à venir chez elle, reprit
M. de Garamante, en plongeant son regard scrutateur dans les yeux
d'Henriot.
Il ne broncha pas et répondit :
— C'est beaucoup d'honneur qu'elle me fait, mais je ne mettrai
pas les pieds à l'hôtel Morincourt.
ANDRÉE. 741
— Si cependant elle essayait de vous y attirer ?
— Je n'irais pas.
— Vous voyez bien pourtant que vous n'êtes point détaché de
cette femme !
— Pardon! Je ne le suis pas assez, cela est évident, pour que le
souvenir qui me reste d'elle ne me condamne pas à l'impuissance
d'aimer ailleurs ; mais si vous croyez que mon ancienne passion est
à la veille de se rallumer, vous vous trompez. Parmi les sentimens
complexes qu'Andrée m'inspiie aujourd'hui, ce qui domine, c'est
une sorte d'horreur. Songez donc qu'il y a, pour nous séparer à
jamais et nous rendre étrangers l'un à l'autre, non seulement son
mariage, mais encore cette chose efïroyable, la mort d'Henri! Non,
non, je vous assure, tout est bien fini entre nous.
— Espérons-le ! dit le comte, et il se dirigea vers la porte. Au
moment de sortir :
— Le travail va toujours bien ? demanda-t-il. Serez-vous prêt pour
le Salon?
— Bien juste. J'ai pourtant abattu terriblement d'ouvrage depuis
mon retour. Avec les dix jours qui me restent, j'a'-riverai.
— Et vous ne voulez toujours pas me montrer votre tuile?
— Pardonnez moi cette petite coquetterie. Je désire vivement ne
vous la présenter qu'achevée.
— Soit... Quel est donc votre sujet, déjà?.. Ah! oui, une scène
biblique, m'avez-vous dit... Allons, bonne chance! Travaillez bien,
et à ce soir ! Nous dînons ensemble , n'est-ce pas, céUbataire
endurci ?
XXIX.
C'est pendant son voyaje que Jacques avait eu l'idée de ce
tableau. 11 fît même quelques études préparatoires de paysages et
de figures avant de rentrer en France. Une fois installé à Paris, il
modifia son projet primitif, et au lieu de la simple toile à deux
figures qu'il voulait d'abord exécuter, imagina une grande compo-
sition à trois scènes et à trois personnages.
Le panneau de gauche du triptyque, /'ylmî7«V, représentait Gaïn et
Abel marchant dans une campagne fleurie et ensoleillée : Gain pose la
main gauche sur l'épaule de son frère, et de l'autre, lui montre de
jeunes chevaux folâtrant dans un pré, tandis qu'un vol de flanlans
roses tournoie au-dessus d'un étang. La lumière intense qui inon-
dait le paysage, la profondeur de la perspective fuyant à perte de vue,
la correction élégante du dessin, donnaient à cette scène un carac-
tère de placidité sereine dont il était impossible de méconnaître la
grandeur et la beauté. Dans le panneau du milieu, plus large que
7Û2 REVDE DES DEUX MONDES.
les deux autres, et intitulé la Jalousie, l'artiste avait peint un coin
de forêt du monde primitif, plein de frondaisons luxuriantes qui
s'enchevêtrent de manière à former un dôme de verdure : des
rayons de soleil le percent çà et là, comme de grandes flèches d'or.
Des lianes flexibles se tordent en spirales autour des troncs, pen-
dent du haut des branches supérieures comme des chevelures
dénouées ou s'élancent d'un arbre à l'autre, à travers l'espace, en
dessinant la courbe gracieuse d'une frêle passerelle de feuillage.
Et toute cette végéiation fougueuse semble gonflée par le flux d'une
sève plus jeune et plus forte; une vie intense, prodigieuse, court
sous les écorces et s'épanouit en floraisons superbes : des flturs
de pourpre ou de neige, larges, charnues, resplendissent comme
des astres dans la pénombre humide et verte ; des aras au plumage
éclatant voltigent çà et là. Au premier plan, une jeune femme est
assise sur une racine noueuse qui perce le gazon ; ses cheveux
flottent épandus ; une branche souple de liserons blancs s'en-
roule autour de son front, deux grappes rouges de sorbier pen-
dent à ses oreilles; près d'elle, un genou à terre, dans une
attitude d'adoration, Abel souriant, lui tend des deux mains une
gerbe de fleurs : à droite, au-dessus d'un buisson, passe, mena-
çante et convulsée par une fureur meurtrière, la tête de Gain. Le
troisième panneau, le Remords, montrait l'assassin biblique assis
sur un rocher au milieu d'une grande plaine nue et déserte. Sa
massue est à ses pieds; son visage exprime une morne désespé-
rance. Plus de fleurs, plus d'animaux joyeux, plus de lumière
radieuse : une lande stérile, un ciel bas, où courent de grandes
nuées sinistres, fouettées par un vent de tempête; quelq les arbres,
tordus, échevelés par l'ouragan. Le soleil qui se couche tache l'ho-
rizon d'une large fljique sanglante; le meurtrier a vu cette rougeur
accusatrice, qui lui rappelle son forfait : il détourne la tête, et tend
le bras comme pour chasser quelque horrible apparition.
Si Jacques n'avait pas encore voulu laisser voir à M. de Gara-
mante son œuvre, bien qu'elle fut presque terminée, ce n'était point,
comme il l'avait dit, par coquetterie d'artiste. Il lui était arrivé une
assez singulière aventure depuis qu'il avait enti-epris ce tableau.
Le premier panneau était à peu près fini quand il revint à Paris,
ainsi que le fond du second. Le lendemain du jour o\x il avait fait
sa visite de retour aux Passemard et rencontré M"'° de Morincourt,
Henriot se mit à sa figure de femme, sans modèle. Il travailla depuis
le lever du soleil jusqu'à la nuit avec beaucoup d'ardeur. Le soir,
le corps était esquis^sé, la tête faite. Il n'était point mécontent de
son ouvrage : il lui sembla qu'il avait réussi à saisir et à fixer l'ex-
pression cherchée, qui devait faire de cette femme une sorte de
génie de la forêt, d'une beauté impénétrable comme la profondeur
ANDRÉE. 7^3
des grands bois, froide et mystérieuse comme eux, recevant l'of-
frandd d'Abel sans que la placidité dure de son visage trahît gra-
titude ou plaisir. Après le rude labeur de cette journée d'inspiration,
le peintre sortit pour dîner et prendre l'air. Avant de se coucher,
il voulut revoir ce qu'il avait fait; mais, quand il eut tourné le
réflecteur vers la toile, peu s'en fallut que la lampe n'échappât de
ses mains, tant il se sentit frappé de surprise, presque de ter-
reur, en apercevant devant lui une sorte de portrait d'Andrée. Ce
n'était ni son front, ni ses yeux, ni l'ovale parfaiiecnent régu-
lier de son visage, ni la couleur de ses cheveux; et pourtant,
cette chose indéfinissable et subtile , la ressemblance , s'y laissait
surprendre, cachée à demi dans certain retroussis des lèvres, dans
quelque chose de cruellement ironique qu'exprimait celte tête
étrange, nimbée de fleurs. Alors, avec avec une effrayante préci-
sion, il se rappela toute la scène du duel, il revit Henri étendu à
terre, la poitrine trouée, et Andrée souriante sur son chevalet. 11
eut l'idée de prendre le portrait, qu'il avait roulé et jeté dans une
mal'e en quittant Rome, sans vouloir le regarder, depuis cetie nuit
terrible où il l'avait balafré d'un coup de son épée sanglante.
— Je me trompe, se disait-il, je suis fou! Celte resseml>lance
n'existe que dans mon imagination; je me suis surmené aujourd'hui
et j'ai la îièvre...
Mais quand il tint la toile, roulée sur un morceau de bois, une
sorte d'horreur le prit; il n'osa plus la déployer pour comparer les
deux têtes et la jeta sur un canapé.
Ce soir-là, Jacques dormit mal et son sommeil fut hanté par des
cauchemars. Le lendemain matin, à peine éveillé, il courut à son
triptyque et contempla longuement sa figure de femme. Au grand
jour, l'effet n'était p'us tout à fait le même et la ressemblance avec
Andrée paraissait plus lointaine encore : il aurait fallu, pour sur-
prendre ce reflet fugitif et léger comme une ombre, connaître non
pas seulement les traits de la jeune femme, mais avoir pénétré jus-
qu'au fond même de son être moral. Henriot fut charmé de consta-
ter qu'il y avait seulement une certaine parenté d'expression entre
la tête qu'il venait de peindre et celle d'Andrée. Il aurait pu, d'un
coup de pinceau. détruire même cette vague similitude. H ne le fit pas;
non parce que la figure était admirablement venue et lui plaisnit ainsi,
mais parce que, à la réflexion, il lui parut qu'il avait le droit d'infli-
ger ce châtiment à M'"® de Morincourt, qui seule sans doute se recon-
naîtrait et comprendrait l'allégorie accusatrice. Le choix même du
sujet révélait que le peintre était en proie à l'obsession d'une idée
morale et que ce tableau devait avoir, dans le secret de sa pensée,
une signification toute particulière de remords et de vengeance.
L'introduction toute nouvelle du personnage de femme dans la
744 REVUE DES DEUX MONDES.
légende sacrée, l'indication de la jalousie comme mobile du crime,
prouvait assez qu'en peignant la scène biblique Jacques avait la
mémoire toute pleine encore des souvenirs du drame dont il avait
été l'acteur principal. D'abord il ne voulait pas pousser plus loin
l'allusion. Mais, dans ces cerveaux d'artistes, tout prend corps et
figure : ils voient ce qu'ils pensent, tant leur esprit répugne à l'abs-
traction. C'est ainsi que la femme quelconque qu'il avait voulu
peindre était devenue à son insu Andrée, sinon pour les aulres, du
moins à ses yeux ; Abel devint peu k peu Henri Mareuil , et le
moment arriva bientôt où Gain ne fut plus que Jacques lui-même.
Pas plus que la tête de femme, les deux têtes d'hommes n'étaient,
si l'on veut, des portraits : et pourtant, à les regarder très attenti-
vement, quelque chose d'insaisissable, un trait imperceptible tra-
hissait !a pensée de l'artiste. Il travailla dès lors avec une passion
extraordinaire; il iui arrivait de se dire parfois qu'il faisait œuvre,
non pas seulement de peintre, mais aussi de justicier, et qu'il
accomplissait la malédiction muette jttée par Mareuil sanglant à
cette femme qui leur avait mis l'épée à la main. Sa vie ancienne, à
laquelle il voulait échapper quand il rentra en France, le ressaisissait
tout entier, et chaque jour un peu plus fortement, après ^es longs
tête-à-tête avec Henri et Andrée. Pauvre petite Blanche HauteclairI
Gomme une gentille hirondelle qui songe à faire son nid, elle était
entrée un instant dans cette âme troublée et n'aurait pas demandé
mieux que de s'y poser ; mais une telle tempête y soufflait qu'elle
avait pris peur et s'était enfuie !
XXX.
Jacques avait fini son tableau, et le triptyque était parti pour le
Salon. Un soir qu'il n'avait rien à faire, il monta après dîner chez
les Passemard, où des exclamations et des reproches saluèrent son
entrée dans le salon :
— Bonsoir, revenant! cria Hector. Tu es donc encore de ce
monde?
U s'excusa d'être resté si longtemps sans venir, en alléguant
qu'il avait eu beaucoup à travailler depuis sa dernière visite.
Andrée, qu'il n'avait pas remarquée encore, car elle était assise au
fond du salon dans une immense bergère qui la cachait presque,
se leva, et, lui tendant la main :
— Soit dit sans reproche, vous alliez pourtant au théâtre, car je
vous ai aperçu à l'Opéra il y a trois semaines à peu près...
— G'est vrai.
— Vous étiez même dans la loge de la baronne de Royaumont,
ANDRÉE. 745
et en compagnie d'une charmante jeune fille, dont on n'a pas pu
me dire le nom. Qui est-ce?
— M"*" Blanche Hauteclair, la fille du médecin.
— Ah!.. J'espérais que vous seriez venu me dire bonsoir... Vous
étiez trop occupé sans doute?
— Veuillez m'excuser, madame, je ne vous ai pas remarquée.
Il retrouva pour dire ces mots le ton glacial qu'il avait pris déjà
en lui parlant, lors de son retour. Lorsqu'elle avait entendu pour
la première fois cette voix brève et dédaigneuse, Andrée ava't été
surprise : ce soir-là, elle souff' it. Sans rien ajouter, elle regagna
sa place et resta là, immobile et muette, disparaissant à demi dans
l'ombre. La tête renversée sur le dossier, elle semblait donnir,
mais de ses paupières mi-closes s'échappait un regard qui ne quit-
tait pas Jacques.
— Alors, disait IVP^ Passemard, tu as beaucoup travaillé?
— Beaucoup.
— Commences-tu à vendre un peu? interrogea Passemard.
— Mais oui, pas mal.
— Allons, tant mieux!.. Je connais des peintres qui up pour-
raient pas en dire autant, — ajouta le beau-père du vicomte en
jetant un coup d'œil sur sa fille. — Et qu'est-ce que tu viens de
faire, ces temps- ci?
— Un grand tableau pour le Salon.
— Tiens ! dit Maxime, c'est comme mon beau-frère. Il a trouvé
le moyen d'avoir une place dans le salon carré. Et toi?
— Je n'en sais rien encore , mais j'espère qu'on m'y mettra
aussi.
— Je ne te souhaite pas d'être à côté de lui ! dit Passemard en
riant. S'il était ici ce soir, au lieu de nous avoir quittés après dîner,
comme d'habitude, pour aller à son cercle, mon gendre t'explique-
rait qne son tableau va faire une révolution dans l'art...
— C'est aussi ce qu'il disait de son drame, insinua M™^ Passe-
mard avec uuB douceur haineuse de belle-mère.
Jacques s'attendait avoir Andrée prendre la défense de son mari.
Elle ne souffla mot. La conversation continua à bâtons rompus. On
causa de tout : de l'exposition qui allait s'ouvrir, de la politique,
des jésuites, — que M. Passemard voulait expulser au nom des lois
existantes, et des lois existantes sur lesquelles celui-là même qui
les invoquait avec conviction paraissait avoir des notions extraordi-
nairement vagues. Jacques apprit que le vicomte était résolu à
racheter son échec d'auteur dramatique par un grand succès de
peintre, et qu'il y avait une locomotive dans son tableau.
— Oui, oui, une locomotive! affirmait M™^ Passemard. Et un
tunnel! Ça t'étonne, n'est-ce pas? Eh bien! il paraît que ça doit
746 BEVUE DES DEUX MONDES.
donner un effet de lumière. Et toi, qu'est-ce que tu as fait? Ce
dont tu as dit un mot la dernière fois, saus doute?
— Non. J'ai changé d'idée depuis.
— Et quel sujet avez-vous choisi? dit Andrée en se rapprochant.
— Caln^ madame, répondit-il froidement, en plongeant dans ses
yeux un regard dont elle ne put supporter l'écIaU
Pendant que Jacques, sans plus s'occuper d'elle, prenait congé,
la jeune femme s'était laissée glisser sur une chaiae, en murmurant :
— Ah! mon Dieu ! toujours!
Le lendemain éiait jour de vernissage. Andrée se rendit de bonne
heure au Salon. A l'entrée, les quêteuses commençai^'Ut déjà à har-
celer les arrivans avec l'éd'ilante ténacité qui caractérise cette
obsession annuelle. Des employés du Palais passaient et repassaient
précipitamment, roulant des échelles. Des exposans en retard don-
naient un dernier coup de pinceau à leurs toiles, en m^tudissant le
jury, coupable de ne leur avoir pas donné à tous la cimaise; une
odeur d'essence et de vernis se répandait des salles du premier
étage dans l'immense vaisseau vitré du rez-de-chaussée, où la blan-
cheur des marl)res s'enlevait vigoureusement sur la verdure des
massifs et des tapisseries de haute lice.
Andrée entra dans le grand salon carré, auquel accède l'esca-
lier qu'on prend en venant par les Champs-Elysées. Il y avait foule
devant un grand tableau à trois compartimens, au bas duquel se
détachait, en lettres rouges sur le cadre de bois noir, ce seul mot :
Caïn. La jeune femme eut un baitement de cœur et s'approcha rapi-
dement. Llle ne distingua rien d'abord. Son regard allait d'un pan-
neau à l'autre, au hasard, ne sachant encore où se po>er, comme il
arrive quand on voit pour la première fois une toile hors ligne.
Enfin elle se mit à examiner le dé'ail de la composition : tout à coup
son visage se couvrit d'une pâleur affreuse , car elle venait de
découvrir la ressemblance vengeresse que Jacques a v^it cachée dans
les trois têtes. Alors elle eut ipeur, regarda autour d'elle si personne
ne s'était aperçu de rien, et rabattit sur sa figure le voile de gaze
brune qu'elle avait relevé en entrant. Son premier mouvement avait
été de quitter la place, de s'enfuir: il lui semblait que tout le
monde devait la reconnaître et deviner le drame. La curiosité la
retint, le besoin de regarder encore et d'écouter ce que l'on disait.
«Admirable!.. Splendide!.. C'est un chef-d'œuvre!.. Voilà la
médaille toute trouvée... Quel coloris!.. Voyez donc ces verdures!..
Et ce paysage de gauche : est-ce assez hmpide, est-ce assez profond !..
Quelle expression dans les têtes ! Voyez donc celle de la femme,
comme elle est étrange !.. Oui, et d'une beauté troublante : on com-
prend que Caïn ait tué pour cette femme!.. » Andrée releva son voile
et promena sur ses voisins un regard assuré : elle n'avait plus peur,
ANDHÉE. 747
une bouffée de fierté lui montait maintenant au cerveau. La jeune
femme aurait souhaité qu'on la reconnût; je ne sais quel désir fou
lui venait de crier :
— Regardez-moi donc! c'est raoi qui ai inspiré ce chef-d'œuvre,
moi de qui ce grand peiijtre a copié les traits, moi qu'il a aimée l
Une rougeur, non de honte, mais déplaisir, colorait ses joues ;
un souille d'orgueil et de passion gonflait ses narines. Pour la
première fuis de sa vie, elle savourait un de ces triomphes dont
el:e avait toujours souhaité de connaître l'ivresse. Des noms pas-
saient dans son esprit : Beatrix, Laure, la Fornarina, toutes celles
que le génie d'un amant a immortalisées et dont il lui semblait
qu'elle était devenue la sœur. Un cé'èbre critique d'art, dont le
nom courut aussitôt dans la foule, fendit le groupe et vint se pla-
cer auprès d'elle. Il regarda longuement et dit à quelqu'un qui rac-
compagnait :
— Voi'à une page magistrale! Je ne sais ce qu'il faut admirer
le plus de la puissance et de l'originalité de la conception ou de U
splendeur du coloris et de la vigueur du dessin ! Voyez donc ce
qu'un homme de talent sait tirer d'un sujet que tant d'autres
auraient dédaigné comme usé et vieilli, ou traité sans le rajeunir!
Quelle idée pro^'onde d'avoir fait jouer à la femme un rôle dans le
premier meurtre, comme dans le premier péché, et de compléter la
Bible, qui la montre seulement tentatrice d'Adam, en nous la mon-
trant aussi instigatrice de Caïn ! Savez-vous qu'il y a 'ans ce tableau-là
ce que je ne vois presque jamais ici : une pensée !
Andrée lui jeta un regard reconnaissant et sortit du cercle. Elle
éprouvait le besoin de sb montrer, de chercher des visages de con-
naissance; elle espérait vaguement rencontrer Jacques et se féliciter
avec lui de leur succès, car elle était grisée par ce qu'elle venait
de voir et d'entendre, au point de perdre un peu terre, et n'était
pas loin de penser qu'une partie de la gloire conquise par son
ancien ami lui revenait, à elle.
Tout à coup, Andrée se trouva en face du tableau de son mari :
une locomotive qui sort d'un tunnel en jetant de la fumée; deux
grosses lanternes, exécutées en trompe-l'œil, éclairant de reflets
rongeâlres la voûte couverte de suie; au premier plan, une femme
en toilette de bal, étendue à terre, la tête pHsée sur un rail. Quel-
ques personnes s'arrêtaient un instant devant ceUe composition
d'un réalisme grossier, où la brutalité avait la prétention d'être
la force et la bizarrerie l'originalité. Le public s'éloignait bientôt
d'un air de parfaite indifi"érence ou de dédain. Andrée vit des
sourires et des hanssemens d'épaules. Elle s'approcha et saisit au
vol ces sarcasmes lourds et cruels qu'on laisse échapper dans les
expositions, comme les enfans lancent des pierres dans la rue, sans
748 REVUE DES DEUX MONDES.
se demander si quelqu'un ne sera pas atteint : « Joli effet d'éclai-
rage au pétrole... Très naturel, cette femme en robe décolletée,
allongée sur la voie... Ça aura du succès, le dimanche, auprès des
machinistes en congé... Connaissez-vous l'auteur?— Oui, un aiguil-
leur repentant de P. L. M. » Et l'on riait aux éclats de ces grosses
facéties. Le critique influent s'approcha à son tour :
— Décidément, dit-il, ce Morincourt abuse du droit qu'on a d'être
prétentieux et médiocre. Comprend-on qu'on ait reçu une pareille
chose ! Ce jury est d'une faiblesse !.. Et quand je pense qu'on a osé
mettre ça dans la même salle que le Caln I
Andrée s'éloigna, pâle, les sourcils froncés, avec la mauvaise
figure qu'elle avait, quelques mois auparavant, en sortant de
rOdéon. La réalité, qu'elle avait oubliée pendant quelques minutes
d'étrange enivrement, venait de la ressaisir :
— Et c'est ce nom-là que je porte! se disait-elle avec plus de
colère encore que d'humiliation. C'est ce poète sifflé, ce peintre
ridicule qui est mon mari! Et je n'ai pas voulu de l'autre, du grand
artiste qui m'aimait !
Elle passa dans la salle voisine, sans trop savoir o\i elle allait,
sans répondre presque aux saints de M. de Salbris, de Desrieux et
de Passérieux, qu'elle rencontra. Puis elle revint sur ses pas pour
sortir, pour échapper à l'odeur de peinture, qui lui faisait mal à la
tête. En rentrant dans le grand salon , elle aperçut M. de Gara-
mante au bras de Jacques devant le tableau de son mari ; un peu
plus loin, le vicomte regardait le triptyque. Elle alla droit à Roger,
et d'un air audacieux, presque provocant, lui dit :
— Eh bien! comment trouvez-vous cette toile?
Andrée pensait que son mari avait remarqué cette vague ressem-
blance qu'elle-même n'avait pas tardé à discerner, et se préparait
à lui tenir tête, le cas échéant. Mais il faut croire, ou que les maris
sont condamnés à ne jamais rien voir, ou que la ressemblance était
moins accusée qu'il n'avait paru à la jeune femme, car Morincourt
lui répondit avec tranquillité :
— Je la trouve un peu poncif. Gela sent toujours les procédés
de l'École des beaux-arts : c'est bien banal!
Il détourna la tête, assez tôt pour ne pas rencontrer le regard de
dédain suprême dont sa femme l'accabla. Elle prétexta une violente
migraine pour ne pas rester avec lui et le laissa continuer seul sa
visite. La foule grossissait toujours dans le grand salon : un groupe
compact se tenait en permaneuce devant le triptyque de Cain, et
les éloges des nouveaux arrivans ratifiaient pleinement l'admiration
exprimée par les premiers. Pour gagner la baie de sortie, Andrée
fut obligée de louvoyer un peu et se trouva tout à coup en face
d'Henriot et du comte. Jacques salua avec cette politesse froide et
ANDRÉE. 7li9
hautaine dont il ne se départait plus depuis son retour, lorsqu'il
se trouvait en présence de M'"'' de Morincourt. Il ne paraissait nul-
•lemen-. disposé à engager la conversation ; mais cette indifférence
systématique n'empêcha pas Andrée de lui dire :
— Je suis heureuse, Jacques, du grand succès que vous allez
remporter.
11 s'inclina légèrement et ne répondit pas.
— CS'avais-je pas raison, madame, dit M. de Garamaute, de vous
affirmer que notre ami avait rapporté d'Orient le secret d'un colo-
ris que nous ne lui connaissions pas?.. Et quelle façon originale,
imprévue de traiter un si vieux sujet, n'est-ce pas?
— Je suis tout à fait de votre avis, monsieur, répliqua-t-elle d'un
ton sec et cassant.
Puis, feignant de regarder un tableau, elle tourna le dos au
coiiiie et se rapprocha dllenriot, qu'une ondulation de la foule
avait écarté de quelques pas.
— Jacques, dit-elle d'une voix très douce, dont la caresse allait
presque jusqu'à la suppHcation, j'avais prié M. de Garamante de
vous faire savoir que je suis chez moi tous les soirs avant le dîner.
11 ne vous a pas fait ma commission sans doute?
— Je vous demande pardon, madame; mais je n'ai pas eu jus-
qu'ici le loisir de me présenter à votre hôtel.,.
— N'oubliez pas que vous y serez le bienvenu... J'aurais tant de
plaisir à vous voir!.. A bientôt, n'est-ce pas?
Et, glissant dans la foule, elle disparut.
— Eh bien ! dit en se rapprochant de Jacques le comte, qui avait
entendu les derniers mots de la vicomtesse, elle vient de vous faire
son invitation : comptez-vous aller chez elle?
— Jamais l répondit-il résolument. Regardez le panneau de droite
de mon triptyque : Gain est seul 1
XXXI.
Plusieurs jours se passèrent. Le tableau de Jacques llenriot sou-
leva dans la presse un long cri d'admiration : la critique fut, au
contraire, impitoyable pour Morincourt, sauf deux ou trois feuilles
infimes où le parti-pris de camaraderie se laissait trop voir pour
ne pas enlever toute valeur aux éloges. On pense bien que l'hu-
meur, déjà passablement rogue du vicomte, ne fut pas adoucie
par ce nouvel échec. Ce qui l'exaspérait plus encore que son propre
insuccès, c'était le triomphe d'Henriot. 11 éclatait à tous momens
en récriminations puériles contre le public, contre les critiques
d'art et accusait tout le monde, excepté lui-même; Andrée le lais-
sait aller sans daigner même lui répondre. Roger n'eût pas été
750 REVUE DES DEUX MONDES.
fâché pourtant (c'est là un sentiment très conjugal) de trouver un
prétexte à invectiver sa femme, à l'accuser de pactiser avec ses
ennemis, comme il l'avait fait après la chute de son drame. Mais, •
soit que la vicomtesse tût instruite par l'expérience de la scène vio-
lente qu'elle avait essuyée au retour de l'Odéon, soit plutôt que le
dédain dominât désormais en elle tout autre sentiment à l'égari
de son mari, Andrée ne lui fournissait point l'occasion que cher-
chait son dépit et se renfermait obstinément dms un mutisme gros
de pensées.
Pendant trois semaines, elle attendit la visite de Jacques. Elle
jugeait impossible qa'il ne vînt pas, et, chaque soir, lorsqu'elle se
mettait à table en face de son mari, sans le regarder : « Allons, se
disait-elle avec un soupir, ce n'est pas pour aujourd'hui encore; ce
sera sans doute pour demain! »
Ce qu'elle attendait de cette visite, la jpune femme ne le savait
pas et eût été bien embarrassée de le dire si quelqu'un, d'aven-
ture, le lui avait demandé. Quoi qu'il en soit, cette pensôd de revoir
Jacques était a'ors le grand intérêt de sa vie. Elle se sentait deve-
nir plus sentimentale que par le passé : « Je n'ai pas un ami, pas
une amie, se disait-elle parfois; mon mari n'est plus qu'un étranger
pour moi , en supposant qu'il ait jamais été autre chose ; je suis
seule et je m'enrmie! »
C'est affaire aux mari>; de s'aviser que leur femme s'ennuie et de
savoir que ce syniptôme est de ceux dont les parties intéressées
doivent tenir le plus grand compte dans un ménage, sous peine
pour l'une d'elles au moins (quand ce n'est pas poir les deux),
d'avoir à s'en repentir. Mais le vicomte ne voyait rien, par la rai-
son qu'il pro^'essait pour les femmes, y compris la sienne, ce lourd
dédain des hommes à bonnes fortunes, ne s'était jamais donné la
peine de les étudier et ne soupçonnait guère les orages que
peut cacher leur silence. Il avait renoué connaissance avec ses
anciens amis du quartier Latin, recevait de tesups en temps la
visite d'hommes à longs cheveux et à chapeaux mous, qui sen-
taient la pipe et crachaient dans les coins ; peu à peu, pour se con-
soler de ses déboires, il prit l'habitude d'aller faire un tour là-bas,
au Fleurus, ou, plus près, au Rat mort, avec les vieux. Ce n'était
pas là qu'on doutait de lui, surtout quand un nombre respectable
de bocks vides s' alignaient sur la table! Pas là non plus qu'on affec-
tait de ne pas écouter quand il parlait de la décadence de l'art ! Ahl
les braves copains! Gomme il les aimait, eux qui le comprenaient si
bien, lui le p^ète et le peintre incompris! Aussi ne leur cachait-il
pas qu'il regrettait un peu de s'être « embourgeoisé. » Pendant ce
temps-l.\ Andrée, assise dans son oratoire, sur sa chaire sculptée,
demandait en vain à la lecture, au dessin ou à la musique un
ANDRÉE. 751
remède contre le désœuvrement, et commençait à maudire l'ambi-
tion qu'elle avait eue de devenir vicomtesse.
Un jour qtie Roger avait été particulièrement brutal, presque gros-
sier avec elle, à déjeuner, la jeune femme mit son chapeau à la hâte,
sortit précipitamment de l'hôtel, et, montant dans la première voi-
ture qu'elle rencontra, se fit conduire rue du Val-de-Grâce, où elle
savait que demeurait Henriot. Llle gravit d'un trait Ks cinq étages
et sonna sans même se donner le temps de réfléchir à ce qu'elle
venait faire, ni de préparer ce qu'elle allait dire. La porte s'ouvrit
d'elle-même ; un cordon qui aboutissait à l'atelier de Jacques lui
permettait d'ouvrir sans se déranger et le dispensait d'avoir d'autre
domestique que la concierge qui faisait le matin son ménage.. Andrée
se trouva dans une antichambre petite, mais arrangée avec beau-
coup de goût. La voix de .Jacques cria de la pièce voisine : « Qui
est là? »
Elle ne répondit pas.
— Mais entrez donc! reprit Jacques.
Elle mit la main sur le bouton de la porte et hésita. Ce qu'elle
avait fait lui paraissait maintenant moins simple.
— Si pourtant mon mari m'avait suivie ! pensait-elle; s'il croyait
que ! . .
La porte s'ouvrit tout à coup. Jacques parut, et sans montrer
émotion ni surprise :
— Vous vous êtes trompée, sans doute, madame?
— Non; c'est bien chez vous que je venais,., puisque vous
n'avez pas voulu venir chez moi.
Il hésita une seconde, puis, s'efTaçant :
— Entrez, dit-il froidement.
Elle se laissa tomber plutôt qu'elle ne s'assit sur un divan, acca-
blée moins par la fatigue de la rapide ascension que par la dureté
impitoyable de cet accueil. Lui resta debout, le dos appuyé contre
le chambranle de la porte, les bras croisés sur la poitrine.
— Oserai-je vous demander ce qui vaut à mon atelier l'honneur
de votre visite, madame?
— Vous m'appeliez Andrée autrefois...
— Il y a si longtemps, que je ne m'en souviens plus.
— Vous êtes dur ! . . Soit !.. Eh bien ! monsieur, je viens pour vous
dire... Ah! Jacques, si vous saviez comme je suis malheureuse!
— Malheureuse! Et de quoi, grand Dieu? IN'avez-vous pas tout
ce que vous souhaitiez, de la fortune, un titre?.. En vérité, je ne
vois pas ce qui pourrait vous manquer.
— Il me manque votre amitié, Jacques; votre amitié que j'ai eu
le tort, la folie de ne pas apprécier assez jadis et que je regrette
aujourd'hui, car il me semble qu'elle était le seul bien véritable
752 REVUE DES DEUX MONDES.
que j'eusse. Je vous la demande humblement : ne voulez-vous pas
me la rendre, dites?
Elle parlait, d'une voix mouillée de larmes, brisée, et ébauchait,
en joignant les mains, un geste de supplication. Mais la sincérité
de cette douleur ne le toucha point, et c'est d'une voix âpre, où
vibraient toutes ses souffrances, toutes ses colères anciennes, qu'il
répondit :
— Vous osez parler encore d'amitié!.. Vous vous ennuyez donc
bien pour venir me proposer de reprendre ce commerce malhon-
nête où vos dupes doivent tout mettre, le meilleur de leur intelli-
gence et de leur cœur, jusqu'à leur vie même , sans que vous y
ayez jamais mis autre chose que votre désœuvrement ou votre
coquetterie!.. Cela occupe, n'est-ce pas, jeune fille ou mariée, à
Paris ou aux Charmilles!.. C'est un jeu charmant : tant pis pour
qui le prend au sérieux! Il n'y a qu'un malheur, madame, c'est
que je ne suis plus disposé à faire votre partie aujourd'hui.
— Ah! que vous me plaisez ainsi ! dit-elle. Parlez, accablez-moi!
Je ne me défends pas. J 'aime à voir briller cette colère dans vos yeux :
elle leur donne un éclat qui m'effiaie et qui me charme! Jacques,
que ne vous êtes-vous montré tel autrefois que je vous vois aujour-
d'hui, pleio de génie, beau comme un jeune dieu! Je n'aurais pas
attendu si longtemps pour vous aimer... comme je vous aime!
Elle dit ces mots très lentement et très bas; mais sa voix profonde
donnait, à ce murmure caressant qui sortait de sa bouche une ardeur
brûlante de passion. L'étrange femme s'était levée, et, la tête ren-
versée un peu en arrière, les paupières mi-closes, les lèvres ser-
rées, les ailes mobiles de son nez droit toutes frémissantes, elle
marchait vers lui, la poitrine en avant, les bras pendans, les mains
ouvertes et un peu écartées du corps, comme les statues de saintes
qu'on voit sur les autels. Et, quand elle fut tout près de lui :
— Mais prends-moi donc! dit-elle. Tu ne vois donc pas que je
suis' à toi !
Alors, quelque chose comme un éblouissement passa devant les
yeux de Jacques. Toute sa jeunesse chaste lui monta au cerveau,
ainsi que les fumées d'un vin capiteux. Brusquement, ses deux bras
l'enveloppèrent d'une étreinte puissante. Avec la force d'un lion il
l'enleva de terre et l'emporta comme une proie. Elle se laissait
aller, à demi pâmée, et souriait de son sourire mystérieux. Il la
déposa avec des précautions infinies, une douceur d'athlète qui
craint de briser quelque chose de fragile, sur le divan qu'elle venait
de quitter. Puis, reculant d'un pas, il la couva d'un regard et dit :
— Comme tu es belle !
— Est-ce que tu vas faire mon portrait? demanda-t -elle avec sa
voix câline.
ANDRÉE. 753
Jacques tressaillit, et son visage, soudainement pâli, n'exprima
plus qu'une sorte d'égarement.
— Ton portrait? dit-il. 11 est fait, ton portrait!
Et, saisissant dans un coin une toile roulée, il la déploya en
criant :
— Regarde bien ! Vois-tu cette balafre : c'est mon épée qui l'a
faite! Yois-tu cette tache rouge : c'est du sang, du sang d'Henri !..
Va-t'en, misérable !
Elle recula vers la porte, épouvantée. Quand elle eut soulevé la
portière et qu'elle se trouva dans l'antichambre, elle entendit le
bruit sourd que fait un corps en s'abattant à terre. Alors elle se mit
à fuir, en proie à une terreur folle. Arrivée au bas de l'escalier,
elle se précipita dans la loge du concierge :
— Montez vite au cinquième, dit-elle, il y a quelqu'un qui se
meurt î
XXXII.
Deux ans se sont écoulés. Une congestion cérébrale, compliquée
d'une sorte de fièvre chaude, a mis la vie de Jacques en péril. Pen-
dant trois semaines il a été en proie au délire et à d'horribles hallu-
cinations. Maintenant il ne conserve plus, de cette redoutable crise
et des événémens qui l'ont immédiatement précédée, que le sou-
venir confus d'un cauchemar. M. de Garamante qui pendant quatre
mois l'a soigné avec la tendresse d'un père, en sait plus long que
lui sur les causes de la congestion foudroyante qui l'a terrassé. Des
mots incohérens prononcés par le malade au milieu du délire,
quelques indications naïvement fournies par la concierge, qui ne se
doute de rien, ont permis au comte de deviner ce qui s'était passé.
Il est allé trouver M™^ de Morincourt et a eu avec elle une explica-
tion catégorique : « La mort de Mareuil, a-t-il dit, doit vous
suffire. 11 ne faut pas que Jacques, qui ne se souvient plus de rien,
sache jamais que vous êtes venue chez lui. Le médecin affirme
qu'une nouvelle crise ne manquerait pas d'entraîner la folie ou la
mort. Pensez-y bien, madame! » Andrée, profondément humiliée,
n'a fait aucun effort pour le revoir pendant sa maladie. Ce n'est pas
seulement avec colère, mais aussi avec épouvante qu'elle se rap-
pelle les paroles, l'air et le geste terrible d'Henriot quand il l'a
chassée de l'atelier.
Pour plus de sûreté, le comte a emmené son ami en voyage dès
que le progrès de la convalescence l'a permis. Ils ont passé trois
mois à Nice. Au bord de la mer bleue, sous le bon soleil, Ilenriot
s'est tout à fait remis de cette rude secousse.
TOME LXK. — 1884. 48
7bh BEVUE DES DEUX MONDES,
— Mais, enfin, a-t-il demandé à son cornpagnon, vous ne me
dites toujours pas ce qui s'est passé avant le moment où l'on m'a
trouvé évanoui dans mon atelier?
— Rien I Vous vous étiez surmené tout l'hiver ; on ne travaille
pas impunément dix heures par jour pendant trois mois, même avec
votre vigueur. Votre triptyque vous aura valu, outre la croix et
les vingt mille francs qu'on vous l'a payé, un bon accès de fièvre
chaude : voilà tout !
— C'est étrange! murmura-t-il. — Puis il n'y pensa plus et crut
que quelque rêve lui avait laissé cette réminiscence troublante d'un
corps souple et mince qu'il aurait pressé contre sa poitrine.
De retour à Paris, Jacques s'est remis au travail. 11 gagne main-
tenant une cinquantaine de mille francs par an, et gagnerait bien
davantage s'il voulait faire « du métier. » Il a loué à Auteuil une
petite maison avec un atelier et un jardin. M. de Garamante a pro-
mis de quitter son appartement du cercle et de venir s'installer
auprès de lui : le comte aura la disposition du premier étage, Hen-
riot celle du second; le rez-de-chaussée, qui comprend cuisine,
salle à manger, salon, billard et antichambre, sera commun. Ils
vivront ensemble, chacun gardant sa liberté, et payant la moitié du
loyer ainsi que des frais d'entretien. Cette combinaison leur sourit
fort à tous deux, car ils ne peuvent plus se passer l'un de l'autre.
L'amitié virile qui les unit est nuancée de respect filial d'un côté, et
de l'autre de tendresse paternelle. Au contact du vieux gentil-
homme, Jacques a beaucoup gagné : il s'affine de jour en jour, et
ajoute à sa distinction native un peu de cette aisance simple et
noble qui donne si grand air à son ami. Dernièrement , le comte a
acheté un code et lu avec beaucoup d'attention les articles relatifs
à l'adoption.
Hector Passemard est toujours député. Il siège à gauche, vote à
tort et à travers, élève et renverse des ministères sans trop savoir
pourquoi, par habitude peut-être, et parce qu'il faut bien faire
quelque chose quand on est à la chambre. Il n'a pas encore eu de
porteieuille, mais il sait que son tour viendra : sa compétence d'in-
dustriel paraît le désigner pour les affaires étrangères. Si Passe-
mard n'ose plus dire tout haut, sans rire, que la république est le
gouvernement qui coûte le moins, il pense tout bas que la carrière
de républicain est celle qui rapporte le plus aux députés. On ' pré-
tend qu'il porte un vif intérêt aux marchés passés par les diverses
administrations de l'état et qu'il est en bons termes avec plusieurs
gros entrepreneurs. Mais ce sont là propos réactionnaires : il n'y a
pas de preuves. Il a un pied dans tous les ministères, assiège les
bureaux, nomme, révoque, avance, déplace, depuis le préfet jus-
qu'au garde-champêtre dans son département, obtient des bourses,
ANDBÉE. 755
des exemptions de service militaire, des bureaux de tabac, des
palmes académiques et des croix. On cite, à Paris, deux conseils
d'administration dont il ne fait point partie. Et pourtant il com-
mence à trouver que les affiiires du pays ne marchent plus aussi
bien, depuis que les siennes vont mal. Des spéculations malheu-
reuses, les folies de Maxime, qui a dissipé des sommes énormes à
vouloir monter son écurie de courses, ont décidément compromis
la fortune du raffmeur. Des doutes commencent à lui venir sur la
sagesse de l'éducation qu'il a donnée à son fils. « Je te le disais
bien, soupire mélancoliquement M""® Passeniard, que tu avais tort
d'encourager la pa'-sion de ce garçon-là pour les chevaux!,. 0 les
chevaux! J'aimerais mieux les femmes! — C'est la même chose!
répond Passemard; courir ou faire courir, vois-tu, c'est tout un! »
Mr^ de Morincourt a essayé de la littérature pour se consoler de
ses mécomptes amoureux. Elle a écrit un petit volume de Pensées.
L'ouvrage, qui conclut au néant de tout, est d'une métaphysique
obscure et précieuse, il ne semble pas que l'auteur se comprenne
très bien lui-même, ce qui donne à son livre un air de profondeur.
Le vicomte a daigné applaudir à la tentative. 11 est charmé du titre
qu'elle a trouvé, Nirvana, et admire beaucoup la richesse de sa
langue philosophique. Andrée, en effet, grâce à des cahiers d'ex-
pressions qu'elle avait fort soigneusement composés autrefois,
manie ce jargon spécial avec une certaine dextérité qui ferait
presque croire qu'elle est du métier à ceux qui n'en sont pas. Roger
a maintenant pour sa femme des égards de confrère. Il a fait faire
par Lemerre une petite édition à exemplaires numérotés : on les
distribue aux amis sûrs. Deux comptes-rendus très élogieux ont déjà
paru, l'un dans la Soirée pai^isicnne, l'autre dans une petite feuille
du quartier Latin, le Ncm^opatke, où Morincourt publie de temps en
temps quelques vers. Velouline a comparé la vicomtesse à Sapho et
à M'"^ de Staël : cela fait toujours plaisir. Andrée sait gré à son mari
du petit succès qu'elle lui doit.
La publication de Nirvana a marqué dans la vie de la jeune femme
la fm d'une période. C'est le testament d'Andrée, une sorte de chant
du cygne que l'amie de Mareuil et d'Henri ot a entonné avant de
se traiisformer. M"'*' de Morincourt a depuis lors inauguré une
manière nouvelle. Elle s'est décidément installée dans la vie con-
jugale et ne cherche pas à en sortir. La malheureuse expérience
qu'elle a faite de la passion n'a pas peu contribué à modérer ses
instincts romanesques. La naissance d'un fils a presque achevé sa
conversion : elle s'est résignée sans trop de peine à l'appeler Ernest,
au lieu de Raphaël ou de Sosthène, noms qu'elle aurait exigés trois
ans auparavant. Il n'y a pas eu moyen d'empêcher qu'elle nourrît
756 REYUE DES DEUX MONDES.
cet enfant : au bout de quelques mois, sa mère dut même lui faire
honte de trop aimer à montrer certaine partie rose et potelée du
poupon, l'orgueil des nourrices, u Tu finiras par l'enrhumer, » a
dit M'"^ Passemard. Et il n'a pas fallu moins que cette crainte pour
lui faire entendre raison.
La métamorphose d'Andrée a fait de nouveaux progrès depuis
qu'elle est mère. Ce qu'il y avait en elle d'artificiel et d'acquis tombe
peu à peu. Il s'opère en cette jeune femme, comme une sorte de
retour offensif du bourgeoisisme qui était dans son sang, et qu'elle
n'avait réussi à conjurer qu'en forçant sa nature. Elle engraisse
beaucoup et commence à ne plus composer ses toilettes avec autant
d'art; elle aime maintenant les vêtemens amples et commodes,
passe des journées entières en peignoir, à manger de petits gâteaux
et à boire du sirop de groseille. Elle ne fait plus du tout de pein-
ture, à peine un peu de musique, mais s'intéresse aux choses de sa
maison, recommande à sa cuisinière d'acheter les pommes de terre
en gros, compte le linge sale elle-même, et réussit les confitures
d'abricots au point de rendre jalouse sa mère qui lui a donné la
recette.
Toutefois, on reconnaît l'ancienne Andrée à certains traits qui
subsistent encore. Elle s'est mise à faire des confitures, mais aussi
de la politique, ce qui est plus facile. Le faubourg Saint-Germain
n'a décidément pas voulu donner à la femme du vicomte déserteur
les lettres de naturalisation qu'elle eût été singulièrement flattée
d'obtenir. Par rancune, la fille de Passemard, qui d'ailleurs s'était
toujours piquée de libéralisme, a passé avec son mari à l'extrême
gauche. Elle affecte aujourd'hui les opinions les plus avancées, place
volontiers de petits dèveloppemens socialistes que le pauvre Mareuil
s'était amusé à lui apprendre autrefois, se montre de temps en
temps à la chambre, les jours où l'on doit entendre quelque ténor
de l'intransigeance : Andrée juge tout à fait galant d'être à la fois
vicomtesse et jacobine. « Précieuse radicale, a dit d'elle M. de
Garamante, bas-bleu et bonnet rouge! »
Depuis que la paix, sinon l'amour, règne dans son ménage et que,
sans estimer beaucoup son mari, elle se résigne à le prendre tel
qu'il est et à le dédaigner un peu moins, Andrée consent à rece-
voir les amis de Roger. Elle donne tous les quinze jours pendant
l'hiver une petite soirée politico-littéraire, où il ne vient pas de
femmes, mais seulement de futurs hommes d'état, de futurs écri-
vains, de futurs peintres, sculpteurs ou musiciens, tous méconnus,
comme Morincourt, mais tous pleins de talent, la réserve de l'ave-
nir! On lit des vers, on revise la constitution, on fait des théories à
perte de vue sur la musique de Wagner et la suppression du sénat.
ANDRÉE. 757
Andrée a fini par prendre goût aux hommages de ces illustres incom-
pris, qui lui dédient l'un sa valse, l'autre son sonnet, le troisième
son livre d'études sociales. Elle n'a pas assez d'aristocratie native
pour être bien exigeante sur la qualité de l'encens, pourvu qu'on
en brûle. La vicomtesse s'est ainsi formé une petite cour où chacun
l'entretient dans cette pensée qu'elle est une femme supérieure, ce
qui l'a conduite insensiblement à croire que Morincourt avait raison
et que ce ramassis est une élite. Comme elle leur témoigne beau-
coup d'égards, et s'ingénie à flatter leur vanité avec autant de soin
qu'ils en mettent à chatouiller agréablement la sienne, Andrée trouve
beaucoup de zèle et de dévoûment dans ses fidèles. Ils la célèbrent
avec enthousiasme et colportent partout ses louanges. 11 se fait
ainsi autour d'elle une sorte de notoriété qui n'est pas de très bon
aloi, mais dont elle se contente. La fille de Passemard est de ces
ambitieux d'ordre inférieur qui aiment le bruit et acceptent, à défaut
de la gloire où ils ne peuvent atteindre, cette célébrité en gros sous
dont on fait facilement l'aumône à Paris.
L'autre jour, le comte de Garamante et Jacques allèrent à une
soirée chez un grand peintre étranger qui inaugurait par une fête
le splendide hôtel qu'il s'est fait construire près du parc Monceaux.
Au fond d'un petit salon, Henriot aperçut M'"® de Morincourt entou-
rée de plusieurs hommes. Il eut peine à la reconnaître, car l'em-
bonpoint qui l'a envahie depuis trois ans modifie non -seulement
l'expression de son visage, d'un ovale autrefois si régulier qu'on
eût dit une tête de statue grecque, mais même le caractère général
de sa beauté. Elle a perdu la souplesse onduleuse de sa démarche,
sa maigreur troublante d'androgyne.
— Eh bien ! dit M. de Garamante, comment la trouvez-vous?
— Je ne la retrouve plus !.. M""® de Morincourt a enterré Andrée !
— Oui,., et il faut que vous enterriez, vous. M'"'' de Morincourt.
— Tant pis!., répondit le jeune homme en soupirant... C'était
une grande artiste!.. Be profundisl
— Amen! répliqua le comte.
Ils s'en allaient quand ils entendirent la conversation suivante
entre deux jeunes gens :
— Quelle est donc cette femme en rouge, au fond du petit salon ?
— M'"® de Morincourt... Tu ne la connais pas?
— Non.
— Mais tu sais bien au moins le surnom qu'on lui donne ?
— Pas du tout.
— La Muse des ratés !
George Duruy.
LES
LOIS DU HAS4RD
Gomment oser parler des lois du hasard? Le hasard n'est-il pas
l'antithèse de toute loi? En repoussant cette définition, je n'en pro-
poserai aucune autre. Sur un sujet Vaguement défini on peut rai-
sonner sans équivoque. Faut-il distraire le chimiste de ses four-
neaux pour le presser sur l'essence de la matière? Commence-t-on
l'étude du transport de la force par définir l'électricité?
h
Le mot hasard, intelligible de soi, éveille dans l'esprit une idée
parfaitement claire. Quand un joueur de tric-trac jette les dés, s'ils
ne sont pas pipés, s'il ne sait ni ne veut amener aucun point plutôt
qu'aucun autre, le coup est l'œuvre du hasard. Les grands noms
de Pascal, de Fermât et de Huyghens décorent le berceau du calcul
des hasards. On est injuste en oubliant Galilée. Un amateur du jeu,
qui observait les coups et discutait les chances, lui proposa, comme
cinquante ans plus tard le chevalier de Méré à Pascal, une contra-
diction et un doute. Au jeu de passe-dix^ on jette trois dés et l'on
gagne si la somme des points surpasse 10. Les chances sont égales;
les combinaisons qui passent 10 forment la moitié du nombre
LES LOIS DU HASARD. 759
total. L'ami de Galilée, très familier avec les dés, s'étonnait de
gagner par le point 11 plus souvent que par le point 12 et de voir
sortir 10 plus souvent que 9. Ces quatre points arrivent cependant
chacun de six manières et pas davantage. Pourquoi 12 est-il plus
rare que 11? Faut-il nier l'expérience ou douter du calcul? 11 faut
les accorder en faisant mieux le compte. Les cas que l'on dénombre
ne sont pas pareils; h, li, h, par exemple, qui donne 12, n'est pas
comparable à h, 5, 2, qui donne 11; la première de ces combinai-
sons est unique, chacun des trois dés doit amener 4; A, 5, 2, au
contraire , représentent six combinaisons , par la môme raison
qu'avec trois lettres distinctes, on peut écrire six mots différens.
Attentif à tout circonstancier, Galilée, au lieu de six chances, en
montre distinctement vingt-sept pour le point il, vingt-cinq seule-
ment pour le point 12. Le calcul, le compte, pour parler mieux,
s'accorde, comme toujours, avec l'expérience des joueurs. Galilée
n'en faisait aucun doute. Quoique ce grand géomètre Jacques Ber-
nouUi, pour avoir établi la loi sur des preuves, ait pris un rang
élevé entre les plus illustres, la conviction universelle des joueurs
a précédé ses profonds travaux. Quand un dé lui montrait trop
souvent la même face, Panurge, qui s'y connaissait, pour y voir
biffe et piperie, n'invoquait rien que l'évidence. Ainsi faisait l'ami
de Galilée : en comptant mille quatre-vingts fois le point 11 contre
mille fois le point 12, il devinait une cause et voulait la con-
naître.
Un jour, à Naples, un homme de la Basilicate, en présence de
l'abbé Galiani, agita trois dés dans un cornet et paria d'amener
rafle de 6; il l'amena sur-le-champ. Cette chance est possible,
dit-on; l'homme réussit une seconde fois, et l'on répéta la même
chose; il remit les dés dans le cornet trois, quatre, cinq fois, et
toujours rafle de 6. « Sangue di Bacco! s'écria l'abbé, les dés sont
pipés! « et ils l'étaient. Pourquoi l'abbé jurait-il? Toute combinai-
son n'est-elle pas possible? Elles le sont toutes, mais inégalement.
Galilée nous en avertit. Commençons, pour aller pas à pas, par jeter
deux dés ensemble ou deux fois un seul dé, — les deux cas n'en
font qu'un. Si deux joueurs parient, l'un pour deux 6, l'autre
pour 6 et 5, les chances, pour eux, sont inégales. Sonnez repré-
sente l'une des trente-six combinaisons possibles; le 6 et 5 en
réunit deux. Si l'un arrive deux fois plus que l'autre, faudra-t-il
accuser le hasard de partiaHté? attribuer au point G une anti-
pathie occulte pour son semblable? Cette imagination n'est pas à
craindre.
Si, prenant soixante dés, on compare la réunion des soixante 6,
équivalente à trente sonnez de suite, avec la combinaison qui con-
tient chacun des six points précisément dix fois, les nombres par
760 REVUE DES DEUX MONDES.
leur immensité se dérobent à l'imagination, et l'esprit troublé
par une telle abondance cherche les causes d'un mystère qui
n'existe pas.
Avec soixante dés, pour amener soixante fois 6, une seule com-
binaison est possible : chaque dé doit montrer le point 6. Dix 6, au
contraire, et dix fois chacun des autres points, peuvent se distri-
buer et s'arranger avec tant de variété que, si chacun des arran-
gemens possibles était préparé dans une boîte de 1 décimètre
carré sans que, dans aucune boîte, les mêmes dés présentassent
les mêmes faces, la cent- millionième partie de celles que la com-
binaison désignée enveloppe sous un même nom pourrait couvrir
un million de fois la surface de la terre sans y laisser aucun vide.
Jeter les soixante dés à la fois, c'est charger le hasard de désigner
une des boîtes, et si, dans cette abondance, les combinaisons peu
nombreuses ne se montrentjamais, est-ce lui qui les exclut? La boîte
qui contient les soixante 6, toutes celles même qui en contiendraient
plus de cinquante, sont introuvables dans la masse comme des
gouttes d'eau désignées dans l'océan.
Sur le Pont-Neuf, pendant une journée ou pendant une heure,
on peut prédire résolument que les passans de taille inférieure à
2 mètres l'emporteront par le nombre. Le pont écarte-t-il les géans?
Quand, au jeu de dés, on annonce quelles combinaisons prévau-
dront, c'est, comme pour les passans du Pont-Neuf, une question
d'arithmétique; les combinaisons qu'on ose exclure forment, dans
le nombre total, si les épreuves sont nombreuses, une proportion
beaucoup moindre que, parmi les Parisiens, les hommes de six
pieds de haut.
Buffon, qui, ce jour-là, manqua de patience, fit jeter une pièce
de monnaie en l'air quatre mille quarante fois; il obtint deux mille
quarante-huit fois face au lieu de deux mille vingt. Un tel écart n'a
rien d'inattendu. Le jeu étudié par Buffun était moins simple que
pile ou face. Quelques millions d'épreuves ne pourraient ni en révé-
ler ni en infirmer la loi. La pièce jetée en l'air est jetée de nouveau
et de nouveau encore, s'il le faut, jusqu'à l'arrivée de face. Buffon,
ayant amené face deux mille quarante-huit fois, a joué deux mille
quarante-huit parties.
Un paradoxe singulier rend ce jeu, — ce problème de Saint-Péters-
bourg, c'est le nom qu'on lui donne, — mémorable et célèbre. Pierre
joue avec Paul; voici les conditions : Pierre jettera une pièce de
monnaie autant de fois qu'il sera nécessaire pour qu'elle montre le
côté face. Si cela arrive au premier coup, Paul lui donnera un écu;
si ce n'est qu'au second, deux écus; s'il faut attendre un troisième
coufT, il en donnera quatre, huit au quatrième, toujours en dou-
blant. Tels sont les engagemens de Paul. Quels doivent être ceux de
LES LOIS DU HASARD. 761
Pierre? La science, consultée par Daniel Bernoulli, donne pour
réponse : Une somme infinie. Le parti de Pierre, c'est le mot con-
sacré, est au-dessus de toute mesure.
Les géomètres ont interprété de plusieurs façons et désavoué,
comme excessive, la réponse irréprochable de la théorie du jeu.
D'Alembert écrivait en 1768 : « Je connais jusqu'à présent cinq
ou six solutions au moins de ce problème dont aucune ne s'accorde
avec les autres et dont aucune ne me paraît satisfaisante. » Il en
ajoute une sixième ou septième, la moins acceptable de toutes.
L'esprit de D'Alembert, habituellement juste et fin, déraisonnait
complètement sur le calcul des probabilités.
Buffon, pour expliquer le paradoxe de Saint-Pétersbourg, allègue
que posséder ne sert de rien si l'on ne peut jouir, a Un mathéma-
ticien, dans ses calculs, — ce sont les propres paroles de Buffon, —
n'estime l'argent que par sa quantité, c'est-à-dire par la valeur
numérique ; mais l'homme moral doit l'estimer par les avantages
et les plaisirs qu'il peut procurer. » On promet à Pierre de doubler
son gain à chaque coup qui retarde l'arrivée de face, on ne peut
doubler que ses écus. Pierre ne demande rien de plus, Buffon peut
en être certain. « L'accroist de chevance, avait dit avant lui Mon-
taigne, n'est pas l'accroist d'appétit au boire, manger et dormir;.. »
chacun peut allonger la liste. Daniel Bernoulli, réduisant cette dis-
tinction en formule, oppose à la richesse mathématique une richesse
morale que l'or accroît, mais si lentement, que toutes les unités,
jusqu'à la dernière, procurent un égal contentement.
Cette théorie condamne tous les jeux de hasard. Le conseil de
ne jouer jamais, si excellent qu'il soit, ne peut être proposé pour
une théorie du jeu. Supposons en présence deux disciples de Ber-
noulli. « Si je gagne, dirait Pierre, qui est pauvre, en proposant à
Paul une partie d'écarté, votre enjeu de 3 francs paiera mon dîner.
— Repas pour repas, répondrait Paul, vous me devrez 20 francs
en cas de perte, car tel sera le prix de mon souper. — Si je per-
dais 20 francs, s'écrierait Pierre, effrayé, je ne dînerais pas demain;
vous pouvez, sans en venir là, perdre 10,000 francs, déposez-les
contre mes 20 francs; l'avantage, Daniel Bernoulli l'affu-me, restera
de votre côté. » — Ils ne s'entendront pas.
Ceux qui suivent Condorcet et Poisson, sans contester la bonne
foi de Paul, tiennent ses engagemens pour nuls. Si le hasard ame-
nait pile soixante -quatre fois, Paul devrait payer autant d'écus
que le sultan des Indes ne put donner de grains de blé à l'in-
venteur du jeu d'échecs. Une telle promesse est téméraire; si
riche qu'on le suppose, Paul, ruiné dès le trentième coup, ne
pourra plus payer double. Ne comptant plus sur ses promesses,
762 REVUE DES DEUX MONDES.
Pierre ne doit pas les payer, et le calcul règle le droit de Paul à
quinze écus.
On propose à cinquante personnes possédant chacune 20 mil-
lions et pas davantage d'organiser une loterie à 20 millions le bil-
let. Le gagnant deviendra l'homme le plus riche du monde, les
quarante-neuf autres seront ruinés. Les cinquante vigésimillioa-
naires acceptent. Ils sont peu sensés, mais équitables. La justice
et la raison sont choses disiinctes. Au jeu de Saint-Pétersbourg,
tout aussi bien qu'à cette loterie, les espérances doivent être payées;
il ne s'agit plus d'un seul, mais d'un nombre illimité de milliards.
Le problème imaginé par Daniel Bernoulli dissimule ingénieuse-
ment cette énorme mise. L'algèbre, en la dégageant, met la chance
à son juste prix.
Les conditions d'un jeu peuvent être équitables et dangereuses,
iniques dans d'autres cas, mais acceptables. Est-il déraisonnable,
malgré le 0, le double 0 et le refait, de risquer 5 fraûcs à la rou-
lette ou au trente-et-quarante ?
Quant au problème de Saint-Pétersbourg, il faut approuver abso-
lument et simplement la réponse réputée absurde. Pierre possède,
je suppose, 1 million d'écus et les donne à Paul en échange des
promesses convenues. Il est fou ! dira-t-on. Le placement est aven-
tureux, mais excellent ; l'avantage infini est réalisable. Qu'il joue
obstinément, il perdra une partie, mille, mille millions, un million
de milliards peut-être; qu'il ne se rebute pas, qu'il recommence
un nombre de fois que la plume s'userait à écrire, qu'il diffère
surtout le règlement des comptes, la victoire, pour lui, est cer-
taine, la ruine de Paul inévitable. Quel jour? quel siècle? On
l'ignore; avant la fin des temps certainement, le gain de Pierre sera
colossal.
Une fourmi transporte un grain de poussière de la cime du Mont-
Blanc dans la plaine, retourne sur la hauteur, descend une nou-
velle charge et recommence toujours. Après combien de voyages
aura-t-elle comblé les vallées et nivelé la chaîne des Alpes? Le pre-
mier écolier, en consultant l'arénaire d'Archimède, fera le calcul
sans erreur. Le dessein de la fourmi dépasse ses forces, s'écrieront
des gens sages ; elle mourra à la peine. Gondorcet et Poisson ne
sont pas moins sages. Pierre est un imprudent; il entreprend
au-delà de son crédit, une opération beaucoup trop longue; il est
aussi certain pourtant de ruiner Paul que la fourmi de niveler la
Suisse.
Dans un problème plus célèbre et plus grave, la vie humaine
servait d'enjeu. L'inoculation, avant la vaccine, était, contre la
variole, le meilleur parti qu'on pût prendre; mais un inoculé sur
LES LOIS DU HASARD. 763
deux cents mourait des suites de l'opération. Quelques-uns hési-
taient ; Daniel Bernoulli, géomètre impassible, calculait doctement
la vie moyenne, la trouvait accrue de trois ans et déclarait par
syllogisme l'inoculation bienfaisante. D'Alembert, toujours hostile
à la théorie du jeu, qu'il n'a jamais comprise, repoussait, avec
grande raison cette fois, l'application qu'on en voulait faire : « Je
suppose, dit -il, que la vie moyenne d'un homme de trente ans
soit trente autres années et qu'il puisse raisonnablement espérer
de vivre encore trente ans en s'abandonnant à la nature et en ne
se faisant pas inoculer. Je suppose ensuite qu'en se soumettant
à cette opération, la vie moyenne soit de trente-quatre ans. Ne
semble-t-il pas que, pour apprécier l'avantage de l'inoculation, il
ne suffit pas de comparer la vie moyenne de trente- quatre ans à la
vie moyenne de trente, mais le risque de un sur deux cents,
auquel on s'expose, de mourir dans un mois, par l'inoculation, à
l'avantage éloigné de vivre quatre ans de plus au bout de soixante
ans? »
On argumente mal pour vider de telles questions : supposons que
l'on puisse, par une opération, accroître la vie moyenne, non plus
de quatre, mais de quarante ans, à la condition qu'une mort immé-
diate menacera le quart des opérés ; un quart des vies sacrifié
pour doubler les trois autres, le bénéfice est grand. Qui voudra le
recueillir? Quel médecin fera l'opération? Qui se chargera, en y
invitant A, 000 habitans robustes et bien portans d'une même com-
mune, de commander pour le lendemain 1,000 cercueils? Quel
directeur de collège oserait annoncer à cinquante mères, qu'em-
pressé à accroître la vie moyenne de ses deux cents élèves, il a
joué pour eux ce jeu avantageux et que leurs fils sont les perdans ?
Les parens les plus sages acceptaient une chance sur deux cents;
aucun, sur la foi d'aucun calcul, ne s'exposerait à une chance sur
quatre.
Un jeu, sans blesser la justice, peut causer de grands dommages,
il peut être périlleux d'y échanger les chances de perte et de gain,
les règles que doivent suivre ceux qui veulent commettre cette
imprudence n'en reçoivent aucun changement.
Un ingénieur calcule la charge capable d'abaisser de 50 centi-
mètres le tablier d'un pont. L'épreuve est inutile, imprudente,
dangereuse: le poids calculé est-il moins juste? Il est mauvais de
trop charger un pont, mauvais aussi de jouer trop gros jeu. Cela
ne change ni la théorie du jeu ni celle de l'élasticité.
Revenons au théorème de Bernoulli.
S'il pleut un jour entier sur la place du Carrousel, tous les
pavés seront également mouillés. Sous une forme simplifiée, mais
sans en rien retrancher, c'est là le théorème de Bernoulli. 11 pour-
764 REVUE DES DEUX MONDES.
rait se faire assurément, lorsque tout alentour la pluie tombe à
torrens, qu'un certain pavé restât sec. Aucune goutte n'a pour
lui de destination précise, le hasard les disperse, il peut les por-
ter toutes sur les pavés voisins ; personne ne le supposera sérieu-
sement.
Telle est la puissance des grands nombres. Le hasard a des
caprices, jamais on ne lui vit d'habitudes. Si mille gouttes tombent
sur mille pavés, chaque pavé n'aura pas la sienne ; s'il en tombe mille
millions, chaque pavé recevra son million ou bien peu s'en faudra.
Si l'on jette deux dés trente- six millions de fois, le double-six,
au lieu d'un million de fois, pourrait ne se présenter que cent mille
et peut être n'arriver jamais. Une telle exclusion soumise au calcul,
d'après notre façon de parler, est déclarée impossible.
L'analogie va à l'identité. Considérons en effet, sur la place, pen-
dant la pluie, un carré de 6 décimètres de côté. Partageons la
base, aussi bien que la hauteur, en six parties, portant chacune
un numéro d'ordre ; découpons le carré, par des parallèles aux côtés,
en trente-six cases égales désignées chacune par les deux numéros
placés en tête des bandes auxquelles elle appartient; une case
répondra à 6,6; une autre à 5,6; une troisième à 6,5 ; elles auront
mêmes noms que les coups possibles avec deux dés. Chaque goutte
de pluie tombant sur le carré représente un coup de dés. Le
hasard, dans les deux épreuves, décide entre les mêmes points.
A la fin de la journée, la pluie a également mouillé les trente-six
cases, les dés ont amené les trente-six points également : où est la
différence ?
Pour que rien ne manque au rapprochement, le même tempéra-
ment est nécessaire aux deux assertions trop précises. Il serait fort
étrange que les pavés, quoique mouillés également, n'eussent pas
reçu dans le cours d'une journée, quelques centaines de gouttes en
plus ou en moins; de même, sur quelques millions de coups de
dés, quelques points se montreront ,sans doute un peu plus, d'au-
tres un peu moins souvent.
Les rapports sont certains, non les différences, et c'est malheu-
reusement la différence qui ruine. On joue 100 parties à un jeu de
hasard, l'enjeu est 20 francs; il est peu probable, mais possible,
que l'on perde 65 parties. La perte de 30 louis représente 30 pour
100 du nombre des parties jouées.
Au lieu de iOO parties, on en joue 10,000, une perte de 30 pour
100, c'est-à-dire de 6,500 parties, doit être tenue pour impossible.
5,150 parties perdues supposeront, d'après le calcul, une fortune
aussi adverse que 65 sur une série unique de 100 parties; la perte
correspondante, 300 louis, représente 3 pour 100 du nombre des
parties jouées.
LES LOIS DU HASARD. 765
Sur 1 million de parties, une perte de 3 pour 100 supposerait,
contre les lois du hasard, un dérèglement qui jamais ne s'est vu,
3 pour 1,000 représente une chance défavorable équivalente à celle
des deux hypothèses précédentes. Trois parties sur 1,000, pour
1 million de parties, feraient une perte de 3,000 louis; un jeu égal
devient à la longue dangereux. Non-seulement les lois du hasard
permettent la ruine du joueur, elles la prédisent. Tout joueur se
ruin^^ra si le temps ne lui manque pas. Ampère et Laplace l'ont
démontré; leurs raisonnemens n'ont corrigé personne, ils intéres-
sent tout le monde.
Si deux joueurs jouent sans cesse jusqu'à la ruine de l'un d'eux,
le moins riche sera vaincu. Le rapport du nombre des parties gagnées
ou perdues différera de moins en moins de l'unité, mais la diffé-
rence augmentera, comme nous l'avons du ; tantôt l'un sera en perte,
tantôt l'autre. La différence, petite d'abord, deviendra grande. La
perte, dans ses oscillations, frappera chacun des deux joueurs
alternativement; quand elle dépassera la fortune du perdant, la
ruine pour lui sera consommée. Le danger menace surtout, on
le comprend, le moins riche des deux joueurs. L'homme qui
joue sans limite et sans cesse, accepte tous les adversaires dont
l'ensemble, sans changer son sort, peut recevoir un nom collec-
tif : le public, qui n'est jamais ruiné, ruine les imprudens qui l'at-
taquent.
Tout change quand les conditions du jeu sont inégales. Le moindre
avantage fait pencher la balance. Pour le joueur que les conditions
favorisent, le gain augmente sans limite. Au trente-et-quarante, par
exemple, l'avantage du banquier est un peu plus de 0,6 pour 100.
Si l'on joue 100 parties, en évaluant à 1,000 francs la somme des
enjeux pour chacune d'elles, l'avantage réservé au banquier par les
règles du jeu représente 600 francs. Les accidens du hasard produi-
ront un écart dont la valeur moyenne, indiquée par le calcul, est
8,000 francs. Le banquier, sur une série de 100 parties, a donc
chances égales, à très peu près, de perdre ou de gagner. La perte
moyenne, c'est tout son avantage, est un peu moindre que le gain
moyen.
Sur 10,000 parties, en supposant toujours l'enjeu de 1,000 francs,
l'avantage ménagé au banquier par les règles du jeu, représente
60,000 francs. L'écart moyen, dix fois plus grand seulement pour
.un nombre centuple de parties, est 80,000 francs. La perte du
banquier sur 10,000 parties sera donc un événement très ordinaire,
mais, en ce cas, la valeur moyenne de la somme perdue sera
20,000 francs, tandis, que dans l'tiypothèse plus vraisemblable du
gain, la valeur moyenne est lZiO,000 francs.
Sur un million de parties, le bénéfice régulier, équivalent à
766 REVUE DES DEUX MONDES.
l'avantage réservé au banquier, serait 6 millions ; l'écart moyen en
plus ou en moins, 800,000 francs seulement; s'il gagne moins
de 5 millions, le banquier a eu du malheur ; un gain inférieur à
4 millions serait très invraisemblable et il y a plus de dix mille à
parier contre un, que son gain ne s'abaissera pas au-dessous de
2 millions.
La loi de Bernoulli, quand elle est mise en défaut, révèle une
cause perturbatrice du hasard.
Tels se montrent souvent les résultats du suffrage universel. Suppo-
sons 10 millions d'électeurs. Attribuons 6 millions de votes à un parti,
celui de la majorité, à millions seulement à la minorité. On forme
1,000 collèges, de 10,000 électeurs chacun : tout candidat qui réu-
nira plus de 5,000 suffrages sera élu. L'opinion approuvée par les
quatre dixièmes des votans serait représentée proportionnellement
par 400 députés sur 1,000. Les lois du hasard ne lui accordent
rien. Sur 1,000 représentans, pas un seul pour elle. Le calcul réduit
à zéro, pour ainsi dire, la vraisemblance de toute autre hypothèse.
Supposons, pour donner une idée des chiffres, que saisissant l'oc-
casion pour tenter la chance, un joueur s'engage, dans les con-
ditions électorales supposées, à payer autant de millions qu'il se
trouvera de députés de la minorité vainqueurs dans la lutte. On
ne pourrait pas, en échange de ses promesses, — c'est la réponse
rigoureuse, sinon exacte, du calcul, — lui offrir équitablement
plus d'un centime.
Ce centime pourrait lui coûter cher. Les minorités, même beau-
coup moindres, obtiennent quelques représentans. Les électeurs
n'étant pas associés par le sort, les influences locales triomphent
des lois du hasard. C'est avec grande défiance qu'il faut, sur les
traces de Gondorcet, éclairer les sciences morales et politiques par
le flambeau de l'algèbre.
Les étoiles, sur la voûte céleste, semblent semées sans ordre et
sans loi; 3,000 environ, pour qui a la vue bonne, brillent au-dessus
de notre horizon. Ptolémée, dans son catalogue, n'en inscrivait que
1,020. Un astronome dont le nom est resté obscur sans injustice,
l'archevêque Mitchell, a fait d'une idée ingénieuse et juste une
application trop hardie. Si le hasard distribuait sur la voûte du ciel
3,000 points brillans, quelle serait la distance moyenne de chacun
d'eux à son voisin le plus proche? Le problème est intéressant;
Mitchell ne le résout pas ; mais remarquant dans la constellation du
Dragon deux étoiles situées à trois minutes l'une de l'autre, il trouve
que contre un tel rapprochement, on pourrait, a priori, parier 80
contre 1 ; dirigeant ensuite ses calculs sur le groupe des Pléiades,
Mitchell conclut à 500,000 chances contre une pour qu'une cause,
en dehors du hasard, ait rapproché les six étoiles.
LES LOIS DU HASARD. 767
En proposant la mesure précise d'assertions aussi vagues, on
peut compromettre la science. Si Mitchell, soupçonnant entre les
étoiles un lien mécanique, avait tiré avantage de leur rapproche-
ment singulier, s'il avait déclaré vraisemblable, très vraisemblable,
presque certain, qu'une cause particulière a troublé pour elles les
lois générales, il serait sans reproche, mais la préciï^ion du chiffre
-^^ ne peut trouver d'approbateurs. Les appréciations sans chiffres
n'engagent à rien, un chiffre engage la science, et c'est sans aucun
droit.
L'application du calcul aux questions de ce genre est une illu-
sion et un abus.
« Les motifs de croire que, sur dix millions de boules blanches
mêlées à une noire, ce ne sera pas la noire que je tirerai du premier
coup est de même nature, a écrit Condorcet, que le motif de croire
que le soleil ne manquera pas de se lever demain. » L'assimilation
n'est pas permise: l'une des probabilités est objecnve, l'autre sub-
jective. La probabilité de tirer la boule noire du premier coup, est
^^^^ , ni plus ni moins. Quiconque l'évalue autrement se trompe.
La probabiUté pour que le soleil se lève varie d'un esprit à
l'autre. Un philosophe peut, sans être fou, annoncer sur la foi
d'une fausse science que le soleil va bientôt s'éteindre ; il est dans
son droit comme Condorcet dans le sien; tous deux l'excéderaient
en accusant d'erreur ceux qui pensent autrement. L'assimilation à
une urne est le procédé de démonstration. Une urne contient des
boules blanches, peut-être aussi des noires; on y fait 1 million de
tirages, tous donnent des boules blanches ; quelle est la probabilité
pour qu'un nouveau tirage amène une noire? Le calcul répond : Un
millionième. « On a vu, conclut Condorcet, un million de fois le soleil
se lever du côté de l'orient, quelle est la probabilité pour qu'il manque
demain? La question n'est-elle pas la même? » Elle est différente.
L'urne, dans le premier cas, est invariable ; qui peut, dans le second,
savoir le train des choses ?
Paul, sur la foi de Condorcet, veut parier que le soleil se lèvera
demain. La théorie fixera les enjeux. Taul recevra J franc si le soleil se
lève et donnera 1 million s'il fait défaut. Pierre accepte le pari. Au
lever de chaque aurore, il perd 1 franc et le paie. La chance pour
lui diminue chaque jour, puisque le soleil compte un lever de
plus. Paul consciencieusement augmente son enjeu ; consciencieu-
sement aussi Pierre continue à lui payer 1 franc. Les coriveiitions
demeurent équitables. Les parieurs voyagent, on j)arcourt vingt
contrées, de l'occident à l'orient, Pierre perd toujoiirs; il ()oursuit
sa chance cependant, conduit Paul vers le nord; on franchit le
cercle polaire ; le soleil reste un mois au-dessous de l'horizon : Paul
768 REVUE DES DEUX MONDES.
perd 30 millions, croit l'ordre de nature perverti et soupçonne que
l'urne est changée.
Tarquin l'ancien, rebelle aux prétentions de l'augure Accius Nae-
vius, osa, dit-on, le mettre au défi. Ce que je pense est-il possible?
demanda le roi. L'augure accepta l'épreuve. « Tu peux donc couper
cette pierre? » Nœvius prit un rasoir et coupa le caillou. Avec une
très louable impartialité, Condorcet a cherché la chance de vérité.
Le point de départ de son calcul est le nombre des cailloux que,
depuis l'invention des rasoirs, on n'a pas réussi à couper, et sans
répondre du détail des chiffres, il évalue à ^^imb ^^ probabilité de
l'anecdote. Il est un peu naïf. Un caillou que l'on coupe comme un
radis est un caillou miraculeux ou un faux caillou. La saine philoso-
phie dont il se vante repousse tout miracle ; l'accord fait sous main
entre Nœvius et le roi sauverait la vraisemblance. Pour résoudre
le problème, au lieu de compter des cailloux, il faut comparer, si on
le connaît, le nombre des princes capables d'imposture à celui des
augures complaisans et des historiens sans critique.
Le hasard, à tout jeu, corrige ses caprices. Les irrégularités
même ont leur loi.
Supposons qu'à un jeu de pur hasard , une série de parties ait
été jouée. Précisons, pour plus de clarté : le jeu est pile ou face ; la
série, de cent parties. Pour chacune, on marque la différence entre le
nombre des gains et le nombre normal cinquante. Si l'on a gagné
quarante-quatre ou cinquante-six fois, on marque 6 dans les deux
cas. Chaque série, de cette manière, se trouve caractérisée par un
nombre que nous appellerons V écart- supposons obtenus un million
d'écarts. Le hasard décide leur grandeur, comme si l'on puisait
un million de fois dans un sac contenant des boules de loto. La dif-
férence est grande cependant : tandis que toutes les boules sortiront
également, ou peu s'en faut, les petits écarts seront les plus nom-
breux. Chacun se présentera, à la longue, un nombre de fois pro-
portionnel à la probabilité que l'on peut calculer; la régularité des
résultats peut recevoir une forme apparente et visible. Marquez sur
une ligne droite, à distances égales et petites, les chiffres 0,1,2, 3...
représentant les écarts possibles. Par chacun de ces points élevons
une hauteur égale au nombre de fois que l'écart s'est produit ; les
extrémités de ces lignes feront paraître une courbe, toujours de
même forme ; le sommet correspond au point zéro ; l'abaissement, à
partir de ce point, très lent d'abord, s'accroît suivant une loi pré-
vue par le calcul. Si quelques irrégularités déparent le dessin, dou-
blez, décuplez le nombre des épreuves, l'exactitude des prédic-
tions est à peine croyable.
Les grands nombres régularisent tout. La moyenne de tous les
LES LOIS DU HASARD, 769
écarts peut être prédite avec confiance, elle sera h si la série est de
100 épreuves, hO si elle est de 10,000. La même certitude s'at-
tache à la moyenne des carrés des écarts, à celle de leurs cubes,
de leur quatrième puissance. Pour des séries de 100, par exemple,
la moyenne des carrés est 25. Ces prédictions sont sûres. N'est-ce
pas, pour ainsi parler, miracle de voir un hasard aveugle dicter
des résultats exactement prévus ?
Aidée de ces théorèmes singuliers, la dextérité des géomètres
a su, chose merveilleuse, rencontrer sur ces voies détournées une
solution de la quadrature du cercle. Si, dans une série d'épreuves
suffisamment nombreuses, on divise la moyenne des carrés des écarts
par la moitié du carré de la moyenne des écarts, le quotient est
égal, à très peu près, à la surface du cercle de rayon unité. Avec
de la patience, le succès est certain.
Beaucoup de joueurs, entêtés de cette régularité nécessaire
dans les moyennes, cherchent, dans les coups qui précèdent celui
qu'ils vont jouer, une indication et un conseil. Ce n'est pas bien
entendre les principes. La science, à ces chimères, ne reste pas
sans réponse. La décision du bon sens suffit, elle est nette et
claire : à quoi bon la traduire en algèbre? Le préjugé est opi-
niâtre. Les géomètres perdraient à le combattre leur temps et leurs
formules.
L'illusion repose sur un sophisme : on allègue la loi de Bernoulli
comme certaine; elle n'est que probable. Sur 20,000 épreuves,
dit-on, à la roulette, la noire ne peut pas sortir plus de 10,500
fois, l'assertion de la science est formelle. Si les 10,000 premières
parties ont donné 6,000 noires, les 10,000 suivantes ont donc con-
tracté une dette envers la rouge. On fait trop d'honneur à la rou-
lette; elle n'a ni conscience ni mémoire. En supposant qu'à une
rencontre inouïe succédera, pour la réparer, un nouvel écart de la
règle, on n'efface pas l'invraisemblance, on la redouble.
La certitude des lois de Bernoulli est celle d'un chasseur très
adroit, qui, connaissant son arme, est certain d'abattre une bête
féroce à dix pas. La uête se présente, il la manque ; en la voyant,
furieuse, se ruer et l'assaillir, doit-il rester impassible, conliant dans
la certitude de l'avoir tuée ?
II.
Le hasard sans choisir régularise tout ; la raison en est que, si
toutes les combinaisons, dont le nombre est immense, étaient pré-
sentes matériellement, les moins nombreuses deviendraient introu-
vables. Le hasard reste libre, mais la carte est forcée,
TOME Lxii. — 1884. 49
770 REVDE DES DEUX MONDES.
Appliquée aux dés, aux cartes, au jeu de rouge et de noire, aux
numéros pairs ou impairs, à pile ou face, la théorie des chances est
indiscutable. Rien n'y altère la rigueur des preuves, l'algèbre exé-
cute plus rapidement les dénombremens qu'avec de la patience et
du temps on pourrait faire sur ses doigts. Tous les arrangemens
sont également possibles ; que les plus nombreux se présentent, il
n'y a pas de sujet d'étonnement.
La physique, l'astronomie, les phénomènes sociaux, semblent,
dans plus d'un cas, régis par le hasard. Peut-on comparer la pluie
ou le beau temps, l'apparition ou l'absence des étoiles filantes, la
santé ou la maladie, la vie ou la mort, le crime ou l'innocence à des
boules blanches ou noires tirées d'une même urne? Le même désordre
apparaît dans les détails, cache-t-il la même uniformité dans les
moyennes? retrouvera-t-on dans les écarts les traits connus et la
physionomie des effets du hasard?
Tout événement qui alterne avec son contraire est comparable
aux boules blanches ou noires puisées dans un sac ; le sac est-il
toujours le même? est-il ouvert? Une force intelligente, se propo-
sant une fin , intervient- elle dans une mesure petite ou grande
pour corriger les caprices du sori? Le raisonnement ne peut devan-
cer l'expérience ; les observations, soigneusement discutées, con-
damnent, en même temps que les sceptiques rebelles à tout rap-
prochement, les esprits absolus qui prétendent tout soumettre au
calcul.
L'empreinte du hasard est marquée, très curieusement quelque-
fois, dans les nombres déduits des lois les plus précises. Une table
de logarithmes en témoigne. Pour 10,000 nombres successifs, dans
les tables à iO déciinales de Véga, je prends la septième figure du
logarithme : rien dans ce choix n'est laissé au hasard. L'algèbre
gouverne tout, une loi inflexible enchaîne tous les chiffres. Si l'on
compte cependant les résultats, on aura, à très peu près, sur
10,000, mille fois le chiffre 0, mille fois le chiffre 1 et ainsi des
autres; la formule se conforme aux lois du hasard. Vérification
faite, sur 10,000 logarithmes, le septième chiffre s'est trouvé
990 fois égal à 0, 997 fois à 1, 993 fois à 2, 1012 fois à U. En
partageant les 10,000 nombres en dix séries et prenant pour cha-
cune les moyennes des écarts, j'entends la différence entre le nombre
des apparitions de l'un des chiffres et le nombre normal 100,
et les comparant à la moyemie du carré des écarts, le rapport des
nombres, qui, d'après les lois du hasard, devrait être 1,570796,
moitié du nombre que les géomètres désignent habituellement par
la lettre -, se trouve égal à 1,561; le même calcul fait à l'aide du
chiffre 1 donne 1,598, et la moyenne de ces deux résultats est 1,579.
Les trois premiei's chiffres sont exacts.
LES LOIS DU HASARD. 771
La marque du hasard semble visible. Pouvait- on cependant le
mieux tenir à l'écart? iNos lois expriment une propriété commune
aux combinaisons les plus nombreuses ; elles se vérifient quand on
ne choisit pas, if ne suffit pas de choisir pour s'y soustraire.
Le partage des naissances entre les deux sexes a été étudié sur
plus de 200 millions d'enfans. Depuis près de deux siècles, le nombre
des garçons a dépassé celui des filles ; aucun pays ne fait exception
ni aucune époque. Le rapport varie peu : le nombre des garçons,
pour 100 filles, est compris, pour un grand nombre de naissances,
entre lOk et 108. On s'est demandé si cette supériorité observée
chez toutes les races, dans les villes comme à la campagne, au midi
comme au nord, chez les plus pauvres comme chez les plus riches,
est une loi de l'humanité ou on accident fortuit.
A notre époque et pour notre état social, l'évidence est complète ;
ni les calculs ne sont nécessaires ni les raisonnemens. lis le sont
pour un second problème. Les variations observées d'une année à
l'autre pour un même pays, d'une province à fautre pour une
même année, sont-elles assimilables aux résultats capricieux du
hasard? Peut-on voir dans la constance approchée du rapport un
témoignage suffisant de la loyauté du jeu? Je précise la question :
une urne, toujours la même, contient des boules noires et blan-
ches, on y puise une boule au moment de chaque naissance.
Pourrait-on sans invraisemblance représenter par le nombre de
boules de chaque couleur la proportion variable des naissances?
Le nombre des noires, bien entendu, l'emporte sur celui des blan-
ches dans la proportion qui convient au succès.
Les écarts de la moyenne produits par le hasard sur un million
d'épreuves, pour un événement dont la probabilité diffère peu de |,
ont pour valeur moyenne liOO. De plus grands écarts sont possibles
assurément, mais leur probabilité diminue rapideiïient. On peut
parier mille contre un pour un écart moindre que 1,600. La proba-
bilité d'un écart supérieur à 2,000 est lôg^o* Telles sont les indi-
cations du calcul.
Deux mille naissances masculines en plus sur un million, accroî-
traient de moins d'un centième le rapport du nombre de^'garçons à
celui des filles. Les rapports extrêmes fournis par la statistique,
1,04 et 1,08, diffèrent trop l'un de fautre pour permettre l'assimi-
lation pure et simple aux effets du hasard. Les condiiious ne peu-
vent donc être, en tout temps et en tout pays, identiquement
les mêmes, mais la variation est petite. Pendant l'année 1837,
le nombre des garçons nés à Paris est descendu à 10,074 pour
10,000 filles. Dans les hasards d'un tirage au sort dont les con-
ditions seraient invariables, sur un nombre d'épreuves égal à
celui des naissances annuelles à Paris, on pourrait parier plus de
772 REVDE DES DEUX MONDES.
1 million contre 1 qu'une telle anomalie ne se produira pas. Que
s'est-il passé en 1837? On doit s'attendre à l'ignorer toujours.
Dans plusieurs départemens, depuis le commencement du siècle,
le nombre des naissances annuelles des filles a surpassé excep-
tionnellement celui des garçons. L'anomalie a moins d'importance
que l'écart observé à Paris, elle se rapporte à des nombres cinq fois
moindres.
La recherche des causes est délicate et obscure. Il est à regret-
ter, dit M. Qiietelet après de longues et patientes recherches, qu'on
ait si peu de documens pour s'éclairer.
L'âge des parens joue sans doute un grand rôle. Cette explica-
tion semble la meilleure. Si on ne l'accepte qu'avec doute, c'est que
masquée par le hasard, l'influence reste mal connue ; l'âge moyen
du père et celui de la mère varient peu dans un même pays. La
variation des âges peut cependant expliquer, en partie au moins,
les anomalies observées.
Allons plus avant et cherchons dans les effets troublés les traits
généraux du hasard.
La quadrature du cercle déduite approximativement du nombre
des naissances ne laisse guère subsister de doutes. En appliquant la
formule des écarts aux quatre-vingt-six départemens pendant l'an-
née 1878 et prenant dans l'Annuaire du bureau des longitudes les
écarts entre le nombre des naissances de garçons correspondant à
10,000 filles pour chacun des départemens, et la moyenne pour la
France entière, et la comparant à la moyenne de leurs carrés, au
lieu du quotient 1,57 prévu par la théorie, on obtient 1,75. La
petitesse de l'erreur paraît digne d'attention.
La recherche des causes est le grand problème : on le transforme
sans le résoudre. En enchaînant les inconnues aux inconnues, la
science s'agrandit et s'élève. Si chaque effet n'avait qu'une seule
cause, les énoncés au moins seraient faciles. La complication est
plus grande. Dans le monde immense des faits, les parentés exis-
tent à tous les degrés. L'énumération des observations révèle les
liens quand les nombres sont grands. La discussion est délicate,
le bon sens la dirige, le calcul prononce.
L'inventeur d'un système associe, je suppose, la chute de la pluie
à un phénomène astronomique; il a observé vingt fois, sans une
seule exception, qu'une pluie plus ou moins forte suivait le phéno-
mène indiqué; ce rapprochement est digne d'attention. Mais c'est
à Brest qu'on a observé; les jours sans pluie, à Brest, sont une
rare exception. Que vaut alors la démonstration? Au Caire, elle
serait décisive.
Il faut rapprocher, dans les cas semblables, le nombre des coïn-
cidences observées de celui qui le remplacerait probablement, si
LES LOIS DU HASARD. 773
tout était réglé par le hasard. Si deux phénomènes se présentent
chacun neuf jours sur dix, les coïncidences, même très fréquentes,
ne prouvent rien. Si chacun d'eux revient deux fois par an seu-
lement, la coïncidence, plusieurs fois observée, sera difficilement
attribuée au hasard. Difficilement: l'indication est vague! Quand
les géomètres, dans les cas semblables, ont donné un chiffre précis,
ils ne tenaient aucun compte de la probabilité a priori du rappro-
chement qu'on a voulu faire, ou ils l'évaluaient, ce qui revient au
même, tout à fait au hasard. Une comète a précédé la mort de
César. Quelque nombreux et bien constatés que fussent les événe-
mens de ce genre, oserait-on croire, sur la foi du calcul, que telles
âmes sont tant nobles et héroïques que de leur dclogement et
trépas nous est certains jours devant donner signification des
cieux ?
Un géomètre a trouvé une démonstration nouvelle du théorème
de Bernoulii. J'en examine le principe, j'en parcours les calculs, j'en
vérifie quelques-uns, et, n'apercevant aucune objection et aucune
méprise, je déclare avec confiance l'exactitude de la méthode.
Le même auteur propose une démonstration du célèbre théorème
énoncé par Fermât. J'examine le principe, je parcours les calculs,
j'en vérifie quelques-uns, et, n'apercevant aucune objection et aucune
méprise, je continue à chercher la faute. Pourquoi cette différence?
Si les cas sont identiques, l'inégalité est-elle juste? Les cas sont
dilïérens. L'auteur qui démontre le théorème de Bernoulii enfonce
une porte ouverte, il ne peut guère trébucher au passage. Celui
qui démontre le théorème de Fermât suit un sentier sans issue
connue; les chances d'une chute, d'après l'expérience du passé,
y surpassent cent contre un pour les plus habiles.
Toujours exact et précis dans l'énoncé des règles, Laplace n'a pas
manqué d'introduire cette probabilité a priori comme point de
départ et base nécessaire du calcul. Quelles que soient les conditions
du problème, elle entre comme facteur, presque toujours inconnu,
dans la formule qui la résout. L'illustre auteur de la Théorie ana-
lytique des probabilités a plus d'une fois cependant donné des
chiffres précis qu'il faudrait changer avec l'hypothèse arbitrairement
adoptée sur la probabilité a priori. Quand il assigne 1,826,214 à
parier contre 1, comme mesure de la probabilité pour que le soleil
se lève demain, l'affu'mation, quelles que soient les atténuations
qui la suivent, repose sur une pure illusion.
Le rapport du nombre des décès à la population n'a pas été
moins soigneusement étudié que celui des naissances. Les compa-
gnies d'assurances ont intérêt à le connaître et à en grossir l'éva-
luation, La statistique le montre à peu près constant. Les varia-
tions , quoique petites , sont supérieures à celles du rapport des
77A REVUE DES DEUX MONDES.
naissances des deux sexes. L'assimilation à des boules tirées d'une
urne de composition invariable n'est donc pas acceptable. La vicis-
situde des événemens règle sans cesse la composition de l'urne.
Tantôt c'est le choléra qui passe et y verse des boules noires. Ce
sont des eaux plus pures et plus fraîches qui apportent des boules
blanches. C'est la disette qui rend les maladies plus abondantes et
plus graves, la guerre qui accroît les mauvaises chances dans l'urne
sans cesse renouvelée.
M. Dormoy, dans un livre savant et bien composé sur la théorie
des assurances, a cherché curieusement dans les documens de la
statistique la conQrmalion de la loi des écarts. Il introduit, sous le
nom de coefficient de divergence, le rapport de l'écart observé à
l'écart moyen prévu par le calcul.
Un phénomène semble régulier, les chiffres qui le résument, sans
être constans, varient peu d'une année à l'autre. On peut compo-
ser une urne qui , sous l'influence du hasard , représentera en
moyenne, dans un nombre donné de tirages, par les boules noires
amenées, la loi de l'arrivée de l'événement. On nomme écart, pour
l'urne, la différence moyenne annoncée par le calcul. L'écart, pour
l'événement, est la différence entre le chiffre relatif à une année et
la moyenne générale. Si le hasard règle le phénomène, le coefficient
de divergence diflerera peu de l'unité. Un rapport plus grand révèle,
s'il se maintient, l'influence d'une force perturbatrice. Un coeffi-
cient de divergence plus petit que l'unité ferait deviner, au con-
traire, une action régulatrice qui, surveillant pour ainsi dire le
hasard, amoindrit les inégalités et en efface le caractère. Tel est
le cas d'un observateur trop avisé qui, dans les cas douteux,
altère et corrige les observations pour en accroître la vraisem-
blance.
Pour les naissances des filles et des garçons, le coefficient de
divergence a été 1,17 pour la France entière, de 1832 à 1841, et
1,38 de 1851 à 1864. Il confirme pour ces périodes la supposition
d'une probabilité constante.
Le rapport du nombre des naissances naturelles au nombre total
des naissances est moins réguher. Le coefficient de divergence, de
1817 à 182(5, est égal à 15; pour le rapport du nombre des mariages
à la population, le coefficient de divergence, de 1829 à 1848, s'est
élevé à 25.
Le rapport du nombre des décès à la population a pour coeffi-
cient de divergence 86! Les anomalies sont continuelles. Le coeffi-
cient ne porte que sur des écarts, il faut le remarquer. Le nombre
des décès pendant une année étant supposé pour la France entière
égal à un million et au trente-sixième de la population, l'assimila-
tion des tables mortuaires annuelles aux tirages faits trente -six
LES LOIS DU HASARD. 775
millions de fois dans une urne contenant une boule noire et trente-
cinq boules blanches peut être tentée. Le nombre des boules noires,
comme celui des décès , différera peu d'un million , mais , tandis
que l'écart moyen, pour le nombre des boules noires, sera égal à
800, celui des décès sera 86 foi^; plus grand; 86 fois 800 font
68,800, c'est moins de 2 pour 1,000 de la population. Une épidé-
mie produisant à Paris ij,000 décès pour une année pourrait, pour
le département de la Seine, expliquer le coefficient 86. Le choléra
de 18A9 a fait périr 20,000 Parisiens.
Les lois du hasard sont invariables , ce sont les conditions du
jeu qui changent. Poisson, pour les plier à tous les accidens, a cru
compléter l'œuvre de Bernoulli en énonçant sa loi des grands
nombres.
Pour que le hasard régularise l'arrivée d'un événement et que
sur un grand nombre d'épreuves les rapports soient certains, aussi
bien que la loi des écarts, il faut que la probabilité soit constante.
Poisson supprime cette condition.
Un cas fictif très simple montrera la portée du nouveau prin-
cipe. Une urne contient des boules numérotées, on y iaii une série
de tirages; mais, en remettant chaque fois la boule qu'on a tirée,
on néglige d'agiter et de faire le mélange : les chances, peu à peu,
deviennent inégales ; certaines boules sortent plus souvent que les
autres, la théorie semble mise en défaut. Continuez, dit Poisson;
pour prolongé que soit le désordre, il est embrassé lui-même dans
la loi des grands nombres ; certaines boules sont dessus, vous les
verrez dessous un autre jour; l'homme peu soigneux à faire le
mélange aura un successeur plus consciencieux ou dont la négli-
gence, qu'il faut prévoir, profitera à des combinaisons nouvelles;
tout à la longue se compensera. Citons ses propres paroles : « Les
choses de toute nature sont soumises à une loi universelle qu'on
peut appeler la loi des grands nombres. Elle consiste en ce que, si
l'on observe des nombres très considérables d'événemens de même
nature, dépendant de causes constantes et de causes qui varient
irrégulièrement, tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, c'est-
à-dire sans que leur variation soit progressive dans aucun sens
déterminé, on trouvera entre ces nombres des rapports à très peu
près constans; pour chaque native de choses, les rapports auront
une valeur spéciale dont ils s'écarteront de moins en moins à
mesure que la série des événemens observés augmentera davan-
tage et qu'ils atteindraient, s'il était possible de prolonger cette série
à l'infini. »
Tel est le résumé fait par Poisson lui-même d'une décou-
verte qui se distingue bien peu des lois connues du hasard, et
776 REVUE DES DEUX MONDES.
à laquelle il a, à peu près seul, je crois, attaché une grande impor-
tance.
III.
Aucune mesure n'est certaine, mille opérations successives don-
nent mille résultats difïérens. Non que l'observateur, de mieux en
mieux instruit, corrige ses défauts et s'avance vers la perfection. Il
n'en va pas ainsi. Les derniers résultats ne ressemblent en rien à
une limite dont on s'approcherait par continuel progrès, les évalua-
tions, tantôt trop petites, tantôt trop grandes, se succèdent en con-
fusion et sans ordre comme des boules blanches ou noires puisées
dans une urne.
Bessel, après un siècle écoulé, comparait les observations de
Bradley aux résultats connus d'une théorie devenue certaine. En
classant les différences, dont le désordre est complet, il trouva, sur
/i70 observations, 94 erreurs inférieures à un dixième de seconde,
88 comprises entre un et deux dixièmes, puis, successivement,
entre deux et trois dixièmes, entre trois et quatre,., jusqu'à une
seconde, la plus grande des erreurs commises par Bradley, les
nombres décroissans 78, 58, 51, 36, 26, là, 10, 7 et 8; si les
plus petits sont les plus nombreux, l'honneur n'en revient ni à ce
grand observateur Bradley, ni aux constructeurs des instrumens
de Greenwich; leur excellence fait la petitesse, non la loi des
erreurs ; un instrument médiocre, un observateur moins soigneux,
remplaceraient les dixièmes de seconde par des secondes, les
secondes peut-être par des minutes; à cela près, tout resterait
pareil. La courbe des erreurs en s' étendant conserverait la même
forme.
L'origine des erreurs est très diverse. Les unes sont fortuites,
l'enchaînement en est infini ; c'est tantôt l'air agité par le vent, tan-
tôt un ébranlement du sol, un nuage qui passe, un rayon de soleil
qui trouble l'observateur, tantôt une attention précipitée ou dis-
traite ; le hasard décide, mille causes imprévues se réunissent, ajou-
tent quelquefois leurs effets, quelquefois les retranchent, suspendent
ou reprennent leur action : tout est incertain, tout change, sans
inclination dans aucun sens.
11 n'en va pas ainsi des causes permanentes; c'est une balance
mal construite, les fils d'une lunette mal placés, un mètre trop court,
un chronomètre trop rapide. Les mesures prises sous de telles
influences n'entourent plus la valeur exacte, mais une autre, sou-
vent fort différente; une nouvelle série de mesures, sous l'influence
LES LOIS DU HASARD. 777
permanente des mêmes causes, se groupera autour de la même
moyenne.
Tout observateur soigneux étudie les erreurs constantes et les
corrige sans retrancher la cause ; rien ne trompe moins qu'une
balance trompeuse. Qu'importe que les bras soient inégaux, pourvu
qu'on le sache? Qu'un gramme ait 999 milligrammes, un décimètre
99 millimètres , l'observation réduite conserve toute sa valeur.
Toute mesure est corrparable à un jeu ; les erreurs possibles en
plus ou en moins sont les chances de gain ou de perte ; les erreurs
constantes changent les règles du jeu, les erreurs fortuites laissent
le jeu équitable.
La loi que doivent suivre, d'après une ingénieuse théorie, et que
suivent à très peu près, quand elles sont nombreuses, les erreurs
corrigées de toute inclination fixe, a été proposée par Gauss. L'his-
toire en est singulière. Ea proposant en 1809 une hypothèse sur la
théorie des erreurs, l'illustre auteur ne prétendait nullement établir
la vérité, mais la chercher. Laplace, par une voie ditrerente, sans
beaucoup de rigueur à son tour, avait obtenu la même formule qui,
très voisine souvent de la vérité, pourrait s'en éloigner sans démen-
tir la science.
Le principe de Gauss est fort simple : Quand une grandeur a
été mesurée plusieurs fois, les erreurs constantes étant écartées, —
la précaution est nécessaire, — entre plusieurs résultais également
dignes de confiance, la moyenne est, en l'absence de tout autre
renseignement, la valeur la plus probable. Les conséquences de
cet axiome sont belles et imprévues, mais incertaines ; Gauss en
convient volontiers. Le rapprochement des observations peut affai-
blir la confiance en quelques-unes d'elles. Si quatre pesées succes-
sives ont donné 20, puis 27, 26 et 28 milligrammes, on se décidera
sans doute, quelles que soient les circonstances, à écarter la pre-
mière mesure pour adopter la moyenne des suivantes. Quoi qu'il
en soit, Gauss, sur ce fondement, établit ingénieusement une for-
mule que l'expérience confirme. Le hasard, quand les épreuves sont
nombreuses, amenant chaque événement en raison de sa probabi-
lité, il sufiit, pour juger la formule, de faire mesurer un grand
nombre de fois une grandeur que l'on connaît très exactement à
l'avance.
La probabilité des erreurs suit, d'après la formule, précisément
la loi des écarts dans les épreuves répétées. La rencontre n'est pas
fortuite, Laplace l'a expliquée. Les erreurs constantes étant écar-
tées, les accidens fortuits troublent seuls chaque épreuve, ils sont
analogues aux tirages faits dans une urne. Laplace développe ce
rapprochement, le rend précis, transforme le problème, et retrouve
la formule de Gauss.
778 REVUE DES DEUX MONDES.
Cette admirable et très simple formule s'étend à toutes les gran-
deurs, s'ajjplique à tous les instrumens, régit toutes les observa-
tions et embrasse tous les procédés de mesure; les différences,
d'un cas à l'autre, si grandes qu'elles puissent être, se résument
dans un nombre caractéristique représentant la précision^ V er-
reur probable^ le poids de V observation-^ peu importe le nom,
un seul nombre connu permet de calculer toutes les chances et
de prédire, sur un grand nombre d'épreuves, la distribution cer-
taine des écarts.
Si l'on caractérise une série de mesures par Verreur probable
qu'il y a chance d'atteindre ou de ne pas atteindre, en prenant cette
erreur pour unité, la probabilité d'une erreur double diffère peu
de jj-, celle d'une erreur quintuple s'abaisse à ~^\ pour une erreur
dix fois plus grande que l'erreur probable, le nombre donné par la
formule vaut une déclaration d'impossibilité.
L'instrument, il ne faut pas l'oublier, est aussi bien que l'observa-
teur supposé sans défaut; on n'accepte en lui que des dé aillances,
des accidens fortuits qu'aucune cause constante n'incline dans
aucun sens.
Les épreuves du tir, soit au canon, soit à la carabine, mettent en
évidence les effets du hasard; les erreurs fortuites ont pour ori-
gine, outre le coup d'œil plus ou moins juste et les distractions du
pointeur, le poids variable du projectile, les inégalités de sa struc-
ture, le tassement irrégulier de la poudre, les courans, les vibra-
tions, l'humidité des couches d'air traversées; c'est pour cela
que, sans changer en rien les conditions du tir, on voit les coups
s'écarter les uns des autres, en se groupant autour d'un point
central, autour du but lui-même, si les erreurs constantes sont
écartées.
Un savant professeur, M. Jauffret, a défini, par une image fort
nette, les lois de distribution des coups, identiques, d'après le
théorème de Bernoulli, à celles des probabilités. Si, visant pen-
dant un long temps un même but placé sur le sol, on arrête chaque
boulet au point même deea chute, l'amas des projectiles présentera
l'aspect d'une cloche dont la base circulaire aurait le but pour
centre; un tireur plus adroit rétrécirait la cloche et la rendrait plus
haute; une moindre précision donnerait naissance à un solide moins
élevé, s' abaissant plus lentement vers le sol.
N'est-il pas merveilleux ou incroyable qu'on puisse, par le rai-
sonnement seul, prédire ainsi la disposition des boulets sans con-
naître l'adresse du pointeur ni demander la précision de l'arme ?
Les formules, a dit Poinsot, ne donnent que ce qu'on y a rais.
Aucun raisonnement ne fait davantage; le dernier anneau d'une
chaîne de déductions est, pour qui sait l'y voir, tout entier dans les
LES LOIS DU HASARD, 779
hypothèses. Nous avons expressément supposé, il ne faut pas l'ou-
blier, qu'il n'existe dans l'arme ni dans la maladresse du pointeur
aucune cause d'erreur constante; il n'y a donc pas plus de chance,
c'est l'hypothèse même, de tirer à droite plutôt qu'à gauche, trop
près plutôt que trop loin. Faut-il s'étonner que le but se trouve au
centre des divers points atteints dans une longue série d'épreuves?
Si plus de la moitié se trouvait à droite, on en conclurait qu'une
cause les y porte, et ce serait une erreur constante.
Un doute peut s'élever encore. Les erreurs constantes sont celles
que l'on peut corriger, la maladresse est une cause fortuite, un tireur
maladroit atteint bien rarement le but; au lieu de le cacher sous le
sommet d'un dôme de projectiles, ne le laisserait -il pas au centre d'un
grand vide? Diogène pensait ainsi : « Un jour, voulant s'esbattre, il
visita les archers qui tiroient à la butte ; entre iceux, un étoit tant
fautier, impérit et maladroit, que lorsqu'il estoit en ranc de tirer, tout
le peuple spectateur s'escartoit de peur d'être par lui féru.Diogènes
l'avoit un coup ru si perversement tirer, que la flesche tomba
plus d'un trabut loin de la butte ; au second coup, le peuple, loin
de côté et d'autre, s'escartant, il accourut et se tint en pied, jouxte
le blanc, affirmant cetuy lieu être le plus sûr et que l'archer féri-
roit tout autre lieu, le blanc seul être en seureté de traict. » La
plaisanterie fit rire. Il n'aurait pas fallu recommencer souvent;
les gouttes d'eau, guidées par le hasard, n'épargnent à la longue
aucun pavé. Pourquoi les boulets, non moins nombreux, c'est l'hy-
pothèse, éviteraient-ils le point vers lequel, adroitement ou non,
on s'étudie à les diriger tous ?
Dans la formule de probabilité des erreurs, la rigueur, nous l'avons
avoué, n'a pas été mise ; l'axiome supposé est loin d'être évident ;
les conséquences sont comme lui discutables.
Dans les concours de tir h. la carabine, chaque tireur ayant droit
à un certain nombre de balles, on décide du mérite de chacun
par la distance moyenne de ses balles au but. La formule consultée
prescrirait une autre règle : c'est la plus petite moyenne du carré
des écarts qui caractérise le plus adroit. La décision, je crois, a été
prise pour l'armée belge ; la théorie cette fois inspire peu de confiance.
Le changement est de petite conséquence, et sur un grand nombre
d'épreuves, toutes les méthodes s'accorderaient ; en cas de désaccord
cependant, la première paraît préférable; toutes deux, la seconde
surtout, traitent trop sévèrement le tireur, si adroit qu'il se soit
montré, dont un coup s'est égaré des autres. Supposons, pour don-
ner des chiffres simples, qu'un tireur ayant placé neuf balles à la
distance moyenne 1 du but, la dixième s'en écarte à la distance 10.
D'après la première règle, la moyenne générale étant 1,9, il sera
780 REVUE DES DEUX MONDES.
préféré à celui dont toutes les balles seraient à la distance 2; cela
paraît juste. La seconde règle, celle qui s'appuie sur la loi de pro-
babilité des écarts, placerait avant lui le tireur dont toutes les
balles seraient à la distance 3. Peut-être vaudrait-il mieux, sans
tant raffiner, s'en tenir à la vieille méthode, qui réserve le prix à
qui le plus souvent touche la mouche, sans rechercher l'écart des
balles moins heureuses.
La formule de Gauss déclare, pour ainsi parler, certains cas
impossibles. N'invite-t-elle pas par là, quand ils se présentent, à se
défier un peu d'elle? Les cas exceptionnels échappent à toute règle.
Le bon sens ne perd jamais ses droits : opposer à l'évidence une
formule démontrée, c'est à peu près comme si, pour refuser à un
homme le droit de vivre, on alléguait devant lui un acte de décès
authentique.
La moyenne d'un grand nombre de mesures, quand on écarte
les erreurs constantes, est une mesure plus précise que celles qui
l'ont fournie; l'erreur probable est diminuée, et la précision aug-
mente comme la racine carrée du nombre des épreuves.
Fourier connaissait ou soupçonnait cette rèi^le : pour prendre
la hauteur de la pyramide de Ghéops, il fit simplement mesurer
par des soldats les 203 marches de ce gigantesque escalier. « Vos
hommes manquent d'habitude, disait-on ; les surfaces sont irrégu-
lières, les arêtes inclinées; aucune précision n'est possible, et l'er-
reur commise sur chaque marche sera multipliée par 203. — Elle le
sera par Ih seulement, répondit-il résolument, car Ih est la racine
carrée de 203.» La comparaison avec une mesure plus exacte aurait
pu le contredire ; on ne la fit pas.
Entre les grandeurs inconnues enchaînées par les formules, la
science, dans chaque problème, choisit pour la déterminer direc-
tement, la plus accessible aux mesures. Pour peser l'obélisque, il
n'existe pas de balance; une chaîne d'arpenteur donnerait très len-
tement et très mal la distance de Paris à Rome. La théorie fournit
des équations, on les accepte toutes, chacune pst ii réprochable,
l'algèbre dégage les inconnues; les chiffres malheureusement
se contredisent toujours. Que doit- on faire? Entre des mesures
discordantes, on prend la moyenne ; pour des équations, ce mot
n'a pas de sens; à chacune, cependant, il faut un rôle; la mé-
thode des moindres carrés enseigne et prescrit la meilleure combi-
naison.
Cette méthode, inventée par Gauss, proposée pour la première
fois par Legendre, a procuré plus d'une déception.
La masse de Jupiter, déduite par Newton de l'étude des satel-
lites, corrigée peu à peu par les progrès des observateurs, calculée
LES LOIS DU HASARD. 781
de nouveau par Bouvard à l'aide des perturbations de Saturne,
semblait fixée à ^ de celle du soleil. Les principes du calcul des
chances permettaient de parier, suivant Laplace, 999,308 contre 1
que l'erreur n'est pas la ceniième partie de la valeur trouvée. Quelle
ostentation de consciencieux savoir ! C'est 999,308 francs que l'on
peut risquer contre 1 franc. On aurait eu tort de risquer dix sous;
on les aurait perdus; les perturbations de Junon l'ont prouvé. Sans
contester ce témoignage irréprochable de la petite planète, Poisson
maintenait les principes. « Les calculs de Laplace, dit il, ont donné,
avec une précision voisine de la certitude, une masse plus peiite
qu'elle n'est réellement. Cela ne provient d'aucune inexactitude
dans les formules dont il a fait usage ; il y a lieu de croire que la
masse de Jupiter, un peu trop petite, résulte de quelques termes
fautifs dans l'expression des perturbations. » Poinsot, son spirituel
adversaire, pour transformer l'apologie en épigramme, ne change
rien au trait que l'accent: « Après avoir calculé la probabilité
d'une erreur, il faudrait calculer la probabilité d'une erreur dans
le calcul. »
Peut-on, par des combinaisons habiles, s'assurer sur les résultats
d'observations imparfaites, puisées à des sources douteuses? On le
peut, répond la théorie, pourvu qu'on n'ait pas à craindre d'er-
reurs constantes. Le calcul échouera, répond le bon sens. Les deux
réponses sont d'accord.
Lorsqu'en 1761, après soixante-dix années d'attente, les astro-
nomes de tous les pays distribuèrent sur la portion du globe dési-
gnée par Halley plus de cent observateurs du passage de Vénus,
la crainte du mauvais temps et l'émulation du zèle pour la science,
en accrurent ainsi le nombre, — on croyait la méthode infaillible, et
deux observateurs soigneux, Halley l'avait prouvé, pouvaient sans
aucun associé donner la parallaxe exacte au centième de seconde.
Soixante observations, au lieu de deux, faisaient espérer par leurs
combinaisons mille sept cent soixante-dix déterminations identi-
ques. La déception fut grande; les résultats variaient entre 7 et
11". En combinant quinze observations européennes, avec celle
du cap de Bonne-Espérance, Short trouva une moyenne de 8"47.
L'observation de Tobolsk, combinée avec quinze autres, donnait
9"56; en en supprimant quatre, il restait 8"69. Ces quatre obser-
vations, deux de Stockholm et deux de Tornéa, comparées à celle de
Tobolsk, auraient donné plus de 11". L'opération était à refaire.
Rien ne fut épargné en 1709, le succès fut pareil. En combinant
les observations sans règle et sans méthode, les calculateurs du
XVIII® siècle n'en purent montrer que l'incertitude. Encke, en 1822,
voulut reprendre dans leur ensemble les résultats des deux expé-
782 REVUE DES DEUX MONDES.
ditions, et, par un prodigieux travail, appliquant dans toutes ses
prescriptions la méthode des moindres carrés, il obtint 8"5776.
L'erreur probable était 0"0370.
Cette expression d'erreur probable exige une explication : l'er-
reur probable est celle qu'il y a chance égale d'atteindre ou de ne
pas atteindre ; de celle-là, nous l'avons dit, on déduit toutes les
autres. Contre une erreur huit fois plus grande il n'y a pas, dit la
théorie, une chance sur un million. C'est justement celle-là qui s'est
produite. La parallaxe, aujourd'hui bien connue, surpasse le résul-
tat d'Encke de huit fois son erreur probable. Tous ces calculs
devaient être stériles, rien ne garantissait contre les causes con-
stantes, et le nombre des observations douteuses n'était pas assez
grand pour assurer une compensation.
lY.
Tout semblait débattu sur les universaux et tout oublié. M. Que-
telet, sans réveiller ce vieux problème, a cru sérieusement le
résoudre, et, dans un livre riche de faits judicieusement recueil-
lis, a voulu définir et préciser le mot homme indépendamment des
hommes particuliers considérés comme accidens. Sans discussions
ni subtilités, le patient auteur attribue à son type, par définition,
la moyenne de chaque élément variable d'r.n homme à l'autre.
En relevant, par exemple, les tailles de 20,000 soldats, on a trouvé
pour moyenne 1"',75 ; telle est la taille de l'homme moyen; autour
d'elle, dans la série des mesures, se groupent les tailles plus
grandes ou plus petites, exactement graduées suivant la loi des
écarts. Rien ne distingue les tailles des conscrits des mesures
qu'un observateur très maladroit aurait prises '> 0,000 fois de
suite sur un même homme de l'",75, avec des instrumens bien
grossiers, il faut le supposer, mais corrigés de toute erreur con-
stante.
Quetelet dans ce rapprochement voit une identité ; nos tailles iné-
gales sont pour lui le résultat des mesures très mal prises par la
nature sur un modèle immuable, qui, seul, révèle tout son savoir,
1™,75 est la taille normale; pour avoir un peu plus, on n'en est pas
moins homme, mais ce qui manque ou dépasse pour chacun est
erreur de nature et monstruosité.
Abailard, si habile à raisonner des choses, aurait réduit l'argu-
ment en forme, mais on ne remue plus de telles subtilités. M. Que-
telet, sur ce vieux champ de bataille des écoles, n'a rencontré ni
défenseurs ni adversaires.
LES LOIS DU HASABD. 783
La thèse a cependant plus d'un inconvénient. L'homme idéal,
dit-on, représente en toute chose la moyenne de l'humanité. Gela
paraît très simple et très clair, mais ces détails , définis par règle
et par compas, comment s'ajustent-ils? La hauteur de la tête, par
exemple, pourra, pour l'homme moyen, se calculer par deux
méthodes; on peut prendre la moyenne des longueurs, ou pour
chaque individu, le rapport de la tète à la hauteur du corps, puis
la moyenne de ces rapports. Les résultats sont différens : comment
les accorder ?
Grave diiïicuhé et inévitable écueil ! Pour le montrer avec évi-
dence, cherchons entre deux sphères la sphère moyenne : l'une
a pour rayon 1 ; nous choisirons les unités de manière à représen-
ter également la surface et le vohime par 1. La seconde sphère a,
je suppose, pour rayon 3, pour surface 9 et pour volume 27; ces
chiffres sont forcés. Les moyennes 2, 5 et là sont incompatibles;
une sphère de rayon 2 aurait pour surface à et pour volume 8 très
exactement; aucune concession n'est possible, nulle sphère n'est
difforme. Un homme malheureusement peut l'être, et II. Quetelet
en profite; en associant le poids moyen de 20,000 conscrits à leur
hauteur moyenne, on fera l'homme type ridiculement gros et, quoi
qu'en ait pensé Reynolds, un mauvais modèle pour uu peintre. Cet
artiste éminent, dans ses leçons publiques sur les beaux-arts, avait,
avant Quetelet, signalé dans l'homme moyen le type de la beauté
parfaite. Si tel était le cas, a dit sir John Herschel, la laideur
serait l'exception. Je n'en aperçois pas la raison. Aucun trait de
la beauté parfaite ne serait rare; distribués sans convenance, ils
seraient sans mérite. Ce sont les proportions qui importent, l'har-
monie >ait la grâce. Le hasard appellerait sans doute peu d'élus, et,
n'en déplaise à sir John Herschel, dans les assemblages incohérens,
si la laideur, comme il le dit, formait l'exception, le grotesque
deviendrait la règle.
Dans le corps de l'homme moyen, l'auteur belge place une âme
moyenne. Il faut, pour résumer les qualités morales, fondre vingt
mille caractères en un seul. L'homme type sera donc sans passions
et sans vices, ni fou ni sage, ni ignorant ni savant, souvent assoupi :
c'est la moyenne entre la veille et le sommeil, ne répondant ni oui
ni non ; médiocre en tout. Après avoir mangé pendant trente-huit
ans la ration moyenne d'un soldat bien portant, il mourrait, non
de vieillesse, mais d'une maladie moyenne que la statistique révé-
lerait pour lui.
784 REVUE DES DEUX MONDES.
L'application du calcul aux décisions judiciaires est, dit Stuart
Mill, le scandale des mathématiques. L'accusation est injuste. On
peut peser du cuivre et le donner pour or, la balance reste sans
reproche. Dans leurs travaux sur la théorie des jugemens, Condor-
cet, Laplace et Poisson n'ont pesé que du cuivre.
La réunion, quelle qu'elle soit, qui peut juger bien ou mal, est
remplacée dans leurs études par des urnes où l'on puise des boules
blanches ou noires. « On peut, dans plusieurs cas, — a dit Laplace,
le plus grand des trois, le moins imprudent, et incomparable aux
deux autres, — résoudre des questions qui ont beaucoup d'ana-
logie avec les questions qu'on se propose, et dont les solutions
peuvent être regardées comme des approximations propres à nous
guider et à nous garantir des erreurs et des dangers auxquels
les mauvais raisonnemens nous exposent. Une approximation bien
conduite est toujours préférable aux raisonnemens les plus spé-
cieux. »
Rien n'est plus sage : les bonnes approximations valent mieux
que les mauvais raisonnemens; mais il n'y a, malu^ré cela, moyen
ni apparence de les réduire en acte pour rendre la justice meil-
leure que les juges. On peut assurément supposer le nombre des
boules noires égal à celui des jugemens mal rendus, les deux pro-
blèmes n'en restent pas moins fort différens, et pour tout dire,
sans analogie.
Un jugf^, Supposons-le, se trompe une fois sur dix. Gondorcet et
Poisson l'assimilent à une urne contenant neuf boules blanches et
une noire. Le sort des accusés resterait-il le même?
Sur mille épreuves, la boule noire sortira cent fois, tout comme,
sur mille jugemens, cent seront mal rendus. Les nombres se res-
semblent, tout le reste diffère. Quand un juge se trompe, c'est que
le cas sans doute est complexe et ardu. On condamne à coup sûr
le coupable qai avoue, on acquitte en hésitant celui que l'on n'a
pu convaincre ; les cent boules noires de l'urne se montreront le
même nombre de fois, mais tout autrement. Gondorcet répondrait
peut-être que pour la société, qui seule l'intéresse, le dommage et
l'alarme resteraient les mêmes et qu'ils dépendent du nombre des
crimes impunis et des innocens déclarés coupables. Mais une autre
objection est sans réplique : l'indépendance des tirages est supposée ;
les urnes, dans lescalculs, échappent à toute influence commune. Les
LES LOIS DU HASARD, 785
juges, au contraire, s'éclairent les uns les autres, les mêmes faits
les instruisent, les mêmes témoignages les troublent, les mêmes
sollicitations les tourmentent, la même éloquence les égare, c'est
sur les mêmes considérans qu'ils font reposer la vérité ou l'erreur.
L'assimilation est impossible.
« Condorcet a pris possession de l'univers moral pour le sou-
mettre au calcul. » C'est la louange qu'on lui a donnée; on
s'est demandé si c'est après l'avoir lu. Dans son livre sur la Pro-
babilité des jugemens , il se propose d'abord deux problèmes.
Premièrement : Quel est, pour chaque jugement et pour chaque
juge, la probabilité de rencontrer juste? En second lieu : Quelle est
la probabilité d'erreur à laquelle la société peut se résigner sans
alarmes ?
La première question lui semble facile.
« Je suppose, dit Condorcet, que l'on ait choisi un nombre
d'hommes véritablement éclairés et qu'ils prononcent sur la vérité
ou sur la fausseté de la décision. Si, parmi les décisions de ce tri-
bunal d'examen, on n'a égard qu'à celles qui ont obtenu une cer-
taine pluralité, il est aisé de voir qu'on peut, sans erreur sensible,
les regarder comme certaines. »
C'est un concile infaillible, tout simplement, qu'il définit et pré-
tend convoquer. Sans douter il hésite ; non que les hommes véri-
tablement éclairés soient rares, gardons-nous de le croire, mais
leur temps est précieux ; pour l'épargner, Condorcet propose une
seconde méthode dont Poisson, plus tard, n'a pas aperçu l'illusion.
La probabilité d'erreur étant supposée pour un juré, on peut, en
augmentant leur nombre, la diminuer sans limite pour l'ensemble.
L'instrument est trouvé, on n'a plus qu'à choisir. « Que l'on compte,
dit Condorcet, combien il périt de paquebots sur le nombre de
ceux qui vont de Calais à Douvres, et qu'on n'ait égard qu'à ceux
qui sont partis par un temps regardé comme bon par les hommes
instruits dans la navigation. Il est clair qu'on aura, par ce moyen,
la valeur d'un risque que, pour les autres comme pour soi, on peut
négliger sans imprudence. » Préfère-t-on le danger de périr au
Pont-Saint-Esprit, quand on descend le Rhône de Lyon à Avignon?
Les honnêtes gens s'y exposent sans frayeur. Veut-on , pour le
faire court, la probabilité 77777»? Il ne faut que dire oui. Je n'in-
vente ni n'exagère. Dans une assemblée de 65 votants , on exi-
gera la majorité de 9 voix. Deux conditions seulement sont sup-
posées : chaque juge, isolément , ne doit se tromper qu'une fois
sur cinq. En jugeant la même cause, le raisonnement proposé le
suppose, ils ne doivent pas non plus être exposés aux même€
chances d'erreurs.
TOME LXII. — 1884. 50
78 fi REVUE DES DEDX MONDES.
Lorsque, huit ans plus tard, Gondorcet préférait le poison à une
justice suspecte, s'il eût pu s'assurer en des juges courageux et
honnêtes, il n'en aurait pas exigé soixante- cinq.
Laplace aborde très modestement le problème des jugemens :
« La probabilité des décisions d'une assemblée dépend, dit-il, de
la pluralité des voix, des lumières et de l'impartialité des juges.
Tant de passions et d'intérêts particuliers mêlent si souvent leur
influenre, qu'il est impossible de soumettre le résultat au calcul des
probabilités. » Il l'y soumet pourtant, et Poisson, en fondant, dans
son livre, sur des principes certains, des applications à peine dou-
teuses, a cru suivre son illustre exemple. T api ace cherche d'abord,
pour les as'semblées, le meilleur systèine de vote. Il est rare que l'on
puisse, en répondant oui ou non, exprimer toute son opinion. Plu-
sieurs propositions, presque toujours, sont relatives aux mêmes
objets. Le calcul, suivant Laplace, ne conseille pas de les mettre aux
voix successivement. Yoici ce qu'il faut faire : chaque votant recevra
un nombre illimité de boules, et l'on passera, pour recueillir les votes,
autant d'urnes qu'il y a d'opinions en présence, en invitant chaque
votant à verser dans chaque urne un nombre de boules proportion-
nel à la probabilité qu'il attribue à la proposition correspondante.
Docile à la théorie du probabilisme, chacun résistera à la tent^)tion
de verser sa provision tout entière dans l'urne favorable à l'opinion
qui lui agrée le plus.
Les assemblées n'ont pas tenté l'épreuve; elles cherchent le sûr,
comme Pascal, le probable ne leur suffit pas.
Laplace, reprenant une.' idée de Gondorcet, cherche dans le compte
des votes concordans ou discordans des divers juges, la chance
qu'ils ont de prononcer juste. Se séparant pourtant de Gondorcet
sur un point de grande importance, il fait varier cette probabilité
d'une cause à l'autre, mais la fait, dans chaque cause, égale pour
tous les juges; la seule donnée introduite est le nombre des juges
favorables à chaque opinion. Si un jury de douze nègres pro-
nonce sur le vol d'une banane, la probabilité de bien jugRr sera,
d'après la formule, précisément la même, à majorité égale, que
pour douze conseillers à la cour de cassation décidant une question
de droit.
La probabilité, dans les calculs de Poisson, reste la même pour
toutes les causes; il n'ignore pas qu'elle peut varier, mais il croit
obtenir, sans doute, une de ces approximations bien conduites dont
parle Laplace.
Une urne contient des boules noires ou blanches; la proportion
est inconnue; il suffira, pour la découvrir, de faire un grand nombre
de tirages. Le rapport du nombre des boules blanches sorties
au nombre total des tirages fera connaître leur proportion dans
LES LOIS T)U HASARD. 787
l'urne. La vérité, malheureusement, aussi différente de l'erreur que
la couleur blanche l'est de la noire, ne s'en distingue pas si faci-
lement.
Supposons, en second lieu, deux urnes en présence. On ignore
la proportion des boules noires ou blanches, et, à chaque tirage,
on fait connaître, non la couleur des boules, mais leur accord seu-
lement ou leur désaccord. On ne pourra par de telles épreuves, si
souvent qu'elles soient répétées, déterminer la composition des
urnes, mais seulement renfermer le doute dans des limites plus ou
moins étroites.
En consultant trois urnes au lieu de deux, le problème se résout
exactement. Si, tirant une boule de chacune, on sait quelles urnes
s'accordent à donner même couleur, l'épreuve, suffisamment répé-
tée, fera connaître, avec telle probabilité qu'on voudra, la compo-
siiion des trois urnes, sans distinguer toutefois les cas où les noires
seraient changées en blanches, et réciproquement.
Poispon substitue aux trois urnes les trois juges d'un même tri-
bunal. Si Pierre, Paul et Jacques prononcent sur un grand nombre
d'affaires, on pourra, sans savoir si leurs décisions sont justes
ou injustes, connaître leurs différences d'opinion. La formule qui
révèle les boules blanches des urnes s'appliquera aux chances de
bien juger, en repoussant toutefois, pour chaque magistrat, la pro-
babilité de se tromper plus d'une fois sur deux. Mieux vaudrait
sans cela, après avoir vu, lu, relu, paperasse et feuilleté les pièces
du procès, jouer, comme faisait Bridoye, la sentence à trois dés.
Les deux problèmes assimilés par Poisson sont, en réalité, u'ès
différens. Si Pierre et Paiil s'accordent souvent contre Jacques, il
peut se faire qu'ils aient, sur certains cas douteux, une opinion
pareille et, qu'en la repoussant, Jacques comprenne mieux )a loi.
Peut-être Pierre et Paul montreut-ils pour certains plaideurs une
même indulgence, pour d'autres une égale rigueur. Pour être plus
éclairé, plus droit, plus impartial, Jacques alors serait diffamé par
la formule. Si Paul, quand un de ses collègues a opiné le premier,
n'a pas la hardiesse de le contredire, la formule y verra une preuve
de son mérite. Est-elle digne de confiance? Sans s'arrêter à des
difficultés aussi visibles, Poisson n'a pas craint d'assigner, pour
un juré pris au hasard, la probabilité de décider juste. D'après
l'ensemble des documens interprétés par ses calculs, chaque
juré, en France, se trompe une fois sur trois. C'est beaucoup :
Gondorcet n'en demanderait pas davantage. Quelques centaines
de ces jurés sans lumières lui suffiraient pour promettre, au nom
de la science, aux accusés innocens, toute la sécurité d'un joyeux
touriste qui, par un temps serein, s'embarque sur une mer sans
écueils,
788 REVUE DES DEUX MONDES.
VI.
L'action libre des êtres humains, celle aussi des animaux, quoi
qu'en ait dit Descartes, mêle à l'enchaînement des effets et des
causes un élément inaccessible au calcul. La liberté du choix pro-
duit, à parler rigoureusement, les seuls cas fortuits.
Les lois du hasard étendent plus loin leur domaine. Un homme
agite un cornet, lance les dés, doucement ou avec force, à droite
ou à gauche, use sans contrainte de son libre arbitre; il amène
sonnez une fois sur trente-six.
On substitue au bras de chair des organes de cuivre et d'acier.
Une machine jette les dés, les ramasse, les lance encore, mue par
la force aveugle d'un ressort entretenue par d'autres ressorts. Tout
est déterminé; un géomètre calcule à l'avance la succession des
points. La formule donne sonnez une fois sur trente-six.
Tous les soldats d'une nombreuse armée sont appelés tour à tour
à dire un nombre moindre qae sept, le premier venu. Dans leurs
réponses, inscrites deux par deux, on rencontre deux six une fois
sur trente-six.
D'où vient cela? Les lois du hasard gênent-elles la liberté des
efforts musculaires? règlent -elles l'ordonnance d'un mécanisme
aveugle ? Troublent-elles le caprice de cent mille imaginations
qui les ignorent? Il n'en est pas ainsi. Si l'on influence la volonté
de ces hommes, si le mécanicien , rebelle à la loi de Bernoulli,
prend plaisir à la mettre en défaut, si le joueur de dés s'y applique
avec ou sans adresse, toutes nos assertions seront fausses. A tout
effort le hasard est docile; sans souci de la règle, il suit les gros
bataillons.
Le hasard est sans vertu : impuissant dans les grandes affaires,
il ne trouble que les petites. Mais, pour conduire les faits de nature
à une fin assurée et précise, il est, au miUeu des agitations et
des variétés infinies, le meilleur et le plus simple des mécanismes.
Les vapeurs s'élèvent, les vésicules se forment, les nuées s'épais-
sissent, les vents les dispersent, les mêlent, les entre-choquent,
engendrent la tempête et la pluie, le ha=;ard conduit tout sans sur-
veillance ni délibération aucune, et précisément parce qu'il est
aveugle, il remplit le lit de tous les fleuves, arrose toutes les cam-
pagnes et donne à chaque brin d'herbe sa ration nécessaire de
gouttes d'eau.
J. Bertrand.
LES
CONCERTS DU DIMCÏÏE
MAITRES SYMPHONISTES
BEETHOVEN, BERLIOZ, RICHARD WAGNER.
Berlioz raconte dans ses Mémoires qu'aux environs de 1830 un
employé du ministère des beaux-arts le prit à part en lui disant :
« Qu'est-ce donc que ce Beethoven? Tout le monde en parle, et
pourtant il n'est pas de l'Institut. » Ou serait tenté de rire beau-
coup de ce pauvre employé si l'on ne savait, d'autre part, qu'en
1812 le grand Weber écrivait, après avoir entendu la symphonie
en la, cette phrase stupéfiante : « Beethoven est aujourd'hui mûr
pour les petiies-maisons. » L'employé n'était qu'ignorant ; l'auteur
du Freifhiitz blasphémait-il par jalousie ou par étroitesse? Et Ber-
lioz! que ne dut-il pas entendre sur son propre compte dans sa
longue et tragique carrière! Compris de quelques initiés, il passait
pour un fou aux yeux du grand nombre. Mais si les vivans de
génie n'avancent qu'à grand'peine, les morts vont vite. Aujour-
790 REVUE DES DEUX MONDES.
d'hui tout est bien changé. Beethoven est aussi connu, aupsi
applaudi en France qu'en Allemagne, et l'on a enfin rendu Justice
au plus grand rausiciea français. Ce progrès considérable a sa rai-
son évidente : il est dû à ces grands concerts du dimanche après-
mi li qui, depuis plus de vingt ans, ont fait l'éducation du public
parisien. Déjà l'exemple rayonne en province. Lyon, Marseille,
Bordeaux, Clermont, Nantes, Angers, une série d'autres cités ont
fondé des concerts populaires. Il n'y aura bientôt {)lus, en France,
de ville importante qui ne se donne le plaisir d'entendre tous les
hivers les chefs-d'œuvre classiques.
Il y a là comme une institution nouvelle qui vaut la peine
d'être étudiée. Elle a déjà produit une transformation complète du
goût musical et nous prépare, dans un avenir prochain, une régé-
nération du sens esthétique dans les couches profondes de la société.
Ce que le Conservatoire ne pouvait pas %ire : populariser la grande
musique classique, les concerts populaires l'ont accompli avec une
rapidité surprenante. Nous sommes loin de médire de la Société
des concerts. Quiconque a pénétré dans cette salle de choix d'une
acoustique merveilleuse, où chaque son s'harmonise avec l'en-
semble et vibre avec sa valeur, où chaque exécutant est un artiste
de premier ordre, a goûté un plaisir exquis et unique. Très diverse
est l'impression que nous donne un de ces grands concerts popu-
laires, au Cirque d'Hiver par exemple. L'acoustique est inférieure,
l'exécution moins parfaite; mais ce cirque immense, peuplé de
quatre à cinq mille personnes, a quelque chose de grandiose qui
fait penser au théâtre antique. Ce public est naïf et sincère ; ses
mouvemens d'enthousiasme ou de réprobation sont bruyans et
spontanés. On sent passer là sur sa tête la grosse vague de l'émo-
tion populaire dont on n'avait là-bas que le remous canalisé. Tous
les rangs de la société sont représentés dans cette foule. Au par-
terre, on a souvent vu l'élite des juges et des délicats. C'est là que
ce malheureux et grand Berlioz vint, dans la dernière année de sa
vie, écouter son septuor des Troycns. Presque mourant, on le vit
sangloter sous un tonnerre d'applaudissemens, tardif hommage du
grand public français. Sur les gradins s'étagent, se mêlent toutes
les classes ; aux troisièmes galeries, l'étudiant du quartier Latin cou-
doie l'ouvrier. Et tout ce monde pressé, attentif ouvre son oreille
au premier coup d'archet de l'orchestre comme à une révélation
délicieuse.
Si nous comparons l'atmosphère morale qu'on respire dans ces
concerts à celle de la plupart de nos théâtres, nous la trouverons
infiniment plus pure et plus élevée. Chacun de nous avouera que
ce qui nous amène dans ceux-ci est surtout un besoin fiévreux de
LES CONCERTS DU DIMANCHE. 791
distraction. Tantôt nous cherchons un divertissement à tout prix,
tantôt une émotion violente et malsaine. Le grand Opéra, avec son
public d'abonnés de toutes les nations, devient un salon du liigh
life d'Europe et d'Amérique oii l'on cause pins que l'on n'écoute.
Mais le public des Concerts populaires peut s'appeler véritablement
un public de dimanche. Il vient chercher là une édification, un con-
fort pour l'âme, un air meilleur. Dans celte masse humaine com-
pacte, vous trouverez de ces faces songeuses, poètes inconnus de la
foule et peut-être d'eux-mêmes qui s'abandonnent ici à leur rêve.
Vous y trouverez des âmes pieuses et inquiètes, fatiguées de leur
église étroite et avides de communiquer avec l'humanité vivante.
Vous y verrez des penseurs las de leur pensée qui retrouvent
dans cette foule vibrante une sorte d'émotion religieuse et qui
demandent aux accens de la grande musique un souffle de Vmi-
delà perdu. Généralement c'est dans la foule que l'homme se sent
le plus seul. Ici, dans le recueillement profond de chacun au dedans
de lui-même, il se produit comme une communication instantanée
et mystérieuse de chacun avec tous.
Il m'est arrivé plus d'une fois d'observer ce singulier phéno-
mèue au Cirque d'Hiver. Un jour, c'était par une sombre après-
midi de février, on jouait Yandanic con moto de la Symphonie en
ut mineur. Au thème d'une mâle tristesse, attaqué par les violon-
celles, répond une courte phrase des instrumens à vent qui des-
cend comme une larme céleste sur la souffrance humaine. Tout le
morceau se compose de questions et de réponses, d'une alternative
d'abattement et d'énergie renaissante, de sombre rêverie et d'espé-
rance impétueuse, qui en fait une sorte de lutte entre la douleur et
la puissance consolatrice et lui prête l'intérêt palpitant d'une psy-
chologie notée. Vers la fin, la mélodie tourne au mineur, se brise
dais une sorte de clair-obscur et semble vouloir s'éteindre dans
une palpitation mourante, lorsque tout d'un coup, après un rebon-
dissement des instrumens à cordes, elle s'élance à l'octave et entraîne
tout l'orchestre dans un chant de triomphe. A ce moment, un rayon
de soleil perçant les hautes fenêtres glissa dans la salle et se joua
avec toutes les couleurs du prisme dans les lustres suspendus sur
cet entonnoir de cinq mille têtes. Un frémissement lég'^r fit le tour
de l'amphithéâtre. Il semblait réellement que, dans cette minute,
le rêve du maître, la vision d'une sorte de Prométhée consolé par
les pleurs d'un ange-femme, d'un génie de lumière, se fût réalisé
pour cette foule.
Exprimer le monde intérieur, donner au sentiment l'intensité
d'une apparition, rendre visible l'invisible, voilà le triomphe de la
musique instrumentale.
792 REVUE DES DEUX MONDES.
I.
Mais, avant de la suivre dans ses modes divers, avant d'aborder
les maîtres de la symphonie, rendons justice à ceux qui nous les
ont fait connaître si largement.
La palme revient à M. Pasdeloup, qui a le mérite de la priorité.
C'est à son initiative, à son intelligence, à son courage que nous
devons la nouvelle institution. Mes souvenirs ne remontent pas jus-
qu'à la fondation des Concerts populaires, mais nombre de per-
sonnes qui leur sont demeurés fidèles pendant vingt-cinq ans se la
rappellent comme un événement. De bons musiciens avaient tenté
inutilement la même œuvre. Le public n'était-il pas encore préparé,
ou l'habileté pratique faisait-elle défaut à ces novateurs? Le fait est
que M. Pasdeloup a réussi le premier. Selon nous, il doit son suc-
cès à trois qualités qui se trouvent rarement réunies : enthousiasme,
souplesse et fermeté. La tâche n'était pas facile. Ce ne fut que peu
à peu qu'il parvint à gagner, à dompter et finalement à éduquer
ces foules houleuses. Dans les commencemens, il avait à lutter avec
l'esprit gouailleur du Parisien et avec l'ignorance de son public.
Mais le mérite de ce public était dans cette ignorance même. Elle
donnait à ses impressions une vivacité extrême, une sincérité
amusante, le charme de l'imprévu. Ce fut Haydn d'abord qui eut
le don de lui plaire; cette limpidité, cette gaîté d'enfant amadoua
son oreille. Ses faveurs passèrent ensuite à l'élégant , au séduisant
Mozart et enfin au grand Beethoven. Mais, pour amener son public
turbulent au temple de la symphonie, M. Pasdeloup dut avoir
recours à plus d'un subterfuge, à plus d'une ruse savante. Il fal-
lait saupoudrer les programmes de morceaux friands, « mêler le
grave au doux, le plaisant au sévère, » racheter le grand sérieux
de la Symphonie héroïque par un menuet de Boccherini ou par les
jongleries éblouissantes d'un violoniste virtuose. Ce fut bien autre
chose quand l'infatigable chef d'orchestre essaya déjouer du Ber-
lioz et du Wagner. Ces harmonies nouvelles sonnaient étrangement,
et de formidables préjugés indisposaient le public contre ces nou-
veautés. Ce furent des cris, des huées, des orages de sifflets. Deux
partis s'étaient formés dans la salle ; la gaminerie et la gageure
s'en mêlaient. Quelquefois l'épouvantable charivari commençait sur
le pianissimo du prélude de Lohengrin et couvrait complètement
l'orchestre. M. Pasdeloup ne se décourageait pas; il continuait
bravement. Un jour, les pauvres musiciens perdirent la mesure
LES CONCERTS DU DIMANCHE. 793
SOUS la bourrasque et l'on dut s'arrêter court. Sans se troubler,
M. Pasdeloup s'avança sur le bord de l'estrade et dit : « Messieurs,
je reprendrai le morceau à la fin du concert; que ceux qui ne veu-
lent pas l'entendre s'en aillent. » Cette fermeté s'imposa; toutes ces
œuvres, accueillies jadis par les protestations les plus violentes,
sont aujourd'hui saluées par des applaudissemens frénétiques.
M. Pasdeloup était seul sur la brèche depuis plus de dix ans,
lorsque M. Colonne se mit à la tète de la Société nationale. Si
M. Colonne n'avait pas autant d'initiative que M. Pasdeloup, il
apportait à son œuvre les capacités d'un musicien consciencieux et
d'un excellent directeur qui tient toujours son orchestre dans sa
main. Ce Berlioz, que M. Pasdeloup avait déterré, il s'en empara,
en fit sa chose, en donna des exécutions remarquables auxquelles
ne manquaient que des chœurs mieux fournis. Le succès de la Dam-
nation de Faust marqua la grande vogue de M. Colonne. 11 eut
aussi le mérite de faire une large part à la jeune école française,
qui avait déjà trouvé bon accueil au Cirque d'Hiver, Ajoutons que
l'Association ariistique avait été fondée dans le dessein spécial et on
ne peut plus louable de fournir une arène aux musiciens de notre
pays.
Le Châtelet et le Cirque-d'Hiver rivalisaient depuis plusieurs
années avec des salles combles, lorsque, il y a deux ans, M. Lamou-
reux fonda les Nouveaux Concerts au théâtre du Chàteau-d'Eau.
M. Lamoureux est un chef d'orchestre de premier ordre. Riijn ne
lui manque. 11 connaît, il comprend la musique à fond ; il l'adore et,
chose plus précieuse encore, il dirige avec une autorité absolue. 11
a l'énergie et la mesure. Au feu sacré il joint l'empire sur les
autres qui se proportionne à l'empire qu'on a sur soi. Aussi,
comme ce cheval capricieux qui s'appelle l'orchestre lui obéit! Le
fougueux animal est docile aux maîires qui savent le presser et le
retenir à point, qui l'entraînent ventre à terre, mais, calmes eux-
mêmes, gardent les rênes en main. M. Lamoureux, à la têie de ses
musiciens, nous rappelle ces cavaliers de l'Ukraine qui lancent
leur cheval au triple galop dans la steppe et l'arrêtent du coup.
Du moins, sa sûreté nous donne-telle cette impression. Par son
habitude de diriger au Conservatoire, par sa longue pratique de la
musique religieuse, le directeur des INouveaux Concerts était à même
de nous fournir une exécution supérieure. 11 représente en quelque
sorte le Conservatoire se faisant populaire, voulant donner à l'élite du
grand public flottant les jouissances aristocratiques de la rue Ber-
gère, dans une enceinte plus vaste. On assure même que certains
habitués ont déserté la chapelle fermée pour l'église ouverte et pré-
fèrent les interprétations du Chateau-d'Eau à celles du Conserva-
79 Ù REVUE DES DEUX MONDES.
toire lui-même. Ils trouvent à M. Lamoureux plus de jeunesse,
plus de flamme, avec presque autant de fini dans l'exécution.
Bref, voici trois grands concerts populaires, rivalisant avec hon-
neur dans Paris. Chacun d'eux a sa raison d'être, sa destination
spéciale, son public. Le besoin grandissant d'harmonie qui est
comme le contrepoids de notre fièvre moderne suffît pour remplir
les trois salles. II y en a même une quatrième et ce ne sera pas la
dernière.
Cette large place prise par la musique instrumentale dans notre
vie nous invite à fixer un instant nos regards sur trois grands
maîtres de la symphoiâe : Beethoven, Berlioz et Richard Wagner.
Ces trois puissantes individualités s'imposent à nous les premières,
car ce sont celles qui ont le plus charmé, passionné et divisé le
public. Simples auditeurs des concerts, nous chercherons à deviner
la nature diverse de leur génie à travers les fragmens entendus.
Plus qu'aucun autre artiste, le musicien met le fond de son être
dans son œuvre. Et peut-être nous sera-t-il plus facile de les évo-
quer et de les pénétrer en les laissant agir sur le sens visionnaire
qui s'éveille en chacun de nous aux sons de la musique et qui tente
involontairement de traduire le rêve de l'âme.
II.
En 1^10, Beethoven, à l'apogée de sa gloire, mais sourd, triste
et accablé de son isolement, était assis devant son clavier, lorsqu'il
sentit deux mains légères se poser sur ses épaules. Il se retourna,
F œil flamboyant de colère. Mais il aperçut une charmante jeune
fille dont les yeux, pleins d'admiration et de coquetterie, lui sou-
riaient. Le visage du maître se radoucit. « Je m'appelle Beitina
Breutano, » dit-elle. Et lui pour toute réponse : u Voilà ce que
je viens de composer, dit-il, voulez-vous que je vous le chante? »
Et il se mit à entonner une mélodie sur les vers de Goeihe : « Con-
nais-tu le pays où les citronniers fleurissent? » Lorsqu'il eut fini,
il la regarda de nouveau. La jeune fille avait les joues empour-
prées; ses yeux brillaient d'enthousiasme. « Ahl dit Beethoven,
vous êtes de la race des artistes, mon enfant. L'artiste véritable ne
pleure pas, mais il est brûlant d'enthousiasme ! » La connaissance
était faite.
Quelques jours après, Bettina écrivait à son ami Goethe : « Lors-
que je vis pour la première fois celui dont je veux t'entreteoir,
l'univers entier di^parut à mes yeux. C'est de Beethoven que je vais
te parler, c'est lui qui m'a fait oubUer le monde et toi-même, ô
LES CONCERTS DU DlilANCHE. 795
Goethe !.. Je ne crois pas me tromper en assurant que cet homme
est de bien loin en avance sur la civilisation moderne. Le rejoin-
drons-nous un jour? il est permis d'en douter. » Le poète répondit:
« Dites à Beethoven mille cordialités de ma part et qu'il sache bien
que je ferais volontiers un sacrifice pour lier connaissance avec lui.
Quant à lui apprendre quelque chose, ce serait pure prétention de
ma part. Son grand esprit le guide et les éclairs de son génie lui
montrent tout en pleine lumière, alors que nous sommes assis dans
les ténèbres et que nous savons à peine de quel côté va se montrer
l'aurore. »
Le Beethoven que Bettina avait sondé ce jour-là de ses yeux de
jeune fille espiègle et enthousiaste, celui devant lequel Goethe s'in-
clinait de loin est bien ce révélateur de la musique instrumentale
que salue la postérité. L'homme intime avec ses tristesses et ses
joies s'est prodigué dans les sonates et les quatuors. On aime à
retrouver dans ces épanchemens variés où l'art le plus fin ne nuit
pas à la spontanéité, dans ces dialogues passionnés, dans ces mono-
logues attendris, le pauvre grand homme qui eut des amies et des
protectrices illustres, mais ni femme ni amante ; qui ne réussit à se
faire aimer ni de la belle Giulietta Guicciardi, ni de la sémillante
Thérèse Malfatti, ni de la blonde AméUe de Sébald; qui peut-être
n'osa jamais se jeter dans les bras d'une fille d'Eve, afin de con-
server cette virginité mâle qui, centuplant son ardeur, fut une des
forces de son génie. 11 est là avec ses accablemens, ses saillies, son
humour, ses mélancolies noires et ses éternels rebondissemens (1),
Mais dans les sj'mphonies, quelle autre langue, quel style plus
grandiose : la fresque après le tableau de genre, la trompette héroï-
que après le chalumeau. Là nous apparaît ce Beethoven qui lisait
et relisait Homère, Plutarque, Shakspeare et Platon. Ici plus de
faiblesse ; nous sommes en face d'un lutteur dont l'àme s'identifie
avec lës destinées de Ihumanité; les orages roulent d'un bout à
l'autre de l'univers, l'épi 'pée de la vie pleure et jubile, et la musique
se mesure avec l'infini. J'ai vu quelque part un plâtre du masque
pris sur Beethoven après sa mort. Ce masque saisissant montre
l'athlète en face de l'éternité, mais frémissant encore du combat de
la vie. Ou regarde un instant, et le visage s'anime! Ces yeux flam-
boient de tendresse et puis de dtjfi, la bouche amère et ferme se
plisse, le menton carré et solide se ramasse avec la ligne des lèvres;
ces traits creusés par la douleur bravent tout, et sur la rondeur de
(1) Voir le livre qui vient de paraître sur Deelhoven, sa vie et son œuvre, par M. Vic-
tor Wilder (P^ris, Charpentier). Il résume tous les documeûs qui oat paru eu Alle-
magne sur la vie du maîu-e.
796 REVUE DES DEDX MONDES.
ce vaste front se joue comme un reflet de la paix divine. Voilà le
vrai Beethoven, le Titan de la symphonie.
Mais comment vint-il à créer ce genre qui marque une ère nou-
velle dans l'histoire de la musique? Ce travail d'Hercule n'a été
raconté dans aucun traité d'harmonie. La symphonie de Haydn
n'est que la danse populaire harmonisée. Deux violons, un violon-
celle, une ilûte et un hautbois se rencontrent au coin d'un bois ;
paysans et paysannes arrivent en riant, les instrumens partent et la
danse se met en branle sur un y\î allegro. Puis on chante ; les instru-
mens accompagnent la danse populaire sous forme à'and/mte. A cet
intermède sentimental succède un menuet champêtre d'une grâce
émoustillante, et le tout finit par une ronde générale. Voilà ce que
Haydn avait vu dans son enfance, voilà ce qu'il exprime, ce qu'il
varie et ce qu'il raffine dans ses symphonies, mais sans aller au
delà. Mozart y ajoute de l'émotion, de la passion même ; ses sym-
phonies font penser à des marquises et à des grands seigneurs à
perruque poudrée, non à des paysannes endimanchées ou à des
campagnards en gaité; mais la coupe et le genre sont !es mêmes.
A son tour, Beethoven, dans ses deux premières symphonies, imite
Haydn. Mais avec la Symphonie héroïque tout change. On a tort
de tronquer sur les programmes le titre que Beethoven a donné
lui-même à cette œuvre. H l'avait appelée : Symphonie héroïque
pour fêter la mort d'un grand homme. Mieux qu'aucun commen-
taire, ce litre précise l'intention de l'auteur en laissant à l'imagina-
tion son libre jeu. Dans cette symphonie d'un style si nerveux, la
force, l'indépendance du maître éclatent. Brisant le vieux cadre, il
se lance à la découverte. Ici Beethoven est lui-même ; il jette la gui-
tare, et saisissant la grande lyre, il dit : Recommençons! Sur la
trame compliquée d'une foule de motifs, un thème principal se
développe, se transforme, traverse l'ensemble et va toujours gran-
dissant jusqu'à la fin. Écouter cette musique, ce n'est plus s'aban-
donner au charme de la passion pure comme lorsqu'on écoute la
grande sirène, la musique italienne; c'est suivre la pensée en
travail. L'audacieuse nouveauté de ce procédé fit jeter les hauts
cris à la Gazette de Leipzig, qui depuis en a vu bien d'autres. La
Marche funèbre est digne de ce que Beethoven a écrit de plus
grand; le reste n'a pas encore l'architecture grandiose, l'éloquence
irrésistible des œuvres qui suivront. Ce coup d'essai, qui fut un
coup de maître, marque le passage de la symphonie dansante au
poème symphonique, genre nouveau, d'une immense portée,
ouvrant des perspectives infinies et que le plus poète des musiciens
a créé.
Beethoven était un libre penseur religieux, dont l'âme s'identifiait
LES CONCERTS DU DIMANCHE, 797
avec les forces de l'univers, mais qui, non content de ces ivresses,
s'élançait par-delà et au-dessus vers la cause suprême, invisible,
nécessaire du monde, vers Dieu. La disposition dans laquelle il
travaillait nous est révélée par une confidence que nous rapporte
Bettina. « La musique, lui disait-il, est une révélation plus sublime
que toute sagesse, que toute philosophie. Dieu est plus proche de
moi dans mon art que dans tous les autres. Il y a quelque chose
en lui d'éternel, d'infini et d'insaisissable. C'est l'unique introduc-
n incorporelle au monde supérieur du savoir, c'est le pressenti-
ment des choses célestes. » Cette religion qui fut le nerf de sa vie,
personne ne la lui avait enseignée. Elle lui venait de sa grande âme
vierge, de son esprit droit comme un glaive, qui à travers tous les
voiles, perçait jusqu'à la splendeur de la cause première. Cette
religion ne ressemble ni au froid déisme du xviu^ siècle, ni au
panthéisme un peu flottant du nôtre; son spiritualisme traverse
toutes les régions de la nature, vivifie tous les êtres et triomphe
dans l'homme pour remonter à sa source divine. Le mystique noie
l'homme en Dieu ; l'athée supprime Dieu en faveur de l'homme,
qu'il croit grandir par là. L'âme synthétique de Beethoven voit en
Dieu et en l'humanité deux termes corrélatifs dont le second grandit
en force à mesure qu'il prend conscience du premier. C'est vers
cette humanité virile, mais rajeunie et comme affranchie de ses
misères par la conscience de son origine et de sa fin, qu'aspirent
toutes les forces de sou être. Ses grandes symphonies sont autant
de poèmes gigantesques qui poursuivent ce rêve, s'en rapprochent
d'étape en étape. La dernière, la neuvième, l'exprime et le réalise
en joignant les chœurs à l'orchestre, la parole à la musique.
La magistrale Symphonie en ut mineur sonne déjà la diane d'un
combat liéroïque. Cette volonté puissante, qui frémit sous les cO'ps
de la destinée, et puis, en quelques bonds, se soulève et se dresse
comme un géant pour lui opposer un défi superbe, cet allegro d'un
jet si impétueux, avec ses accalmies subites suivies de magnifiques
boutlées de révolte, nous communiquent tous les frissons d'une
lutte ardente. On croirait que l'éloquence de la musique ne peut
aller au-delà. Et cependant Beethoven ne s'arrêta pas. Génie de
feu, penseur hardi, idéaliste insatiable, il cherchait ces âpres som-
mets où des horizons sans bornes se dévoilent, où l'ange du déses-
poir apparaît à l'homme pour lui montrer du geste l'abîme du
néant sous le froid sourire de l'infini. Il brûlait de vaincre dans
cette lutte et de conquérir par delà ces lieux terribles une certi-
tude, une patrie et une humanité dignes de son grand cœur. On
dirait que, pressentant l'ennetui de notre siècle, le spectre du pessi-
misme prêt à s'abattre sur l'esprit humain, il a voulu ceindre ses
reins de bon lutteur et le terrasser. Cette fois-ci, le combat est à la
798 REVDE DES DEDX MONDES.
vie, à la mort, car il nous montre l'homme en lutte avec la déses-
pérance. Le puissant motif en ré mineur de V allegro maestoso qui
se dégage de la quinte arpégée en /«mineur sort, comme un spectre
gigantesque, d'un crépuscule où tremblent des éclairs siûistres. Ce
démon porte sur sa face ces paroles : « Qui m'a vu perdra l'espé-
rance ! » La lutte qui s'engage après ce début entre l'homme et le
démon est longue, formidable, acharnée. Nous pensons involontai-
rement à la lutte de Ja'^ob avec l'aoge, qui dura toute une nuit.
Souvent un pâle rayon reluit, aube d'un bonheur lointain; mais,
à chaque fois, l'ennemi la recouvre de son aile ténébreuse. L'homme
recule et revient; le combat s'arrête et reprend. Attaquai, résis-
tance, effort sauvage, désir indicible, félicité presque saisie et de
nouveau disparue, voilà les alternatives qui communiquent à cette
musique une agitation sans trêve. A la fin, l'homme épuisé se
laisse tomber à terre; le démon reste le maître. Alors une tristesse
mortelle s'étend comme un voile funèbre sur toute la création, les
astres pâlissent, l'azur noircit et l'ange du désespoir prend posses-
sion de l'univers.
Ni le mouvement sauvage du presto qui se précipite sur un
rythme de tarentelle et qui, dans sa furie de plaisir, va jus ju'à la
douleur, ni l'attendrissant adagio qui nous ramène aux souvenirs
d'enfance, au regret de la foi naïve à jamais perdue, ne poirviennenl
à efîacer cette impression désolante. Il faut autre chose que de la
musique pure, il faut un verbe nouveau, une parole de vie pour
nous consoler et nous apporter une foi nouvelle. La conclusion
commence donc par un véritable cri de désespoir de l'orchestre.
Les contrebasses lui répondent par un récitatif impérieux qui pré-
pare et annonce cette parole. La voix des instrumens ressemble ici
à la voix humaine inarticulée essayant d'exprimer des sentimens
d'un ordre nouveau, mais ne trouvant pas encore de mots pour les
dire. L'orchestre reprend successivement les premières mesures des
morceaux précédens. Chaque fois les contrebasses l'interrompent
par une protestation énergique, comme pour dire : m Non, ce n'est
pas cela! » Enfin, une voix humaine s'élève et dit ces mots d'une
simplicité touchante : « Amis, laissons ces tristes accords et ten-
tons des chants plus doux et plus joyeux! » A ces mots, la lumière
se fait dans le chaos, le sentiment qui tressaillait timidement dans
l'âme humaine éclate maintenant en pensée triomphale et l'hymne
s'élance sur les grandes vaj^ues de l'harmonie comme un navire
porté par les flots de la mer. Enfin elle est trouvée la grande nou-
velle, la parole victorieuse, et cette parole est la joie divine, la fille
des cieux, ou plutôt la joie du divin retrouvé, ressaisi, embrassé,
qui seule peut rendre les hommes frères.
La succession rapide des chœurs qui chantent l'hymne à la joie
LES CONCERTS DU DIMANCHE. 799
échappe à l'analyse. Nous assistons à une série d'explosions du
sentiment qui se suivent coup sur coup. Ce n'est d'abord qu'an
mélodieux murmure de voix de femmes; elles s'essaient, elles
balbutient; on dirait la causerie familière de bienheureux qui se
retrouvent et se saluent dans un monde plus beau. — Mais voici
que cette môme mélodie, reprise par des voix d'hommes, scandée
sur un rythme de marche, résonne et brille d'un éclat guerrier.
Elle chante les jeunes héros qui partent pour le combat. L'or-
chestre, devenu fougueux, salue leur départ et célèbre leurs
exploits, car il ne s'agit que de la conquête des cœurs rebelles à
la joie. Et après la victoire, quel transport! Les voix montent,
ruissellent en ondes magnifiques. — Puis, tout à coup un arrêt, un
grand silence, suivi d'un recueillement profond. Sur ces paroles :
« Prosternez-vous, millions d'êtres : sentez- vous le Créateur? »
nous entrons dans les arcanes du sentiment religieux. Les syllabes
lentes de l'hymne à l'unisson expriment l'humble adoration, l'élé-
vation de l'humanité tout entière vers Dieu, vers le souverain Créa-
teur, — et, par-dessus ce chœur prosterné, à des distances infi-
nies, nous percevons un scintillement d'étoiles dans les espaces
sans fond.
Grande et profonde initiation de i'âme, dont elle sort régénérée.
«Frères! frères! » Ces voix lointaines nous arrivent comme les
appels mystiques d'une nouvelle Eleusis. Et dans l'hymne nouveau,
où. deux hommes et deux femmes entraînent la masse des chœurs,
quelle suave allégresse! quel parfum d'innocence retrouvée, lieur
et floraison de la joie. Cet hymne succède à l'extase devant le Dieu
des mondes et en a conservé le reflet. Les sentimeus humains :
amitié, sympathie, amour, y sont enveloppés dans le rayonnement
d'une révélation supérieure qui les pénètre et les transfigure. Le
groupe des heureux et des aimés apparaît dans une vive lumière,
avec des gestes d'un abandon, d'une grâce divine. — Mais écoutez
ce roulement de cymbales et ces mots haietans de l'hymne reli-
gieux, qui maintenant se précipite avec une vitesse décuplée :
« Soyez embrassés, millions d'êtres! ce baiser au inonde entier! »
C'est le délire de la joie, c'est l'orgie du divin. Des voix jubilantes,
des clameurs entrecoupées remplissent l'atmosphère, comme la
foudre des nuées, comme les mugissemens de la mer qui, de leur
mouvement éternel, de leurs secousses bientaiî^antes, vivifient la
terre. Mais, dans cet orage de voix humaines, surnage et se pro-
longe l'appel ailé : « 0 divine étincelle ! ô joie ! ô joie ! »
L'elfet unique produit par ces chœurs, dans leur succession en
quelque sorte foudroyante, est de porter à un degré extrême l'exal-
tation de toutes les forces de la vie. Tout vibre, tout bouillonne à
800 REVUE DES DEUX MONDES.
la fois; tout devient feu, sentiment, passion. Et, cependant, la
pensée qui traverse cette œuvre nous permet d'y voir l'expression
d'une religion et d'une philosophie. Beethoven a fait ici, en poète
symphoniste, ce que Rant avait fait en métaphysicien lorsque,
après avoir perdu son dieu dans le labyrinthe des antinomies, il le
retrouve dans les profondeurs de sa conscience. Le grand voyage
de Beethoven sur l'océan de l'harmonie aboutit à l'affirmation d'une
fraternité humaine sous le souffle de l'Esprit infini, source de toute
vie, de tout amour et de toute clarté. Cette religion ne ressemble
ni au paganisme grec, ni au christianisme présent, encore assombri
par les terreurs du moyen âge. Il y a là comme un mélange de la
liberté antique avec la fleur de la charité et de la foi chrétiennes.
La plus noble pensée religieuse s'y manifeste par un enthousiasme
vraiment dionysiaque. Aussi ces chœurs ont-ils souvent secoué de
leur torpeur les pessimistes les plus endurcis et fait entrevoir aux
croyans de l'âme les splendeurs infinies des mondes supérieurs,
l'aurore d'une nouvelle humanité. Selon nous, cette grande et hardie
affirmation assure à Beethoven une place unique parmi les artistes
modernes.
III.
Passons à l'autre grand symphoniste que les concerts du dimanche
ont popularisé.
De tous les hommes de sa génération, y compris les littérateurs
et les poètes, Berlioz nous semble le type le plus complet du roman-
tique de 1830 (1). Le romantisme, ce phénomène multiforme et
multicolore qui n'a pas encore été défini et que nous appellerons
faute de mieux, la prédominance de la fantaisie et de l'imagination
sans frein dans l'art, le romantisme a eu ses précurseurs, ses théo-
riciens et ses prophètes, ses improvisateurs et ses mystiques, ses
grotesques et ses triomphateurs. Ce qui rend Berlioz parliculiè-
(i) On trouvera dans un livre récent : Berlioz intime, par M. Edmond Hippeau (Paris,
Fischbacher), une étude très complète et très fouillée sur le caractère et la vie du
maître dauphinois. L'auteur y relève certaines inexactitudes des Mémoires par la
Correspondance et plusieurs documens nouveaux. Nous recommandons en particulier
le chapitre intitulé : le homan. L'histoire de la passion de Berlioz pour miss Smithson
y est étudiée minutieusement, dans la vérité des faits. Elle s'émaille et s'eotre-croise
curieusement d'une autre aventure avec une pianiste célèbre, que l'auteur des
Mémoires appelle Ariel, et qui devint après cette distraction (le mot est de Berlioz
qui l'applique à lui-même) un personnage fort connu et très bien posé dans le monde
parisien.
LES CONCERTS DU DIMANCHE. 801
rement intéressant, c'est qu'il en est l'incarnation convaincue et
la victime tragique. Il a vécu le romantisme dans sa vie, et sa
musique rex|)rime avec une éloquence inouïe. Les fièvres, les exal-
tations, les fureurs que d'autres ont exploitées comme des objets
de luxe ou des jouets de théâtre furent pour lui de séduisantes et
de terribles réalités. Sorti d'une famille bourgeoise du Dauphiné,
il se fait musicien contre le gré de ses parens et lutte toute sa
vie pour l'existence. Toujours dans la gêne, il rêve des passions
extrêmes, des triomphes gigantesques et se livre aux premières
sans atteindre les seconds . A l'âpre travail de l'artiste il mêle
perpétuellement les eifervescences d'un cœur ou plutôt d'une
imagination ardente et d'une sensibilité folle. A chaque passion
nouvelle il croit saisir sa chimère avec la sincérité du don Juan
de Musset. Courant ainsi de déception en déception, il arrive à une
vieillesse désolée, pour mourir désespéré dans un profond isole-
ment moral.
Il y a un mélange de René et d'Hamlet dans cette nature gran-
diose, mais désordonnée. La lutte des passions immesurées y pro-
duit le doute universel. L'enfant de la côte Saint-André, amoureux
fou à douze ans d'une jeune fille de dix-sept qu'il appelle Stella
montis, est bien une sorte de René méridional et volcanique qui,
au lieu des côtes de Bretagne, a les alpes du Dauphiné pour hori-
zon. Lui aussi éprouve « le vague des passions au sourd mugisse-
ment de l'automne. » Il trouve en lui-même u une aptitude pro-
digieuse au bonheur qui s'exaspère de rester sans application et
qui ne peut se satisfaire qu'au moyen de jouissances immenses,
en rapport avec l'incalculable surabondance de sensibilité dont il est
pourvu. » Sa sensibilité nerveuse est extrême. Le vent qui gémit
dans les combles de la maison l'oppresse et le trouble par ses bruits
ossî/miques, « La fantastique harmonie d'une harpe éolienne balancée
au sommet d'un arbre par une de ces journées sombres qui attris-
tent la fin de l'année » lui donne des idées de suicide. Les beaux
paysages, les hautes cimes, les grands aspects de la mer le ren-
dent muet, le frappent jusqu'à l'écrasement. En voyant dans le
Harz le lieu de la scène du sabbat, il écrit à son ami Ferrand : « Je
ne vis jamais rien de si beau ! l'émotion m'étranglait. » Plus vio-
lent encore est l'eftet de la musique sur cette organisation. Les
artères battent avec violence, les larmes débordent, les muscles
ont des contractions spasmodiques, les membres s'engourdissent.
« Je n'y vois plus, j'entends à peine, vertige, demi-évanouisse-
ment. » Voilà pour la bonne musique; si elle est mauvaise, fureurs
d'indignation et envies de vomir. M. Legouvé l'aperçut dans un de
ces accès de rage, au parterre de l'Opéra. « Je m'étais retourné et
TOME LXII. — 1884. 51
802 REVUE DES DEDX MONDESt
je vois à mes côtés un jeune homme tout tremblant de colère, les
mains crispées, les yeux étincelans, et une coiffure!.. Non, un
immense parapluie de cheveux qui surplombait en auvent mobile
au-dessus d'un bec d'oiseau de proie. C'était à la fois comique et
diabolique. » Gomme les Chateaubriand et les Obermann, Berlioz a le
goût inné du vagabondage poétique et le garde jusque dans ses
vieux jours. Il veut la liberté. « Liberté de cœur, d'esprit, d'âme,
de tout; liberté de ne pas agir, de ne pas penser même, liberté
d'oublier le temps, de mépriser l'ambition, de rire de la gloire, de
ne plus croire à l'amour, liberté de marcher en plein champ et de
vivre de peu, de vaguer sans but, de rêver, de rester gisant,
assoupi des journées entières : liberté vraie, absolue, immense! »
Voilà son Credo. Aussi, pendant son séjour à Rome, comme il s'en
va par les montages sabines, en vrai tzigane, fusil au dos et gui-
tare en bandoulière ! Chemin faisant, il improvise d'étranges mélo-
pées sur les vers de V Enéide et fait danser les filles des Abruzzes
aux sons de sa musique.
Un tel homme a la haine de la vie commune, a de la vie en
prose. » 11 voudrait « le grand bonheur ou la mort, la vie poétique
ou l'anéantissement. » Lorsqu'il vit Henriette Sujithson jouer Ophé-
lie et Juliette, il reçut la plus grande commotion de sa vie. L'art et
l'amour le frappaient du même coup. « Shakspeare, en tombant
ainsi sur moi à, l'improviste, me foudroya. Son éclair, en m'ou-
vrant le ciel de l'art avec un fracas sublime, m'en illumina les
plus lointaines profondeurs. » L'amour dont il s'enflamma pour
l'actrice n'était pas moindre. « Dès le troisième acte, respirant à
peine et souffrant comme si une main de fer m'eût étreint le cœur,
je me dis avec une entière conviction : « Ah ! je suis perdu ! » Dans
toutes ses passions amoureuses, — et il en eut plusieurs encore,
quoique celle-ci ait été la grande, — c'est la même éruption volca-
nique. Le paroxysme du désir lui arrache des cris comme celui-ci :
(( Puissent les peuples s' entr' égorger ! puisse Paris brûler, pourvu
que j'y sois, et, la tenant dans mes bras, nous nous tordions
ensemble dans les flammes! » Quelques instans après, il désire « la
mort rêveuse et calme, » suivant la belle expression de Moore.
Toujours il se précipite d'un extrême à l'autre. « En lui nulle modé-
ration, dit fort justement M. Hippeau; il va sans transition de
l'amour à la haine ; celui-ci est de l'enivrement, celle-là de la
fureur. La joie est effrénée, le désespoir est immense, et l'un suc-
cède à l'autre au même instant. L'accablement terrible suit de près
l'enthousiasme débordant. C'est plus que de la sensibilité, c'est une
sorte d'exaspération sentimentale. »
De ce genre de vie, de cet état d'âme ressort le doute universel
LES CONCERTS DU DIMANCHE. 803
et la suprême désespérance. Le pessimisme, ce grand mal de notre
siècle, naîl rarement de la pensée pure et de la spéculation philo-
sophique. Chez la plupart des hommes, il prend sa source dans
lea déceptions de la vie, dans les grands malheurs ou dans le
désordre des passions. Dans le philosophe, il naît de l'orgueil de
la pensée; dans l'artiste, de l'excès de désir. Berlioz n'a guère
connu que ce dernier; mais il revêt chez lui les teintes les plus
noires. Dans ses œuvres critiques et fantaisistes, confessions on ne
peut plus attachantes, on surprend le dialogue tragique de l'âme
lassée avec elle-même. D abord la négation dans toute son éner-
gie : « Je pense que tout passe , que l'espace et le temp?r absor-
bent beauté, jeunesse, amour, gloire et génie, que la vie humaine
n'est rien, la mort pas davantage, que les mondes eux-mêmes
naissent et meurent comme nous, que tout n'est rien. » Mais l'âme
et la raison protestent toutes les deux contre le néant. « Et pour-
tant, continue le Hamlet musicien, certains souvenirs se révoltent
contre cette idée, et je suis forcé de reconnaîire qu'il y a quelque
chose dans les grandes passions admiratives comme aussi dans les
grandes admirations passionnées. » L'ivresse de l'amour partagé
lui arrache une prière : « En de pareils instans, dii-il, l'athée lui-
même entend au dedans de lui s'élever un hymne de reconnais-
sance vers la cause inconnue qui lui donna la vie. » Mais , tout
aussitôt, la douleur aiguë, le doute absolu le reprend : « Oui ! oui !
s'écrie-t-il , tout n'est rien ! tout n'est rien 1 Aimez ou haïssez,
jouissez ou souffrez, admirez ou insultez, vivez ou mourez, qu'im-
porte tout? Il n'y a ni grand, ni petit, ni beau, ni laid; rmiini est
indifférent! l'indifférence est infinie ! »
Cette inégalité violente, ce dégoût furieux, se traduisent chez
lui, absolument comme dans Hamlet, en raillerie, en satire san-
glante, en ironie implacable qu'il tourne souvent contre lui-même.
On retrouve ce rire amer, parfois cruel, dans ses écrits comme dans
sa musique. L'humoriste guette sous l'exalté. L'artiste enihousiaste
est doublé d'un mystificateur glacial. Pour se moquer du librettiste,
il transcrit les paroles de la Juive sur l'air de Maître Corbeau. Il
trouve un malin plaisir à donner un concert avec un faux pro-
gramme, et quaud les « bourgeois » applaudissent à outrance de
rOliénbach qu'ils prennent pour du Weber, son œil s'allume d'une
joie méphistophélique. Sa verve est endiablée, sa fantaisie étour-
dissante; il allie l'humour enragf- d'un Swift au plus fin sel gau-
lois. Mais il nous avoue qu'en tirant ces feux d'artifice, il est sou-
vent d'humeur lugubre et que, s'il affecte de rire, c'est « pour ne
pas tourner l'œil. » Avec cela, artiste probe, honnête, loyal, infati-
gable, absolument désintéressé, généreux, mais n'oubliant jamais
804 REVDE DES DEDX MONDES,
une injure, réalisant, en somme, le type du romantique qui veut
mettre par force le roman dans la vie, l'idéal dans la réalité, ayant
la foi inébranlable dans l'art, mais dépourvu de philosophie : nature
ardente , excessive , volcanique, u Les cœurs de lave sont durs,
dit-il, le mien est rouge fondant. » Oui; tant que le cratère bout,
quels torrens de flammes; mais lorsqu'il s'éteint, que de noires
scories! 0 la triste fin d'un si grand artiste! 0 la mélanco-
lique épitaphe qui conclut ses Mémoires ! C'est le mot de Macbeth
lorsqu'il se sent perdu : « La vie n'est qu'un ombre qui passe, un
pauvre comédien qui, pendant une heure, se pavane et s'agite sur
le théâtre et qu'après on n'entend plus. »
Nous entendons toujours Berlioz , car son âme nous parle dans
ses œuvres immortelles, incapab'e de bonheur et d'apaisement, elle
se prêtait merveilleusement à l'expression des passions romanti-
ques. Coloriste fougueux, il a porté la musique instrumentale à
son dernier degré d'intensité et de violence. Rien du dramaturge
en lui, car le drame suppose l'empire absolu du poète sur les
passions qu'il manie, sur les caractères, dont il s'érige en provi-
dence. Berlioz est dominé par les passions qu'il déchaîne, sub-
jugué par les caractères dont il s'éprend. Il se monte alors, il
s'exalte, il chante dans un délire sublime. Ce lyrique à tous crins
n'a pas les visions transcendantes de Beethoven, il ignore égale-
ment la psychologie fouillée et la science dramatique d'un Wagner.
Mais quel maître incomparable oaas l'expression de la passion
pure!
Son tempérament d'artiste éclate sans gêne ni frein dans la
Symphonie fantastique, cette œuvre de jeunesse qui exprime si
bien l'amour en 1830. a L'auteur suppose, dit Berlioz dans son pro-
gramme de 1832, qu'un jeune musicien, atfecté de cette maladie
morale qu'on appelle le vague des passions, voit pour la première
fois une femme qui réunit tous les charmes de l'être idéal que
rêvait son imagination et en devient éperdument épris. Par une
singulière bizarrerie, l'image chérie ne se présente jamais à l'esprit
de l'artiste que liée à une pensée musicale dans laquelle il trouve
un certain caractère passionné, mais noble et timide comme celui
qu'il prête à l'objet aimé. » La trame harmonique de ce début est
savante et compliquée; la mélodie de la femme aimée s'en détache
vivement, comme le trait incisif de l'amour dardé au mdieu des
rêveries de l'adolescence. L'insistance avec laquelle revient ce
motif, interrompu par des accès de joie sans raison, la manière
dont il se développe et grandit jusqu'à la passion délirante avec des
mouvemens de fureur, de jalousie et des retours de tendresse ^ont
déjà caractéristiques du génie de Berlioz. Beethoven, cet Homère
LES CONCERTS DU DIMANCHE. 805
de la symphonie chez qui l'on trouve tout, a inventé ce mode de
développement d'un motif très simple qui en s'élargissant prend
tout à coup des proportions immenses. Gomme en beaucoup de
choses, Berlioz et Wagner ne sont en cela que ses disciples. Mais
le procédé est si fécond qu'il laisse place à toutes les originalités;
il reproduit le procédé même de la vie, qui part toujours de l'évo-
lution d'un germe; il est inépuisable et infini comme l'âme clans
son éternel devenir.
La Scène aux champs nous fait assister à l'un de ces dialogues
intimes de l'âme avec la nature qui sont un des thèmes favoi is de
la poésie moderne. Deux pâtres se répondent de loin de leurs cha-
lumeaux, et ces notes errantes, mêlées au bruissement des arbres
doucement agités par la brise, évoquent devaut l'esprit un pano-
rama alpestre d'une fraîcheur et d'une largeur admirables. Quelle
transparence de l'air ! Quels va^^tes espaces I Quels silences éloquens
entre les échos lointains de !a rustique cantilène! On sent que des
abîmes séparent les deux pâtres, et pourtant comme leurs chalu-
meaux causent paisiblement de montagne à montagne! A ces accens
un calme inaccoutumé descend dans l'âme du pauvre voyageur. Il
s'abandonne à son rêve mêlé de crainte et d'espoir. Le jour baisse;
l'un des pâtres reprend sa mélodie,., mais l'autre ne répond plus.
Un formidable roulement de tonnerre remplit plusieurs fuis l'immen-
sité de la solitude assombrie. G'eat la seule réponse à l'i/squiète
que!<tion de l'âme ; enfin tout se tait. Cette fin saisissante est d'un
poète et d'un poète de génie.
Le noir pressentiment se réalise. L'amant trompé rêve qu'il a tué
celle qu'il aimait, qu'il est condamné, conduit au supplice et qu'il
assiste à sa propre exécution. Le cortège s'avance aux sons d'une
marche sombre et farouche, où se peint à la fois le défi haineux du
condamné et la joie insultante de la foule. L'idée fixe reparaît comme
une dernière pensée d'amour. Mais un coup sourd l'inîerrorapt ; la
tête a roulé sous le couteau. — L'idée de faire d'une hallucination
le sujet d'une peinture musicale est une idée bizarre. Plus bizarre
encore est ce qui suit. Le mort se réveille à la Ronde du sabbat.
Ici l'imagination romantique de Berlioz se lâche à fond de train.
L'orchestre imitatif sillle, ricane, aboie et mime une troupe affreuse
d'ombres, de sorciers, de monsires de toute espèce réunis pour les
funérailles du meurtrier par amour. Aux gémissemens répondent
des éclats de rire. La mélodie reparaît, non plus noble et timide,
mais dans un travestissement burlesque, avec des fioritures pro-
vocantes, des entrechats qui lui donnent l'allure d'un air de danse
trivial. C'est elle qui revient au sabbat en sorcière. A cette trans-
formation inattendue, on éprouve la sensation désagréable qu'on
806 REVUE DES DEUX MONDES.
aurait en voyant une jeune fille charmante changée tout à coup en
courtisane impudique. C'est l'amant furieux qui traîne son idéal
déchu au sabbat et le bafoue. Le supplicié devient bourreau à son
tour. Un rugissement de joie accueille cette apparition; elle se mêle
à l'orgie diabohque. Alors la cloche du supplice, la danse du sabbat
et le Dies irœ s'unissent dans une ronde tourbillonnante, où l'enfer
déchaîné hurle et parodie le ciel. Dans cette œuvre le charmant et
le beau se heurtent au grotesque, sans arrivera produire lesubhme.
Elle nous laisse sous une impression profondément discordante.
Mais le tableau est puissant; on y sent la griffe d'un maître. L'art
qui mène à l'harmonie est bien supérieur à celui qui conclut
par une dissonance. Mais lorsqu'un artiste peint une maladie
de l'âme avec cette vigueur de touche, il faut s'incliner. Jamais
le cauchemar de l'amour malheureux n'a été rendu avec celte
énergie.
La symphonie de Roméo et Juliette, éclose « sous ce chaud soleil
d'amour qu'alluma Shakspeare, » nous transporte dans une sphère
plus élevée. Dans les œuvres de Berlioz, il n'en est pas de plus
inspirée. Cette riche floraison mélodique semble vraiment couvée
par l'ardent soleil, complice de tant de passions et fécondateur de
tant de cerveaux d'artistes et de poètes. On y respire la volupté des
nuits qu'embaume la fleur d'oranger et qne peuplent des myriades
de lucioles. Enfin, elle est comme traversée d'un bout à l'autre par
un génie flamboyaut, par « cet amour prompt comme la pensée,
brûlant comme la lave, impérieux, irrésistible, immense, et pur et
beau comme le sourire des anges » qu'ont invoqué tous les poètes,
mais qui n'est connu que des âmes très passionnées et très con-
scientes. Nous n'analyserons pas ce chef-d'œuvre. 11 est des choses
qu'il faut goûter en silence pour les comprendre et les honorer.
Rappelons seulement ces deux merveilles intitulées : Tristesse de
Roméo et Fêie chez Capulet. D'abord, l'amour seul en face de lui-
même qui essaie de se mesurer et n'arrive pas à toucher son propre
fond; et puis, ce même amour perdu au milieu d'une fête étour-
dissante : le contraste de l'âme et du monde. Berlioz a donné à ce
morceau un coloris riche, fou et cepeadant harmonieux sous le scin-
tillement instrumental qui lui est propre. Dans ce bal masqué la
soie ruisselle, les bijoux reluisent, les yeux ironiques chatoient der-
rière les loups de satin bleu et rose, les conversations bruissent, les
rires éclatent dans une folie carnavalesque. Par un trait de génie,
au plus fort de la fête, le compositeur a ramené en fortissimo avec
les cuivres le motif suave de la tristesse de Roméo, comme si la
joie de la foule lui donnait soudain une acuité terrible. Avez-vous
remarqué à côté d'elle ce gémissement chromi^*ique des contre-
LES CONCERTS DU DIMANCHE. 807
basses descendantes, qui nous fait penser à Tybalt furieux,
tournant comme une bête fauve autour de Roméo perdu dans sa
pensée d'amour, comme devant une fleur merveilleuse dont le
parfum remplit l'univers? Folie du monde, haine mortelle et
mortel amour éclatent, rugissent et chantent à la fois d'une voix
distincte dans ces harmonies étonnantes. La symphonie atteint
l'intensisté du drame. C'est la vie irritée à son comble et qui
déborde.
Décidément Berlioz doit à Henriette Smithson et à Shakspeare
ses plus belles pages, les plus tendres et les plus passionnées. Nous
venons d'écouter le musicien sur ce thème auquel il revient bien
des ^'ois. Écoutons un instant encore l'écrivain. Car il le fut et de
premier ordre, à ses heures, quoique toujours capricieux et un
peu saccadé. Voilà ce que Berlioz disait sur le tard, en parlant des
deux amours qui dominèrent tour à tour sa vie orageuse. Ah ! ce
n'est plus la fleur du printemps, c'est la feuille d'automne qui
tombe. Ce retour mélancolique sonne comme un dernier adieu à la
jeunesse, comme un regret douloureux, u Estelle, dit-il, fut la rose
qui a fleuri dans l'isolement {last rose of summer) • Henriette fut
la harpe mêlée à tous mes concerts, à mes joies, à mes tristesses,
et dont, hélas ! j'ai brisé bien des cordes. »
Pour donner une idée complète de Berlioz comme symphoniste,
il nous reste à dire quelques mots de la Damnation de Famt,
l'œuvre de sa maturité. 11 écrivit la légende pendant son voyage
en Hongrie, en chaise de poste, le long des routes, sur la table des
auberges. La musique, d'une sève abondante, d'un éclat varié, est
toute trempée d'impressions originales. Tel passage d'orchestre
rappelle si bien les recoins sombres d'une vieille ville allemande
aux toits pointus, qu'on croit se promener dans Nuremberg en le
suivant. H y a aussi une fugue sur le mot Amen qui reproduit la
grosse gaîté des étudians tudesques avec une fine pointe d'ironie.
Dans le rôle de Méphistophélès, Berlioz a pu donner carrière à sa
verve satirique, à ses accès de bouffonnerie infernale. En somme,
le njaître français a traité le chef-d'œuvre de la poésie allemande
avec une grande liberté, mais sans le rapetisser. Le grand souille
de la légende immortalisée par Goethe a passé sur ces pages. Se
laissant aller à la pente de sa nature, le musicien a pour ainsi dire
effacé les saillies dramatiques du poème, qui sont l'évocation du
diable, la séduction et la mort de Marguerite, pour s'étendre tout
à son aise sur la partie lyrique et pittoresque. Ne nous en plai-
gnons pas, car les beautés d'un charme enveloppant et grandiose
se succèdent depuis le chœur de ia résurrection jusqu'au songe
de Faust et à cette belle invocation : w Nature immense, impéné-
trable et hère, »
808 REVUE DES DEUX MONDES.
Quant à la conception générale du sujet, il n'est pas sans intérêt
de la comparer à celle de Goethe et d'en marquer la différence.
Elle nous ramène à la grande question du trouble religieux et phi-
losophique, qui, nous l'avons dit, ne fut pas étrangère à l'esprit du
musicien. Goethe a fait du docteur Faust ce type de l'homme
moderne, qui, rejetant la foi traditionnelle, cherche la vérité par ses
propres lumières. Il a pour compère et pour antipode Méphisto-
phélès, l'esprit du mal, le roi du monde et des mondains. Sa phi-
losophie est la négation, la quintessence du roué et du sceptique,
le génie de Mammon et de Satan mondanisé. Le hardi docteur
propose au diable une gageure qui est le véritable nœud de la
pièce. Faust sent en lui un désir si infini qu'il défie le démon et
lui promet son âme à tout jamais s'il parvient à combler son cœur
un seul instant, Méphisto se croit sur de son fait ; il accepte. Après
avoir parcouru le cercle des joies et des ambitions terrestres :
l'amour, la politique, l'art, Faust trouve le bonheur suprême en
travaillant pour ses semblables, pour ses compagnons de laite. Ce
n'est pas le démon, c'est Dieu, c'est la divine sympathie qui a fina-
lement apaisé son cœur. Le diable est joué, et Faust entre au ciel, un
ciel d'un genre nouveau, qui s' étage vers les hauts sommets d'une
planète plus avancée, aux rayons d'un soleil plus puissant. Près
des cimes éthérées nous retrouvons les saints du christianisme
dans leur plus haute activité et la Vierge bienheureuse, la Mater
gloriosa^ y représente la femme dans sa pureté et sa splendeur. Si
Faust monte si haut et se transfigure dans cet autre monde, c'est
par la rédemption de l'amour vrai, par l'âme de Marguerite, par
celle qui l'aima malgré tout et jusqu'à la mort.
Cette fin inventée par Goeth • est une libre interprétation de la
légende, un élargissement de l'idéal chrétien selon une foi religieuse
et philosophique que le poète s'est créée lui-même. Berlioz, nous
l'avons vu, est un pessimiste et un incrédule. Il ne s'en cache pas;
mais comme beaucoup d'athées qui le sont par paresse d'esprit ou
par dégoiit de l'existence, il a de ces retours de foi insiinctits qui
surgissent du fond de l'âme humaine. Mais alors, ce n'est pas
comme chez Goethe une haute vue métaphysique, ce n'est pas comme
chez Beethoven un élan sublime d'énergie et de foi personnelle. Il
revient à la toi naïve de son enfance ; elle lui tend son doux oreiller
et il y couche pour un instant sa tête fatiguée. « Je fus élevé, nous
dit-il, dans la foi catholique, apostolique et romaine. Cette religion
charmante, depuis qu'elle ne brûle plus personne, a fait mon bon-
heur pendant sept années entières ; et, bien que nous soyons brouil-
lés ensemble depuis longtemps, j'en ai toujours conservé un sou-
venir fort tendre. Elle m'est si sympathique, d'ailleurs, que^^^si
j'avais eu le malheur de naître au sein d'un de ces schismes éclos
LES CONCERTS DU DIMANCHE. 809
SOUS la lourde main de Luther ou de Calvin, à coup sûr, au pre-
mier instant de sens poétique et de loisir, je me fusse hâté d'en
faire abjuration solennelle pour embrasser la belle romaine de tout
mon cœur. »
Est-ce besoin du cœur ou simple jeu d'imagination? Il y a des
deux peut-être, La Damnation de Faust se ressent de ce tour d'es-
prit. Au lieu de monter vers le ciel, le docteur est tout bonnement
emporté par le diable comme dans la légende du xvr siècle. La
pensée est inférieure à celle de Goeihe. Mais cette course à l'abîme,
échevelée, sur un rythme de triple galop et ce formidable plongeon
dans le goulfre de flammes au milieu d'un chœur satanique, tout
cela est empoignant, irrésistible. Et lorsque l'enfer a saisi sa proie
et cesse de mugir aux profondeurs, quelle surprise délicieuse!
Comme on respire à cette douce et majestueuse remontée vers le
ciel ! Des voix féminines d'anges résonnent pour demander le par-
don de Marguerite : « Elle a beaucoup aimé, Seigneur I » Et à ce
chœur d'une tendresse virginale : « Remonte au ciel, âme naïve et
pure ! » il nous semble entrevoir à travers des rangées de harpes
séraphiques comme une blanche fumée d'âmes bienheureuses qui
émergent dans le cercle lumineux sous l'hosanna des phalanges
célestes. Berlioz n'a pas donné de preuve plus éclatante de la puis-
sance et de la grandeur de son imagination.
IV.
Le troisième grand nom qui défraie le plus souvent les pro-
grammes des concerts du dimanche est celui de Richard Wagner.
Les fragmens symphoniques de ses opéras, qui avaient le don
d'exciter autrefois les contradictions les plus violentes, sont accueillis
aujourd'hui par le public des concerts avec une curiosité ardente et
applaudies avec cette passion vive et généreuse pour des choses
nouvelles qui est un des traits saillans de notre tempérament natio-
nal. L'opposition qu'ont rencontrée pendant longtemps les œuvres
de ce musicien tient moins aux élrangetés de sa musique qu'aux
aspérités de son caractère et à l'outrecuidance d'un orgueil qui
voulait s'imposer partout en maître. Beaucoup de personnes n'ont
pu lui pardonner ses incartades gratuites, ses rodomontades ultra-
tudesques contre la France. Elles ont raison, et nous sommes du
nombre. Mais une fois l'homme jugé, devons-nous ignorer à jamais
l'artiste et ses créations? Le patriotisme aveugle risque d'aller à
contre-fin ; il lui arrive par exemple de bâtir un nouveau mur là
où il faudrait peut-être percer une fenêtre. Il faut en prendre
notre parti, la nature a tous les caprices. Elle a voulu pour une
810 REVUE DES DEUX MONDES.
fois associer un génie exceptionnel avec un parfait Teuton. Richard
"Wagner est mort, et son œuvre débarrassée de sa personnalité irri-
tante, s'impose désormais toute seule à l'attention. Le temps, ce
souverain justicier des choses, ramènera ses prétentions démesu-
rées à leur juste valeur; et le moment n'est pas éloigné où l'on
jugera de sang-froid, sine ira et studio, et ses dernières créations
et sa tentative de réforme théâtrale. Tel n'est pas cependant notre
dessein. Laissant de côté le poète, le penseur, le dramaturge et
Vimpresario d'un théâtre personnel, — car il y avait de tout cela
dans cet homme étrange, plein de petitesses morales et de gran-
deurs intellectuelles, — nous nous bornerons à caractériser d'un
crayon rapide le symphoniste que les concerts du dimanche nous
ont fait connaître.
L'ouverture dramatique créée par Gluck fut portée par Beethoven
à son plein développement. Cette forme de la symphonie servant
d'introduction à un drame ou à un opéra marque à vrai dire le pre-
mier pas vers le poème symphonique, devenu un des genres favoris
de notre époque. Car si, d'une part, l'ouverture dramatique sert d'in-
troduction au drame, de l'autre elle se soutient, elle s'explique par
elle-même et peut s'exécuter séparément sans rien perdre de sa
force persuasive. On ne sera jamais plus clair, plus poignant, plus
grandiose que Beethoven l'a été dans la splendide et incomparable
ouverture de Léonore, voire dans celle diEgmont et de Corio-
lan. Sous ce rapport, Wagner n'a fait que marcher à la file de ses
prédécesseurs, mais il a imprimé à ses ouvertures comme à ses
morceaux d'ensemble la couleur particulière de son esprit. Comme
dans Berlioz, on trouve chez lui l'extrême intensité du coloris instru-
mental, l'énergie stridente de l'expression plastique et pittoresque.
Ce qui nous frappe ensuite comme un trait original et tout à fait
personnel, c'est, d'une part, un sensualisme violent, effréné; de
l'autre, un mysticisme transcendant qui s'élève à des hauteurs
incommensurables. Autre particularité : tandis qu'il déchaîne des
élémens furieux dans son orchestre, on sent toujours une pensée
maîtresse planer sur l'ensemble. Après avoir lâché les passions, il
les terrasse ou les magnétise en dompteur habile, en maître magi-
cien. Dramatiste expert dans le savant crescendo de ses effets, il ne
perd jamais de vue son but, et lancé dans les tempêtes, il vire
toujours au phare de l'idée. Chez Be-'thoven, l'unité résulte de la
plénitude et de la continuité de l'enthousiasme ; elle est le mode
naturel de cette âme passionnée, mais divinement harmonieuse. En
Wagner, elle provient de la domination hautaine de l'intellect sur
des passions sauvages. Quelques exemples rendront ces observa-
tions plus sensibles.
LES CONCERTS DD DIMANCHE. 811
Voulez-vous une impression frappante du tempérament et de la
nature de Wagner? Écoutez l'ouverture du Tannhiluscr. Ce mor-
ceau est si connu aujourd'hui, qu'en rappeler le sujet nous paraît
superflu. Mais pour mettre en lumière le procédé caractéristique
de c( tte composition, nous citerons quelques passî^ges de la remar-
quable analyse que Liszt en a donnée dans une brochure française
publiée en 1851 à Leipzig. « D'abord le motif religieux apparaît
calme, profond; à lentes palpitations, comme l'instinct du plus beau,
du plus grand de nos sentimens, mais il est submergé peu à peu
par les insinuantes modulations de voix pleines d'énervantes lan-
gueur?, d'assoupissantes délices, quoique fébriles et agitées : aga-
çant mélange de volupté et d'inquiétude. La voix de Tannbauser,
celle de Vénus, s'élèvent au-dessus de ces flots écuraans et bouil-
lonnans, qui montent incessamment. Ces appels des sirènes et des
bacchantes deviennent toujours plus hauts et plus impérieux. L'agi-
tation atteint à son comble; elle ne laisse aucune corde silencieuse;
elle fait résonner chaque fibre de notre être. Ces notes vibrantes et
haletantes tantôt gémissent, tantôt commandent dans une alterna-
tive désordonnée, jusqu'à ce que l'immense aspiration de l'infini,
le thème religieux, revienne graduellement, s'empare de tous ces
sons, de tous ces timbres, les fonde dans une suprême harmonie,
et déploie dans toute leur vaste envergure les ailes d'un hymne
triomphal. » Passant ensuite aux détails techniques de la composi-
tion et de l'instrumentation, Liszt caractérise la manière incisive
dont Wagner a rendu les attractions lascives du Venusberg : ces
figures ascendantes des violons à l'aigu, brodées sur un tissu de
trilles et de trémolos qui se perdent et se retrouvent en enlace-
mens inextricables, ces susurrennens accentués de légers conps de
cymbale qui peignent les vertiges de la sensualité, ses éblouisse-
mens prismatiques. « Il y a des notes qui sifflent à l'oreille comme
certains regards chatoient à la vue : longues, désarmantes, per-
fides ! Sous le velouté de leur artificielle douceur on saisit des
intonations despotiques, on sent trembler la colère. Çà et là des
mordantes de violon s'échappent de l'archet comme des étincelles
phosphoriques. Le retour des cymbales nous imprime un ébranle-
ment, comme le lointain écho d'une orgie devenue sauvage. Il y a
des accords d'un frénétique enivrement qui nous rappellent que les
Cléo[)âtre ne trouvaient pas leurs fêtes déparées par la cruauté.
Avec les ménades et leurs rondes fougueuses, la volupté arrive à sa
dernière puissance. » Après un pareil déchaînement, le triomphe du
motif religieux n'était pas facile. Il risquait de paraître froid, sec
et aride, de venir comme une négation après une félicité. L'inter-
prète, également versé dans la science du monde et dans celle de
812 REVDE DES DEUX MONDES,
l'église, nous fait toucher du doigt l'art qu'a mis le compositeur à
préparer cette victoire un peu moins difficile que celle de saint
Antoine, mais cependant très remarquable. « Le motif saint, dit
l'abbé Liszt, ne se dresse point comme un rude maître, imposant
durement silence aux licencieux chuchotemens qui grouillent en
cet antre de joies terribles. Il ne reste point sombre et isolé en leur
présence. Il arrive limpide et doux, pour s'emparer de toutes les
cordes dont la résonnance est une si charmante amorce ; il les saisit
une à une, quoiqu'elles se disputent à lui avec un acharnement
désespt^ré. Mais toujours calme et placide, il étend son domaine
malgré ces résistances, en transformant, en s'assimilant les élémens
contraires. Les masses des tons ardens se détachent en débris, qui
forment des discordances toujours plus pénibles, jusqu'à ce qu'elles
deviennent répulsion comme des parfums en décomposition, et que
nous les voyions avec bonheur se fondre dans l'auguste magnifi-
cence du cantique, qui emporte toute notre âme, tout notre êti-e
dans un océan de gloire. »
On ne saurait mieux peindre l'ouverture typique de Richard
Wagner, qui met aux prises les deux forces de cette étrange
nature. L'élément spirituel apparaît seul dans le prélude de
Loheugrm. Les premières mesures des violons, qui chantent pia-
nissimo le thème du Saint-Graal dans les notes suraiguës de leur
registre, nous enlèvent aux plus hautes régions du mysticisme. La
suave mélodie s'étend comme la nappe dormante , azurée d'un
éther sans bornes, et l'âme débarrassée de tout poids terrestre y
flotte dans une chaste et intense félicité. C'est, au physique, le
genre d'ivresse qui nous prend sur les hautes cimes des Alpes;
c'est au moral ce que les a=!cètes racontent de l'état extatique, où
le moi expire : un sentiment de solitude immense et d'amour infmi.
Mais à mesure que cette mélodie d'une fluidité merveilleuse des-
cend d'octave en octave, et passe en élargissant ses ondes des instru-
mens à cordes aux instrumens à vent , il nous semble que l'âme
descend avec elle de ses hauteurs vertigineuses vers les régions
terrestres dans une atmosphère toujours plus brûlante. Lorsque
enfin les cuivres font retentir la mélodie avec un éclat fulgurant,
n'est-ce pas une âme sublime qui se révèle et se communique dans
son amour surhumain comme par une irradiation de tendresse et
de flamme? — Mais l'apparition ne peut durer qu'un instant; elle se
voile aussitôt et remonte avec un doux sourire, avec un adieu d'une
indicible tristesse dans l' éther inaccessible d'où elle est venue et
où elle retourne à jamais. Le rêve se termine comme il a commencé,
dans l'azur, dans l'infini. Ce qu'il y a d'extraordinaire dans ce
prélude, c'est qu'en développant le sens visionnaire, il nous iden-
LES CONCERTS DU DIMANCHE. 813
tifie avec la vision. C'est le phénomène de l'extase musical»^ment
réalisé. Quant au nuancement instrumental de ce morceau , il
est d'un fondu, d'une délicatesse uniques. Il va des tendres cou-
leurs de l'opale et du saphir au jaune ardent, aux blancheurs
éblouissantes de la lumière. On a souvent imité cet efiet, mais sans
l'atteindre.
La Chevauchée des Walkiires nous transporte, au contraire, sur les
âpres sommets du mythe Scandinave sous le ciel sombre de la Ger-
manie primitive. Le tableau scénique qui accompagne ce morceau
au troisième acte de la Walkure est d'une singulière hardiesse.
Cependant on peut le voir réalisé aujourd'hui sur un grand nombre
de scènes allemandes. La ci'ne d'une montagne qui finit en pointe
de rochers se dresse dans le ciel. C'est le rendez-vous des neuf
Walkures, des filles d'Oilin, qui emportent pendus en travers, sur la
selle de leurs chevaux, les héros tués dans la bataille. Le vent siffle,
des volées de nuages chassés par l'ouragan traversent les airs et
rasent la crête des monts. Dans leurs plis apparaissent une à une
les filles d'Odin chevauchant leurs coursiers sur les ailes de la tem-
pête. On les voit se précipiter à droite dans une forêt de sapins;
elles y laissent leurs folles montures et viennent se camper l'une
après l'autre sur le roc abrupt. De là -haut les premières venues
appellent les dernières en poussant leur cri de ralliement : « loho-
tohé! » Et d'en haut, d'en bas, de l'air et de l'abîme se répondent
leurs clameurs. Le morceau symphonique qui accompagne cette
scène a pour motif principal une fanfare à l'unisson d'un accent
sauvage et fier, modulant du mineur au majeur sur un accompa-
gnement de trilles multipliés à toutes les octaves et sur une figure
des instrumens à cordes imitant un galop soutenu. Cette musique,
OÙ des rires joyeux percent la tempête, donne la sensation violente
des temps héroïques de la Germanie légendaire; elle respire le fer,
la joie et l'ouragan.
La Marche funèbre de Siegfried est empreinte de la teinte fatale
particulière à la vieille poésie du Nord. La récente et brillante exé-
cution de ce fragment, par M. Lamoureux, aux concerts du Ghâ-
teau-d'Eau, a vivement impressionné le public par son caractère
sombre et grandiose. Siegfried vient d'être tué traîtreusement par
Hagen. Ses compagnons placent son corps sur son bouclier et l'em-
portent. Pendant ce temps , l'orchestre joue une marche courte,
mais saisissante, qui rappelle en quelques mesures la vie du héros,
sorte d'oraison funèbre concentrée et très originale. Les motifs
majestueux qui se succèdent rapidement sont ceux-là mêmes qui
ont marqué les points lumineux de la carrière semi-humaine, semi-
divine de Siegfried dans le cours du drame. Après chacun d'eux,
814 REVUE DES DEUX MONDES.
l'orchpstre tout entier frappe en foî^tissimo sur le rythme d'un tam-
bour funèbre quelques accords plaqués, haletans, terribles. C'est îe
coup de la mort qui a foudroyé le héros et qui se répète avec un
retentissement formidable à chnque pause de ce prodigieux ressou-
venir. Et la puissante mélopée reprend en pleurant son récit. Mais
tout à coup éclate la fanfare qui rappelle les amours triorophans de
Siegfried et de Brunehilde. Ici le fracas des cuivres atteint l'inten-
sité du rayonnement solaire et perce la moelle des os. II semble
un instant qu'on revoie le héros aux cheveux d'or et la fille des
dieux sortir comme deux soleils de i.loire de leur sombre caverne
après leur première nuit de noces... Mais le tambour roule ; l'or-
chestre retombe sur son gémissement, et nous ne voyons plus qu'un
cadavre emporté sur un brancard au clair de lune. Le héros a dis-
paru dans la nuit éternelle.
Faut-il résumer en quelques mots les caractères généraux de la
musique de Wagner? Elle surprend par un mélange de séductions
insinuantes et d'accens aigus, violens , d'une puissance extraordi-
naire. On y retrouve la nature septentrionale, gern anique et bar-
bare avec tons ses instincts, mais idéalisée par une sensibilité d'ar-
tiste raffiné et toujours gouvernée par une pensée métaphysique.
En somme, elle étonne plus qu'elle n'attendrit; elle passionne,
excite, exalte, mais sans donner le grand apaisement. Sous toutes
ses splendeurs, elle garde quelque chose d'amer et d'inconsolé.
Quant à sa structure et à son essence, elle se distingue par l'éner-
gie et le mouvement dramatique et par le génie légendaire. Nous
entendons par le génie légendaire cet art de révéler et de dramati-
ser le monde intérieur, et de le condenser, en un tableau mer-
veilleux qui revêt alors la forme d'un au-delà enchanteur vers lequel
le désir s'élance avec une force redoublée. Telles sont les ouver-
tures du Vaisseau- fdntôme et du Tannhauser, mais plus encore cet
admirable prélude de Lohengrin qui ressemble à une échappée sur
un monde supérieur.
. Il n'entre pas dans notre dessein de faire une étude même som-
maire de la jeune école française qui a pris une place importante et
obtient un succès légitime aux concerts du dimanche. Cette école
procède en partie de Berlioz, qui a donné à la nouvelle génération
le goût de la musique descriptive, en partie de M. Gounod, dont la
mesure, la clarté, la grâce souple, correspondent plus particulière-
ment aux qualités dominantes de l'esprit français. La science accom-
LES CONCERTS DD DIMANCHE. 815
plie et le pittoresque spirituel de M. Saint-Saëns, la note attendrie
et souvent passionnée de M. Massenet, la fougue provençale et le
coloris espagnol du regretté Bizet; MM. Reyer, LéoDelibes, Guiraud,
Lalo et plusieurs autres nous oflriraient une riche galerie de talens
remarquabl'^s et d'inspirations diverses. Nous devons nons conten-
ter d'uue observation toute générale. Si quelque chose manque à
nos jeunes musiciens , ce n'est pas la science musicale et la pra-
tique des procédés, c'est plutôt la passion et la pensée, sans les-
quelles il ne se fait rien de grand. De leurs efforts louables nous
n'avons pas vu encore se dégager une individualité puissante ayant
un idéal clairement défini et le poursuivant avec constance. Ce n'est
pas nous qui pouvons leur donner une leçon. En fait d'art, les bons
conseils ne viennent que de l'étude des maîtres et les bonnes idées
que de l'inspiration. Mais il est une vérité qui ressort clairement
du coup d'œil rapide que nous avons donné aux grands maîtres
sj^mphonistes de ce siècle : c'est que la musique, même considé-
rée en dehors du théâtre, s'est puissamment rapprochée de la poé-
sie en élargissant son cadre et en plaçant son but plus haut. Après
Bteihoven, après Berlioz, après Wagner, il ne suffit plus d'être un
grand musicien pour être un grand symphoniste; il faut encore,
sinon être un vrai poète, du moins posséder un sentiment poétique
vivace et original. Uiie chose nous frappe encore dans les maîtres
susdits : leur haute culture intellectuelle, leur préoccupation con-
stante des grands problèmes de l'esprit humain. Telle est la leçon
la plus évidente et la plus salutaire qui ressorte de leurs œuvres
pour nos musiciens présens et futurs.
Et pour nous, qui sommes le public, n'est-il pas aussi un ensei-
gnement à tirer de cette institution des concerts du dimanche qui
fait partie désormais de nos mœurs? Sûrement, la musique parle là
son vrai langage, et ce qu'elle nous confie est très différent de ce
qu'elle nous dit ailleurs. Sa grande voix nous apprend que l'huma-
nité, sous les apparences d'un matérialisme universel, est pleine
encore d'aspirations spiritualistes et idéales, souvent incertaines,
mais non moins vives. Car la musique vient du plus profond de
l'homme, elle sort du mystère de l'inconscient, elle nous parle de
ce monde intérieur qui est la suprême réalité, et déchirant le voile
du monde visible, elle nous introduit dans son immense au-delà. Les
visions qu'elle évoque, ce n'est pas elle qui les invente, c'est nous
qui les créons sous ses sublimes incantations; elles font partie de
nous comme des puissances innées. La musique, cette sœur mysté-
rieuse de l'âme et de l'amour, a cela de beau qu'elle ne peut long-
temps se complaire dans les basses régions. L'essor naturel de ses
ailes l'emporte vers l'infini.
816 REVUE DES DEUX MONDES.
Il faut donc voir dans la popularité croissante de la grande
musique un des phénomènes les plus remarquables de notre époque.
A ne considérer notre temps qu'à la surface, il semble voué irrévo-
cablement aux forces régnantes du positivisme et du matérialisme.
Le progrès prodigieux des sciences exactes et l'immense dévelop-
pement de l'industrie ont tout envahi. Le théâtre se nourrit à peu
près de ce que lui offre la vie mondaine et paraît vouloir se réduire
à une sorte de chirurgie sociale. La littérature s'est jetée dans une
observation minutieuse du réel ou dans un naturalisme grossier;
la peinture butine et s'amuse sur ses traces. Mais entrez le dimanche,
à deux heures, dans une de ces grandes salles de concert, voyez
cette foule avide non de divertissement, mais d'édification, joyeuse
d'échapper à elle-même et de boire pour quelques heures à la
coupe des songes; étudiez son recueillement, son absorption pro-
fonde, ses ravissemens pendant qu'on joue la Neuvième Symphonie
de Beethoven ou tel chef-d'œuvre de notre grand Berlioz; voyez
avec quelle passion elle les applaudit et les redemande, et vous
direz : Non, Ariel n'est pas mort. Il n'est invisible que parce que
Prospère a cessé de croire en lui! L'idéal est plus vivant que jamais,
car la foule en a soif.
Quelques-uns craignent que la musique n'absorbe désormais tous
les besoins idéalistes de l'humanité, et que les autres arts ne pâtis-
sent de sa fortune en retombant dans le terre-à-terre d'un réalisme
de plus en plus servile. Nous n'en croyons pas un mot. Il y a une
solidarité profonde entre toutes les facultés humaines, un besoin
invincible d'unité dans notre nature, qui triomphe toujours à la
longue. Si nous avons bien compris les nobles accens du génie
de la musique, il parle au philosophe d'un monde supérieur, au
poète de la terre promise de son rêve, à tous d'un idéal plus
large que celui du passé, fondé sur toutes les conquêtes de la race
aryenne et sur l'âme même du christianisme. L'horizon est noir,
de grandes luttes nous attendent encore, mais nous ne désespé-
rons de rien. Le xix® siècle, parti de très haut, est descendu dans
une vallée profonde ; mais parvenu à la fin de sa carrière , il
atteindra peut-être un sommet d'où il apercevra l'aurore d'un
jour nouveau.
Ldouard Schuré.
UN CHAPITRE
L^HISTOIRE FINANCIERE
DE LA FRANCE
II.
LES EXCÈS DE LA SPÉCULATION AU DÉBUT DU RÈGNE
DE LOUIS XV.
II\
BAISSE DES ACTIONS ET DEFAVEUR DES BILLETS.
DCJ SYSTÈME ET LA LIQUIDATIO-V.
I.
Le 5 janvier 1720, d'Argenson, qm depuis plusieurs mois ne s'en-
tendait plus avec Law (2), abandonna l'administration des finances.
(1) Voyez la Revue du 15 mars.
(2) D'Argenson, d'un caractère absolu, ne s'était pas contenté longtemps d'un rôle
subordonné dans l'administration des finances; c'était malgré sa résistance que la
compagnie des Indes avait obtenu le bail des fermes générales et la régie des recettes
générales. On dit môme que, dès le mois de septembre 1718, il s'était séparé de Law
en favorisant secrètement la formation de la société imaginée pour faire concurrence
à la compagnie d'Occident, et qu'Aymard Lambert, sous le nom duquel les frères
TOME LXII. — 1884. 52
818 REVUE DES DEUX MONDES.
Le contrôle général fut rétabli et fut confié à Law, qui conserva la
direction de la banque et celle de la compagnie des Indes. La
banque était devenue un service financier de l'état : on comprend
donc que le contrôleur-général ait pu en conserver sans intermé-
diaire l'administration ; mais la compagnie, avec ses nombreuses
entreprises et ses milliards d'actions, était une société privée : si
elle avait pu se faire attribuer le bail des fermes générales, parce
qu'il était alors d'usage d'affermer le recouvrement d'une partie
des impositions, elle était placée à ce titre, non sous l'autorité,
mais sous le contrôle du ministre, et Law ne pouvait se contrôler
lui-même. Sa nomination au contrôle-général est un signe du temps
où elle a pu être faite. « Le murmure fut grand, dit Saint-Simon,
de voir un étranger contrôleur-général, et tout livré en France à
un système dont on commençait à se défier. Mais les Français s'ac-
coutument à tout. »
La spéculation salua l'avènement de Law^ au ministère des finances
en faisant monter dans la soirée les actions à 18,000 livres. Quel-
ques jours après, le nouveau contrôleur-général ne crut pas com-
promettre l'autorité publique dont il était revêtu en se rendant,
accompagné de plusieurs grands seigneurs, rue Quincampoix, où
sa présence et ses encouragemens ranimèrent encore la confiance,
mais elle ne dura pas.
Le cours de 18,000 livres ne put se maintenir et les actions
baissèrent. Le bureau que la compagnie avait ouvert les acheta à
9,600 livres et les paya en billets qu'on allait aussitôt convertir en
numéraire à la banque, dont la réserve métallique, que les trois
derniers mois de 1719 avaient accrue, ne tarda pas à être épuisée :
elle put cependant satisfaire aux rembourseraens qui lui furent
demandés, mais quelquefois avec des retards, en ouvrant tard ses
guichets, en les fermant de bonne heure, en prolongeant le temps
nécessaire pour compter les espèces.
Law se trouvait en présence de la terrible difficulté de soutenir
à la fois l'action et le billet : il ne recula pas, et, se faisant journa-
liste, il voulut exposer et défendre ses projets et ses théories dans
une lettre qu'inséra le Mercure de France (de février 1720), et qui
se terminait par ces paroles un peu hautaines : <t Le système s'éta-
blira sans vous, parce qu'il est fondé sur des principes, et que les
principes se rendent maîtres, tôt ou tard, des opinions les plus
rebelles. Mais il dépend en quelque sorte du public de le faire aller
plus vite et de recueillir incessamment les fruits immenses qu'il
nous promet (1). »
Paris s'étaient rendus adjudicataires des fermes générales, était le valet de chambre
du garde dos sceaux.
(1) Law, édition Guillaumin, p. G40.
HISTOIRE FINANCIÈRE DE LA FRANCE, 819
La compagnie achetait des actions et elle en vendait peu : elle
espéra attirer les acheteurs en leur offrant des marchés à prime, en
s'engageant (le 9 janvier) à fournir, dans les six mois, des actions
avec les dividendes de l'année, à raison de 11,000 livres, moyennant
une prime de 1,000 livres. Depuis que Law avait le premier employé
cette forme de marché, qui se prête si bien aux spéculations, l'agio-
tage s'en était emparé et faisait concurrence à la compagnie : elle
s'en fit attribuer le monopole par un arrêt du 11 février.
Les rentiers ne se pressaient pas de demander leurs rembourse-
mens : ils hésitaient à acheter des actions et ne pouvaient rempla-
cer les rentes qui les faisaient vivre par des billets qui ne produi-
saient aucun revenu. Mais, comme ces retards paralysaient le
développement du système, il leur fut prescrit de recevoir avant le
1" avril les fonds remis aux payeurs : passé ce délai, ces fonds
seraient reportés au trésor pour être remboursés plus tard, ainsi
qu'il serait ordonné. Cette menace ayant produit peu d'effet, les
rentiers furent informés que les rentes de ceux qui n'auraient pas
voulu ou pu recevoir leurs remboursemens avant le 1" juillet
seraient réduites à 2 pour 100 (arrêts des 12 janvier et G février) :
cette injonction rigoureuse en détermina un grand nombre à reti-
rer leurs capitaux et à en chercher ailleurs l'emploi.
Le paiement des actions achetées par la compagnie et les rem-
boursemens aux rentiers s'effectuaient en billets ; les 360 millions
autorisés le 29 décembre furent épuisés à la fm de janvier, et il
fallut permettre à la banque, le G février, d'en émettre encore pour
200 millions, ce qui porta ses émissions à 1,200 millions. Ce
développement de la circulation fit accroître les faveurs accordées
aux billets : pour compléter la disposition qui, le 22 décembre, leur
avait accordé une prime de 5 pour 100, les contribuables qui
acquitteraient en billets les droits dus aux fermes générales furent
exemptés des h sols par livre qu'ils avaient à payer en sus du prin-
cipal; il afm, dit l'arrêt, de favoriser de plus en plus les billets et
de soutenir la préférence qu'ils méritent dans le commerce. » Mais
dans la lutte qui s'établit entre la monnaie fiduciaire et la monnaie
métallique, il ne suffit pas de favoriser les billets, il faut pour-
suivre, tourmenter, proscrire même l'or et l'argent. Pendant toute
l'année 1720, les variations monétaires sont incessantes : le cours
des espèces est tantôt élevé et tantôt abaissé, sans qu'on les refonde
ou qu'on les réforme. Il ne s'agit plus, comme pendant les deux
dernières guerres de Louis XIV , de chercher dans la réforme ou la
fabrication des espèces un bénéfice pour le trésor, mais unique-
ment de faire préférer le billet au numéraire.
Le 15 janvier, la réduction déjà ordonnée de 1 livre sur les
louis et de h sols sur les écus est prorogée à la fin de février,
820 REVUE DES DEUX MONDES.
mais pour Paris seulement. Ainsi, pendant un mois, le cours des
espèces n'est pas le même en France : il est plus fort à Paris et
plus faible dans les provinces. C'est un véritable désordre : peu
importe, on espère attirer des espèces au bureau central de la
banque en laissant plus de temps au public pour venir les conver-
tir en billets avant qu'elles soient réduites. Le 22 janvier, les
anciennes espèces réformées en l70Zi, en 1709, en 1715, et suc-
cessivement démonétisées, qu'au mois de décembre la justice
recherchait et confisquait, sont reçues de nouveau dans la circula-
tion sur le pied de 900 livres le marc monnayé d'or et 60 livres le
marc d'argent, comme les espèces fabriquées depuis : ces condi-
tions favorables auront sans doute plus d'effet que les rigueurs de
la justice pour les faire sortir des caisses et des tiroirs, où on sup-
pose qu'il en reste pour des sommes considérables. L'exportation
défendue par toutes les lois anciennes est permise jusqu'à la fin de
février, « afin d'ôter tout prétexte à ceux qui se plaindraient des
peines qui pourront être portées (plus tard) contre ceux qui gardent
des vieilles espèces : il est plus avantageux à l'état qu'on les fasse
valoir à l'étranger que de les retenir dans le royaume sans circula-
tion. » Le 28 janvier, six jours seulement après que les anciennes
espèces démonétisées ont été rendues à la circulation, elles sont
réduites de 90 livres par marc d'or, et de 6 livres par marc d'ar-
gent ; toutefois, pendant trois jours, elles seront encore reçues dans
les Monnaies et à la banque à 900 livres et 60 livres le marc. 11
est défendu, sous peine de confiscation, de transporter, pendant le
mois de février, hors de Paris et des villes où il y a des hôtels des
Monnaies, l'or et l'argent, sans en avoir obtenu la permission,
« Pour faciliter le commerce, » les dispositions de l'arrêt du
21 octobre qui rendent obligatoire l'emploi des billets dans presque
tous les paiemens, et qui ne devaient être exécutées que le 1" mars
et le l'''" avril, seront immédiatement appliquées. Les anciennes
espèces qui n'auront pas été portées à la banque ou aux hôtels des
Monnaies, dans les délais prescrits, seront de nouveau confis-
quées (1). Le 31 janvier, l'exportation permise le 22 est de nou-
(1) La compagnie pourra faire des perquisitions dans toutes les maisons, même dans
les maisons religieuses et privilégiées; les espèces seront confisquées en entier, et
sans aucune diminution au profit des dénonciateurs. Tons les dépositaires de ces
espèces devront es porter aux hôtels des Monnaies, dans les délais prescrits, sous
peine d'être responsables envers les déposans de la perte que la confiscation leur
fera éprouver. — Un arrêt du 29 janvier ordonne que les espèces et les matières por-
tées aux Monnaies dans les provinces seront employées à fabriquer des pièces de
20 sols et de 10 sols, jusqu'à ce que les afiinages soient suffisamment établis pour ne
fabriquer que des livres d'argent, qui sont au titre de 12 deniers et valent aussi
20 sols. — Un autre arrêt du 7 février réduit les pièces de 20 sols et même les livres
d'argent (ordonnées en décembre 1719 et dont la fabrication est lente) à 18 sols et
HISTOIRE FINANCIÈRE DE LA FRANCE. 821
veau défendue. Les 9 et 20 février, la diminution ordonnée le
28 janvier est successivement prorogée au 20 février, et à la fin de
mars pour Paris, à la fin de février et au 10 mars pour les pro-
vinces. Le 25 février, avant même ces époques, toutes les espèces
anciennes et nouvelles sont de nouveau admises dans la circulation,
à raison de 900 livres le marc d'or et de 60 livres le marc d'ar-
gent : la banque n'exigera plus 5 pour 100 de l'argent qui y sera
déposé; elle recevra et délivrera les espèces au prix auquel elles
ont cours. (Arrêts des 15, 22, 28 et 31 janvier, et des 9, 20 et
25 février.)
Toutes ces dispositions concernant les monnaies sont confuses et
contradictoires : celle qui les suit est violente. Le 27 février, il est
défendu à tous les Français de conserver plus de 500 livres en numé-
raire, sous peine de dO,000 livres d'amende. 11 est interdit de payer
les sommes de 100 livres et au-dessus autrement qu'en billets.
L'arrêt se borne à déclarer que, « la quantité des espèces actuelle-
ment dans le royaume doit dépasser 1,200 millions, et que néan-
moins le public est privé d'une circulation suffisante, parce que
plusieurs personnes qui ont fait des fortunes considérables resserrent
les espèces; » et on croit que ce motif justifie des violences qui
rappellent les gouvernemens les plus tyranniques (1). C'est aussi
parce que les nouveaux enrichis, les réaliseurs, étalant un luxe
excessif et inopportun, « ont employé une partie considérable de
leur fortune dans l'achat de diamans, de perles, de pierres pré-
cieuses, » qu'il est défendu de porter aucun de ces objets, sous
peine de 10,000 livres d'amende.
Law n'est arrêté par aucune considération de droit ou de justice
dans les efforts qu'il tente pour développer la circulation des billets
afin de soutenir le cours des actions. Cependant, ces deux valeurs
sont essentiellement difïérentes. La banque royale est devenue un
établissement de l'état; la compagnie des Indes est restée une
société particulière de commerce et d'industrie. Le billet est l'en-
gagement souscrit par la banque, c'est-à-dire par l'état, et dans les
formes de gouvernement qui existaient alors, par le roi, de payer à
les pièces de 10 sols à 9 sols; elles n'étaient point comprises dans les diminutions
prescrites le 28 janvier.
(1) Montesquieu rappelle, à cette occasion, dans VEsprit des lois (liv. x\\, chap. xxvi),
que César défendit aux Romains de garder plus de GO sesterces, et, après avoir indi-
qué les circonstances et le but de cette défense, il ajoute : u César fit sa loi pour que
l'argent circulât parmi le peuple : le ministre de France fit la sienne pour que l'ar-
gent fût mis dans une seule main. Le premier donna pour de l'argent des fonds de
terre ou des hypothèques sur des particuliers; le second proposa pour de l'argent des
effets qui n'avaient point de valeur et qui n'en pouvaient avoir par leur nature et par
la raison que sa Ici i bligeait de les prendre. »
822 REVUE DES DEUX MONDES.
vue, en espèces, une somme déterminée : ne pas satisfaire à cet
engagement, c'est se mettre en état de faillite. L'action représente
la participation de celui qui la possède aux opérations d'une société
commerciale, à ses chances de bénéfices ou de pertes, sans qu'elle
lui donne droit au rembourse-ment du capital qu'il a versé, si à
l'expiration de la société il a été dissipé : sa valeur n'est pas fixe,
elle est essentiellement variable, suivant l'opinion que se fait le
public des profits auxquels elle donne droit. Il fallait ne pas con-
fondre, sf^parer au contraire la banque et la compagnie, le billet et
l'action ; ne pas laisser les billets dépasser le chiffre de 1 milliard,
autorisé au 1" janvier et déjà excessif; interdire à la compagnie de
racheter ses actions ; abandonner ces actions à elles-mêmes et les
laisser descendre à leur prix véritable, calculé sur le produit réel
qu'elles pourraient donner. Il est vrai que le versement de 3/5 qui
restait à faire sur les 300,000 actions émises à 5,000 livres, dans
le second semestre de 1719, aurait pu ne pas être effectué et que la
compagnie n'aurait pas réalisé le capital qu'elle s'était engagée à
prêter à l'état pour le remboursement de ses dettes : on aurait pu
y pourvoir par d'autres moyens, en rétablissant une partie des
rentes au lieu d'exiger impérieusement que leur remboursement
fût accepté; c'est ce qu'on fut obligé de faire plus tard, quand ce
remède était devenu inefficace pour combler le gouffre qui s'était
creusé. Peut-être n'était-il pas impossible, en agissant ainsi, au
commencement de 1720, d'assurer encore la circulation et le paie-
ment des billets, dont on pouvait diminuer le montant en exigeant
le remboursement à leur échéance des prêts faits sur dépôt d'ac-
tions, sans craindre de faire encore baisser celles-ci. Quoi qu'il en
soit à cet égard, cette conduite était la seule conforme au droit, à
la justice, à la raison, aux principes les plus élémentaires de gou-
vernement, de finances, d'économie publique.
Law fut entraîné dans une autre voie par ses illusions et par ses
théories fausses et chimériques sur la monnaie, sur le papier de
circulation et sur la richesse illimitée qu'il pouvait procurer à une
nation, sur la possibilité de donner même aussi aux actions d'une
société le caractère d'une valeur de crédit circulant comme les bil-
lets : il fut peut-être aussi dominé par un autre sentiment naturel
à l'homme. Le xix^ siècle a, plus qu'on ne l'avait au commencement
du xviii% l'expérience des sociétés commerciales et financières, de
leur prospérité et de leur chute. N'a-t-on pas vu, de nos jours,
le fondateur d'une société par actions, dont les titres, par le seul
effet de l'engouement public et sans qu'il y eût contribué par
aucune manœuvre répréhensible, avaient de beaucoup dépassé leur
valeur véritable, ne pouvoir se résigner au retour d'opinion qui les
HISTOIRE FINANCIÈRE DE LA FRANCE. 823
ramenait à leur prix, éprouver de leur baisse un profond dépit, se
faire, pour ainsi dire, un point d'honneur pour ses actionnaires et
pour lui-même, de ramener la hausse par tous les moyens, en
promettant des profits qui ne pourront se réaliser, en disant, au
besoin, racheter par la société des actions, à un cours bien plus
élevé que le prix d'émission, au risque d'amoindrir et même d'anéan-
tir le fonds social, gage des actionnaires qui conservent leurs titres;
de convertir ainsi une situation difficile en une ruine définitive et
complète et d'encourir les peines sévères, mais justes, qu'édicté la
loi? On peut croire que ces sentimens agitèrent l'âme de La.^ et
qu'ils ne contribuèrent pas moins que ses théories à lui faire réu-
nir et confondre la banque et la compagnie, le billet et l'action par
la déclaration du 23 février et par le célèbre édit du 5 mars.
La déclaration du 23 février donne la sanction royale à des pro-
positions présentées par Law à la compagnie et acceptées la veille
par l'assemblée générale des actionnaires, afin que l'initiative parût
au moins en avoir été prise par la société. Le roi charge la compa-
gnie des Indes de la régie et de l'administration de 'a banque; tout
en restant garant envers le public de la valeur des billets, la com-
pagnie sera responsable envers le roi de son administration. Aucun
billet ne pourra être émis qu'en vertu d'arrêts du conseil rendus
sur une délibération de l'assemblée des actionnaires. Les paiemens
des sommes inférieures à 100 livres seront faits en espèces ; il ne
sera émis à l'avenir que des billets de 10,000 livres, de 1,000 livres
et de 100 livres; ceux de 10 livres sont supprimés et seront reçus,
pendant deux mois, dans les caisses publiques pour y être rem-
boursés. Le roi cède à la compagnie pour 900 millions les 100,000 ac-
tions qui lui appartiennent (9,000 livres l'action ) ; 300 raillions
seront payés en 1720 et 600 millions en dix ans, à raison de
5 millions par mois. La compagnie créera sur elle-même 10 mil-
lions d^acLiom rentières à 2 pour 100 au capital de 500 millions
(50 livres l'action), afin de fournir aux rentiers le moyen d'em-
ployer leurs remboursemens. Comment pouvait-on espérer que,
sans y être contraints, ils consentiraient à convertir ainsi leurs
anciennes rentes h pour 100 en rentes 2 pour 100? La compagnie,
dans sa délibération du 22 février, avait décidé que le bureau de
vente et d'achat des actions serait supprimé : cette décision n'est
pas reproduite dans la déclaration parce que ce bureau avait été
établi sans l'intervention de l'autorité publique. Il fut supprimé au
moins momentanément. Mais la compagnie, qui voulait, avec rai-
son, cesser d'acheter les actions des actionnaires, reprenait les
100,000 actions du roi pour 900 millions, dont 300 payal^les en
1720; il faut s'empresser d'ajouter que cette clause, étrange pour
824 RETUE DES DEUX MONDES.
le vendeur autant que pour l'acheteur, ne reçut aucune exécu-
tion (1).
La déclaration du 23 février avait réuni la banque à la compa-
gnie; l'arrêt du 5 mars assimile le billet à l'action. Il commence
par prescrire au trésorier de la banque de faire rembourser à leur
échéance tous les prêts qui ont été faits; mais aussitôt il ordonne
qu'un bureau sera ouvert pour convertir, au prix fixe de9 ,000 livres^
les actions en billets et les billets en actions, à la volonté des por-
teurs. Le bureau d'achat et de vente des actions à 9,600 livres,
que la délibération de l'assemblée du 22 avait supprimé, se trouve
ainsi rétabli par ordre du roi , et on ne fait rentrer les sommes
prêtées sur dépôt de titres que pour convertir les actions en bil-
lets, à la demande de tout actionnaire. Les soumissions et primes
que la compagnie a délivrées lui seront rapportées dans le délai
d'un mois pour être converties en actions à des conditions qui ont
pour résultat de réduire trois actions ou promesses d'actions à deux.
Toutes ces diminutions du nombre des actions ont pour but de
rendre possible la distribution du dividende promis de 200 livres
aux actions qui ne seront pas supprimées; car, à cet effet, on dres-
sera tous les six mois un état des actions converties en billets et
des dividendes auxquels elles auraient eu droit pour en répartir
le montant entre les actions non converties. Law prévit bien qu'on
viendrait à la compagnie échanger des actions à 9,000 livres contre
des billets et qu'on irait à la banque échanger ces billets contre
des espèces. Aussi l'arrêt du 27 février, qui suivit de quelques
jours la déclaration du 23 et qui précéda de quelques jours l'arrêt
du 5 mars, avait défendu à chacun de garder plus de 500 livres
en numéraire, afin de faire refluer l'or et l'argent dans les caisses
de la banque. Cependant tout le numéraire existant en France ne
suffira pas à soutenir les nouvelles émissions de b'ilets qui seront
(1) On ne saurait trouver un témoignage plus autorisé de l'effet produit par la
déclaration du 23 février et une appréciation plus judicieuse de la situation que ce
passage de Forbonnais (t. ii, p. 614) : « L'effet de la délibération du 22 ne fut favo-
rable au système que jusqu'à l'impression de la déclaration du 23 qui l'autorisait.
Le discrédit des billets de banque continua, et l'action continua de baisser journelle-
ment. Plus la banque payait lentement, plus on s'efforçait de réaliser. L'augmentation
des espèces, le 25, ne parut qu'un expédient dont on voulait couvrir la disette des
caisses, et la défense de prendre 5 pour 100 pour échanger les espèces en billets ne
fit pas meilleur effet. — Le 21, on fit monter la défiance au plus haut point par la
défense de garder plus de 500 livres en espèces. — La défense 'e fabriquer et de
vendre de la vaisselle d'argent ne fut qu'une imprudence de pi.-s et fit monter sa
valeur à des sommes excessives, sans diminuer l'ardeur qu'on avait pour l'enlever.
Le contrôleur-général, après avoir éprouvé si souvent que c'est compromettre l'auto-
rité que de s'opposer au torrent des passions, so trouva dans un étrange embarras. Il
se détermina à rendre le fameux arrêt du 5 mars qui décida la chute du système. »
HISTOIRE FINANCIERE DE LA FRANCE. 825
nécessaires : si on ne peut augmenter sa quantité réelle, il faut
accroître sa valeur nominale. Ce sera une fiction; mais la valeur des
actions, fixée à 9,000 livres, et celle des billets contre lesquels elles
s'échangent à bureau ouvert, ne sont-elles pas aussi devenues des
fictions? C'est ainsi que Law est conduit, malgré les assurances con-
traires si souvent données, à élever le cours des espèces sans les
refondre ou les réformer, et l'arrêt du 5 mars se complète en por-
tant le marc monnayé d'or de 900 livres à 1,200 livres et le marc
monnayé d'argent de 60 livres à 80 livres. On pourra dire que, si
la France a une circulation considérable de monnaie fiduciaire, elle
a, pour en garantir le paiement à vue, 1,600 millions de monnaie
métallique, alors cependant qu'elle n'aura pas plus d'or et d'argent
qu'au temps de Colbert, quand son numéraire était évalué à 500 mil-
lions seulement.
Pour faire ressortir la portée et les conséquences de l'arrêt du
5 mars, il suffira de constater que, du 26 mars au 1" mai, la banque
émit pour l,Zi96 millions de nouveaux billets, ce qui porta sa cir-
culation à 2,696 millions (1).
L'arrêt du 5 mars fut donc une faute grave, et les amis de Law,
qui l'ont senti, ont cherché à l'attribuer à « un mystère d'intrigue
et de politique. » Dutot rapporte, sans le confirmer, mais sans le
démentir, qu'on disait de son temps : h Les ministres de la qua-
druple alliance, ayant senti que Law était l'ennemi de leur système
politique, s'unirent pour ruiner son système de finances. On dit que
c'est eux qui tramèrent ensemble la création des derniers 1,200 mil-
lions de billets et les deux bureaux pour acheter et vendre les
(1) Arrêt du 26 mars.
18,000 billets de 10,000 livres 180,000,000
120,000 billets de 1,000 livres 120,000,000
5 avril.
39,600 billets do 10,000 livres 396,000,000
15 avril.
240,000 billets de 1,000 livres 240,000,000
1,810,000 billets de 100 livres 181,000,000
1,700,000 billets de 10 livres 17,000,000
(Bien qu'ils aient été supprimés par la déclaration du 23 février.)
1" mai.
362,000 billets de 1,000 livres 362,000,000
1,496,000,000
On lit même dans le préambule de l'édit du 5 juin 1725 que la banque émit pour
3 milliards de billets.
826 REVDE DES DEUX MONDES.
actions à 9,000 livres. Law donna dans le panneau... (1) » Déjà,
à cette époque, il parut facile et commode, après des fautes ou des
erreurs, d'en attribuer les funestes résultats aux intrigues et aux
manœuvres de l'intérieur et de l'extérieur. Cependant Law ne pou-
vait ici décliner la responsabilité de ses actes : dans un mémoire
antérieur à l'établissement de la banque et de la compagnie des
Indes, il présente la conversion des actions en billets et des billets
en actions comme un de ses projets et comme conforme à ses doc-
trines, et, dans un autre mémoire postérieur à sa chute, il écrit :
« Tout était monnaie, actions et billets; il n'y avait qu'à fixer les
proportions, et tout discrédit, toute demande sur la caisse ces-
sait (2). »
L'élévation excessive du cours des espèces avait pour but d'ac-
croître, au moins fictivement, le numéraire et de faire sortir l'or et
l'argent des caisses où on les renfermait. Six jours après, loin de
chercher à accroître la circulation métallique, Law entreprend de
la supprimer. La déclaration du 11 mars interdit de conserver
aucune matière d'or ou d'argent, à l'exception de la vaisselle, des
jetons et des ouvrages permis, et elle abolit, d'une manière presque
absolue, au 1" mai pour l'or, au l^'^ août pour l'argent, l'usage
des espèces métalliques, qui devront être portées à la banque ou
aux hôtels des Monnaies sous peine de confiscation : les espèces
d'or, à partir du 20 mars, et les espèces d'argent, à partir du
l^'^ avril, subiront des diminutions successives jusqu'au jour où
elles n'auront plus cours; à partir du 1" août, la circulation moné-
taire ne comprendra que des sixièmes et des douzièmes d'écu, les
livres d'argent frappées en exécution de l'arrêt du 2 décembre 1719
et les autres pièces qui pourront être ordonnées; les sixièmes d'écu
et les livres d'argent seront successivement réduits de 1 livre 10 s.
à 10 sols et les douzièmes d'écus de 15 sols à 5 sols. Il résultait de
ces dispositions qu'au 1^'^ janvier 1721 le remboursement des bil-
lets en numéraire ne serait pas suspendu, mais qu'il ne pourrait
plus s'effectuer qu'en pièces de 10 sols et de 5 sols. « Ainsi, dit
Saint-Simon (3), on vint à vouloir, d'autorité coactive, supprimer
tout usage d'or et d'argent,., à prétendre persuader que, depuis
Abraham, qui paya comptant la sépulture de Sarah, jusqu'à nos
temps, on avait été dans l'illusion et dans l'erreur la plus gros-
sière, dans toutes les nations policées du monde, sur la monnaie
et les métaux dont on l'a faite ; que le papier était le seul utile et
nécessaire. »
(1) Dutot, édition Guillaumin, p. 845.
(2) Forbonnais, t. ii, p. 619.
(3) Mémoires, t. xvii, p. 13.
HISTOIRE FINANCIERE DE LA FRANCE. 827
Les inquiétudes et l'agitation du public n'étaient pas calmées,
quand Paris fut épouvanté, le 22 mars, par un grand crime. Le
comte de Horn, appartenant à l'une des plus illustres familles de
l'Europe, mais débauché et perdu de dettes, avait besoin d'argent.
Il se concerta avec deux débauchés comme lui pour attirer dans
un cabaret voisin de la rue Quincampoix un courtier, pour l'y poi-
gnarder et lui enlever son portefeuille contenant 100,000 livres.
Les Montmorency, les Ghâtiilon, toute la noblesse dos Pays-Bas
supplièrent en vain le régent d'épargner au nom du coupable la
honte du supijlice que méritait son forfait. Soit que Law eût insisté,
comme on l'a prétendu, pour que les porteurs de billets fussent
rassurés par un exemple, soit plutôt que le prince ait considéré
que le chef de l'état manquerait à l'un de ses premiers devoirs s'il
ne laissait pas à la loi, à l'arrêt de la justice, son cours naturel, le
comte de Horn fut roué vif en place de Grève, le 26 mars.
Les beaux jours de la rue Quincampoix étaient passés; cepen-
dant la spéculation et l'agiotage s'y livraient encore à des désor-
dres et à des brigandages de toute espèce. Le crime du comte de
Horn « ferma tristement cette bacchanale (1); » un édit du 22 mars
défendit de s'assembler rue Quincampoix et d'y tenir bureau ouvert
pour le commerce du papier.
Tous les actes de l'autorité publique prennent un caractère de
contrainte et de rigueur dès qu'il s'agit des actions ou des billets.
— Pour qu'on achetât 9,000 livres une action à laquelle un divi-
dende de 200 livres était promis, il fallait qu'on se contentât d'un
intérêt peu élevé de 2.2 pour 100 et qu'on ne pût tiouver ailleurs
un placement plus avantageux : un édit de mars 1720 porte qu'au-
cune constitution de rentes entre particuliers ne pourra être faite
à plus de 2 pour 100. — Pour se soustraire aux dispositions
qui rendent obligatoire l'emploi des billets dans les paiemens
au-dessus de 100 livres, les parties insèrent dans les contrats des
stipulations qui exigent que les paiemens soient faits en espèces :
un arrêt (du 6 avril) déclare que, nonobstant ces stipulations, qu'il
déclare nulles, on paiera en billets. — Une déclaration (du li mai)
punit de mort ceux qui auront imité, contrefait, falsifié, ou altéré
les papiers royaux ou publics.
Depuis le commencement de l'année, la situation de la banque
et celle de la compagnie des Indes n'avaient fait que s'aggraver.
Cependant le cours des actions n'avait pas baissé puisque l'arrêt du
5 mars le rendait fixe à 9,000 livres. Les 2,690 millions de billets
étaient discrédités ; mais ils n'étaient pas encore dépréciés, comme
l'avaient été sous Lous XIV les billets de monnaies, les promesses
(1) Lemontey, Histoire de la régenct, p. 330.
828 RETUE DES DEUX MONDES.
delà caisse des emprunts, etc.,.. ou, sous la régence même, les
billets de l'état. — Les violences contre les espèces en avaient fait
refluer assez à la banque pour qu'elle pût, non sans peine quelque-
fois, satisfaire aux demandes de remboursemens. Les arrêts relatifs
aux modes de paiemens avaient à peu près donné aux billets le
cours légal -, mais la banque, en ajournant ou en retardant la dis-
tribution de ses espèces, avait pu éviter de fermer ses guichets et
de donner à son papier le cours forcé. Une catastrophe prochaine
était inévitable, mais elle pouvait ne pas être encore aperçue par le
public, et elle ne l'était pas.
Les porteurs d'actions et les porteurs de billets furent donc sur-
pris et consternés, le 21 mai, quand ils apprirent, par la publica-
tion d'un arrêt, que les actions étaient réduites à 8,000 livres
immédiatement et ensuite de 500 livres par mois à partir du
!''■■ juillet, jusqu'au i^'" décembre où elles ne vaudraient plus que
5,000 livres, et que les billets étaient réduits d'un cinquième
immédiatement et d'un vingtième par mois, jusqu'au l"' décembre,
où ils descendraient à moitié de leur valeur actuelle. Toutefois ils
pourront être reçus pour leur valeur entière, jusqu'au l®' janvier
1721, en acquisition de rentes viagères que la compagnie est auto-
risée à créer. — Les lettres de change, tirées ou endossées à
l'étranger pour y être payées en France y seront acquittées en
billets, suivant la valeur de ces billets connue dans le lieu et le
jour où elles auront été souscrites.
Un long préambule expose le sophisme qui sert de base à l'arrêt.
Il affirme que l'usure, en élevant le taux de l'intérêt jusqu'à exiger
pour un mois ce qui devait être demandé pour l'année, a causé à la
France plus de dommages que les dépenses des guerres de Louis XIV,
a diminué le prix des terres et ruiné la noblesse, a paralysé le com-
merce et l'industrie. La fondation de la banque et de la compagnie
des Indes a ramené l'ordre dans le royaume, rendu leur valeur aux
terres, l'activité au commerce, le travail à l'industrie. Cependant
des gens malintentionnés ayant formé le projet de détruire ces
établissemens si utiles et si nécessaires, l'arrêt du 5 mars a dû sou-
tenir leur crédit par l'affaiblissement de la monnaie, et ordonner la
conversion des billets en actions et des actions en billets, a suivant
la proportion la plus juste alors par rapport à la valeur des espèces. »
— Il restait à rétablir le prix des espèces, « dans une proportion
qui convînt au commerce et au débit des denrées ; » c'est ce qu'a
fait la déclaration du 11 mars, qui a ordonné la réduction du cours
des espèces, u Mais comme ces réductions doivent nécessairement
produire une diminution non-seulement sur le prix des denrées et
des biens meubles, mais encore sur le prix des terres et autres
immeubles, le roi a jugé que l'intérêt général de ses sujets deman-
HISTOIRE FINANCIERE DE LA FRANCE. 829
dait qu'on diminuât le prix ou la valeur numéraire des actions des
Indes et des billets de banque pour soutenir ces effets dans une
juste proportion avec les espèces et les autres biens du royaume,
empêcher que la plus forte valeur des espèces ne diminuât le crédit
public, donner en même temps aux créanciers privilégiés les
moyens d'employer plus favorablement les remboursemens qui
pourraient leur être faits, et enfin prévenir les pertes que ses sujets
souffriraient dans leur commerce avec l'étranger. »
Ainsi on n'a réduit la valeur des actions et celle des billets que
parce que la déclaration du 11 mars a prescrit la diminution du
cours des espèces : mais cette diminution n'est qu'une mesure pré-
paratoire pour amener l'abolition même de la monnaie métallique ;
elle doit avoir pour résultat définitif de ne laisser subsister que des
pièces de 10 sols et de 5 sols, et alors il n'y aura plus de circula-
tion monétaire véritable. Cependant, si on ne s'arrête pas à cette
sorte de fin de non-recevoir contre l'argumentation du préam-
bule, si on admet que l'acte du 11 mars a réellement pour objet
de réduire le cours des espèces d'une manière générale et
durable, l'arrêt du 21 mai en sera-t-il plus justifié? Il faut encore
distinguer entre les actions et les billets. Quant aux actions, le
reproche à faire à l'arrêt est moins celui d'avoir réduit leur
valeur de moitié que celui d'avoir eu la prétention de la fixer
et de poursuivre à cet égard l'erreur déjà commise par l'arrêt du
5 mars : le public, les transactions d'un marché libre pouvaient
seuls fixer le cours des actions. Qaant aux billets, il est vrai que
la diminution du cours des espèces et la hausse de la monnaie de
compte, qui en était la conséquence, élevaient leur valeur réelle en
accroissant la quantité d'or ou d'argent à laquelle le rembourse-
ment leur donnait droit ; mais l'élévation du cours des espèces
avait auparavant produit l'effet contraire. Quand, le h décembre 171 9,
la banque générale était devenue la banque royale et que ses billets
avaient été stipulés en livres tournois, le marc d'argent monnayé
valait 56 livres et la livre exprimait une quantité d'argent égale à
0 fr. 89 de notre monnaie ; elle valait 0 fr. 89 et le billet de 100 liv.
représentait 89 francs. Après l'arrêt du 25 février, qui porta le marc
d'argent monnayé à 60 livres et par suite abaissa la valeur de la
livre à 0 fr. 83, le billet de 100 livres ne représenta plus que
83 francs d'argent et 62 francs après l'arrêt du 5 mars, qui porta
le marc de 60 livres à 80 livres. Pour que ce billet eût continué à
représenter 89 francs, comme le jour où il avait été émis, il aurait
fallu élever sa valeur nominale de 100 livres à un peu plus de
135 livres. On ne l'avait pas fait. Pourquoi le réduire à 50 livres,
parce qu'à la fin de l'année le cours des espèces sera tellement
abaissé que la livre représentera 1 fr. 66 d'argent? Si ce cours
830 REVUE DES DEUX MONDES.
abaissé des espèces n'est que momentané, s'il est rehaussé, et si
par suite la valeur de la livre est diminuée, faadra-t-il reporter la
valeur nominale du billet de 50 livres à 60 livres, à 75 livres, à
100 livres en lui faisant suivre toutes les oscillations de la valeur
de la monnaie de compte ? Ce n'était pas la valeur nominale du
billet, exprimée en livres, qu'il fallait modifier, parce qu'en chan-
geant le cours des espèces on avait changé la valeur de la livre,
c'était le cours des espèces qu'il ne fallait pas faire varier, parce
ces variations modifiaient et troublaient non-seulement ia valeur des
billeis, mais tous les contrats, tous les engagemens, qui ne pouvaient
être stipulés qu'en livres. La condition du billet de banque était, en
effet, celle de tous les effets de commerce. Un négociant ayant sou-
crit une lettre de change de 100 livres à un moment où, par suite
du cours des espèces, ces 100 livres représentaient 83 francs d'ai'-
gent, aurait-il pu demander à son créancier de la réduire à 50 liv.
parce qu'au jour de l'échéance, par suite de la variaiion des mon-
naies, 100 livres représentaient 165 francs de notre monnaie? Si, le
créancier n'acceptant pas cette réduction, le débiteur avait refusé
de payer, il y aurait été contraint par arrêt de justice ; et s'il avait
déclaré que, dans ces conditions, l'état de ses affaires ne lui per-
mettait pas de remplir ses engagemens, il aurait été mis en état de
faillite. L'état, en réduisant par l'arrêt du 21 mai la valeur des
billets de banque, se déclarait en faillite.
Mathieu Marais rapporte, dans ses Mémoires^ que Law dit à quel-
qu'un : u Vous n'entendez pas mon système. — Bon ! dit l'autre,
il n'est pas nouveau ; il y a plus de trente ans que je fais des billets
sans les payer. » C'est sous une forme familière une appréciation
juste de l'arrêt du 21 mai. Tous les contemporains attestent l'effet
qu'il produisit (1). Les plaintes furent si universelles et si vives que,
dès le premier jour, le régent se sentit troublé.
Le parlement était en vacance, le 21 mai, à l'occasion de la
Pentecôte. « Le lundi, il rentra et les chambres s'assemblèrent.
L'avis de tous fut qu'il falloit avoir raison de cet arrêt. On députa
(1) On lit dans les Mémoires de la régence, t. m, p. 1 : « Jusqne-là, les Français
avaient été bien éloignés de soupçonner le coup terrible dont ils venaient d'ôtre acca-
blés. Éblouis par les apparences brillantes du système qu'ils ne comprenaient pas, ils
y avaient donné tête baissée, et ils é'aient encore charmés des millions, en idée, que
le papier produisait sans cesse. La compagnie du Mississipi était l'appât trompeurqui
les attirait. On la regardait comme une source inépuisable de richesses et on croyait
gagner en achetant d'un argent réel les trésors imaginaires qu'elle distribuait... On
doit comprendre quels furent les senlimens du public à la vue de l'arrêt qui réduisait
le papier à moitié. On ouvrit les yeux malgré soi et on vit avec une surprise doulou-
reuse qu'on s'était, laissé tromper à des noms vides de réalité. Chacun eût bien voulu
alors retirer rargent cl ses billets. On courut en. foule à la banque... Mais il n'était
plas temps. »
HISTOIRE FINANCIERE DE LA FRANCE. 831
les gens du roi au Louvi'e... Le roi, instruit par le maréchal de Vil-
leroi, répondit qu'il recevroit toujours son parlement avec plaisir.
Ils allèrent ensuite au Palais-Royal : le régent les reçut très bien et
dit qu'il ressentoit le malheur public, qu'il faudroit tâcher d'y
remédier... Il envoya le même jour, à onze heures, M. de La Vril-
lière, secrétaire d'état, dire au parlement que tout seroit rétabli (1).»
En effet, un arrêt du 27 mai ordonne, « que les billets de banque
continueront toujours d'avoir cours sur le même pied et pour la
même valeur qu'avant l'arrêt du 21 mai, que le roi a révoqué. »
Les actions de la compagnie ne sont même pas mentionnées ; mais
l'arrêt du 21 est révoqué en termes généraux. Le 29, un autre
arrêt (enregistré le 31 par la cour des Monnaies) élève le cours des
espèces, même au-dessus de celui que leur avait donné l'arrêt du
5 mars: il porte le marc monnayé d'or à 1,237 liv. 10 s., et le
marc monnayé d'argent à 82 liv. 10 s. En mettant fin aux diminu-
tions successives ordonnées par la déclaration du 11 mars, il abroge
implicitement les dispositions qui devaient réduire la circulation
monétaire à des pièces de 10 sols et de 5 sols.
L'arrêt du 27 mai était nécessaire, mais il ne pouvait rétablir la
confiance, parce qu'il ne pouvait faire que celui du 21 n'eût pas
été rendu et publié. La France avait su, et elle ne pouvait oublier
que, dans la pensée du directeur de la compagnie des Indes, les
actions avaient une valeur moitié moindre que celle qui depuis cinq
mois leur était attribuée : quelle garantie avait-on que la nouvelle
évaluation était plus sincère et plus vraie que la précédente et ne
serait pas encore réduite ? La France avait su et elle ne pouvait
oublier que le chef du gouvernement, le garde des sceaux et le
contrôleur-général s'étaient trouvés d'accord pour proclamer que
l'état ne pouvait rembourser intégralement des billets dont le roi
s'était encore déclaré garant, le 23 février dernier, quand la banque
avait été réunie à la compagnie : on les avait réduits de moitié ; ne
les réduirait-on pas bientôt des 2/3, des 3/4, des 9/10? Dès qu'on
croyait avoir le droit de les réduire arbitrairement, ils n'étaient
plus qu'un papier sans valeur. Les porteurs d'actions étaient nom-
breux et inléressans ; ils l'étaient moins que les porteurs de billets.
Ceux-ci n'étaient plus qu'en petit nombre, les enrichis de la veille
ayant vendu leurs actions; car le sentiment qui les avait portés à
réaliser leurs bénéfices les avait également portés à ne pas conser-
ver les billets qui leur avaient été donnés en paiement et à se pro-
curer à tout prix des immeubles, des pierreries, des diamaus, de
l'or et de l'argent. Les porteurs de billets, c'étaient les rentiers et
les créanciers de l'état qui n'avaient pu trouver encore l'emploi
(1) Journal de Barbier.
832 REVUE DES DEUX MONDES,
des capitaux dont e remboursement eur avait été imposé ; c'étaient
les propriétaires, les négocians qui avaient vendu aux réaliseurs
des terres qui étaient le fruit de leur travail ; c'était la masse du
public. Par le mouvement journalier des affaires, de la vie com-
merciale, de la vie industrielle et même de la vie civile, les billets,
qui depuis longtemps déjà ne pouvaient être refusés dans les paie-
mens, étaient peu à peu entrés dans toutes les bourses : ils étaient
possédés par la foule, la grande foule, impressionnable et confiante
à l'excès comme les enfans, mais plus défiante encore quand sa
première confiance a été déçue. La banque et la compagnie des
Indes n'avaient plus et ne pouvaient plus avoir de crédit.
L'arrêt du 21 mars avait été délibéré dans une réunion peu nom-
breuse, où ne se trouvaient que le régent, le garde des sceaux, le
contrôleur-général, l'abbé Dubois, déjà secrétaire d'état des affaires
étrangères, et Le Blanc, chargé de la guerre : les autres membres
du conseil étaient absens. On a beaucoup discuté pour savoir à qui
appartient la pensée première de ce malheureux arrêt, et on l'a
souvent attribuée à une intrigue de d'Argenson et de Dubois pour
perdre Law, et aussi aux manœuvres de l'étranger. Dutot, bien
placé pour le savoir, affirme que le projet avait été préparé, dès le
mois de mars, par le contrôleur-général; quoiqu'il en soit à cet
égard, il est certain qu'il fut adopté par Law, car on sait que ce
fut lui qui en présenta le rapport au conseil. On ne peut donc s'éton-
ner que le régent ait voulu lui en faire porter la responsabilité. Le
29 mai , pendant que deux intendans des finances , — Fagon et
La Houssaye, — se rendaient à la banque avec le prévôt des mar-
chands, pour examiner les registres et vérifier la caisse, le secré-
taire d'état Le Blanc fut envoyé prévenir Law que le duc d'Orléans
le déchargeait des fonctions de contrôleur-général : en même temps,
comme il avait été insulté et menacé, le major du régiment des
gardes suisses , Benzwald , venait s'installer dans sa maison avec
seize soldats pour veiller nuit et jour à sa sûreté, et peut-être aussi
pour s'assurer au besoin de sa personne.
Le ministère de Law[avait duré cinq mois,'^et ce temps avait suffi
pour précipiter la banque et la compagnie des Indes des sommets
les plus élevés d'une apparente prospérité vers la chute et la ruine.
La compagnie avait racheté à 9,600 livres et à 9,000 livres un
nombre énorme d'actions, et elle les avait payées en billets que la
banque lui fournissait ; pour assurer à ce papier la préférence sur
l'or et l'argent le cours des monnaies avait été sans cesse tour-
menté; l'obligation de n'employer que des billets dans les paiemens
de sommes excédant 100 livres avait été étendue et mise à exécu-
tion plus tôt qu'elle ne devait l'être; il avait été défendu à tous les
Français d'avoir plus de 500 livres en espèces ; des mesures avaient
HISTOIRE FINANCIÈRE DE LA FRANGE. 833
été prises pour qu'à la fin de l'année la circulation naétallique se
réduisît à des pièces de 10 sols et de 5 sols. Ces violences étant
inefficaces, il avait fallu réduire des 4/9 la valeur qu'on avait arbi-
trairement attribuée aux actions et de moitié la valeur des billets
dont le roi était garant ; ces réductions avaient été aussitôt révo-
quées; mais cette révocation n'avait pu rétablir la confiance. Tous
les intérêts matériels avaient été atteints ; toutes les classes de la
société avaient été frappées; le trouble des esprits répondait au
trouble des fortunes.
Deux contemporains, placés dans des situations sociales diffé-
rentes, mais tous deux d'un esprit supérieur, sont d'accord pour
s'étonner que la tranquillité publique et l'existence même du gou-
vernement n'aient pas été compromises. — Le duc de Saint-Simon,
membre du conseil de régence, qui était l'ami du duc d'Orléans et
qui n'était pas l'ennemi de Law, écrit : « Aussi fut-ce un prodige,
plutôt qu'un effort de gouvernement et de conduite, que des ordon-
nances si terriblement nouvelles n'aient pas produit, non-seulement
es révolutions les plus tristes et les plus entières, mais qu'il n'en
ait pas seulement été question, et que tant de millions de gens, ou
absolument ruinés, ou mourant de iaim et des derniers besoins
auprès de leur bien, et sans moyens aucuns pour leur subsistance
et leur vie journalière, il ne soit sorti que des plaintes et des gémis-
semens. » Duclos, homme de lettres, membre de l'Académie fran-
çaise et de l'Académie des inscriptions, et qui a mérité que Louis XV
dît de ses Considérations sur les mœurs : « C'est l'ouvrage d'un
honnête homme, » est plus vif : « Jamais gouvernement plus capri-
cieux, jamais despotisme plus frénétique, ne se virent sous un régent
moins terme. Le plus inconcevable des prodiges pour ceux qui ont
été témoins de ce temps, et qui le regardent aujourd'hui comme
un rêve, c'est qu'il n'en soit pas résulté une révolution subite; que
e régent et Law n'aient pas péri tragiquement. Ils étoient en
horreur, mais on se bornoit à des murmures : un désespoir sombre
et timide, une consternation stupide, avoient saisi tous les esprits ;
les cœurs étoient trop avilis pour être capables de crimes coura-
geux. On n'entendoit parler à la fois que d' honnêtes familles rui-
nées, de misères secrètes, de fortunes Oaieuses, de grands mépri-
sables, de plaibirs insensés et de luxe scandaleux. » Duclos, dont
le caractère honorable ne peut être mis en doute, se laisse entraî-
ner usqu'à conseiller le crime : on sent dans ses paroles e souffle
révolutionnaire qui cependant ne devait agiter la France que plus
tard (1).
(1) L'abbé Millot, dans ses Mémoires rédigés d'après es papiers du duc de Noailles^
est plus conservateur; mais il exprime e même seatimcflt. « 1720. C'est alors que le
TOME LXII. — 188 î. 53
83A BEVUE DES DEUX MONDES.
II.
Dans la soirée du 29 mai, Law, qui le matin avait envoyé sa
démission au régent, se présenta au Palais-Royal : le prince refusa
de le recevoir, et ce refus, qu'il affecta de ne pas dissimuler, fit
penser qu'il avait l'intention de se séparer définitivement de l'an-
cien contrôleur-général. Cependant, le lendemain, après lui avoir
accordé une audience particulière, il lui conféra le titre de con-
seiller d'état d'épée, avec celui d'intendant général du commerce,
en lui laissant l'administration de la banque et de la compagnie
des Indes, c'est-à-dire la direction effective des finances. La garde
suisse, qui lui avait été donnée, reçut l'ordre de quitter sa maison.
Law eut le mérite de ne pas perdre de temp3 et de chercher immé-
diatement les moyens d'atténuer la crise qu'avaient ouverte, pour
la banque et pour la compagnie, les arrêts du 21 et du 27 mai;
mais, pendant six mois, il ne fit que se débattre inutilement contre
une situation accaV/lante, inexorable.
Le i®^ juin, la liberté, pour tous, d'avoir plus de 500 liwes en
numéraire est riHablie, et les dispositions qui permettaient de
rechercher l'or et l'argent dans les maisons sont abrogées (arrêt
du i^"^ juin). Le 3 juin, la compagnie est autorisée, sur sa demande
et sur la présentation de sou bilan, à réduire à 200,000 le nombre
de ses actions : — elle a, par ses achats, retiré des mains du public
près de 300,000 actions et elle achètera ce qui sera nécessaire
pour compléter ce nombre; le roi consent à lui abandonner les
100,000 actions qu'il possède, « lesquelles étaient un bénéfice pour
Sa Majesté ; » elle peut donc supprimer 400,000 actions. — Elle est
autorisée à demander à ses actionnaires un supplément volontaire
de 3,000 livres par chacune des 200,000 actions conservées : ceux
qui le fourniront auront droit à un dividende de 360 livres, et
ceux qui ne le fourniront pas ne jouiront que du dividende de
200 livres. — Des commissaires du conseil seront désignés par le
roi pour dresser procès-verbal des souscriptions, primes et actions
retirées par la compagnie et pour les faire brûler à l'Hôtel de Ville
en présence du prévôt des marchands et des échevins (arrêt du
3 juin). La réduction du nombre des actions à 200,000 simplifie
et soulage la situation de la compagnie; mais elle la prive des ver-
semens qu'elle avait encore à recevoir sur les actions non libérées
royaume fut abîmé dans un gouffre épouvantable : les opérations violentes, les lois
injustes, le bouleversement des familles, le chaos des finances, tout semblait annoncer
les plus funestes catastrophes : cependant la régence ne fut pas ébranlée. » [Mémoires f
édition Poujoulat, p. 279.)
HISTOIRE FmANGIÈRE DE LA FRANCE. 835
qui seront supprimées et des moyens de prêter à l'éiat 1,500 mil-
lions ; il devra donc être pourvu autrement au rembourstment des
rentiers. La compagnie demande un supplément à ses actionnaires
pour faire rentrer des billets qu'elle rendra à la banque et pour
diminuer ainsi la dette énorme qu'elle a contractée envers cet éta-
blissement : c'est dans le même dessein qu'il lui est enjoint d'user
des autorisations qui lui ont été données d'émettre pour 10 millions
d'actions rentières et à millions de rentes viagères dont le roi reste
garant (arrêt du 5 juin).
Cependant Law était autorisé à penser que d'Argcnson n'était
pas resté étranger à la résolution prise, le 29 mai, par le régent,
de lui faire demander sa démission : il était difficile que la rentrée
en faveur de l'ancien contrôleur-général n'entraînât pas la disgrâce
du garde des sceaux. En effet, Dubois fut chargé, le 7 juin, d'aller
redemander à d'Aigenson les sceaux, et le lendemain ils furent
rendus à d'Aguesseau, qui, retiré à Fresne depuis le mois de jan-
vier 1718, avait conservé le titre de chancelier. Toutefois on s'étonna
que ce fût Lhw lui-même qui allât le chercher, oubliant et voulant
sans doute faire oublier les graves dissentimens qui les avaient
séparés.
Cette espèce de crise ministérielle retarda de quelques jours les
mesures qui devaient compléter l'arrêt du 3 juin. Le rembourse-
ment de la dette publique et la création d'actions nouvelles avaient
été, en 1719, les deux grands ressorts du système. Le nombre des
actions vient d'être réduit, il faut renoncer au remboursement de
la dette. Un édit du 10 juin crée 25 millions de rentes nouvelles,
au denier AO (2 1/2 pour 100), au capital de 1 milliard, qui ne
pourront être acquises que par les propriétaires des contrats dont
le remboursement a été ordonné et par les porteurs de récépissés
du trésor ou de billets de banque représentant les renies qu'ils
avaient précédemment. Le parlement, avant d'enregistrer l'édit,
ne manqua pas de faire remarquer qu'il était injuste de rendre aux
rentiers des rentes 2 1/2 pour 100 en remplacement des rentes
!i pour 100 qu'ils possédaient : le régent répondit, comme le gou-
vernement de Louis XIV en 1713, et comme tous les gouverne-
mens qui réduisent arbitrairement les arrérages de la dette publique,
« qu'il valoit mieux avoir 2 1/2 pour cent régulièrement payés,
que la prome.'^se de 5 qui ne pourroient être acquittés par le tré-
sor. » Ces 25 millions de rentes étaient constitués sur l'Hôtel de
Yille, et l'éloignement de Paris, oiî se touchaient leurs ariérages,
pouvait détourner les habitans des provinces de les acquérir.
Quelques semaines après (édit d'août), « pour leur commodité, »
8 millions de rentes nouvelles furent constituées sur les recettes
générales. On créa aussi, en mémo temps, sur l'Hôtel de Ville,
836 REVUE DES DEUX MONDES.
h millions de rentes viagères. Ces créations de rentes nouvelles sont
nécessaires parce que la compagnie ne peut plus lournir les fonds
qui devaient rembourser les anciennes ; elle ne peut donc conser-
ver l'annuité qu'elle recevait du trésor. Elle rétrocède d'abord (arrêt
du là juin) (1) 25 millions par an qui paieront la somme égale
de rentes qui vient d'être créée, et ensuite (arrêt du 20 juin) une
autre annuité de 18 millions, qui servira à constituer encore
18 millions de rentes au profit de ceux des créanciers de l'état que
ne concerne pas l'édit du 10 juin et qui sont porteurs de récépissés
du trésor ou de billets de banque donnés en paiement d'offices et
d'augmentations de gages supprimés, ou d'autres dettes.
La compagnie ne conserve donc sur le trésor qu'une annuité de
5 millions et encore hypothéquée, pour li millions, aux actions ren-
tières, et pour un million aux rentes viagères qu'elle doit créer.
Law semblait avoir voulu, par ses dernières combinaisons, garantir
la distribution des dividendes annoncés, et il sera impossible de
distribuer aux 200,000 actions 360 livres ou même 200 livres, ce
qui exige une somme disponible de 72 millions ou de AO : les reve-
nus et les bénéfices, déduction faite des annuités rétrocédées à
l'état, ne peuvent être évalués à plus de 32,500,000 livres.
Si cependant les embarras de la compagnie et ceux des rentiers
sont ainsi atténués ou ajournés, les difficultés que présente la
situation de la banque subsistent avec toute leur gravité, et le péril
est imminent. Le supplément de 3,000 livres demandé aux actions,
s'il est fourni en billets, les actions rentières et les rentes viagères
de la compagnie, si elles peuvent être placées, les rentes nouvelles
de l'état, si elles sont acceptées par les anciens rentiers, feront
rentrer une quantité considérable de billets ; mais ce n'est là qu'une
espérance d'une réalisation éventuelle et non immédiate : or le
temps presse, et le discrédit du papier commence à agiter la popu-
lation.
Sur les 2,696 millions de billets que la banque avait été autorisée
à faire, elle en avait, le 11 juin, dans sa caisse, en billets de
10,000 et de j,000, pour 361,/i00,000 livres : il en sera dressé
procès-verbal et ils seront brûlés; au fur et à mesure que des
billets rentreront, ils seront également brûlés; conformément à
l'arrêt du 5 mars, tous les paiemens excédant 100 livres ne pour-
(1) Cet arrêt du 14 juin, quoique très important, n'est mentionné ni par Isambert,
m par Du Hautchamp : il est rapporté par le manuscrit inédit du ministère des
finances. Dans les propositions qui avaient servi de base à l'arrêt du 3 juin, la com-
pagnie avait elle-même compris l'offre de rétrocéder à l'état une annuité de 12 millions
500,000 livres, pour créer une somme égale de rentes : c'est cette offre, alors ajour-
née, qui est portée à 25 millions, l'état voulant élever à un million le capital des
rentes rétablies.
HISTOIRE FINANCIÈRE DE LA FRANCE. 837
ront être faits qu'en billets, excepté pour les appoints ; tout paie-
ment au-dessous de 100 livres peut aussi, d'ailleurs, être fait en
billets, et ceux de 10 livres, qui avaient été supprimés, ne pour-
ront être refusés (arrêt du 11 juin).
Tous ces expédions étaient impuissans pour conjurer la crise qui
avait éclaté au commencement du mois de juin et qui allait deve-
nir inquiétante pour l'ordre public. Les mesures violentes prises
contre le numéraire en avaient fait porter à la banque, mais elles
en avaient fait exporter ou cacher davantage, et la circulation métal-
lique avait beaucoup diminué. Tout le monde avait des billets, et,
au lieu de faire prime sur l'argent, ils commençaient à être dépré-
ciés; les marchands, depuis plusieurs semaines, vendaient leurs
marchandises plus cher quand elles étaient payées en billets. D'ail-
leurs, pour les besoins journaliers de la vie, pour les menues
dépenses, il fallait avoir des espèces que la banque ne délivrait pas
facilement. Après l'arrêt du 21 mai, la grande agitation qui régnait
partout avait fait fermer les bureaux de la banque et ils ne se rou-
vrirent que le l'"" juin. Mais on ne remboursa plus que les billets
de 100 livres et de 10 livres, et même le matin, sous prétexte que,
dans la journée, des commissaires du conseil vérifiaient les caisses :
la foule n'en était que plus grande. « Il n'y a pas de jour où il
n'y ait quelqu'un d'étouffé ; et dans cette ville de Paris, qui est
immense, à peine y a-t-il un sou pour fournir à la dépense de
bouche. » Les guichets se refermèrent le 7, toujours à cause de la
visite des caisses, et on annonça qu'ils seraient rouverts le 12.
Cependant les paiemens en espèces ne furent pas repris le 12 : on
déclara que les commissaires du Châtelet, dans chaque quartier,
recevraient du numéraire pour changer les billets de 10 livres, et
qu'ils couperaient les billets de 100 livres en billets de 10 livres.
Alors la foule se transporta chez les commissaires, surtout les jours
de marché. Au milieu de juin, « il y a un corps de garde dans
chaque marché : on n'entre qu'avec peine chez les commissaires;
ils ne paient à chaque personne que trois petits billets de 10 livres;
on ne coupe plus les billets de 100 livres qu'à la banque, où il y a
une presse à s'étouffer. » Le 29 juin, « les commissaires voisins
dts marchés publics donnèrent en espèces aux boulangers la valeur
des billets de 10 livres, dont ils étaient chargés, pour leur donner
le moyen d'acheter du blé, parce que les marchands de grains
refusaient de recevoir ces billets en paiement. » {Mémoires de
M. Marais.)
Les spéculateurs, depuis que la rue Quincampoix leur avait été
interdite, avaient pris l'habitude de se réunir place des Victoires
ou même dans la rue, A la fin de mai, ils vinrent tenir leur bourse
838 RETUE DES DEUX MONDES.
dans la cour de l'hôtel Mazarin, où la banque était alors établie : le
lieu était favorable pour les négociations, et surtout pour les con-
versations, qui ne tarissaient pas sur l'arrêt du 21, sur celui du
27, sur l'avenir de la banque et de la compagnie. Leur aflluence
gênant le service, ils furent invités le 1^' juin à se transporter à la
place Vendôme, qui n'était pas éloignée. La spéculation, que le
cours à peu près iixe des actions rendait languissante, se ranima :
la compagnie ne rachetait plus ses actions, et leur réduction à
200,000 donnait à leur valeur nouvelle une incertitude favorable à
l'agiotage. En quelques jours, la place Vendôme se couvrit de tentes
et devint un lieu très fréquenté pour les affaires et pour les plai-
sirs. Vers le milieu de juin, les actions s'y négociaient en baisse à
4,200 livres seulement. Gomme les billets n'étaient pas remboursés
à la banque, leur conversion en numéraire devint, place Vendôme,
l'objet d'un trafic que la police voulut empêcher : à la fin de juin,
plusieurs agioteurs furent emprisonnés pour avoir fait perdre 25 ou
30 livres au billet de 100. Mais le chancelier, qui habitait déjà l'hôtel
qu'occupe aujourd'hui le ministère de la justice, ne tarda pas à se
fatiguer de ce bruyant voisinage; il fut défendu (le 31 juillet) aux
spéculateurs de continuer à s'assembler place Vendôme, et ils allè-
rent faire leur dernière étape dans les jardins de l'hôtel de Soissons
(aujoujd hui la Halle aux blés).
Ces derniers efforts de la spéculation ne rendaient pas plus la
vie et le mouvement à des valeurs mortes que Law ne déterminait
les billets à accepter les emplois peu avantageux qui leur étaient
offerts. Il voulut cependant faire encore un appel à ceux que déte-
nait le commerce. La banque d'Amsterdam avait, avec succès,
ouvert aux négocians des comptes courans qui facilitaient, sans frais
ni risques, les remises de place en place et donnaient une grande
sûreté pour les paiemens qui s'effectuaient par viremens : il espéra
que ces opérations réussiraient en France. Le 20 juillet à Paris et
le 20 août dans les autres villes, la banque ouvrit un livre de
comptes courans et de viremens de parties qui pourrait comprendre
600 millions, doni 300 pour les provinces; ce fonds ne pouvait être
formé que par le virement de billets de 10,000 livres et de 1 ,000 liv.
qui, déposés à la banque, seraient ensuite brûlés; il devait être
ouvert aux déposans un crédit du montant de leurs billets (arrêt du
13 juillet). Le commerce, en général, ne vit pas un grand avantage
à remplacer les billets par un crédit sur la banque : il conservait
le même débiteur, dont la solvabilité l'inquiétait. 11 n'y eut pas pour
200 millions d'écritures en banque.
Les guichets de la banque restèrent encore fermés au commen-
cement de juillet. Ce ne furent ni un arrêt de la cour des Monnaies,
HISTOIRE FINANCIÈRE DE LA FRANCE. 839
défendant, sous peine des galères, de vendre à perte des billets,
ni un arrêt du conseil, renouvelant la défense de porter, et même
de garder des diamans et des pierreries, avec ordre aux marchands
d'exporter dans le délai d'un mois ceux qu'ils pouvaient avoir, qui
firent cesser le resserrement des espèces; ces arrêts ne furent d'ail-
leurs pas exécutés. On coupait à la banque les gros billets en billets
de 10 livres; deux fois la semaine, les jours de marché, on distri-
buait aux commissaires du numéraire pour rembourser ces billets
de 10 livres. « Ils ont tous les jours chez eux une garde de soldats
avec des sergens , et elle est triplée les jours des paiemens. Ils
sont à présent comme de petits ministres; car les magistrats et les
gens de qualité vont les prier en grâce de leur garder 100 livres,
parce qu'on ne donne que 10 livres à la populace, et c'est une tue-
rie le mercredi et le samedi. Personne, en effet, n'a d'argent et il
semble qu'on aille leur demander une aumône. » {Journal de Bar-
bier.)
Cependant, sur les instances réitérées du parlement, la banque
rouvrit ses guichets le 9 juillet, mais seulement pour rembourser,
les mardis, jeudis et samedis, un seul billet de 10 livres à chaque
personne, et pour couper, les autres jours, les billets de 1,000 liv.
et de 100 livres en petites coupures. « On entroit par la rue
Yivienne dans les jardins de l'hôtel Mazarin et on passoit ensuite
dans la galerie où étoient les bureaux. Quand le jardin étoit plein,
on ne laissoit plus entrer personne et on expédioit ceux qui étoient
dedans; cela faisoit perdre toute la journée à de pauvres gens.
Cela a été exécuté deux ou trois fois avec une foule extraordinaire,
de manière qu'il y avoit toujours cinq ou six personnes d'étouffées
pour entrer dans le jardin. — Le 17 juillet, la rue Yivienne fut
remplie de 15,000 â-ues dès trois heures du matin. La foule fut si
considérable qu'il y eut seize personnes étouffées avant cinq heures.
Cela fit retirer le peuple» On en porta cinq le long de la rue Yivienne;
mais à six heures , on en porta trois à la porte du Palais-Royal.
Tout le peuple suivoit en fureur; ils voulurent entrer dans le palais,
que l'on ferma... C'étoit un tapage affreux par tout le quartier. Une
bande porta un corps mort au Louvre,., une autre se jeta du côté
de la maison de Law et elle cassa toutes les vitres; on y fit entrer
des Suisses pour la garder. Pendant ce temps, le régent avoit peur;
on n'osa pas faire paroître des troupes. Un des officiers de garde
avoit fait entrer cinquante soldats en habit bourgeois. Quand ils
eurent pris leurs mesures en dedans, à neuf heures, ils ouvrirent
les portes et, en un moment, les cours furent pleines de quatre à
cinq mille personnes... Yoilà ce qui s'est passé, et il ne s'en est
guère fallu qu'il n'y eût une sédition entière... On a enterré les
840 REVUE DES DEUX MONDES.
morts et cela s'est apaisé. Law vouloit sortir, mais on l'en empê-
cha; il est demeuré au Palais -Royal dix jours sans sortir [Journal de
Barbier). »
Le jour même où l'ordre public était ainsi gravement troublé, le
parlement délibérait sur l'enregistrement d'un édit qui, pour dédom-
mager la compagnie de l'annuité de 43 millions qu'elle avait rétro-
cédée à l'état, lui accordait la perpétuité de ses concessions. L'agi-,
tation populaire ne pouvait affaiblir les sentimens de défiance et
d'opposition que les magistrats avaient toujours témoignés pour Law
et son système. L'accueil qui avait été fait à leurs réclamations
contre l'arrêt du 21 mai leur avait fait oublier les rigueurs du lit
de justice de 1718, et sans doute aussi ils comptaient sur l'appui
du chancelier d'Aguesseau. Ils décidèrent, toutes chambres assem-
blées, « que le roi seroit très humblement supplié de vouloir bien
les dispenser de l'enregistrement, » et le jour même, le projet fut
rendu au procureur général. Mais l'édit fut réputé enregistré et fut
publié conformément aux lettres patentes du 26 août 1718 : deux
jours après, le parlement fut exilé à Pontoise.
Tous les privilèges et droits commerciaux dont la compagnie a
la jouissance à la Louisiane, au Canada, au Sénégal, au-delà du
cap de Bonne-Espérance, et dans les mers des Indes orientales, lui
sont concédés à perpétuité (édit du 21 juillet); mais elle s'engage
à retirer 600 millions de billets, à raison de 50 millions par mois,
« au cas qu'il s'en trouve autant après les débouchés ci-devant
indiqués, » et les billets ainsi retirés seront brûlés; à cette condi-
tion, le roi lui rend l'annuité de 18 millions à laquelle elle a
renoncé le 30 juin. La réorganisation de son administration est
aussi un témoignage de la protection du gouvernement (arrêt du
29 août). — Le régent, qui a déjà le titre de protecteur de la com-
pagnie, en sera le gouverneur général^ et un conseil sera chargé de
la régie. — Les fonctions des commissaires du conseil, désignés le
22 juin pour veiller à l'administration de la banque et de la com-
pagnie, cesseront immédiatement. « Pour faire tomber les bruits
que les gens malintentionnés continuent à répandre, » il est solen-
nellement déclaré « que les actionnaires ne pourront, en aucun
temps et sous quelque prétexte que ce soit, être taxés pour rai-
son des profits qu'ils ont faits ou pourront faire dans la compa-
gnie. »
Après l'émeute du 17 juillet, une ordonnance avait, le jour même,
défendu les attroupemens et suspendu le paiement des billets à la
banque Jusqu'à nouvel ordre : ses guichets ne se rouvrirent plus.
A partir de celte époque, on ne put convertir des billets en espèces
que chez les changeurs, à la place Vendôme, et ensuite dans les
HISTOIRE FINANCIÈRE DE LA FRANCE. 84l
jardins de l'hôtel de Soissons. Vers la fin de juillet, les billets per-
daient plus de 30 pour 100 : les espèces étaient de plus en plus
rares. Law pensa qu'il les rappellerait à la circulation par une
hausse considérable de leur cours (surtout si elle était temporaire
et si des diminutions prochaines étaient en même temps prescrites).
La veille du jour où la dernière de trois réductions successives
ordonnées le 10 juin allait être effectuée, le 31 juillet, les espèces
furent rehaussées à 1,800 livres le marc d'or et à 120 livres le marc
d'argent, taux auquel elles n'avaient pas encore été portées; mais
elles seront successivement diminuées d'un huitième le 1^' sep-
tembre, le 16 septembre, le 1" octobre et le 16 octobre de manière
à être à cette date réduites de moitié, à 900 livres le marc d'or et à
60 livres le marc d'argent. La raonnaie métallique devenait de plus
en plus une valeur fictive et variable comme le papier. On s'était
plaint, avec raison, que pendant, les vingt-cinq dernières années du
règne de Louis XIV (de 1689 à 1715) le cours des espèces eût varié
quarante-trois fois; en 1720, en moins de douze mois, il varie qua-
torze fois : l'autorité publique, qui troublait ainsi tou^ les intérêts,
était sans excuse. On put croire un moment que cette hausse du
numéraire relèverait le cours des billets : pendant deux jours, le
billet de 100 livres fut presque au pair; mais il ne tarda pas à
perdre 30 livres, et il en perdait 60 à la fin d'août, tandis que
l'élévation du cours des espèces entraînait la hausse de tous les
prix (1).
Un an auparavant, en août 1719, la banque n'avait pas encore
émis ZiOO millions de billets, et la compagnie des Indes venait de
porter à 300,000 le nombre de ses actions. Depuis, la banque avait
poussé ses émissions jusqu'à près de 3 milliards, et la compagnie
avait élevé à 600,000 le nombre de ses actions. Mais aujourd'hui
ces actions ont été réduites à 200,000 : la circulation des billets a
aussi diminué; cependant elle dépasse encore 2 milliards et sa
diminution est activement poursuivie. C'est par la voie de l'autorité
que Law avait voulu amener la nation à remplacer par le papier l'or
(1) « Cette augmentation des espèces a en même temps fait augmenter toutes les
denrées; il n'y a plus de prix à rien; on n'a pas un seul moment de fixe, et cette incer-
titude des affaires marque celle du gouvernement. Le 3 août, les marchandises sont
montées à un prix si excessif que le drap commun vaut 50 et 61) livres l'aune; la
chandelle 30 sols la livre; la bougie 6 livres. y> {Mémoires de M. Marais. — Août.)
« Depuis l'augmentation des espèces, tout est augmenté de moitié ; cela fait un prix
dont on n'a jamais entendu parler : la bougie vaut 9 livres ; le café 18 livres la livre ;
ce qui valait autrefois 1 livre 12 sols l'un et l'autre 2 livres 10 sols. — Tous les reve-
nus sont diminués de moitié, et bien des bourgeois ont perdu leurs fonds aux actions
qu'ils ont achetées bien cher. Cela fait que chacun mange son fonds. » {Journal de
Barbier.)
8ii2 RETCE DES DEUX MONDES.
et l'argent auxquels elle était attachée par sa tradition séculaire et
par la ti adition de tous les peuples : maintenant il s'irrite que les
Français no rendent pas assez vite ce papier déprécié en se rési-
gnant à la perte que présentent tous les emplois qui leur en sont
offerts, et dans la dernière et courte période qui lui reste à parcou-
rir, c'est contre les billets, les actions et les actionnaires que \ont
être dirigées les contraintes et les violences.
Les porteurs de billets de 10,000 livres et de 1,000, ne se pres-
sant pas de les employer en rentes, en comptes courans, en actions
rentières, sont prévenus officiellement (arrêt du 15 août) que ces
billets a n'auront plus cours comme espèces » à compter du
1''^ octobre. Ils seront reçus jusqu'au 1"" novembre en acquisition
de rentes; jusqu'au 1" septembre à Paris et jusqu'au 15 dans les
provinces en comptes courans, dont les livres seront fermés à ces
époques; jusqu'au 1^"^ octobre, la compagnie les recevra en paie-
ment de ses actions, et, passé ce délai, ceux qui voudront jouir des
termes accordés par les souscriptions devront payer en billets de
100 livres et de 10 livres. — Après le 1®' novembre, les billets de
10>000 et de 1,000 qui n'auront pas été ainsi employés, seront con-
vertis en actions rentières à 2 pour 100. — Les billets de 100 livres
et de 10 livres cesseront d'avoir cours comme espèces au 1"^' .mai
1721 ; la compagnie, à cette époque, les aura tous retirés ou rem-
boursés. On se croit si assuré que la circulation métallique ne tar-
dera pas à être rétablie, qu'on rend aux particuliers la liberté de
stipuler, dans leurs contrats, que les paiemens auront lieu en or ou
en argent.
Ces menaces restant sans effet, un mois après (arrêt du 15 sep-
tembre), alors qu'à la fm de I7l9, on ne permettait pas de faire
entrer des espèces dans la plupart des paiemens, ce sont les billets
de 10,000 et de 1,000 qui ne pourront être dcmnés en paiement,
même de particulier à particulier, qu'avec moitié d'espèces, jus-
qu'au l^'' octobre, et, à cette époque, ils « seront hors de cours et
ne seront reçus que dans les débouchés et le temps indiqués. » —
Les billets de 100 livres, de 50 livres et de 10 livres ne seront
reçus en paieruent des sommes de 20 livres et au-dessus qu'avec
moitié en espèces, et au-dessous de 20 livres le paiement ne pourra
être fait qu'en numéraire ; jusqu'au l'"^ novembre, ils seront reçus
en paiement des rentes nouvelles, et, après cette date, avec moitié
d'espèces. — La banque a ouvert (le 13 juillet) un livre de comptes
courans, qui, disait-on alors, « serait utile et avantageux au com-
merce... par la sûreté qu'il ijrocurerait dans les paiemens -, » deux
mois à peine se sont écoulés, et, « à dater du 15 septembre, les
sommes écrites en comptes courans en banque sont fixées au quart
HISTOIRE FINANaÈRE DE LA FRANCE. 8^3
de la valeur pour laquelle elles ont élé portées^ si mieux n'aiment
les propriétaires les retirer en billets de 10,000 et de 1,000 dans
le mois pour tout délai. » Gomme conséquence de cette disposi-
tion, « les effets de commerce et les ventes de marchandises en
gros faites avant la publication du présent ou avant qu'il ait pu
être connu à l'étranger et qui devaient être payés en écritures en
ban:]ues, seront acquittés en nouvelles écritures i<ur le pied du quart,
au moyen duquel quart la somme totale de ces eff^-ts et ventes de
marchandises sera acquittée en entier. » La banque ''ait faillite de
75 pour 100 à ceux qui ont déposé des fonds en compte courant
dans sa caisse, et elle les dispense, dans une proportion égale, de
remplir leurs engagemens. En réduisant ses actions à 200,000
(le 3 juin) et en leur demandant un supplément de 3,000 livres, à
moins qu'elles ne se convertissent de trois en deux, la compagnie
évaluait les actions à 9,000 livres, et à 12,000 quand elles seraient
remplies- le 15 septembre, les actions remplies sont fixées à
2,000 li\Tes seulement. Enfin, le nombre des actions est définitive-
ment fixé à 250,000; la compagnie est autorisée à en émettre
50,000 nouvelles; la promesse d'un dividende de 360 livres par
action est renouvelée.
Mathieu Marais, dans ses Mémoires, a conservé le souvenir de
l'impression pro*'onde que produisit la publication de cet arrêt
extraordinaire : a On a publié un arrêt du 15, qui a rendu l'alarme
bien réelle, et le mal s'est trouvé plus grand qu'on ne le craignait.
La plume tombe des mains, et les expressions manquent pour
expliquer les dispositions de cet arrêt, qui renferment toutes les
horreurs du système expirant. Le poison était à la fin... C'est
comme si l'on disait : Si vous devez 1,000 livres, vous serez quitte
en payant 250 livres. C'est une banqueroute des trois quarts sur le
compte en banque et des cinq sixièmes sur l'action. »
Les actions n'avaient pas toutes versé le supplément de 3 , 000 livres,
ou ne s'étaient pas converties de 3 en 2 : un arrêt déclare (le 5 octobre)
que celles qui n'auront pas été remplies avant la fin du mois, « demeu-
reront nulles et de nul effet. »
Le dividende de 360 livres promis à 250,000 actions exige un
profit annuel de 90 millions : or les revenus et les bénéfices com-
merciaux de la compagnie ne dépassent pas 32,500,000, et
50,500,000 avec l'annuité de 18 millions qui lui a été rendue. Mais,
sous prétexte que les billets de 100 livres et de 10 livres « se trou-
vent répandus entre un grand nombre de personnes, dont la plu-
part n'en ont pas suffisamment pour profiter des emplois offerts aux
gros billets,., il a été proposé d'y suppléer par un nouveau travail
de monnaies, pour lequel l'or et l'argent seront reçus avec moitié
8&A RETDE DES DEUX MONDES.
en sus de petits billets : » c'est une combinaison analogue à celle
imaginée, en 1709, par Desmarets pour éteindre les billets de mon-
naies. — Toutes les espèces seront reportées aux hôtels des Mon-
naies, à compter du 15 octobre (arrêt du 30 septembre) : les espèces
nouvelles, fabriquées ou réformées, vaudront 1,350 livres le marc
d'or et 90 livres le marc d'argent, tandis que les anciennes seront
reçues aux Monnaies sur le pied de 900 livres le marc d'or et de
60 livres le marc d'argent, avec moitié en sus de billets de 100 livres
et de 10 livres. Depuis 1718, on ne recherchait qu'un effet écono-
mique dans les variations de monnaies opérées, sans refonte, ni
réforme : ici on a en vue le bénéfice de la fabrication. Ce bénéfice
appartient à la compagnie , et il doit être de près de 120 millions,
Law, quelque fécond et puissant en ressources que soit son esprit,
est écrasé par la résistance invincible que l'opinion oppose à toutes
les combinaisons par lesquelles il s'efforce de diminuer et d'éteindre
les billets. Découragé et à bout d'expédiens, il brise lui-même l'in-
strument de crédit qu'il a créé et dont il a forcé tous les ressorts :
il fait ordonner (arrêt du 10 octobre) que « les billets de banque
ne pourront, à compter du 1" novembre prochain, être donnés et
reçus en paiement pour quelque cause et prétexte que ce soit que
de gré à gré. » C'est de gré à gré que les billets d'une banque
sont reçus dans les transactions fibres du commerce, mais à condi-
tion qu'ils soient remboursés à vue en numéraire. Depuis le 17 juil-
let, les guichets de la banque sont fermés, et ils ne se rouvriront
pas : ses billets, n'ayant plus l'espèce de cours forcé qui leur avait
été donné, n'auront plus aucune valeur. C'est la suppression de la
banque que l'arrêt du 10 octobre a implicitement prononcée. « Le
mois d'octobre, dit Forbonnais, acheva l'extinction du papier. »
Le dernier coup fut porté au système par un autre arrêt (24 oc-
tobre) qui, malgré la déclaration solennelle du 29 août, ordonne
que les anciens actionnaires de la compagnie des Indes rapporte-
ront en compte le nombre d'actions pour lequel ils seront compris
dans les rôles qui seront arrêtés à cet effet par le conseil ; que ces
actions resteront en dépôt pendant trois ans, pendant lesquels leurs
dividendes leur seront payés, et qu'après ce délai elles leur seront
rendues; que la compagnie, ayant encore un nombre considérable
d'actions, ceux qui seront obligés d'en déposer pourront en acqué-
rir d'elle à 13,500 livres, payables en billets qui seront ensuite brû-
lés, et que, pour parvenir à distinguer les actionnaires de bonne
foi qui ont conservé leurs fonds dans la compagnie et qui ne devront
pas être compris dans les rôles, tous les porteurs d'actions seront
tenus de les déposer dans la huitaine; et, après le 15 novembre,
elles leur seront rendues timbrées d'un second sceau. On a souvent
HISTOIRE FINAKCIÈRE DE LA FRANCE. 8^5
dit que Law avait apporté en France les idées les plus nouvelles et
les plus fécondes sur le crédit et l'association des capitaux, mais
qu'il n'avait pas été compris, et que des vues étroites ainsi que de
basses jalousies avaient fait échouer ses projets. Ni le progrès du
crédit ni le développement des sociétés de commerce n'étaient
encore possibles à une époque et dans un pays où d'anciens action-
naires ayant usé du droit de vendre leurs titres pouvaient être
recherchés et obligés de déposer, pendant trois ans, des titres nou-
veaux en tel nombre qu'il plairait à l'autorité publique de l'ordon-
ner et qu'ils achèteraient à la compagnie elle-même à un prix
excessif s'ils n'en trouvaient pas sur le marché, et où, pour faciliter
cette inquisition, tous les actionnaires étaient eux-mêmes contraints
de déposer et de faire vérifier leurs actions sous peine de les voir
annuler.
Le temps des faveurs et des privilèges était passé pour la com-
pagnie des Indes. On ne tarda pas à s'apercevoir que la refonte et
la réforme des monnaies devraient lui procurer aux dépens du
public un bénéfice que rien ne pouvait justifier : aussitôt deux arrêts
(24 octobre), modifiant celui du 30 septembre, ordonnent qu'il ne
sera plus reçu de billets dans les hôtels de Monnaies avec les
anciennes espèces qui doivent y être portées, réduisent le cours des
espèces et le prix des matières, acceptent un don gratuit de 20 mil-
lions offert par la compagnie sur le produit éventuel de la fabrica-
tion et en même temps une somme de 10 millions par mois à pré-
lever tant sur le produit des fermes générales que sur les autres
recouvremens dont elle est chargée. Cependant la compagnie n'a
ni fonds disponibles ni crédit. Ses directeurs sont obligés de se
faire autoriser (arrêt du 27 octobre) à emprunter 15 millions « sur
leurs billets solidaires ; » cet emprunt n'ayant pu être réalisé, c'est
aux actionnaires eux-mêmes qu'ils demandent (arrêt du 17 no-
vembre), à raison de 150 livres par action, un prêt, non plus de
15 millions, mais de 22,500,000 livres pour les employer « aux
dépenses du commerce et aux engagemens pris envers le roi; » les
actions qui n'auront pas fourni ces 150 livres avant le 20 décembre
« seront nulles. »
Les arrêts du 10 et du 24 octobre, sur les billets et sur les
actions, ont pour conséquence naturelle la fermeture de la bourse
ouverte dans les jardins de l'hôtel de Soissons, et le trafic des
valeurs est réglementé par l'institution de soixante agens de change
qui en seront exclusivement chargés (arrêt du 25 octobre). Mais
(( on prévoit que les actionnaires, obligés de rapporter en compte
le nombre d'actions pour lequel ils seront compris dans les rôles
qui seront arrêtés par le conseil et voulant se soustraire à une loi
846 REVUE DES DEUX MONDES.
dont le motif n'est pas moins juste qu'important au bien du
royaume, pourront se retirer, avec leurs effets, dans les pays étran-
gers, » et il est défendu, sous peine de mort, jusqu'au l'''^ janvier,
de sortir du royaume sans permission (arrêt du 29 octobre).
« L'instant de la chute du système, dit Forbonnais, fat une
crise violente dans l'état et replongea la circulation dans un anéan-
tissement plus grand que celui oii elle se trouvait le 1®' sep-
tembre 1715. Les effets publics montaient à une somme plus
considérable : ils intéressaient un plus grand nombre de familles,
et les plus pauvres avaient quelques billets. L'impossibilité de
soutenir la compagnie, l'incertitude des mesures qu'on alloit
prendre, tout contribuoit au retirement de l'argent, qui se trouvoit
concentré entre un petit nombre de mains; le travail cessa; on ne
vouloit point vendre les denrées. »
L'édilice s'écroule sans qu'il soit possible d'en soutenir les débris.
La contrainte et la violence ont avili toutes les valeurs : les actions
dont la Compagnie fixe le prix à 13,500 livres pour les anciens
actionnaires, qui seront obligés d'en racheter, se négocient à
2,000 livres en billets qui perdent 90 pour 100 sur le marché, à
200 livres en espèces. On commence les recherches prescrites le
2li octobre contre ceux qu'on appelle les réaliseurs, les mississi-
piens. Pendant six semaines, quelques arrêts sans importance vien-
nent compléter les arrêts précédens ou pourvoir à leur exécution.
Law, réduit à l'inaction et à l'impuissance, était en butte à l'op-
position ardente, aux vives inimitiés qu'il avait vues succéder à la
popularité, à l'enthousiasme des premiers jours. Les personnages
les plus considérables du gouvernement et de la cour pressaient le
régent, non-seulement de se séparer de lui, mais de le hvrer à la
justice; le duc d'Orléans résista, et quand il sentit qu'il ne pouvait
plus le soutenir, il se borna à le mettre dans la nécessité de quitter
la France. Le contrôle général était vacant ; il y nomma, le 12 dé-
cembre, son ancien chancelier, le conseiller d'état Le Peletier de La
Houssaye, qui s'était retiré, en 1718, avec d'Aguesseau et avait
toujours combattu le système. Le lendemain, le nouveau contrô-
leur-général, recevant les directeurs de la compagnie des Indes,
leur interdisait d'avoir aucun rapport avec Law.
Le jour de la nomination de La Houssaye, Law parut encore à
l'Opéra, affectant une hauteur calme et dédaigneuse; mais le
ik décembre, après avoir obtenu un passeport, il quitta Paris pour
se rendre à Bruxelles et, de là, à Venise.
Law n'était point, comme l'ont écrit ses admirateurs, le génie
de la finance, du crédit, des affaires venant apporter à la France le
HISTOIRE FINANCIÈRE DE LA FRANCE. 847
progrès et la richesse : doué d'un esprit vif et calculateur, il avait
observé les établissemens financiers déjà institués en Hollande et
en Angleterre et il en avait compris l'utilité. La banque qu'il créa
en 1817 était bien conçue : si elle avait conservé sa forme pre-
mière et si elle avait été sagement conduite, elle pouvait être un
bienfait pour l'état, pour le commerce, pour l'industrie; mais elle
n'avait pas été inventée par Law ; elle n'était que l'imitation des
banques de Londres et d'Amsterdam. La conîpaguie des Indes, au
contraire, était son œuvre personnelle : par son extension désor-
donnée, par la spéculation insensée qu'elle provoqua et qu'elle
devait provoquer, elle bouleversa les fortunes privées, compromit
l'état, altéra la moralité publique. Par une singulière ironie des
événemens, la banque fut supprimée, et la compagnie, ramenée aux
proportions d'une société de commerce privilégiée, put continuer
ses opérations, sans grands succès, mais sans grands revers. Ce
n'est point à Law que nous devons la grande institution que nous
possédons aujourd'hui, et qui plus d'une fois, dans les circonstances
les plus graves, par la sagesse de sa conduite et la puissance de
son crédit, a soutenu la fortune publique : c'est plutôt le souvenir
du système et de sa chute qui a retardé de trois quarts de siècle la
fondation de la Banque de France (1). Law était entreprenant, auda-
cieux et joueur, mais il était honnête. Après avoir manié des mil-
liards, il est mort pauvre à Yenise, en 1729; sa pauvreté assure à
sa mémoire de l'indulgence pour ses erreurs, et des égards pour sa
personne.
IIL
Law, en quittant la direction de la banque et celle de la compa-
guie, laissait au nouveau contrôleur-général la lourde tâche d'une
liquidation immense et compliquée. Il ne s'agissait pas seulement
de faire la recherche et le compte des actions et des billets qui se
trouvaient entre les mains du public. Une opération difficile, le
remboursement de la dette publique, avait été commencée, et elle
était loin d'être accomplie. Parmi les rentiers de l'état, quelques-
(1) Forbonnais, qui écrivait trente ans après la chute de la banque, affirme que de
son temps le souvenir du système jetait encore une grande défaveur sur les théories
et sur les réformes : « Mais le plus grand des maux est peut-être l'odieux qui a été
Jeté sur le mot de système, le seul cependant par lequel il soit pos.-ible d'exprimer un
projet coneéqueiit à des principes donnés. Le vulgaire, c'est-à-dire le plus grand
nombre, est parvenu à craindre tout ce qui présente une suite d idées liées ensemble.
Tout homme qui a le malheur de proposer un plan, soit pour opérer des réformes,
Boit pour trouver des expédions, se voit mépriser comme esprit systématique et rare-
ment il sera employé. » (T. ii, p. 642.)
848 REVUE DES DEUX MONDES.
uns, malgré toutes les injonctions qui leur avaient été faites, avaient
conservé leurs rentes; d'autres les avaient échangées au Trésor
contre les récépissés dont ils n'avaient pas encore touché le mon-
tant à la caisse de la compagnie, ne sachant comment employer
leurs capitaux; d'autres encore avaient accepté en paiement soit
des actions, soit des billets, soit des actions rentières ou des rentes
viagères créées par la compagnie, soit même les nouvelles rentes
que l'état venait d'être obligé de reconstituer. Les autres créan-
ciers de l'état, pour finance d'offices ou d'augmentations de gages
supprimés, ou pour toute autre cause, se trouvaient dans la même
situation. Il fallait, avant tout, chercher et réunir tous les élémens
qui permettraient de dresser le compte de cette masse énorme de
valeurs, dont on ne connaissait ni le montant, ni les détenteurs :
elles avaient jeté la confusion jusque dans les fortunes privées, et
les différentes conversions commencées, sans être terminées, répan-
daient l'obscurité sur chaque nature de dettes.
Avant d'entreprendre de débrouiller ce chaos, La Houssaye jugea
qu'il était plus urgent de rattacher au contrôle-général les services
financiers qui avaient été concédés à la compagnie. 11 reprit donc
la régie des recettes générales et il résilia le bail des fermes géné-
rales, ainsi que le traité passé pour la fabrication des monnaies
(arrêt du 5 janvier 1721) : la compagnie conserva la ferme des
tabacs, mais momentanément, et le bail en fut aussi résilié le
29 juillet 1721.
Ce ne fut pas avant le 24 janvier que le contrôleur-général se
trouva en mesure de proposer au conseil de régence un plan com-
plet pour le règlement de la liquidation des affaires de la banque
et de la compagnie (i) : ces questions, qui intéressaient tant de per-
sonnes, et qui agitaient la foule, avaient une importance qui donna
à la séance du conseil une solennité particulière. Après une délibé-
ration prolongée, mêlée d'incidens personnels dont Saint-Simon a
perpétué le souvenir, deux arrêts importans furent adoptés, et ils
furent publiés le 26.
Le premier ordonne de représenter, dans le délai de deux mois,
à Paris par-devant des commissaires du conseil, et dans les provinces
par-devant les intendans et leurs subdélégués, tous les effets tant
du roi que de la compagnie, dont on est propriétaire, savoir :
(1) On sait que, pour tout ce qui concerne cette liquidation et les longues opérations
qu'elle exigea, La Houssaye fut conseillé et môme dirigé par les frères Paris, et sur-
tout par Pàris-Duverney, que leur opposition à Law et au système avait fait éloigner
de Paris et qui venaient d'être rappelés de l'exil. Toutefois l'influence des Paris, hos-
tile à la compagnie, fut tempérée par les puissans appuis qu'elle conserva et qui par-
vinrent à la faire reconstituer comme société privilégiée de commerce.
HISTOIRE FINANCIÈRE DE LA. FRANCE. 8^9
contrats de rentes, — récépissés du Trésor, — actions, — billets de
banque^ — certificats de comptes en banque, — actions rentières,
ou contrats de rentes viagères sur la compagnie ; cette représenta-
tion sera faite, sans frais, par l'entremise des notaires, et tous les
effets qui n'auront pas été présentés dans le délai de deux mois
seront nuls et supprimés ; — chacun doit certifier sur les effets qu'il
dépose qu'il en est propriétaire et y joindre deux mémoires : l'un,
sous le nom de Bordereau, contenant ses noms,., avec le détail, la
date, le numéro et le montant des effets, et certifiant qu'on n'en a
pas d'autres sujets au visa ; — l'autre, appelé Déclaration, expli-
quant à quel titre on possède les eflets présentés et quelles valeurs
on a fournies pour les avoir ; et chacun doit affirmer n'avoir fait aucun
autre usage des deniers provenant des remboursemens ou ventes
qui y sont énoncés. — La demande de cette Déclaration révèle
toute la pensée du système de la liquidation : La Houssaye l'avait
expUquée au conseil, en insistant sur l'injustice qu'il y aurait à faire
peser également sur tous les charges et les réductions ; il fallait,
au contraire, distinguer les actionnaires de bonne foi et les agio-
teurs, atteindre ceux qui avaient vendu à des prix énormes, remonter
à l'origine des biens et rendre à chacun l'équivalent de sa fortune
première : cette pensée, il suffit quant à présent de la constater;
elle sera plus utilement appréciée, quand elle sera définitivement
appliquée.
Le second arrêt règle la situation de la banque et celle de la
compagnie. La Houssaye avait rappelé au conseil les termes for-
mels de la déclaration du 23 février, qui avait accordé à la compa-
gnie, sur sa demande, l'administration de la banque et le bénéfice
de ses profits, et il en avait conclu qu'elle était responsable d'une
gestion qu'elle avait acceptée, et débitrice envers le roi des dettes
de la banque. Cette proposition, combattue par le duc de Bourbon,
et soutenue par le duc d'Orléans, provoqua entre les deux princes
de vives récriminations qui ne les grandirent ni l'un ni l'autre.
« Tous deux, dit Saint-Simon, y firent un mauvais personnage. »
Elle fut ensuite adoptée par la presque unanimité du conseil. « La
banque est donc déclarée réunie à la compagnie, qui sera chargée
de compter de tous les billets qui ont été faits : toutes les négocia-
lions d'actions, même antérieures à l'arrêt du 5 mars, seront pour
la compagnie et à ses risques. Les directeurs remettront incessam-
ment un état signé et certifié véritable de tous ses effets. »
Cette décision jeta l'inquiétude et l'irritation parmi les action-
naires : ils s'empressèrent de se pourvoir par opposition, et dans
une requête, qu'ils rendirent publique, ils soutinrent avec une
grande vivacité qu'ils avaient supprimé le bureau d'achat des
850 REVUE DES DEUX MONDES.
actions par un article de leur délibération du 22 février, que la
déclaration royale du lendemain avait eu soin d'omettre; que, bien
qu'il fut expressément interdit, et par leur délibération, et par la
déclaration, de faire aucuns billets sans l'autorisation de l'assem-
blée générale, il en avait été ordonné pour l,â96 millions par des
arrêts du conseil et par le roi; que, par ces deux motifs, ils ne
pouvaient encourir aucune responsabilité. Ce débat agita et pas-
sionna l'opinion pendant plus de deux mois ; mais l'arrêt du 7 avril,
qui le termina en rejetant la requête de la compagnie, n'eut pas
pour elle les conséquences qu'elle redoutait. L'état était directe-
ment responsable envers ses anciens créanciers et envers les por-
teurs de billets dont le roi était garant. La responsabilité de la
compagnie ne faisait pas cesser celle du trésor royal, auquel elle
permettait seulement d'exercer un recours pour une partie des
dettes qu'il aurait liquidées et payées. Quand le moment d'exercer
ce recours arriva, la disposition des esprits s'éiait modifiée (1) : le
gouvernement, préoccupé alors de la reconstitution de la compa-
gnie comme société de commerce, loin de diminuer les ressources
qu'elle avait pu conserver, songea plutôt à les accroître.
Pendant que le second arrêt du 26 janvier était contesté et con-
firmé, l'opération prescrite par le premier avait commencé : elle
ressemblait à celle qui, en 1715, avait eu pour objet la recherche
et la liquidation des effets royaux et fut appelée, comme elle, visa ;
mais elle portait sur un nombre infiniment plus considérable d'effets
et sur des sommes bien autrement importantes.
Le travail était immense. Cinquante-quatre bureaux, composés de
plus de cent commissaires du conseil et de deux mille commis
furent installés au vieux Louvre : quatre de ces bureaux étaient
plus particulièrement chargés de connaître des questions spéciales
qui étaient soulevées et qui leur étaient rapportées par les autres
bureaux ; un tribunal supérieur fut en outre institué, sous le nom
de commission générale, pour prononcer, en dernier ressort, sur
les difficultés plus graves. Les opérations commencèrent le 10 mars,
et il fallut proroger deux fois le délai assigné pour la présentation
des effets : le 21 mai, il fut décidé que les bureaux seraient fermés
à la fin de juin. En effet, les trois mille registres du visa furent
arrêtés le 30 juin, et un arrêt du 10 août annula tous les effets qui
n'avaient pas été présentés.
Le procès-verbal des opérations constate que des feuilles de liqui-
dation furent délivrées à 511,009 déclarans : il est vrai que ces
(1) Pâris-Duverney s'en plaint : «La compagnie succomba (7 avril); mais, par nn
retour singulier qui n'étonnera pas les habitans des cours, sa défaite ne fut qu'une
victoire, et pendant qu'on la condamnait publiquement à rendre les comptes de la
banque, on lui fournissait les moyens de les solder. »
HISTOIRE FINANCIÈRE DE LA FRANCE. 851
feuilles représentaient non-seulement les actions de la compagnie
et les billets de la banque, mais toutes les rentes constituées sur
l'état, les dettes mobilières du règne précédent et la finance des
offices supprimés depuis 1715 ; c'était une partie, la plus grande
sans doute, de la propriété mobilière en France à cette époque.
Les commissaires du visa n'avaient pas tardé à s'apercevoir que
les déclarations étaient souvent insuffisantes pour constater et faire
reconnaître l'origine des effets présentés : ils pensèrent que les
actes de vente et tous les contrats passés et déposés chez les
notaires fourniraient un utile supplément d'information. Cette per-
quisition dans les archives et dans le secret des familles blessait
des sentimens respectables; mais les scrupules de droit et de jus-
tice n'avaient pas arrêté le système dans tous les expédiens aux-
quels il avait eu recours pour se soutenir, ils n'arrêtèrent pas le
visa dans l'accomplissement de l'œuvre qu'il avait entreprise. Mal-
gré la résistance du chancelier, du duc de Noailles et de plusieurs
autres membres importans du conseil de régence, un arrêt du
lli septembre prescrivit à tous les notaires de remettre aux com-
missaires du visa et aux iniendans des extraits fidèles de vous les
actes portant translation de propriété, constiiuiion de créances ou
quittance de rembourijemens reçus et passés depuis le l'^' juillet
jusqu'au 31 décembre 1719.
11 ne restait plus qu'à poursuivre à l'aide de ces documens, le
dépouillement, le classement, le bilan des effets visés dans les
511,009 feuilles de liquidation. Ce travail, qui exigea encore près
de deux mois, fut clos le 23 novembre par deux arrêts séparés
concernant, l'un les effets dont l'éiat était débiteur et l'autre les
actions de la compagnie.
Le prooès-verbal du visa constate avec certitude que la somme
totale des effets présentés s'élève à 2,222,597,581 livres et com-
prend :
Rentes perpétuelles sur la ville 1,020,087,608
Rentes viagères sur la ville 91,528,172
Rentes perpétuelles sur les tailles .... 30,759,124
Rentes viagères sur la compagnie .... 92,773,925
Récépissés du trésor, comptes en banque,
billets et autres effets devant être convertis
en actions rentières 987,i/i8,752
2,222,597,581
Il n'est pas un de ces effets que l'état puisse refuser de payer:
il est débiteur des rentes et des récépissés qui ne sont que des
852 REVUE DES DEUX MONDES,
rentes ou des créances à rembourser; il ne l'est pas moins des
billets dont la transformation de la banque générale en banque
royale a fait des effets royaux et dont le roi s'est déclaré garant;
il ne l'est pas moins aussi des rentes viagères et des actions ren-
tières qu'il a fait émettre par la compagnie, pour employer des
billets ou rembourser quelques parties de la dette publique. Mais
l'arrêt du 23 novembre, qui concerne ces valeurs, explique que les
revenus publics ont été considérablement diminués par la suppres-
sion du dixième et par celle de plusieurs autres droits; la peste
qui désole une partie du royaume et qui a interrompu le commerce,
ne permet pas d'établir de nouveaux impôts; et sur le produit net
des recettes ordinaires, il n'est possible de prélever annuellement
que ho millions : en conséquence, il ordonne « qu'à compter du
l®'^ janvier 1721 il sera fait un fonds annuel dehO millions pour ser-
vir au paiement des dettes visées en exécution de l'arrêt du 2(5 jan-
vier et qui seront liquidées suivant le règlement ci-annexé. »
C'est la déclaration d'un négociant qui, ne pouvant payer intégra-
lement ses créanciers, leur abandonne la partie de sou actif qui
n'est point indispensable à la marche de ses affaires, en leur deman-
dant, et ici en les contraignant, de s'en contenter.
Pour dissimuler la perte que subiront en capital tous les porteurs
d'effets visés, on capitalise à 2 J/2 pour 100 l'annuité de AO millions
qui peut être affectée à leur paiement, et le capital fictif de 1,600 mil-
lions, ainsi déterminé, laisse encore un déficit de 622 millions. Mais
l'état n'a jamais emprunté à 2 1/2 : quand Golbert après le traité
de Nimègue (1678) et Chamitlart après celui de Ryswick (1697)
ont converti les rentes émises pendant la guerre à des conditions
onéreuses, en empruntant à 5 pour 100, cette opération fut consi-
dérée comme un succès financier : c'est arbitrairement que depuis,
en 1713 et en 1715, ces rentes ont été réduites à A pour 100.
Cependant, on peut admettre qu'il faut tenir compte du fait accom-
pli, et qu'il n'y a pas de raison pour rendre aux rentiers en 1721
plus qu'ils n'avaient en 1719 quand on a entrepris la téméraire
opération du remboursement. A II pour 100, l'annuité perpétuelle
de ho millions donne un capital de 1 milliard, et le déficit est, en
chiffre rond, de 1,200 millions : bh i/'2 pour 100.
Mais ce qui donne à la liquidation du visa un caractère particu-
lier, c'est que les créanciers ne supporteront pas cette réduction
de plus de moitié proportionnellement à leurs créances. La pensée
qui a inspiré l'arrêt du 26 janvier et les opérations du visa est
expliquée ; il ne faut pas confondre et traiter également ceux que
le système a enrichis et ceux qu'il a ruinés ou appauvris. L'arrêt
du 23 novembre a pour complément un règlement qui indique
comment un état de toutes les dettes sera dressé, avec des divisions
HISTOIRE FINANCIÈRE DE LA FRANCE. 853
et des subdivisions, déterminant des réductions plus ou moins
fortes, en raison des origines des effets. « Les effets bien prouvés et
les billets de 500 livres et au-dessous ne subiront aucune diminu-
tion ; les autres seront réduits de 1/5, l//i, 1/3, 2/5, 1/2, 2/3, Z/h \
et ceux qui ne pourront établir leur origine seront liquidés au
vingtième ; au surplus, on aura aussi égard à l'importance des
sommes ; les plus fortes souffriront plus de réduction que les fortes,
et les petites n'en souffriront pas (1). » En échange des effets ainsi
liquidés, on délivrera à chacun des certificats de liquidation, fixant
la somme à laquelle il est réduit. Ce procédé qui, suivant les
auteurs et les directeurs du visa, est seul équitable (2), n'est cepen-
dant conforme ni aux lois ni à la justice. Si l'état distribuait une
libéralité aux créanciers du système, il pourrait la répartir, à son
gré, suivant l'intérêt que méritent les personnes; mais il acquitte
ses dettes. Ses créanciers peuvent avoir des situations différentes,
être riches ou pauvres, dignes de sympathie ou de mépris : ils ont
tous le même droit.
Le second arrêt du 23 novembre appHque les mêmes r.ègles à la
liquidation des actions de la compagnie. Leur nombre avait été fixé
à 250,000 ; mais, en fait, il n'y'en avait que 19/i,000 entre les mains
du public, et 125,024 seulement furent présentées au visa (3). L'ar-
rêt rappelle qa'un grand nombre de ses actions sont entre les mains
de personnes de toutes conditions, auxquelles elles tiennent même
lieu de patrimoine ; que d'ailleurs il est nécessaire de conserver une
société de commerce qui, par le choix de ceux qui la composeront
et sa bonne régie, puisse utiliser, pour le bien de l'état, des éta-
blissemens considérables fondés dans toutes les parties du monde :
après les arrêts du 26 janvier et du 7 avril, il n'y a plus qu'à pro-
(1) Manuscrit du ministère. — Mémoires de la régence, t. m.
(2) « Aiasi, dit Pàris-Duverney, on forma le projet de réduire les dettes publiques
proportionnellement aux forces du royaume et à la justice. On résolut de ne conser-
ver, s'il se pouvoit, qu'à peu près autant de capitaux hypothéqués sur les revenus du
roi qu'il y en avoit avant 17i9, indépendamment de ce qui en seroit admis sur la
compagnie. Il eût été dangereux de charger le royaume d'une trop grande quantité
de dettes ; elles seroient retombées dans le discrédit, au lieu que la sûreté et la régu-
larité du paiement des arrérages en dévoient soutenir la valeur comme il est arrivé.
D'ailleurs on se proposa de connoître les porteurs d'effets et d'établir des distinctions
dans leurs titres, suivant les origines qu'ils pouvoient avoir, pour conserver les pri-
vilèges des créanciers légitimes et pour faire tomber la réduction plus ou moins forte
sur les autres suivant les circonstances plus ou moins favorables, justifiées, » {Exa-
men sur les finances, t. ii, p. 150.)
(3) « La brutalité des moyens employés par Pàris-Duverney, les souvenirs encore
récens du premier visa (en 1715), la perspective d'une entière spoliation, effrayèrent
beaucoup de particuliers, qui n'osèrent pas porter leurs titres dans les bureaux et
livrer le secret de leur fortune à l'inquisition des commissaires. » (Levasseur, p. 29 j.)
856 REVUE DES DEUX MONDES.
céder à une répartition des actions sur les principes établis pour la
liquidation et la réduction des autres dettes, relativement à leur ori-
gine ; en conséquence, « les actions et les dixièmes d'actions, visées,
seront réduites à 50,000, suivant la réduction et la répartition qui
en sera faite, relativement aux origines, et conformément au règle-
ment arrêté en conseil. » Cette réduction arbitraire et inégale des
actions d'une société privée, suivant des considérations d'équité et
de personnes, est encore plus que la liquidation et la réduction des
dettes de l'état un abus de pouvoir; car ici l'autorité publique n'a
même pas qualité pour agir.
G'e-t une étrange destinée que celle des entreprises fondées par
Law : leur développement prodigieux, le nombre et le prix des
actions, l'énorme circulation des billets, les moyens violens employés
pour les soutenir, leur chute rapide et profonde, ne sont pas plus
extraordinaires que les procédés et les doctrines appliqués par les
anciens adversaires du système à sa liquidation. Le droit que s'at-
tribue l'état de reviser et de réduire les titres de la propriété mobi-
lière et d'en modifier la répartition entre ceux qui la possèdent est
plus excessif que la spéculation dont il a la prétention de réparer
les effets et de corriger les injustices. C'est le principe même de la
propriété mobilière qui est atteint et mis en question.
La liquidation prescrite par les deux arrêts du 23 novembre
nécessita un travail presque aussi considérable, mais bien plus dif-
ficile et bien plus arbitraire que le visa ordonné par les arrêts du
26 janvier. Il fallut encore organiser, pour préparer les liquidations,
cinquante bureaux comprenant de nombreux commis et dirigés par
des maîtres des requêtes : quatre bureaux supérieurs, composés cha-
cun de deux conseillers d'état et de deux maîtres des requêtes,
furent chargés de prononcer en dernier ressort sur les réclama-
tions et de régler définitivement, suivant des appréciations qui
n'avaient rien de juridique, les droits de propriété des 511,009 dé-
clarans sur les effets qu'ils avaient présentés au visa. Un conseil
suprême s'assembla en outre chez le chancelier et réunit à des
conseillers d'état les membres du conseil de régence qui voulaient
s'y rendre (1), pour interpréter les règlemens, et pourvoir même
aux cas imprévus par des dispositions nouvelles.
(1) L'appréciation du maréchal de Villars mérite d'être mentionnée : « Quant au
conseil qui devoit s'assembler chez le chancelier, et à la tête duquel le régent avoit
déclaré mettre les maréchaux d'Uxelles, de Bezons, le marquis de Canillac et moi, le
régent se contenta de dire que ceux du conseil de régence qui voudroient se trouver
chez le chancelier en seroient les maîtres. Je dis au chancelier : « Je ne connois aucun
honnête homme qui veuille aller à ce conseil sans un ordre bien solide et bien exprès.
Quant à moi, je désire très fort, ne pas le recevoir. Cette déclaration vague de la liberté
HISTOIBE FINANCIERE DE LA FRANCE. 855
La liquidation devait réduire à 1,600 millions les 2,222 millions
d'effets présentés au visa ; mais les difficultés et les embarras du
travail déterminèrent les commissaires à délivrer des certificats de
liquidation montant ensemble à 1,676 millions. Ces certificats étaient
publiés au far et à mesure qu'ils étaient arrêtés. Dès le 15 février,
une première liste put être connue : les 31% 32^ et 33'' listes paru-
rent le 13 août. On assigna d'abord, comme emplois, aux certiticats
de liquidation les 25 millions de rentes à 2 1/2 pour 100 créées
en juin 1720, les h millions de rentes viagères et les 8 millions de
rentes perpétuelles sur les tailles constituées au mois d'août sui-
vant : les certificats furent ensuite admis en paiement de la linance
des offices municipaux rétablis par un arrêt d'août 1722, des suren-
chères de domaines engagés et des restes des taxes de la chambre
de justice de 1 716 (arrêts des 3 et 16 octobre 1722); ils furent aussi
reçus aux hôtels des Monnaies pour 1/8, avec 7/8 d'espèces dans
la refonte monétaire commencée en septembre 1720; enfin 200 mil-
lions de rentes viagères à h pour 100 sur les tailles, créées en
juillet 1723 et en janvier 172/i, achevèrent de libérer l'état.
Mais avant que les dernières listes de certificats eussent été
publiées, la liquidation du système avait été complétée par une
mesure nouvelle qui en fut comme le trait final. Soit qu'on eût
reconnu que les fortunes des plus riches mississipieiis n'étaient
pas suffisamment réduites, soit qu'on se fût aperçu que ceux qui
avaient plus entièrement réalisé leurs bénéfices en achetant des
immeubles, ou en faisant passer leurs capitaux à l'étranger, n'étaient
même pas atteints, un arrêt du 29 juillet ordonna « qu'il serait fait
une imposition, à titre de capitalion extraordinaire, sur ceux qui
avaient fait des fortunes considérables à l'occas'on du commerce de
papier depuis 1719. » — Pour écarter le souvenir de la chambre
de justice de 1716, ce fut le conseil lui-même qui, pendant les
mois d'août et de septembre, secrètement et sans aucune informa-
tion contradictoire, prépara et arrêta le rôle de cette imposition :
l'arrêt ne fut publié que quand on put y joindre la liste de cent
quatre-vingts personnes taxées à 187,893,661 livres. Triste temps
que celui où quelques hommes peuvent enlever d'un trait de
plume à ceux qui les possèdent près de 200 milllions plus rapide-
ment encore qu'ils n'ont été gagnés dans les mouvemens désor-
donnés de la spéculation et de l'agiotage !
La liquidation des actions, comme celle des effets, ne put se main-
d'alîer décider du sort de tant de familles n'est guère propre à tranquilliser le public. »
Elle fut cependant donnée dans les mômes termes que le régent l'avoit déclaré, et
cet arrêt inspira quelques craintes de voir les fortunes de quelques favoris conservées
et par conséquent les raalheureui peu soulagés. » (Mémoires, p. 278.]
856 REVUE DES DEUX MONDES.
tenir dans les limites du chiffre fixé par l'arrêt du 23 novembre; au
lieu de 50,000, les certificats de liquidation en comprirent 55,316,
qui furent délivrés par la compagnie. L'année suivante, le nombre
en fut définitivement fixé à 56,000 par arrêt du 22 mars 1723, qui
réorganisa la compagnie; on lui rend le privilège exclusif de la
vente des tabacs, dont le profit annuel est estimé 2,500,000 livres,
et on y réunit les droits du domaine d'Occident, évalués 500,000 liv. ,
afin de lui assurer l'annuité de 3 millions qui lui est due pour
l'intérêt des 100 millions de billets de l'état qui ont formé son pre-
mier fonds social; un conseil est institué pour l'administrer sous le
nom de conseil des Indes, Deux édits de juin 1725 vinrent ensuite
confirmer toutes ses concessions et lui accorder « une pleine et
entière décharge pour toutes les opérations passées. » Ainsi réduite
à un rôle purement commercial, la compagnie des Indes ne réussit
pas mieux que les sociétés semblables qui l'avaient précédée, et,
après avoir vu chaque année diminuer son capital et décroître son
dividende, elle s'éteignit en 1769.
On ne peut arriver au terme de cette étude sans se demander
quels furent, sur les dettes de l'état et la fortune publique, sur
la fortune privée et la richesse nationale, les effets directs ou indi-
rects du système et de sa liquidation.
La dette publique s'élevait, à la mort de Louis XIV, à 2 mil-
liards 382 millions; elle avait été réduite à 2 milliards 32 millions
par le visa de 1715, qui convertit 600 millions d'effets royaux en
250 millions de billets de l'état; mais, depuis, elle s'était accrue
de la finance , non encore liquidée , d'un grand nombre d'offices
supprimés. Les effets présentés au visa, et s'élevaut à 2 milliards
222 millions, ne dépassent que de 190 millions le chiffre de la
dette en 1715; il est vrai que, pour avoir le montant de toutes les
valeurs que comprend la liquidation du système, il faut ajouter le
prix des 125,000 actions, que les déclarans évaluaient à 899 mil-
lions et qui n'en valaient pas 100. Les efl-ets présentés furent
réduits de 5Zi6 millions et les certificats délivrés montèrent à
1 milliard 676 millions, en sorte que la dette publique de 1715 fut
diminuée, en capital, de 356 millions. Mais les intérêts de cette
dette réduite furent réglés à 2 1/2 pour 100, tandis que les intérêts
de celle de 1715 avaient été réglés pour les rentes à h pour 100; et
comme on aurait dû accorder le même intérêt au surplus de la
dette (finances d'offices, augmentations de gages, etc.), si on en
avait différé le remboursement, l'état aurait été, tôt ou tard, grevé
d'une charge annuelle de 82 millions. Après le visa et la liquida-
tion, l'état ne fut plus chargé que d'environ hi millions par an (1),
(1) Manuscrit du ministère.
UISTOIRE FINANCIÈRE DE LA FRANCE. 857
auxquels il faut ajouter les 3 millions de revenus abandonnés à
la compagnie des Indes. Cet allégement considérable de la dette ne
fut pas assurément l'effet direct du systnne, mais il fut le résultat
de la liquidation générale, dans laquelle l'état trouva et saisit l'oc-
casion de réduire de près de 50 pour 100 les arrérages annuels
qu'il avait à payer à ses créanciers.
La compaguie ne disposa jamais de capitaux considérables pour
ses opérations commerciales et coloniales. Quand elle se constitua,
son fonds social fut formé en billets de l'état qui ne lui procurè-
rent qu'une rente annuelle de U millions; sa première créaiionde
50,000 actions, les filles, émises à 550 liv., produisit 27,500,000 liv.
dont la plus grande partie devait servir à payer les dettes de l'an-
cienne compagnie d'Orient, qui venait d'être réunie à celle d'Occi-
dent pour former la compagnie des Indes ; la seconde création de
50,000 actions, les petites-filles^ émises à 1,000 livres, produisit
50 millions qui devaient être versés au trésor pour la concession
des profits de la fabrication des monnaies ; on sait quelle fut la
destination des 300,000 actions émises à la fin de 1719. La com-
pagnie n'engagea donc pas plus d'une vingtaine de millions dans
ses affaires de commerce, et ces capitaux ne furent pas perdus.
Quant aux valeurs immenses qu'on vit naître, grandir et périr dans
le mouvement désordonné de spéculation que provoquèrent l'émis-
sion des 300,000 actions et le projet téméraire de rembourser la
dette publique, elles furent fictives et imaginaires. La France ne
fut pas réellement plus riche qu'elle ne l'était auparavant, quand
les 62Zi,000 actions, se négociant à plus de 10,000 livres, parais-
saient former 6 ou 7 milliards, et, par conséquent, elle ne fut pas
plus pauvre quand le nombre et le prix des actions diminuèrent,
et qu'en 1722 les 56,000 actions de la compagnie reconstituée, se
négociant à 1,300 livres ou l,ZiOO livres, représentaient à peine un
capital de 80 millions. Dans cette tourmente, la richesse nationale
ne fut, à vrai dire, ni augmentée ni diminuée; mais les fortunes
individuelles furent bouleversées et profondément troublées. Les
ventes balançant les achats, la spéculation se borna, suivant l'ex-
pression de Saint-Simon, u à mettre le bien de Pierre dans la poche
de Jean. » Les uns gagnèrent, les autres perdirent, et, les perdans
étant plus nombreux que les gagnans, les gains, répartis entre un
plus petit nombre de personnes, procurèrent à quelques-unes des
fortunes colossales qui déchaînèrent l'envie. Si la somme totale des
pertes dépassa celle des bénéfices, c'est que, dans la liquidation
générale, l'état trouva le moyen de réduire le capital de la dette
publique de 385 millions et les arrérages d'environ hO millions. Sans
cette circonstance, il n'y aurait eu ni déperdition sensible ni con-
858 REVUE DES DEUX MONDES.
sommation, mais un énorme déplacement des richesses déjà créées
par le travail et par l'épargne. Ce n'est pas que ce déplacement ne
soit en lui-même un grand mal; il n'appauvrit pas une nation, raais
il la démoralise : ceux que la chance favorable a enrichis devien-
nent rarement laborieux et économes; ceux que la chance contraire
a ruinés ou rendus moins riches ont toujours au fond du cœur un
sentiment d'amertume qui n'en fait pas de bons citoyens.
Mais le fait général qui se dégage le plus nettement du désordre
financier de la fin du règne de Louis XIV, comme de la crise qui trou-
bla le commencement du règne de Louis XV, des premières taxes
imposées aux traitans en 1701, de la réduction arbitraire des rentes
en 1713 et 1715, du visa de 1715, de la chambre de justice de 1716,
du visa et de la banqueroute de 1721, c'est qu'à cette époque le
gouvernement ne se croit pas tenu d'accomplir les obligations
résultant des contrats qu'il a consentis. Le principe du respect des
engagemens de l'état n'est point encore entré dans le droit public
financier. Il en est autrement aujourd'hui. Depuis qu'en l'-lû
un ministre des finances, homme d'état, triomphant de passions
ardentes, mais respectables, non-,^eulement a fait reconnaître par
la restauration les dettes de l'empire, mais a obtenu qu'elles fus-
sent payées en valeurs réelles et sincères, l'état, en France, a tou-
jours scrupuleusement rempli ses engagemens financiers; dans nos
révolutions si fréquentes, jamais le gouvernement nouveau ne s'est
dérobé au devoir d'acquitter les dettes liquidées ou non liquidées
du gouvernement qu'il remplaçait. Les engagemens de l'état sont
aujourd'hui protégés par la conscience publique et la solidarité
générale. C'est, dans l'ordre financier, un progrès qui mérite d'au-
tant plus d'être signalé qu'il ne s'étend pas malheureusement à
toutes les questions d'économie publique qu'a touchées cette étude.
On ne pourrait affirmer que de nos jours l'ordre ne cesse pas de
régner dans les finances et que la spéculation ne commet jamais
d'excès. Cependant, à cet égard encore, on ne peut regretter le
passé : si au xix^ siècle le désordre financier aflaiblit la puissance
de la France, il n'a pas du moins pour cortège, comme à la fin
du règne de Louis XIV, les affaires extraordinaires, la vente des
offices, la variation arbitraire des monnaies; si des excès de spé-
culation bouleversent et troublent ks fortunes privées, ils ne sont
pas, comme au commencement du règne de Louis XV, l'œuvre
de l'autorité publique; ils ne sont que l'abus de la Hberié.
Ad. VirrRY,
LES
NOUVEAUX ROMANCIERS
AMÉRICAINS
F. MARION CRAWFORD.
Ceux qui ne connaissent de M. Crawford que ses derniers romans
doivent voir en ce jeune écrivain un imitateur de M. Henry James,
qui, après avoir comme lui parcouru l'Europe, s'applique à pein-
dre une société singulièrement bigarrée, où l'Américain ne joue
pas toujours le plus beau rôle. Pour les lecteurs français qui ont
peu voyagé, c'est une étude curieuse, mais assez fatigante, que
celle de ces caractères appartenant aux nationalités les plus diverses
et qui, sous une même surface de civilisation mondaine, gardent
chacun leurs sentimens et leurs préjugés, traits de race et d'édu-
cation inconciliables : on s'en aperçoit dès que la passion met le feu
aux poudres et fait sortir l'homme du mannequin artificiellement
façonné. The American., ihe Portrait of a lady, etc., nous ont
déjà donné ce spectacle, et nous n'aurions, s'il s'agissait de Boc ■
(1) Voyez la Revue du l"" février et du 1''' mai 1883, du 15 janvier et du f'' avril 1884
860 REVUE DES DEUX MONDES.
tor Claudim ou de To Leeward, qu'à constater l'avantage de la
brièveté dans les nouvelles scènes de la vie cosmopolite en Alle-
magne et en Italie, o\i l'on nous montre tantôt les inconvéniens
du mariage entre une jolie Anglaise philosophe, éprise de Herbert
Spencer, et un Romain de la vieille roche, artiste et catholique,
tantôt les affinités qui peuvent surgir entre un jeune privat-docent
suédois de l'université de Heidelberg et une comtesse russe, née
à New-York. Ces études fines et serrées, très ingénieuses, très sub-
tiles, n'excèdent jamais les limites honnêtes d'un volume de trois
cents pages. M"" haacs n'y atteint même pas, et il éclipse si com-
plètement les autres ouvrages du même auteur par le talent dont
il déborde, que nous croyons devoir nous en tenir à ce petit chef-
d'œuvre pour faire connaître l'un des mieux doués parmi les
nouveaux romanciers américains.
M. Grawford est, paraît-il, aussi familier avec l'extrême Orient
qu'avec le reste de la terre, car les aventures de son haacs se pas-
sent dans l'Inde moderne. L'Inde moderne! comme ces deux mots
hurlent d'être accouplés et quelle juste méfiance ils inspirent !
Méry l'a peuplée autrefois des héros romantiques et factices de sa
Guerre du Nizamj Théophile Gautier en a tiré son dandy de conte
bleu, Fortunio ; que le ciel nous garde du retour dans cette Inde
de carton et de strass! Depuis on l'a mise en musique : nous savons
quelle discordance produisent les fifres britanniques à travers la
poésie au santal de Lakmé; Nana-Sahib nous a rassasiés de tigres,
de massacres et d'amours fauves. Vraiment la curiosité semble
émoussée sur ce pays quasi fabuleux dont les temps dignes d'intérêt
se perdent dans l'obscur lointain des origines de notre globe. Tout
a fleuri sans doute jusqu'à épuisement sur ce sol étrange d'où les
religions, les sciences et les arts sont sortis; on n'y doit plus ren-
contrer qu'une vie contemplative, végétative, opposant sa morne
constance aux entreprises de ce que les conquérans appellent le
progrès. L'Inde apparaît de loin comme une belle morte, bien des
fois séculaire, embaumée dans ses parfums vénéneux, au fond
des forêts encore vierges où l'invasion anglaise a refoulé son
antique poésie. Seuls, quelques initiés prétendent que la morte
est plus vivante qu'on ne le suppose, qu'à l'heure actuelle une
lente absorption de l'Occident par l'Orient s'accomplit sur le ter-
rain philosophique; enfin, détail curieux, que les noms de Darwin
et d'Auguste Comte sont honorés dans le grand temple de Geylan,
les doctrines du positivisme et du transformisme ayant leur source
dans la plus ancienne des théologies, et une élite parmi les adeptes
de cette théologie sachant le reconnaître.
Le nombre est petit de ceux qui s'intéresseront en connaissance
LES NOUVEAUX ROMANCIERS AMERICAINS. 861
de cause à certains personnages secondaires que M'^ Isaacs nous
présente et que l'on croirait empruntés, avec les actes surprenans
qu'ils accomplissent, au domaine du merveilleux. Ce merveilleux,
importé chez nous, est en train par parenthèse, nous comptons le
prouver, d'asseoir son empire sur les confms de notre scepticisme,
avec lequel bientôt il fraternisera peut-être, phénomène qui ne sera
pas la moindre des curiosités de ce temps-ci! Mais les lecteurs les
plus ignorans ou les plus dédaigneux de l'acclimatation en Europe
des idées bouddhiques trouveront d'autre part un extrême plaisir
à l'action si originale, si bien conduite de J/"^ Isaars, détachée de
toute la partie ésotérique, qu'un traducteur habile supprimerait faci-
lement. La suppression d'ailleurs serait regrettable, ne fût-ce qu'au
point de vue de l'art, car tout ce mysticisme estompe d'un voile qui
les grandit et les exalte les amours hétérogènes d'Abdul-Hafiz-ben
Isâk et de miss Westonhaugh, leur prêtant le flou nécessaire pour se
faire accepter. Appliquons cependant ce procédé pour plus de
clarté à l'analyse qui va suivre. Avant de plonger avec quelque
crainte dans les profondeurs du sujet, nous commencerons par en
exposer la partie qui doit plaire à ce juge souverain, ami du sens
commun, qu'on appelle tout le monde.
Le rideau se lève, au mois de septembre 1879, sur un décor inat-
tendu, absolument différent de ceux qui ont servi jusqu'ici à la
description de l'Inde. Il est clair, dès les premières lignes, qu'une
plume hostile aux amplifications banales et aux épithètes redon-
dantes va nous révéler des choses nouvelles. Rien de plus piquant
que l'aspect hybride des eaux de Simla, cette station thermale
située au flanc de l'Himalaya et qui est à elle seule le Bagnères-de-
Bigorre, le Wiesbaden, le Karlsbad, le Saratoga de l'Inde. On y va
pour tous les cas de fièvre, pour la nialaria prise en chassant le
tigre, pour la dyssenterie attrapée sur le Gange. Contre ces maux
il n'y a que la montagne et, entre tous les points renommés de la
montagne, Simla. C'est à Simla que le gouvernement émigré chaque
été, vice-roi, membres du conseil, employés d'administration;
les hauts fonctionnaires de la plaine y transportent leur inévitable
maladie de foie. Les journalistes à l'affût des nouvelles, les flâneurs
de toute sorte se joignent à eux. Sur une pente boisée au-dessus de
la ville, un industriel allemand a établi l'éternelle salle de concert
et son jardin de bière ,• vous voyez errer parmi les rhododendrons
de riches touristes américains, des botanistes de Berlin, çà et là un
862 REVUE DES DEUX MONDES,
grand seigneur anglais, sans parler de M!^^ Blavatzky, du colonel
Olcott et de M. Sinett, les fameux théosophes sur le rôle desquels
nous aurons l'occasion de revenir tout à l'heure. Il n'y a pas de
route carrossable à Simla, sauf un chemin réservé aux voilures du
vice-roi. Tout le monde est à cheval, hommes, femmes et enfans.
Le narrateur s'est installé dans un hôtel en vogue. Paul Griggs, c'est
son nom, nous occupera fort peu de lui-même. Journaliste améri-
cain, appelé à la direction d'une gazette anglo-indienne, il est né
en Italie et connaît aussi bien que M, Crawford lui-même tous les
pays qui sont sous le ciel. Personne n'est capable plus que lui
de parler avec impartialité des Hindous et des Anglais ou, parmi
ces derniers, soit du parti libéral, soit du parti conservateur, car
la seule politique à laquelle il soit dévoué est celle qui concerne
son propre pays, et il ne fait pas plus de cas des hypocrites qui se
piquent de voler et d'opprimer l'Inde pour son bien que des cyni-
ques qui agissent de même avec le but pur et simple de remplir
leurs poches. Ce désintéressement lui permet d'intervenir très uti-
lement dans l'action où il n'est d'abord qu'un simple comparse,
observant ce qui se passe du haut de son humeur sceptique et de
sa force herculéenne.
Le voisin qu'un heureux hasard lui donne à table d'hôte est un
jeune homme qui Téblouit d'abord au point de vue pittoresque, lui
et l'appareil qui l'entoure. Deux khilmatgars, enturbannés de blanc
et d'or, se tiennent debout, derrière sa chaise, pour lui verser, dans
un gobelet sans prix, l'eau que renferme un vieux flacon de Venise.
Son dîaer d'abstèrae forme un frappant contraste avec la glouton-
nerie'qui a valu aux Anglais le nom de mangeurs de bceuf et les
copieuses libations qui expliquent la ruine de tant de robustes
tempéramens sous le soleil des tropiques. La figure du voisin de
M. Griggs suffirait, en dehors de tout autre motif, à fixer l'atten-
tion : il est d'une taille un peu au-dessus de la moyenne, sans être
grand, et d'une grâce qui trahit la parfaite symétrie de toutes les
parties du corps. Ce corps, infiniment souple et bien proportionné,
sert de pié lestai à la plus noble tête; l'ovale allongé, d'un ton mer-
veilleux à la fois olivâtre et transparent, est oriental, à n'en pas
douter; l'extrême beauté du front intelligent, des sourcils délica-
tement arqués, du nez aquilin, dont les narines dilatées expriment
le courage, des lèvres qui, en souriant volontiers, ne rient jamais
et sont éloquentes à traduire la sympathie aussi bien que le
dédain, cette beauté parfaite de l'ensemble s'elïace devant celle
des yeux, qui exercent une sorte de fascination. Griggs en com-
pare prosaïquement l'éclat à celui d'un bijou qu'il a une fois
adîuiré à Paiis et qui était formé de six pierres multicolores rap-
LES NOUVEAUX ROMANCIERS AMÉRICAINS. 863
prochées de manière à darder des feux chaugeans. Ces yeux étranges,
ardens et sombres, s'allongent en forme d'amande aux momens de
douceur et s'arrondissent comme ceux de l'aigle sous l'impression
de la colère ou de la surprise; ils rayonnent d'une intensité de vie
extraordinaire, révélant la force combinée de cent générations de
mages. En eflet, Abdul-IIafiz-ben-Isâk, communément appelé en
affaires, car il est marchand à Delhi, M' Isaacs, a vu le jour en
Perse, quoiqu'il porte avec aisance des habits qui semblent sortir
de chez le plus élégant tailleur de Londres et qu'il parle un anglais
admirablement correct. Aucun des sujets anglo-indiens ne lui est
étranger, Griggs a le temps de s'en apercevoir durant l'intermi-
nable dîner, vers la fin duquel la glace se trouve rompue si bien,
que W Isaacs invite sa nouvelle connaissance à venir le soir fumer
chez lui.
Il faut voir comme il a su transformer en diminutif du palais
d'Aladin un banal appartement d'hôtel ! Les murs, le plafond scin-
tillent d'or et de pierreries, les moindres encoignures recèlent des
armes éiincelantes, des idoles incrustées de diamans, des narghilés
d'un travail exquis, des coupes de jade et de métaux précieux, des
morceaux d'oifèvrerie de toute sorte. Ce déploiement n'a rien
de trop extraordinaire, puisque les millions que possède Isaacs ont
été gagnés daos le commerce des pierreries et autres objets de
grande valeur intrinsèque, mais l'effet n'en est pas moins féerique.
Les lampes octogonales, nouriies d'huile aromatique, répandent
une lumière doucement tamisée sur un divan bas, aux coussins
de soie. Les brûle - parfums envoient leur fumée bleue autour
des tapis où repose, sans pantoufles, Isaacs penché sur un manu-
scrit arabe. Cet Eldorado est bien le cadre qu'il faut à la per-
sonri alité d'un descendant dégénéré de Zoroastre, mahométan de
religion.
11 n'est pas rare que l'on rencontre dans l'Inde des hommes rie toutes
provenances asiatiques qui vendent et achètent des pierreries jus-
qu'à s'enrichir énormément dans ce commerce, mais Griggs n'en
avait jamais vu auparavant qui s'exprimassent comme s'ils avaient
fait leurs études à Oxford. M'' Isaacs lui donne la clé de cette
énigme. Sa vie a été, par la force des circonstances, celle d'un
aventurier, ce qui ne l'empêche pas d'avoir su conserver, au milieu
d'étranges vicissitudes, un caractère honoré, une réputation sans
tache. Ailleurs encore que dans les Mille et une Nuits de jeunes
Persans sont enlevés par des marchands d'esclaves et transportés
en Turquie, comme le fut Isaacs vers l'âge de douze ans; mais le
sort de ces malheureux enfans, vendus pour leur beauté, est géné-
ralement misérable. Grâce à sa bonne étoile (hâtons-nous de dire
que cet esprit cultivé croit cependant à l'intervention des astres
864 REVUE DES DEUX MONDES.
dans les affaires humaines), Abdul-Hafiz-ben-Isâk trouva en son
maître un vieillard généreux et fort érudit qui, frappé de sa con-
naissance précoce de la littérature arabe et persane, prit à cœur de
l'instruire davantage. Après la mort de ce bienfaiteur, le jeune
homme s'enfuit de Stamboul, rejoignit une caravane de pèlerins en
route pour la Mecque, et, ayant accompli son pèlerinage avec la
ferveur d'un dévot musulman, finit par s'embarquer sur un navire
arabe qui portait du café à Bombay. Il lui fallut gagner sa vie à
bord et il s'en tira bien, car, dit-il, « dans le travail des bras de
même que dans l'effort intellectuel, un homme qui a reçu de l'édu-
cation est toujours supérieur au simple manœuvre ; il applique ses
moyens de la bonne façon, qu'il s'agisse de tirer une poulie ou
d'écrire un poème. » Arrivé à Bombay sans une obole, Abdul-Hafiz
se contenta d'abord du plus chétif emploi; puis la protection d'un
coreligionnaire influent le fit entrer comme scribe et interprète
chez le nizam de Hayderabad. Au bout de deux ans, il consacrait
ses économies à l'acquisition d'un diamant dont la mauvaise taille
ne permettait pas de soupçonner la valeur. Il put le revendre avec
bénéfice, et, achetant une pierre plus importante, commença ainsi
un trafic qu'il mena toujours avec la plus stricte honnêteté, mais
avec tant de bonheur que sa fortune croissante lui permit bientôt
de se donner toutes les douceurs de l'opulence. Par exemple, il a
épousé trois femmes. Ce triple ménage, autorisé par le Prophète,
lui procure d'ailleurs plus d'ennui que de plaisir. Il en convient
avec son ami Griggs, à mesure que l'intimité s'établit entre eux.
Les deux nouveaux amis causent de tout : des fautes de la politique
anglaise, de l'expédition sur Kaboul pour venger la mort de Cava-
gnari, des querelles féminines incessantes, jalousies, rivalités, enfan-
tillages de toute sorte qui empoisonnent la vie domestique d'Isaacs,
et aussi parfois, bien que sur ce chapitre le musulman soit d'une
étrange réserve, de la beauté, des qualités aimables, de l'accueil
bienveillant d'une jeune Anglaise, miss Westonhaugh, qui habite,
à peu de distance de Simla, le hungaloiv de son oncle, M. Ghyrkins,
receveur des revenus de l'état.
Une première fois nous avons salué Catherine Westonhaugh à
cheval, dans une de ces promenades matinales que dès l'aube
on fait autour de Jako, le sommet principal de la montagne dont
les épaisses forêts de pins et de rhododendrons abritent des villas
éparpillées. Sous son habit d'amazone et son chapeau à grands bords
elle est incomparable, grande et bien faite, couronnée d'une che-
velure magnifique, blond d'argent, qui forme le contraste le plus
extraordinaire avec ses yeux noirs. Il faut la voir sur son pur-sang,
côte à côte avec Isaacs, qui monte un étalon arabe. Jamais plus beau
couple ne représenta mieux deux grandes races. Griggs en fait
LES NOUVEAUX ROMANCIERS AMERICAINS. 865
malgré lui la réflexion, mais quelle apparence que ce mahométan,
marié à trois femmes dont il parle comme d'animaux capricieux et
souvent incommodes, puisse être jamais autre chose qu'un objet de
curiosité pour cette fière et placide Anglaise qui épousera proba-
blement quelque gentleman campagnard voué à chasser en habit
rouge et à prononcer des speeches dans les assemblées électorales?
Isaacs est tant soit peu en méfiance avec les dames européennes;
celles qu'il a rencontrées affectaient généralement un certain mépris
de sa nationalité, comme si elles l'eussent confondu avec les indi-
gènes dont il ne fait pas plus de cas qu'elles-mêmes. Si recherché
qu'il puisse être par leurs maris à cause de sa richesse et de son
influence, il les évite d'ordinaire, mais miss Westonhaugh l'a déci-
dément apprivoisé. C'est à elle qu'il applique tout le bien que dit
Griggs des femmes de son pays. Quoiqu'il n'ait jamais connu sa
mère et qu'il soit resté garçon, le journaliste yankee a le respect,
essentiellement américain, de la femme, il ne peut souffrir le ton
de dédain écrasant ou de railleuse indifférence avec lequel Isaacs
parle des houris qu'il héberge.
— Pour nous, dit-il, celles que vous traitez de jouets du diable
sont des anges ; vous leur refusez une âme, et nous allons un de
ces jours leur accorder le droit de voter ; comment nous entendre
sur ce chapitre?
Ils discutent longuement, en effet ; enfin Isaacs, les mains entre-
lacées autour de son genou et à demi étendu sur des coussins, pro-
nonce ces mots qui révèlent sa préoccupation secrète :
— Le but de l'ignorant est le plaisir, celui du sage est le bon-
heur. Dans laquelle de ces deux catégories placez -vous votre
mariage chrétien avec une femme unique? Qu'attendez -vous de
votre respectueuse adoration : le bonheur ou le plaisir?
— Tous les deux, répond Griggs ; un jour viendra où la femme
ne sera plus belle et où elle restera toujours digne d'amour dans
la plus haute acception du mot. Alors, si le plaisir a été pour vous
ce qu'il devait être, s'il n'a compté que comme un rafraîchisse-
ment placé le long du chemin pendant le voyage à travers la vie,
vous découvrirez tout à coup qu'il n'est plus nécessaire à votre
bonheur, resté parfait sans lui, quoiqu'au commencement il ait
contribué à l'assurer pour une grande part.
Griggs n'insiste pas du reste, il n'a aucune intention de convertir
ce polygame à son point de vue. A-t-il un point de vue seulement?
C'est la contradiction qui l'excite à l'éloquence, une éloquence dont
les effets ne sont pas perdus pour Isaacs, parce qu'elle est d'accord
avec ses sentimens intimes encore mal définis. Le Persan rêve de
plus en plus au soulagement qu'il éprouverait d'être débarrassé
TOME LUI. — 1884. 55
866 REVDE DES DEUX MONDES,
de son harem et à la félicité qu'il peut y avoir réellement à ne pas
quitter une noble créature capable de penser comme lui, de lire ce
qu'il a lu, d'aspirer à la haute destinée qu'il se propose, une
femme qui le comprenne, qui charme sa vie, qui charme jusqu'à
sa mort, puisque la mort scellerait, au lieu de la détruire, une union
qui ne finirait plus. Il en a assez des confitures à la rose, des
jalousies puériles, des caresses inopportunes, des plaitîtes d'enfant
gâté: une amie qui serait une amante, voilà ce qui le séduit tan-
dis qu'il écoute Griggs avec des sourires incrédules et moqueurs.
11 songe qu'il lui sera facile de divorcer sans scandale et Dieu sait
qu'il ne reviendra pas aux femmes de l'Inde ou de la Perse, qui
certainement n'ont pas d'âme, celles-là. Non, il se tournera plutôt
vers une femme du Nord, vers une beauté blonde et blanche comme
miss Westonhaugh. A l'âme de celle-là il croirait volontiers.
Vraiment, elle semble digne de convertir le plus récalcitrant
au culte de la femme, cette superbe Anglaise qui est toute fran-
chise, toute loyauté avec un courage presque viril et la simplicité
d'un enfant. Isaacs est en rapports habituels avec son oncle ; il la
voit donc souvent, et Griggs compte aussi parmi les hôtes de
« Garisbrook Gastle, » c'est le nom que l'on donne au hungalow
de M. Ghyrkins, selon l'usage de Simla, qui veut des désignations
pompeuses pour de petites choses. Tantôt, quand ils arrivent, Cathe-
rine se balance dans le hamac de la vérandah, en dressant à mille
tours le petit chacal apprivoisé qui lui sert de chien favori, tantôt
elle interrompt pour les recevoir une partie de tennis avec lord
Steepleton Kildare, du 33'' lanciers, un brillant et sympathique offi-
cier irlandais, très épris de son côté, à n'en pas douter, car il a
déjà cet air de propriétaire particulier aux amoureux d'outre-Manche
qui ne se manifeste ni par des paroles ni par des actes et qui n'en
saute pas moins aux yeux, bien qu'il admette une combinaison de
timidité souvent fort amusante. Lord Steepleton Kildare trouble
miss Westonhaugh beaucoup moins qu'îsaacs, parce qu'elle le com-
prend tout à fait. Il est comme elle-même de cette race avec laquelle
on s'entend sur le terrain du sport et des jeux athlétiques sans
avoir besoin de causer.
C'est une preuve de tact de la part de M. Crawford de n'avoir
rendu son héroïne ni sentimentale ni raisonneuse, de n'avoir pas fait
naître entre elle et Isaacs des discussions quintessenciées à perte de
vue. La jeune fitle anglaise est ordinairement malhabile aux conver-
sations légères, elle n'a pas l'esprit de repartie et ne sait pas trou-
ver d'argumens ingénieux. Miss Westonhaugh ne taquine donc point
Isaacs, bien qu'elle en ait parfois envie. Elle craint trop de s'enfer-
rer, ne sachant rien des musulmans et étant au fond choijuée d'une
religion qui semble empêcher de croire que la femme livrée à
LES NOUVEAUX ROMANCIERS AMERICAINS. 867
elle-même soit capable d'agir raisonnablement. Son oncle dit que
c'est une reh'gion d'h )mme, et elle s'en rapporte à son oncle. Le
langage flatteur de cet Oriental la gêne un peu ; comme toutes les
Anglaises, elle a si peu l'habitude des fadeurs galantes de la part de
ses compatriotes qu'elle est toujours prête à prendre un compli-
ment un peu vif pour la pire des insultes ; cependant, à la longue
elle se fait aux jolies phrases d'Isaacs parce qu'elle a découvert
qu'en somme il est toujours sérieux et croit dire la véri'é. De son
côté, pour lui plaire, il se laisse expliquer les finesses du tennis et
prend goût à ces prouesses au grand air qui sont ce que préfère
cette belle créature saine et bien portante, chez qui déborde la joie de
vivre, — les animal spirits. A cheval ou sur un terrain de crocket,
elle est heureuse.
Sa préférence pour Isaacs se trahit dans la plus tragique des
parties de polo. Pour briller au polo, il suffit d'être bon cavalier :
Isaacs battrait ses adversaires anglais, malgré leur vigueur et leur
adresse, si, au moment même il n'était atteint d'un coup de
maillet que, par inadvertance, dans la joyeuse furie du moment,
lui porte l'un des joueurs. La blessure est très grave, tout près
d'être mortelle. C'est d'une compresse que le couronne miss Wes-
tonhaugh, qui a promis de remettre le prix au vainqueur, mais la
pâleur de la jeune fille, son émotion, le tendre dévoûment dont
témoignent ses premiers soins, donnent à Isaacs, lorsqu'il revient
à lui, l'espoir d'être aimé. Dès lors, et la ja'ousie que lui inspire
Kildare aidant à l'enflammer, il s'abandonnera naïvement à la pas-
sion qui depuis longtemps couve en lui, — sa première passion,
notons-le bien, — car cet être fort et puissant qui a usé de tout,
ne soupçonnait pas jusque-là ce que peut être l'amonr. Isaacs ne
redoute aucun obstacle au mariage qu'il a dès lors arrêté dans
son esprit. Miss Westonhaugh n'est pas riche, et son oncle sera
bien aise sans doute de lui voir épouser un homme haut placé,
pourvu d'une immense fortune et qui jouit de la considération
générale. Nul Européen ne prend au sérieux les mariages musul-
mans; quant à Isaacs, il est autorisé par le Prophète à choisir une
quatrième femme; il profitera de ce droit en renvoyant les trois
autres.
Il épousera miss Westonhaugh à son église et selon la loi anglaise ;
il se trouvera lié à elle, et à elle seule comme le serait un Anglais.
Si M. Ghyrkins par hasard fait quelque objection, il est prêt, argu-
ment décisif et péremptoire, à fonder, avec l'aide de Griggs, un
journal qui soutienne à Delhi les intérêts des conservateurs et les
idées de lord Beaconsfield. Que lui importe?.. Isaacs a en politique
des sentimens particuliers qui lui font refuser d'être émir de l'Afgha-
nistan, sur la proposition du maharajah de Baithopoor, parce qu'il
868 REVUE DES DEUX MONDES.
préfère, en paiement d'une dette que le maharajah compterait acquit-
ter de cette façon, assurer la vie et la liberté du terrible ennemi des
Anglais, Shere-Ali, mais ces alTaires-là le regardent seul. 11 les traite
haut la main avec le vieux roi de Baithopoor, un de ces despotes à
demi déchus, qui tremblent toujours d'être mis à contribution par les
Anglais et d'encourir le sort du roi d'Oude, sans réfléchir que si on
leur laisse leurs états, c'est que le sol en produit plus de roses que
de rubis. Le maharajah doit beaucoup d'argent à Isaacs ; celui-ci,
par égard pour la partie musulmane de la population, a empêché ses
sujets de mourir de faim dans la dernière famine. Maintenant, il exige
qu'en guise d'intérêts son débiteur lui livre l'émir fugitif Shere-Ali,
qui, disparu en 1879, après sa défaite, est venu chercher asile à la
cour de Baithopoor, où, depuis 'ors, on le retient captif. Les Anglais
paieraient cher pour avoir cet homme, et si le maharajah ne le leur
vend pas, c'est qu'il craint d'être interrogé d'une façon compromet-
tante sur les motifs qui l'ont conduit d'abord à le cacher. Isaacs le sait
bien, et hardiment menace l'Indien de le dénoncer comme traître s'il
refuse. Il y a des scènes superbes entre le vieux tigre édenté, per-
fide, cruel, prêt à tous les crimes, mais réduit à l'impuissance, et ce
marchand aux allures de prince, abordant avec lui d'égal à égal une
question qui implique une somme colossale sortie de sa poche, une
accusation possible de haute trahison et les destinées, en somme, de
l'Afghanistan. Isaacs , durant cette transaction , grandit à nos yeux
de telle sorte, il se pose si bien en leader, en conducteur d'hommes,
qu'aucune prétention de sa part ne paraît exorbitante et que la
fascination qu'il exerce sur miss Westonhaugh, ignorante d'ailleurs
de ce grand rôle, est désormais justifiée.
Avec un art infini, M. Grawford a effacé les distances qui sépa-
raient d'abord les deux amans. Leur mariage se décide pendant
une chasse au tigre, qui est, — pour nous servir de l'expression
acceptée aujourd'hui, — le don du livre, un chef-d'œuvre en son
genre, car elle échappe absolument au reproche de redite ou de
banalité, ne rappelle rien de ce qui a été écrit auparavant sur ce
sujet et encadre admirablement des amouj's insolites, tout à coup
transportées hors du monde civilisé.
A la prière de sa nièce, qui veut absolument avoir assisté une
fois à ces expéditions , auxquelles il n'est pas rare d'ailleurs que
les dames se joignent, M. Ghyrkins, grand chasseur, et qui a fait
ses preuves dans les hécatombes de tigres dont le Népaul fut le
théâtre en 1861, consent à passer une quinzaine de jours dans les
jungles du Teraï. La fièvre l'effraie un peu, car la saison des pluies
vient de finir, et sous ce rapport, on court quelques risques, mais
la belle amazone s'entête, supplie, il faut bien lui céder. Ils partent
six, un receveur des revenus publics, M. Ghyrkins, un fonctionnaire
LES NOUVEAUX ROMANCIERS AMÉRICAINS. 869
de Bombay, John Westonhaugh, frère de Catherine, un grand sei-
gneur irlandais, Steepleton Kildare, un journaliste yankee, Griggs,
un Persan millionnaire, Isaacs, et Bradamante, reine de la fête, avec
l'escorte voulue, naturellement.
Nous suivons dans l'Himalaya les torigas qui emportent nos amis.
La long a est l'ancien chariot de guerre persan, modifié de façon à
laisser trois personnes s'y asseoir dos à dos. Muni d'un long fouet
à manche court, le cocher pousse grand train au bord des préci-
pices ses chevaux à peine harnachés* en avertissant au moyen
d'une corne les voitures qui viennent en sens inverse que le chemin
ne comporte pas deux tongas de front. Tous les cinq ou six milles,
on change de chevaux, et à travers des tourbillons de poussière,
on atteint Kaika pour y prendre le dâk-gharry, une voilure de
poste arrangée de façon à ce que vous puissiez, la nuit, vous y
étendre, car elle se prolonge sous le siège du cocher de façon à
laisser de la place aux jambes. La différence de température est
énorme entre Simla et les plaines, qui fument encore des der-
nières pluies. Aussi a-t-on eu soin de joindre aux paniers de pro-
visions assez de glace pour que les boissons restent fraîches. Tout
paraît arrangé en vue du plus grand confort. Les voyageurs arri-
vent sans trop de fatigue le lendemain à Fyzabad, dans le royaume
d'Oude, où ils sont rejoints par des guides et des shikarries (chas-
seurs indigènes) , chargés de les avertir qu'il y a des tigres près
de la station voisine de Pegnugger', où les éléphans attendent. Le
trajet de Fyzabad à Pegnugger n'est ni long ni difficile. On envoie
d'avance pour tout préparer ces admirables domestiques indous
à qui, en quelque lieu que l'on soit, il suffit de dire : « Allez et
attendez , » pour les retrouver avec leur petit paquet où rien de
ce qui est nécessaire à vos besoins n'a été oublié ; jamais ils ne
cassent ni ne perdent le moindre objet. Comment se sont-ils trans-
portés? C'est un mystère. N'importe, ils sont là, toujours propres
et sourians à l'heure dite. Les engins de campement, tentes de
toutes sortes, fusils de tous calibres, armes variées, vivres, ustensiles
de cuisine, etc., attendent donc à Pegnugger, où s'est rassemblée la
masse des chasseurs, des indigènes chargés de la battue, etc. Le
receveur des contributions de cette localité, un tout petit homme
qui, juché sur son éléphant, a l'air d'un champignon, grâce au grand
chapeau f{ui l'abrite, est un des plus fameux tueurs de tigres de la
région ; un vieux shikarry barbu montre sur sa poitrine brune les
marques ineffaçables qu'y ont imprimées autrefois les griffes d'une
de ces terribles bêtes, et les récits de chasse commencent pour ne
plus s'interrompre. Par les soins d'Isaacs, tout a été organisé de
telle sorte que jamais semblable équipée ne se sera vue depuis le
voyage du prince de Galles, Du haut de son éléphant, miss Weston-
870 REVDE DES DEUX MONDES.
liaugh écoute le Persan amoureux, comme Lalla-Rookh put jadis
dans des conditions presque semblables, écouter Feramorz, qui certes
n'avait pas plus d'esprit que ce marchand de diamans de Delhi. Le
campement est situé près du futur champ de carnage, sur la lisière
des jungles; rien n'y manque : les tentes nombreuses représentent
fort commodément chambres à coucher, cuisines, salle à manger
munie d'un auvent ou connât, cabinets de toilette et de bain. Cathe-
rine retrouve ses tapis, ses petites tables et même quelques-uns de
ses livres. Un dîner est servi, qui ferait honneur au meilleur hôtel,
Kildare, en attendant qu'il ait abattu le premier tigre, raconte, avec
l'exagération irlandaise, ses aventures dans l'Afrique méridionale,
d'où revient le régiment dont il fait partie; Isaacs répond par le
récit de certain combat corps à corps dans lequel un homme qu'il
connaît a tué son tigre d'un coup de revolver tiré à longueur de
bras.
• — Ah oui ! répond le receveur des contributions, qui n'a pas
encore retenu les noms de toutes les personnes présentes ; on en
a beaucoup parlé il y a deux ans; c'était un M. Isaacs, de Delhi.
Tout le monde rit, miss Westonhaugh est émue, Isaacs ennuyé.
Il échappe à l'ovation en proposant un peu de musique pendant que
les hommes fument autour de la blanche miss qui aime l'odeur du
cigare, et, toujours, comme le roi déguisé de Boukharie il chante
en s'accompagnant d'une guitare qui se trouve parmi ses bagages,
des chansons d'amour tendres d'abord, dans le genre de celles
que nous ont fait connaître les notices sur la poésie persane de sir
Gore Ousely, puis si passionnées que personne n'ose plus les tra-
duire, et que miss Westonhaugh elle-même, quoiqu'elle ne com-
prenne pas le persan, se garde bien d'en demander la sigoification.
Isaacs a la plus délicieuse voix de ténor, et les vibrations pro-
fondes, douces et brûlantes tout ensemble de cette voix enchanteresse
ont leur effet à la clarté des étoiles qui brillent comme elles ne
savent briller que dans l'Inde. Kildare enrage naturellement; mais
c'est un cœur loyal, franc au tennis, franc dans les steeple-chases,
franc en amour : la lutte qui s'engage entre lui et le Persan sous les
yeux de la belle qu'ils se disputent fait honneur à l'un et à l'autre,
lis y apportent : celui-ci, sa droiture britannique, celui-là, un sen-
timent chevaleresque plus raffiné qui finit par lui gagner restime et
l'amitié même de son rival.
Yoilà donc la vie anglaise organisée dans cette solitude : on
prend le thé. Isaacs fait venir des roses à prix d'or dans l'inter-
valle des chasses. Lord Steepleton Kildare s'est couvert de gloire
en abattant une jeune tigresse qui, blessée au premier coup, avait
bondi jiisque sur la tète de rôléphant qu'il montait. Corom^ miss
Westonhaugh ett belle sous le chapeau léger en forme de casque
LES NOUVEAUX ROMANCIERS AiMÉRICAINS. 871
qui abrite ses cheveux de lia et assombrit encore ses yeux noirs,
un revolver au côté, des rangées de cartouches en bandoulière,
tandis que son éléphant avance en écrasant avec fracas les fougères,
les roseaux, Its épaisses broussailles jusqu'au cœur de la jungle!
On n'a pas mis en branle moins de trente->ept éléphans pour l'ouver-
ture; les connaisseurs préfèrent une expédition moins considérable,
de douze éléphans, par exemple, servant de rabatteurs et de trois
howdahs (palanquins).
L'idée fixe des indigènes, aussitôt qu'un tigre est tué, est de lui
couper les oreilles, dont ils font un jâdu, un charme contre la mort
subite, les niauvais esprits et la maladie. Miss Westonhaugh ne tarde
pas à remarquer que tous les corps rapportés au camp sont mutilés
et elle exprime étourdiment le désir d'avoir elle aussi le précieux
talisman. Dès le lendemain, elle reçoit dans une boîte d'argent deux
oreilles coupées par ïsaacs à un « margeur d'hommes » de dix pieds
de long, qu'il est allé tuer à minuit, en compagnie d'im indigène,
dans la jungle où il y autant à craindre des cobras que des tigres.
Catherine acceptera ces dépouilles opimes avec des senlimens
faciles à concevoir, mais elle renverra la boîte, aucune considéra-
tion ne pouvant décider une fille anglaise à recevoir des ms-ins d'un
homme rien qui ressemble à un bijou; seulement, au fond du petit
coffret, ïsaacs, d'abord décontenancé, trouvera quehjue chose de
plus précieux que le présent qui a faiUi lui coûter la vie, une
mèche de ces beaux cheveux d'or pâle qu'il adore.
La chasse continue avec tous les dramatiques épisodes où chacun
joue son lôle, mais le roman qui rapproche de plus en plus ce « lis
d'un vallon d'Angleterre » et « cette rose sombre du Gulistan
de Perse » nous intéresse davantage. Un soir mémorable vient où
Kildare et Gri-^rgs errant bras dessus bras dessous, le cigare à la
bouche, au clair de la lune, après souper, aperçoivent entre les
arbres écartés d'un petit bois deux ligures qui fixent l'atteniioa du
premier de la façon la plus désagréable. Un homme et une femme
sont immobiles sous le rayon de la lune qui vernit le feuillage d^s
manguiers et projette aux alentours une clarté verte étrange. Il a
un bras autour d'elle et la haute laille élancée de la jeune fille se
ploie vers lui comme une branche de saule, tandis que sa tète blonde
repose sur son épaule. Un frémissement involontaire de Kildare
avertit Griggs que son compagnon a vu aussi bien que lui-même.
Par un commun instinct, ils tournent les talons. Griggs a évité de
regarder l'Irlandais, et celui-ci parle avec volubilité de tigres et
de clair de lune, faisant des deux sujets un mélange assez incohé-
rent auquel l'Américain trouve cependant moyen tle répondre avec
le même entrain, de sorte que tous les deux font bonne conte-
872 REVUE DES DEUX MONDES.
nance. En somme, ils regagnent le camp avec le regret de l'avoir
quitté.
Le bonheur, hélas! est si court que l'on peut pardonner à ceux
qui, par hasard, le goûtent, d'avoir approché leurs lèvres de cette
coupe divine. Bientôt il ne restera plus à Isaacs que la longue
boucle argentée qui lui a été envoyée en échange des oreilles du
tigre. La fièvre des jungles flétrira son lis blanc avant qu'il l'ait
cueilli ; la chasse, dont les émouvantes péripéties avaient favorisé
ses amours, a été funeste après tout à la pauvre Catherine Wes-
tonhaugh ; elle est emportée par un mal foudroyant ; et celui qu'elle
laisse seul à jamais, qui, du moment où il l'a aimée, a perdu son
étoile, comme il disait, l'étoile de sa vie, éteinte par la sublime
lumière venue vers lui des contrées du Nord, Isaacs, que rien ne
peut plus intéresser ici- bas, cherche refuge dans un cercle d'exis-
tence supérieure, dans des régions immatérielles dès ce monde.
Il va rejoindre au Thibet les ascètes trop peu connus dont nous
avons volontairement passé sous silence jusqu'ici le rôle prépondé-
rant au cours de cette histoire.
IL
Personne n'ignore les prestiges attribués à certains brahmines
mendians; les uns en parlent comme de jongleurs, les autres
comme de véritables thaumaturges. Il n'est guère d'officier ou de
fonctionnaire anglais ayant habité l'Inde qui n'ait été témoin du
mango-trick, du tour du manguier, consistant à voir semer par
un yogui quelconque un pépin de mangue, lequel devient arbre
dans l'espace d'une heure. Le seau de cuir retenu au fond d'un
puits comme par quelque main cachée, en dépit de tous les efforts
de la poulie, jusqu'au moment où le brahmine lui ordonne de
remonter, est un fait bien connu; d'aucuns vous racontent aussi
qu'une corde lancée dans l'air y reste suspendue, accrochée, pour
ainsi dire, à la voûte bleue du ciel, permettant au prestidigita-
teur, — donnez-lui ce nom si vous voulez, — d'y grimper et
de disparaître. Ce n'est là peut-être que de la magie amusante
infiniment perfectionnée ; nous ne nous y arrêterons pas. Les
hautes phases du bouddhisme offrent un tout autre intérêt; elles
nous apparaissent incarnées en la nuageuse personne de Ram
Lai, le diviti ami d'isaacs, qui surgit à fimproviste sur les che-
mins déserts, d'où il était bien loin deux minutes auparavant, qui
apparaît de même au milieu d'une chambre où nul ne l'a vu entrer,
LES NOUVEAUX ROMANCIERS AMERICAINS. 873
pour répondre de sa voix basse et musicale que l'on perçoit de
très loin, à la pensée que vous n'exprimez pas, mais qu'il devine.
Sous le caftan gris et le turban de même nuance qui le pâlissent, avec
sa barbe grise, il a l'air d'une ombre échappée à la placidité du nir-
vana.
Ram Lai est un sage, — un pandit, — comme il y en a dans les
monastères du Thibet. Brahmine de naissance, bouddhiste de reli-
gion, adepte de profession, il a étudié à Edimbourg, ce qui expli-
querait peut-être qu'il parlât plusieurs langues et fût parfaitement
au courant des affaires européennes, si ce n'était là le moindre côté
de ses connaissances, qui s'étendent à tout et lui prêtent un sin-
gulier pouvoir sur les forces de la nature.
Il est facile ici de sourire et de nier. Considérons cependant
que les suprêmes théories du bouddhisme, qui repoussent d'ail-
leurs très raisonnablement toute hypothèse d'intervention surnatu-
relle, méritent aujourd'hui de fixer l'attention des « libres pen-
seurs » américains ; ceux-ci se demandent s'il n'y a pas parmi les
ascètes du Thibet des esprits de la force d'Emerson et de Chan-
ning.
Quand il faudrait la vie entière pour arriver à l'état nommé
moksha, par les degrés d'initiation successifs, le but réalisé vaudrait
qu'on lui sacrifiât tout, et, ne parvînt-on jamais à cette fin idéale,
la somme de vertus acquise en s'efTorçant d'y toucher justifierait la
tentative, car ce que proposent Ram Lai et ses frères n'est autre que
d'atteindre au bonheur par la sagesse. Cette sagesse n'implique
point des macérations extraordinaires ; le Bouddha Çakya-Mouni s'est
jadis séparé du brahmanisme en répudiant, après s'y être livré, la
solitude absolue et les tortures volontaires ; une vie pure, où la chair
tient de moins en moins de place, l'affranchissement graduel de
tout soin terrestre suffit. En atténuant le lien qui existe entre leur
corps et leur âme, les saints du Thibet croient que l'âme, devenue
libre, peut s'identifier temporairement avec d'autres objets ani-
més ou inanimés en dehors du corps spécial auquel elle appartient,
acquérant ainsi la connaissance directe de ces objets, — con-
naissance qui lui reste, qui lui permet de se transporter aux anti-
podes par le seul fait de sa volonté, de condenser, pour s'en ser-
vir, le fluide astral ou de stimuler les forces vitales de la nature
jusqu'à une activité anormale; et ces miracles apparens peuvent
être, disent-ils, scientifiquement expliqués, comme tous les mira-
cles. Notons une différence fondamentale entre le sage asiatique et le
savant d'Europe : le premier suppose que la somme totale des con-
naissances est directement à la portée de l'âme sous certaines condi-
tions, tandis que le second nie que le savoir soit jamais absolu,
puisqu'on ne l'obtient que par l'intermédiaire, toujours suspect,
87 A REVUE DES DEUX MONDES.
des sens et de l'intelligence. D'ailleurs les adeptes du Thibet ne
dédaignent pas d'étudier, quoiqu'ils admettent la possibilité de
saisir dans son ensemble la science absolue et de se l'assimiler en
dehors du procédé laborieux de la digestion intellectuelle. Nombre
d'entre eux travaillent et accordent une profonde attention aux phé-
nomènes de la nature; seulement ils subdivisent ces phénomènes
à un point qui déconcerterait tout penseur de l'Occident ou qui,
plus vraisemblablement, lui ferait hausser les épaules. Ils distin-
guent, par exemple, quatorze couleurs dans l'arc-en-ciel et asso-
cient les sons avec ces couleurs. La classification des résultats est
poussée chez eux jusqu'à la dernière minutie ; en outre, ils consi-
dèrent que les sens de l'homme sont susceptibles d'être affinés à
un degré extraordinaire et que la valeur des définitions auxquelles
il arrive tient à cette acuité acquise des perceptions.
Pour atteindre au degré de sensitivité nécessaire à la perception
des phénomènes les plus subtils, la première condition est de se
délivrer du fardeau des besoins terrestres qui nous accable. Le
fakir vulgaire conclut de même, mais, de fait, il n'arrive pas au
même point. Sans doute, par des jeûnes et par des mortifications
absurdes, il aiguise ses sens de façon à voir et à entendre cer-
taines choses que les hallucinés seuls ont vues et entendues, mais
son système, respectable par la doctrine du détachement volontaire
dont il émane, manque de base intellectuelle : il s'imagine que la
science infuse lui sera révélée dans une vision. C'est un dévot, un
extatique de l'ordre le plus bas. Le bouddhiste pur se borne à
regarder la science comme un tout harmonieux où les connais-
sances humaines à la,portée du vulgaire ne tiennent qu'une petite
place: sans dédaigner les moyens analytiques connus, il s'efforce
également d'atteindre des résultats finis par un adroit usage de
l'infini. Ce monde-ci lui apparaît tel qu'un immense réceptacle
de faits physiques et sociaux sur lesquels il peut acquérir des
connaissances spécifiques par une méthode transcendante. La con-
ception limitée des choses n'exclut pas l'idéal de la parfaite sagesse.
Pour leur compte, les u frères du Thibet » ne condamnent per-
sonne, et ont l'esprit le plus large; il n'y a pas de raison, à leurs
yeux, pour que la poursuite du bonheur en dehors des conditions
matérielles ne soit pas compatible avec toutes les religions et toutes
les écoles philosophiques.
Voilà pourquoi Ram Lai traite en frère le musulman Isaacs, voilà
pourquoi Isaacs, qui disserte comme le plus savant docteur, à
l'éternelle surprise de Paul Griggs, sur la forme de pensée analy-
tique et synthétique, sur les différences entre le subjectif et l'ob-
jectif, etc., a déclaré dès le commencement que si, par impos-
sible, un jour, il devenait malheureux, son refuge serait dans
LES NOUVEAUX ROMANCIERS AMÉRICAINS. 875
l'étude des doctrines bouddhiques supérieures. De toute façon, il
est fait pour les goûter. Profondément pénétré de ses obligations
envers ses frères, il a toujours mêlé la religion aux moindres actes
de sa vie; il professe l'horreur et le mépris de l'égoïsme et pos-
sède la plus belle des qualités humaines, cette sympathie large et
puissante qui s'étend à tout ce qui respire; eiifin il a naturellement
des tendances mystiques, s'entretient en rêve avec son étoile et
tombe parfois dans des crises cataleptiques pendant lesquelles son
esprit est emporté vers ce qu'il croit être la vision de l'avenir.
L'amour qu'il ressent pour Catherine Westonhaugh commence ainsi.
D'une profonde rêverie dont elle est l'objet, il passe à une sorte
d'extase qui la lui montre endormie. Tout à coup la légère vapeur
de cette haleine virginale semble se condenser et prendre la forme
aérienne de la charmante créature qui s'envole, en jetant à Isaacs
un regard sublime de confiance, d'amour et de joie, vers l'étoile
qu'il a si longtemps nommée la sienne. Cette étoile, elle la lui
montre du doigt avant de s'élever dans l'infini, d'abord lentement,
puis avec une rapidité vertigineuse.
— Je bénis Allah, qui m'a donné de voir qu'elle a une âme aussi
bien que moi-même, dit Isaacs au réveil, car j'ai contemplé son
esprit face à face et j'y crois.
Le magnétisme est bien connu des brahmines et pratiqué par eux.
Conduit-il les frères du Thibet à lire vraiment dans la pensée de
leur interlocuteur et même dans l'avenir comme dans un livre
ouvert? A moins de nier la réaUiè du personnage de Ram Lai, nous
sommes forcés de le croire. Ram La) niet Isaacs en garde contre cette
funeste chasse au tigre, d'une façon trop ambiguë, il est vrai, pour
que le danger imminent soit conjuré, il prévoit qu'une ruse per-
fide du maharajah de Rathopoor accompagnera la reddition de
l'émir afghan Shere-Ali, mais la simple expérience de la fièvre des
jungles et du caractère indou suffit peut-être, dira-t-on, à lui
dicter ces averlissemens. C'est la grande habileté de M. Crawford
de nous laisser Hotlans entre le possible et le merveilleux sans
rien conclure. La scène étrange qui nous fait assister à la déli-
vrance de Shere-Ali donnera une juste idée de cette ingénieuse
manière.
Griggs a été prié par Isaacs de le rejoindre en toute hâte au-dessous
de Keiiung, vers Sultanpoor, et nous l'avons suivi dans un rapide
voyage sur des routes presque inaccessibles :
« Les Himalayas inférieurs nous laissent d'abord sous l'influence
d'une singulière déception. Le point de vue est énorme, il n'est pas
grandiose. La partie basse présente au regard une série de collines
doucement ondoyantes et de vallons boisés oii l'on aurait presque
envie de chasser. Un certain temps est nécessaire avant que vous
876 REVUE DES DEUX MONDES.
compreniez que tout cela est sur une échelle gigantesque, que les
haies apparentes sont formées de rhododendrons dans toute leur
hauteur, que les rivières sont des fleuves et les banquettes des
chaînes de montagnes ; pour franchir à la chasse de pareils obstacles,
il faudrait que votre cheval eût deux cents pieds de haut. Cette col-
line en a cinq ou six mille. Souvenez- vous qu'à Simla, vous étiez à
trois mille pieds au-dessus du niveau du Righi. Ceux qui connaissent
les Montagnes-Rocheuses se rendent compte du manque de noblesse
de leur silhouette colossale. Vous ne les trouvez belles qu'en attei-
gnant certains points favorisés où quelque contraste imprévu met en
rehef d'une façon saisissante la distance prodigieuse qui sépare les
sommets les moins hauts des plus élevés. De même dans l'Himalaya.
Vous voyagerez des journées entières par la forêt et la montagne
sans aucun sentiment particuHer d'admiration jusqu'à ce que tout à
coup votre sentier aboutisse au bord d'un précipice insondable, d'un
abîme dont l'aspect réduit aux proportions de la plus parfaite insi-
gnifiance tous vos souvenirs du Mont-Blanc, de la Jungfrau ou de
la Bernina, Ce gouffre, qui vous sépare de la montagne lointaine,
fait l'effet d'une brèche formée par les dents d'un dieu vorace qui a
mordu au flanc même du monde. Là-bas se dressent .des pyramides
de neige qui vous inspirent une pitié méprisante pour les glaciers
suisses. La vallée sans fond qui se déroule à vos pieds est noire et
bouillonnante de brumes, tandis qu'au-dessus les pics qui s'élan-
cent orgueilleux vers le soleil arrêtent ses rayons au passage,
comme feraient cfe majestueux étendards blancs. Un large bouclier
d'or plane en décrivant des cercles immenses et précis ; il reflète et
renvoiela lumière à travers toutes les teintes de l'or bruni. C'est l'aigle
d'or de l'Himalaya, suspendu entre le ciel et la terre, tel qu'une
nappe de métal aux vives étincelles, parfois immobile et flamboyant
dans cette immobilité comme jadis le soleil et la lune dans la val-
lée d'Ajalon; il défie le regard d'affronter son éclat. Tout ce tableau
est fait pour des titans; vous restez devant lui écrasé par le senti-
ment de votre faiblesse. Jamais encore votre œil n'avait embrassé
un pareil morceau du globe.
« Ce fut dans un lieu tel que celui-ci, raconte Griggs, que je
mis pied à terre , au terme de mon voyage... J'avais déjà visité
d'autres parties des bas Himalayas; j'avais depuis longtemps sur-
monté le malaise qui se dégage de cette terrifiante grandeur; j'osais
contempler ce panorama si disproportionné avec notre nature
humaine et même analyser jusqu'à un certain point ce que j'éprou-
vais. Mais ma rêverie fut troublée assez vite par une voix bien con-
nue dont le salut de bienvenue sonnait comme l'appel d'une trom-
pette répété par l'écho. Isaacs accourait vers moi en bondissant au
bord du précipice.
LES NOUVEAUX ROMANCIERS AMÉRICAINS. 877
— Où est Ram Lai? lui demandai-je.
— Jc ne sais. Probablement quelque part à charmer des cobras,
à arrêter des avalanches ou à faire toute autre de ces drôleries qu'il
prétend avoir apprises en Ecosse. Depuis que nous nous sommes
rejoints, il s'est toujours humainement comporté; je ne l'ai pas vu
une fois s'évanouir dans l'espace, je ne l'ai entendu se livrer à
aucune mystérieuse prophétie. Vous pourrez causer science occi-
dentale avec lui tout à votre aise. Tenez, le voici. Je voulais qu'il
attrapât un aigle doré pour miss Westonhaugh, mais il m'a fait
observer que ce superbe animal mangerait probablement le chacal et
tous les domestiques, de sorte que nous y avons renoncé.
Isaacs était évidemment de joyeuse et plaisante humeur; quant
à Ram Lai, le bouddhiste, il m' apparut très diflérent dans ces soli-
tudes de ce qu'il était au milieu de la civilisation de Simla. Sa sil-
houette d'ombre grisâtre semblait moins vague, ses traits dantes-
ques mieux définis à la clarté de ce soleil.
— Ah! me dit-il en anglais, vous arrivez à temps, monsieur
Griggs. Nous aurons besoin de vous, le gentleman qui ne se laisse
pas facilement étonner, qualité que j'apprécie fort. Des nerfs solides
et calmes,., à la bonne heure! Pourquoi ne dînerions-nous pas dès
à présent? Yous devez avoir faim.
Abriiée contre le nord par des blocs de grès en saillie, se trou-
vait une petite tente soigneusement ajustée pour résister aux tem-
pêtes s'il devait en survenir. Nous nous assîmes autour du feu, car
il fait froid dans les défilés de la montagne au mois de septembre.
Nous rompîmes le pain ensemble comme si des siècles sans nombre
n'eussent pas séparé nos différentes nationalités. Ram Lai fut par-
faitement naturel et affable; son repas avait été le plus frugal des
trois; il eut vite fini de manger et se mit à fabriquer des cigarettes
avec une rapidité merveilleuse, tandis que nous satisfaisions notre
appétit plus jeune.
— Abdul-Hafîz, dit-il enfin à Isaacs, son visage gris penché sur
les mains sans couleur qui roulaient prestement le papier à ciga-
rettes, ne dirons-nous pas à M. Griggs ce que nous comptons faire?
Ensuite il pourra s'étendre sous la tente jusqu'au soir, car il est
las et je l'engage à rassembler ses forces.
— Ainsi soit-il, Ram-Lai! répondit Isaacs.
— Très bien. Nous ne nous fions pas aux hommes qui vont nous
rejoindre, monsieur Griggs; nous craignons d'être tués par trahi-
son et nous vous avons fait venir pour nous protéger.
Il sourit en présence de l'étonnement que dut exprimer mon
visage.
— Voici de quoi il s'agit. Le lieu du rendez- vous n'est pas loin
878 REVDE DES DEUX MONDES»
d'ici, dans la vallée au-dessous. La troupe approche déjà. Yers
minuit nous descendrons à sa rencontre. Tout se passera selon
l'usage établi pour la délivrance d'un prisonnier. Le capitaine de la
troupe s'avancera vers nous accompagné de l'homme qui lui est
confié, peut-être d'un soivar. Nous nous tiendrons côte à côte tous
les trois, attendant. Or, leur dessein est d'assassiner, s'ils le peu-
vent, Shere~Ali et Isaacs. Ils n'ont pas compté sur nous, mais
supposent sans doute que notre ami viendra sous une escorte de
cavaliers. Les gens du maharajah s'élanceront au signal de leur chef,
qui, tout en causant, doit toucher l'épaule d'Isaacs. Maintenant,
écoutez bien, monsieur Griggs : votre ami, mon ami, ne veut pas
de miracles, de sorte que nous devons demander à la force ce que
nous aurions pu obtenir par stratagème. Quand vous verrez le chef
poser sa main sur l'épaule d'Isaacs, saisissez-le à la gorge et prenez
garde à son autre bras qui sera armé. Empêchez-le de blesser
Isaacs, je me charge du reste, qui réclamera probablement toute
mon attention.
— Mais , fis- je observer, si le capitaine est plus fort que
moi?..
— Personne n'est plus fort que vous, répondit Isaacs en sou-
riant.
— Ne vous tourmentez pas, reprit Ram Lai ; rendez-vous maître
de l'homme, voilà tout. Je réponds que cela ne vous sera pas diffi-
cile; d' ailleurs je pourrais vous aider au besoin.
— AU right! Donnez-moi quelques cigarettes.
Avant d'avoir achevé la première, je dormais profondément. A
mon réveil le soleil s'était éteint, mais une grande lumière le rem-
plaçait. Au-dessus des montagnes à l'orient, la pleine lune baignait
d'argent tous les objets. Au loin, les pics de neige saisissaient le
reflet et renvoyaient les rayons flottans dans les sombres vallées
intermédiaires. Le rocher auquel s'appuyait notre abri semblait
lui-même changé en un métal précieux. Le clair de lune eût permis
de compter les chevilles et les cordes de la tente, il mettait en relief
la forme svelte d'Isaacs occupé à sangler sa ceinture et à y giisser
le portet'tuille où devait s'inscrire le traité; il donnait à la silhouette
incolore de Ram Lai l'aspect d'une statue d'argent et pâlissait la
flamme mourante du bivouac. Oui, c'était une lune merveilleuse.
Je consultai ma montre : huit heures.
— Vous avez dormi longtemps, dit Isaacs. Allons! ce fla-
con renlerme du whisky. Je ne touche jamais à ces choses-là,
mais Ram Lai dit que pour vous c'est un préservatif contre la
fièvre.
J'obéis, et nous partîmes laissant la tente comme elle était. Nos
LES NOUVEAUX ROMANCIERS AMERICAINS. 879
porteurs (1) avaient été renvoyés de l'autre côté de la vallée, et nous
ne craignions rien des chacals, ayant jeté dans le précipice le reste
de notre repas. En fait d'armes, j'avais un bon revolver et un bàion
solide; Isaacs, un revolver et un couteau turc; Ram-Lai ne portait,
pour sa part, qu'une baguette longue et légère.
L'effet du clair de lune était d'une étrangeté sauvage à mesure
que nous descendions la montagne par des sentiers qui n'avaient
rien de lisse. Nous découvrions de temps à autre l'étendue de la
plaine, quitte à retrouver ensuite la nuit derrière les grès, où nous
butions sur les pierres roulantes le long d'un tracé de sable
incommode, incliné sous un angle de quarante-cinq d-^grés. En
grimpant toujours, en sautant, en jurant dans un nombre considé-
rable de langues, — nous parlions vingt-sept langues entre nous trois,
par parenthèse, — nous touchâmes enfin une surface ferme, et tout
redevint facile jusqu'à certaine plate-forme rocheuse à l'angle du
chemin. Nous venions d'émerger là en plein clair de lune, quand
Ram Lai, qui marchait devant et semblait connaître les êtres, leva
la main pour nous imposer silence. Isaacs et moi, nous nous age-
nouillâmes au bord du précipice, et nos regards, en plongeant à
deux cents pieds de profondeur, virent attachés sur l'herbe, qui
servait de litière à la pente escarpée, un piquet de chevaux. Nous
les entendions paître à belles d^nts ; nous distinguions l'accoutre-
ment bariolé des hommes en turbans étendus çà et là. Une figure,
enveloppée de quelque vêtement lourd, était assise au milieu du
camp, et fumait. Debout, à ses côtés, nous reconnûmes, aux orne-
mens qui brillaient sur sa personne, le capitaine de la bande. Celui
qui fumait ne pouvait être autre que Shere-Ali. Avec de grandes
précautions, nous achevâmes de descendre le lacet escarpé, nous
retournant chaque fois que nous en avions l'occasion pour regar-
der les hommes au-dessous de nous. Quand nous eûmes atteint la
plaine, à un quart de mille environ du camp, Ram Lai me renou-
vela ses instructions : a Dès que le capitaine touchera Isaacs, saisis-
sez-le, renversez-le. Si vous n'en pouvez venir à bout sans cela, il
faudra le tuer, peu importe comment, — un coup de pistolet sous
le bras. C'est une question de vie ou de mort. »
— AU riglit 1
Et nous avançâmes hardiment sur le gazon, qu'illuminait la lune
presque immédiatement au-dessus de nous : il était minuit.
J'avoue que ce spectacle m'émotionnait un peu : les masses
géantes des montagnes, les vastes étendues de l'éther mystérieux à
travers lequel les neiges scintillaient d'un éclat fantastique, le bruit
(1) Lorsque les défilés de la montagne sont impraticables pour les chevaux, on
sert du dooly, litière basse, suspendue à un bambou que portent des coolies.
880 REVUE DES DEUX MONDES.
du torrent rapide au bas de la pente que nous longions, le vol
velouté des grandes chauves-souris qui passaient tournoyantes en
agitant les branches, tout était de nature à pénétrer les moins ner-
veux d'une sorte de crainte vague. La lune brillait de plus en plus
claire. A vingt mètres du camp, oii ceux qui nous attendaient
étaient en tout une cinquantaine, Isaacs, s'arrêtant, chanta : « La
paix soit avec vous, hommes de Baithopoor! » C'était le signal
convenu. Le capitaine se tourna aussitôt vers nous, puis il donna
des ordres à voix basse et, prenant son prisonnier par la main,
l'aida à se lever. Il y eut quelques secondes d'agitation : les hommes
semblaient se rassembler et faire un mouvement collectif vers la
lisière du bivouac. Plusieurs commencèrent à seller les chevaux.
Tous leurs moindres gestes nous étaient aussi clairement révélés
qu'en plein jour.
Deux personnes marchaient vers nous, le capitaine et Shere-Ali.
En les regardant, non sans curiosité on le devine, je constatai que
le capitaine était le plus grand des deux; mais la poitrine large, les
jambes légèrement arquées de Shere-Ali révélaient une force pro-
digieuse. Tout en lui, de la tête aux talons, donnait l'idée du
guerrier au cœur et au bras de fer qu'il était ; en vertu des con-
ventions passées avec Isaacs, il avait été bien traité, bien vêtu, sa
barbe était soigneusement taillée, le turban tordu avec art autour
de son front sombre et proéminent.
La première précaution que prit le capitaine fut pour s'assurer
autant que possible que nous n'avions de troupes en embuscade ni
dans la jungle ni au bas de la montagne. Il avait probablement
envoyé des éclaireurs auparavant et savait à peu près à quoi s'en
tenir. Pour gagner du temps, il affecta de lire le contrat d'un bout
à l'autre et de le comparer avec la copie qu'il tenait. Je m'étais
rapproché de lui, et Isaacs causait en persan avec Shere-Ali. L'émir
prétendait que cette lecture du contrat devait cacher quelque ruse,
son gardien ne sachant pas un traître mot de la langue. Assuré que
le capitaine ne comprenait pas, Isaacs fit connaître à Shere-Ali la
tentative de meurtre projetée contre eux, dont lui avait parlé son
ami Ram Lai, et je vis l'œil du vieux héros étinceler, tandis que sa
main cherchait son arme absente. Le capitaine parlait maintenant
à Isaacs; moi, je me tenais prêt à le colleter. Le signal cependant
n'était pas donné. Il continuait à s'exprimer très poliment en hin-
doustani. Mais qu'arrivait-il à la lune?..
Quelques minutes auparavant, il semblait impossible que le
moindre nuage, le moindre brouillard pût obscurcir ce ciel radieux,
et maintenant une légère brume s'élevait, assombrissant la splen-
deur de la nuit. Je regardai Ram Lai. Il était debout, appuyé sur
son bâton, les yeux fixés sur la lune. Au moment même, le capi-
LES NODVEAUX ROMANCIERS AMERICAINS. 881
taine produisit un reçu qui attestait que le prisonnier avait été
remis à son nouveau maître, et pria celui-ci de signer. La lumière
baissait de telle sorte que l'on pouvait à peine distinguer les
caractères. Tout à coup le capitaine avança une main vers l'épaule
d'Isaacs en levant son autre bras pour avertir ses hommes, qui
s'étaient insensiblement rapprochés durant ce long entretien. Je
guettais : aussitôt que la main du traître s'abattit sur Isaacs, je le
saisis par le bras qu'il tenait levé et lui serrai la gorge; cette lutte
ne fut pas longue, mais furieuse. Le robuste Punjab se tordait, se
débattait comme un chat sous mon étreinte, ses yeux flamboyaient
pareils à deux charbons ardens; il s'élançait de côté et d'autre dans
ses vains efforts pour rencontrer mes pieds et me renverser. Mais
je ne lâchais pas prise. Mes doigts s'enfonçaient de plus en plus
profondément dans sa chair, tandis que nous nous étreignions en
nous secouant avec violence, poitrine contre poitrine, jusqu'à ce
qu'enfin, après une tension terrible de tous les muscles de nos
deux corps, son bras se renversa brisé comme un tuyau de pipe.
En même temps, il tombait lourdement à la renverse sous mon
poids. Toute ma force s'employait dans cette lutte; mais, en étran-
glant mon homme, j'entrevoyais cependant ce qui se passait autour
de moi.
Tel que le poêle virginal dont on recou\Te le cadavre d'une jeune
fille, tel que ce velours blanc doux et moelleux, mais lourd et impé-
nétrable comme la mort, quelque chose descendit vers, la terre épou-
vantant notre âme, nous glaçant jusqu'aux moelles. La figure du
mystique vieillard grandit à mes yeux, prit des proportions surna-
turelles; ses mains de géant étendaient leurs paumes décharnées
pour recevoir le grand rideau tiré soudain entre le clair de lune et
la terre endormie. Ses yeux luisaient comme des étoiles , sa tête
blanche s'élevait majestueusement à une hauteur incalculable et
toujours l'épais brouillard tombait, enveloppant les chevaux et les
cavaliers, et les lutteurs et l'émir, dérobant tout, couvrant tout,
enveloppant tout de ses flocons neigeux, jusqu'à ce que rien ne fut
plus perceptible à un demi-pas de distance. Je sentais la poitrine
haletante du capitaine sous mon genou et les contractions du bras
cassé que torturait la pression de ma main gauche ; mais je ne voyais
ni le visage, ni le bras, ni la poitrine, ni même mes propres doigts.
Seulement, quand je levais les yeux, je distinguais toujours la sil-
houette surhumaine de Ram Lai, lumineusement blanche à travers
la blancheur opaque qui dissimulait tout le reste. Ce ne fut qu'un
instant. La voix d'Isaacs retentit à mon oreille, parlant à Shere-Ali ;
puis Ram Lai m'entraîna :
— Vite, prenez ma main, je vous conduirai vers la lumière.
XOMB LXIK — 1884. 56
§82 REVDE DES DEUX MONDES.
Nous courûmes sur l'herbe molle, à la file, guidés par le bruit
des pas. Une minute encore et nous atteignîmes le col; déjà le
brouillard s'éclaircissait, nous voyions notre chemin... Enfin, nous
étions saufs sur le sentier pierreux, courant toujours jusqu'à ce
que nous eussions retrouvé dans toute sa splendeur argentée le clair
de lune étincelant. En bas, tout en bas, le même drap blanc res-
tait tendu, épais et lourd, cachant à nos yeux le camp et ceux qui
s'y trouvaient :
— Ami, dit Isaacs à l'émir, vous êtes libre autant que moi-même.
Louez Allah et partons en paix.
Le vieux guerrier serra la main qu'il lui tendait, en hurlant :
— lUallaho-oh-oh-oh!
Sa voix sonnait comme du cuivre.
— La illah-ill-AUah ! répéta Isaacs du ton de cent clairons à la
fois, les arbres, la montagne, la rivière et toute la vallée lui répon-
dant.
— Dieu soit loué ! dis-je à Ram Lai.
— Appelez-le du nom que vous voudrez, ami Griggs, répliqua
le pandit
Il faisait jour quand nous regagnâmes la tente au sommet du col.
— Abdul-Hafiz, dit Ram Lai tandis que nous préparions notre
nourriture autour du feu, si c'est ton plaisir, j'emmènerai ton ami
en lieu sûr.
— Je te remercie, Ram Lai, répondit Isaacs. Où conduiras-tu
l'émir ?
— Je le ferai passer dans le Thibet, où mes frères auront soin de
lui, puis nous voyagerons dans le pays tartare et de là jusque chez
les Russes, où votre Prophète a de nombreux disciples. En présen-
tant les lettres que tu as écrites aux principaux mollahs, il pourra
prospérer. Quant à d'autres ressources, as-tu de l'or? Donne-le-lui
et, sinon, donne-lui de l'argent, et si tu n'as ni l'un ni l'autre, peu
importe ! La liberté de l'esprit vaut mieux que l'obésité du corps,
— Bishmillah ! ta langue est celle de la sagesse, vieillard, dit
Shere-Ah; pourtant quelques roupies...
— Sois en repos ! dit Isaacs, j'ai pour toi quelques roupies d'ar-
gent et deux cents mohurs d'or dans ce sac... Prends aussi ce dia-
mant... tu le vendras en cas de besoin, et il te fera riche.
Shere-Ali, qui hésitait encore à se croire vraiment libre, fut con-
vaincu par cette générosité. Le rude guerrier, le vaillant patriote qui
avait fermé les portes de Kaboul au nez de sir Neville Chamberlain
et tout bravé plutôt que de souffrir le progrès des Anglais dans ses
états, avait tenu bon contre la captivité, la misère, les tortures
morales, les souffrances physiques; mais, quand Isaacs eut ainsi
LES NOUVEAUX ROMANCIERS AMÉRICAINS. 883
assuré sa fuite, l'orgueil céda, la reconnaissance fut la plus forte.
De grosses larmes roulèrent sur ses joues tannées; son visage
s'abîma entre ses mains, qui tremblèrent violemment, puis le calme
extérieur qui lui était habituel revint :
— Allah te récompense, frère! dit-il; je n'espère pas en être
capable.
— Je n'ai rien fait, dit Isaacs. C'est Allah, dont le nom est grand
et tout-puissant, qui te délivre. Il ne permettra pas que les croyans
soient la proie des chacals et des bêtes immondes. Mashallahî il n'y
a d'autre Dieu que Dieu.
Ram Lai et Sbere Ali partirent, nous laissant causer des événe-
mens de la nuit.
Je déclarais que, vu la puissance de Ram Lai, tout aurait pu se
passer beaucoup plus simplement.
— Et moi je ne le crois pas, répondit Tsaacs. Tandis que vous me
débarrassiez de ce brigand, qui m'eût assommé sans peine, Shere
Ali et moi, nous venions à bout des soivars, accourus au signal de
leur capiiaine. L'émir assure en avoir étranglé un de ses mains, et
le petit couteau que voici semble s'être assez bien comporté.
H me montra la dsgue turque tachée de sang plus haut que la
garde. J'insistai pourtant :
— Si Ram Lai est capable de commander aux éléraens jusqu'à
évoquer un brouillard, ne pouvait-il de même charger la foudre
d'exterminer tous ces bandits?
— II y aurait bien des réponses à vous opposer, répliqua Isaacs,
mais d'abord savez-vous si Ram Lai pouvait faire plus que de
découvrir le signal convenu et d'amener le brouillard? Il ne pré-
tend r'i aucun pouvoir surnaturel, il aiïirme seulement comprendre
les lois de la nature mieux que vous. Qu'est-ce qui nous prouve
seulement que ce brouillard soit son œuvre? Votre imagination,
surexcitée par les circonstances, par cette lutte surtout avec le
capitaine, qui vous envoyait le sang à la tête, vous a fait croire
que vous voyiez la figure de Ram Lai grandie au-delà des propor-
tions humaines. Sans brouillard nous nous serions probablement
tirés d'affaire tout de même. Ces gens-là, leur chef une fois à terre,
ne se seraient point battus...
C'est ainsi que Mérimée, en nous racontant l'histoire de la Vénus
d'Ille, ou celle de Lokis, assaisonne d'une pointe de scepticisme le
récit fantastique, si bien qu'il laisse son lecteur incrédule, comme
lui, et cependant ému, révoquant le phénomène en doute, sans se
contenter de ce qui l'expliquerait à la rigueur, ne sachant en somme
que penser. Le but que se propose l'artiste est atteint.
Les doutes d'Isaacs font de lui un personnage bien humain, bien
884 REVUE DES DEUX MONDES.
moderne, malgré le déploiement de poésie orientale qui l'environne.
Ce ne sont pas les prodiges accomplis par Ram Lai qui le convaincront
surtout de la puissance de ce voyant. Il a trop longtemps vécu dans
l'Inde, dans la terre des merveilles, pour être très sensible au merveil-
leux. Entre le tour du manguier et le voyage de dix mille milles en
autant de secondes ou le don de pénétration qui fait passer les gens
à travers un mur, il n'y a qu'une question de degrés : n'a-t-il pas vu
dans certaine boutique de Calcutta un marteau qui pouvait à la fois
fêler une coquille d'œuf sans la briser et aplatir en gâteau plat un
lingot de fer? Simple différence dans la somme d'action employée.
Non, les phénomènes sont bons pour amuser les femmes et les
enfans; les véritables beautés du bouddhisme pur se trouvent
ailleurs. Isaacs le comprend mieux que jamais le jour où, sa bien-
aimée étant morte, il a prononcé dans le calme d'un désespoir inson
dable ces mots : — Tout est fini ! — auxquels Ram Lai, surgissant
à ses côtés, répond :
— Tout ne fait que commencer, au contraire! Tu as épuisé
dans une première destinée à jamais évanouie ce que le plaisir
et la richesse peuvent donner; les cheveux d'or ou les cheveux
d'ébène, les yeux de diamant, l'haleine fraîche comme l'aube et lar
peau soyeuse d'une femme ne te disent, plus rien parce que ton cœu
a une fois aimé, t' apprenant que le corps n'aime que lui-même;
que ton bonheur, — car tu étais heureux, croyant l'être, — pro-
cédait du dehors et non pas du dedans. La plus grossière des
écailles matérielles qui couvraient tes yeux est tombée à l'heur,
où tes lèvres ont touché celles de cette femme, qui avait une âmee
Réjouis-toi de ce qu'elle est partie dans sa blancheur virginale,
puisque tu la suivras bientôt et que rien ne survit à ce monde crou-
lant que ce qui est pur et fidèle. Tu ne peux plus descendre, main-
tenant; te voilà livré à ta troisième destinée, la grande, la vraie,
la destinée de l'âme. Si je t'avais dit, il y a deux jours, qu'il exis-
tait en toi quelque chose de plus beau qu'un cœur aimant, tu ne
m'aurais pas cru ; aujourd'hui cependant tu me crois, tu sens frémir
la partie éthérée de ton cœur, celle qui aspire à être délivrée du
corps pour rejoindre en haut son autre moitié. Cet amour que tu
regrettes, tu en as eu la meilleure part qui puisse être accordée à
l'homme. Si votre bonheur a semblé court, il a en réalité duré toute
une existence et davantage ; tu as, dans l'espace de deux mois, pris
beaucoup d'années. Auparavant, tu étais plongé dans les jouissances
de ce monde, et voilà que tu as passé, d'un coup, la frontière cri-
tique où erre l'amour, ne sachant trop lui-même s'il va retourner
aux bosquets tentateurs, aux pâturages fleuris de la vie sensuelle,
ou bien monter vers les hauteurs que fouette et purifie le vent de
LES NOUVEAUX ROMANCIERS AMERICAINS. 885
l'esprit. Viens,., ces hauteurs, gravissons-les ensemble pour retrou-
ver l'âme immortelle fiancée à la tienne.
Isaacs, anéanti jusque-là dans la douleur, relève la tête. 11 pos-
sède vraiment la toute- puissance, celui qui sait le consoler.
— Viens, repète Ram Lai, les forces cachées de la nature te prê-
teront leur vertu et leur sagesse, tu te rafraîchiras aux sources éter-
nelles. Des morsures de ton angoisse passée germeront les fleurs
d'or de ta future couronne.
— Et pour cela que faudra-t-il faire ?
— Être fidèle à celle qui t'a précédé, apprendre parmi nous en
quoi consiste le bonheur. Tu n'auras pas besoin de beaucoup d'aide.
Bannis seulement de ta pensée cette conviction humaine que ce
que tu aimes s'en est allé pour toujours. Regarde devant toi, elle
t'appelle, elle te conjure de ne pas tarder; ne perds pas un instant
pour atteindre ce qui seul désormais t'importe.
Ram Lai est vraiment un de ces prêtres sublimes qui, chez tous
les peuples et dans toutes les religions, ont su et savent encore
servir de médiateurs entre le temps et Féternité, précipiter vers les
sommets la course de l'esprit qui s'éveille, exercer sur des êtres
inférieurs à eux un magnétisme qui transforme le chagrin en féli-
cité, la défaite en triomphe.
Isaacs laisse tout ce qu'il possède au frère de miss Westonhaugh,
qui autrefois, à la suite de son esclavage chez les Turcs, lui a rendu
un de ces services insignifians en eux-mêmes, mais grands par
leurs résultats. Son dernier acte humain est pour s'acquitter d'une
dette de reconnaissance, puis, la main dans la main de Ram Lai,
il s'en va sous le regard des étoiles vers les solitudes du Thibet d'oii
jamais plus il ne reviendia. Peut-être un jour M'"^ Blavatzky nous
racontera-t-elle ses miracles, de même qu'elle a répandu en tous
lieux, par la voix de la presse, l'aventure de la résurrection d'un
autre « frère » enseveli comme Lazare et comme Lazare aussi, mais
après un temps beaucoup plus long, sorti vivant de son sépulcre.
III.
Qu'est-ce que ^1™"= Blavatzky ?
Celte dame russe, après avoir longtemps habité l'Inde, est arrivée
à la même conclusion qu'Isaacs sur la possibilité d'accorder les plus
hautes et les plus pures doctrines du bouddhisme avec toutes les
religions. Elle s'est unie à d'autres théosophes (c'est le nom qu'ils se
donnent), parmi lesquels un Anglais, le colonel Olcott, pour une
grande tentative de conciliation, non-seulement entre les diftërentes
886 REVUE DES DEUX MONDES.
religions, mais entre la religion et la science, en affirmant que les
miracles pouvaient être scientifiquement expliqués. Cette mission qui
se poursuit parmi nous depuis quelque temps, sans que le grand
nombre en ait probablement la moindre idée, a ses racines au plus
profond des monastères du Thibet. Les « frères » sont persuadés que
l'Occident, après avoir fait le tour de tous les systèmes philosophi-
ques, revient au point de départ de ces systèmes. Schopenhauer et
Hartmann dérivent de Çakya-Mouni : nous avons dit en commençant
que rinde revendiquait comme sorties de son sein nos théories
scientifiques les plus récentes. Le bouddhisme serait donc destiné à
faire laconquêtede l'Europe et du monde entier. Que ses « adeptes »
se bercent de cette illusion, nous le comprenons encore, mais qu'ils
trouvent des complices dans notre société, voilà ce qui semble
invraisemblable : il suffit cependant pour s'en assurer de parcourir
le livre qui d'Angleterre a fait son chemin en France : Isis unveiled,
Isis dévoilée, ou l'ouvrage de Sinnett, Exoteric Buddhism, ou bien
encore quelques numéros de la Revue théosophiqiœ, à moins que
l'on ne préfère suivre le cours qui a lieu régulièrement sur ces
sujets occultes devant un auditoire attentif. Nous avons assisté l'an
dernier à l'une de ces réunions dont nous n'oublierons jamais la
physionomie toute particulière.
Dans un appartement très correct, sous les auspices de personnes
parfaitement honorables, étaient rassemblés les élémens sociaux les
plus hétérogènes : d'abord, frappant l'attention par sa belle figure
et son costume, un prince afghan dont les énergiques protestations
contre l'Angleterre ont fait quelque bruit dans la presse ; un inter-
prète levantin l'accompagnait; non loin d'eux étaient assis un jeune
Hindou au type bizarre d'une vivacité singulière, ses cheveux lui-
sans comme l'aile du corbeau retombant sur des oreilles percées,
toute sa grêle personne exotique dépaysée d'une ffiçon visible dans
des habhs européens ; un ministre protestant bien connu pour son
éloquence et ses opinions libérales ; un officier de la garde de sa
majesté la reine du Royaume-Uni qui échangeait avec l'Afghan des
regards agressifs, et enfin, une vingtaine de personnes de nationalités
diverses, les unes curieuses, mais incrédules, les autres convaincues
d'avance. Pour peu que l'on ait fréquenté les séances de magné-
tisme ou de spiritisme, on a rencontré ces chercheurs de merveilleux
que trahissent une forme de tête spéciale où phrénologiquement
l'imagination prédomine au détriment de la logique et dont le
regard vague sous un front obstiné est plus prompt à voir ce qui
n'existe pas qu'à discerner les choses réelles. Tourguénef a peint
souvent cet ordre de gens qui sourient d'un air de dédaigneuse
pitié quand vous hésitez à croire au don de prophétie de M"^ X..,,
LES NOUVEAUX ROMANCIERS AMERICAINS. 887
à la façon aussi facile qu'infaillible dont M. Z... explique l'Apoca-
lypse et le Talmud, aux prodiges de Home, aux tables enlevées par
des agens invisibles ou à la catalepsie des écrevisses. Il nous a
montré aussi d'autres rêveurs faciles à reconnaître parmi cette
plèbe, ceux qui n'acceptent que les superstitions pourvues d'un
caractère scientifique, qui discutent très raisonnablement, très
éloqupmment de graves chimères, qui se partagent entre la passion
du progrès et celle des abstractions.
Comme le dit fort justement Ilawthorne, un observateur plus
subtil encore que Tourguénef, ces personnages deviennent infé-
rieurs à l'humanité pour avoir voulu des choses extra-humaines.
— ]N'est-ce pas l'opinion de Pascal : a Qui fait l'ange fait la bête? »
Ne nous y trompons point, les réformateurs et les hallucinés sont
bien moins rares qu'on ne pense dans notre société moderne; nous
les rencontrons dans la rue sans les deviner, nous causons avec eux
dans le monde sans nous douter que cet homme aux manières aima-
bles et insinuantes, que cette femme à l'esprit cultivé aient chacun
son dada, son idée fixe, son utopie et ne soient toutdisposés, pourvu
que vous vous y prêtiez, à commencer une œuvre de prosélytisme.
Devant l'assemblée qui l'écoutait, un professeur en théosophie
commença l'exposé de la doctrine qui, servant de trait d'union
entre la vieille Asie et l'Europe libre penseuse, entre le besoin
de croire et celui de savoir, rapprochera le christianisme et le boud-
dhisme esotériques. Ceux-ci ne sont qu'un ; malheureusement les
diverses églises n'ont donné aux masses que la doctrine esoiérique,
produisant ainsi des oppositions, des haines et des luttes qui ont
retardé le piogrès. Par sa tendance générale, la théosophie se
trouve en opposition avec les « prétenlions du catholicisme, » et
pourtant elle est dans un certain sens une réhabilitation du mysti-
cisme chrétien envisagé comme fait scientillque.
Certes, ce rêve de conciliation générale, s'il est impraticable, ne
manque pas de grandeur, et nous sommes loin de vouloir nier la
bonne foi généreuse des théosophes, surtout après avoir lu MJ" Isaacs.
L'exemple de Jean Reynaud a prouvé tout ce qu'on pouvait apporter
de sincérité, d'élévation, de raison même dans l'illusion. Swedenborg
fut un juste ; on ne peut parler qu'avec respect des Boehme et des
Saint-Martin. Théosophie n'est donc synonyme, pour nous, ni de char-
latanisme ni de démence; nou« voudrions seulement que les corres-
pondansà Paris des adeptes du Thibetimitassentla sage discrétion de
leurs frères de l'Inde, qu'ils ne fissent pas tant de fracas des « mira-
cles scientifiques, » dont Isaacs et Ram Lai évitent de parler, qu'ils
laissassent dans une pénombre favorable aux mystères ces histoires
d'ubiquité, de résurrection, d'évanouissement dans les airs, de phé-
888 REVUE DES DEUX MONDES.
nomènes de toute sorte « qui sont bons pour amuser les enfans et
les femmes, » et derrière lesquelles se cachent les beautés morales
du système. Si le professeur qui a choqué nos oreilles par ce mot
d'ocruhis7ne, cent fois répété, évoquant pour nous l'image de Robert
Houdin plus encore que celles de Simon le Magicien et d'Apollo-
nius de Tyane, nous avait simplement montré la poursuite du bon-
heur en dehors de toutes les conditions matérielles, comme le but
assuré de la vie, son succès eût sans doute été plus général. Il
serait parvenu sans peine à prouver qu'une clairvoyance presque
divine peut être le résultat d'une vie pure, puisque nous voyons
tous les jours le genre de vie opposé conduire à l'épaississement
des facultés et transformer en brutes, disposées à nier l'âme, parce
qu'elles ont atrophié la leur jusqu'à l'éteindre, des hommes qu'un
spiritualisme bien entendu aurait élevés au-dessus d'eux-mêmes.
Tel qu'on nous le donna, au contraire, l'exposé des doctrines boud-
dhiques sous la forme que leur a prêtée une hbre adaptation russo-
anglaise, devait nous laisser plus qu'indlfïérens.
Il fut réfuté brièvement, avec autant de clarté que de tact, par
le ministre protestant, qui rappela que toutes ces choses merveil-
leuses étaient renouvelées des écoles gnostiques, du dualisme, d'oii
émanèrent les enseignemens du Persan Basilide, ceux de Valentin,
un autre ihéosophe d'Alexandrie, et de Bardesane, qui vivait égale-
ment au 11'' siècle de notre ère. Sa réponse parut trop rationnelle
et trop mesurée aux amateurs d'extraordinaire, que la théorie de
la science par illumination avait conquis d'emblée, cette science
surtout permettant à ceux qui la possèdent de de passer à travers
les murailles et de s'élever dans les nues.
Ce qu'avait compris le prince afghan, qui, en trois mois de séjour
ici, ne pouvait avoir appris beaucoup de français, bien qu'il accom-
pagnât ses saluts à l'orientale de mots étonnamment bien choisis,
nous l'ignorons; mais il voulut répondre en arabe, et pendant une
demi-heure nous entendîmes les syllabes gutturales d'une langue
inintelligible pour tous sortir de cette bouche aux lèvres fines
aiguisées de ruse, dont l'expression s'accordait admirablement avec
celle des yeux noirs pleins de flammes sous le turban d'une écla-
tante blancheur. Tous les muscles de son fin visage olivâtre vibraient
d'énergie et de passion. A la façon dont il foudroyait du regard
l'Angleterre représentée par le colonel de la garde, à l'animation de
son geste, on pouvait croire qu'il parlait des événemens de Kaboul
beaucoup plus que de religion. Les personnes présentes attendaient
impatiemment la traduction qui ne leur fut pas donnée, l'interprète
levantin, fort étranger à toute métaphysique, ayant, après deux ou
trois phrases qui semblaient impliquer que son patron ne croyait
LES NOUVEAUX ROMANCIERS AMERICAINS. 889
pas à grand'chose, déclaré avec une certaine confusion qu'il était
hors d'état de rendre un jargon aussi compliqué. Peut-être était-il
elTaré par les coups d'oeil courroucés, les gestes impatiens de l'Af-
ghan, qui finit par promener sur nous tous son sourire énigmatique,
comme s'il se fût amusé au fond de notre déconvenue.
Là dessus, le jeune Hindou habillé à la Belle Jardinière, et qui
n'était autre qu'un fils de brahme récemment converti par nos
missionnaires, dirigea une attaque en assez bon anglais contre les
croyances auxquelles il venait de renoncer ; on lui fit observer qu'il
sortait de la question, puis tout le monde se mit à parler à la fois
pour ne rien conclure, pendant que, dans la pièce voisine, — ce
détail comique nous est souvent depuis revenu à l'esprit, — le cou-
cou d'une horloge suisse jetait sa note moqueuse à travers cette
Babel. îSous nous retrouvâmes comme au sortir d'un rêve incohérent
dans une rue du Paris affairé où l'on travaille et qui pense. Depuis,
bien que les conférences thèosophiques se soient renouvelées et
aient pris de l'extension, nous n'avons pas été tenté d'y revenir.
11 nous semble que la ihéosophie pourra séduire la Russie nihiliste,
une partie de l'Allemagne même, théoriquement dégoûtée de la
vie par ses deux grands pessimistes; elle intéressera l'Angleterre,
favorable à toutes les excentricités, l'Amérique, dont les senti-
mens à la fois respectueux et incertains sont ceux de Paul Griggs
et de M. Grawford en matière de bouddhisme, mais ses chances
de réussir sont médiocres au pays de Voltaire. IN'est-ce pas juste-
ment eu nous racontant \ Histoire d'un bon bramia que celui-ci a
dit qu'il fallait faire cas de la raison encore plus que du bonheur
et tenir au sens commun, même si le sens commun contribue à
notre mal-être ? C'est le contraire de l'enseignement des frères du
Thibet.
La France verra toujours l'Orient et sa magie à travers Zadig, ce
qui ne l'empêchera pas, — bouddhisme et théosophie à part, — de
reconnaître que M' Imacs, récit de l'Inde 7noderne, est le roman
le plus délicieusement original qu'ait produit depuis des années la
littérature anglo-américaine.
Tu. Benizon.
LA
POLITIQUE DE HENRI IV
Lorsque Henri IV entra dans Paris, le 22 mars 1595, il lui res-
tait encore presque tout son royaume à conquérir. Plus des deux
tiers de la France obéissaient à la ligue. II s'en fallait que le reste
obéît au roi, puisque les huguenots détenaient depuis vingt-cinq
ans des villes et des places dont ils nommaient eux-mêmes les
gouverneurs. L'Espagne profitait de nos divisions pour lui disputer
pied à pied le sol de son royaume; elle envoyait des troupes en
Bourgogne et en Picardie, dans le Languedoc, en Bretagne, en
même temps qu'elle intriguait à Rome et retardait par ses manœu-
vres l'absolution définitive de Henri iV. Le duc de Savoie, après
nous avoir pris effrontément, en pleine paix, le marquisat de
Saluces, continuait avec une persévérance infaiigable la guerre
qu'il avait commencée sans prétexte depuis cinq ans et cher-
chait par tous les moyens à s'emparer de la Provence et du Dau-
phiné. En 1589, à la mort de Henri III, il y avait déjà deux cent
cinquante villages anéantis par le feu, neuf villes rasées, beau-
coup d'églises démolies, cent vingt-huit mille maisons détruites,
et, depuis cette époque, les villes et les campagnes avaient été,
sur toute la surface du pays, rançonnées et saccagées par des sol-
dats de toutes les nations et de tous les partis. Plus de cinquante
mille paysans, exaspérés, venaient de se soulever dans le Limou-
sin et dans le Périgord, refusant tout impôt, tout service public,
se ruant indistinctement sur les châteaux et sur les chaumières, et
l'on avait tout lieu de craindre que l'insurrection des « croquans »
LA POLITIQUE DE HENRI IV, 891
ne gagnât l'Angoumois et le Poitou. Enfin le roi, presque aussi
pauvre que ses sujets, avait souvent, comme il l'écrivait à Sully,
« ses chemises déchirées, ses pourpoints troués au coude, sa mar-
mite renversée ; » après le siège de La Fère, il allait être obligé
de licencier une partie de l'armée assiégeante, ne pouvant plus la
payer. Les étrangers préparaient ouvertement le démembrement de
la France, et les chefs des factions françaises ne songeaient qu'à
s'assurer un lambeau de ses dépouilles : c'en était fait, en appa-
rence, de l'unité nationale.
En 1610, lorsque Henri IV fut assassiné, « l'état, comme il aimait
à le dire, était rétabli. » Non-seulement la guerre civile était depuis
longtemps terminée, mais les traces en étaient effacées ; non-seu-
lement les factions avaient déposé les armes, mais un gouverne-
ment national s'était fondé sur leurs débris. Il y avait décidément,
en France, un parti français, qui grossissait tous les jours. Sully,
persuadé que « le labourage et le pasturage sont les deux mamelles
dont la France est alimentée, » avait donné une impulsion vigou-
reuse à l'agriculture. On avait en outre fait des rouies , creusé
des canaux, planté des mûriers, signé quelques bons traités de
commerce, établi des colonies en Amérique. Il avait fallu dépenser
beaucoup d'argent, d'abord pour acheter les principaux chefs de
la hgue (plus de 32 millions), ensuite pour chasser les Espagnols,
enfin pour rembourser les sommes prêtées jusqu'à la paix de Ver-
vins par la renie d'Angleterre, le comte palatin, le duc de Wur-
temberg, le duc de Florence, les Suisses, la république de Venise,
la ville de Strasbourg (plus de 100 millions), et cependant les
finances n'avaient jamais été plus prospères : on avait pu, sans dif-o
ficulté, affecter 60 millions au rachat du domaine ou à l'amortis-
sement des rentes, on avait fait remise d'un arrérage de 20 millions
sur les tailles des années 159â, 1595, 1596; les impôts ordinaires
avaient été réduits, dans les deux dernières années du règne, de
30 à 26 millions, et 43 millions étaient mis en réserve dans les
caves de la Bastille. A la milice bigarrée et indisciplinée du
xri® siècle qui désolait le pays par ses brigandages et troublait les
opéraiions militaires par ses départs précipités, aux soldats « mal
payez, négligez, levez à coups de baston, retenus au camp et en
devoir, comme disent les OEconomies royales, par la crainte des
prevosts, des prisons et des potences » avait succédé une armée
de cent mille hommes, régulière et permanente, bien payée, recru-
tée pour plus des quatre cinquièmes sur le sol français. Loin qu'il
s'agît de démembrer la monarchie française, l'Europe entière sen-
tait notre force et recherchait notre alliance : c'était à notre tour
de fournir des subsides aux peuples voisins, dont l'indépendance
892 BEVUE DES DEUX MONDES.
était menacée, et, dans la guerre suprême que nous allions com-
mencer contre la maison d'Autriche, l'Angleterre, la Hollande, la
Suède, le Danemark, les princes protestans de l'Allemagne, le pape,
le duc de Toscane, les petits princes italiens, le duc de Savoie lui-
même, — tant il semblait profitable de s'associer aux desseins et
aux destinées de la France, — étaient prêts à nous seconder.
Par quel prodige, en seize ans, un tel changement s'était-il opéré?
Henri IV n'eût pas remporté cette victoire politique s'il n'avait été
capable d'en remporter d'autres. Toutefois, ce n'est pas par l'as-
cendant de son génie militaire qu'il subjugua les anciens partis et
rétablit l'état. C'est, avant tout, par sa politique qu'il vint à bout
de ses ennemis et qu'il assura du même coup pour près de deux
siècles la grandeur de sa race et la grandeur de son pays. Peut-
être d'ailleurs aucun homme n'eût-il été capable de mener à bonne
fin cette entreprise quelques années plus tôt, avant que le pays fût
aussi fatigué de la guerre civile. On ne peut affirmer que Henri lY
lui-même eût, avec tout son génie, dans la première effervescence
des passions religieuses, réussi à tout dominer. Henri 111 mourut
donc à temps. Mais les difficultés restaient innombrables, même
après que les premiers symptômes de lassitude s'étaient manifes-
tés, et la politique royale se heurtait à plusieurs écueils.
Le Béarnais pouvait être tenté, non pas, à coup sûr, de revenir
à la religion qu'il venait d'abjurer, ce qui eût à jamais discrédité
sa personne et ses actes, rallumé la guerre civile et, sans nul
doute, ouvert une fois de plus la France aux Espagnols, mais de se
lancer dans une politique huguenote. Qui donc avait contesté ses
droits, soulevé Paris, déchiré la France, appelé les étrangers, con-
voqué révolutionnairement des états-généraux, essayé de mettre sur
le trône une infante espagnole? La ligue, au nom des intérêts catho-
liques. D'un autre côté, les huguenots n'avaient-ils pas été, depuis
le meurtre de Henri HI, les champions de la cause royale? On
avait amené peu à peu les « politiques » à envisager Henri de Bour-
bon, quoique hérétique, comme l'unique chef du parti national et
à le défendre contre ses ennemis parce qu'il n'y avait pas d'autre
moyen de défendre la France contre les étrangers : quant aux
ligueurs, ils s'étaient fait chèrement acheter lorsqu'ils n'avaient
plus aperçu de meilleur parti à prendre; mais Sully, d'Aubigné,
Duplessis-Mornay et tant d'autres avaient été les compagnons de la
première heure. Ils avaient partagé tous les périls de leur maître et
toujours bravé la mort à ses côtés : leur cause était la sienne et sa
victoire était la leur. Quelle occasion de récompenser de pareils
services! En 1590 et 1591, il avait fallu s'adresser à l'Angleterre,
aux Hollandais, aux Suisses, aux princes allemands pour sauver
LA POLITIQUE DE HENRI IV. 893
l'indépendance religieuse des calvinistes français, et opposer l'ar-
mée de la réforme à celle de l'Europe catholique. Le programme
pouvait paraître, au lendemain du combat, tracé clairement : abais-
ser partout les catholiques vaincus et confondre les intérêts de la
France avec ceux de la réforme.
11 y avait une aussi grande faute à commettre. Au demeurant,
pouvait-on dire, les réformés n'avaient pas gagné la bataille : c'est
leur chef qui, pour en finir, venait d'abandonner la réforme.
Henri IV, avant sa conversion, n'avait pas sérieusement entamé
la ligue : on lui reprenait les villes qu'il avait prises, il s'épuisait
en efforts inutiles et perdait incessamment d'un côté ce qu'il gagnait
de l'autre. Même après sa conversion, il ne s'était pas senti le plus
fort : autrement il n'eût pas subi les dures conditions que lui dic-
tèrent les principaux ligueurs. Presque tojte la France était catho-
lique, et le roi ne pouvait pas gouverner avec la minorité. Par con-
séquent, il fallait rompre avec cette minorité, c'est-à-dire écarter
les protestans des emplois, les priver de toute influence sur la
marche des affaires publiques, ne leur laisser que ce qu'on ne
pourrait pas leur ôter. C'était d'ailleurs le seul moyen de dissiper
tous les soupçons. Il ne fallait pas que Henri de Bourbon, hérétique
relaps, pût être accusé d'avoir, par une conversion feinte, escamoté
la couronne. Son zèle devait être éclatant pour paraître sincère.
Enfin où trouver un meilleur moyen de déjouer les plans et les
intrigues de l'Espagne? Le roi de France devait être aussi catho-
lique que le roi catholique lui-même pour lui enlever sa grande
clientèle au-delà comme en-deçà de nos frontières.
Henri lY ne pratiqua ni l'une ni l'autre de ces politiques exclu-
sives. INon-seulement il voulut, mais il sut être d'un bout à l'autre
de son règne le roi de tous les Français. C'est ce que les derniers
Valois n avaient ni su ni voulu faire, successivement prêts à
flatter les huguenots et à les faire égorger, mais ne changeant de
conduite que pour changer de tutelle. Henri IV n'eut qu'une poli-
tique. jN on- seulement il conçut le dessein de forcer les caiholiques
et les huguenots à vivre côte à côte et à former un peuple homo-
gène, mais il leur imposa son plan avec une persévérance imper-
turbable et l'exécuta malgré ses amis et ses ennemis. 11 n'essaya
pas de tromper successivement les deux partis et de les affaiblir
l'un par l'autre, mais il entendit régner avec l'un et l'autre, et
régna. Cela parut d'abord étrange et dérangea bien des habitudes
contractées pendant la guerre civile. Cependant le nombre des
mécontens diminua peu à peu; mais une minorité ne cessa pas,
daus les deux camps, de murmurer, d'intriguer et de conspirer,
jusqu'au moment où le roi paya de sa vie sa conception d'un gouver-
nement national. 11 n'est pas inutile, môme après trois siècles, de
S9â REVUE DES DEUX MONDES.
faire ressortir l'aveuglement et l'ingratitude des uns et des autres
en montrant comment cet admirable chef de gouvernement sut pra-
tiquer soit envers les huguenots, soit envers les catholiques, une
politique sans laquelle il n'y avait plus de place en France pour la
royauté nationale, en Europe pour la nation française.
I.
Ainsi les huguenots protestaient. Ils avaient protesté, même avant
la conversion du roi. Au camp de Saint-CIoud, en même temps que
le catholique d'Épernon avait emmené sept mille deux cents soldats
dans son gouvernement, La Trémouille s'était éloigné avec neuf batail-
lons de calvinistes. On accusait le Béarnais, — c'est d'Aubigné qui nous
l'apprend, — non-seulement d'avoir laissé, après Contras, écraser les
Suisses et les Allemands à Vimori et à Auneau, mais surtout d'avoir
donné des bénéfices à des ligueurs, pendant que deux de ses capi-
taines mouraient de faim, et d'avoir vendu Oléron à Saint-Luc, ancien
mignon de Henri III. On avait osé lui dire en pleine assemblée de La
Rochelle, à la fin de l'année 1588, que le temps était venu de rendre
les rois serfs « et esclaves, » et lui-même écrivait à M""^ de Gram-
mont que, « s'il se faisait encore une assemblée, il deviendrait fou. »
Cependant, à La Rochelle, on l'avait encore élu protecteur des églises;
mais, après son avènement, un an plus tard, au colloque de Saint-
Jean-d'Angély, on proposa de le destituer et peut-être l'eût-on faits'il
ne l'avait pris de très haut, écrivant, dit L'Estoile, « à ceux de la reli-
gion qu'il vouloit bien qu'ils entendissent qu'il n'y avoit protecteur
en France que lui des uns et des autres et que le premier qui seroit
si osé d'en prendre le titre, il lui feroit courir fortune de sa vie. »
Le duc de Bouillon n'en fit pas moins tous ses efforts, après l'abju-
ration, pour qu'on nommât protecteur, à la place du roi, l'électeur
palatin. L'abjuration avait confirmé tous les soupçons, aigri les cœurs,
ranimé les velléités d'indépendance politique : « Sire, dit d'Aubi-
gné à Henri IV après l'attentat de Jean Chastel, qui avait, on le sait,
fendu d'un coup de couteau la lèvre du roi , vous n'avez renoncé
Dieu que des lèvres, il s'est contenté de les percer; mais quand
vous le renoncerez du cœur, il vous percera le cœur (1). » Il y a
(1) Le mênae d'Aubigné raconte ainsi à ses enfans son dernier entretien avec
Henri IV. « 1610. Dont en prenant congé pour venir en Xaintonge y travailler, le roy
ayant dit ces mots : Aubigné, ne vous y trompés plus, je liens ma vie temporelle et
spirituelle entre les mains du sainct-père, véritablement vicaire de Dieu, il (d'Au-
bigné) s'en revint, tenant non-seulement ce grand desseing (le projet de guerre géné-
rale) pour vain, mais encor la vie de ce pauvre prince condamnée de Dieu ; ainsi en
parla-t-il à ses coufidens, et dans deux mois après arriva l'effroyable nouTelle de sa
mort. »
LA POLITIQUE DE HENRI IV. 895
des calvinistes zélés, qui, même au xix* siècle, n'auraient pas désa-
voué ce propos. M. Ch. Read (1) n'a-t-il pas déclaré que « les circon-
stances ne faisaient pas à Henri IV un devoir si impérieux de fouler
aux pieds tout sentiment de conscience et de gratitude, tout respect
divin et humain et d'en agir comme il le fit dès lors et dans la suite
envers ceux qu'il avait quittés?» Un autre (2) n'a-t-il pas osé dire:
« Personne n'avait prévu quel dangereux ennemi la cause du pro-
testantisme français allait trouver dans le cœur d'un prince tout à
l'heure encore son chef, » et lui reprocher de n'avoir « manqué
nulle occasion d'amoindrir les appuis naturels de ses sujets réfor-
més?» Voilà comme on a pu juger, même de notre temps, l'homme
à qui les calvinistes français durent l'établissement de la liberté de
conscience et de leur état civil, celui qui signa l'édit de Nantes et
mourut de mort violente pour l'avoir signé.
Les huguenots, à vrai dire, partageaient généralement l'avis de
Jacques P"" d'Angleterre, qui, lorsque « certains depputez d'Irlande n
lui demandèrent un jour la liberté de conscience, envoya « quatre
des principaux en la tour (3) » : ils ne tenaient pas plus à la liberté
de conscience que les catholiques, pourvu que leur propre liberté
fût assurée. Un des articles fondamentaux que l'assemblée de Châ-
tellerault (juillet 1597) entendit imposer au roi dans les négocia-
tions qui précédèrent l'édit de Nantes, c'est que la messe serait
« exclue de plusieurs villes, entre autres La Rochelle. » C'était,
semblait-il, une revanche légitime, puisque le prêche était interdit
dans certains lieux, d'après les conventions faites avec plusieurs
seigneurs et plusieurs villes du parti ligueur. Mais Henri IV, à qui
la ligue avait arraché ces conventions, empêcha du moins les repré-
sailles, qu'il pouvait empêcher. l\ aurait voulu ranger tous ses sujets
sous une loi commune; mais un tel joug paraissait insupportable
aux uns comme aux autres. Pour ne parler que des calvinistes, ils
ne voyaient point de salut hors de privilèges et de garanties
extraordinaires qui leur permissent, le cas échéant, de tenir en
échec tout le reste du royaume , à commencer par le roi. Rien
n'était plus contraire à la conception de la politique royale, et cepen-
dant Henri IV, loin de se laisser pousser à bout par des prétentions
déraisonnables et par des sommations hautaines, chercha patiem-
ment à concilier toutes ces revendications avec les droits de sa
couronne, il ne marchanda pas un instant aux réformés la plénitude de
la Hberté civile, l'entière liberté de conscience et toute la liberté du
culte public que la France catholique pouvait alors endurer ; mais
(1) Mémoire lu, le 25 mars 185i, à l'Académie des sciences morales et politiques.
(2) Bayous, Histoire de la littérature française à l'étranger, t. i, p. 26.
(3) Lettre de notre ambassadeur d'Angleterre au roi (20 août 1603.)
896 REVUE DES DEDX MONDES.
il lutta pour ne pas démembrer la puissance publique au profit d'un
dixième de ses sujets : u Entre plusieurs souhaits que j'ay faits,
disait-il à Sully au fort de la lutte, en 1596, dans un jour de belle
humeur, alors que ses lieutenans venaient de remporter des succès
décisifs en Provence, vous devez sçavoir qu'il y en a eu dix princi-
paux, pour le succez desquels j'ay le plus souvent et le plus instam-
ment fait humbles prières à Dieu. Le premier, afin qu'il luy pleust
de m' assister toujours en cette "vie et m'user de miséricorde à la fin
d'icelle... Le quatriesme, qu'il me delivrast de ma femme (l'infidèle
Marguerite)... Le huictiesme, de pouvoir anéantir non la religion
reformée, car j'ay esté trop bien servy et assisté en mes tribula-
tions de plusieurs qui en font profession, mais la faction hugue-
notte, que messieurs de Boiiillon et de la Trémoûille essayent de
rallumer et de rendre plus mutine et tumultueuse que jamais; sans
rien entreprendre neantmoins par la rigueur et violence des armes
ny des persécutions , quoy que peut-estre cela ne me seroit pas
impossible, mais bien d'y parvenir sans ruyner plusieurs provinces,
perdre la bienveillance de plusieurs miens serviteurs, afîoiblir gran-
dement le royaume en le diminuant tellement de moyens et de sol-
dats que je n'oserois jamais plus rien entreprendre de glorieux ny
d'honorable hors de France (1). » Henri IV est là tout entier. C'est
lui, qui, dans cette occurrence, défend assurément, avec les attri-
buts de sa propre souveraineté, l'unité française et l'intérêt français.
Cependant, quelque idée qu'il ait du droit monarchique et quoiqu'il
se sente assez fort pour réduire au besoin la faction huguenote par
la violence, il va composer avec elle, à son grand déplaisir, et lui
laisser une organisation politique, par amour réfléchi de la paix
publique et parce que, de deux maux, celui-ci lui paraît le moindre.
Ce qui importe avant tout, c'est qu'une ligue protestante ne succède
pas à l'autre et que la France ne soit pas, une seconde fois, coupée
en deux. Enfin , ce qu'il aura donné malgré lui, il ne le reprendra
pas. Ainsi va se comporter, avant comme après l'édit de Nantes,
ce « dangereux ennemi » du protestantisme français.
Dès le !i juillet 1591, il avait remis « provisoirement » en vigueur
le traité de 1577 (édit de Poitiers) et les conventions de Nérac et de
Fleix, qui permettaient non-seulement le libre accomplissement des
rites de la religion nouvelle dans l'intérieur des maisons, mais l'exer-
cice public du culte et la construction des temples dans les villes ou
bourgs occupés par ceux de la réforme à la date du 15 septembre
1577 et dans les « principaux domiciles » des seigneurs protestans
hauts justiciers, assignaient aux huguenots des cimetières particu-
liers, les déclaraient aptes à tous les offices, leur accordaient des
(1) OEconom. roy., ch. lxx.ii.
LA POLITIQUE DE HENRI IV. 897
chambres spéciales, dites « de Tédit, » à Paris, à Rouen, à Dijon et
à Rennes, « tri-parties » à Grenoble, à Bordeaux, à Aix et à Mont-
pellier (1), enfin leur remettaient huit places de sûreté pour six
ans (2). C'était beaucoup, eu égard à l'état des forces royales, aux
rapports du prince avec le clergé, même avec la partie la plus
modérée de l'épiscopat, à l'inquiétude et à la défiance de tous les
catholiques. Les calvinistes ne tinrent aucun compte de ces embar-
ras, se plaignirent de ce qu'on n'eût pas renouvelé en leur faveur
l'édit de Beaulieu (1576), plus avantageux à la religion réformée,
s'emportèrent contre divers traités particuliers que Henri IV était
obligé de conclure avec les ligueurs, enfin rejetèrent l'édit de 1577
dans deux synodes nationaux et dans deux « assemblées, » tenues
à Mantes et à Saumur. Au même instant, les cours souveraines,
sondées par le roi, lui reprochèrent l'excès de ses concessions et
firent pressentir qu'elles n'enregistreraient pas l'édit de Poitiers.
Henri IH avait passé son règne à défaire ou à refaire ses traités
avec les calvinistes, et chacune de ses variations l'avait laissé moins
obéi, plus méprisé de tous. Henri IV défendit avec une remarquable
habileté son programme de 1591. Il l'imposa d'abord aux ligueurs
en réservant, dans tous ses accords avec les provinces de la ligue,
sauf la Provence, et avec les villes de la ligue, sauf Amiens, Rouen
et Péris, l'exécution de l'édit de 1577. Recevant les députés des
églises à Mantes, en novembre 1593, il leur déclara n'avoir a rien
plus à cœur que de voir une bonne union et concorde entre tous ses
subjects, tant catholiques que de la religion... Je m'asseure, poursui-
vit-il, que personne ne m'empeschera l'effect de ce dessein : il y
aura bien quelques brouillons et malicieux qui le voudroient empes-
cher, mais j'espère ausoi trouver le moïen de les chastier. » Il s'atta-
chait donc à l'édit de Poitiers, mais en y ajoutant, pour ôter tout
prétexte aux mutins, quelques articles secrets par lesquels il était
pourvu à l'entretien des ministres, à la fondation de collèges protes-
tans et dont l'un allait jusqu'à promettre le libre exercice du culte
public dans toutes les villes de la domination du roi.
Les « brouillons et les malicieux, » qui menaient les autres, fei-
(1) Les chambres de l'édit étaient composées de magistrats nommés par le roi, et
choisis, sans acception de religion, parmi les membres des cours souveraines auprès
desquelles elles étaient constituées, sur une liste communiquée aux délégués des
églises et, s'il y [avait lieu, amendée d'après leurs 'observations. Les chambres tri-
parties se composaient de deux présidens, l'un catholique, l'autre protestant, de huit
conseillers catholiques et de quatre conseillers protestans. La chambre do Montpel-
lier avait été transférée à l'Isle-en-Jourdain et était devenue mi-partie, conformément
à un article du traité de Nérac.
(2) Le traité de Nérac stipulait en outre que le roi de Navarre recevrait onze places
de sûreté, mais pour un temps beaucoup plus court.
TOME LXII. — 1884. 57
898 REVUE DES DEUX MONDES.
gnirent de n'attacher aucune importance aux articles secrets et
répondirent à ces sages propositions par une véritable déclaration
de guerre. Les calvinistes, réunis en assemblée générale à Sainte-
Foix (mai (t juin 159/i), votèrent un règlement purement politique
en vingt-huit articles, qui organisait une sorte d'association répu-
blicaine au sein du royaume. La France était divisée en dix cer-
cles, gouvernés par autant de conseils provinciaux, dont chacun
devait élire un « modérateur, » déterminer la quotité des taxes
dues par chaque église et en surveiller l'emploi, tenir sur pied les
gens de guerre, remplacer les gouverneurs des places de sûreté, etc.
La république huguenote avait, en outre, ses assemblées générales,
composées de dix députés, un par province, qui devaient se réunir
une ou deux fois l'an, « selon les nécessités des affaires, » revê-
tues des attributions les plus étendues et même, par une disposi-
tion spéciale, d'une sorte de pouvoir législatif indéfini qui ne se
subordonnait pas à celui du roi. 11 semblait qu'on eût voulu exas-
pérer non-seulement les catholiques, mais « les poUtiques, » par là
même empêcher les pai lemens d'enregistrer le prochain édit royal,
tout entraver, tout embrouiller, pousser Henri lY à quelque éclat
et trouver l'occasion d'une véritable rupture.
Le roi garda tout son sang-froid. Il y avait, parmi les protestans,
des modérés et des patriotes, qui craignaient cette rupture. 11 s'agis-
sait avant tout de les rassurer, c'est-à-dire d'ériger définitivement,
par l'enrf gistrement des cours souveraines, l'édit de 1577 en loi géné-
rale. Mais celles-ci se débattirent, il était aisé de le prévoir. 11 faut
lire, dans le Journal de VEstoile, le compte-rendu sommaire de la
discussion passionnée qui remplit, au parlement de Paris, l'audience
du 31 janvier 1595, l'édit de Paitiers n'étant regardé par les chauds
catholiques que « comme une feuille de papier escrite que le roy
(Henri III) avoit baillée aux huguenots pour les contenter en papier. »
On y tança vertement le Béarnais a de vouloir reslablir ceste nou-
veauté estainte, » et l'enregistrement ne fut voté que par cinquante-
neuf voix contre cinquante-trois. Le parlement de Normandie résista
plus longtemps et ne céda qu'après une altercation violente, lorsque
Henri IV, à Piouen même, eut adressé les plus vifs reproches à son
grand ami, le premier président Groulart et à plusieurs conseillers.
Quand il s';igit de traiter avec le duc de Mercœur et de pacifier enfin
la Bretagne, où le parlement de Rennes avait toujours empêché
que l'édit de 1577 ne fût exécuté, le roi rencontra la même résis-
tance (1), mais ne céda point et répondit obstinément qu'il regar-
(1) Mercœur demanda d'abord que l'édit de 1577 fût révoqué formellement, ensuite
qu'il ne fût pas mentionné dans le traité.
LA POLITIQUE DE HENRI IV. 8^9
dait cet édit a comme très utile à présent au repos de son royaume. »
Bref, il vint à bout des parlemens.
Mais les seigneurs calvinistes, qui prétendaient rester les chefs
d'un parti politique, ne désarmèrent pas, et comme, à cette époque,
Henri IV était serré de près par Philippe II , ils profitèrent de ses
embarras sans le moindre scrupule. L'assemblée de Saumur repoussa
décidément l'édit qu'il venait de faire enregistrer à Paris avec tant
de peine et choisit le moment où les Espagnols, après la prise du
Gatelet et la défaite de Dourlens, assiégeaient Cambrai , pour lui
envoyer des députés chargés de poser les conditions les plus dures.
Il leur fit une réponse dilatoire. Cependant l'assemblée générale
réunie à Loudun, en avril 1596, s'obstina d'autant plus dans ses
résolutions que le péril public croissait d'heure en heure : les Espa-
gnols enlevaient Ardres et Calais, pendant que l'armée royale s'épui-
sait au siège de La Fère. Le calviniste \ulson porta les mêmes
conditions au roi, qui enjoignit à l'assemblée de se dissou'Jre. Les
chefs calvinistes peidu-eiit alors toute mesure et se préparèrent,
suivant l'expression de Duplessis-Mornay, à « passer fort gaiement
le Rubicon. » Non-seulement ils ne se séparèrent pas, mais ils
commencèrent à s'arroger le droit de saisir à leur couvenauce les
deniers royaux, en pleine guerre contre le principal ennemi de la
réforme et dans un moment où le roi, leur maître et leur défen-
seur, ne parveniiit pas à solder ses troupes. Bien plus, ut regiœ
vires maxime debililarentur, comme l'écrivit do Thou, La Trémoille
et Bouillon quittèrent le camp de La Fère ! Henri plia, réiracta ses
ordres, se résigna, puisqu'il le fallait, à traiier de puissance à puis-
sance, envoya des députés à Loudun, les chargea de faire entendre
aux calvinistes, qu'il y avait dans leurs plaintes « plus de faction
que de religion. » L'assemblée fut inexorable et généralisa la saisie
des deniers publics. A ce moment, une insurrection calviniste sem-
blait imminente, et pourtant la pairie française était en danger;
Amiens venait de tomber aux mains des Espagnols. Henri disait
bien haut qu'il fallait « ravoir cette ville ou mourir; » mais il n'avait,
pour 1 assiéger, que des troupes dépourvues de pain, de munitions
et de canons : il envoya d'auires députés à rassemblée générale,
alors transférée à Saumur. Celle-ci répondit froidement que les
nouvelles propositions étaient « totalement éloignées des choses
nécessaires aux églises » et continua de faire main basse sur les
produits des taxes ou du domaine. La Trémoille, à la tète de troupes
mises sur pied en Poitou, refusa de se rendre en Picardie. Bouillon,
à la tète de soldats levés dans le Limousin aux dépens du roi,
partit pour l'Auvergne et le Gévaudan. Enfin Polignac de Saint-
Germain fut envoyé en Angleterre pour supplier Elisabeth d'opérer
une diversion au profit des réformés, tout au moins de faire entendre
900 REVDE DES DEUX MONDES.
une voix menaçante, et lui offrit ce protectorat des églises que
Bouillon n'avait pu faire donner naguère à un prince allemand.
En avril 1598, la situation était complètement changée. Amiens
était repris depuis six mois, la ligue rendait le dernier soupir en
Bretagne, et la guerre étrangère allait être terminée par la paix de
Yervins. Henri IV, à qui rien n'avait échappé, qui, traqué par les
chefs des calvinistes, avait rongé son frein, mais ressenti cruelle-
ment l'injure (1), aujourd'hui vainqueur, couvert de gloire, accueilli
par les acclamations frénétiques des Parisiens, pouvait être tenté
de revenir à son tour sur les concessions faites en 1591 et en 1594.
11 n'ignorait pas que les incorrigibles avaient, même depuis la reprise
d'Amiens, formé le projet insensé de surprendre Tours avec trois
mille cinq cents hommes, afin de lui arracher de meilleures condi-
tions. Si les délégués de l'assemblée générale se montraient plus
souples, c'est qu'il était le plus fort et pouvait abuser de sa force.
Loin d'en abuser, il crut pouvoir, sans tout accorder, céder sur
divers points. M. Forneron, dans son Histoire des ducs de Guise,
remarque que le grand talent de ce prince était « l'art de céder »
et « qu'on devient le maître en sachant céder. » Henri IV comprit
que le moment était venu, et que non-seulement il cédait sans
péril, mais qu'il dessillait par là les yeux des modérés, les persua-
dait de sa bonne foi, les rattachait pour toujours à son gouverne-
ment, supplantait dans leur confiance les « brouillons et les mali-
cieux ; » en un mot, qu'il paralysait, au moins pour la durée de son
règne, la « faction huguenote. » C'est dans ce dessein qu'il signa,
le 13 avril 1598, l'édit de Nantes. Nous comprenons très bien aujour-
d'hui que le nouvel édit garantît aux réformés une entière liberté
de conscience, augmentât le nombre des villes et des villages où
leur culte pourrait être exercé publiquement, leur permît de tenir
des écoles dans tous les lieux de plein exercice, de donner à leurs
enfans tels maîtres que bon leur semblerait et de pourvoir par des
legs spéciaux à l'entretien de leurs écoliers, les admît à toutes les
charges, les autorisât même à s'imposer pour les frais de leurs
synodes et les gages de leurs pasteurs. Nous comprenons moins que
la charte nouvelle conservât ou créât en leur faveur des juridictions
exceptionnelles (2), leur laissât deux cents villes ou places de sûreté
dont les fortifications allaient être entretenues, les garnisons sol-
dées par le roi et dont les gouverneurs ne pourraient être nommés
(1) Voir, entre autres documens, la lettre du 2 avril 1597 à Elisabeth, celle du
4 août 1597 au;,duc de la.Force, celle du 11 août 1597 au duc de Piney-Luxemhourg,
notre ambassadeur à Rome, et les OEconomies royales, ch. lixv et lxjx.
(2) Mercœur, daas ses négociations avec Henri IV, demanda, de son côté, que des
juridictions exceptionnelles fussent octroyées à ses partisans, ne comptant pas, pour
les ligueurs bretoas, sur l'impartialité des magistrats ordinaires.
LA POLITIQUE DE HENRI IV. 901
sans l'agrément « des églises. » Ce fut un grand sacrifice, mais, au
demeurant, un sacrifice politique. Henri IV le fit, ainsi qu'il l'écrivit
lui-même à l'évêque de Rennes, « pour contenter et rasseurer le
général de ceulx de la dicte religion, et, en ce faisant, renverser
plus aisément les desseings des ambitieux et factieux, » et l'événe-
ment prouva qu'il avait vu clair. On avait tout gagné, pour la royauté
comme pour le royaume, en démontrant aux huguenots que la
croisade était bien finie, que ce pays était redevenu le leur et qu'ils
pouvaient le servir sans nuire à la cause sainte (1). Effacer la Saint-
Barthélémy, c'était encore un moyen d'étendre la frontière fran-
çaise.
Le chef-d'œuvre de la politique royale fut moins d'avoir signé ce
pacte ( les Valois en avaient signé tant d'autres ! ) que de l'imposer
à tout le monde et de l'exécuter avec une inflexible loyauté. Comment
des historiens protestans ont-ils pu l'oublier? Il fallut d'abord vaincre
non-seulement la mauvaise humeur du clergé catholique et de l'uni-
versité, mais la résistance opiniâtre des cours souveraines. Celles-ci
ne voulaient pas enregistrer l'édit, et l'on dissertait indéfiniment, au
parlement de Paris, sans parvenir à s'entendre, sur les constitu-
tions de Valentinien et de Théodose, qui privaient les manichéens
de leurs droits politiques, ou sur un texte d'Olympiodore, d'après
lequel les Goths, « quoique infectés de l'arianisrae, » pouvaient être
admis aux charges publiques. Le parlement de Bordeaux faisait
haranguer le roi pendant cinq quarts d'heure par un de ses prési-
dons et lui rappelait, pour le fléchir, son inébranlable attachement
à la cause royale. Le parlement de Toulouse, qui ne pouvait pas se
targuer du même avantage, chargeait néanmoins quelques-uns de
ses membres de porter le même jour, au château de Saint-Germain-
en-Laye, ses remontrances et ses projets d'opposiiion. Henri IV ne
ferma la bouche à personne et répondit à tout le monde avec ce
mélange de bonhomie, de grâce et de fierté royale qui caractérise
son éloquence. Quels discours! et quel autre Français a su parler
ainsi des intérêts français? Avec quelle véhémence il rappelle aux
conseillers de Paris ses propres services ! u Si l'obeïssance estoit
(I) MM. Haag, dans leur Notice historique sur le protestantisme en France (édition
de 18 i6, p. 59), reprochent au roi d'atoir, par l'édit de liantes, • assujetti les protes-
tans à des servitudes odieuses. » « Ou ne saurait s'étonner, ajouteni-ils, s'ils se mon-
trèrent peu satisfaits de cet cdit. C'est à peine si le quinzième synode national, qui
B'assembla à Montpellier le 26 mai 1598, daigna y faire allusion. » U ne faut, pour
répondre à ces violences, que rappeler la lettre adressée à l'assemblée de Chàtelle-
rault par Théodore de Bèze au sujet de l'édit. L'illustre successeur de Calvin y remer-
cie bien haut « le grand et vrai Dieu » d'avoir « incliné le cœur de celui qu'il a donné
pour roi à la France à un tel conseil et moyen si convenable pour changer rhorreur
des guerres civiles en une vraie tranquillité, conjointe avec le moyen d'honorer celui
qui en est proprement l'autour et le donnear. »
902 REVUE DtS DEUX MONDES.
deue à mes prédécesseurs, il m'est deu autant ou plus de desvo-
tion, parce que j'ay restably Testât, Dieu m'ayant choisy pour me
mettre au royaume, qui est mien par héritage et acquisition. Les
gens de mon parlement ne seroient en leurs sièges sans moy. »
Comme il leur dénonce ensuite les menées des opposans, ce qu'ils
font ou laissent faire, et s'en empare pour leur imposer ses vues!
« Je sçay bien qu'on fait des brigues au parlement, que l'on a
suscité des prédicateurs factieux, mais je don neray bien ordre contre
ceux-là et ne m'en attendray à vous. C'est le chemin que l'on prit
pour faire des barricades et venir par degrez à l'assassinat du feu
roy. Je me garderay bien de tout cela; je couperay la racine à toutes
factions et à toutes les prédications séditieuses, faisant accourcir
tous ceulx qui. les suscitent. J'ay sauté sur des murailles de ville,
je sauteray bien sur des barricades. » Suit une leçon de politique,
adressée par le vainqueur d'Ivry aux magistrats trop belliqueux
qui voudraient, à coup d'arrêts, provoquer une prise d'armes,
u Ceux qui ne désirent que mon edict passe me veulent la guerre :
je la declareray demain à ceulx de la religion, mais je ne la leur
feray pas; vous irés tous, avec vos robes, et resserablerés à la pro-
cession des capucins, qui portaient le mousquet sur leurs habits. Il
vous feroit beau voir. » Enfin, il veut être obéi sans réplique, et
qu'on l'entende : « J'ay aultrefois faict le soldat ; on en a parlé, et
n'en ay pas fait semblant. Je suis roy maintenant et parle en roy.
Je veulx estre obéi. A la vérité, les gens de justice sont mon bras
droict, mais si la gangrenne se met au bras droit, il faut que le
gauche le coupe. Quand mes regimens ne me servent pas, je les
casse. )» Il traite un peu mieux le parlement de Bordeaux, qui ne
l'avait point trahi après le meurtre de Henri 111, et pousse la cour-
toisie jusqu'à féliciter le président Chessac de Sun interminable
harangue (1), mais maintient son programme avec la même fer-
meté : (( Nous avons obtenu la paix tant désirée, Dieu mercy, laquelle
nous couste trop pour la commettre en troubles. Je la veux conti-
nuer... 11 y a longtemps qu'estant seulement roy de Navarre, je
cognoissois dès lors bien avant vostre maladie, mais je n'avois les
remèdes eu main; maintenant que je suis roy de France, je les
connois encore mieux, et ay les matières en main pour y remé-
dier... J'ay fait un edict, je veux qu'il soit gardé. » Le parlement de
Toulouse fut moius bien reçu: « J'aperçois bien, lui répondit-il,
que vous avés encore de l'espagnol dedans le ventre. Et qui donc
Youdroit croire que ceux qui ont exposé vie, bien et estât et hon-
(1) « Monsieur de Chessac, non-seulement vous ne m'avés poinct ennuyé par trop
grande longueur, ains plustost je vous ay trouvé court, tant j'ay pris de plaisir à
yostre bien dire; mais je voudrois que le corps respondist au vestement. »
LA POLITIQUE DE HENRI IV, 903
neur pour la defiense et conservation de ce royaume seront indignes
des charges honorables et publiques, comnae ligueurs perfides et
dignes qu'on leur courust sus? Mais ceux qui ont employé le vert
et le sec pour perdre cet estât seront veus comme bons François,
dignes et capables de charges... Je ne suis aveugle, j'y vois clair;
je veux que ceulx de la religion vivent en paix en mon royaume
et soient capables d'entrer aux charges; non pas pour ce qu'ils sont
de la religion, mais d'autant qu'ils ont esté lidelles à njoy et à la
couronne de France... Il est temps que nous tous saouls de guerre
devenions sages à nos despens. » A vrai dire, ceux qu'il apostro-
phait ainsi, le 3 novembre 1599, lui avaient fait une guerre enragée
jusqu'au bout, même après sa réconciliation avec le pape, et s'étaient
attiré celte verte réponse. 11 y avait néanmoins une certaine har-
diesse à la leur faire et le parallèle entre les huguenots et les catho-
liques était nouveau dans la bouche du roi très chrétien. Mais on
voit si ce prétendu parjure, dix-huit mois après avoir signé l'édit
de Nantes, essayait, comme on l'a encore insinué de nos jours (1),
d'en éluder l'exécution.
Cependant, au moment même où Henri IV prenait avec tant de
fermeté le parti de ses anciens coreligionnaires, ceux-ci, quoique
apaisés, ne cessaient pas de le tenir sous une ombrageuse surveil-
lance. L'assemblée générale de Ghâtellerault, à laquelle Lesdiguières
avait suggéré, le 20 mars 1597, de ne pas se séparer tant que l'édit
n'aurait pas été complètement exécuté, avait refusé de se dis-
soudre même après qu'il eut été vérifié par le parlement de Paris :
elle siégea jusqu'au 31 mai 16')1! A cette époque, il était temps
d'en finir. « Le roy, écrivit alors le duc de Bouillon à Bongars, a
congédié l'assemblée, monstrant avoir quelque jalousie que cela
formast un corps dans son estât. » Pour obtenir cette séparation
tardive, Henri iV avait fait deux concessions nouvelles : il permet-
tait aux réformés d'accréditer auprès de lui un ou deux représen-
tans, qui lui seraient députés par la généralité des églises et lui
transmettraient incessamment les griefs du protestantisme français;
il les autorisait, nonobstant l'édit de Nantes (2), à se réunir en
(1) MM. Haag, Notice historique sur le protestantisme.
(2) « Aussi, dit l'article 83, ceux de ladite religion se départiront et désisteront dès à
présent de toutes pratiques, négociations et intelligences, tant dedans que dehors
nostre royaume; et lesditcs assemblées et conseils establis dans les provinces se sépa-
reront promptcme; t... » Les premiers articles secrets (voir l'art. 34) ayant néanmoins
autorisé purement et simplement la réunion des consistoires, colloques et synodes
provinciaux ou nationaux, la magistrature unie au clergé avait obtenu l'addition des
mots « par la permission de Sa Majesté. » TouteCois Henri IV, cédant à l'assemblée
de Ghâtellerault, avait promis, dès le mois d'à' ût 1599, de délivrer aux réformés un
90 A REVUE DES DEUX MONDES.
assemblée politique pour élire ces représentans. Toutefois, trois ans
plus tard (I6OZ1), il exprima le vœu que la nouvelle assemblée de
Ghâtellerault fût la dernière, s'appuyant, cette fois, contre les réfor-
més, sur le texte même de son édit, qu'il voulait exécuter ponc-
tuellement, et chargeant Sully de leur faire entendre les inconvé-
niens de toute nature qu'oifraient les assemblées politiques. Mais
les réformés firent la souide oreille, quoiqu'on leur eût remis l'acte
de prorogation des places de sûreté pendant quatre ans, à partir
d'août 1600. Le roi céda, cette fois encore, se sentant chaque jour
mieux affermi, sachant tout le fruit qu'il avait recueilli de sa modé-
ration et jugeant qu'il ne pourrait que s'affaiblir par un coup de
force : il signa, le 18 juin 1608, « le brevet de permission à ceux
de la religion pour une assemblée générale politique, » et l'assem-
blée se réunit à Jargeau. Ce qu'on peut reprocher à Henri IV, c'est
d'avoir si bien armé les huguenots de pied en cap qu'ils aient pu
facilement, après sa mort, devenir redoutables à son successeur.
Mais il avait acquis le droit d'espérer qu'on le laisserait vieillir, et
personne ne pouvait raisonnablement prévoir un si brusque dénoû-
ment de son règne. Il avait encore, selon toute vraisemblance, le
temps de persuader aux réformés qu'ils faisaient fausse route en
cherchant obstinément à fonder un état dans l'état français et de
les élever à la conception d'une politique purement nationale (1).
En tout cas, ceux qui l'accusèrent, pendant seize ans, de sacrifier
ses anciens coreligionnaires se trompèrent ou les trompèrent; il ne
les sacrifia ni en leur cédant ni même en leur résistant.
Gomment sa politique extérieure n'éclairait- elle pas tous les
calvinistes? Laissons de côté toute la première partie du règne,
durant laquelle le Béarnais aux abois, harcelé par les factions,
traqué par Philippe II, est réduit à mendier le secours des nations
protestantes. Il a vaincu tous ses ennemis et s'apprête à signer la
paix de Yervins avec les Espagnols. Quoique Elisabeth ait été trop
souvent une alliée peu loyale, qu'elle ait manqué, par exemple,
aux premiers engagemens conclus en 1593 et retiré brusquement
ses troupes de la Bretagne, empêché plusieurs fois les Provinces-
Unies d'envoyer des hommes et de l'argent au camp royal, essayé
d'exploiter nos revers en arrachant au roi de France, à l'exemple
des calvinistes français, quelque place de sûreté, Brest et surtout
brevet particulier d'après lequel ils pourraient (nonobstant le môme article) tenir
leurs consistoires, colloques, synodes, etc., en la même forme et avec les mêmes liber-
tés que par le passe.
(1) Il Peut être, disent MM. Haag {Notice, p. 72), si Henri IV eût vécu quelques années
de plus, les haines se seraient-elles assoupies, et les catholiques auraient-ils appris à
ne plus voir dans les réformés que des concitoyens. »
LA POLITIQUE DE HENRI IV. 905
Calais, Boulogne même à défaut de Calais, qu'elle ait abandonné ce
roi dans les premiers mois de l'an 1596, c'est-à-dire à l'un des
momens critiques du règne, intrigué contre nous k Constantinople,
qu'elle ait enfin médité une double trahison à l'instant même où les
négociations venaient d'être entamées avec l'Espagne, offrant à
celle-ci de lui livrer les places hollandaises de Flessingue et d'Os-
tende, dont elle avait le dépôt, pourvu qu'elle reçût en échange et
nous ravît Ardres et Calais, rien ne put détacher Henri IV de l'al-
liance anglaise. Il ne voulut à aucun prix que Philippe II pût écra-
ser isolément, après s'être entendu avec la France, ses aUiés pro-
testans, et ne sépara pas un moment, malgré mille obstacles, sa
cause de la leur. Plus tard, en 1601, c'est de concert avec Éhsabeth
qu'il commença de former, par l'intermédiaire de Sully, « le grand
desseing, » c'est-à-dire le plan d'une guerre suprême qui devait fon-
der dans toute l'Europe non-seulement l'équilibre des états, mais la
liberté des consciences. L'année suivante, quand un revirement
s'opéra contre nous à la cour d'Elisabeth et qu'un projet de coali-
tion fut débattu dans ses conseils, il n'ignora rien, mais feignit de
tout ignorer, déjoua ce qu'il put déjouer et laissa patiemment s'éva-
nouir des projets chimériques, assurant sa bonne sœur qu'il avait
« toute créance en son amitié» et qu'il suivrait « doncques son bon
conseil et son heureux exemple le mieux qui lui seroit possible. »
Plus tard encore, soit par le traité de Hampton-Court, soit par des
accords postérieurs, il fit garantir l'indépendance de la Hollande et
régla le contingent des troupes que Jacques P'' devait fournir dans
une attaque générale contre la maison d'Autriche ; enfin, pour sceller
l'alliance des deux peuples, il arrêta, quelques mois avant sa mort,
le mariage de sa seconde fille avec le prince de Galles. Qu'eût fait
de plus Henri lY, calviniste, à moins qu'il n'eût cessé d'être
Henri IV?
Il y a près de nos frontières un petit peuple protestant qu'il faut
charger de répondre aux fanatiques ingrats du protestantisme : j'ai
nommé la Hollande, qui n'existerait peut-être pas sans Henri IV.
Secouru par les Provinces-Unies dans la première période de son
règne, il les défendit ensuite avec constance non-seulement contre
les armées de Philippe II et de Philippe III, mais contre les tyran-
niques exigences ou les défaillances intéressées d'Elisabeth et de
Jacques P"". Sans les subsides qu'il leur fournit pendant dix ans et
dont le chiffre énorme (près de 2 millions de livres par an) provo-
quait en 1607 les remontrances de son conseil, elles eussent pro-
bablement succombé sous les efforts continus de la grande monar-
chie espagnole. Enfin, le 23 janvier 1609, il les prit sous sa pro-
tection par un traité formel, s'engageant à leur procurer une paix
906 REVUE DES DEUX MONDES.
équitable OU dix mille hommes d'infanterie si la trêve qu'elles avaient
obtenue quelques mois plus tôt n'était pas prolongée. L'Espagne dut,
l'année suivante, reconnaître implicitement par une trêve de douze
ans l'indépendance des Provinces-Unies : la Hollande était fondée.
Henri IV ne fit, à vrai dire, ni en s' alliant avec l'Angleterre et les
états-généraux, ni même en formant, au mois de février 1610, sous
le nom d'union évangélique, une ligue des princes protestans d'Al-
lemagne contre la maison d'Autriche, de la politique protestante,
mais de la poUtique française, ainsi qu'il l'a lui-même expliqué dans
sa correspondance (1). C'est pour nous son premier titre de gloire.
H s'unit à l'Angleterre et à la Hollande, non pour épouser leurs idées
ou leurs querelles, mais pour abaisser la maison d'Autriche : ami
de la dévote Elisabeth, mais capable de lui faire dire à un moment
donné que, « comme il ne s'enquiert de ce qu'elle faict en son
royaume, il ne désire aussy s'assujettir à luy justifier et rendre
compte de ce qu'il fait au sien (2), » ne se dissimulant pas qu'elle
fait « à ses dépens » son métier de reine et prêt à faire contre elle
son métier de roi (3); ami du pédant Jacques 1", auquel il envoie
des chevaux et qui lui envoie des chiens, mais connaissant à fond
sa duplicité, ses manies, sa faiblesse, le surveillant, le méprisant et
le maîtrisant.
Quels furent les instrumens de cette politique soit au dedans,
soit au dehors? C'est à ce sujet que les mécontens du parti calvi-
niste exhalent leur plus vive colère. L'auteur de la Remontrance au
Roy (1593) reproche à Henri IV de « caresser » ses ennemis, tandis
qu'il « gourmande et desdaigne » ses vrais amis et lui déclare que
de tels proeédés « effacent le lustre de sa valeur. » — a Ils (les
huguenots) répliquent, écrit trois ans plus tard Duplessis-Mornay
(19 juin 1596), qu'on fait pour la ligue tout ce qu'elle veut, que
la cour ni les cours ne leur refusent rien, et n'y fait rien l'histoire
du prodigue. Au moins, disent-ils, après avoir tué le veau gras pour
eux, qu'on ne nous laisse pas la corde au cou pour salaire de notre
fidélité. » Ce ne fut pas, il s'en faut, leur unique salaire.
D'Aubigné, par exemple, fut un des plus intraitables. « Notre maître,
dit-il un jour au duc de La Force à moitié endormi, est un ladre
vert et le plus ingrat mortel qu'il y ait sur la face de la terre. »
Henri IV, qui ne dormait pas, entendit le compliment; mais, ajoute
d'Aubigné, « il ne m'en fit pas pour cela plus mauvais visage ; de
même qu'il ne m'en donna pas non plus un quart d'écu davan-
(1) Voir notamment la lettre du 11 août 1597 au duc de Piney-Luxembourg.
(2) 11 s'agissait du prochain rétablissement des jésuites.
(3) Voir entre autres documens la lettre à M. de Brèves, du 10 juillet 1600.
LA POLITIQUE DE HENRI 17. 907
tage. » Ce personnage était assez difficile à contenter, car il fut, au
demeurant, maiéchal de camp, gouverneur d'Oléron et de Maille-
zais, vice-amiral de Saintonge et de Poitou. Lesdiguières, qui avait
été l'un des principaux chefs militaires du parti calviniste avant la
mort de Henri 111, fut le plus actif lieutenant de son successeur.
C'est lui qui reprit Grenoble aux ligueurs, battit à Pontcharra Amé-
dée, bâtard de Savoie, fut chargé de pacifier le Dauphiné, battit
encore à plusieurs reprise, en Provence, les Savoyards, les Italiens
et les Espagnols, conquit en quarante jours, dans l'été de 1597, toute
la partie de la Savoie située au nord de l'Isère et conduisit sous les
ordres du prince lui-même cette belle campagne de l'an 1600, à la
fin de laquelle Charles-Emmanuel fut appelé « le duc sans Savoie.»
Il est vrai que ce protestant finit par abjurer, mais deux an»^ après
la mort de Henri IV, et celui-ci, en septembre 1609, l'avait fait maré-
chal de France. Le duc de La Force n'eut pas plus à se plaindre, et
celui-ci, qui devait se révolter plus tard contre Louis XHI, n'était
pourtant ni des indiiïérens ni des tièdes. Le « ladre vert, » alors qu'il
était le plus obéré, lui avait donné 28,000 écus et l'avait fait capi-
taine de cent hommes d'armes. Un peu plus tard, en 1593, il le fit
son lieutenant-général en Béarn et l'y maintint pendant tout son
règne « avec le même pouvoir, lit-on dans ses Mémoires, qu'auroit
eu Sa Majesté, si elle eût été présente, ce qui s'étendoit jusqu'à
donner toutes les charges et pourvoir à toutes les affaires qui pour-
roient survenir. » Bouillon, qui ne perdit jamais une occasion de
trahir, avait été nommé maréchal de France en 15ï)/i, malgré le par-
lement de Paris. Lorsqu'il eut une dernière fois failli soulever le
Sud-Ouest, Henri IV l'attaqua dans sa principauté même et fit avan-
cer des canons contre Sedan; mais, au lieu de prendre la ville de
vive force et de la garder, comme Sully le conseillait, il se la fit
remettre seulement pour quatre ans, délivra des lettres d'abolition
à cet entêté conspirateur, et lui rendit aussitôt la citadelle.
Le plus illustre de tous ces grands seigneurs calvinistes fut Rosny,
que Henri IV fit successivement surintendant des finances, gouver-
neur du Poitou, grand-maître de l'artillerie, gouverneur de la Bas-
tille, surintendant des bâtimens, grand-voyer de France, pair et duc
de Sully, et qui pourtant ne se convertit pas. « Je vous nomme gou-
verneur du Poitou, lui disait-il, parce que vous êtes huguenot,
et que, vous gouvernant en ces provinces et surtout avec les hugue-
nots, avec prudence et suivant les instructions que je vous donne-
ray, vous prendrez toute la créance et la ferez perdre aux Bouillons
et brouillons (Ij... n C'était de bonne guerre, et Sully ne rendit pas
de moindres services à son maître en dirigeant la fraction modérée
(1) OEconomies royales, ch. cxxvn.
908 REVUE DES DEUX MONDES.
du parti huguenot qu'en administrant les finances. S'il faut en croire
certains calvinistes, il ne faudrait pas compter Sully, quand on
dresse la liste des protestans que le Béarnais prit pour auxiliaires :
Sully ressemble trop au roi ; c'est la doublure de Henri IV. Cepen-
dant il ne s'agissait pas d'annexer la France à Genève, mais de
mettre les Français à même de travailler à la prospérité de la patrie
commune. Il ne faut pas outrager la mémoire de ce roi patriote,
parce qu'il n'a pas fait le duc de Bouillon surintendant des finances
et le pasteur Charnier grand-maître de l'artillerie.
II.
Le roi s'était-il converti sincèrement? disaient de leur côté les
catholiques. « Ce sera dimanche que je ferai le sault périlleus...
J'ai cent importuns sur les espaules... Venés demain de bonne
heure,.. » écrivait-il dans la matinée du 23 juillet 1593 à Gabrielle
d'Estrées et, le même jour, dans une conférence de quelques heures
où l'on avait successivement traité des prières pour les morts,
de la confession auriculaire, de l'eucharistie, etc., il s'était laissé
promptement convaincre. Encore avait-il confessé lui-même aux doc-
teurs, avant l'ouverture du débat théologique, que, « touché de
compassion de la misère et calamité de son peuple, il souhaitait
pouvoir contenter ses sujets. » N'avait-il donc pas, ce jour-là, cédé
tout simplement aux vœux du peuple, c'est-à-dire aux nécessités
variables de la politique ? Il avouait d'ailleurs en même temps aux
huguenots, on ne l'ignorait pas, « qu'il s'était fait anathème pour
tous à l'exemple de Moyse et de saint Paul » et le leur répéta, s'il
faut en croire d'Aubigné, pendant sept ans. Aussi le légat avait-il
excommunié en masse tous ceux qui se rendraient, le 25 juillet
1593, à la « première messe du roy » et les meneurs de la ligue
redoublaient-ils d'efforts pour exciter contre lui la fureur populaire.
Il faut lire à ce sujet les anecdotes dont fourmille le Journal de
VEstoile. Le 25, c'est un pauvre hère que les Parisiens veulent
traîner à la rivière « pour avoir dit que le roy de Navarre avoit esté
à la messe. » Un peu plus loin : « Le mercredi, 28 de ce mois, tous
les prédicateurs de Paris dirent en leurs sermons que cest hypo-
crite de roy de Navarre avoit fait sa conversion au jour de l'évan-
gile qui dit que les loups viendront en habit de brebis. Aussi ce
renard avoit pris exprès ce jour pour ouir la messe, affm que sous
peau de brebis il peust entrer en la bergerie pour la dévorer. Mais...
que sa conversion estoit feinte et ne valoit rien ; la cérémonie qu'on
y avoit observée, une vraie farce et bastèlerie ; et la messe qu'on y
avoit chantée, puante et abominable. » Un peu plus loin encore :
LA POLITIQUE DE HENRI IV. 90^
« Guarinus, ce jour, appela le roy bougre en sa chaire : ce qui
scacdaliza les plus dévots; et plaisantant sur sa conversion, dit :
Mon chien, fus-tu pas à la messe dimanche? Approche-toi, qu'on
te baille la couronne. » Enfin, ce qui était plus grave, on déniait
au pape lui-même le droit d'absoudre cet hérétique relaps, si ce
n'est à l'article de la mort.
Ces propos et d'autres, qu'on se hâtait de porter au camp royal,
faisaient, s'il faut en croire L'Estoile, « rire le roy bien fort. » Peut-
être valait-il mieux feindre d'en rire ; mais beaucoup trop de gens
les prirent au sérieux. C'est ainsi que des catholiques, en grand
nombre, persistèrent à regarder Henri IV comme incapable de
régner tant qu'il n'aurait pas reçu l'absolution du pape. 11 la reçut
et les fanatiques déclarèrent aussitôt qu'elle était sans valeur :
étranges serviteurs de l'église, qui ne juraient que par le pape, et
le mettaient de côlé dès qu'il ne se mettait pas lui-même à leurs
ordres ! De là cette suite de complots, sans cesse renouvelés, et cette
interminable liste de régicides. C'est un jeune homme de vingt-sept
ans. Barrière, qui, moins d'un mois après la conversion de Henri IV,
va trouver le jacobin Bianchi pour lui demander s'il est permis
d'attenter à la \ie du roi « dans les circonstances présentes » et,
quoique ce moine l'en dissuade, se rend aux abords du logis royal,
où il est arrêté, porteur « d'un couteau d'un pied de longueur,
fraîchement émoulu et aiguisé, » au moment même où il va con-
sommer son dessein. L'année suivante, c'est Chastel, qui lui fend
d'un coup de couteau la lèvre supérieure et, comparaissant devant
deux chambre réunies du parlement, déclare « qu'il estoit loisible
de tuer les roys, mesme le roy régnant, lequel n'estoit en l'église,
parce qu'il n'estoit approuvé par le pape, » Henri IV se réconcilie
avec le saint-siège, et les meurtriers se remettent à l'œuvre avec
une nouvelle ardeur : en 1596, l'avocat Jean Guédon; en 1597, un
tapissier de la rue du Temple; en 1598, Pierre Ouin; en 1599,
Ridicoux, Argier, Langlois; en 1600, Nicole Mignon; en 1602,
Julien Guédon, frère de Jean, etc. Ravaillac n'a pas manqué de pré-
curseurs.
Il fallait, avant tout, pour vivre et régner, désarmer, sinon tous
les catholiques, puisqu'il y a des gens qu'on ne désarme jamais, au
moins la grande majorité des catholiques, c'est-à-dire les neuf
dixièmes des Français; pour les désarmer, non-seulement gagner
ceux-ci, réduire ceux-là, mais rassurer tout le monde. La tâche fut
très difficile au roi Henri, non-seulement parce qu'on avait conçu,
au moment même de sa conversion, des doutes sur sa sincérité,
mais parce qu'il ne voulut pas, un peu plus tard, les dissiper à
tout prix. Il consentait à gouverner avec les catholiques, mais sans
se laisser gouverner par eux. A leurs yeux, il faisait donc assez
910 REVUE DES DEUX MONDES.
généralement trop peu, quoi qu'il fît en leur faveur, trop aux yeux
des autres, et presque tous ses actes le rendaient suspect à l'un
des deux partis, quand ils ne les mécontentaient pas à la fois. C'est
ainsi qu'on l'accusa tout d'abord d'aller « le jour à la messe et la
nuit au presche. » Oo disait encore en plein parlement, quelques
mois après son retour, « qu'il avoit plus de religion que tous ses
prédécesseurs, pour ce qu'il estoit catholique et huguenot tout
ensemble. » 11 le savait. Après l'attentat de Chastel, comme il se
rendait à Notre-Dame, aux cris de : Vire le roi! « Sire, lui dit un
seigneur, voies comme tout vostre peuple se rejouistde vous voir. »
11 répondit en secouant la tête, s'il faut en croire L'Estoile : « C'est
un peuple : si mon plus grand ennemi estoit là où je suis et qu'il
le vid passer, il luy en feroit autant qu'à moy, et crieroit encore
plus hault qu'il ne <'ait. » C'était, on en conviendra, pour un roi du
XVI® siècle, connaître assez bien le cœur des Français. Mais il enten-
dait épouser les intérêts, non les passions de ce peuple : quelques
reproches qu'il essuyât et quelques impatiences qu'il eût à contenir,
il se servit des catholiques pour l'accomplissement de ses propres
desseins, non des leurs. Il les fit entrer si bien dans sa politique
qu'ils n'en purent plus sortir, même après sa mort. Ce fut sa seconde
victoire sur la ligue, la plus décisive et la plus féconde. Rappelons
comment il la remporta.
La rancune est, de tous les sentimens, le plus naturel et le moins
politique : il faut renoncer à conduire les hommes si l'on ne se sent
pas capable d'oublier, au moment opportun, leurs folies et leurs
fautes. Pour comprendre à quel point Henri IV excella dans l'art
d'oublier, il faut le suivre jour par jour, après sa rentrée dans cette
capitale où toutes les passions avaient été déchaînées contre lui,
mais qu'il voulait par-dessus tout détacher des factions et rattacher
à sa cause. Paris s'intéresserait encore aux ligueurs, persécutés :
le plus sûr moyen d'y déraciner la ligue est de l'accabler sous la
miséricorde royale. C'est le système que le Béarnais commence à
pratiquer avec sa dextérité habituelle, le jour même de la capitula-
tion, faisant publier une déclaration par laquelle il pardonne à tout
le monde, « mesme aux Seize. » C'est à peine si l'on se décidera,
quelques jours plus tard (30 mars 159^}, à éloigner « pour un
temps » une centaine d'exaltés, mêlés, pour la plupart, aux pre-
miers complots qui se trament contre la vie du roi. Celui-ci favo-
rise la fuite du cordelier Guarinus, qui avait poussé au régicide, et
de bien d'autres, en recommandant qu'aucun ne soit maltraité. Il
prend « en sa protection et sauvegarde » la trop fameuse Madame de
Montpensier, à qui Henri 111 avait promis de la faire « brusler
toute vive, » s'il rentrait à Paris. Lincestre, un des plus furibonds
prédicateurs de la ligue, devient un des prédicateurs du roi, « à
LA POLITIQUE DE HENRI IV. 911
deux cens escus par an de gages. » Crucé, qui avait essayé d'em-
pêcher, les armes à la main, la reddition de Paris en saisissant la
porte Saint-Jacques, reçoit « un billet de i ardon. » Les bourgeois
qui avaient jadis fait les barricades, chassé le dernier Valois, con-
stitué, comme au temps d'Etienne Marcel, une sorte de fédération
communale, soutenu pendant près de cinq ans une guerre terrible
contre Henri de Bourbon et qui, s'il avait usé de rigueur, auraient
probablement murmuré, commencèrent à trouver que la ligue avait
eu tous les torts et firent « remonstrer au roy » que tant de clé-
mence « oiîensoit ses bons subjects et serviteurs et lui portoit pré-
judice : » — « Si vous et tous ceux qui tenés ce langage, leur
répondit-il, disiés tous les jours vostre patenostre de bon cœur,
vous ne diriés pas ce que vous me distes de moi... S'il y en a qui
se sont oubliés, il me suffit qu'ils se reconnoissent, et qu'on ne
m'en parle plus. » Les Parisiens ne cessèrent plus d"en parler :
après l'attentat de Chastel, ils frémirent en pensant aux évènemens
de 1588, aux Suisses égorgés, aux quarante chefs de la commune
qui avaient permis de ne pas payer les loyers, au pillage des hôtels
par la populace mêlée aux soldats des Guises, à la guerre civile, au
siège, à la famine, aux Espagnols et, se sentant décidément plus
royalistes que leur maître, recommencèrent leurs doléances. «Fust
cemesme jour (2 janvier 1595), raconte L'Estoile, sups)liée Sa Majesté
par messieurs de la ville de Paris en corps trouver bon qu'on chas-
sast de la ville les ligueurs et qu'il estoit de nécessité d'y pourvoir,
desquels le roy respoudit sommairement qu'il ne pouvoit trouver
bon qu'ils les chassassent de sa ville de Paris, pour ce qu'il les
reconnoissoit tous pour subjects, et les vouloittraicter ei, aimer esga-
lement, mais qu'ils veillassent les mauvais de si prés qu'ils ne pous-
sent faire mal aux gens de bien. » Ainsi beaucoup de Parisiens
commençaient à rt-garder les dangers du roi comme les leurs et
prenaient à la fois son parti contre la ligue et contre lui-même : qui
l'eût cru dix-huit mois plus tôt, et pouvait-on demander davantage?
La plupart des grandes villes avaient suivi l'exemple de la capi-
tale, et tous les parlemens (sauf ceux de Piennes et de Bordeaux),
entraînés dans le mouvement, s'étaient déclarés pour la ligue. On
ne concevait pas même, à cette époque, qu'il fût possible de gou-
verner et d'administrer sans les parlemens. Henri 111 avait donc, dès
les premières semaines de l'année 1589, révoqué ceux de Paris, de
Rouen, de Toulouse, d'Aix, de Grenoble, de Dijon, et transféré leurs
pouvoirs politiques à des parlemens royalistes, qui siégèrent à Tours
et à Châlons-sur-Marne, à Caen pour la Normandie, à Carcassonne,
à Béziers et à Gastelsarrasin pour le Languedoc, à Pertuis, à
Manosque, à Sisteron pour la Provence, à Romans pour le Dau-
912 REVUE DES DEUX MONDES,
phiné, à Flavigny et à Semur pour la Bourgogne. Les parlemens
fidèles avaient naturellement essayé de réduire à l'impuissance les
« antiparlemens » et des luttes violentes, qui sont l'épisode le plus
extraordinaire de notre histoire judiciaire, s'étaient engagées, dans
chaque province, entre les compagnies rivales. On ne s'était pas
seulement proscrit de part et d'autre, et condamné réciproque-
ment pour crime de lèse-majesté divine et humaine ; beaucoup de
ces arrêts avaient été sanctionnés par des saisies et des confisca-
tions violentes : bien plus, beaucoup demagistrats avaient, à diverses
reprises, levé des troupes en France et à l'étranger, quelques-uns
d'entre eux s'étaient improvisés généraux, et plusieurs avaient
couru tous les périls de )a guerre. Allait-on non-seulement récon-
cilier, mais faire siéger côte à côte, aux mêmes audiences, des
gens qui avaient de si bonnes raisons pour se détester? Henri lY
n'hésita pas à l'exiger dans l'intérêt commun, mais ne l'obtint pas
sans peine. Les conseillers de Tou's et de Châlons, par exemple,
eussent voulu presque des représailles, au moins quelque éclatante
manifestaiion de la reconnaissance royale aux dépens de leurs
anciens collègues; mais le roi, dès le 20 mars 159/i, rétablit offi-
ciellement l'autorité du parlement qui venait de rendre la justice à
Paris au nom de Mayenne et lui permit de siéger comme aupara-
vant, jusqu'au retour des magistrats fidèles. Ceux-ci durent se con-
tenter d'avoir le pas sur les autres, et murmurèrent : « J'ai bien
oublié et pardonné mes injures, leur dit-il ; vous ne pouvez moins
faire que d'oublier et pardonner les vôtres. » De même, le parle-
ment royaliste de Normandie avait secrètement arrêté, avant de
quitter Caen, de ne pas réintégrer les magistrats ligueurs de Rouen,
s'ils ne se « purgeaient » de toute participation à l'assassinat de
Henri III, aux complots ourdis contre Henri IV et à l'assassinat de
quelques-uns de leurs collègues. Il n'abandonna ce dessein qu'au
bout de quelques jours et sur les ordres pressans du roi. Henri lY
ne montra quelque sévérité qu'au parlement rebelle de Dijon, qui
lui avait fait une guerre acharnée jusqu'au milieu de l'année 1595 ;
celui-là fat mal reçu, réprimandé vertement, obligé de faire une
sorte d'amende honorable et contraint de payer une taxe de guerre ;
mais tous ses membres gardèrent leurs fonctions, même son chef
Brulard, le seul des premiers présidons qui eût déserté la cause
royale. Royalistes et ligueurs des cours souveraines furent donc
réunis partout, bon gré mal gré, Henri IV respectant jusqu'aux élus
de Mayenne et de Mercœur! Ce fut encore un acte de sagacité poli-
tique. Ces grands corps devaient être d'autant plus respectés qu'ils
sortaient intacts de ces longues secousses, et leur coopération poli-
tique allait être d'autant plus utile. Par exemple, lorsqu'il s'agit de
LA. POLITIQUE DE HENRI IV, 913
faire enregistrer au parlement de Paris, en 1595 et en 1598, les
édits rendus en faveur des huguenots, quelques anciens ligueurs et
des plus ardens, comme Lazare Coquelay et Bélanger, unirent leurs
voix à celle des politiques. Henri IV, cherchant à faire accepter ces
édits par les catholiques, avait un très grand intérêt à ce qu'ils ne
fussent pas vériliés par des compagnies exclusivement composées
de ses créatures.
11 suivit la même politique à l'égard des principaux chels ligueurs.
Villars, qui se soumit le premier, fit les conditions les plus dures.
Mayenne l'avait nommé amiral de France, pendant que Henri IV
donnait cette charge à Biron : il fallait confirmer le choix de Mayenne
et rétracter celui du roi, puis consoler Biron, c'est-à-dire le payer
très cher, donner en outre à Villars lui-même la grosse somme de
3,470,800 livres, lui remettre la ville de Fécamp et six riches
abbayes dont il avait été déjà disposé par le roi, etc. Sully ne
pouvait pas se résoudre à conclure un traité semblable : on connaît
la réponse de Henri IV : u Mon amy, vous estes une beste d'user
de tant de remises et apporter tant de difficultés et de mesnage en
une affaire de laquelle la conclusion m'est de si grande importance
pour l'estabHssement de mon auctorité et le soulagement de mes
pejples. Ne vous souvient-il plus des conseils que vous m'avés
tant de fois donnez, m'alleguant pour exemple celui d'un certain
duc de Milan au roy Louis unziesme, qui estoit de séparer par inté-
rêts particuliers tous ceulx qui estoient liguez contre luy soubs
des prétextes generauîx... Partant, ne vous amusés plus à faire
tant le respectueux pour ceux dont il est question (Biron et autres),
lesquels nous contenterons d'ailleurs, ny le bon mesnager, ne vous
arrestant à de l'argent ; car nous payerons tout des mesmes choses
que l'on nous livrera, lesquelles, s'il falloit prendre par la force,
nous cousteroient dix fois autant. » Henri IV s'attacha fermement
à l'exécution de ce plan, que presque aucun de ses conseillers ne
comprit ou n'approuva, mais qui réussit à merveille, et continua
de séparer « par interests particuliers » tous ceux qui s'étaient
ligués contre lui sous un prétexte général. Quant à Villars, il fit
amende honorable sur une des places publiques de Rouen avec
toute la netteté désirable: « Allons, morbleu! dit-il, la ligue est
f. . (1) ; que chacun crie : Vive le roy ! » Et lors, ajoutent les OEco-
nomies royales, il se fit une telle acclamation que tout l'air en reten-
tissoit. » A partir de ce jour, il mit loyalement son épée au service
de Henri IV et devint un de ses plus fidèles serviteurs. Quand la
(1) Les rédacteurs des OEconomies royales s'excusent auprès des dames d'avoir
reproduit « les propres termes » dont so servit, ce jour-là, M. de Villars.
XOMB Lxii. — 1884. i>8
914 REVUE DES DEUX MONDES.
guerre eut été déclarée à l'Espagne, au commencement de l'année
1.595, il renforça l'armée du Nord avec un corps important de gen-
tilshommes et de soldats, levés en Normandie, se conduisit comme
un héros, après avoir opiné comme un sage, dans le combat désas-
treux du 2Zi juillet 1595, engagé contre son avis, et fut assassiné
après la bataille par les Espagnols, qui ne pouvaient lui pardonner
d'être à ce point redevenu Français.
Quand il s'agit, en octobre 1594, de traiter avec le jeune duc de
Guise, le fils aîné de ce Balafré qui s'était vanté d'être un Carlo-
vingien et qui avait rêvé d'enfermer Henri III dans un imonastère
« comme Pépin, son ancêtre, avoitfait à Childéric, » cel'ui-là même
qn'un certain nombre de ligueurs avaient voulu, en 1593, marier
à l'infante Claire-Eugénie pour le placer sur le trôna des Capétiens,
les conseillers du roi, au témoignage de l'historien de Thou, lui
opposèrent une résistance encore plus vive. Guise lui apportait sans
doute Reims, Fismes, Montcornet, Rocroy, Saini-Dizier, .ïoinville,
toute la partie de la Champagne qui n'était pas encore soumise.
Mais Henri lui octroyait, outre des sommes énormes, cinq abbayes
pour ses frères, « l'entretènement » de toutes leurs compagnies
de gendarmes, le gouvernement de Reims avec la capitainerie de
Fismes pour le prince de Joinville et, pour lui-même, le gouver-
nement de la Provence « avecq l'autorité que Sa Majesté bail-
leroit h son filz, si elle en avoit eu ung et qu'elle l'eust voulu
pourveoir dudict gouvernement. » Le cbancelier Chiverny ne con-
cevait pas que Henri IV envoyât Charles de Lorraine dans une
province sur laquelle il croirait peut-être un jour pouvoir récla-
mer des droits de souveraineté, comme issu de la maison d'An-
jou (1). Mais Je roi tint bon, et fit bien. Il embrassa deux fois
le jeune prince et ne lui permit pas même d'excuser ses fautes :
« Nous sommes subjects tous à faire des Jeunesses, lui dit-il,.., je
vous servirai de père. » Il savait bien, d'ailleurs, que le Balafré ne
revivait pas dans son fils. Tout porte à croire que le quatrième >duc
de Guise fut, en effet, comme tant d'autres, subjugué par la bon-
homie du roi. Ce fut dès lors un cou[) de .maître que d'envoyer en
Provence contre le catholique d'Épernon le représentant de cette
grande maison de Lorraine, si chère aux catholiques. Guise fut le
modèle des gouverneurs. Il abattit d'Épernon, chassa les Espagnols
de Marseille, reprit Berre, assiégea Nice, mit les frontières enétftt
de défense, surveilla fort utilement le roi d'Espagne et le duc de
Savoie, découvrit et fit échouer en 1605 un coniplot tramé entre
Bouillon et les Espagnols pour surprendre Marseille. Aussi lorsque
(1) Scellant les provisions du jeune duc, il écrivit de sa main au-dessous du sceau -
qu'elles étaient accordées par le roi contre son avis. (De Thou, 1. cxi.)
LA. POLITIQUE DE HENRI IV. 915
le prince de Joinville, dernier fils du Balafré, se fut imaginé, dans
un accès de dépit amoureux, de signer un traité fort compromettant
avec l'Espagne, Henri IV jugea bon de lui pardonner avec éclat, en
mandant sa mère et son frère: « Voici, leur dit-il, le vray enfant
prodigue, qui s'est imaginé de belles folies; mais comme pleines
d'enfance et de niveHeries, je luy pardonne pour l'amour de vous;
mais c'est à condition que vous le chapitrerez bien... et que vous,
mon nepveu (le duc de Guise) en respoudrez à l'advenir, car je vous
le baille en garde, afin de le faire sage s'il y a moyen. » Guise n'our
blia pas ce dernier trait de la clémence ou de la politique royale et
fut fidèle au roi, même quand il ne put plus rien attendre de lui :
après la mort de Henri IV, il alla chercher Sully, et le conduisit à
la reine mère.
Lorsque Henri IV tendit la main à Mayenne, l'ancien « lieutenant-
général de Testât et couronne de France, » qui lui avait disputé
plus de six ans le sol de son royaume, « l'indignation » de ses con-
seillers fut au conible. Cette fois le parlement perdit patience,
suscita toutes les dilïicultés possibles, et ne céda qu'à des lettres
de jussion réitérées. De Thou ne tarit pas en lamentations. A vrai
dire» si l'on avait refusé net à Mayenne le gouvernement héré-
ditaire de la Bourgogne, on lui donnait, outre 3,580,000 livres,
trois places do sûreté pour six ans, le gouvernement de l'Ile-de-
France moins Paris, la pairie pour son fils,, etc. C'était beaucoups
eu égard au petit nombre de villes que le prince lorrain détenait
encore; ce n'était pas trop parce qu'on portait le coup de grâce à
la ligue, dont les derniers tronçons allaient être aisément détruits.
La paix n'eût été complète, lit-on dans le préambule des articles
accordés à Mayenne, « si notre cher et très aimé cousin,., chef de
son party, n'eust suivi le mesme chemin : comme il s'est résolu de
faire si tost qu'il a vu que nostre sainct père avoist approuvé nostre
reunion. Ce qui nous a mieux faict sentir qu'auparavant de ses
actions, recevoir et prendre en bonne part ce qu'il nous a remons-
tré du zèle qu'il a eu cà la religion; louer et estimer l'aftection qu'il
a monstrée à conserver le royaume en son entier. Duquel il n'a
faict ny souffert le démembrement, lorsque la prospérité de ses
affaires sembloit luy en donner quelque moyen. » On ne pouvait
pas l'excuser avec plus de grâce de s'être soumis si tard ni le glo-
rifier plus habilement d'avoir préféré son propre intérêt à celui de
l'Espagne. H est digne de remarquer que ce grand rebelle devint,
à son tour, nn sujet docile. II rendit les plus grands services au
siège d'Amiens, y empêcha beaucoup de fautes et décida soit par
ses avis, soit par ses manœuvres l'heureuse issue de plusieurs
engagemens. Il s'était associé si étroitement à la politique royale
que, même en 1611, il détermina le conseil de régence à secourir
916 REVUE DES DEUX MONDES.
les Genevois contre les Espagnols : « Il y alloit, dit l'ancien général
de la ligue, de Testât et non de la religion. » Cormenin a dit des
jacobins que Bonaparte les avait « éblouis de ses victoires et comme
absorbés dans sa force. » Henri IV absorba de même a dans sa
force » les principaux chefs de la ligue et les incorpora définitive-
ment à la nation.
Il fallait aussi trouver des ministres. Henri IV conçut le dessein
hardi de choisir indistinctement les plus capables et les plus modé-
rés des deux partis, c'est-à-dire, à côté du calviniste Sully, d'an-
ciens ligueurs, comme Villeroy et Jeannin. ]Ni l'un ni l'autre n'avaient
trempé dans les excès de la ligue; ils avaient cherché plutôt à la
contenir et à l'empêcher de tout livrer aux étrangers. Cependant
quand le roi voulut nommer Villeroy secrétaire d'état, sa sœur et
bien d'autres l'en dissuadèrent vivement, le lui dépeignant comme
« l'ennemi formel et juré de tous ceux de la religion et au surplus
très mauvais François et vrai Hespagnol. » Mais « il passa, dit L'Es-
toile, par-dessus toutes ces remonstrances » et s'en trouva bien.
Villeroy avait « une grande routine aux affaires et cognoissance
entière de celles qui avoient passé de son temps, esquelles il avoit
esté employé dès sa première jeunesse (1); » ce fut un excellent
commis, discret, exact, appliqué : « Il croit, disait Henri IV, que mes
affaires sont les siennes, et y apporte la même passion qu'un autre
en travaillant à sa vigne. » On ne sait pas encore au juste, aujour-
d'hui, si ce ministre des affaires étrangères était pour ou contre
l'alliance espagnole (2) ; mais il n'importait guère au roi, qui, lui
laissant le détail des affaires, dirigeait par ses vues propres la poli-
tique extérieure. Peut-être même Henri IV, tout en négociant avec
les protestans d'Allemagne, d'Angleterre et de Hollande, trouvait-il
un avantage à faire conduire les négociations et surveiller des alliés
quelquefois douteux par un secrétaire d'état bon catholique et qui
avait figuré dans la ligue.
Le ligueur Jeannin, d'abord avocat, puis conseiller et président
au parlement de Dijon, avait réussi à faire éluder en Bourgogne,
après la Saint-Barthélémy, les ordres de proscription. Député aux
états de Blois, il s'y était conduit en homme de sens et en patriote;
envoyé par Mayenne à Philippe II en avril 1591 pour lui demander
des secours, il avait frémi en entendant le roi d'Espagne dire cou-
ramment : « Ma bonne ville de Paris, ma bonne ville de Rouen, »
et l'on avait intercepté au camp royal une de ses lettres, qui con-
seillait la paix. Toutefois, au siège de Laon, qu'il défendait contre
(1) Portrait de Villeroy par Henri IV. (OEconomies royales, ch. cxci.)
(2) Voir Poirson, Histoire du règne de Henri IV, t. iv, p. 33, et M. Perrens, les
Mariages espagnols sous Henri IV, p. 169.
LA POLITIQUE DE HENRI IV. 917
le roi, celui-ci lui ayant promis de le faire pendre en entrant dans
la ville, Jeannin, du rempart, lui avait répondu : « Vous n'y entre-
rez pas que je ne sois mort, et après je ne me soucie guère de ce que
vous ferez. » Apiès le combat de Fontaine-Française, Henri IV, qui
se connaissait en hommes, alla droit à celui-ci. « Est-il possible,
balbutiait l'ancien défenseur de Laon, que Votre Majesté adresse
des paroles si obligeantes à un vieux ligueur comme moi? » On
connaît la réponse du roi : « Monsieur le président, j'ai toujours
couru après les gens de bien et je m'en suis toujours bien trouvé. »
En quelques années, Jeannin, façonné par son maître à la grande
politique, était devenu le premier diplomate de l'Europe. Il négo-
ciait successivement avec Mayenne pour l'amener à composition,
avec le duc de Savoie pour préparer la paix de janvier 1601, plus
tard avec les commandans dévoués à Biron pour leur persuader de
mettre bas les armes et de recevoir le pardon royal ; il fut l'instru-
ment de la médiation française soit entre Venise et l'empire d'Alle-
magne, divisés au sujet du Frioul, soit entre Venise et le cabinet
de Madrid. Enfin, pendant les dernières années du règne, il dirigea
complètement, avec une habileté consommée, les négociations de
la France avec les Provinces-Unies, des Provinces- Unies avec l'Es-
pagne, et peut être regardé comme le principal auteur des traités
qui assurèrent l'indépendance de la Hollande. Le célèbre Heinsius,
dans un Iransport de reconnaissance, lui déclara qu'il était « vrai-
ment venu de Dieu » et les états-généraux remercièrent solennelle-
ment le roi de leur avoir envoyé un tel ambassadeur (22 juin 1609).
Ou ne se lasse pas d'admirer ce chef d'état qui, sans souci de ses
propres injures ou de ses préférences secrètes, essaie de faire tra-
vailler en même temps tous les hommes de talent et de bien, d'où
qu'ils viennent, à la grandeur du royaume, ne se laissant pas étour-
dir par ses victoires, ne se figurant pas un instant qu'il suffise à
tout, sentant que les bons capitaines et les habiles politiques sont
rares, qu'il faut les chercher partout et les prendre où on les trouve,
sachant enfin qu'il remplirait mal son métier de roi s'il n'employait
pas la France elle-même, avec toutes ses ressources, au service de
la France. Il en vint à se demander s'il ne pouvait pas utiliser même
les jésuites.
On leur avait imputé l'attentat de Ghastel, qui était leur élève, et
le parlement de Paris, par arrêt du 28 décembre 159/i, les avait
bannis du royaume en défendant à tous les Français d'envoyer leurs
enfans étudier chez eux hors de France, sous peine d'être déclarés
ennemis de l'état. Il est vrai que les pailemens de Toulouse et de
Bordeaux en avaient autrement décidé. Cependant, en 1603, Clé-
ment VIII insista pour le rétabfissement de l'ordre, et le roi s'y réso-
918 REVUE DES DEUX MONDES.
lut. Jacques P*" se plaignit d'un tel dessein et fit observer à notre
ambassadeur que les huguenots français pourraient y trouver le
prétexte d'un soulèvement. Henri IV, dans sa réponse à M. de Beau-
mont, explique le motif de sa conduite. D'abord les jésuites étaient
« si supportez et favorisez en plusieurs provinces » qu'on les y avait
retenus malgré l'arrêt de 159^ : les persécuter « c'estoit malconten-
ter un grand nombre de catholiques et leur donner quelque prétexte
de se rallier ensemble et exécuter de nouveaux tioubles; » les rap-
peler, c'était les empêcher u de se donner entièrement aux ambi-
tieuses volontez du roy d'Espagne, » et le roi crojait niême « pouvoir
eti retirer du service en plusieurs occasions. » Enfin, poursuivait-il,
« tant s'en fault que mes subjects de la religion prétendue réformée
ayent subject d'entrer en alarme de leur restablissement, qu'estant
leur authorité et puissance réglée et retranchée comme elle sera,
ils auront moins de moyens de leur nuire ; et , comme ils seront
tenus de court et en devoir, ils n'auront pouvoir de les comb^Uitre
qu'à force de mœurs et de bonne doctrine, en bien instruisant la
jeunesse. » Eu effet , le nouvel édit n'autorisait les jésuites qu'à
demeurer oii ils se trouvaient, en leur assignant seulement trois
villes, Lyon, Dijon, La Flèche, comme lieux de nouvelle résidence,
leur défendait de a dresser aucun collège ny résidence en aultres
villes ny endroits » sans la permission royale, restreignait à leur
préjudice la faculté de succéder et d'acquérir, etc. Cependant le
parlement de Paris s'émut et fit de solennelles remontrances : « J'ay
toutes vos conceptions en la mienne, répondit Henri IV aux magis-
trats, mais vous n'avés pas la mienne aux vostres. L'Université a
occasion dd regretter les jesuistes puisque, par leur absence, elle a
esté comme déserte, et les escholiers, nonobstant tous vos arrests,
les ont été chercher dedans et dehors mon royaume... Quand Chas-
tel les auroit accusez, comme il n'a faict, et qu'un jesuiste mesme eut
fait ce coup (duquel je ne me veux plus souvenir...), faudroit-il que
tous les jesuistes en pastissent, et que tous les apostres fussent chas-
sez pour un Judas?.. H ne leur faut plus reprocher la ligue; c'estoit
rin|ure du temps; ils croy oient de bien faire et ont esté trompez
comme plusieurs autres... L'on dit que le roy d'Espagne s'en sert;
je dis aussy que je veux m'en servû*... Ils sont nez en mon royaume
et sous mon obéissance ; je ne veux entrer en ombrage de mes natu-
rels subjects... »
Il faut méditer ce discours, qui respire une philosophie si sereine
et que traverse un grand souffle d'équité. On y sent la concep-
tion d'un idéal que personne n'entrevoit encore en 1603 : Henri IV,
de même qu'il eût voulu pouvoir appliquer le droit commun aux
huguenots haïs par les catholiques, voudrait maintenant l'appliquer
LA POLITIQUE DE HENRI IV. 9Î9
aux jésuites haïs par les politiques et par les huguenots. Quand on
a cru trouver une contradiction entre la politique qui avait inspiré
l'édit de Nantes et celle qui dicta i'édit de 1603, on s'est trompé:
ce sont deux pages d'une même charte qui garantit aux uns comme
aux autres toute la liberté religieuse compatible avec les nécessités
de l'heure présente, car Henri IV n'allait jamais qu'à l'utile et au
possible. C'est bien le même homme qui a signé ces dtux pactes de
tolérance et de paix intérieure. Il est à peine utile d'ajouter que le
rappel des jésuites, en rassurant les catholiques, lui donnait une
bien plus grande liberté d'action à l'extérieur et lui permettait, par
exemple, d'appuyer ouvertement les protestans des Pays-Bas et d«
l'Allemagne sans offusquer le gros de la nation.
Henri IV fut, en effet, jusqu'à la fin de son règne, l'allié des
princes protestans, mais, comme on l'a vu plus haut, parce qu'il
fallait abaisser la maison d'Autriche. Sa politique étrangère fut
nationale et sans mélange de propagande calviniste. Bien plus, il
intervint à diverses reprises auprès d'Elisabeth et de Jacques F pour
les catholiques anglais (l), auprès des états-généraux pour les catho-
liques des Pays-Bas (2). Loin de délaisser les intérêts catholiques
en Orient, il prit sous sa protection les pères de la terre-sainte et
les religieux de Péra, fit rouvrir l'église de Galata et restituer au
clergé latin les évêchés que les schismatiques avaient usurpés
dans les îles de l'Archipel, empêcha le sultan, qui avait eu des
différends avec la Toscane, d'exercer des représailles sur les évê-
ques, latins ou grecs, de Chio, en un mot, ne cessa pas de lutter
contre l'Angleterre pour rester à Gonstantinople, comme son prédé-
cesseur François F, le représentant de toute la chrétienté (3). Enfin
il resta, depuis son absolution jusqu'à sa mort, l'am'i du saint-
siège.
Le joug de l'Espagne avait, plus d'une fois, paru dur à Clé-
ment VIII. Aussi s'appuya-t-il, dès qu'il put le faire impunément,
sur le roi très chrétien. Celui-ci reçut et prit au besoin les conseils
du pape, s'entretint longuement avec lui de tout ce qui pouvait inté-
resser la « république chrétienne (i), » se chargea plusieurs fois
d'appuyer ses réclaniatious auprès des princes protestans et ne laissa
(1) Voir la lettre du 19 juillet 1605 à M. de Beauraont.
(2) Voir, entre autres docnmens, la remontrance faite en l'assemblée des états-géné-
raux des Provinces-Unies par M. Jeannin, au nom du roi, en faveur des catholiques
desdites provinces. {Les Négociations du président Jeannin, collection Michaud, p. 654
à,658.)
(3) Voir, dans l'ouvrage de M. Mercier de Lacombe, intitulé /fenri IV et sa Poli-
tiçtue, le chap. vi du liv. iv.
(4) Henri IV employait souvent cette expression à la fin de son règne, môme dans
sa correspondance avec notre ambassadeur à Rome (voir la lettre du 31 août 1609).
920 BEVUE DES DEDX MONDES.
pas échapper une occasion de lui être utile ou agréable. En 1597,
quand César d'Esté, secrètement appuyé par l'Espagne, eut mis la
main sur le duché de Ferrare, compris dans les étals de l'église,
Henri IV offrit au saint-siège l'épée de la France, et le duché fut
aussitôt rendu. De son côté. Clément VIII proposa trois fois sa média-
tion pour terminer la guerre que la France soutenait contre l'Es-
pagne et fit présider par un légat les conférences qui aboutirent à
la paix de Vervins. Plus tard, il accueillit la prière du roi, qui vou-
lait faire annuler son mariage avec Marguerite de Valois, et la sen-
tence de cassation fut prononcée quelques mois après avoir été sol-
licitée. Henri IV n'eut pas de moins bons rapports avec Paul V et fit
tourner à l'avantage du saini-siège le différend qui survint, en
1607, entre le pape et la république de Venise. On finit par élever
au vainqueur de Coutras, sous le portique de Saint-Jean-de-Latran,
une statue sur laquelle on grava cette inscription : Propugnaiori
ecclesiœ! Le Béarnais ne méritait peut-être pas cet excès d'hon-
neur; mais il est évident que les papes de cette époque, mêlés aux
plus importantes négociations diplomatiques et à tous les grands
événemens dont l'Europe était le théâtre, appréciaient les desseins
de Henri IV comme nous les apprécions nous-mêmes. Quoiqu'ils le
vissent s'appuyer sur la plupart des états protestans, ils jugèrent
que son système d'alliances était conçu dans un intérêt exclusive-
ment français, non comme une œuvre de prosélytisme calviniste.
C'est ainsi que Paul V, au lieu de lui reprocher l'affranchissement
des Provinces-Unies, le remercia (Zi août 1609) d'y avoir pris en
main la cause des catholiques. Le même pape avait fini par entrer
dans le « grand dessein I » Uni contre les Espagnols avec toute
l'Italie, il favorisait leur expulsion du Milanais, de Naples, de la
Sicile, et le roi de France lui transmettait, pour prix de ce con-
cours, les anciens droits de sa couronne sur le royaume de Naples.
Tel fut ce règne. Henri IV ne fut pas un conquérant comme son
petit-fils. Cependant, en quelques années, il avait fait de ce pays le
premier de l'Europe. Richelieu et Mazarin n'eurent qu'à recueillir
son héritage en profitant de ses leçons. La France était, à son avè-
nement, divisée en deux partis qui formaient comme deux nations
rivales, résolues à s'exterminer. Il reprit à un nouveau point de vue
l'œuvre de ses premiers ancêtres, qui avaient réuni les tronçons de
la France féodale. Il fonda pour la seconde fois l'unité nationale en
composant de ces peuples ennemis un seul peuple. Pour atteindre ce
but, il oublia ses propres injures et ferma, par son exemple, la bouche
à ceux qui voulaient venger les leurs; il sacrifia le roi de Navarre au
roi de France. Après avoir beaucoup choqué les deux partis, il en
LA POLITIQUE DE HENRI IV. 921
vint à les dompter, sans qu'ils se l'avouassent précisément eux-
mêmes. Il mit ainsi tous les Français au service de la nation , ne
laissant pas perdre une seule gerbe de la moisson qu'il était chargé
de récolter sur le sol fécond de la France.
Il faut, pour mettre Henri IV à son vrai point de vue, comparer
cette méthode de gouvernement aux procédés tout différens qu'em-
ployèrent ses contemporains et ses successeurs. Philippe II entendit
tout réduire à sa volonté comme à sa foi, faisant observer l'une et
l'autre par les supplices et résolu à ne jamais changer de système,
ainsi qu'il l'écrivit à Maximilien, quand le monde tomberait sur lui.
Il avait détruit les Maures de l'Andalousie et regretta, dit-on, de
n'avoir pu détruire tous ceux de l'Espagne. Il ne pardonnait jamais
à ceux qui lui avaient résisté : ses généraux mêmes lui devenaient
suspects, comme le duc de Parme et le duc d'Albe, quand ils fai-
saient trop bien la guerre. Il mourut après avoir échoué dans toutes
ses entreprises et préparé la décadence espagnole. Louis XIV mar-
cha sur ses traces. Il essaya de détruire la Hollande, que son aïeul
avait sauvée, et ne détruisit que notre système d'alliances en coali-
sant contre la France la maison d'Autriche et les protestans. A l'inté-
rieur, il abaissa les parlemens, abolit les derniers vestiges de l'indé-
pendance municipale et menaça de garnisaires les états provinciaux
qui ne se conformaient pas à ses ordres absolus, oubliant « que cette
puissance monstrueuse, poussée par un excès trop violent, ne sau-
rait durer; qu'au premier coup l'idole se renverse, se brise et est
foulée aux pieds (1). » Enfin il révoqua ce qui subsistait encore de
l'édit de Nantes : cinquante mille familles émigrèrent en Angle-
terre, en Allemagne, etc., portant à l'étranger leurs talens et leurs
richesses : la Prusse fut défrichée, Berlin cessa d'être un village, et
c'est à dater de cette époque qu'un Frédéric-Guillaume compta
pour la première fois en Europe. Plus tard, la convention nationale
essaya de nous régénérer en supprimant tous ceux qui ne pensaient
pas comme elle : elle ouvrit une ère de discordes civiles qui n'est
pas encore close et compliqua, pour une longue période, la tânhe
des hommes qui devaient chercher à fonder des institutions sur les
débris de l'aucien régime. Henri IV vit autrement et vit mieux.
Arthur Desjardins.
(1) Fénelon, Télémaqm, Conseils de Mculor à Idoménée.
UN
LITTÊEATEUE ITALIEI
M. EDMONDO DE AMICIS.
QEnvres complètes jusqu'à ce jour : la Vie militaire, Souvenirs de 1870-71, l'Espagne,
la Hollande, Souvenirs de Londres, Pages éparses, le Maroc, Nouvelles, Constan-
tiuoËle, Souvenirs de Paris, Poésies, Portraits littéraires, les Amis.
Parmi les quelques écrivains étrangers dont la réputation a passé
les frontières de la France, M. Edmondo de Amicis occupe une bonne'
place. On le connaît non-seulement par son nom, mais par plusieurs
récits de voyages écrits avec entrain et bonne humeur, rendus plus
piquans par l'emploi de certains procédés de conteur et dont le succès
semble avoir été assez vif, puisqu'il en a paru plusieurs éditions illus-
trées. Mais M. de Amicis ne s'est point borné à vo\ager et à raconter
ses voyages. 11 s'est exercé dans d'autres genres et toujours avec bon-
heur, en sorîe que ses divers ouvrages lui ont valu dans son pays une
véritable popularité. Dès son premier livre, les Récits de la vie mili^
taire, il a pris rang parmi les écrivains en faveur. 11 a réuni des
articles écrits au jour le jour, qui ne se distinguent pas autrement
de la production moyenne du journalisme, et ses lecteurs l'ont suivi
sur ce terrain. Il a publié un volume de vers, dans lequel on retrouve
surtout des impressions éparses déjà dans ses précédens écrits, et ses
vers ont été aussi lus que ceux de n'importe quel poète de sa patrie
déjà connu. Sf s voyages ont mis à la mode un genre jusqu'alors peu
cultivé tn Italie, et de jeunes écrivains se sont empressés d'entrer
dans une voie où M. de Amicis obtenait des succès si inaccoutumés.
Enfin, il y a quelques mois, l'heureux auteur pouvait publier, sans las-
îer la patience de son public, deux gros volumes sur le sujet banal et
UN LITTÉRATEUR ITALIEN. 923
déjà tant exploité des Amis. — Un tel succès est assez peu fréquent
pour qu'il ne soit pas inopportun de faire connaître aux lecteurs fran-
çais, dans son ensemble, l'œuvre d'un écrivain qu'ils ne connaissent
encore que par un seul de ses côtés.
M. Edmondo de Araicis, en parcourant le palais de l'Exposition de
1878, traverse rapidement les salles réservées à la presqu'île Scandi-
nave. Tout de suite, il se sent pris de tristesse devant « ces images et
ces couleurs dont l'ensemble forme un grand cadre mélancolique, dans
lequel la blancheur argentée des filigranes de Chrisiiania met à peine
un sourire... » Ceite brève apparition d'une vie trop grave, où rien ne
répond aux besoins de sa nature, suffit à le troubler; mais il se remet
bien vite en se retrouvant en pays de connaissance : « Aux brumes du
Nord, s'écrie-t-il avec un soupir de froulagement, succède en un clin
d'œil la vaste étendue sereine d'un ciel printanier; un peuple de
blanches statues, un éclat de cristaux, un miroitement de soieries et
de mosaïques, une gaîté de couleurs et de formes qui éclaire tous les
visages, égaie tous les cœurs, arrache à toutes les bouches le cri : « C'est
l'Italie! » — En présence de son œuvre, on ne peut s'empêcher, je ne
dirai pas de pousser le même cri d'enthousiasme, mais bien de s'écrier :
(( Voilà qui est méridional ! » Cela brille, cela luit, cela scintille. 11 arrive
que les cristaux sont de la verroterie, que la mosaïque est de couleurs
trop vives, mais le bon soleil se charge d'harmonier les nuances, et
la variété des objets nouveaux déconcerte la réflexion. On part pour
Constantinnple, pour Fez ou pour Amsterdam, on patine sur les canaux
de la Hollande, on se risque dans les caïques du Bosphore, on entre à
PEscurial, on considère du dehors une mosquée interdite aux giaours,
— et les images s'entassent, et l'on passe par une série d'impressions
qui ont à peine le temps de se formuler tant elles se suivent pressées;
puis ces visions s'évanouissent, on en garde le sentiment d'un voyage
trop rapide dont il ne reste que de vagues souvenirs. Ou, plus exacte-
ment, on croit qu'un causeur habile vous a conduit dans un panorama
et vous a montré de petits tableaux à travers un verre grossissant, en
vous raconiant ses petites impressions particulières, que sa sensibilité
facile et sa fdconde naturelle exagèrent et multiplient.
Cette sent^ibiliié ra(^ ide, mobile, démonstrative, toujours en mouve-
ment, toujours piête à s'épancher sur quelque chose, est la clé du
talent de M. de Amicis. Elle exerce d'obord une continuelle influence
sur sa manière de composer. M. de Amicis n'écrit pas tranquillement,
en relatant ses touvenirs avec méthode, en entremêlant le récit de
ses aventures de symétriques dissertations d'histoire ou de géogra-
phie, selon l'usa^^e de beaucoup de voyageurs. Il parcourt ses notes
prises au jour le jour : sa mémoire, à mesure qu'elle lui présente les
objets qu'il a vus et qu'il veut dépeindre, les transforme et les embel-
lit ; ses impressions ne lui reviennent point exactes, sèches, mortes,
924 REVUE DES DEUX MONDES.
mais métamorphosées par un travail intérieur et inconscient, beaucoup
plus fortes qu'elles ne l'ont été. Le raisonnement, à son tour, se met
bientôt de la partie, s'exerce sur les données du souvenir, leur prête
parfois des significations singulières. Ainsi, l'abbaye de Westminster
devient « un immense argument de marbre en faveur de l'immortalité
de l'âme. » En racontant sa visite au musée Tassaud, l'écrivain pié-
montais en arrive à croire tout de bon qu'il a eu réellement peur des
assassins de cire : « Si quelqu'un, en ce moment, avait jeté un cri der-
rière un rideau, j'aurais cru qu'un de ces assassins lui avait planté un
couteau dans le cœur. » Il a vu patiner des Hollandaises et il s'enthou-
siasme si fort en évoquant leurs gracieuses images penchées en avant
et "glissant sur la glace, qu'il affirme « qu'elles font jaillir avec leurs
patins les étincelles amoureuses qui vont susciter des incendies. » Le
récit de son entrevue avec Victor Hugo est plus caractéristique encore :
pour traduire son émotion au moment où la gouvernante du poète vient
lui annoncer qu'il serait reçu, M. de Amicis est obligé de remonter jus-
qu'à ses années de collégien, quand, après une longue attente, il voyait
sortir de la salle des délibérations un secrétaire qui lui disait_:
« Admis! » Gela va si loin, que quelquefois, effrayé de l'ardeur de
ses propres enthousiasmes, l'écrivain doute de lui-même, en appelle
au témoignage de ses amis, — regrette, ''par exemple, que M. Gonzalo
Segovia y Ardizione ne soit pas là, derrière lui, pendant qu'il écrit,
pour attester qu'il a jeté' un cri, un vrai cri, en "voyant le Saint Antoine
de Padoue, le chef-d'œuvre de Murillo.
Ce sont là des amplifications et des accès de lyrisme un peu voulus
qui me rappellent je ne sais quel guide des étrangers qui affirme avec
conviction qu'en^entrant' dans l'église de Santa-Groce, à Florence, on
sent son crâne près d'éclater en songeant à tous les grands morts de
la république florentine dont les tombeaux sont là. Mais cette même
faculté qui entraîne l'écrivain à des fautes de goût et le pousse, sans
qu'il s'en rende' compte,' à chercher, pour rendre des impressions
certainement sincères, des exagérations choquantes, cette faculté
de sentir si vite et de passer si facilement d'une sensation à une
autre, est, en bien des cas, utile au voyageur. Elle tient continuelle-
ment son attention en éveil, elle lui découvre des rapports entre des
choses en apparence très dissemblables, elle lui multiplie les curiosi-
tés et les satisfactions. M. de Amicis se met en route avec une joie
communicative. Dès la première page, par un rapide aperçu général
du pays qu'il va visiter, il vous donne l'envie de partir avec lui. A
peine a-*-il pénétré dans la contrée nouvelle qu'il commence tout de
suite à s'émerveiller sur tout ce qu'il voit avec tant de bonne foi et de
bonne humeur qu'on se laisse aller à s'émerveiller avec lui. Cette
manière d'entrer en campagne en déployant une curiosité naïve,
presque enfantine, est bien à lui. Et cette curiosité, une fo's excitée,
UN LITTÉRA.TEUR ITALIEN, 925
restera en éveil tant que durera le voyage. Quelquefois la moindre des
choses, un sourire, une légende, un mystère suffira à la soutenir et à
l'exciter encore. En arrivant en Hollande, par exem[)le, le voyageur
italien entend parler du village de Broek. Il demande ce que c'est; on
lui répond en riant et sans lui donner d'explication satisfaisante. Il
demande pourquoi l'on rit : « Parce que Bruek est quelque chose de
ridicule. » A Amsterdam, le propriétaire de son hôtel, auprès duquel
il revient à la charge, lui répond; « Enfantillages! «D'autres lui disent:
« Vous verrez. » Et le voilà tourmenté par le désir de voir Broek. Broek
devient son idée fixe. Il en rêve toutes les nuits : « Je pourrais faire
un volume si je voulais décrire tous les villages fantastiques, merveil-
leux, impossibles que j'ai vus dans mes songes. » Enfin le moment
est arrivé où son plan de voyage lui permet de partir pour Broek. Il
monte sur un bateau à vapeur, descend un canal, débarque et s'ache-
mine à pied vers le village mystérieux, but de tant de désirs. D'abord
il ne voit rien qui diffère de l'aspect habituel de la Hollande : une
campagne implacablement verte, sillonnée de canaux, avec, ici et là,
une haie, un groupe d'arbres, un moulin à vent; des vaches couchées
sur Iherbe, des troupes de canards ou d'oies et, glissant sur l'eau
d'un canal, une barque où rame un paysan. Il avance. Il rencontre
une maison, puis deux, puis plusieurs, et, devant toutes, des usten-
siles de campagne peints en couleurs vives. Les maisons se multi-
plient : elles sont en bois verni; voilà aussi des moulins aux fenêtres
garnies de rideaux roses, des arbres dont le tronc est peint en bleu du
pied jusqu'à la naissance des branches. Ces bizarreries l'étonnent un
peu, mais poiiit outre mesure : dans un pays qui a été fait par les
hommes plus que par la nature, il faut s'attendre à lout. Il rencontre
quelqu'un et demande ; « Où est Broek? » On lui répond : « Vous y
êtes. » Vous croyez qu'après s'être attendu à des merveilles, il éprouve
un instant de déception en trouvant simplement un joujou de Nurem-
berg à la place du village des Mille et une Nuits? Point. « Alors, dit-il,
je regarde mieux, et je vois briller au milieu du vert des arbres des
couleurs si charlatanesques, si impertinentes, si enragées, qu'il m'é-
chappe une exclamation d'étonuement. » D'ailleurs il rencontre une
bonne femme qui lui fait vi=iter l'intérieur d'une maison, — faveur
que n'avait pu obtenir l'empereur Joseph H, — et, après avoir décrit
longuement cette espèce d'arche de Noé, il s'en retourne « avec ce
sentiment de tristesse que laissent dans le cœur toutes les grandes
curiosités satisfaites. » Avec une humeur pareille, les moindres aven-
tures deviennent des événemens, les plus petits détails prennent des
proportions importantes. Broek, ses maisons lavées, ses rues polies et
ses arbres peints ne répondaient certainement à aucun des endroits
vus en rêve, dont la description aurait rempli un volume. Mais M. de
Amicis l'accepte tout de même et en prend occasion, soit dit en pas-
926 REVUB DES DEUX MONDES.
sant, pour écrire quelques-unes de ses meilleures pages : de même
que les grandes émotions semblent lui être interdites, de même il
n'est à l'aise que dans les cadres resserrés.
Si, dans ses récits de voyage, M. de Amicis met quelquefois sa sen-
sibilité au service de son imagination, il procède inversement dans
ses nouvelles, qui n'ont pas, à beaucoup près, le même intérêt. Il
choisit de très petits sujets attendrissans, puis il les divise méthodi-
quement en très petits chapitres et il les traite avec un luxe inouï de
détails sur un ton de perpétuelle émotion. C'est, par exemple, l'his-
toire d'un pauvre jeune homme, employé chez un avocat, qu'on accuse
d'avoir volé un billet de 100 francs et qu'on met à la porte. Désespéré,
il s'en va errer dans des jardins public^!, s'assied sur un banc, sort de
son carnet le portrait de sa mère et fait sur le verso le calcul de ses
dernières ressources. Il égare ce portrait, qui, trouvé naturellement
par les enfans de l'avocat, amène la réconciliation finale. Celte his-
toriette, agrémentée d'un amour idyllique, remplit plus de cent pages
bien serrées. De même, dans ses Scènes de la vie militaire, les soldats
emploient le temps de leur service à s'attendrir, à pleurer et à faire
de bonnes actions. Les ordonnances se dévouent corps et âme à leurs
officiers, qui se dévouent à leurs ordonnances et adoptent en com-
mun des enfans égarés. De temps en temps, une bataille vient verser
un peu de rouge sur tout ce bleu; mais les combattans s'entretuent
avec tant de douceur, de bonne grâce et d'aménité, ils meurent si
gentiment dans les bras les uns des autres, ils se réconcilient d'une
façon si touchante sous l'invitation pressante des boulets, que la guerre
finit vraiment par paraître une bonne chose, — comme le reste. Et
M. de Amicis peut, sans sortir de sa ligne liabiiuelle, terminer la série
des douze sonnets qu'il consacre à ce pathétique sujet par une rêverie
innocente et consolante :
« Un jour viendra qui mettra terme à l'horrible querelle, — où la
fraternité tarira, dans les nations, — ce fleuve aux tourbillons san-
glans, — cette mer de larmes infinies.
« Mais les générations ainsi unies — se rappelleront, pieuses et res-
pectueuses, — les massacres énormes, le sang, la valeur — auxquels
elles devront leur vie plus facile.
« Et les drapeaux vénérés et saints, — souvenirs des époques pas-
sées, — seront célébrés par des chants.
u Et chaque nation construira un temple grandiose, — sur la façade
duquel on écrira : Gloire à tous les morts des gneires humaines! »
En examinant dans son ensemble l'œuvre de M. Edmondo de Amicis,
on remarquera qu'il n'a jamais entrepris un travail fatigant. Ses livres
semblent s'être faits d'eux-mêmes. Ses voyages ne sont point des
études approfondies sur les peuples qu'il a visiiés, et, sauf le Maroc, il a
toujours choisi des pays où l'on est sûr de trouver les aises de la vie civi-
UN LITTERATEUR ITALIEN. 927'
lisée. Il a écrit ses vers au hasard, quand sa pensée se moulait sans effort
dans la ferme poétique, et il a dû être fort étonné lui-même de constater
un jour qu'il en avait de quoi remplir quelques feuilles d'impression.
Seuls, ses deux volumes sur les Amis pourraient sembler une exception,
par le fait même de la peine sans laquelle un tel sujet est condamné
à demeurer banal. Mais il suffit de les parcourir pour voir que l'auteur
n'est point sorti de son domaine habituel. Il a été amené un jour, par
je ne sais quelle circonstance fortuite, à réfléchir sur l'amitié. Des sou-
venirs attendrissans sont venus se grouper autour de ses premières
réflexions, il a évoqué des figures disparues, de légères amertumes
l'ont fait sourire avec une paisible ironie. Or les observations de détails
et Ites souvenirs étant sa matière littéraire habituelle, il s'est mis à les
rassembler et à les diviser à mesure qu'ils se présentaient à lui, don-
nant ainsi satisfaction à son besoin naturel d'analyses microscopiques:
« Parlbns dbnc de l'amitié puisqu'elle occupe une si grande place dans-
nôtre vie. Voyons comment elle naît, comment elle se brise et se re-
noue, quels sont ses divers caractères suivant l'âge, l'esprit et l'édu-
cation intellectuelle; quels sont ses obstacles, ses dangers, ses plaisirs',
ses ennuis et ses amertumes; de quelle manière on discute entre
amis, etc. » Ces mintitieuses recherches amènent des anecdotes, des
préceptes de morale, des réflexions humoristiques, des digressions
dans des sens inattendus, — et cela remplit tout doucement sept cents
pciges. A une époque où la production littéraire est presque toujours
un travail pénible, une telle manière de travailler ne suffit-elle pas à
constituer une petite originalité ?
C'est peut-être à ce procédé, attTayaut parce qu'il est agréable, que
M. de Aiuicis doit, en partie du moins, son succès auprès de ses com-
patriotes. Les Italiens sOLt avant tout des dilettanti. Quand ils vont à
l'Opéra, dans leurs théâtres organisés bien plus en vue de la conversa-
tion que du spectacle, ce n'est pas pour suivre d'un bout à l'autre liB
développe lu en t d'une savante œuvre d'art, c'est pour entendre un mor-
ceau favori ou un chanteur à la mode, l'air de bravoure du ténor ou la
cavatine de la pi^ima donna. Une fois le morceau entendu et applaudi,
ils se mettent à babiller ou rentrent chez eux. Ce n'est point non plus
par hasard que la mosaïque tient une si grande place dans l'art indus-
triel national. Or les écrits de M. d'e Amicis sont justement de ceux
qui peuvent le mieux satisfaire des goûts pareils : ses livres n'exigent
aucune application; on n'est point obligé de les commencer à la pre-
mière page et de les suivre jusqu'à la fin; on peut les ouvrir où que
ce soit, on est «ùr de trouver toujours une jolie descripiion, uneanec^
dote amusante, une fine miniature d'un alinéa. Comme en outre, selon
l'expression si juste que Beyle, qui comprenait l'Italie, applique à
l'un de ses plus brillans contemporains, il aime mieux w peindre
928 RETUE DES DEUX MONDES.
peu profond que s'appesantir, n on n'a pas à craindre un morceau absor-
bant ou troublant.
En raison même de ce dilettantisme de caractère, en raison aussi de
sa sensibilité si facilement excitée et si facilement satisfaite, M. de
Amicis est un de ces écrivains, — rares à l'heure actuelle, — qui trouvent
la vie bonne et la savourent en toute saison. Il est sceptique, mais sans
aigreur, juste assez pour rester tranquillement établi dans un épicu-
réisme modéré. Il a de l'esprit, mais un esprit aimable, qui ne se
déverse jamais en railleries : on trouve deux ou trois satires dans son
recueil de poésies, mais elles ont une portée toute gi'mérale et ne bles-
sent personne : ici, par exemple, il prend à partie un critique impuis-
sant et rageur qu'il ne nomme pas, qu'il s'abstient même de caracté-
siser par un trait qui pourrait le désigner plus clairement, et auquel il
se borne à déclarer qu'il se moque de lui; là, un parasite qui exprime
à un grand homme son admiration désiniéressée en lui empruntant un
louis ; des personnages dont les petits ridicules et les petits vices cho-
quent à peine, — tant nos contemporains nous ont accoutumés à des
peintures plus violentes, à des figures plus marquées, — et qu'on ne
reconnaîtrait certainement pas parmi la foule de leurs pareils.
La façon dont un écrivain comprend la nature est souvent décisive
pour caractériser ses goûts et son esprit. M. de Amicis la comprend
comme il comprend la vie. On trouvera difficilement, dans ses voyages,
une description mélancolique. Ses paysages favoris sont gais et s'éten-
dent en plein soleil, à peine teintés quelquefois par ces vapeurs légères
que dégagent dans les lointains[lcs premières chaleurs du printemps
par ces sfumature qui brodent leurs fines dentelles sur les rivages mé-
diterranéens. Dans ses poésies qui portent encore plus nettement l'em-
preinte de sa personnalité, puisque rien ne l'y gêne dans le choix 'de
ses sujets, la même tendance est encore plus accentuée. Les poètes
modernes se font une nature à leur image, chargeante et complexe
comme eux, souriante quand ils ont la joie au cœur, navrée quand ils
s'assombrissent, reflétant'tous les nuages qui leur voilent le ciel, bou-
leversée par toutes les tempêtes dont ils sont secoués : en sorte que
c'est presque toujours'eux-mêmes qu'ils dépeignent dans leurs des-
criptions, qu'ils imposent aux choses la violence et la fugacité de leurs
sensations raffinées, qu'ils leur prêtent leur vie intense et si souvent
maladive. Chez M. de Amicis, la nature est toujours simple, et si je puis
me servir de cette expression, égale à elle-même. Dans ses sonnets
sur l'Espagne, sur la Hollande, sur le Maroc, sur Constantinople, on
croirait voir, on voit « les maisons blanches et isolées qui semblent
recouvertes d'un voile de gazon » succéder aux « ondes azurées dans
lesquelles tremblent les blancs minarets, «et faire place à leur tour «à
la paix de ces grandes prairies coupées de canaux où une voile blanche
UN LITTÉRATEUR ITALIEN. 929
de temps en temps passe, puis se perd, comme une somnambule soli-
taire et pensive. » Vous remarquez que le mot ^ianc revient sans cesse
dans ces descriptions; et vraiment cette couleur qui, à proprement
parler, n'en est pas une, qui n'est que la résultante du mélange de
toutes les autres, et qui est particulièrement chère à M. de Amicis,
peut encore servir à caractériser sa nature mobile, dont les oscillations
ne sont cependant jamais assez violentes pour ne pas aboutir à une
tranquille quiétude. Car, de même qu'il aime la nature en pleine
lumière, M. de Amicis l'aime en plein repos, et il l'avoue dans son
sonnet à la mer, qui, à ce point de vue, méiiie d'être cité :
« Salut, ô grande mer 1 Comme un avril éternel, — ton sourire
m'invite toujours à chanter, — et fait, dans mon corps auquel il rend
la vigueur, — bouillir les flots de mon sang juvénile.
u Salut, mer adorée! épouvante du lâche, — joie du brave, santé du
malade, — mystère immense, jeunesse infinie, — beauté formidable
et charmante.
« Je t'aime lorsque tes colères se brisent sur le rivage, — à la lueur
funèbre des éclairs, — j'aime tes flots énormes et leurs mugissemens,
<( Mais, plus encore, j'aime ton murmure — lent et solennel qui
berce le cœur, — ô cimetière d'azur sans limites ! »
Ce dernier vers, cette évocation d'une chose triste, est la plus forte
note de mélancolie qu'on trouve chez le poète italien; et, pour la lui
arracher, il n'a fallu rien moins que le spectacle grandiose auquel tant
de poètes ont mesuré leurs désespoirs. D'ailleurs, au fond de lui-
même, le peintre de la Hollande doit préférer à tout le reste la vie
artificielle, et je ne crois pas qu'il ait jamais eu d'élan sincère vers la
vraie nature délivrée de l'homme.
M. de Amicis a-t-il conscience de son état d'optimisme? En tout cas,
il s'y complaît et s'efl"orce de s'y maintenir. Il évite avec soin tout ce
qui lui paraît attristant. Ses nouvelles finissent toujours bien, même
quand la logique voudrait qu'elles finissent mal. Leurs péripéties sont
rarement dramatiques. Si le sujet comporte des détails pénibles, l'au-
teur les enveUppe de toutes les précautions imaginables, et il sacrifie
sans hésiter les données de la physiologie, ou même celles de la simple
observation, au besoin de tout arranger. Un des plus importans récits
des Scènes de la vie militaire, Carmela, est, sur ce point, tout à fait
caractérisiique. Carmela est une jeune paysanne, à demi sauvage, qui
s'est passionnément éprise d'un officier en garnison dans son village;
mais, — est-il besoin de le dire? — du plus pur des amours. Au bout
de trois mois, son amoureux reçoit un ordre de départ, la quitte en
lui promettant de revenir, — et ne revient pas. Carmela ne tarde
pas à apprendre, par un malheureux hasard, qu'il se marie. Elle en
devient folle. Sa folie consiste à prendre pour l'infidèle tous ses suc-
tome Lxii. — 1884, 59
930 RETDE DES DEUX MONDES.
cesseurs, Tun après l'autre. Elle les suit, les poursuit, les embrasse,
les tourmente, se place sur leur chemin, couche en travers de leur
porte, — et toujours en conservant sa vertu, quand bien même quel-
ques-uns, gens peu délicats, auraient volontiers oublié, en faveur de
SdL beauté, qu'elle n'avait plus sa raison. Un jour, arrive un jeune lieu-
tenant au cœur tendre, qui, touché par ses malheurs, entreprend' de
la guérir. Il y réussit en reproduisant devant elle, dans tous ses détails,
la scène du départ de son prédécesseur. Et, comme il s'était épris
d^elle en travaillant à la sauver et en méditant des ouvrages spéciaux
sur la folie, — d'ailleurs singulièrement choisis, — il l'épouse dès
qu'elle est rentrée en possession d'elle-même.
En voyage, M. de Amicis éloigne de même de son attention tout ce
qui pourrait être pénible ou douloureux. De temps en temps, un fugitif
accès de spleen ou de nostalgie interrompt brusquement la série de ses
impressions émerveillées. Mais il se hâte de le chasser, pour s'aban-
donner de nouveau à ses étonnemens et à ses joies. A Londres, il subit
la pluie, la terrible pluie anglaise, qui semble suinterdes maisons, qui
donne à toutes les choses des aspects fantomatiques tl lugubres, qui fait
passer dans les rues obscures des frissons de terreur splénéiique. Sans
doute, il n'en évite pas l'invincible et poignante mélancolie : « On
éprouve, dit il après l'avoir décrite, un sentiment désagréable de
fatigue, un dégoût de tout, une envie inexprimtible de disparaître
comme un éclair de ce monde ennuyeux. » Mais c'est tout. II se garde
bien de s'appesantir sur cette impression : il ouvre son parapluie et se
croit en pkin soleil. D'ailleurs, de Londres comme de Paris, M. de Ami-
cis ne voit que le côté brillant : à travers ses récits, les deux immenses
villes apparai.-stnt comme les capitales de royaumes de Cocagne, où
des foules heureuses se promènent sur des boulevards bordés de
somptueux palais et d'adlnirables édifices. Quand il s'aventure dans
les faubourgs, il se hâte de les dépeindre en deux mots et passe son'
chemin : la misère trouble sa conception du pittoresque, elle manque
trop de cristal X et de mosaïques. Dans les pays non civilisés, on le
retrouve encore décidé à ne regarder que ce qui flatte sa vue, à glisser
sur le reste. Le Maroc et Constantinopte offrent pourtant un spectacle
capable d'inspirer quelques tiistes pensées au voyageur le plus indiffé-
rent : celui de races épuisées qui n'ont pas pu résisier au contact de
la civilisation, qui en ont les maladies sans en avoir les remèdes, et
qui finissent peu à peu, qui s'éteignent dans une fatale consomption...
M. de Amicis, si facilement attendri par de petites choses, et que nous
avons vu tout elîrayé devant des figures de cire, ne s'émeut point à un
si grand spectac'e. On en sent à peine la mélancolie dans quelques-
unes de ses pages, où il a noté des faits particulièrement caractéristi-
ques, — quand il montre, par exemple, tous les iils d'un chef arabe,
de superbes jeunes gens qu'on eût dit choisis parmi les plus beaux de
UN LITTERATEUR ITALIEN. 931
la race moresque, s'approcher d'unniédecia européen et découvrir tous
ensemble leur bras droit, rongé par la même plaie-, encore lai-se-t-il
au lecteur le soin de tirer lui-même les terribles conclusions, il passe et
ne s'appesantit pas. Pour qu'il se sente à l'aise, pour qu'il pui&se déve-
lopper librement ses qualités, il lui faut des cadres plus animés, plus
vivons que les vastes horizons de l'Orient ou de l'Afrique. 11 lui faut les
fouks, même seirées dans des rues étroitts, il lui faut le clinquant et le
cliquetis des villes modernes. La vie heureuse, large, grasse, la santé épa-
nouie, la prospérité générale qui se manifeste par l'ordonnance du repas
et le bon entretien des trottoirs, voilà ce qui lui convient le mieux. Aussi,
est-ce en Hollande qu'il s'est trouvé dans son véritable élément, et son
livre sur la Hollande est-il son meilleur ouvrage, celui qui donne du
pays parcouru l'impression la plus complète, ceiui qui seul révèle un
accord intime, nécessaire entre le tempérament de l'auteur et le sujet
traité. xM. de Amicis s'est promené, la loupe à la main, dans ce pays
étrange, conquis par l'homme sur la mer. 11 en a examiné les moin-
dres détails, depuis la médiocre statue d'Érasme qui se dresse sur une
place de Roitt-rdain jusqu'au merveilleux Taureau de Potier, depuis
ces paisibles paysages verts où seul quelque héron, immobile sur une
patte, représente la vie, jusqu'aux rues d'Amsterdam si pleines de
mouvement, jusqu'au vaste parc de La Haye, où des arbres énormes
abritent une patriarc le résidence. Il a pris sa part des kermesses, il
est entré dans un club d'Alkmaar, il a causé avec un paysan qui lui a
répété en italien le premier vers de la divine Comédie, il s'est extasié
sur les casques d'or des servantes frisonnes, il a visité le marché de
Groningue. Sans doute, certains détails l'ont étonné : sa vivacité méri-
dionale s'est mal accommodée du flegme hollandais, et il n'a pu com-
prendre que des gens qui l'avaient reçu en ami se séparassent de lui
sans déclamation. Peut-être même ce contraste l'a-t-il servi : le fait
est que son tableau de la Hollande est d'une exactitude de proportions
et d'une sûreté de lignes qu'on ne retrouve qu'en partie dans ses autres
voyages.
Gomme les gens heureux, M. de Amicis est bon. Mais il est bon,
comme il est heureux, sans se douter qu'on puisse ne pas l'être. Il
le sait et il l'a dit, dans une suite de quatre sonnets où il s'est dis-
séqué lui-même d'une main sûre : « Gette bonté n'est qu'une affec-
tueuse courtoisie [un' amorosa cortesia) , — la courtoisie des âmes
sereines. C'est une bonté qui ne vient pas de la volonté, — c'est un
instinct de paix et d'harmonie, — c'est une douceur que ma mère — a
répandue dans mes os et dans mes veines. — Oh ! que quiconque a pu
m'alïligerou me blesser, — vienne à moi dans un jour de douleur, —
il trouvera des larines dans mes yeux. Et jusqu'à ce que je descende
an tombeau, — sur ma bouche brillera un sourire, — une alTeciion fré-
mira dans mou cœur. » Certains morceaux des t'cmes de la vie mili-
932 REVUE DES DEUX MONDES.
taire suflisent à confirmer l'exactitude de cette analyse. Il faut voir,
dans les petits récits intitulés : le Fils du régiment, le Conscrit, la Sen-
tinelle, comment un certain officier, dans lequel on n'a pas de peine à
reconnaître l'auteur, est bon et obligeant pour les soldats, comment
il écoute leurs confidences, s'intéresse à leurs ennuis, les aide de
ses conseils, les encourage de sa sympathie. Au pauvre conscrit, ridi-
cule dans son uniforme qu'il ne sait point encore porter, il apprend à
nouer la cravate d'ordonnance, à arranger les plis de la capote; il le
met à l'abri des railleries des camarades, il s'efforce de le familia-
riser doucement avec les exigences de la vie militaire. — Ou bien il
s'en va trouver la sentinelle qui grelotte en montant sa garde, il s'ap-
plique à lui abréger les longues heures de nuit et de solitude où
toutes les tristesses du service s'accumulent dans le cœur. Tout cela
est honnête et délicat. Mais rarement M. de Amicis s'élève à une con-
ception plus vaste, à un sentiment plus haut : il reste un officier bon
au soldat, la vie militaire lui sert à exercer les qualités de son cœur
toujours affecteux, mais n'élargit pas sa pensée; il la pratique en
homme consciencieux, — il ne la djmine pas, il n'en fait pas jaillir
des aperçus nouveaux sur la condition des hommes, comme sut le
faire, par exemple, Alfred de Vigny. Pourtant, dans sa nouvelle intitulée :
Fortezza (Bravoure), il a raconté avec puissance l'héroïsme d'un soldat
qui, porteur d'un ordre écrit, et pris par les brigands, supporte silen-
cieusement, en gardant l'ordre dans sa bouche, les épouvantables tor-
tures auxquelles il est soumis. Ce récit, seul peut-être dans l'œuvre de
M. de Amicis, est d'une lecture douloureuse ; on dirait que l'énergie
du héros a agi sur le conteur : ses couleurs, d'habitude un peu molles,
prennent une vivacité extraordinaire, sa douceur se transforme en
vigoureuse fermeté, son imagination devient plus virile, et sa nou-
velle laisse dans la mémoire du lecteur une trace plus profonde, une
impression inattendue de vaillance morale et de courage humain.
Un tel écrivain n'a guère le choix de ses procédés littéraires : il est
condamné à une abondance de style qui peut facilement devenir fasti-
dieuse. M. de Amicis évite le plus souvent cet écueil, grâce à son enjoue-
ment et à sa souplesse, grâce aussi à un tact qui l'abandonne rare-
ment. On pourrait demander à ses voyages plus d'an pleur dans les
vues, il serait injuste de méconnaître le goût qui préside au choix des
détails, le charme de beaucoup de descriptions. M. de Amicis n'est
point un philosophe, tant s'en faut : toute sa nature répugne au trop
grand effort intellectuel; il est un dilettante aimable, qui se promène
à travers le monde en curieux, avec le parti-pris de le trouver très
bon, et q^ji, toujours content, fait quelquefois partager sa satisfaction
à ses lecteurs. Artiste réfléchi, il connaît ses facultés, il évite autant
que possible de leur demander ce qu'elles ne peuvent rendre. Il sait,
par exemple, que dans un vaste ensemble il aperçoit un fourmille-
UN LITTÉRATEUR ITALIEN. 933
ment de détails qu'il traduit isolément avec exactitude et pittoresque,
mais sans parvenir à dégager les traits principaux, ceux-là justement
qui suffiraient à caractériser la physionomie du paysage : aussi tente-
t-il rarement un grand tableau. Il l'a fait quelquefois, avec une extrême
application, mais pas toujours avec bonheur. Son arrivée à Constanti-
nople, par exemple, malgré la profusion des lignes et des couleurs, ou
plus exactement peut-être à cause de cette profusion, reste un morceau
confus. Après avoir lu les Soa'xnirs de Paris, qui sont divisés en grands
chapitres, et où M. de Amicis semble avoir imité les procédés de nos
romanciers contemporains, on n'a de la ville qu'une impression vague
et même fausse en bien des endroits. La description des grands bou-
levards, par exemple, est toute factice, emphatique, cérébrale : « Là,
c'est le peuple suprême, c'est la métropole de la métropol'3, le royaume
ouvert et perpétuel de Paris auquel tout aspire et tend. Là, la rue
devient place, le trottoir devient rue, la boutique devient muséi; le
café est un théâtre; l'élégance, du faste; la splendeur, nn ébîouisse-
ment; la vie, une fièvre... » Et les métaphores se succèdent pendant
des pages : il y a « de granies inscriptions d'or qui courent sur les
façades des maisons comme les versets du Coran sur les parvis des
mosquées ; » on passe sans interruption devant « les hôtels des princes
et des crésus. » Nous sommes dans le Paris des hallucinations et des
fièvres, dans le Paris conventionnel qu'ont mis à la mode les visions
de certains héros de roman, et qu'il ne faut pas confondre avec le
Paris de tous les jours, dont les agitations sont moins apparentes, dont
les couleurs n'ont pas tant de crudité. En revanche, on retrouve en
M. de Amicis un peintre de race, un miniaturiste charmant, dès qu'il
enchâsse dans un cadre restreint une vue particulière, dès qu'il s'ap-
plique à une étude de détail. En Hollande, la disposition même du
pays lui a fourni une succession presque ininterrompue de dessins
d'une rare finesse; à Fez et en Espagne, il a réussi à prendre nombre
de croquis agréables. Et, pour se rendre compte de la patience et de
la sagacité du voyageur italien, il f iiit lire dans Constantinople le cha-
pitre plein d'ob-^ervations curieuses qu'il consacre aux chiens errans.
Mais si, dans les voyages, la multiplicité même des images qui se
pressent devant ses yeux, des objets qui s'offrent à son observation,
empêchent M. de Amicis d'abuser de sa facilité à voir pour trop regar-
der et de son abondance pour trop décrire, il n'en est malheureuse-
ment pas toujours de même dans ses nouvelles. Là, en effet, il est
libre, il peut choisir un thème selon son goût et le développer comme
il lui convient ; sî manière même de comprendre l'art d'écrire, son
habitude de chercher dans la littérature un plaisir immédiat, l'empê-
chent de réagir contre les suggestions de son tempérament; aussi
choisit-il presque toujours de tout petits sujets sur lesquels il exerce
impitoyablement la minutie de son analyse. Les faits les plus simples
gZà REVDE DES DEUX MONDES.
se décomposent pour lui ; il consigne soigneusement les moindres
gestes de ses personnages, et ces gestes même, il cherche à les
démonter, à en montrer le mécanisine. Un soldat reçoit uno lettre de
sa mère : il la décachette à la lueur d'une lanterne, « de ses deux
mains tremblantes, sous deux yeux dilatés où brillant deux belles
larmes. 11 lit la lettre très vite, en accompagnant d'un mouvement de
tête le moiiverapnt des yeux et en murmurant des mots ^ans suite.
L'ayant lue, il la serre dans ses mains, laisse tomber ses bras en levant
les yeux vers le ciel, et les deux grosses larmes, après avoir tremblé
incertaines surees paupières, s'échappent, roulent intacles le long de
ses joues et viennent tomber toutes chaudes sur ses mains. » Les con-
versations sont quelquefois construites d'une façon analogue, — inter-
minables et surtout oiseuses. Au début d'un des récits militaires {Quel
Giorno) une dame demande à un officier de lui raconter quelques-unes
de ses impressions pendant la guerre. L'officier ré-pond : « Comm-e
cela, tout (le suit^, sans préparation? Dormez-moi au moins le temps
de rassembler mes souvenirs, sinon je vous ferai un papotage sans
queue ni lête. — Non, monsieur, ne préparez rien; je ne veux pas une
dissertation philosophique, et encore moins une page d'histoire mili-
taire. Dites-moi, comme cela vous viendra, tout ce que vous avez vu.
— ■ Vous le voulez absolument? — Je le veux. — Alors, je parlerai;
mais... » Vous pouvez penser si des récits commencés sur ce ton mar-
chent vite !
Ce sont là, si l'on veut, des défauts. Mais ces défauts, qu il ne fau-
drait pas confondre avec les maladresses et les imperf étions de forme
d'un écrivain inhabi e, tiennent à la nature même du taleut de M. de
Amicis et ont la même source que ses qualités, dout ils sont insépara-
bles. Ils rendent tel ou tel morceau faiigant à lire, mais ils ne nuisent
pBS trop à l'tffet d'ensi.mble d'une œuvre déjà assez considérable. On
est forcé de les mettre en lumière, puisqu'ils servent à éclairer le
tempérament de l'auteur; on ne pourrait raisontablement s'attendre
à les voir s'atténuer dans 'la suite. M. de Amicis est encore jeune et
produira san>J doute encore beaucoup; mais il n'e-st pas probable que
ses livres f{4urs modifieront sensiblement l'opinion qu'on a pu se
former de lui jusqu'à ce jour. Si même il tombe de temps en temps,
comme cela lui est arrivé avec ses Amis, dans de fâcheuses exagéra-
tions d'analyse, il restera pourtant, on peut l'affirmer, un écrivain
aimable et agréable, qu'un public nombreux suivra toujours avec
plaisir. Son domaine n'est pas et ne sera probablement jamais des
plus vastes; mais il y cultive plus d'une fleur délicate, il y crée des
aites qui, pour être artificiels, n'en ont pas moins leur charme. Cela ne
sufïit-il pas à marquer sa place parmi les contemporains?
Edouard Rod.
REVUE LITTÉRAIRE
LE GÉNIE DANS L'ART.
Essai sur le génie dans Part, par M. Gabriel Séaillcs. Paris, 1884; F. Alcan.
Comme il faut, se hâter, dît-on, d'employer les remèdes pendant
qu'ils guérissent encore, il est bon aussi de se presser de traiter les
questions pendant qu'elles sont toujours à la mode. Tel est bien le
cas, si nous ne nous trompons, de celle que nous voud'ions effleurer
aujourd'hui. La curiosité des psycho'ogues et des esilié icitns, éveillée
de tout temps sur les conditions mystérieuses qui président à la produc-
tion de l'œuvre d'art et à l'apparition du génie, semble tn elTets'y être
fixée, depuis quelques années, avec un redoublement d'intérêt et d'at-
tention. C'était naguère un professeur de Sorbonne, M. Henri Joly,
qui nous donnait une Psychologie des grands hommes; c'était plus récem-
ment M. Sully Prudhomme, qui, dans son livre sur l'Exjiression, trai-
tait de la psychologie de l'artiste autant que de l'expression même;
c'était hier enfin un jeune philosophe, M. Gabriel Séailles, qui repre-
nait le problème à son tour, dans un brillant Essai sur le génie dans
Tarf... On pourrait remplir une page avecles titres s-ulement des livres
où vingt autres ont cherché, eux aussi, le secret du génie, mais ces
indications peuvent suffire, et la place nous est trop précieuse pour la
perdre à de telles énumérations.
L'Essai de M. Sé;iilles est d'un métaphysicien à la fois et d'un poète,
souvent obscur,mais toujours brillant, hérisséde formules et débordant
de métaphores, un hymne, pour ainsi dire, en môme temps et autant
qu'une thèse. J'observerais à ce propos que cette confusion de genres
et cette bigarrure de styles sont assez en faveur auprès de nos jeunes
philosophes, si ce n'était aussi bien la tradition toute pure de la grande
936 REVUE DES DEUX MONDES.
école à laquelle notre auteur appartient. Il ne faut pas médire de
l'idéalisme, et même, quand on considère quels noms, depuis Platon
jusqu'à Schelling, le décorent dans l'histoire, il convient de n'en rien
dire que de respectueux. Grandes ambitions, grand souffle, grande
poésie; et grands noms, grandes œuvres, grande doctrine. 11 nous sera
permis toutefois d'ajouter que, si les métaphores n'y constituent pas
précisément des preuves et que, si l'enthousiasme n'y est pas tout à
fait une méthode, c'est à peu près tout comme, et que la vérité des
choses, en général, semble un peu trop s'y mesurer à la beauté de ce
que l'on en peut dire. M. Séailles, dans ce premier essai de son
talent, aura fait preuve de toutes les qualités et de tous les défauts
de l'école. Reste à savoir s'il aura beaucoup avancé la question qu'il se
proposait d'y résoudre.
Quelques personnes la croient volontiers insoluble. Et d'abord parce
qu'elles ont beau faire, elles ne réussis;-ent pas à voir très bien la
matière même de la question. En effet, allant au fond des choses, de
quoi raisonne-t-on ici? Certainement, nous ne demandons pas à ceux
qui s'engigent dans cette recherche de commencer par nous déûnir le
génie, paisqu'après tout la recherche oii ils s'engagent a pour terme et
pour but cette déQnition même. L'impuissance où nous sommes de
donner une bonne définition de la vie n'empêche pas les progrès
quotidiens de la science physiologique, et depuis combien de siècles
le géomètre, sans se préoccuper autrement de la définir, opère-t-il
sur l'étendue ? Les définitions sont au bout de la science, et non pas
à son origine. Nous pouvons donc nous proposer d eiudier le génie,
sans savoir préalablement ce qu'il est ou ce qu"il n'est pas, ou plutôt:
c'est précisément parce que nous ne savons ni ce qu'il est ni ce qu'il
n'est pas que nous nous le proposons coiume un objet d'étude. Mais,
au moins, pour débuter, faudrait-il bien savoir où le génie se ren-
contre, et c'est ici que les premières difficultés apparaissent. Si nous ne
pouvons pas définir dogmatiquement la vie, nous avons toutefois dans
les lois mêmes de la vie des moyens assurés de diaiinguer ce qui vit
d'avec ce qui ne vit pas. Or, où sont ces moyens, dans la question qui
nous occupe? où est le sujet de l'expérience? et, pour le faire court,
qui est-ce qui a du génie? Si Dante a du génie, le Tasse en a-t-il? Si
Sh'jkspeare a du génie, Ben Jonson en a-t-il? Si Molière a du génie,
Beaumarchais en a-t-il? Si Titien a du génie, Véronèse en a-t-il? Si
Rubens a du génie. Van Dyck en a-t-il ? Si Poussin a du génie, Charles
Lebrun en a-t-il? Si Mozart a du génie, Rossini en a-t-il? Si Beethoven
a du génie, Meyerbeer en a-t-il ? Si Weber a du génie, Berhoz en
a-t-il?,. Le plus intrépide énumérateur n'en finirait pas de poser de
ces points d'interrogation. Mais quant à la réponse, tout le monde voit
bien, tout le monde sait qu'elle varierait d'un homme à l'autre, selon
le cas et selon le temps. Puisque M. Séailles, dans un Essai sur le
REVUE LITTÉRAIRE. 937
génie de Vart, \)cur fixer un point de sa thèse, en appelle à l'autorité de
Benvenuto Cellini, c'est sans doute qu'il le place au rang des hommes
de génie : mais je suis tout prêt, pour ma part, à refuser au personnage
l'honneur d'une t- lie qualification. M, Joly, de son côté, dans sa Psy-
chologie des grands hommes, nous avait beaucoup parlé de Christophe
Colomb, qu'il égalait aux Léonard, aux Newton, aux Leibnitz, aux
Napoléon : pour moi, je nie absolument que Colomb ait le droit d'être
inscrit parmi de si grands noms. Ce que je nie de l'un, un autre le
niera d'un autre, et quand on aura passé de la sorte les grandes répu-
tations au crible, que restera-t-il pour fonder les généralisations que
l'on nous propose? Une vingtaine de noms dans l'histoire de l'art et
de l'humanité tout entière? Quoique ce soit bien peu, ce serait pour-
tant assez, si d'autres considérations n'intervenaient pour gêner, con-
trarier, et finalement empêcher toute espèce de généralisation.
Il n'y a de comparaison légitime qu'entre les choses comparables,
et il n'y a de choses comparables que celles qui contiennent au moins
un élément commun. Qu'y a-t-il donc de commun, sous l'identité du
mot (laquelle ne témoigne que de la pauvreté de la langue), entre le
génie d'un grand peintre, Léonard de Vinci, par exemple, et le génie
d'un grand homme de guerre. César, si l'on veut, ou Napoléon? En
quoi, comment, par où la Joconde est-elle comparable au siège d'Alé-
sia, ou la Cène aux campagnes d'Austerlitz et d'Iéna? Dira-t-on peut-
être qu'il faut distinguer? et qu'autre chose est le génie dans l'art,
autre chose le génie de l'action? Soit; quittons donc le terrain de
l'action, et renfermons-nous uniquement dans le domaine de l'art. Quels
rapports y a-t-il entre une symphonie de Beethoven et une peiniure de
Michel-Ange? entre un drame de Shakspeare et une statue de Dona-
tello? Quels rapports autres que ceux qu'il nous a plu d'établir, par
un détectable abus de langage, — comme quand nous puisons dans le
vocabulaire du peintre pour exprimer la nature de notre émotion musi-
cale, et réciproquement, dans le vocabulaire du musicien pour traduire
l'impression que nous avons éprouvée en présence d'une fresque ou
d'une toile? Mais s'il n'y a pas de rapports, si la beauté musicale et
si la beauté pittoresque sont essentiellement spécifiques, c'est-à-dire
si la première consiste essentiellement dans des combinaisons de
li'gnes et de couleurs, la seconde essentiellement dans des combinai-
sons de sons, quelle commune mesure peut-il bien y avoir entre le
génie, c'est-à-dire la nature propre d'imagination d'un Michel-Ange et
d'un Beethoven ?
Faisons un dernier pas, rétrécissons encore le cercle, enfermons-nous
maintenant entre les bornes d'un seul art, d'un même genre dans cet art,
et demandons-nous ce qu'il peut y avoir de vraiment comparable entre
le génie de l'auteur de Macbeth ou d'Hamlet et le génie de l'auteur d'An-
dromaque ou de Phèdre? Je réponds tout de suite qu'il n'y a rien, abso-
938 REVUE DES DEUX MONDES.
lument rien, ce"qui s'appelle rien, et, — s'il m'estpermis de jouer ainsi
sur les mots, — que Shakspeare et Racine ne peuvent être comparés
qu'en ce qu'ils ont justement d'incomparable. Car, ayant reçu l'im et
l'autre le tion du théâtre, et Tun et l'autre ayant pratiqué le même
art, ils ne sont, celui-là Shakspeare, et celui-ci Racine, qu'en raison
de l'idée très diverse qu'ils se sont faite chacun de leur art, et parce
qu'ils ont eu l'un ei l'autre du théâtre une concepiion tout indivi-
duelle, Shakspeare toute shakspearienne et Racine toute racinieone.
Que si donc vous croyez découvrir entre eux quelque autre chose de
commun que ce qu'ils ont de différent, vous vous tromperez, sans
aucun doute; et ce quelque chose pourra bien leur appartenir en tant
qu'hommes, faits comme tous les hommes, mais non pas en tant que
Shakspeare et Rarine, c'est-à-dire non pas à litre d'hommes de génie.
Ce qu'il y a de plus assurément caractéristique du génie, c'est sa dif-
férence ou, «i vous l'aimez mieux, son individiialiîé, son originalité, sa
singularité, — ingenium^ — dans le sens primitif du mot, son idio-
syncrasie, les aptitudes congénitales qui le distinguent ou plutôt qui
l'isolent parmi tous ceux qui sembleraient d'abord posséder 'es mêmes
aptitudes, tout ce qui fait enfin qu'il ne s'est rencontré qu'un Shaks-
peare ou qu'un Racine et qu'il ne s'en rencontrera pas un second. Le
propre du génie, c'est d'être individuel, comme le propre de son œuvre
est d'être irrecommençahle , et contre cet individualisme du génie,
comme contre cette singularité de son œuvre sont venues et vien-
dront toujours se heurter, pour s'y briser, toutes les théories que l'on
essaiera d'en donner.
Les uns, par exemple, ont prétendu que le génie n'était qu'une
névrose, c'est-à-dire qu'il y svait des liaisons étroites, intimes, néces-
saires entre le génie et la folie, ou en d'autres termes encore, que la
même constitution organique qui peut conditionner Taliénation mentale
avait plus d'une fois conditionne le génie. « Nous considérons ce paradoxe
comme réfuté surabondamment, » nous dit iM. Joly, dans sdi Psychologie
des grands hommes. En aucune matière il n'est bon de considérer un
paradoxe, pour aud^icieux qu'il soit, comme réfuté par son énoncé
même, et M. Joly très certainement eût mieux fait, si paradoxe il y a,
d'essayer de nous en montrer l'exagération et l'absurdité. Car celui-ci
peut se soutenir, et de fort grands hommes l'ont soutenu. C'est un mot
d'Arislotc « que tous les hommes de génie sont hypo ondriaques » et
c'en est un de Sénèque, je crois, a qu'il n'y a pas de grand esprit sans
un grain de dé(uence. » N'est-ce pas l'auteur des Essais qui prétend
à son tour « qu'aucune âme excellente n'est exempte de mélange de
folie ? » ou suis-je dupe de quelque illusion en attribuant cette parole
«que l'extrême esprit est accusé de folie, comme l'extrême défaut, n
à l'auteur des Pensérs? Et si ces témoignages ne suffisent pas à prouver
l'antiquité, la continuité, la constance de la tradition, manque-t-il
REVOE LITTÉRAIRE. Ô&9
d'exemples, et d'exemples fameux, et d'exemples topiques à l'appui
de leur dire? Mahomet ij'était-il pas épileptique, et Luther visionnaire î
Celui-ci, l'un des grands poètes qu'ait connus Tltaiie, Torquato
Tasso, l'auteur de la Jérusalem, et celui-là, le plus grand peut-être, ou
du moins le plus original des humoristes anglais, Jonathan Swift, ne
sont-ils pas morts fous ? M'a-t-on pas pu chercher l'origine de !a con-
version de Pascal dans un état morbide qu'auraient caracti^risé des
hallucinations intenses? et l'hypocondrie de Rousseau ne sert-elle pas
d'exemple pour ainsi dire classique dans la plupart dts irailés de
pathologie mentale? Combien d'autres cas encore où des désordres ner-
veux et des troubles moraux, tantôt plus superficiels et tantôt plus pro-
fonds, app iraisseut à 1 observateur comme la lourde rançon du génie?
Et pour infirmer, pour nier les conclusions que l'on en tire, est-ce
assez de répéter que la force n'est pas la faiblesse, que la santé
n'est pas la maladie, et que l'ordre n'est pas le désordre?
Non, sans doute; mais ce qu'il faut dire, c'est que des rencontres
ou des co "xistences de ce genre, fussent-elles plus non^breuses encore,
ne sont une à une qu'autant de cas particuliers, et qu'il suffît, par
conséquent, d'un cas contradictoire pour faire échec, lui tout seul, à
l'interprétation hîuive que l'on en donne. Le cas de Rousseau n'est pas
celui de Ptiscal; mais le fùt-il, qu'il suffirait au cas do Pascal d'opposer
celui de Bossuet, et le cas de Voltaire à celui de Rousseau. S'il y a quel-
ques hommes, d'un génie d'ailleurs incontesté, dont la grandeur semble
avoir consisté dans le développement d'une faculté maîtresse et domi-
natrice aux dép 'US de quelques-unes des autres, nous en connaissons,
d'un génie non moins incontestable, chez qui nous n'admirons rien
tant que le parfait équilibre, le complet accord, la merveilleuse har-
monie de toutes les puissances de l'esprit et du cœur. La consé-
quence est forcée. Ni la maladie n'a fait le génie des uus ni la santé
n'a fait le génie des autres. Celui-ci était un gra-'d homme, quoiqu'il
fût assurément sur la pente de la folie. Celui-là en était un autre,
quoiqu'il n'y ait jamais eu rémission ni défaillance dans l'exercice
de sa robuste intelligence. Autant dire qu'il n'y a pas de comparai-
son ni de généralisation possible. Tous ces cas sont individuels; en
chacun d'eux l'aualyse psychologique est tout entière à faire; et, selon
chacun d'eux, la conclusion diffère jusqu'à la contradiction. C'est la
preuve à la fois que nous sommes en présence du géni.i, et c'est la
preuve qu'il n'y a pas de lois du génie.
D'autres, plus ambitieux, ne se sont pas seulement proposé de déter-
miner les conditions d'apparition ou de manifestation du génie, mais
encoie de le « décomposer, » et de le résoudre en s-îs élémens. Après
bien de la peine, ils ont donc découvert que le génie consisterait à « con-
cevoir quelque choàe de grand » une grande œuvre, un grand dessein,
«. l'imaginer, l'aimer, le vouloir et l'exécuter. » Oa peut d'abord leur
9â0 REVUE DES DEUX MONDES.
demander ce que c'est, à leur avis, que « quelque chose de grand. »
Un sonnet de Pétrarque est-il quelque chose de grand? Une fable de
La Fontaine est-elle quelque chose de grand ? Le Voijage sentimental
est-il quelque chose de grand? Qui niera pourtant que ce soient là,
s'il en est, des œuvres marquées au coin du génie, c'est-à-dire, chacune
en son genre exquise, inimitable, unique? On peut encore leur deman-
der ce qu'ils font dans leur système, et comment ils expliquent cette
précocité merveilleuse où l'on reconnaîtrait volontiers un attribut du
génie, si le génie, par malheur, décidément indocile à nos lois, ne
s'était souvent avisé pour se manifester d'attendre la maturité de
l'âge. Qu'un Molière à trente-cinq ans, qu'un Jean-Jacques vers la
quarantaine, qu'un Bossuet après l'avoir passée se pn posât une
grande œuvre, j'entends donc ce que cela veut dire; mais quel grand
dessein, si les mots signifient quelque chose, pouvaient bien méditer
Michel- Ange à seize? Raphaël à quatorze? ou Mozart à six ans?
Qu'est-ce que c'est encore que cette nécessité u d'exécuter, » et cette
obligation de réussir dont on fait une condition du génie? Quelque-
fois, il est vrai, c'en est une, et quelquefois ce n'en est pas une, L'His-
toire des variations est-elle moins un chef-d'œuvre parce qu'elle n'a
pas eu les effets qu'en attendait Bossuet ? et la Théorie de la terre
cesse-t-elle d'êire une grande conception, parce que la science a dépassé
Buffon? De grands capitaints, comme Guillaume d'Orange, n'ont-ils pas
perdu presque toutes les batailles qu'ils ont livrées? et des hommes
assurément doués du génie de la politique, entre autres Mirabeau,
presque toutes les parties qu'ils ont jouées? EnOn, si la volonté, dans
la production des grandes œuvres, fait vraiment le rôle que l'on lui
prête, quf devient cette inconscience dont il est si difficile de mécon-
naître ou de restreindre la part? Comment l'auteur de l' École des femmes
est-il aussi l'auteur de DonGarcie de Navarre? Comment l'auieur du Cid
est-il aussi l'auteur de Pertharite? Comment l'auteur des Fables est-il
aussi l'auteur du Poème sur le quinquina? Toutes ces questions, et bien
d'autres encore, en admettant que l'on puisse y répondre, qui ne voit
que la réponse en dépend uniquement de ce que l'on sait de La Fon-
taine, de Corneille, de Mclière, c'est-à-dire du cas particulier, du cas
individuel, et non pas d'aucun principe de critique générale qui puisse
être universellement et indistinctement appliqué? Une fois encore
nous sommes ainsi ramenés à la même inévitable conclusion. On ne
peut rien dire d'un homme de génie qui ne lui soit strictement per-
sonnel, ettoules les fois que l'on essaie de généraliser l'observation
que l'on en a faite, il se trouve quelque part un autre homme de génie
pour servir à montrer qu'en cessant d'être personnelle elle cesse en
même temps d'être vraie.
« C'est que le problème est mal posé, » nous répond un troisième, et
ce troisième est M. Séailles. Tout est plus simple qu'on ne le croit.
REVUE LITTÉRAIRE. 9A1
Comme la vie continue le mouvement, « le génie continue la vie, »
ou, si peut-être l'expression ne paraissait pas assez claire, le génie
continue la vie, « comme la raison continue la lumière. » En présence
du génie, nous crions au miracle; « c'est trop nous humilier nous-
mêmes; » et nous avons tous du génie. Ce n'est pas seulement de la
prose, comme ce bon M. Jourdain, ou même de la philosophie, comme
l'excellent M. Vandeik, c'est de la poésie que nous faisons sans le savoir.
Avec les sensations que l'extérieur nous apporte, nous nous compo-
sons chacun notre univers, un univers conforme à nos besoins; et avec
les idées que les sensations éveillent dans les profondeurs de l'esprit,
nous constituons notre moi, un moi conforme à nos aspirations. La
vie de rintelligecce, comme celle du corps, est une création conti-
nuelle. Ainsi, Eous commençons par créer le monde, et quand nous
avons créé le monde, nous ne nous reposons pas, nous nous créons
nous-mêmes. Un dieu caché réside en nous, et ce dieu, c'est notre
génie. Génie pour génie, entre le génie de l'artiste ou du poète et le
génie du plus humble ou du plus ignorant d'entre nous, il n'y a donc,
en fin de compte, qu'une différence de degré, mais nullement de
nature; nous avons tous du génie, seulement quelques-uns en ont
plus que les autres; et « le grand homme n'est qu'un homme grandi
dans toutes ses puissances. » Ce n'est pas ici le lieu de débrouiller
l'ingénieux artifice de cette métaphysique ; passons donc outre à
l'équivoque sur laquelle tout le raisonnement repose; et, sans autre
chicane, retenons la conclusion.
Mais si le grand musicien, si le grand peintre, si le grand poète
sont des hommes grandis dans toutes leurs puissances, comment alors
se fait-il qu'ils ne soient l'un que poète, l'autre que peintre, et le troi-
sième que musicien? N'eût-il dépendu que d'un caprice de Rossini
d'être aussi bien Lamartine et que d'une fantaisie de Victor Hugo
d'être Eugène Delacroix? Beethoven, pour être Weber, n'eût-il eu qu'à
le vouloir, et Weber qu'à l'essayer pour devenir Beethoven? Le génie
ne serait donc en ce sens qu'une capacité générale, vague, indéter-
minée, dont l'application dépendrait de la circonstance, du hasard, de
la fortune? Et sa définition dernière deviendrait la négation même de
tous les cas particuliers dont on l'aurait composée? Car, enfin, quand
au lieu de planer dans les nuages on redescend sur la terre, quelque
cas particulier que l'on analyse et quelque grand homme que l'on étu-
die, c'est dans une aptitude originelle de son œil ou de son oreille que
l'on trouve la seule explication possible de son choix ou de sa vocation.
Et, réciproquement, dans quelque art que ce soit, sculpture ou musique,
peintre ou poésie, manquer de génie, c'est manquer d'abord et avant
tout de cette aptitude spéciale de l'oreille ou de l'œil. On nous disait
tout à l'heure que le génie consistait dans le développement d'une
« puissance » quelconque de l'esprit au détriment des autres, et, pour
9i2 REVUE DES DEUX MONDES.
avoir suffisamment réfuté l'opinion, nous n'avions qu'à nommer quel-
ques grands liommes, chez qui toutes ces « puissances, » diversemeat
combinées, avaient harmonieusement concouru. On nous dit mainte-
nant que le génie serait, au contraire, l'accroissement de toutes ces
« puissances » ensemble, et, pour montrer que la définition ne con-
vient pas, comme disent les logiciens, à tout le défini, nous n'avons
qu'à nommer les grands hommes en qui l'une de ces « puissances n a
comme absorbé la vitalité des autres. E^. dans l'un comme dans l'autre
cas, nous finissions par où nous avons commencé : quelque définition
et quelque théorie du génie que l'on donne, il semble décidément
qu'un seul nom sufiise toujours à les ruiner.
On dit ici : Mais alors, s'il échappa aux lois de la nature, à ces lois
qui gouvernent l'exception même et la font rentrer sous la règle, le
génie, selon vous, est donc purement et simplement un « monstre? »
Encore les monstres ont-ils leurs lois, et leurs lois définies; la térato-
logie nous enseigne la raison du mouton à cinq pattes et de la vache à
deux têtes; au besoin, elle pourrait se charger de les faire apparaître.
Gomment donc le génie, c'est-à-dire de toutes les formes de l'humaine
activité la plus rare et la plus haute, n'aurait-il pas sa loi, sa cause et
sa raison suffisante? Nous pourrions répondre : Parce qu'il en est la
plus haute. A quelque développement que la science puisse être pro-
mise, il y aura toujours des bornes à notre capaciié de comprendre, et
d'autant plus infranchissabl ^s, pour ainsi dire, que chacun de nous,
comme dans le cas présent, trouvera moins d'élémeus en lui pour l'aider
à la solution des problèmes. Mais la vérité vraie, c'est que l'on équi-
voque ici sur les mots. Il n'y a pas de science ni par conséquent de
lois da l'individu. Le génie n'échappe à la science que comme y échap-
pent le caractère ou la physionomie. Il y a une « science, n il y a « des
lois H de ce qu'il y a de commun à tous les visages, il n'y en a pas
de ce qui constitue l'accent propre et personnel d'une physionomie
humaine : la mienne ou la vôtre. Il y en a une de ce qui contribue à
la formation de tous les caractères, il n'y en a pas de ce qui fait l'ori-
ginalité proprement dite et l'individualité du caractère : Forigînalitè
de Pierre ou l'individualité de Paul. Et il y a une science de l'esprit oui
même, si l'on veut, une science du talent; il n'y en a pas du génie,,
c'est-à-dire de cette force individuelle qui soustrait précisément le
talent à ses conditions communes, qui élève Pierre-Paul Rubens au-des-
sus d'Antoine Van Dyck et Jean-Baptiste-Poquelin Molière au-dessus de
Philippe-NéricauU. Deftouches. Le pouvoir de la science s'arrête au
point même où l'individu commence. Et nous pouvons bien reconnaître
en lui ce qu'il a de commun avec nous tous, mais nous ne pouvons!
pas dire que ce qu'il a d'unique lui soit commun avec quelqu'un..
Pour n'avoir point de t lois, » le génie n'est donc pas un monstre ;
la beauté non plus n'a point de « lois ; » et la sainteté n'en a pas
REVUE LITTÉRAIRE. dAS
davantage. Comment, d'ailleurs, en auraient-elles, puisque ce sont
des cas particuliers et qu'elles consistent essentiellement en ce que
la combinaison qui les réalise de loin en loin a de rigoureusement
unique? La sainteté, c'est toute la vertu, plus quelque chose qui ne
s'est rencontré que dans le saint : saint François d'Assise ou saint
Vincent de Paul; la beauté, c'est toute la proportion et toute la
régularité, plus quelque chose qui ne se voit que dans la Vierge de
Saint-Sixie ou dans la Vénus de Milo; et le génie, c'est tout le taleat,
tantôt tout le talent de peindre et tantôt tout le talent d'écrire, plus
quelque chose qui ne s'est trouvé que daus Corrège ou dans Racine.
Et peu importe même que le taleat, la régularité, la vertu y entrent
ou n'y entrent pas tout entiers; si ce quelque chose d'unique apparaît
dans la combinaison, et de ce moment même, c'est la sainteté, c'est la
beauté, c'est le géoie. Des hommes de beaucoup de talent ont man-
qué de génie, un Addison, par exemple, ou un Pope, un Bonrdaloue
ou un Boileau; et d^s hommes d'iuGaiment moins de talent, bien
inférieurs à tous autres égards, n'ont pas moins eu du génie, un
Sterne, par exemple, ou un Beaumarchais.
Quelque lecteur demandera peut-être où est l'intérêt de. cette dis-
cussion ; et je voudrais pouvoir lui répondre quelle n'en a pas de pré-
cis ni d'actuel. On philosophe pour philosopher, comme on écrit pour
écrire, et comme on peint pour peindre, — plaisir d'autant plus vif qu'il
est plus désintéiessé. Mais ici la discussion a son intérêt pratique et
ses conséquences prochaines. Il ne s'agit, en effet, de rien moins que
de l'envahissement lent de la critique par les méthodes plus ou
moins scientifiques, et au grand détriment de sa valeur d'art. Sans
doute, comme il y a des familles de plantes, il y a des familles d'es-
prits, et même, si l'on vaut, des genres dans ces familles, des espèces
dans ces genres, des variétés enfin dans ces espèces. Il faudrait tou-
tefois prendre garde à ne pas abuser d'une comparaison qui n'est
acceptable qu'autant qu'on ne la pre-se pas, mais plus scrupuleusement
encore à ne pas transformer des analogies lointaines en identités posi-
tives, et de simples métaphores, après tout, en lois souveraines de la
critique. Au milieu de ces généralisations ambitieuses, le sens de l'in-
dividuel se perd; nous nous habituons à ne plus apprécier dans les
œuvres et les hommes du passé que l'utilité dont ils sont pour nos
théories; et la variété, la diversité, la riche complexité de la vie nous
échappe à travers les formules rigides où nous prétendons l'enfermer.
En réalité, d^ms l'art comme dans la vie, c'est à la différence que nous
nous iniére^^sons. Gf.ux-là ne retiennent pas longtemps notre curiosité
qui ressemblent, comme on dit, à tout le monde, et dont la physiono-
mie banale nous prono-^tique à peu près à coup sûr l'insignifiance
intellectuelle et la trivialité morale. Pareillement, dans l'histoire, les
hommes de talent eux-mêmes, s'ils n'ont rien été de plus que l'ex-
944 REVUE DES DEUX MONDES.
pression de leur temps ou de leur coterie, et s'ils n'ont pas eu ce
bonheur de donner leur note originale, manquant ainsi de ce que
l'on appelle proprement personnalité, manquent aussi de ce je ne sais
quoi qui attire, qui fixe, et qui récompense l'attention. Nous ne nous
donnons pas au mérite, mais uniquement à l'originalité. Ce qui fait
tout le prix de l'observation morale, c'est justement qu'il n'y a pas
de science de l'individu, et de même, ce qui fait tout le prix de la
critique, c'est que s'il y a des lois du talent, elles sont bien vagues,
et c'est qu'il n'y a pas de théorie du génie.
Tout homme de génie, selon le terme scolastique, est un genre à lui
seul, et toute œuvre de génie doit être, par conséquent, abordée comme
un monde nouveau. La connaissance de ses antécédens importe quel-
quefois et quelquefois elle n'importe pas. li peut y avoir quelquefois
intérêt à la replacer dans le milieu où elle est apparue et quelquefois
il peut n'y en avoir aucun ou même y avoir du danger. La biographie
de l'homme peut quelquefois servir d'illustration, de commentaire,
d'explication à l'œuvre et quelquefois elle y peut n'apporter qu'un
élément de trouble, de confusion, d'inintelligibilité. En d'autres
termes encore, à la façon du portraitiste, qui varie son faire avec son
modèle ou même se laisse dicter par lui ses formules d'exécution,
ainsi la critique doit varier ses procédés avec son sujet, et se laisser
imposer par lui sa façon même de le traiter. Mais les méthodes
nouvelles visent toutes à remplacer la peinture par la photographie.
Quelque modèle qui pose devant elles, elles l'appliquent sur le même
fond banal, dans la même banale attitude, braquent sur lui le même
objectif, opèrent sur la plaque avec les mêmes réactifs et finalement
en tirent ces innombrables épreuves où les yeux, où le nez, où la
bouche sont à leur place, et qui pourtant ne ressemblent pas. C'est
qu'en effet la ressemblance ne gît pas dans les traits du visage, mais
elle est tout entière, si je puis ainsi dire, dans l'intelligence que le
peintre a de son modèle, et cette intelligence dépend essentielle-
ment, ou plutôt uniquement de son aptitude à découvrir le particu-
lier dans l'universel, le personnel dans le général, et l'individu dans
l'homme. La critique est de la peinture et non pas de la photographie,
de l'art et non pas de la science, ou une application de la science. Or,
toutes les fois que l'on essaie de formuler les lois du talent, mais sur-
tout celles du génie, c'est une tentative pour transformer la critique
en une science, et la détourner par conséquent de son objet propre,
qui est de montrer en quoi Racine diffère de Shakspeare, et non pas
ce qu'il y a de commun entre Racine et Shakspeare. — Nous nous
réjouirons d'autant plus que M. Séailles n'y ait pas réussi, que l'on ne
dépensera pas souvent plus de talent qu'il n'en a mis dans ce livre
au service de sa cause.
F. Brunetière.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
14 avril.
Et maintenant nos législateurs sont partis, désertant le Palais-Bourbon
et le Luxembourg, jusqu'au 20 mai. Ils se sont généreusement accordé
six semaines de repos et de distraction après trois mois de travaux
parlementaires qui n'auront, nous le craignons, qu'une médiocre place
dans l'histoire. Si, comme on le leur a conseillé, ils profilent de ces
vacances de printemps pour aller rendre compte de leur mandat devant
ceux qui les ont élus, ils pourront faire de longs discours; ils auront
de la peine à déguiser l'indigence de leurs œuvres, à montrer ce
qu'ils ont fait réellement pour le bien du pajs, pour l'avantage même
de ces insiitutions qu'ils S3 donnent la mission particulière de défendre
et au besoin de desservir. Ce n'est point que cette session d'hiver,
avec laquelle on avait hâte d'en finir, n'ait été occupée, en apparence,
et parfois même assez bruyante. Il n'est pas une question qui n'ait été
soulevée, mise en commission, ou dii-cutée, depuis les lois scolaires
jusqu'aux lois municipales, depuis les lois militaires jusqu'à cette revi-
sion de la constitution, cjui n'a fait, il est vrai, qu'une courte appari-
tion, dont M. le président du conseil a eu la libérale complaisance de
nous promettre ragn'-ment pour cet été. Tout réformer, toucher à
tout, c'est la tradition dite républicaine, c'est le mot d'ordre auquel on
n'a pas manqué. Arriver à un résultat, à quelque chose de sérieux et
d'uti'e, c'est une autre affaire; on n'y est pas arrivé, parce que, dans
toutes ces œuvres de la session d'hiver comme dans la plupart des
œuvres des sessions qui se sont succédé depuis quelques années, il y a
un mal invétéré et peut-être incurable dont ne s'aperçoivent même pas
ceux qui en sont atteints, ceux qui le mettent dans tout ce qu'ils font.
lOMB LXH. — 188i. 00
946 REVUE DES DEUX MONDES.
Le mal, c'est qu'on ne peut plus ou l'on ne veut plus rien faire sim-
plement, sérieusement, avec une raison impartiale et prévoyante, avec
la préoccupation unique de l'intérêt public, du bien du pays. Autrefois,
aux temps où un Portails travaillait au code civil, où un Gouvion Saiot-
Cyr et un Soult préparaient leurs belles lois militairt^s, où un Guizot
proposait sa forte et savante loi sur l'instruction primaire, où, sans
distinction de régimes, se succédaient des œuvres dignes de rester des
modèles, à ces époques de sagesse surannée et de libéralisme primi-
tif, on se donnait la peine d'étudier les questions pour elles-mêmes.
Les lois étaient conçues avec maturité, rédigées avec clarté, combinées
de façon à étendre et assurer les garanties, à réaliser un véritable
progrès dans la vie municipale, dans l'enseignement, dans l'ordre civil
comme dans l'ordre militaire. Aujourd'hui, nous avons changé tout cela.
D'abord l'étude attentive et impartiale des faits n'est plus nécessaire;
l'expérience est suspecte de réaction! Ce qu'il faut, avant tout, c'est
préparer des lois destinées à servir une domination de parti, une
passion de secte, ou même quelquefois un simple et vulgaire intérêt
électoral. Lorsqu'on s'occupa de l'organisation municipale de Paris,
comme on l'a fait il y a quelques jours, pensez-vous qu'on songe à
résoudre le problème d'assurer à la première ville de la France et du
monde une représentation digne d'elle, plus conforme à son rôle et
à ses grands intérêts? Point du tout : il s'agit, entre opportanisies et
radicaux, de trouver la combinaison éleciorale qui pourra donner une
majorité aux uns ou aux autres. Lorsqu'on prétend reformer les insti-
tutions militaires, croyez-vous que la première pensée soit de créer
une véritable armée, de lui donner une forte structure, la cohésion,
les traditions, l'esprit milit;ure, ce qui pourrait, en un mot, assurer sa
puissance au jour du combat? Nullement, ou du moins ce n'est là
qu'une considération secondaire. Ce qui préoccupe d'aburd, c'est
d'avoir une armée démocratique, de soumettre toutes les classes au
joug égalitaire, de molester le bourgeois, — et surtout de ne pas exemp-
ter les séminaristes du service. Il n'est pas jusqu'aux affaires d'indus-
trie où la politique de parti ne fasse irruption, comme ou le voit à
Anzin, et un questionnaire, soumis récemmeni à la commission d'en-
quête industrielle, proposait d'étendre les recherches, les interroga-
toires d'une façon au moins singulière. Il s'agirait de demander aux
ouvriers si leur liberté de conscience est respectée par les patrons,
s'ils ont travaillé dans des couvens, s'ils n'ont pas été, par hasard,
renvoyés pour avoir assisté à un enterrement civil ou pour avoir
refusé d'aller à une cérémonie religieuse. Voilà qui renseignerait à
merveille la commission d'enquête et l'opinion sur l'état de l'indus-
trie dans notre pays, sur les causes des crises économiques, des grèves
et des chômages I Avec de tels procédés, avec ce sysieme de puliiique,
ou lie peut évidemment arriver à rien. On ébranle les iusluuiions les
REVUE. — CHRONIQUE. 9Û7
plus éprouvées ?ans les réformer, eu coRfondant toutes les conditions
de l'organisiiiidn publique. On ne fait que des lois décousues, sans
autorité, éj.liémères comme la passion du jour, et dans cette e>pc-
ritnce singulière à laquelle se livrent des législateurs biouilluns. c'est
la France qui est l'éiernelle patiente; c'est la Fiance qui finirait, si
l'on n'y prenait garde, par n'avoir plus ni institutions, ni lois respec-
tées, ni armée, ni industrie.
Ai^surémenî, s'il est un exemple pénible de ce qu'a de désastreux cette
invasion des fanatis-mes de parti dans les affaires les plus sérieuses,
les plus délicates, c'est cette trisie grève d'Anzin qui se prolonge
depuis cinquanie jours déjà et dont on n'entrevoit pas la fin. Que les
ouvriers d'Anzin, à l'ongiue, se soient crus en droit de réclamer au sujet
decertainesconditions nouvelles de travail, ou ausujetdeleurs salaires,
et qu'ils aient cédé à la tentation de défendre leurs intérêts bien ou
mal compris par ce moyen extrême dune grève, cela n'a rien d'extraor-
dinaire. C'était dans tous les cas une question à débattre entre la com-
pagnie et les mineurs, et dans ses termes primitifs elle n'avait certaine-
ment rien d'insoluble ; mais il est bien clair que la question industrielle
n'a pas tardé à disparaître par l'intervention des partis révolution-
naires qui se sont jetés sur celte malheureuse grève comme sur une
proie, qui depuis cinquante jours font de ce bassin houiller d'Anzin le
théâtre d'une sorte de représentation de démagogie. Héunions, prédi-
caiions, exciiations, menacts, on a eu recours à tout pour enveiii'ner
cette luile, pour enrôler une partie de la population ouvrière fanatisée
sous un drapeau de guene sociale. Rien n'a éié négligé pour laisser
croire à des ouvriers faciles à abuser qu'ils n'avaunt qu'à résister,
qu'ils auraient raison de la compagnie, qu'ils contraindraient au besoin
le gouvernement à dépos^éier les propriétaires de mines, à régler les
salaires, et, par une aggravation de plus, ces déclamaiions n'oni. pas
été sans avoir quelque retentissement jusque dans le parlement. Le
résultat est cette situation violente où l'on dirait que tous les efforts
tendent à rendre les scissions irréparables, les trausactions impossi-
bles, où les ouvriers qui voudraient ndescendie dans les mines sont
expo-és à être assaillis et où, en fin de compte, le gouvernement est
obligé d'intervenir par la force pour le maintien de la paix publique,
pour la protection de ceux qui veulent travailler contre les grévistes à
outrance. A quoi cependant tout cela peut-il conduire? 11 faudra bien
que cette crise ait une fin, comme toutes les crises de ce genre, ei alors
que restera-t-il? Les agitateurs auront fait leur campagne et essayé
leurs forces; il y en a qui se seront prei^que fait un nom! Le jour oîi
ils ne pourront plus rien à Anzin, ils iront souffler la guerre sopialo
ei chercher fortune ailleurs; ils se transporteront bur un autre théâtre;
et les vraies victimes serout ceux qu'ils auront abusés en les excitant,
eu ies poussant à une guerre ruineuse. Que la compagnie, pour soû
9Û8 REVUE DES DEUX MONDES.
compte, doive être singulièrement éprouvée par cette crise, qu'elle
fasse chaque jour des pertes sensibles, cela n'est pas douteux; mais
ceux qui souffriront le plus, évidemment ce sont les ouvriers qui se
retrouveront avec leurs ressources épuisées, qui auront à recommencer
leur labeur dans des conditions plus ditlîciles. Ce qui souffre aussi, c'est
l'industrie française paralysée par ces conflits, menacée par la concur-
rence étrangère; c'est la fortune publique tarie dans une de ses sources.
Oui, assurément, l'industrie française est destinée à se ressentir de
cette crise, non-seulement parce qu'il y a dès l'heure présente une rui-
neuse suspension de travail, mais encore parce qu'il y a dans tout cela de
fausses idées, de faux systèmes, en un mot, une fausse politique sus-
pendue pour ainsi dire sur toutes les entreprises matérielles. C'est
l'esprit de parti appliqué à l'industrie, comme on voudrait aussi l'appli-
quer à l'armée par cette loi nouvelle de recrutement qui vient d'être
livrée précipitamment à la discussion à la veille des vacances.
Que resterait-il de l'armée française si le parlement votait cette
loi, qui réaliserait enfin le grand rêve, — le service de trois ans, — en
jetant indistinctement la jeunesse française tout entière dans les rangs ?
C'est évidemment aujourd'hui une question décisive, — décisive pour la
composition de l'armée aussi bien que pour l'éducation littéraire et scien-
tifique de la jeunesse française. Il s'est trouvé heureusement au seuil
de ce débat un député républicain, M. Margaine, qui a lui-même porté
l'épaulette, qui est maintenant un des questeurs de la chambre, et qui
a eu le courage de marcher droit, sans ménager les mots, sur cette idée
du jour, sur cette passion d'égalité absolue qui est tout le secret de la
loi nouvelle. M. Margaine a démontré vigoureusement qu'on allait
détruire l'armée dans sa force, dans son principe, sans avoir même la
chance d'arriver à cette égalité qu'on rêve, qui n'est qu'une chimère.
11 a dit du premier coup ce qui est dans bien des esprits, même des
esprits républicains, et ce qu'on n'ose pas toujours dire. Le service de
trois ans a trouvé, il est vrai, un défenseur dans M. le ministre de la
guerre, qui s'est fait un devoir de déguiser la vraie raison de la loi
sous les phrases habituelles de « répartition plus équitable des char-
ges, » de « fusion des divers élémens de la société française sous le
^drapeau. » Il y a, dans tous les cas, un peint qui n'est pas éclairci.
|M. le ministre de la guerre, appelant à son aide de grands soldats qui
'seraient peut-être étonnés de couvrir de leur autorité les opinions nou-
irelles, s'est efforcé de prouver que le service de trois ans, qui donne la
quantité, peut donner aussi la qualité. Il y a mis toutefois quelques con-
ditions, dont l'une est « l'existence de cadres inférieurs bien recrutés,
intelligens; » mais c'est là précisément la question. Ces cadres qui
sont les ressorts nécessaires d'une armée, on ne les a plus ; ils ont dis-
paru, ils ne se sont pas renouvelés, et on a aujourd'hui beaucoup de
peine à avoir de vrais sous-officiers, même avec le service de cinq ans.
REVUE. — CHRONIQDEt 9Û9
M. le ministre de la guerre semble croire qu'il trouvera tout ce qu'il
lui faut dans cette jeunesse intelligente qu'il propose d'enrôler sans
distinction, et c'est même pour cette raison qu'il demande qu'on ne
fasse aucune exception. M. le ministre de la guerre trouvera sans nul
doute à ce prix des sous-officiers intelligens. Seulement, cette jeunesse
sur laquelle il paraît si bien compter, ne fera que traverser pour ainsi
dire l'armée; elle ne peut former que des cadres mobiles, sans fixité,
sans attachement au métier, et si « l'existence de cadres inférieurs
bien recrutés, » solides, est une condition première, essentielle, si
cette condition est encore si loin d'être réalisée, comment est-on si
pressé d'établir le service de trois ans? C'est prendre pour ainsi dire
le problème à rebours et aller à une véritable confusion. Quelle rai-
son y avait-il surtout d'ouvrir si précipitamment une discussion qu'on
a pu à peine engager, qu'on a dii interrompre presque aussitôt, et qui
laisse en suspens tant de questions sérieuses? Ah! voilà justement
encore un point délicat : c'est que d'ici à quelques semaines les élections
municipales voni se faire dans toute la France. Il fallait bien se hâter
de montrer aux masses populaires qu'on s'occupe d'alléger pour elles
les charges militaires, que la république les protège contre l'oligar-
chie bourgeoise , libérale et financière I Après cela arrivera ce qui
pourra, la démonstration est faite, — et c'est ainsi que même, dans un
règlement d'ordre du jour, les intérêts de la puissance militaire et de
l'éducation libérale de la France restent subordonnés à des calculs de
parti, de popularité et d'élections.
Si, à côié de tant d'autres problèmes qui renaissent sans cesse, que
l'esprit de parti dénature, il y en avait un particulièrement délicat à
résoudre, c'est ce problème de l'organisation municipale de Paris, qui a
été pendant quelques jours l'objet de vives discussions et qui, par le
fait, n"a pas été résolu, puisque le sénat et la chamhre des députés
n'ont pas pu s'entendre. La question de Paris avait été réservée dans la
loi générale votée récemment sur les municipalités. On ne pouvait cepen-
dant attendre plus longtemps en présence des élections toutes pro-
chaines. Gomment organiser cette représentation parisienne? A quel
mode de scrutin et de circonscription s'arrêter? La chambre des députés
s'est prononcée pour un système partageant Paris en quatre grandes
sections, doat chacune aurait élu à peu près vingt conseillers munici-
paux. Le sénat, de son côté, s'est rallié à un autre système, appliquant
le scrutin de liste avec les arrondissemens tels qu'ils existent et un
nombre déterminé, limité de conseillers par arrondissement. La chambre
a persisté dans son vote, le sénat a persisté dans le sien; on n'a pas
pu s'entendre, et, en définitive, le seul système qui n'ait point été
défendu, le système qui existe aujourd'hui, qui est connu et jugé par
ce qu'il a produit, est celui qui se trouve ainsi maintenu, qui reste
maître du terrain. Ce qu'il y a de curieux et de caractéristique, c'est
950 REVUE DES DEDX MONDES.
que, dans toutes ces combinaisons, les partis, le gouvernement lui-
même n'ont paru chercher que ce qui pouvait leur laisser espérer l'avan-
tage électoral ; personne ne s'est occupa de ce qui pouvait assurer
une représentation sérieuse, sincère et rationnelle à Paris. On a éludé
le problème qui consisterait à trouver une organisation municipale
particulière pour une ville qui n'a rien de municipal. C'est là la difii-
cultè et, tant qu'elle ne sera pas résolue, on en sera réduit à cette
anomalie, à cette contradiction d'une ville qui concentre les plus
puissans intérêts moraux, intellectuels, Créanciers et d'un con^^ell
municipal qui passe son temps à voter la tevision de la constitu-
tion, à laïciser, à demander des monumens pour les fédérés de la
commune, — qui, en un mot, n'est en plein Paris qu'une vaine et
artificielle représentation de parti ou de faction.
Que devient, pendant ce temps, l'entreprise que la France poursuit
sur les bords du Fleuve- Rouge, au Tonkin? Nos soldats, pour faire
leur devoir, n'attendent sûrement pas d apprendre ce que la chambre
veut faire de l'armée française avec sa loi de recrniement démocra-
tique et ses prétendues réformes de l'organisation niilitaire. Ils vont
bravement à l'ennemi quand il le faut, et ils supportent sans se
plaindre les fatigues d'une lointaine campagne en pays inconnu. Ils
sont allés à Sontay avec l'amiral Courbet; ils ont pris Bac-Niiih avec
le général Miilot et ses vaillans lieutenans, le général de Négrier,
le général Brière de l'Isle. Ils marchent maintenant sur Hong-Hoa,
Ils iront partout où leurs chefs les conduiront. Le malneur est qu'on
ne voit pas bien comment tout cela peut finir, et que nos succès, nos
traités avec l'Annam n'etnpêchent pas les massacres, qui se renouvel-
lent trop fréquemment là où nous ne sommes pas. La France viendra-
t-elle à bout de pacifier ces contrées, d'y établir un ordre sufTisant et
de faire accepter par la Chine ce qu'elle aura créé? Ce n'est pas sans
doute de sitôt qu'on arrivera à un dénoûment, et avant d'en être là,
on aura certainement à demander de nouveaux crédits, à envoyer des
renforts à notre petite armée expéditionnaire.
Non, décidément, les entreprises lointaines ne réussissent pas pour
le moment aux plus grandes nations. Elles commencent par être aussi
coûteuses que laborieuses; elles ont de la peine à se dégager de toutes
les obscurités, et si la France a des difficultés au Toukin, elle p^ut. à
la rigueur, se dire que l'Angleterre n'est pas plus heureuse avec ses
affaires d'Egypte, qui sont certes loin de se simplifier et de s'éclaircir.
Ce qu'il y a de plus frappant, c'est que, dans les deux cas, pour les
deux gouvernemens, tous les mécomptes, tous les embarras sont nés
d'une politique qui n'a pas su ce qu'elle voulait, qui ne s'est pas fait
une idée exacte et précise de l'œuvre qu'elle allait entreprendre. L'An-
gleterre n'en est même pas encore à avoir des opinions bien claires^
un plan de conduite arrêté, puisque ces jours derniers, dans la chambre
REVUE. — CHRONIQUE, 9 H
des rommunp?!, Inrd llarfington refusait très vivement de déclarer ce
que le gouvernement se proposait de faire. D'un autre côté, dans un
banquet récent, un membre du cabinet avouait que M. GUdstone était
aussi affligé que surpris de la marche des affaires dÉgypte. Le moment
est cependant pressant, car la situation de ces malheureuses contrées
égyptiennes devient réellement de plus en plus périlleuse et la respon-
sabilité de l'Angleterre est, de toute façon, engagée dans cette immense
crise qui est, en grande partie, pon œuvre. S'il ne s'agissait que de
décider l'évacuation du Soudan, au risque d'abandonner ces régions du
haut Nil à Tinvasion désormais victorieuse du mahii et dese'^ bandes,
il n'y aurait pas de doute, la résolution serait déjà prise. L'Angleterre a
es-iayé un semblant d'aciion militaire et diplomatique dans le Soudan»
Elle a envoyé le général Gordon à Khartoiim, le général Graham avec
sa peiiie armée à Souakim, sur les bords de la Mer-Rouge. Elle a paru
un instant vouloir déployer ses forces, elle n'a pas trop réussi dans les
combats sanglans qu'elle a livrés aux bandes d'Osman-Digma; elle n'a
pas persisté, et, aujourd'hui, elle semble impatiente de se retirer. Elle
cherche un moyen , elle serait prête, s'il le fallait, à traiter avec le
mahdi. Malheureusement, une retraite dans ces conditions ressemble-
rait à un désastre; en outre, ce n'est plus là maintenant qu'un des
côtés des affaires égyptiennes, et tandis que le général Graham reçoit
l'ordre de quitter Souakim, tandis que le général Gordon reste livré à
lui-même à Khartoum, c'est dans la Basse- Egypte, c'est îui Caire même
que le danger apparaît sous une autre forme. La désorganisation enva-
hit cette partie de la vallée du Nil. L'anarchie est à peu près complète
dans le gouvernement comme dans le pays, et c'est l'Angleterre elle-
même, il faut l'avouer, qui a singulièrement contribué à aggraver, à
précipiter cette crise.
Le cabinet anglnis a voulu sauver les apparences en laissant le pou-
voir, une ombre de pouvoir au khédive; il a voulu, d'un autre côté,
exercer un véritable protectorat, sans l'avouer, en mettant ses agens
partout, en plaçant particulièrement au ministère de l'intérieur un de
ses fonctionnaires, M. Clifford Lloyd, qui, sous le simple titre de sous-
secrétaire d'état, s'est érigé en petit dictateur. La vérité est que M. Clif-
ford Lloyd, appuyé sans doute par le représentant de l'Angleterre, sir
Evelyn Baring, a voulu tout faire, dominer le gouvernement, le khé-
dive, les ministres. Il a bouleversé l'administration des provinces
sous prétexte de la renouveler et de la diriger. Il a voulu même publier
des projets de loi de sa propre autorité, sans consulter le gouverne-
ment. Il a si bien fait qu'après avoir forcé le ministre de l'intérieur
à se retirer, il a lassé la patience du président du conseil lui-même,
de Nubar-Pacha, qui avait été pourtant nommé pour suivre les conseils
(le l'Angleterre et qui a uni par donner un instant sa démission pour ne
9S& BEVUE DES DEUX MONDES.
pas subir plus longtemps une humiliante tutelle. Il en est résulté pour
le pays cet état de désorganisation oîi il n'y a ni gouvernement, ni
administration, ni force publique, ni ressources suffis-antes. D'un autre
côté, ce malheureux gouvernement est assailli par les réclamations de
tous ceux dont une commission internationale a reconnu les droits à
une indemnité à la suite de l'incendie d'Alexandrie, et il n'a pas même
de quoi suffire aux plus urgentes nécessités. C'est rimpuissance dans
l'anarchie.
Voilà la situation I De sorte qu'il ne s'agit plus de se retirer du Sou-
dan honorablement, si on le peut, en essayant d'arrêter l'invasion du
mahdi à la limite de la Basse-Egypte ; il s'agit de remettre un certain
ordre au Caire, dans cette partie de la vallée du Nil autrefois si
prospère, aujourd'hui livrée à la confusion. C'est là le problème que
l'Angleterre a laissé s'aggraver par les tergiversations de sa politique
et qu'elle a maintenant à résoudre, non-seulement parce que c'est
son intérêt, mais encore parce qu'elle doit, jusqu'à un certain point,
compte à l'Europe d'une situation qu'elle a créée. L'Angleterre, après
être allée seule en paciGcatrice sur le Nil, a prétendu rester seule pour
créer un ordre nouveau qu'elle voulait nécessairement conforme à sa
politique, à ses convenances. Il n'est point douteux que, si M. Gladstone,
qui paraît avoir retrouvé assez rie santé pour aller défendre son bill de
réforme électorale devant la chambre des communes, ne réussit pas,
le cabinet libéral est exposé d'ici à peu aux représailles de l'opinion
offensée de l'humiliation infligée à l'orgueil britannique.
La crise, d'ailleurs assez bénigne, qui s'est déclarée il y a quelques
jours dans les affaires italiennes a eu le dénoûment prévu. L'Italie a
retrouvé un ministère qui n'a rien de bien nouveau dans une situation
politique et parlementaire qui n'est pas sensiblement modifiée. C'est
le président du conseil d'hier, M. Depretis, qui demeure le président
du conseil d'aujourd'hui. Le cabinet reconstitué garde de plus quel-
ques-uns de ses principaux membres, le ministre des affaires étran-
gères, M. Mancini, qui a les secrets de la diplomatie italienne depuis
quelques années, le ministre de la guerre, le général Ferrero. Au
nombre des nouveaux appelés au pouvoir il y a M. Coppino, qui est un
professeur piémontais, ami de M. Depretis, qui a été déjà ministre de
l'instruction publique et qui était récemment élu président de la
chambre des députés à la place de M. Farini; il y a aussi un Napoli-
tain, M. Grimaldi, et un Sarde. En déûnitive, ce n'est plus, si l'on veut,
le cabinet qui existait il y a quelques jours; mais c'est encore un cabi-
net Depretis, avec son chef, avec ses opinions et ses alliés, avec son
programme de Stradella. Le cabinet métamorphosé ne s'est signalé
pour le moment que par un acte assez caractéristique. L'entrée de
IL Goppiûo au ministère nécessitant l'élection d'un nouveau président
REVUE. — CHRONIQUE. 953
de la chambre, M. Depretis a choisi comme candidat M. Biancheri,
homme d'expérience, d'une autorité bienveillante et impartiale, qui a
déjà présidé les débats parlementaires sous le règne de la droite. C'est
la preuve que, si le président du conseil n'a pas voulu aller jusqu'à
faire à la droite une certaine part dans ses combinaisons ministérielles,
il tient cependant à lui donner des gages, à s'assurer le plus possible
et plus que jamais une majorité composée des modérés de la gauche et
de la droite. Avec quelques hommes de moins, avec quelques hommes
de plus, il n'y a guère rien de changé à Rome. C'est le même chef,
c'est la même politique intérieure et extérieure, avec ses garanties de
modération relative, comme aussi avec ses embarras qui naissent par-
fois des circonstances, du mouvement des choses.
L'Italie, heureusement pour elle, est dans une situation où elle pour-
rait bien aisément éviter les embarras et où elle n'a que les difficultés
qu'elle se crée, tantôt en poursuivant des alliances qui ne lui sont pas
nécessaires, tantôt en ramenant, en laissant se réveiller ces affaires de
la papauté qui sont toujours délicates. Où en est-elle pour le moment de
sa politique extérieure, de ces profonds calculs de diplomatie auxquels
elle a paru se livrer pendant quelque temps? Le ministre des atîaires
étrangères d'hier et d'aujourd'hui, M. Mancini, interpellé ces jours pas-
sés, au lendemain de la dernière crise, n'a sûrement pas répandu de bien
vives lumières sur l'état réel des rapports de l'Italie avec l'Europe, sur
les résultats des vastes combinaisons qu'on avait si complaisamment
caressées. A vrai dire, M. Mancini est un ministre très optimiste; à ses
yeux, tout est pour le mieux dans le monde. L'Italie a conquis et garde
sa place dans la triple alliance, elle y figure au même titre que l'Alle-
magne et que l'Autriche. La rentrée de la liussie dans la grande
alliance, dans lintimité des deux empires du centre de l'Europe, n'a
rien changé : c'est une garantie de plus pour la paix qu'on veut main-
tenir. D'un autre côté, les rapports intimes que l'Italie a noués depuis
quelques années avec l'Allemagne et l'Autriche n'excluent pas, au dire
de M. le ministre des affaires étrangères de Rome, les bonnes relations
avec jd'autres puissances, et M. Mancini s'est fait un devoir d'ajouter
comme s'il avait à annoncer une bonne nouvelle : « Les nuages qui
existaient entre la France et l'Italie se sont dissipés grâce aux inten-
tions conciliantes qui ont été apportées des deux côtés dans les négocia-
tions qui ont eu lieu... » Voilà certes des déclarations rassurantes; au
fond cependant, à travers les réticences de ces débats, il ne serait point
impossible de démêler que le zèle pour l'alliance allemande s'est un
peu refroidi au-delà des Alpes, que les résultats n'ont pas répondu à
tout ce qu'on s'était promis. On espérait mieux, on a été un peu déçu,
et tandis qu'il y a eu de ce côié quelque mécompte qu'on n'avoue pas,
les rapports avec la France se sont améliorés. C'est uu fait à recueillir.
954 REVUE DES DEUX MONDES.
L'Italie ept intéressée à bien vivre avec tout le monrle, à ne pas mettre
des complicaiions inutiles dans sa politique. EUe serait iniéressée par-
ticulièrement à éviter des aflaires comme celte qu elle vient de se créer
avec le souverain pontife au sujet de la congrégation de la Propagande,
qui n'a d'autre résultat que de rappeler l'attention du monde sur la
situation du pape à Rome, au Vaiican.
Faire vivre le pape et le roi ensemble à Rome, c'est toujours assuré-
ment une grosse difficulté, et la plus dangereuse des politiques serait
d'aggraNyer le problème par des procédés qui ne pourraient que rendre
plus sensible, pour le chef de la catholicité, une situation déjà pénible
et épineuse. O^j'fst-il arrivé? Le gouvernement italien, depuis qu'il
est à Rome, a voulu étendra à l'ancien domaine pontifical l'application
des lois sur l'aliénation des biens ecclésiastiques. Le moment est venu
où il a cru devoir atteindre la congrégation de la Propagande elle-
même, et ici il a rencontré une sérieuse résistance. La question a été
soumise à plusieurs tribunaux, à plusieurs juridictions. Elle a été
résolue une prennère fois en faveur de la Propagande par la chambre
civile de la cour de cassation de Rome; elle vient d'être tranchée défi-
nitivf-ment contre la Propagande par la cour de cassation tout entière,
jugeant en chambres réunies. Or il y a un fait qui ne peut i^uère être
contesté, qu'admettent les publicistes les plus éminens de l'Italie,
comme M. Bonghi : c'est que la congrégation de la Propagande, qui
est un des principaux ressorts du gouvern» ment spirituel de l'église,
est à ce titre une institution privilégiée, internationale, couverte par
la loi des garanties que l'Italie elle-même a décrétée pour sauvegar-
der l'indépendance du saint-siège. On a passé par-dessus cette consi-
dération, qui est pourtant des plus sérieuses, et le gouvernement ita-
lien reste maintenant avec son arrêt souverain de justice. Le pape,
de son côté, naturellement, n'accepte point cet arrêt. Il n'a pas cessé
de protester au nom de ses droits, au nom de son indépendance; et il
paraît avoir adressé ses protestations à tous les cabinets. 11 a fait plus :
il a organisé à l'extérieur, dans les principales villes du monde, des
procures destinées à mettre les ressources de la Propagande hors de
l'atteinte du gouvernement italien, et, récemment encore, dans une
allocution en consistoire, il a signalé, non sans amertume, avec mesure
encore cependant, la violence qui lui était faite, l'extrémité oii on le
réduisait. Il aurait eu même un instant, dit-on, la pensée de quitter
Rome, de sorte que voilà la guerre allumée, ou plus que jamais rallu-
mée, à propos de cette affaire de la Propagande.
Quelles seront maintenant les conséquences de cet incident noti-
veau dans les relations de l'Italie et de la papauté? Les cabinets qui
ont reçu les protestations venues du Vatican n'ont pas dû intervenir,
quoi qu'on en ait dit, ou dans tous les cas ils ne seraient intervenus
REVUE. — CHRONIQUE. 955
que sous la forme la plus discrète, la plus confidentielle, puisque per-
sonne n'a l'intention de rompre avec l'Italie. La question resie donc,
pour le moment, tout entière dans ce qiie décideront le gouvernement
du roi Humbert et le souverain pontife. M. le ministre Mancini, en
contestant l'autre jour ce qui avait été dit au sujet de l'intervention
de quelques puissances, a renouvelé l'assurance d'une grande modé-
ration. Le gouvernement italien est en effet le premier intéressé à ne
rien pousser à l'extrême, à rendre le séjour de Rome possible pour le
pape, à maintenir l'intégrité des garanties qu'il a proclamées lui-même
pour assurer l'indépendance du gouvernement spirituel de l'église. Ce
n'est pas seulement pour lui une affaire de dignité et d'équité, c'est
aussi un intérêt très sérieux de politique extérieure.
Quant au souverain pooiift^, es-il à croire qu'il ait eu dès ce moment,
comme on l'a dit, la pensée précise, arrêtée de quitter Rome et le Vati-
can, qu'il ait débattu ou laissé débattre dans ses conseils le projet d'al-
ler à Jérusalem ou à Malte, à Brixen ou dans une ville d'Allemagne, à
Majorque ou à Hyères? 11 n'est point douteux qu'il serait reçu avec res-
pect partout oij il voudrait aller s'abriter. C'est là cependant une extré-
mité à laquelle le pape ne se résoudrait, selon toute apparence, que le
jour où il ne pourrait plus faire autrement. Il y a longtemps qu'on a dit
que la place du saint-père était auprès de la confession de Saint-Pierre.
Quitter la confession de Saint-Pierre et s'en aller sur les chemins du
monde, c'est peut-être un spectacle qui peut plaire aux imaginations
vives, à ceux qui aiment les coups de théâtre; ce serait en même
temps un acte si grave, impliquant de tels déplacemens, de tels trou-
bles ou de telles incertitudes, qu'il y a de quoi réfléchir. Léon XIII s'est
montré jusqu'ici un politique trop mesuré, trop habile pour céder à un
premier mouvement, sous le coup d'un incident pénible. Il a prouvé
qu'un pape, même dans des conditions difficiles, peut garder toute son
autorité et traiter sans faiblesse avec les plus puissans. Ce qu'on a dit
depuis quelques jours du départ prochain ou éventuel de Léon XIII
n'est donc vraisemblablement qu'un de ces bruits qui courent de temps
à autre. Au fond, le pape sent bien l'intérêt qui le fixe à Rome. L'Italie,
de son côté, est intéressée à ne rien faire qui puisse aggraver la posi-
tion du saint-père. L'Europe désire certainement qu'il n'y ait point un
éclat, et c'est ce qui fait qu'on est sans doute encore loin d'une crise
que personne ne voudrait précipiter.
I. DE MAZADE.
956 REVUE DES DEUX MONDES.
MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE.
La liquidation de fin mars a été le point de départ d'une modifica-
tion profonde dans les tendances, comme d^ns les allures de notre
marché. Cette modification s'était annoncée dès le mois dernier par
une intervention active et persistante des capitaux de placement. Sous
cette action continue, les cours des rentes et d'un certain nombre de
valeurs s'étaient déjà relevés; mais la spéculation, tant de fois déçue,
n'a d'abord suivi qu'avec une circonspection très hésitante les indica-
tions que lui fournissait le marché du comptant.
Tandis que se prolongeait cette incertitude, les marchés allemands
se mettaient hardiment à la hausse; des achats considérables rele-
vaient partout le niveau des fonds d'état et favorisaient l'essor du
cré Jit en Allemagne, en Autriche-Hongrie, en halie, en Espagne. Le
marché de Londres seul, avec le nôtre, continuait à se montrer réfrac-
taire. Mais le mois d'avril a vu ces deux places se joindre enûn au
mouvement général. Les vendeurs ont compris dès la réponse des
primes quel danger les menaçait; le k 1/2 atteignait 107 francs; le
jour de la liquidation, les reports n'ont pu dépasser le taux moyen
de 3 à 3 1/2 pour 100. Tous les capitaux disponibles n'ont pu être
employés. Des banquiers se sont décidés à commencer des achats
dans le même moment que les baissiers se résignaient à racheter.
Il faut donc, dans la hausse actuelle, faire la part de la progression
brutale due aux rachats forcés du découvert. Si favorables que soient
les changemens survenus dans la situation générale, ils ne sauraient
justifier une hausse de près d'une unité et demie sur nos rentes en
moins de quinze jours. II n'y a pas à craindre jusiju'ici, toutefois, que
la rapidité du mouvement en compromette sérieusement la solidité.
Si la spéculation a la sagesse de modérer désormais son allure, il ne
se produira point de réaction considérable, à moins d'événement tout
à fait imprévu. L'amélioration du marché sert, en effet, trop bien les
intérêts de la haute banque et des établissemens de crédit pour qu'ils
ne fassent pas les efîoris nécessaires en vue du maintien du progrès
accompli. Presque toutes les émissions faites dans ces derniers temps ont
réussi. Il y a partout accumulation d'épargne, et il s^ufTirait, sans doute,
d'une prudente direction pour que l'esprit d'entreprise se réveillât de
la longue torpeur qui a été la conséquence du krach de 1882.
Les fonds étrangers avaient en général précédé les nôtres dans la
voie de la hausse. Ils ont bien maintenu leurs cours pendant cette
^ REVUE. — CHRONIQUE. 957
quinzaine. L'Extérieure d'Espagne a subi presque sans réaction le
ciioc des nouvelles annonçant un commencement d'insurrection à
Cuba. Le dénoûment prévu de la cri^e ministérielle à Rome a permis
à l'Italien de gagner encore 45 centimes à 9/j.65. Toutes les valeurs
turques se sont brillamment relevées. La rente consolidée, qui se
négociait depuis longtemps entre 8 fr. 50 et 9 francs, a été portée à
9 fr. ZtO. Les obligations des Chemins ottomans ont monté de /jl à 51;
les marchés allemands s'occupent de plus en plus de cette videur,
dont la dépréciation leur paraît exagérée, par suite des perspectives
d'amélioration qu'ouvrent les projets de raccordement du réseau des
voies ferrées de la Turquie avec les grandes lignes de transit austro-
hongroises. C'est principalement sur des demandes de Berlin que
s'est faite la hausse de ce titre; il paraît qu'il s'était formé sur cette
place un découvert étendu, dont les rachats ont fait rechercher préci-
pitamment les obligations revêtues du timbre allemand, les seules
dont la circulation soit autorisée dans l'empire d'Allemagne.
Les obligations ottomanes privilégiées étaient naturellement des-
tinées à bénéficier en première ligne du revirement d'opinion que l'on
voyait se produire en faveur de tous les litres de la dette turque. On
sait que le service de ces obligations est assuré par un prélèvement
opéré sur les produits des revenus concédés aux créanciers de la
Porte. Il est vraisemblable que, de 390 francs, cours actuel, ces obli-
gations ne tarderont pas à atteindre, puis à dépasser largement le cours
de 400 francs.
La Banque ottomane a monté de 30 francs; ce qui vient d'être dit
des valeurs turques suffirait pour expliquer cette hausse; mais le
mouvement de reprise a, en outre, une cause spéciale, l'apparition-
très prochaine sur Iss marchés européens des actions de la Régie des
tabacs d'Orient. Ces titres, au nombre de 200,000, ont été souscrits
par les fondateurs de la société, il y a deux ans, et conservés par eux
pendant toute la période d'organisation. Cette période est close, et
tous les services de la société commencent à fonctionner le 14 cou-
rant. Les fondateurs ont cru le moment venu d'intéresser le public à
une affaire industrielle qui présente les perspectives du plus brillant
avenir. L'affaire de la Régie des tabacs turcs a été organisée par la
Banque ottomane, et le capital en a été constitué par cet établissement
avec le concours du Crédit mobilier d'Autriche, à Vienne, et de la
maison Bleichrœder, à Berlin. Les titres, d'une valeur nominale de
500 fraucs, libérés de 250 francs et au porteur, vont être introduits
à la fois sur les deux grandes places allemandes et à Paris dans la
semaine qui suivra les fêtes de Pâques, c'est-à-dire du 15 au 20.
Les négociations seront faites, selon toute probabilité, avec une prime
d'environ 50 francs par titre.
Si rUniûée d'Egypte n'a pas perdu le cours de 345, ce résultat, qui
958 REVUE DES DEUX MONDES.
contraste avec le caractère si peu favorable des nouvelles transmises
du Caire, est dû à la conviction des porteurs de titres que tôt ou tard
le cabinet anglais devra se résigner à proclamer le protectorat de la i
Grande-Bietagne sur l'Egypte. En attendant, les difficultés financières
de ce pays s'aggravent chaque jour et exigent une prompte solution.
Les ministres anglais ont déclaré au parlement qu'ils s'occupaient de
la question. Ce n'est un secret pour personne que M. Gladstune vou-
drait résoudre le problème par un remaniement de la loi de liquida-
tion. Mais les puissances garantes de cette loi ne consentiront à ce
remaniement que si l'Angleterre assume la responsabilité de la dette
égyptienne. La question la plus pressante est celle de l'emprunt à con-
clure pour le paiement des indemnités et pour le règlement de la dette
flottante. Le cabinet anglais espère obtenir des créanciers de l'Egypte
une renonciation au mode d'amortissement par rachat. Le fonds d'amor-
tissement servirait, en tout ou en partie, à gager le nouvel emprunt.
Les sociétés de crédit ont donné lieu à des transactions beaucoup
plus actives que par le passé. Le Crédit foncier a monté de 35 francs.
La hausse continue des valeurs espagnoles et l'amélioration si rapide
des titres ottomans n'ont été ni l'une ni l'autre étrangères à la vivacité
avec laquelle les acheteurs ont recherché la Banque de Paris jusqu'à
915 francs. Le Crédit lyonnais a gagné 30 francs, d'une part à cause du
succès qu'il a obtenu dans sou émission d'obligations du Gaz de Madrid,
de l'autre, parce que l'on sait que cet établissement a en portefeuille un
stock de valeurs turques figurant pour 1 franc dans ses comptes. La
Banque d'escompte commence, de son côté, à profiter des bénéfices qu'a
dû lui procurer l'amélioration considérable des cours du 5 0/0 italien.
Les actions des Chemins français ont été tenues avec fermeté, mais
la spéculation a cessé provisoirement de les pousser, à cause des dimi-
nutions que présentent les relevés hebdomadaires des recettes. Les
valeurs de lacompagnie de Suez sont encore comprimées par le décou-
vert qui s est formé ces derniers mois. Mais déjà, depuis deux jours,
l'action a passé de 2,000 à 2,030 francs.
Plusieurs sociétés ont réuni pendant ces derniers quinze jours leurs
actionnaires en assemblée générale pour leur soumettre les résultats
de l'exercice 1882. Voici les noms de ces sociétés avec le montant des
dividendes proposés et votés: Société générale, 12 fr. 60; Omnibus
de Paris, 55 francs; chemin de fer d'Orléans, 57 fr. 50; Banque trans-
atlantique, 7 francs; Compagnie parisienne du Gaz, 68 francs; Immeu-
bles de France, 20 francs; Chemin de fer de l'Ouest, 37 francs;
Crédit foncier, 60 francs; Société lyonnaise de dépôts, 11 fr. 50;
Compagnie foncière de France, 16 francs; Crédit industriel et com-
mercial, 18 fr. 35 ; Rente foncière, 20 francs.
U directeur-gérant : Q, Sulo2.
TABLE DES MATIÈRES
SOIXANTE-DEUXIEME VOLUME
TROISIÈME PÉRIODE. — LIV« ANNEE.
MARS — AVRIL 1884.
LivrEÛson du 1" Mars.
Études diplomatiques. — La Première Lutte de Fri'déric 11 et Marie-Therèse,
d'après des documens nouveaux. — IV. — Évacuation de l'Allemagne.
Bataille de Dettingue, par M. le duc DE BROGLIE, de l'Acadéiiiie fran-
çaise 5
Andrée, première partie, par M. George DURUY 42
La Charité privée a Paris. — \I. — Les Sœuns aveugles de Saint-Paul,
par M. Maxime DU CAVIP, de l'Académie française 90
Victor Cousin et son OEjvre philosophique. — V. — L'Histoire de la philo-
sophie; Dernière Philosophie; Cousin littérateur et écrivain. Conclusion:
L'Idée éclectique, par M. Paul JA^ET, de l'Institut de France 124
La Démocratie autoritaire aux États-Unis. — III. — La Présidence d'André
Jackson, par M. Albert GIGOT , 158
L'Annexion de Merv a la Russie, par M. Eugène-Melchior DE VOGUÉ. . . 189
Le Poète don Serafin Estebanez, d'après une publication de M. Canovas del
Castillo, par M. G. VALBERÏ 201
Revue littéraire. — La Tragédie de Racine, a propos d'un livre récent, par
M. F. BRUNETIÈRE 213
Chronique de la quinzaine, histoire politique et littéraire 225
Le Mouvement fu^ancier de la quinzaine 231
Livraison du 15 Mars.
Andrée, deiuièaae partie, par M. George DURUY 241
Les Magistrats et la Démocratie. — Une Épuration radicale, par M. Georges
PICOT, de l'iuslitut de France 288
L'Instruction publique dans l'empire romain, par M. Gaston BOISSIER, da
l'Acadéfflie française 316
960 REVUE DES DEUX MONDES,
Un Chapitre de l'histoibe financière de la France. — II. — Les Excès de
LA SPÉCULATION AU DÉBUT DU RÈGNE DE LOUIS XV. — I. — La BaNQUE DE
Law et la Compagnie des Indes. — Faveur des billets. — Hausse des
ACTIONS, par M. Ad. VDITRY, de l'Institut de Franc© 350
La Précision dans l'art, étude de psychologie esthétique, par M. Constant
MARTHA, de l'Institut de France 388
Une Restauration en 1672. — Le Rétablissement du stathoudérat en Hol-
lande, par M. Antonin LEFÈVRE-PONTALIS 415
Moeurs financières de la France. — Le Chemin de Constantinople, par
M. BAILLEUX de MARISY 435
Revue dramatique. — A Propos d'un procès de théâtre, par M. Louis
GANDERAX 455
Chronique de la quinzaine, histoire politique et littéraire. . 467
Le Mouvement financier de la quinzaine 477
Livraison du 1" Avril.
Études diplomatiques. — La Première Lutte de Frédéric II et Marie-Thérèse,
d'après des documens nouveaux. — V. — L'Ambassade de Voltaire a Berlin,
par M. le duc DE BROGLIE, de l'Académie française 481
Andrée, troisième partie, par M. George DURUY 531
La Charité privée a Paris. — VII. — L'Hospitalité du travail, par
M. Maxime DU CAMP, de l'Académie française 574
Les Nouveaux Romanciers américains. — IV. — Le Hosian et la Vie mondaine
A New-York, i ar M. Th. BEMZON 600
Francesco de Sanctis. — Sa Vie et ses OEuvres, par M MARC-MOiNNlER. . 632
La Circulation fiduciaire et la Crise actuelle, par M. Victor BONNET, de
l'Institut de France 668
Le Chancelier de l'empire allemand et M. Moritz Bosch, par M. G. VALBERT. 693
Chronique de la quinzaine, histoire politique et littéraire. ........ 705
Le Mouvement financier de la quinzaine. 716
Livraison du 15 Avril.
Akdrée, dernière partie, par George DURUY •.*. 721
Les Lois du hasard, par J. BERTRAND, de l'Académie des Sciences 758
Les Concerts du dimanche et les Maîtres symphonistes. — Beethoven, Berlioz,
Richard Wagner, par M. Edouard SCHURÉ 780
Un Chapitre de l'histoire financière de la France. — IL — Les Excès de
LA spéculation AU DÉBUT DU RÈGNE DE LOU 1 XV. — IL — BAiSSE DES
ACTIONS ET DÉFAVEUR DES BILLETS. — La ChUTE DU SYSTÈME ET LA LIQUIDATION,
par M. Ad. VUIIRY, de l'Institut de France 817
Les Nouveaux Romanciers américains. ~ V. — F. Marion Crawford, par
M. Th. BENTZON 859
La Politique de Henri IV, par M, Arthur DESJARDINS, de l'Institut de
France 890
Un Littérateur italien. — M. Edmondo de Amicis, par M. Edouard ROD. 922
Revue littéraire. — Le Génie dans l'art, a l'occasion d'un livre récent, par
M. F. BKUNETIÈRE 9^^
Chronique de la quinzaine, histoire politique et littéraire 'Ji5
Le Mouvement financier df, la quinzaine , • • ^''^
k^U: -- imp. A. Quantin, 7, rue SaintrBenoît.
9090 007 517 309