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Full text of "Revue des deux mondes"

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REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


LIV«    ANNÉE.    -    TROISIÈME     PÉRIODE 


TOMB  LXII.   —  1"  MARS  1884. 


Paris.  —  Typ.  A.  Quantin,  7,  rue  Saint-Benoît. 


REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


LIV  ANNÉE.  —  TROISIÈME  PÉRIODE 


TOME     SOIXANTE-DEUXIÈME 


PARIS 

BUREAU    DE   LA   REVUE   DES  DEUX    MONDES 

RUE      DE      l'université,     15 


188/i 


■i-0 


JÏ7 


ÉTUDES   DIPLOMATIQUES 


LA  PREMIERE  LUTTE  DE  FREDERIC  II  ET  DE  MARIE  -  THERESE 
D'APRÈS  DES  DOCUMENS  NOUVEAUX. 


Iv^ 

ÉVACUATION     DE     L'ALLEMAGNE.    —     BATAILLE 
DE     DETTINGUE. 


Si  la  reprise  de  la  guerre  était  accueillie  à  Vienne,  par  Marie-Thé- 
rèse, et  à  Versailles,  autour  de  Louis  XV,  avec  une  satisfaction  à  peu 
près  pareille,  bien  que  partant  de  sentimens  très  divers,  il  était  une 
autre  capitale  et  un  autre  souverain  qui  en  éprouvèrent  une  impres- 
sion tout  opposée.  A  Berlin,  chez  Frédéric,  la  nouvelle  qu'une  armée 
puissante,  commandée  par  un  roi  en  personne,  s'approchait  des 
frontières  de  l'empire  avec  le  dessein  de  peser  sur  les  destinées  de 
l'Allemagne  causa  une  déception  bientôt  suivie  d'une  violente  colère. 
Cette  intervention,  qui  ne  devait  pas  être  inattendue,  mais  qui  avait 
tardé  si  longtemps  qu'on  avait  fini  par  n'y  plus  croire,  déran- 
geait, en  effet,  tous  les  calculs  de  l'astucieux  conquérant  de  la  Silé- 
sie.  En  se  retirant  de  la  lutte,  Frédéric  s'était  flatté  de  laisser  aux 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1*',  du  15  janvier  et  du  15  février. 


6  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

prises  deux  adversaires  de  taille  à  peu  près  égale  qui  épuiseraient 
mutuellement  leurs  forces ,  tandis  qu'il  réparerait  lui-même  les 
siennes  dans  le  repos.  Spectateur  et  juge  des  coups,  il  attendrait 
l'heure  où  il  lui  conviendrait  de  reparaître  de  nouveau  comme  le 
médiateur  nécessaire  et  l'arbitre  des  conditions  de  la  paix.  Tout  avait 
d'abord  semblé  répondre  à  ses  espérances.  Ménagé  par  la  France, 
qui  craignait  de  le  pousser  à  bout,  adulé  par  l'Angleterre,  qui  se 
flattait  de  l'entraîner  à  sa  suite,  traité  par  l'Autriche  vaincue  avec 
une  déférence  qui ,  précisément  parce  qu'elle  était  froide  et  con- 
trainte, n'attestait  que  mieux  sa  victoire,  assiégé  de  supplications  par 
l'empereur,  qui  le  conjurait  de  lui  venir  en  aide,  il  savourait,  le 
sourire  sur  les  lèvres,  toutes  les  jouissances  de  l'orgueil  satisfait. 
Aux  instances  qui  lui  étaient  faites  par  les  parties  adverses  pour 
l'attirer  dans  leurs  rangs  il  répondait  tantôt  par  des  promesses  éva- 
sives,  tantôt  par  des  refus  hautains,  le  tout  assaisonné  de  propos 
insultans,  avec  cette  intempérance  de  langue  qu'il  n'avait  jamais  su 
contenir  et  que  le  succès  mettait  plus  que  jamais  à  l'aise.  Si  les 
généraux  français  n'étaient  à  ses  yeux  que  des  imbéciles  servis  par 
des  poltrons,  les  négociateurs  anglais,  à  leur  tour,  étaient  des  fous 
furieux  et  des  brouillons  ivres.  Ces  aménités  étaient  répandues  par 
lui  à  droite  et  à  gauche,  avec  une  impartiale  largesse,  dans  la  cer- 
titude que,  ni  de  part  ni  d'autre,  l'injure,  si  elle  était  ressentie, 
ne  serait  vengée.  Le  comble  fut  mis  à  sa  présomption  lorsque,  après 
avoir  refusé  obstinément  à  l'Angleterre  de  l'aider  dans  ses  vues  agres- 
sives, il  n'en  obtint  pas  moins,  vers  la  fin  de  Ï7h2,  de  cette  puis- 
sance un  traité  d'alliance  défensive  et  de  garantie  réciproque  qui 
lui  assurait  l'intégrité  de  ses  états  (ses  nouvelles  conquêtes  com- 
prises) sous  la  seule  condition  de  protéger  lui-même  au  besoin  la 
neutralité  du  Hanovre.  C'était  un  traité  à  peu  près  semblable  dans 
la  forme  à  celui  qui  avait  été  conclu  avec  la  France,  dix-huit  mois 
auparavant,  et  dont  les  dispositions  ostensibles  ne  contenaient  aussi 
que  des  stipulations  défensives;  et  comme  celles-là  subsistaient 
encore,  au  moins  sur  le  papier,  Frédéric,  en  réalité,  pouvait  croire 
que,  si  la  guerre  s'envenimait  entre  l'Angleterre  et  la  France,  il  se 
trouverait  garanti  indifféremment  par  l'un  des  combattans  contre 
l'autre  (1). 

Ce  contentement  égoïste  avait  pourtant  déjà  fait  place  à  un  cer- 
tain malaise  quand  il  avait  appris  successivement  l'issue  malheu- 
reuse de  la  tentative  de  Maillebois,  la  capitulation  de  Prague, 
puis  la  situation  gênée  de  l'armée  française  en  Bavière,  qui  pouvait 
d'un  jour  à  l'autre  amener  sa  retraite.  L'idée  que  Marie-Thérèse, 

(1)  Droysen,  t.  ii,  p.  17,  18,  35,  36.  —  Pol  Corr.,  t.  ii,  p.  2G0  etpassim;  294,  295 
et  passim. 


ETUDES    DIPLOMATIQUES.  7 

victorieuse  sans  son  concours,  dictant  la  paix  sans  son  intermé- 
diaire, se  trouverait  par  là  libre  de  se  livrer  sans  contrainte  à  tous 
ses  rêves  de  ressentiment  et  de  revanche,  lui  parut  singulièrement 
déplaisante.  Gomme  il  avait  joué  tout  le  monde,  il  ne  se  dissimu- 
lait pas  qu'il  était  exposé  à  voir  aussi  à  un  jour  donné  tout  le 
monde  ligué  contre  lui.  La  Silésie  était  limitrophe  de  la  Bohême, 
et  beaucoup  de  ses  nouveaux  sujets  gardaient  un  vieil  attachement 
pour  l'héritière  de  leurs  anciens  souverains.  Si,  après  une  paix 
conclue  avec  la  France,  une  armée  autrichienne,  faisant  appel  à 
cette  sympathie  persistante  des  populations,  franchissait  par  sur- 
prise la  limite  qui  séparait  les  deux  provinces,  —  exactement  comme 
il  avait  fait  lui-même  deux  ans  auparavant,  —  ce  n'était  ni  la  France, 
épuisée  et  trahie,  ni  l'Angleterre,  railleuse  et  mécontente,  qui  lui 
viendraient  en  aide.  Son  inquiétude  s'accrut  encore  lorsque,  parmi 
les  conditions  de  paix  possible  exigées  par  Marie-Thérèse,  il  enten- 
dit mentionner  l'appel  du  grand-duc  à  la  succession  impériale.  De 
tous  les  résultats  de  la  dernière  guerre,  le  plus  avantageux  peut- 
être  à  ses  yeux,  celui  auquel  il  attachait  presque  autant  de  prix 
qu'à  l'extension  de  ses  frontières,  c'était  l'avènement  à  l'empire 
d'un  prince  sans  force  et  sans  valeur  personnelles,  qu'il  se  flattait 
de  tenir  toujours  à  sa  discrétion.  «  L'empire  confié  à  Charles  VII, 
avait-il  dit  dans  un  document  curieux  que  j'ai  déjà  cité,  s'attachera 
à  la  Prusse;  j'aurai  l'autorité  de  l'empire,  et  l'électeur  de  Bavière 
l'embarras.  »  Un  prince  protestant  ne  pouvait  désirer  mieux  dans 
les  idées  du  temps  que  de  tenir  ainsi  l'empereur  en  laisse  et  en 
tutelle.  Mais  ce  calcul  menaçait  d'être  complètement  bouleversé 
par  le  retour  au  pouvoir  du  souverain  de  l'antique  maison  à  laquelle 
l'Allemagne  avait  obéi  si  longtemps  et  dont  le  joug  n'aurait  acquis 
que  plus  de  force  par  la  tentative  impuissante  qu'on  aurait  faite 
pour  le  secouer.  Dans  cet  état  d'esprit,  déjà  alarmé,  l'apparition 
d'une  armée  anglaise  sur  les  frontières  de  l'Allemagne,  qui  exaltait 
les  espérances  de  Marie-Thérèse,  devait  causer  à  son  vainqueur, 
devenu  son  allié,  mais  toujours  au  fond  son  rival,  une  véritable 
perplexité. 

Quelle  que  fût  l'inquiétude  du  monarque  prussien,  l'arrogance 
ne  lui  ayant  jusque-là  que  trop  bien  réussi,  il  crut  pouvoir  encore 
sortir  de  peine  en  prenant  avec  tout  le  monde,  même  avec  le  roi 
d'Angleterre  son  oncle,  le  ton  haut  et  menaçant.  Il  manda  chez 
lui  l'ambassadeur  britannique,  le  froid  et  tranquille  Écossais  Hynd- 
ford,  que  le  lecteur  connaît  :  «  Mylord,  lui  dit-il,  je  vous  ai  fait 
venir  pour  vous  parler  de  la  situation  présente  de  l'empereur  et  de 
l'empire,  dont  je  suis  moi-même  un  des  membres  principaux.  La 
nouvelle  de  l'arrivée  de  troupes  si  nombreuses,  dont  la  plus  grande 
partie  est  étrangère,  me  rend  nécessaire  de  connaître  les  intentions 


8  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

du  roi  votre  maître.  Nombre  de  princes  et  d'états  de  l'empire  sol- 
licitent ma  protection  et  me  demandent  d'arrêter  cette  invasion 
armée  qui  amènerait  chez  eux  les  malheurs  de  la  guerre  et  ne  peut 
manquer  de  causer  leur  ruine.  Je  ne  puis  supporter  que  le  chef  de 
l'empire,  que  j'ai  contribué  plus  que  personne  à  faire  élire,  soit 
chassé  de  ses  domaines  héréditaires  et  peut-être  contraint  à  dépo- 
ser la  couronne  impériale  ou  à  consentir  à  l'élection  d'un  roi  des 
Romains...  Que  veut  donc  le  roi  votre  maître?  S'il  ne  veut  qu'atta- 
quer la  France,  en  Flandre,  en  Lorraine  ou  sur  tout  autre  point 
du  territoire  français,  je  n'ai  rien  à  y  voir;  mais  c'est  mon  devoir, 
étant  le  prince  le  plus  considérable  de  l'empire,  d'empêcher  tout 
nouveau  désordre  en  Allemagne.  Ne  vaudrait-il  pas  mieux  pour  le 
roi  d'Angleterre,  qui,  comme  électeur  de  Hanovre,  a  pris  part  au 
choix  de  l'empereur,  d'essayer  de  détacher  ce  prince  de  la  France 
que  de  le  forcer  de  recourir  à  l'appui  de  l'étranger?  Et,  après  tout, 
ajouta-t-il,  s'il  faut  dégainer,  il  vaut  mieux  aujourd'hui  que 
demain,  n  Puis  il  s'arrêta  en  regardant  Hyndford  en  face  pour 
juger  de  l'effet  de  sa  menace. 

Par  malheur,  il  avait  affaire  à  un  homme  qui  le  connaissait  bien, 
l'avait  vu  à  l'œuvre  et  lisait  dans  ses  regards  le  calcul  qui  se  cachait 
sous  cette  feinte  colère.  Hyndford  reçut  sans  en  être  étourdi  ce 
déluge  de  paroles.  «  Je  pris  la  liberté  de  lui  répondre,  écrit  ce  ministre 
à  Carteret,  que,  quoique  je  ne  fusse  pas  suffisamment  informé  de  la 
destination  de  nos  troupes,  Sa  Majesté  ne  pouvait  être  ni  surprise  ni 
offensée  que  des  auxiliaires  de  la  reine  de  Hongrie  prissent  le  parti 
le  plus  utile  au  service  de  leur  alliée  ;  que  les  alliés  de  la  reine  étaient 
bien  forcés  d'aller  chercher  ses  ennemis  là  où  ils  se  trouvaient;  que 
c'étaient  les  Français  qui  avaient  donné  le  premier  exemple  d'en- 
trer dans  l'empire,  où  ils  sont  encore  à  l'heure  qu'il  est  en  grand 
nombre  et  commettent  les  plus  grands  excès  ;  s'ils  n'y  étaient  pas, 
on  ne  serait  pas  obligé  de  les  y  venir  trouver,  et  les  auxiliaires 
de  la  reine  ont  bien  autant  de  droits  d'entrer  dans  l'empire  que 
les  auxiliaires  de  l'empereur.  Et  qui  donc,  lui  ai-je  demandé,  a 
appelé  les  Français  dans  l'empire?  —  C'est  moi,  dit  le  roi,  mais  je 
ne  l'ai  fait  qu'avec  l'assentiment  et  sur  la  demande  de  la  plus  grande 
partie  de  l'empire.  »  Puis  il  reprit  encore  :  «  Écoutez,  mylord,  je 
ne  me  soucie  pas  de  ce  qui  arrive  aux  Français,  mais  je  ne  puis 
souffrir  que  l'empereur  soit  ruiné  ou  détrôné.  Je  me  charge  de 
faire  faire  la  paix  à  l'empereur,  et  ensuite  les  Français  s'en  iront 
comme  ils  pourront.  Mais  l'empereur  n'a  plus  de  quoi  vivre,  et 
c'est  ce  que  je  ne  puis  tolérer.  —  Je  reconnais,  lui  dis-je,  que 
Votre  Majesté  a  choisi  un  empereur  qui  lui  est  commode  et  ne  lui 
causera  jamais  de  désagrément.  »  Ceci  le  fit  rire.  «  C'est  un  choix 
aussi  convenable,  dit-il,  aux  princes  d'Allemagne  qu'à  moi-même. 


ETUDES    DIPLOMATIQUES.  9 

—  Oui,  repris- je,  s'ils  étaient  tous  aussi  puissans  que  Votre 
Majesté.  »  Et  l'entretien  finit  là-dessus  d'assez  bonne  humeur  (1).  » 

Âlais  Hyndford  n'était  pas  homme  à  s'en  tenir  là,  et,  quoique  peu 
efïrayé  des  menaces  au  fond  desquelles  il  voyait  clair,  il  tint  pour- 
tant à  en  avoir  le  cœur  net  :  «  Aussi,  continue-t-il,  le  soir,  au  lever 
de  la  reine  mère,  je  pris  à  part  le  comte  Podewils,  et,  feignant 
d'être  bien  en  colère  pour  tirer  de  lui  tout  ce  que  je  pourrais,  je 
me  plaignis  du  tour  inattendu  que  le  roi  avait  donné  à  sa  conver- 
sation... et  des  expressions  inconvenantes  dont  il  s'était  servi,  et 
j'ajoutai  :  a  Sa  Majesté  prussienne  s'y  prend  de  bonne  heure  pour 
donner  des  lois  à  l'empire;  mais  la  nation  britannique  n'est  pas 
d'humeur  à  se  laisser  dicter  par  d'autres  ce  qu'elle  a  à  faire.  »  Ce 
ministre  a  paru  très  troublé,  m'a  dit  qu'il  verrait  le  roi  ce  matin,  et 
qu'ensuite  il  serait  mieux  en  mesure  de  m'entretenir.  —  Et  le  len- 
demain, reprend  Hyndford,  je  ne  manquai  pas  de  me  placer  le 
matin  sur  le  passage  de  Podewils,  comme  il  sortait  du  cabinet  du 
roi.  Il  me  dit  que  la  première  chose  que  le  roi  lui  avait  demandée, 
c'était  s'il  m'avait  vu  depuis  ma  dernière  audience.  Le  comte  lui 
répondit  affirmativement  et  ajouta  que  je  lui  avais  paru  très  surpris 
de  la  conversation  de  Sa  Majesté  et  que  je  le  lui  avais  dit.  Le  comte 
lui  a  répété  quelques-unes  des  expressions  que  je  lui  avais  rap- 
portées, entre  autres  celle-ci  :  ((  Mieux  vaut  dégainer  aujourd'hui 
que  demain.  »  Le  roi  a  essayé  de  nier  ce  propos  et  d'autres  encore, 
u  II  est  bien  vrai,  a  t-il  dit,  que  nous  étions  un  peu  échauffés  l'un 
et  l'autre,  mais  enfin  nous  avons  fini  par  rire  de  bon  cœur,  et  nous 
nous  sommes  séparés  bons  amis.  » 

Puis,  baissant  la  voix,  Pode^vils  pria  en  grâce  Hyndford  de  se 
tenir  l'esprit  en  repos,  l'assurant  que  le  roi,  d'après  ses  conseils, 
travaillait  déjà  à  un  plan  de  pacification  qui  pourrait  satisfaire  f  em- 
pereur sans  rien  coûter  à  la  reine  de  Hongrie.  «  Mais  surtout, 
ajouta-t-il,  ne  parlez  de  rien  ni  au  comte  Richecourt  (l'envoyé  de 
Marie-Thérèse)  ni  encore  moins  au  marquis  de  Yalori...  »  Hyndford 
se  croyait  donc  en  droit  de  conclure  sa  dépêche  par  ces  mots  : 

(I)  Hyndford  à  Carteret,  17  décembre  1742.  (Record  Office.)  —  Cette  conversation 
et  celles  qui  vont  suivre  sont  antérieures,  je  dois  en  convenir,  à  plusieurs  faits  que 
je  viens  de  relater  :  l'entrée  du  maréchal  de  NoalUes  au  conseil,  le  couronnement  de 
Marie-Théi'èse  à  Prague,  etc.  Mon  excuse  pour  ce  déplacement  est  que,  dans  les 
situations  qui  se  prolongent  sans  changement  et  où  les  questions  renaissent  à  plu- 
sieurs reprises  sans  recevoir  de  solution  immédiate,  il  serait  impossible,  sans  tomber 
dans  la  confusion  et  sans  revenir  à  tout  instant  sur  ses  pas,  de  suivre  l'ordre  chro- 
nologique tout  à  fait  rigoureux.  La  résolution  du  roi  d'Angleterre  de  diriger  ses 
troupes  sur  l'Allemagne  fut  annoncée  bruyamment  dès  la  fin  de  l'année  1742,  puis 
suspendue  par  aivers  motifs,  enfin  exécutée  au  printemps  de  1743.  A  chaque  fois,  elle 
excita  chez  Frédéric  la  môme  irritation.  C'est  au  moment  de  la  première  menace  que 
se  rapportent  ces  entretiens  caractéristiques  qui  révèlent  si  bien  le  fond  du  cœur 
du  souverain  prussien. 


10  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

«  J'ai  cru  devoir  rapporter  tous  ces  détails,  passer  même  sous 
silence  quelques  autres  gasconnades  du  roi  de  Prusse,  qui  viennent 
plutôt,  j'en  suis  sûr,  de  l'impétuosité  de  son  tempérament  que 
d'aucune  résolution  sérieuse  de  mettre  à  exécution  ce  dont  il 
menace.  Je  le  crois  aussi  effrayé  que  qui  que  ce  soit  de  dégainer, 
et  il  ne  se  sert  de  ce  mot  que  parce  que,  sachant  l'effet  que  la 
menace  ferait  sur  lui-même,  il  imagine  qu'elle  en  produira  autant 
sur  les  autres  (1).  » 

C'était  pourtant  trop  tôt  chanter  victoire,  et  le  bon,  le  pacifique 
Podewils,  quoi  qu'il  en  dît,  n'était  nullement  sûr  d'avoir  encore 
ramené  son  maître  à  des  sentimens  plus  calmes.  Il  dut  en  douter 
surtout  si,  comme  il  est  à  croire,  il  reçut  lui-même  à  bout  por- 
tant, en  réponse  à  ses  conseils  de  modération,  quelque  algarade 
de  la  nature  de  celle-ci,  que  nous  trouvons  consigoée  tout  au  long 
dans  les  publications  prussiennes  :  «  Mais  vous  n'envisagez  donc 
pas  quelles  sont  les  conséquences  de  la  marche  des  Anglais  en  Alle- 
magne !  Ils  iront  en  Souabe,  attireront  à  eux  tous  les  princes  de 
l'empire  et  les  forceront  de  joindre  leurs  troupes  aux  anglaises;  ils 
forceront  aussi  les  Français  de  sortir  de  l'empire  ;  ils  donneront  la  loi 
à  l'Allemagne,  feront  le  grand-duc  roi  des  Piomains  et  se  moqueront 
ensuite  de  toutes  les  déclarations  qu'ils  nous  ont  faites.  Et  ce  sera 
votre  faute  que  tout  cela,  parce  que  vous  avez  une  prédilection 
inconcevable  pour  ces  infâmes  Anglais  et  que  vous  croyez  que  je 
serai  perdu  si  je  me  fais  valoir  et  que  je  fais  sentir  au  roi  d'An- 
gleterre que  je  n'approuve  pas  sa  conduite,  et  que  je  suis  d'humeur 
à  m'y  opposer...  Ne  voilà-t-il  pas  encore  ma  poule  mouillée  (2)  !  » 

Effectivement,  soit  qu'il  ne  pût  dominer  son  impatience,  soit  qu'il 
n'eût  pas  désespéré  d'agir  par  intimidation,  Frédéric  essaya  de 
revenir  à  la  charge  avec  Hyndford,  cette  fois  en  lui  portant  un  coup 
droit  qui  visait  au  cœur  du  roi  d'Angleterre.  Il  faut  laisser  encore 
ici  Hyndford  lui-même  rendre  compte  de  ce  nouvel  et  étrange  inci- 
dent. —  (t  Je  vous  écris,  dit-il  à  Garteret,  au  retour  d'un  bal  mas- 
qué où  j'avais  pensé  que  j'aurais  une  occasion  de  découvrir  quelque 
chose  de  plus  des  sentimens  de  Sa  Majesté  prussienne.  Je  ne  me 
trompais  pas,  car  après  souper  et  après  avoir  pris,  je  crois,  une 
dose  passable  de  vin,  le  roi  m'a  pris  à  part  et  m'a  dit  :  «  Mylord, 
j'entends  dire  que  les  troupes  anglaises  sont  en  marche  vers  le 
Rhin,  et  si  c'est  vrai,  je  vous  dis  clairement  qu'elles  auront  affaire 
à  moi.  Car,  encore  un  coup,  je  ne  veux  pas  souffrir  que  ces  troupes 
étrangères  entrent  dans  l'empire  pour  en  troubler  le  repos...  Si  elles 


(1)  Hyndford  à  Carteret,  18  décembre  1742.  (Corresiwndance  de  Prusse.  -  Record 
Office.) 

(2)  Pol.  Corr.,  t.  ii,  p.  327. 


ETUDES   DIPLOMATIQUES.  11 

passent  le  Rhin,  je  serai  obligé  de  m'y  opposer  et  les  princes  de 
l'empire  feront  de  même...  Si  votre  maître  fait  la  guerre  à  l'empe- 
reur, je  le  prie  de  se  souvenir  que  le  Hanovre  est  à  une  petite  dis- 
tance de  chez  moi,  et  que  j'y  peux  entrer  quand  il  me  plaira.  Avez- 
vous  rendu  compte  à  votre  cour  de  la  conversation  de.I'autre  jour? 
—  Je  lui  dis  que  j'en  avais  rapporté  la  plus  grande  partie  et  que  je 
transmettrais  aussi  ce  que  Sa  Majesté  voulait  bien  me  dire.  —  Et 
combien  de  temps  faudra-t-il  pour  que  ce  rapport  arrive  en  Angle- 
terre? —  Sire,  mon  courrier  partira  demain  à  quatre  heures  du 
matin,  en  même  temps  qu'il  emportera  les  ratifications  du  traité 
d'aUiance  défensive,  conclu  par  vous  avec  le  roi  mon  maître.  — 
En  tout,  ajoute  Hyndford,  le  roi  de  Prusse  est  comme  un  fou  dès 
qu'il  parle  de  l'empereur.  » 

Ce  fut  encore  le  pauvre  Podewils  qui  reçut  le  contre-coup  de  ces 
folies.  Dès  qu'Hyndford,  qui  ne  manqua  pas  de  l'aller  trouver,  lui  eut 
conté  ce  nouveau  débat,  le  comte,  haussant  les  épaules  et  levant  les 
yeux  au  ciel  avec  un  air  de  surprise  et  de  compassion,  s'écria  :  «  Je 
voudrais  pour  l'amour  de  Dieu  que  le  roi  cessât  de  parler  d'affaires 
publiques  avec  les  ministres  étrangers,  ou  qu'il  se  chargeât  de  les 
conduire  à  lui  seul,  tant  j'en  suis  malade.  Et  quand  vous  a-t-il  parlé? 
Est-ce  avant  ou  après  souper?  —  Après,  lui  dis-je.  —  11  faut  donc 
qu'il  ait  été  pris  de  vin.  »  Je  lui  répondis  que  les  menaces  que 
font  les  rois  quand  ils  ont  le  vin  en  tête  portent  souvent  leurs  con- 
séquences quand  ils  sont  dégrisés,  et  qu'un  n^inistre  moins  froid 
que  moi  aurait  pris  ce  langage  pour  une  déclaration  de  guerre... 
a  Mon  cher  lord,  me  dit  le  comte,  vous  savez  que  nous  disons  tant 
de  choses  que  nous  ne  faisons  pas,  et  si  vous  rapportez  cette  sailheà 
votre  cour,  présentez-la,  de  grâce,  sous  le  meilleur  jour  possible.»  Je 
lui  répondis  que  le  temps  était  venu  de  ne  rien  cacher,  et  que  d'ail- 
leurs son  maître  m'avait  enjoint  de  tout  porter  à  la  connaissance 
de  ma  cour  et  paraissait  attendre  impatiemment  sa  réponse.  «  Il 
est  certain,  dit  le  comte,  que  le  roi  mon  maître  est  effrayé  de  voir 
l'empire  devenir  le  théâtre  de  la  guerre.  Mais  quant  à  attaquer  le 
Hanovre,  je  vous  jure  qu'il  n'y  a  jamais  songé.  —  Monsieur,  lui 
répondis-je,  ni  vous,  ni  personne  ne  sait  ce  que  le  roi  de  Prusse 
fera  ou  ne  fera  pas  ;  il  ne  consulte  personne  et  ne  suit  aucun  con- 
seil. Mais  il  répondra  de  toutes  les  folies  qu'il  ferait.  Quoique  le  roi 
mon  maître  soit  un  plus  jeune  électeur  que  celui  de  Brandebourg, 
souvenez-vous  qu'il  est  pourtant  un  beaucoup  plus  grand  roi,.,  et 
que  si  on  en  vient  aux  mains,  la  question  sera  de  savoir  qui  des  deux 
a  la  plus  longue  épée  et  la  plus  grosse  bourse.  Faites  l'usage  que 
vous  voudrez  de  ce  que  j'ai  l'honneur  de  vous  dire  (1).  » 

(1)  Hyndford  à   Carteret,  17-20  décembre  1742.   {Correspondance    de  Prusse,  — 
Record  Office.) 


12  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Ce  ferme  langage  fît  enfîn  son  effet,  et,  les  fumées  du  vin  une 
fois  dissipées,  Frédéric  se  mit  tout  simplement  à  l'œuvre,  non  pour 
diriger  contre  le  Hanovre  une  opération  militaire,  mais  pour  rédiger 
et  faire  parvenir  à  Londres  d'une  part,  et  à  Francfort  de  l'autre, 
deux  plans  de  natare  beaucoup  moins  aventureuse.  L'un  et  l'autre 
étaient  conçus  dans  la  pensée  d'éloigner  le  péril  qu'il  redoutait, 
sans  recourir,  du  moins  en  son  propre  nom  et  à  ses  propres  ris- 
ques, au  hasard  d'une  guerre  nouvelle.  L'un  de  ces  projets  (celui 
qui  fut  soumis  au  cabinet  anglais),  consistait  à  offrir  à  l'empereur 
une  extension  de  territoire  aux  dépens,  non  de  l'Autriche,  mais 
d'un  certain  nombre  des  petits  états  de  l'Allemagne.  Quelques 
principautés  ecclésiastiques,  comme  les  évêchés  de  Salzbourg  et  de 
Passau,  pourraient  être  sécularisées,  quelques  villes  libres,  comme 
tlm,  Ratisbonne  et  Augsbourg,  privées  de  leur  indépendance  et 
réduites  à  leurs  franchises  municipales.  Ou  formerait  ainsi  de  ces 
petites  fractions  réunies  un  lot  honnête  qui  viendrait  grossir  le 
patrimoine  de  la  Bavière,  sans  exiger  de  Marie-Thérèse  de  nouveaux 
sacrifices. 

L'autre  plan,  plus  simple  en  apparence,  était  pourtant  d'une  exé- 
cution plus  difficile.  Il  s'agissait  de  pousser  Charles  Ylî,  menacé  dans 
sa  sécurité  personnelle,  à  faire  un  appel  solennel  à  la  diète  germa- 
nique pourra  sommer  de  défendre  le  chef  de  l'empire  par  des  mesures 
efficaces.  A  cet  effet,  les  contingens  impériaux  des  diverses  pui§- 
sances  seraient  convoqués  et  formeraient  une  armée  qui,  sous  le 
nom  d'armée  d'observation  et  de  neutralité,  seraii  chargée  de  pro- 
téger contre  l'invasion  étrangère  l'intégrité  du  sol  germanique.  Fré- 
déric espérait  que  la  crainte  seule  d'avoir  affaire  à  tout  l'empire 
arrêterait  les  velléités  belliqueuses  de  l'Angleterre.  En  tout  cas,  les 
contingens  prussiens  étant  certainement  les  plus  nombreux,  les  seuls 
aguerris,  les  seuls  en  état  de  répondre  à  l'appel,  leur  chef  serait 
naturellement  placé  à  la  tête  de  toutes  les  forces  fédérales.  Ce  ne 
serait  plus  alors  le  roi  de  Prusse  qui  aurait  à  combattre  pour  sa 
cause  personnelle,  mais  le  prince  le  plus  considérable  de  l'empire 
qui  veillerait  au  salut  de  la  patrie  commune,  et,  sous  ce  costume 
ou  ce  masque  nouveau,  on  ne  pourrait  lui  reprocher  de  violer  les 
engagemens  pacifiques  si  récemment  pris  à  Breslau.  On  peut  croire 
que  celte  perspective,  sans  qu'il  désirât  précisément  la  voir  réalisée, 
ne  lui  déplaisait  pourtant  pas.  Il  lui  souriait  assez  de  se  voir,  en 
imagination,  placé  en  quelque  sorte  sur  les  marches  du  trône  impé- 
rial, figurant  comme  le  bras  armé  du  grand  corps  dont  Charles  Yll 
n'eût  plus  été  que  le  chef  nominal.  Merveilleux  instinct  du  génie  ! 
des  caprices  même,  de  l'agitation  tumultueuse  et  désordonnée  de  ce 
grand  esprit,  naissait  une  pensée  dont  il  ne  soupçonnait  peut-être 
pas  lui-même  la  portée  vraiment  prophétique  ;  il  faisait  de  la  Prusse 


ETUDES   DIPLOMATIQUES.  13 

le  rempart  et  le  bouclier  de  l'unité  germanique,  en  attendant  qu'elle 
pût  en  être  l'incarnation. 

Seulement,  les  deux  plans  mis  en  avant,  le  même  jour,  par  Fré- 
déric, se  contrariaient  directement  l'un  l'autre,  car  c'était,  il  faut 
bien  le  dire,  une  étrange  manière  d'entrer  en  campagne  pour 
défendre  l'empire  que  de  commencer  par  sacrifier  d'un  trait  de 
plume,  dans  la  personne  des  princes  évêques  et  des  citoyens  des 
villes  impériales,  les  moins  puissans,  mais  non  les  moins  intéres- 
sans  de  ses  membres.  Cette  manière  cavalière  de  disposer  du  bien 
d'autrui  pour  solder  un  compte  embarrassant,  cet  abus  de  la  force 
contre  les  petits  et  les  faibles,  rappelaient  trop  les  habitudes  et  les 
procédés  d'esprit  de  l'envahisseur  de  la  Silésie,  pour  qu'on  fut  tenté 
de  lui  confier  le  rôle  de  protecteur  et  de  champion  du  droit.  Aussi, 
dès  que  le  soi-disant  projet  prussien  de  pacification  fut  connu,  ce 
fut  d'un  bout  de  l'empire  à  l'autre  un  cri  de  réprobation  univer- 
sel. Par  extraordinaire  même,  les  diverses  communions  religieuses 
qui  se  partageaient  l'Allemagne  et  se  surveillaient  ordinairement 
avec  jalousie  se  trouvèrent  ce  jour-là  d'accord;  car,  tandis  que  les 
catholiques  prenaient  fait  et  cause  pour  leurs  évêques,  la  plupart 
des  villes  libres,  étant  protestantes,  firent  appel  pour  se  défendre 
aux  sympathies  de  leurs  coreligionnaires.  Entre  l'Autriche  et  l'An- 
gleterre ce  fut  à  qui  s'empresserait  d'exploiter  ces  pieux  sentimens. 
Marie-Thérèse  jeta  feu  et  flammes  pour  les  droits  de  l'église  violés , 
Garteret  disait  en  raillant  au  ministre  de  Prusse  à  Londres  : 
«  Qu'on  fasse  des  évêques  ce  qu'on  voudra,  mais  deux  princes  pro- 
testans  comme  George  et  Frédéric  peuvent-ils  sacrifier  ceux  qui 
ont  souffert  pour  l'évangile?  »  Et  le  ministre  impérial  ayant  paru  un 
instant  ouvrir  l'oreille  à  une  proposition  où  il  trouvait  l'avantage  de 
son  maître,  Charles  \1I  fut  obhgé  de  le  désavouer  avec  éclat,  pour 
ne  pas  être  accusé  de  fouler  aux  pieds,  tout  à  la  fois,  les  canons 
ecclésiastiques  et  les  constitutions  de  l'empire  (1). 

On  peut  juger  par  là  de  l'accueil  qui  attendait  l'autre  proposition 
prussienne,  lorsque  l'empereur,  s'en  faisant  l'organe,  vint  demander 
à  la  diète  germanique,  réunie  à  Francfort,  de  pourvoir  par  des 
mesures  militaires  à  la  sécurité  de  l'empire.  Il  fut  tout  de  suite 
aisé  de  voir  que  la  partie  était  perdue  d'avance,  et  que,  dans  une 
assemblée  très  timide  de  sa  nature,  le  moyen  d'obtenir  un  acte  de 
vigueur  n'était  pas  d'avoir  commencé  par  inquiéter  chacun,  petit  et 
grand,  sur  le  sort  qu'on  lui  réservait  dans  la  Uquidation  finale  et 
les  périls  personnels  qu'il  pouvait  courir. 

En  premier  lieu,  sur  les  neuf  voix  qui  formaient  le  collège  des 
princes  électeurs,  deux,  celles  du  Hanovre  et  de  la  Saxe,  étant 

(1)  PoL  Corr.,  t.  ii,  p.  355.  —  Podewila  au  roi  de  Prusse. 


14  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

désormais  assurées  à  l'Autriche,  la  majorité  dépendait  exclusive- 
ment des  trois  archevêques.  Ceux-là,  en  suivant  la  fortune  pour  se 
rapprocher  de  Marie-Thérèse,  obéissaient  à  leurs  tendances  natu- 
relles. Le  seul  qui  hésitât  encore  était  l'archevêque  de  Cologne, 
moins  en  raison  de  sa  qualité  de  prince  de  Bavière  et  de  frère  de 
l'empereur,  que  par  suite  de  l'ascendant  qu'avait  su  prendre  sur 
lui,  on  l'a  vu,  l'aimable  ministre  de  France,  le  comte  de  Sade.  Mais 
cette  fois,  en  présence  du  scandale  causé  par  l'atteinte  que  Fré- 
déric avait  portée  aux  droits  des  principautés  ecclésiastiques,  de 
Sade  lui-même  dut  se  reconnaître  impuissant,  et  l'électeur  se 
déclara  prêt  k  aller  combattre  de  sa  personne,  à  la  diète,  tout  plan 
qui  serait  l'œuvre  d'un  prince  aussi  suspect  que  le  roi  de  Prusse. 
Tout  ce  que  le  plaisant  diplomate  put  obtenir,  ce  fut  de  retarder 
ce  départ  en  organisant  une  représentation  théâtrale  où  le  prélat 
lui-même  dut  prendre  un  rôle,  en  compagnie  d'une  dame  qui  pré- 
tendait k  lui  plaire.  La  pièce  choisie  n'était  autre  que  Zaïre,  la 
nature  du  sujet  faisant  oublier  le  nom  de  l'auteur.  La  fête  devait 
d'abord  avoir  lieu  pendant  les  jours  gras,  et  de  Sade  écrivait  à  sa 
cour  :  «  Nous  voilà  en  sûreté  pour  le  carnaval ,  mais  nous  nous 
brouillerons  en  carême.  Pour  Dieu,  tirez-moi  d'ici  !  »  Il  réussit 
pourtant  à  prolonger  jusqu'à  Pâques,  l'électeur  s'étant  laissé  per- 
suader que  Zaïre  était  une  pièce  assez  édifiante  pour  qu'on  pût  la 
jouer  même  en  temps  de  pénitence.  Mais  une  fois  la  semaine  sainte 
passée,  rien  ne  put  plus  le  retenir,  et  de  Sade,  désespérant  de  son 
crédit,  au  heu  de  l'accompagner  à  Francfort,  demanda  lui-même 
un  congé  pour  retourner  en  France. 

Plus  nombreux  et  plus  divisés  que  le  collège  des  électeurs,  les 
deux  autres,  celui  des  princes  et  celui  des  villes,  n'étaient  guère, 
au  fond,  mieux  disposés.  Seulement,  il  n'entrait  pas  dans  les  habi- 
tudes de  la  diète  de  refuser  directement  ce  qu'on  lui  demandait. 
Éluder,  ajourner,  se  perdre  dans  des  longueurs  interminables  et 
dans  des  détails  infinis  de  procédure^  ce  mode  de  résistance  pas- 
sive convenait  mieux  à  son  tempérament.  La  haute  assemblée  ne  se 
fit  pas  faute,  cette  fois,  de  l'employer.  Convoquée  au  milieu  de 
mars,  elle  n'avait  pas  encore  commencé  à  délibérer  quand  la  mort 
de  l'archevêque  de  Mayence,  qui  la  présidait,  fournit  un  prétexte 
tout  naturel  pour  interrompre  les  séances.  On  ne  les  reprit  qu'après 
un  délai  d'un  mois,  lorsque  la  vacance  du  siège  eut  été  remplie 
par  un  choix  cette  fois  très  ouvertement  pris  parmi  les  serviteurs  les 
plus  dévoués  de  l'Autriche.  Alors  seulement,  après  une  délibération 
longue  et  pénible  où  les  envoyés  de  la  Prusse  se  déclarèrent  presque 
seuls  pour  les  partis  de  vigueur,  on  aboutit  à  un  condusum  très 
confus,  exprimant  des  vœux  stériles  pour  le  rétablissement  de  la 
paix  et  invoquant  la  médiation  des  puissances  maritimes,  c'est- 


ÉTUDES   PIPXOMA.TIQUBS,  15 

à-dire  de  l'Angleterre  et  de  la  Hollande.  Au  moment  où  les  armées 
de  ces  deux  états  se  massaient  sur  les  frontières  d'Allemagne,  une 
telle  décision,  si  elle  ne  les  autorisait  pas  expressément  à  les  fran- 
chir, n'était  pas  faite  non  plus  pour  les  décourager  (1). 

Cette  triste  défaillance  était  la  suite  naturelle  du  défaut  d'élasti- 
cité et  d'énergie  qui  paralysait  tous  les  rouages  de  la  vieille  machine 
impériale;  mais  il  n'est  pas  douteux  que  la  méfiance  inspirée  par 
la  politique  cauteleuse  et  capricieuse  de  Frédéric  contribuait  encore 
plus  que  toute  autre  cause  à  un  résultat  si  contraire  à  ses  vues. 
Personne  ne  s'était  soucié  de  remettre  entre  ses  mains  des  forces 
dont  on  ne  pouvait  ni  prévoir  ni  deviner  l'usage  qu'il  comptait 
faire.  Ce  sentiment  de  réserve  était  si  général,  tellement  répandu  dans 
les  partis  les  plus  opposés,  chacun  croyait  avoir  tant  de  sujets  de 
se  plaindre  dans  le  passé,  tant  de  motifs  de  se  mettre  en  garde  pour 
l'avenir,  que  cette  sympathie  sur  un  point  unique  établissait  entre 
les  adversaires  les  plus  déclarés  des  rapprochemens  inattendus.  C'est 
ainsi  que  Hyndford  et  Valori  s'étaient  empressés  d'écrire,  chacun  de 
leur  côté,  dans  des  termes  qui  ne  différaient  guère,  qu'il  n'y  avait 
rien  à  attendre  de  bon  d'une  armée  soi-disant  de  neutralité  dont  le 
roi  de  Prusse  aurait  le  commandement.  «  On  dit,  écrivait  Yalori,  qu'il 
a  offert  30,000  hommes  pour  cette  prétendue  armée  d'observation. 
Si  cette  offre  avait  lieu  et  qu'elle  fût  acceptée,  ne  pensez-vous 
pas,  monseigneur,  que  ces  30,000  hommes  seraient  ^fort  à  charge  à 
quelque  parti  qu'ils  soient  portés,  et  peut-être  d'une  médiocre  uti- 
lité pour  la  cause  qu'ils  sembleraient  embrasser?..  En  tout  cas,  s'il 
fait  marcher  des  troupes,  ce  sera  dans  le  cas  où  il  pourra  les  faire 
vivre  aux  dépens  d'autrui.  »  Hyndford  était  naturellement  plus  défiant 
encore  :  «  Personne  ne  croira,  disait-il  à  Podewils,  à  votre  neutra- 
lité :  le  plus  grand  prince  d'Europe  ne  peut  pas  arrêter  la  fama  cla- 
mosa,  quand  sa  conduite  a  donné  lieu  à  tous  les  soupçons.  Si  la 
diète  assemble  une  armée  et  si  on  y  voit  seulement  l'uniforme  bleu 
d'un  soldat  prussien,  toute  l'Europe  regardera  ce  fait  comme  la 
violation  manifeste  de  votre  traité  avec  la  reine  de  Hongrie  (2).  » 

;^l)  Droyseu,  l.  u,  p.  30-44,  55-57,  00-G2,  71-73.  —  Pol.Corr.,  t.  ii,  p.  302,  313,  320, 
324,  327,  329,  332,  339,  351,  360,  301.  —  D'Arneth,  t.  ii,  p.  207,  210.  —  Hyndford  à 
Carteret,  16  février  1743.  —  Carteret  à  Hyndford,  1"  mars  1743.  {Correspondance  de 
Prusse.  Record  Office.)  —  Carteret  à  Robinson,  13  mars  1743.  (Correspondance  de 
Vienne.  Record  Office.)  —  Rescrit  impérial  du  G  mars  1743.  (Correspondance  de  Bavière. 
Ministère  des  affaires  étrangères.)  —  Blondel  à  Amelot,  11,  15  mars,  1"  avril, 
18  mai  il Vd.  [Correspondance  d'Allemagne.  Ministère  des  affaires  étrangères. )—Bussy 
à  Amelot,  mars  1743.  (Correspondance  d'Angleterre.mmaièvG  des  affaires  étrangères,) 
—  De  Sade  à  Amelot,  21  janvier  1743.  (Correspondance  de  Cologne.) 

(2)  Valori  à  Amelot,  21,  29  janvier  1743.  (Correspondance  de  Prusse.  Ministère  des 
affaires  étrangères.)  —  Hyndford  à  Carteret,  12  février  1743.  (Correspondance  de 
Prusse,  6ecorA,Omce,.,) 


16  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

Insensiblement  même,  cet  accord  dans  la  manière  de  juger  le 
caractère  de  l'homme  auquel  ils  avaient  affaire  amenait  entre  les 
deux  diplomates,  malgré  l'inimitié  de  leurs  cours,  une  sorte  d'en- 
tente presque  afTectueuse  qui  s'exprimait  même,  parfois,  par  des 
épanchemens  mutuels.  Se  rencontrant  chaque  matin  à  la  porte  du 
cabinet  royal,  ou  le  soir  dans  les  salons  de  la  reine  ou  des  prin- 
cesses, iis  prenaient  plaisir  à  se  raconter  l'un  à  l'autre  les  tours 
d'adresse  par  lesquels  Frédéric  essayait  de  les  tromper,  et  en  con- 
frontant les  confidences  qu'on  leur  avait  faites  à  l'oreille,  à  percer 
à  jour  le  double  jeu  dont  on  les  croyait  dupes.  C'est  le  plaisir  que 
se  donna  Hyndford  en  particulier,  au  lendemain  des  scènes  de  vio- 
lences que  j'ai  racontées,  et  il  en  rend  compte  à  sa  cour  dans  un 
récit  piquant  dont  les  dépêches  correspondantes  de  Valori  viennent 
de  leur  côté  confirmer  l'exactitude. 

On  a  vu,  en  eff'et,  de  quel  ton  de  sublime  indifî'érence  Frédéric 
s'était  exprimé  sur  le  sort  qu'il  réservait  à  l'armée  française,  si  l'An- 
gleterre consentait  à  entrer  dans  ses  vues  pour  satisfaire  l'empereur; 
on  a  pu  juger  également  avec  quel  soin  charitable  il  cherchait  à 
dériver,  sur  le  territoire  français,  l'orage  qui  menaçait  les  provinces 
allemandes  :  «  Faites  la  paix,  avait-il  dit,  et  les  Français  s'en  iront 
comme  ils  pourront.  »  Et  encore  :  u  Si  vous  attaquez  la  France  en 
Flandre  ou  en  Lorraine,  libre  à  vous,  je  n'ai  rien  à  y  voir.  »  Natu- 
rellement (et  Hyndford  devait  s'en  douter),  ce  n'était  pas  de  même 
sorte  qu'il  parlait  au  ministre  de  France.  Au  contraire,  tant  que  la 
paix,  qui  devait  être  son  œuvre,  n'était  pas  conclue,  tant  que  l'An- 
gleterre restait  menaçante,  il  lui  convenait  que  les  troupes  françaises 
demeurassent  de  pied  ferme  en  Bavière  pour  tenir  au  moins  en  échec 
une  partie  des  forces  autrichiennes.  Aussi  n'était-il  pas  de  jour  oii  il 
n'engageât  Valori  à  presser  le  cabinet  français  d'envoyer  des  renforts 
à  son  armée  d'Allemagne  et  des  instructions  vigoureuses  au  maré- 
chal de  Broglie.  Reproches  amers  sur  la  mollesse  des  soldats,  plai- 
santeries piquantes  sur  l'incapacité  des  généraux,  indication  au  besoin 
de  mesures  stratégiques  à  prendre  dans  une  prochaine  campagne, 
il  mettait  tout  en  œuvre  pour  piquer  d'honneur  l'ambassadeur  et 
stimuler  par  lui  l'ardeur  défaillante  de  son  gouvernement.  «  Mais 
agissez  donc,  disait-il  sans  cesse,  messieurs  les  Français  ;  vous  ne 
faites  rien,  vos  généraux  ont  vraiment  une  nouvelle  manière  de 
faire  la  guerre.  »  Il  allait  même,   au  besoin,  jusqu'à  reprocher 
l'excès  de  modération  de  la  France  dans  ses  rapports  avec  les  princes 
allemands.  «  Je  les  connais,  disait-il,  ils  n'agissent  que  par  la  crainte. 
Que  ne  vous  emparez- vous  tout  de  suite,  par  exemple,  de  Trêves  et 
de  Mayence  1  je  crierais  comme  les  autres,  mais  au  fond  je  m'en 
moquerais  et  j'en  serais  bien  aise.  »  Que  serait-il  arrivé  si,  après 
avoir  suivi  ces  conseils  aventureux,  la  France  s'était  trouvée  le  len- 


ÉTUDES  DIPLOMATIQUES.  17 

demain  isolée  en  face  de  la  réconciliation  subite,  opérée  par  lui- 
même,  de  toute  l' Allemagne  et  de  l'Angleterre?  C'est  ce  dont  il  ne 
prenait  probablement  pas  la  peine  de  s'occuper  (1). 

Mais  Valori,  que  tant  d'expériences  avaient  mis  sur  ses  gardes, 
doutait  un  peu  de  la  sincérité  de  ce  beau  zèle,  et  toujours  inquiet 
de  ce  que  pouvaient  se  dire  dans  de  longues  et  vives  conversations 
lord  Hyndford  et  Frédéric,  il  crut  pouvoir  user  de  la  camaraderie 
amicale  qui  s'était  établie  par  le  fait  entre  son  collègue  et  lui  pour 
tâcher  d'en  savoir  un  peu  plus  long.  «  Il  est  venu  droit  à  moi, 
raconte  Hyndford,  après  le  dîner,  et  m'a  dit  :  «  Mylord,  je  vais  vous 
faire  une  question  à  laquelle  je  ne  sais  pas  si  vous  voudrez  répondre. 
Je  vous  prie  de  ne  pas  trouver  ma  curiosité  trop  inconvenante... 
Vous  pourrez  ne  me  rien  dire  ou  faire  la  réponse  qu'il  vous  plaira.» 
—  Je  dis  au  marquis  que  je  ne  serais  jamais  embarrassé  de  lui 
répondre,  parce  qu'il  était  trop  bien  élevé  pour  me  faire  une  ques- 
tion déplacée.  Il  m'exprima  alors  le  désir  de  savoir  si  le  roi  mon 
maître  avait  prié  le  roi  de  Prusse  d'offrir  sa  médiation  entre  l'em- 
pereur et  la  reine  de  Hongrie.  Je  lui  répondis  négativement  sans 
hésiter.  Mais,  mon  cher  marquis,  ajoutai-je,  puisque  vous  m'avez 
mis  sur  le  sujet  du  roi  de  Prusse,  si  vous  voulez  me  donner  votre 
parole  d'honneur  de  ne  jamais  révéler  ce  que  je  vais  vous  dire,  je 
vous  dirai  quelque  chose  qui  vous  surprendra.  Il  mit  sa  main  dans 
la  mienne  et  me  fit  la  promesse  que  je  lui  demandais  de  la  manière 
la  plus  solennelle.  Je  lui  dis  alors  :  «  Je  ne  sais  si  la  bonne  opinion 
que  vous  avez  du  roi  de  Prusse  et  les  protestations  d'amitié  qu'il 
fait  à  votre  cour  vous  permettront  de  croire  qu'au  même  moment,  il 
essaie  avec  insistance  de  persuader  au  roi  mon  maître  d'attaquer  la 
France  sur  son  territoire  au  lieu  de  marcher  en  Allemagne.  »  L'éton- 
nement  du  marquis  passa  alors  toute  expression.  Après  s'être  tu 
quelques  instans  :  «  Est-il  possible,  s'écria- t-il,  qu'un  prince  soit 
si  perfide  ?  Mais  puisqu'il  en  est  ainsi,  la  France  n'a  plus  qu'à  pen- 
ser à  elle-même  et  à  planter  là  l'empereur,  dont  vous  ferez  ce  qui 
vous  plaira.  —  Je  vous  l'avais  bien  dit,  put  ajouter  Hyndford,  quel- 
ques jours  après,  cet  homme  est  exécrable  (2).  » 

Si  juste  que  pût  paraître  l'épithète,  c'était  pourtant  toujours  un 
homme  à  ménager.  Aussi,  remis  de  sa  première  émotion,  Valori 
rendait  compte  de  la  confidence  dans  des  termes  un  peu  plus  modé- 
rés, (c  Lord  Hyndford,  dit-il,  m'a  confié  sous  le  plus  grand  secret, 
et  sur  ma  promesse  la  plus  formelle  de  ne  jamais  le  compromettre, 
que  le  roi  de  Prusse  avait  fait  proposer  à  l'Angleterre  de  porter 

(1)  Valori  à  Amelot,  11,  15  décembre  1742,  19  février,  19,  22  mars  1743.  {Corres- 
pondance de  Prusse.  Ministère  des  affaires  étrangères-) 
(2j  Hyndford  à  Carteret,  1"  février  1743.  {Correspondance  de  Prusse.  Record  Office.) 
TOME  LXII.  —  1884.  2 


18  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tous  ses  efforts  contre  la  Lorraine,  au  lieu  d'envoyer  une  armée  en 
Allemagne,  et  ajouté  qu'il  nous  verrait  attaquer  de  ce  côté-là  avec 
plaisir.  Pour  vous  dire  ce  que  je  pense  de  cette  confidence  qui  a 
été  faite  par  ce  ministre  (à  la  suite  de  quelques  réflexions  sur  le 
caractère  du  roi  de  Prusse  et  sur  je  peu  de  fond  qu'il  y  a  à  faire 
sur  lui  et  après  qu'il  m'avait  dit  qu'il  avait  horreur  de  cette  dupli- 
cité) je  pense  qu'il  a  un  peu  chargé  le  tableau  (1).  » 

H  fallait  bien  le  penser,  en  effet,  ou  du  moins  faire  semblant  afin 
de  garder  son  sang-froid  et  de  ne  pas  éclater  de  rire  ou  de  colère 
quand  Frédéric,  à  quelque  temps  de  là,  vint  apporter  au  même 
Yalori,  du  plus  grand  sérieux  du  monde,  ses  félicitations  les  plus 
chaleureuses  sur  le  parti  que  prenait  le  cabinet  français  d'envoyer 
une  année  vers  le  Rhia  en  même  temps  que  des  renforts  à  l'armée 
de  Bavière.  Cette  fois,  d'ailleurs,  par  extraordinaire,  ces  compli- 
mens  étaient  de  bonne  foi,  car,  repoussé  dans  sa  double  tentative, 
n'ayant  réussi  ni  à  désarmer  l'Angleterre  ni  à  faire  armer  l'empire, 
Frédéric,  avec  plus  de  sagesse  que  de  fierté,  se  résignait  à  retirer 
ses  menaces  et  à  attendre  paisiblement  les  bras  croisés  ce  qu'allait 
décider  dans  cette  lutte  nouvelle  le  sort  des  combats.  Dès  lors,  il 
lui  importait  que  les  Français,  dont  il  faisait  encore  la  veille  si  bon 
marché,  retrouvassent  par  un  retour  de  la  roue  de  la  fortune  l'avan- 
tage dont  il  avait  lui-mêrne  tant  contribué  à  les  priver.  Leur  vic- 
toire, au  moins  pour  un  temps,  lui  redevenait  nécessaire  pour  éloi- 
gner de  l'AUemague  l'invasion  anglaise  et  rétablir  l'équilibre  dans 
le  jeu  des  forces  dont  il  voulait  tenir  la  balance. 

C'est  le  sentiment  qu'il  témoigna  à  Yalori  avec  cette  effusion  de 
cordialité  apparente  qui  accompagnait  toujours  chez  lui  les  mani- 
festations de  l'intérêt  personnel.  «  Hier,  à  la  comédie,  écrit  Yalori 
au  roi,  Podevvils  est  venu  à  moi  et  m'a  dit  en  propres  termes  que 
le  roi  son  maître  avait  bu  de  bien  bon  cœur  à  la  santé  de  Yotre 
Majesté,  sur  l'avis  certain  des  résolutions  qu'elle  avait  prises  pour 
soutenir  par  les  plus  grands  moyens  la  cause  de  l'empereur...  Ce 
prince  vint  peu  de  temps  après,  et  à  la  grande  inquiétude  de  lord 
Hyndford,  du  comte  de  iUchecourt,  et  autres  ministres  étrangers,., 
il  me  tira  à  part  et  me  dit  mot  pour  mot  ce  que  je  vais  rapporter  à 
Yotre  Majesté:  «Mon  ami,  j'ai  bu  de  bien  bon  cœur  à  la  santé  du 
roi  votre  maître.  Ma  foi,  vive  Louis  XY  !  J'y  reboirai  encore  ce 
soir  :  je  vous  charge  de  le  lui  mander.  Faites  bien  et  vous  serez 
content  de  raoi.  J'attends  que  vous  donnerez  sur  les  oreilles  à  mon 
oncle  d'Angleterre;  pour  lors  vous  me  devrez  bien  quelques  excuses. 
—  Je  voudrais  bien,  sire,  lui  répondis-je,  être  dans  le  cas  de  les  faire 

(1)  Valori  à  Amelot,  8  janvier  1743.  {Correspondance  de  Prusse.  Ministère  des  affaires 
étrangères.) 


ETUDES  DIPLOMATIQUES.  19 

dans  ce  moment  ici  même  à  Votre  Majesté.  —  Oh!  répondit-il,  j'aime 
trop  ce  prince  pour  ne  pas  lui  souliaiter,  à  quelque  prix  que  ce  soit, 
toute  sorte  de  succès  (1).  » 

Mais  Yalori  ajoutait  un  peu  tristement  quelques  jours  après  : 
«  L'annonce  de  notre  armée  sur  le  Rhin  produit  l'effet  contraire 
à  ce  qu'on  aurait  pu  désirer.  Podewils  me  dit  que,  puisque  le 
roi  envoyait  une  armée  capable  de  s'opposer  aux  entreprises"  des 
Anglais,  c'était  suffisant  et  le  roi  son  maître  n'avait  plus  de  parti  à 
prendre  (2).  » 

Ainsi  finissait,  par  un  acte  de  résignation  tardive,  cette  suite  de 
scènes  orageuses,  qui  n'étaient  de  nature  à  grandir  le  héros  de  l'Al- 
lemagne ni  dans  l'estime  des  spectateurs,  ni  même  dans  la  sienne 
propre,  car  il  en  rend  compte  dans  ses  Mémoires  avec  plus  de  sin- 
cérité dans  l'aveu  de  ses  sentimens  que  d'exactitude  dans  l'exposé 
des  faits.  Les  menaces  impuissantes  qu'il  avait  adressées  à  l'Angle- 
terre ne  sont  plus  dans  ce  récit  que  des  représentations  raisonnées 
et  des  supplications  patriotiques.  «  Ce  projet,  dit-il  (celui  de  l'in- 
vasion des  Anglais  en  Allemagne)  ne  pouvait  pas  me  convenir... 
parce  que  la  maison  d'Autriche  y  gagnait  par  là  une  entière  supé- 
riorité sur  l'empereur;...  ce  qui  me  faisait  perdre  en  partie  l'in- 
lluence  que  j'avais  dans  les  affaires  de  l'empire,  et  qu'il  y  avait 
beaucoup  à  craindre  que  la  reine  de  Hongrie  et  le  roi  d'Angleterre, 
aveuglés  par  leurs  succès,  ne  s'oubliassent  au  point  de  détrôner 
l'empereur.  Je  crus  qu'il  ne  me  serait  pas  impossible  de  suspendre 
ce  projet  par  des  représentations,  en  me  servant  de  tous  les  argu- 
mens  que  peut  fournir  à  un  prince  allemand,  bon  patriote,  l'amour 
de  la  liberté  de  sa  patrie  :  je  conjurais  le  roi  d'Angleterre  de  ne  point 
transporter,  sans  des  raisons  très  importantes,  le  théâtre  de  la  guerre 
en  Allemagne,  et  d'altérer  les  lois  fondamentales  de  l'empire,  par 
lesquelles  il  est  défendu  aux  membres  du  corps  germanique  de  faire 
entrer  des  troupes  étrangères  sur  le  territoire  de  l'empire  sous  quelque 
prétexte  que  ce  pût  être  sans  le  consentement  de  la  diète.  Dans  le 
fond,  mes  affaires  ne  me  permettaient  pas  alors  d'opposer  la  force  à 
la  force;  la  chose  elle-même  n'importait  '^sl^  une  rupture.  J'avais 
indisposé  la  France;  si  je  me  brouillais  avec  les  Anglais,  je  perdais 
les  seuls  alliés  que  j'avais  et  j'entrais  dans  une  guerre  dont  le  sujet 
m'était  étranger  en  quelque  manière.  Je  me  contentai  d'un  mauvais 
accord  par  lequel  le  roi  d'Angleterre  s'engageait  de  ne  rien  entre- 
prendre contre  la  dignité  de  l'empereur  ni  contre  son  patrimoine. 
Garteret,  qui  cachait  sous  le  langage  d'un  honnête  homme  les  vices 

(1)  Valori  au  roi,  9,  19  mars  1743.  {Correspondance  de  Prusse.  Ministère  des  affaires 
étrangères.) 

(2)  Valori  au  roi,  9, 19,  30  mars.  {Correspondance  de  Prusse.  Ministère  des  affaires 
étrangères.) 


20  BEVUE   DES   DEDX  MONDES. 

d'un  fourbe,  ne  fit  aucune  difficulté  de  tout  promettre  et  les  cir- 
constances où  je  me  trouvais  m'obligeaient  à  feindre  de  tout 
croire  (1).  » 

II. 

Le  plan  de  campagne  du  maréchal  de  Noailles,  agréé  par  Louis  XY 
et  par  son  conseil,  consistait,  comme  je  l'ai  dit,  à  se  porter  entre 
le  Riîiu  et  le  Mein,  pour  arrêter  l'armée  dite  pragmatique  au  pas- 
sage et  l'empêcher  de  pénétrer  dans  le  Haut-Palatinat.  Le  but  était 
de  venir  en  aide  à  l'armée  française,  encore  campée  en  Bavière,  et 
qui,  sans  ce  secours,  courait  risque  de  se  trouver  complètement 
cernée  entre  les  Anglais  tombant  sur  ses  derrières,  le  prince  Lobko- 
vvitz  la  prenant  en  flanc  du  côté  de  la  Bohême,  et  le  prince  Charles 
de  Lorraine  arrivant  d'Autriche  pour  l'attaquer  en  tête.  Mais  quel 
devait  être,  dans  l'ensemble  des  opérations,  le  rôle  assigné  à  l'ar- 
mée de  Bavière  elle-même?  Quelle  part  devait-elle  y  prendre? 
Quelles  instructions  devaient  être  adressées  au  maréchal  de  Broglie 
qui  la  commandait?  C'était  une  question  très  déhcate  laissée  encore 
incertaine  et,  par  des  motifs  de  divers  ordres,  très  difficile  à 
résoudre. 

Il  fallait  tenir  compte  d'abord  de  l'état  de  délabrement  et  de 
désarroi  dans  lequel  ces  troupes  étaient  tombées  après  plusieurs 
mois  passés,  par  une  saison  très  rigoureuse,  dans  un  pays  ruiné  et 
dans  des  campemens  détestables.  Sur  ce  point,  de  la  part  des  chefs 
comme  des  soldats,  c'était  un  gémissement  universel.  Dès  le  28  jan- 
vier, le  maréchal  de  BrogUe,  écrivant  au  nouveau  ministre  de  la 
guerre,  le  comte  d'Argenson,  lui  faisait  de  cet  état  de  misère  la 
peinture  la  plus  lamentable,  tandis  qu'il  estimait  toutes  les  forces 
ennemies  auxquelles  il  avait  affaire  à  plus  de  (50,000  hommes: 
«  Les  soixante-sept  bataillons  de  notre  armée,  disait-il,  sur  le  pied 
de  AOO  hommes,  qui  est  le  plus  fort  où  ils  puissent  être,  sans  y 
comprendre  les  traîneurs  et  les  miliciens  qui  resteront  en  chemin, 
ne  feront  que  2(5,800  hommes.  Les  quatre-vingt-onze  escadrons  de 
cavalerie  ei  de  dragons  complets  sur  le  pied  de  120  hommes  par 
escadron,  feront  10,920  chevaux,  ce  qui,  joint  à  l'infanterie,  feront 
37,720  hommes,  de  sorte  que  l'armée  ennemie  se  trouve  supé- 
rieure à  la  nôtre  de  22,780  hommes.  »  —  Et  il  ajoutait  :  «  Les  mala- 

(1)  Histoire  de  mon  temps,  chap.  viii.  —  Nous  citons  ici  le  premier  texte  de  cet 
ouvrage,  écrit  par  Frédéric  en  1746,  et  qui  fut  remanié  par  lui  depuis  lors  en  1775. 
Dans  ce  premier  travail,  Frédéric  parlait  de  lui-même  à  la  première  personne  au  lieu 
d'employer  la  troisième  comme  il  fit  dans  le  second,  en  suivant  Texemple  de  César 
dans  ses  Commentaires.  Plusieurs  passages  cités,  notamment  celui  qui  est  ici,  ont  été 
considérablement  modifiés  en  passant  d'un  texte  à  l'autre. 


ÉTUDES   DIPLOMATIQUES.  21 

dies  augmentent  tous  les  jouis;  on  ne  peut  pas  soigner  les  malades 
comme  ils  devraient  l'être,  faute  d'établissemens,  d'hôpitaux  :  la 
gelée  qui  a  redoublé  depuis  quelques  jours  nous  empêche  de 
retirer  aucunes  subsistances  par  les  rivières  ;  cela  est  bien  triste, 
et  l'on  ne  peut  savoir  quand  cela  finira.  »  —  «  Ce  n'est  pas  ma  faute, 
écrivait-il  à  la  même  date  à  l'empereur  qui  s'impatientait,  si  on  m'a 
remis  des  armées  énervées  et  manquant  de  tout  :  je  ne  sais  pas 
crier  misère  et  mon  caractère  a  toujours  été  de  trouver  des  remèdes 
aux  difficultés  qui  se  sont  présentées  sur  mon  chemin,  mais  il  n'y 
a  que  Dieu  qui  puisse  faire  l'impossible.  »  Et  le  conseiller  intime 
du  maréchal,  celui  qu'il  appelait  son  bras  droit,  et  qui  n'était  pas 
d'un  tempérament  facile  à  décourager,  le  comte  de  Saxe,  écrivait 
aussi  sur  un  ton  de  mélancolie  tout  pareil  :  «  Je  suis  ici  (  au  con- 
fluent de  l'isar  et  du  Danube),  en  vedette  avec  onze  bataillons,  dont 
je  ne  puis,  en  vérité,  mettre  sous  les  armes  que  1,500  hommes; 
le  reste  est  à  l'hôpital.  Gela  n'est  pas  récréatif  (1).  » 

Mais  l'état  matériel,  quelque  triste  qu'il  fût,  n'était  rien  auprès 
de  l'état  moral.  Le  sentiment  que  j'ai  dépeint,  le  dégoût  et  l'hor- 
reur pour  l'Allemagne  et  les  Allemands,  était  général,  croissant,  et 
répandu  dans  tous  les  rangs.  C'était  une  armée  entière  atteinte  de 
nostalgie  à  un  degré  aigu  et  fiévreux.  Personne  ne  se  gênait  pour 
exprimer  tout  haut  ce  mécontentement,  d'autant  plus  qu'on  ne 
craignait  pas  par  là  de  déplaire  aux  gens  en  crédit  à  Versailles, 
encore  moins  au  général  en  chef.  Celui-ci,  en  effet,  on  le  savait, 
s'était  prononcé,  dès  le  commencement  de  la  guerre,  contre  les 
expéditions  lointaines  et  ne  pouvait  s'abstenir  de  constater  en  toute 
occasion,  pour  dégager  sa  responsabilité,  que  les  événemens  ne 
faisaient  que  justifier  ses  prévisions.  11  se  serait  tu,  d'ailleurs,  que 
dans  son  état -major  et  dans  son  entourage  de  famille  le  plus  intime 
on  n'eût  point  observé  la  même  discrétion.  La  maréchale,  entre 
autres,  qui  restait  toujours  à  poste  fixe  à  Strasbourg,  à  l'affût  des 
nouvelles,  et  pour  être  plus  à  portée  d'accourir  auprès  de  sou  mari 
et  de  ses  enfans  à  la  moindre  alerte,  ne  pouvait  cacher  son  désir 
impatient  de  voir  rappeler  en  France  les  objets  de  sa  tendresse 
conjugale  et  maternelle.  C'est  ce  que  lui  reprochait  sur  son  ton  de 
causticité  habituelle  l'abbé,  son  beau-frère,  qui  voyait  les  choses  avec 
plus  de  sang-froid.  Cet  habile  homme  calculait  que  si  l'armée  de  Bavière 
rentrait  en  France  pour  être  fondue  dans  celle  du  Rhin,  le  maréchal 
n'ayant  que  peu  de  chance  d'être  appelé  au  commandement  des  troupes 
réunies,  cette  jonction  pourrait  être  le  signal  de  sa  retraite;  mais  il 

(l)  Le  maréchal  de  Broglie  au  comte  d'Argeason,  28  janvier  1743.  (Ministère  de  la 
guerre.)  —  C.  Rousset,  le  Maréclial  de  Noailles,  introduction,  p.  xu  —  Le  maré- 
chal de  Broglie  à  Charles  VU,  27  décembre  1742.  (Bibliothèque  nationale.  Fonds  de 
aouveiles  acquisitions,) 


22  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

constatait  lui-même  avec  regret  combien  des  conseils  priidens  avaient 
de  peine  à  se  faire  écouter.  «  Vous  m'avez  écrit  trente  lettres ,  écrivait-il 
à  la  maréchale,  par  lesquelles  vous  voulez  qu'on  ramène  l'armée  de 
Bavière  en  France  ;  il  n'a  pas  passé  un  chat  à  Strasbourg  à  qui  vous 
n'ayez  parlé  sur  ce  ton...  Dispensez-vous  de  dire  votre  avis  sur  une 
matière  sur  laquelle  on  ne  vous  consulte  pas.  Lamothe  (sans  doute 
quelque  aide-de-camp  du  maréchal,  en  passage  à  Versailles),  est 
votre  héros  parce  qu'il  a  épousé  vos  sentimens  et  qu'il  les  débite 
en  dépit  du  bon  sens  et  de  la  raison...  Lamothe  est  attaché  à  mon 
frère  et  en  parle  fort  bien  ;  mais  il  est  fou  et  de  la  dernière  impru- 
dence, et  il  lui  arrivera  tape-clmt  pour  tenir  ici  successivement  les 
mêmes  discours  qu'il  vous  a  tenus.  Je  fais  ce  que  je  peux  pour  le 
faire  taire,  il  n'en  parle  que  plus  fort  et  en  même  temps  ne  veut 
plus  servir  qu'en  Flandres,  comme  tous  les  autres...  Au  nom  de 
Dieu,  soyez  discrète,  mandez-moi  ce  que  vous  voudrez,  mais  taisez- 
vous  avec  le  public  et  les  passans...  J'ai  écrit  à  mon  frère  que, 
quoique  ce  fût  votre  avis  et  celui  de  toute  l'armée  de  revenir  en 
France,  je  le  priais  de  ne  point  se  laisser  aller  au  dégoût,  et  qu'il 
devait  au  roi  obéissance.  Du  reste,  le  roi  va  régner,  il  a  bien  débuté; 
c'est  la  moitié  de  la  chose  que  de  bien  commencer  (1).  » 

Ne  suivant  qu'à  regret  et  à  moitié  les  a\is  de  son  frère,  le  maré- 
chal s'était  pourtant  borné  à  demander  qu'on  l'autorisât  à  rester 
tout  l'hiver  strictement  sur  la  défensive.  Campé  autour  de  Strau- 
bing,  en  avant  de  Munich,  entre  l'Isar,  l'Inn  et  le  Danube,  il  ne  vou- 
lait faire  que  les  opérations  nécessaires  pour  maintenir  sa  gauche  en 
communication  avec  la  citadelle  d'Égra  et  ravitailler  régulièrement 
cette  place,  dernier  point  occupé  par  les  armées  françaises  en 
Bohême.  Cette  réserve  prudente,  pleinement  justifiée  d'ailleurs  par 
les  habitudes  militaires  du  temps,  ne  pouvait  qu'être  approuvée 
à  Versailles.  Mais  il  s'en  fallait  bien  qu'elle  rencontrât  le  même 
assentiment  à  Francfort  auprès  de  l'empereur,  qui,  n'ayant  pas  de 
cesse  qu'il  n'eût  recouvré  l'intégrité  de  son  électorat,  aurait  voulu 
à  toute  force  qu'une  pointe  fût  poussée  sur-le-champ  pour  recon- 
quérir la  ville  de  Passau  et  quelques  autres  dépendances  de  la 
Bavière  encore  détenues  par  les  Auirichiens.  11  offrait  pour  cette 
entreprise  le  concours  de  ses  troupes  impériales,  dont  il  portait 
le  chiffre  à  35,000  hommes,  tous  payés  d'ailleurs  par  des  subsides 
français.  Le  maréchal  s'y  refusait,  n'ayant  aucune  confiance  (il  le 
disait  tout  haut)  dans  cet  effectif  imaginaire,  pas  plus  que  dans  le 
talent  du  général  Seckendorf,  qui  en  avait  le  commandement.  «  Il 
n'y  a  pas  là  plus  de  15,000  hommes  à  mettre  en  campagne,  disait-il, 
et  encore  ne  valent-ils  pas  mieux  que  nos  milices.  »  De  là  une  dis- 

(1)  L'abbé  de  Broglie  à  la  maréchale,  {Papiers  de  famille,  passim.) 


ÉTUDES   DIPLOMATIQUES.  23 

cussion  engagée  entre  le  maréchal  et  l'empereur,  qui  se  poursuivit 
pendant  tout  l'hiver  sur  un  ton  d'aigreur  croissant  et  qui  était  par- 
venue à  une  véritable  exaspération,  quand  on  apprit  d'une  manière 
tout  à  fait  certaine  la  marche  des  Anglais  en  Allemagne  et  les  dis- 
positions prises  par  le  maréchal  de  Noailles  pour  se  porter  l.  leur 
rencontre. 

Nouveau  et  encore  plus  grave  sujet  de  dissentiment  entre  Bava- 
rois et  Français  :  l'empereur  soutint  que  c'était  le  cas  de  se  mon- 
trer audacieux  en  agissant  pour  empêcher  les  Autrichiens  de  faire 
leur  jonction  avec  les  Anglais.  Broglie  pensait,  au  contraire,  que  la 
réserve  était  plus  commandée  que  jamais  puisque,  si  les  Français 
étaient  vainqueurs  sur  le  Rhin,  ils  seraient  libres  de  reprendre  l'of- 
fensive sur  le  Danube  avec  toutes  leurs  forces  réunies  et  la  con- 
fiance inspirée  par  le  succès  :  au  contraire,  si  la  fortune  ne  les 
secondait  pas,  il  importait  à  l'armée  de  Bavière  de  ne  pas  s'être 
coupé  d'avance  la  retraite  en  s'enfonçant  trop  avant  en  Allemagne. 
Mais  c'était  justement  cette  dernière  pensée,  évidemment  domi- 
nante dans  son  esprit,  ce  soin  de  se  ménager  des  communications 
libres  pour  opérer  au  besoin  sa  retraite  vers  la  France,  qui  lui  était 
amèrement  reprochée  par  l'empereur  et  tout  son  entourage.  «  Après 
tout,  disait-on,  victorieuse  ou  vaincue,  la  France  ne  songe  qu'à 
nous  laisser  là,  et  M.  de  Broglie  plus  que  tout  autre  n'est  occupé 
qu'à  préparer  cet  abandon.  » 

A  plusieurs  reprises,  l'empereur,  monté  au  plus  haut  degré  d'ir- 
ritation, porta  ses  plaintes  à  Versailles  par  des  lettres  directement 
adressées  à  Louis  XV,  et,  à  force  d'insistance,  il  obtint  une  demi- 
satisfaction.  H  Ne  trouvez-vous  pas,  disait  le  comte  d'Argenson  au 
maréchal,  le  5  .avril  (dans  un  langage  assez  singulier  pour  un 
ministre),  qu'il  est  temps  d'agir  un  peu  davantage  pour  ranimer  la 
valeur  des  troupes  et  détruire  l'opinion  où  les  ennemis  paraissent 
être  que  nous  ne.  pouvons  et  ne  voulons  rien  entreprendre?  Faites 
vos  réflexions,  monsieur,  sur  ce  que  j'ai  l'honneur  de  vous  deman- 
der. Sa  Majesté  ne  vous  presci-it  rien,  mais  elle  attend  de  votre  zèle 
et  de  votre  courage  des  entreprises  en  quelque  façon  au-dessus  de 
vos  forces  (1).  »  On  engageait  aussi  le  maréchal  à  traiter  avec  plus 
d'égards  le  commandant  des  troupes  impériales  et  à  ne  pas  refuser 
toujours  de  s'entendre  avec  lui.  Satisfait  de  ces  instructions  pour- 
tant assez  vagues,  Charles  Vil  témoigna  le  plus  vif  contentement  à 
Blondel,  le  résident  français  à  Francfort.  «  Voilà  parler,  dit-il;  je 
vois  bien  que  le  roi  veut  agir  vigoureusement  et  que  M.  le  cardi- 
nal est  mort.  C'est  lui  qui  ne  faisait  qu'^hésiter  et  voulait  nous  aban- 

(1)  Le  comte  d'Argenson  au  maréchal  de  Broglie,  5  avril  1743.  (Ministère  de  la 
guerre.) 


24  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

donner.  Mais  requiescat  hipace^  nunc  agamus-,  »  et,  afin  de  ne  pas 
laisser  languir  cette  reprise  de  vigueur,  il  se  décida  à  venir  de  sa 
personne  à  Munich  pour  se  placer  lui-même  à  la  tête  de  ses  troupes 
et  marcher  à  la  délivrance  de  son  patrimoine. 

Maïs  il  avait  compté  sans  la  résolution  obstinée  du  maréchal, 
qui,  aux  conseils  mollement  donnés  par  son  ministre,  se  borna  à 
répoçdre  :  «  Il  n'y  a  sorte  de  politesse  et  d'égards  que  je  n'aie 
pour  M.  de  Seckendorf  tant  que  le  service  du  roi  n'y  est  pas  inté- 
ressé, mais  je  suis  ferme  comme  un  rocher  quand  je  vois  que  les 
propositions  qu'il  me  fait  ne  tendent  pas  à  ce  but...  A  moins  que  le 
roi  ne  m'ordonne  de  condescendre  à  tout  ce  qu'il  me  demandera, 
je  crois  qu'il  est  de  mon  devoir  de  ne  pas  me  rendre  à  ses  vues, 
quand,  après  les  avoir  bien  examinées,  je  trouve  qu'elles  ne  ten- 
dent nullement  au  bien  du  service.  »  Ce  fut  contre  ce  rocher  d'une 
volonté  inébranlable  que  vinrent  se  briser  toutes  les  objurgations  de 
l'empereur.  Si  ce  prince  s'était  llatté  d'agir  par  sa  présence  et  son 
éloquence  plus  efficacement  que  son  général,  il  ne  tarda  pas  à  voir 
qu'il  s'était  trompé.  Jamais  il  ne  put  décider  le  maréchal  à  faire  sortir 
ses  troupes  de  leur  immobilité.  Il  est  vrai  qu'ils  n'étaient  pas  placés 
tous  deux  au  même  point  de  vue.  Ce  que  l'empereur  demandait 
comme  un  pas  en  avant  pour  refouler  les  Autrichiens  eût  été  pour 
le  maréchal,  dont  les  regards  étaient  toujours  fixés  sur  la  route  de 
France,  un  pas  en  arrière  qui  l'éloignait  d'un  retour  désiré  et  peut- 
être  nécessaire. 

Une  entrevue  très  orageuse  eut  lieu  entre  eux  aux  environs  de 
Munich,  et  l'empereur,  après  avoir  épuisé  les  raisonnemens  et  les 
prières,  essaya  en  désespoir  de  cause  de  faire  usage  d'autorité.  Il 
déploya  la  patente  royale  qui,  au  début  de  la  guerre,  l'avait  investi 
du  commandement  nominal  de  toutes  les  forces  françaises.  «  J'ai 
d'autres  ordres  plus  récens,  répondit  le  maréchal  sans  sourciller. 
—  Reprenez  donc  ce  papier,  répliqua  l'empereur  en  froissant  vio- 
lemment le  parchemin,  je  n'en  ai  que  faire,  puisqu'il  ne  sert  de 
rien.  y>  Quelques  jours  après,  craignant  de  s'être  emporté  trop  loin, 
il  fit  demander  un  nouvel  entretien  dans  un  rendez-vous  qu'il  fixa 
lui-même  et  où  il  se  rendit  de  ï-a  personne.  Il  obtint  pour  toute 
réponse  que  le  maréchal,  rentré  dans  son  quartier-général,  ne 
pouvait  plus  le  quitter  parce  qu'il  se  trouvait  gravement  indis- 
posé (1). 

Du  moment  où,  à  tort  ou  à  raison,  le  maréchal  de  Broglie  refu- 
sait de  bouger,  les  troupes  impériales  n'avaieut  qu'une  chose  à 
faire,  c'était  de  se  grouper  autour  des  troupes  françaises  sur  la 
même  ligne  de  défense,  afin  d'arrêter  par  leur  masse  imposante 

(1)  Carlyle,  t.  m,  p,  G53.  —  Mémoires  de  Luyius,  t.  v,  p.  2G. 


ÉTLDES   DIPLOMATIQUES.  25 

tout  mouvement  agressif  de  l'Autriche.  C'est  à  quoi  l'empereur  ne 
put  se  résoudre;  il  laissa  en  avant  de  Braunau,  de  l'autre  côté  de 
l'inn,  un  corps  avancé  confié  au  général  Minutzi,  qui  était  censé 
couvrir  la  ville  et  qui,  en  réalité,  restait  exposé,  sans  forces  suf- 
fisantes, au  premier  choc  de  l'armée  du  prince  Charles  de  Lor- 
raine. Cette  imprudence  ne  tarda  pas  à  porter  ses  fruits.  Dès  le 
commencement  de  mai,  le  prince  Charles  s'étant  porté  en  avant, 
Minutzi  fut  culbuté,  mis  en  déroute  et  fait  prisonnier  pendant  que 
ses  soldats  rentraient  en  fugitifs  dans  la  ville  de  Braunau.  Cette 
place  forte,  qu'on  avait  eu  tant  de  peine  à  garder  l'hiver  précédent, 
se  trouva  alors  bloquée  et  (ses  défenseurs,  presque  tous  Bavarois, 
ayant  perdu  courage)  elle  se  rendit  au  bout  de  très  peu  de  jours. 
L'empereur,  épouvanté  autant  qu'irrité,  quitta  Munich  précipitam- 
ment pour  se  réfugier  à  Augsbourg.  Ce  fut,  comme  on  peut  le  bien 
penser,  un  nouveau  et  interminable  sujet  de  récriminations  récipro- 
ques, les  Bavarois  se  plaignant  d'avoir  été  abandonnés,  tandis  que 
Broglie  se  félicitait  de  ne  pas  s'être  laissé  compromettre  par  leur 
témérité  étourdie. 

La  question  se  présentait  alors  d'une  façon  tout  à  fait  pressante. 
Le  flot  des  Autrichiens  débordant  en  Bavière,  il  fallait  ou  céder 
devant  eux  ou  se  mettre  en  mesure  de  leur  tenir  tête.  Ce  fut  la 
situation  que  Broglie  dut  exposer  au  cabinet  français  après  avoir  été 
obligé  de  faire  déjà  un  mouvement  rétrograde  pour  se  concentrer  et 
se  mettre  provisoirement  en  sûreté  sur  le  Haut-Danube,  autour  de  la 
ville  d'ingolstadt.  Un  renfort  d'environ  vingt  mille  hommes ,  dix 
bataillons  et  douze  escadrons,  lui  était  promis  depuis  plusieurs  mois 
et  il  en  demandait  plus  que  jamais  l'envoi,  n'ayant  pas,  disait-il,  plus 
de  trois  cents  hommes  à  mettre  en  ligne  dans  les  bataillons  qui  lui 
restaient.  Mais,  en  sollicitant  ce  secours,  il  laissait  clairement  entendre 
qu'il  le  verrait  arriver  sans  beaucoup  de  satisfaction  ni  de  confiance. 
Lue  autre  idée  était  née  dans  son  esprit  et,  bien  qu'il  ne  fît  que 
l'insinuer  sous  une  forme  dubitative  et  sans  y  insister,  on  pouvait  y 
voir  sans  peine  l'expression  de  son  véritable  désir.  «  Je  ne  sais, 
écrivait-il,  si  vous  approuverez  une  idée  qui  m'a  passé  par  la  tête,  qui 
serait,  sans  perdre  de  temps,  de  marcher  avec  cette  armée,  les  douze 
bataillons  et  les  dix  escadrons  que  M.  le  maréchal  de  Noailles  m'envoie 
pour  le  joindre,  de  marcher  tout  de  suite  avec  ces  deux  armées  ras- 
semblées à  mylord  Stairs.  Outre  que  je  crois  que  nous  serions  supé- 
rieurs en  force,  il  est  bien  différent  de  donner  une  bataille  proche 
de  soi  ou  de  la  donner  à  cent  cinquante  lieues.  Je  doute  que  les 
Autrichiens  puissent  y  arriver  avant  nous.  Yoilà  un  canevas  :  il  est 
aisé  de  broder  dessus,  si  Sa  Majesté  approuve  cette  idée  (1).  » 

(1)  Le  maréchal  de  Broglie  au  comte  d'Argenson,  7  juio  1743.  (Ministère  de  la 
guerre.) 


26  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Je  n'ose  braver  le  ridicule  d'émettre  une  opinion  sur  une  opéra- 
tion stratégique  quelconque,  principalement  quand  elle  se  rapporte 
à  des  faits  aussi  éloignés  et  dont  il  est  si  difficile  d'apprécier  toutes 
les  circonstances;  mais  je  ne  puis  m'empêclier  de  penser  que  l'idée 
émise  par  le  maréchal  de  Broglie  ne  manquait  pas  de  hardiesse  et 
que,  si  elle  eût  été  aussi  vigoureusement  exécutée  qu'elle  était  auda- 
cieusement  conçue,  le  succès,  et  même  un  succès  éclatant,  aurait 
pu  la  couronner.  Il  était  certain,  en  effet,  que  sur  le  terrain  ingrat 
et  épuisé  de  la  Bavière,  avec  des  troupes  démoralisées,  fussent- 
elles  accrues  par  quelques  renforts,  on  ne  pouvait  se  promettre  de 
sérieux,  encore  moins  de  brillans  avantages.  Ces  renforts  d'ail- 
leurs, on  ne  pouvait  les  emprunter  qu'à  l'armée  du  maréchal  de 
Noailles,  et  c'était  atténuer  d'autant  les  forces  dont  devait  disposer 
ce  général  au  moment  de  l'action  décisive  qui  ne  devait  pas  tarder 
à  être  engagée  avec  l'armée  anglaise.  Ne  valait-il  pas  mieux  éva- 
cuer la  Bavière  d'un  seul  coup,  sans  regarder  en  arrière  et  sans 
perdre  en  combats  stériles  un  homme  ni  un  canon,  pour  marcher 
droit  comme  à  un  rendez-vous  au  champ  de  bataille  où  l'Angleterre 
attendrait  la  France?  Toutes  les  forces  françaises  réunies  pouvaient  se 
promettre  une  victoire  à  peu  près  certaine,  dont  Broglie  et  Noailles, 
se  tenant  par  la  main,  auraient  partagé  l'honneur,  et  qui  aurait 
rendu  à  la  fortune  et  au  renom  de  la  France  leur  prestige  perdu. 
On  serait  à  temps  ensuite  soit  de  se  retourner  en  vainqueur  contre 
Marie-Thérèse,  soit  de  lui  dicter  les  conditions  de  la  paix.  Après  tout, 
l'important  n'était  pas  un  pouce  de  terre  de  plus  ou  de  moins  gardé 
en  Allemagne,  c'était  de  se  mettre  de  nouveau  en  mesure  d'y  faire  la 
loi  et  d'y  parler  en  maître.  Il  faut  ajouter  qu'en  ouvrant  à  ses  sol- 
dats abattus  cette  perspective  nouvelle  qui  les  rapprochait  de  leur 
patrie,  Broglie  pouvait  se  flatter  de  ranimer  leur  ardeur  et  en 
quelque  sorte  de  leur  rafraîchir  le  sang.  Et  quand  on  songe  qu'il 
avait  auprès  de  lui,  dans  son  intimité,  le  seul  grand  homme  de  guerre 
qui  ait  servi  la  France  pendant  cette  première  moitié  du  xviii'  siècle, 
il  est  difficile  de  ne  pas  supposer  que  ce  projet  d'une  audace  heu- 
reuse lui  avait  été  souillé  à  l'oreille  par  son  inspirateur  habituel. 
On  croit,  en  effet,  y  reconnaître  la  main  et  le  génie  du  comte  de 
Saxe  (1). 

Seulement  il  ne  fallait  pas  se  dissimuler  que  si  l'opération  pou- 

(1)  Dans  une  lettre  de  Maurice  de  Saxe  à  son  père  le  roi  Auguste,  écrite  le  13  juin, 
on  volt  que,  s'il  n'avait  pas  suggéré  le  plan  du  maréchal,  au  moins  il  le  connaissait  et 
n'y  avait  pas  fait  d'opposition.  «  Je  crois,  dit-il,  que  nous  pourrions  bien  recevoir  l'ordre 
de  nous  rapprocher  de  M.  de  Noailles  et  d'évacuer  la  Bavière.  Notre  cavalerie  est  com- 
plète et  nos  bataillons  sont  à  trois  cents.  Les  Français  désirent  plus  que  les  ennemis 
tôtre  hors  de  ce  pays.  Je  me  lasse  enfin  de  voir  des  cadavres  épars  et  privés  de  sépul- 
ture. »  {Maurice,  comte  de  Saxe,  par  M.  de  Vitzthum.  Leipzig,  1867,  p.  471.) 


ÉTUDES   DIPLOMATIQUES.  27 

vait  être  justifiée  par  l'événement,  l'effet  moral,  au  premier  moment 
et  avant  le  résultat  obtenu,  devait  être  fâcheux.  Comme  dans  toute 
partie  hardiment  jouée  quitte  ou  double,  il  y  aurait  un  moment 
d'angoisse  et  d'incertitude.  La  retraite,  tant  qu'on  ne  saurait  pas 
où  elle  tendait,  aurait  aux  yeux  de  spectateurs  déjà  malveillans 
l'apparence  d'une  fuite.  L'empereur,  obligé  de  se  retirer  en  hâte 
dans  les  bagages  de  l'armée  française,  allait  pousser  des  cris  de 
désespoir  et  peut-être  se  jeter  à  l'aveugle  dans  les  bras  toujours 
ouverts  de  l'Angleterre.  Nul  ne  savait  non  plus  ce  que  ferait  ou 
penserait  Frédéric  quand  il  se  verrait  laissé  seul  en  tête-à-tête  en 
Allemagne  avec  Marie-Thérèse.  C'était  donc  une  résolution  des  plus 
graves,  à  peser  par  des  considérations  autant  politiques  que  mili- 
taires, de  celles,  en  un  mot,  qu'il  n'appartient  pas  à  un  général  de 
prendre  de  son  chef,  mais  qu'un  souverain  digne  de  ce  nom  a  seul 
le  droit  de  lui  commander. 

C'était  le  cas  de  voir  si  Louis  XV  était  ce  souverain-là  :  il  voulait 
bien  et  on  espérait  bien  qu'il  allait  l'être;  mais,  en  ce  genre,  ni  les 
vœux,  ni  les  espérances  ne  suffisent.  Quand  les  nouvelles  des 
désastres  de  Bavière  et  les  dépêches  du  maréchal  de  Broglie  lui  arri- 
vèrent, elles  le  trouvèrent  non  pas  encore  dégoûté,  mais  étourdi  du 
poids  des  affaires.  Sa  bonne  volonté  durait  toujours,  bien  que  quel- 
ques connaisseurs  crussent  déjà  remarquer  chez  lui  des  traces  visi- 
bles de  distraction  et  d'ennui,  surtout  pendant  les  longues  séances 
du  conseil.  Mais,  en  réalité,  pour  un  souverain  novice,  la  situation 
devenait  singulièrement  critique.  D'une  part,  en  effet,  le  maréchal 
de  Noailles  ne  se  décidait  qu'à  regret  à  envoyer  en  Bavière  une  partie 
de  ses  meilleures  troupes  ;  il  écrivait  lettre  sur  lettre  pour  demander 
qu'on  l'en  dispensât  et  quand,  enfin,  il  dut  s'exécuter,  les  corps 
dont  il  se  sépara ,  convaincus  qu'on  les  envoyait  périr  dans  une 
terre  maudite,  se  mirent  en  rumeur  et  donnèrent  des  signes  d'in- 
discipline. Un  régiment  même  (celui  qu'on  appelait  le  régiment  des 
vaisseaux)  entra  un  moment  en  pleine  rébellion.  D'un  autre  côté, 
le  ministre  impérial ,  à  Paris ,  le  prince  de  Grimberghe ,  assiégeait 
rois,  ministres  et  courtisans  de  ses  récriminations  contre  le  maréchal 
de  Broglie,  qu'il  accusait  ouvertement  de  trahison,  et  il  annonçait 
hautement  que,  si  son  maître  n'était  pas  mieux  trahé,  il  quitte- 
rait la  partie  et  ferait  sa  paix  à  lui  seul.  Entre  ces  pressions  oppo- 
sées le  pauvre  roi  perdait  le  sens  :  «  La  Bavière  me  tourne  la  tête,  » 
écrivait-il  avec  désespoir,  et,  à  cet  aveu,  déjà  naïf,  il  ajoutait  cette 
confession  plus  sincère  encore  :  «  Je  ne  suis  pas  plus  spirituel  que 
cela;  ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  que  je  fais  de  mon  mieux  (1).  » 


H)  Le  roi  au  maréchal  de  Noailles,  4  juin  1743.  —  Rousset,  t.  i,  p.  97.  —  Plusieurs 
mémoires  existant  au  ministère  de   la  guerre  attestent  la  résistance    que   mit  le 


28  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Le  nouveau  plan  du  maréchal  de  Broglie,  tombant  au  milieu  de 
cette  confusion,  ne  fit  que  l'accroître.  Le  roi  porta  les  dépêches  sur-le- 
champ  au  conseil,  qui  se  trouva  divisé,  ce  qui  n'est  point  surprenant, 
vu  la  gravité  de  l'affaire  et  attendu  qu'il  l'était  déjà  sur  toutes  les 
autres.  Frédéric,  dans  ses  Mémoires^  fait  de  cette  petite  assemblée 
un  portrait  comique  à  sa  manière  :  il  prétend  que  personne  n'y 
savait  son  métier,  que  la  guerre  y  était  confiée  à  un  robin,  disciple 
de  Cujas  et  de  Bartole,  et  les  finances  à  un  ancien  capitaine  de  dra- 
gons, tandis  que  le  ministre  des  affaires  étrangères,  Amelot,  imi- 
tait maladroitement  le  patelinage  du  cardinal  de  Fleury,  «  comme 
une  fille  bossue  peut  imiter  la  danse  lascive  d'un  premier  sujet 
d'opéra  (1).  »  Des  caricatures  ne  sont  pas  des  portraits.  La  suite 
devait  faire  voir  que  d'Argenson  n'était  pas  un  ministre  de  la  guerre 
incapable,  ni  Orry  un  financier  sans  habileté.  Mais  la  vérité  est  que 
la  direction  manquait  à  ce  conseil  sans  tête,  où  l'on  sentait  (chose  à 
laquelle  on  se  serait  difficilement  attendu)  le  vide  laissé  par  la  dis- 
parition de  Fleury.  Si  l'action  du  vieillard  était  débile,  au  moins 
elle  était  unique,  et  son  extrême  jalousie  du  pouvoir  avait  l'avan- 
tage d'en  concentrer  l'exercice.  Après  lui,  l'unité  avait  disparu  sans 
que  la  vigueur  eût  rien  gagné  :  c'était,  dit  ici  plus  justement  Fré- 
déric, un  «  gouvernement  mixte  qui  naviguait  sans  boussole  Fur  une 
mer  orageuse  et  n'avait  pour  système  que  l'impulsion  des  vents.  » 
Cette  fois ,  l'orage  étant  fort  et  naissant  précisément  de  la  contra- 
riété des  vents,  les  opinions  se  partagèrent  aussi  et  se  combattirent, 
et  tout  fait  croire  qu'il  y  eut,  sur  la  décision  à  prendre,  une  de  ces 
discussions  qui  devenaient  parfois  si  violentes  et  si  bruyantes,  que, 
suivant  un  témoin  oculaire,  on  n'aurait  pas  entendu  Dieu  tonner  (2). 

Le  résultat  fut  que  la  majorité  étant  indécise,  on  {)rit  un  système 
mixte  qui,  voulant  ménager  toutes  les  chances,  réunit,  comme  c'est 
l'ordinaire  des  compromis,  tous  les  inconvéniens  sans  aucun  des 
avantages  des  deux  partis  en  balance.  Ordre  fut  donné  à  Broglie 
de  tenir  bon  à  Ingolstadt  tant  qu'il  pourrait  et  de  reprendre,  s'il  le 
pouvait,  l'offensive  en  refoulant  de  nouveau  les  Autrichiens.  Mais  la 
dépêche  qui  lui  portait  cette  instruction  prévoyait  elle-même  le  cas 
où  il  lui  serait  impossible  de  l'exécuter;  et  dans  cette  hypothèse, 
aussi  admise  d'avance,  elle  indiquait  ce  qu'il  y  aurait  à  faire  pour 

maréchal  de  Noailles  à  envoyer  le  renfort  réclamé  par  le  maréchal  de  Broglie.  — 
Charabrier  au  roi  de  Prusse,  17  juin  1743.  {Correspondance  interceptée.  Ministère  des 
affaires  étrangères.) 

(1)  Frédéric,  Histoire  de  mon  temps,  chap.  m.  La  comparaison  d'Amelot  avec  une 
danseuse  a  disparu  du  texte  définitif.  —  D'Argenson,  Journal,  t.  iv,  p.  164.  —  Cham- 
brier  affirme  qu'Amelot  ne  cessait  d'être  du  parti  du  maréchal  de  Broglie,  tandis  que 
les  lettres  de  Tencin  font  voir  que  le  cardinal  lui  était  très  opposé. 

(2)  Le  comte  d'Argenson  au  maréchal  de  Broglie,  13  juin  1743.  (Ministère  de  la 
guerre.)  —  Camille  Rousset,  Correspondance  de  Noailles,  t.  i,  p.  97. 


ÉTUDES   DIPLOMATIQUES.  29 

réaliser  le  plan  tout  contraire  qu'avait  proposé  le  maréchal  :  —  «  Dans 
le  cas,  disait  la  dépêche,  où  vous  seriez  obligé  de  quitter  le  Danube 
soit  pour  ramener  l'armée  à  Straubing,  soit  pour  aller  Joindre 
celle  du  maréchal  de  Noailles  et  opérer  ensemble,  comme  vous  le 
proposez,  il  y  aurait  des  mesures  et  des  précautions  à  prendre  sur 
lesquelles  j'adresse  un  mémoire  détaillé  à  M.  de  Vanolles  (le  chef 
de  l'intendance)  qui  vous  en  rendra  compte  pour  recevoir  vos  ordres 
sur  ce  qu'il  contient.  J'en  envoie  une  copie  au  maréchal  de  Noailles 
par  rapport  aux  arrangemens  qu'il  y  aurait  à  prendre  de  sa  part  si 
la  marche  de  votre  armée  était  déterminée  sur  Wimpfen.  » 

La  pièce  ainsi  rédigée,  de  manière  à  mettre  les  opinions  con- 
traires en  regard  dans  une  espèce  d'équilibre,  chacun,  comme  on 
peut  penser,  à  l'issue  du  conseil,  ne  se  fit  pas  faute  de  la  commenter 
à  sa  manière.  Le  ministre  de  l'empereur,  le  prince  de  Griraberghe, 
qui  attendait  à  la  porte  pour  savoir  le  résultat  de  la  délibération, 
écrivit  le  soir  même  à  Belle-Isle,  avec  qui  il  était  resté  en  corres- 
pondance. —  (t  Je  m'aperçus  au  sortir  de  chez  le  roi  que  les  minis- 
tres étaient  fort  affectés  et,  comme  je  sollicitais  d'eux  des  réponses 
qu'ils  m'avaient  promises  pour  que  je  les  envoyasse  par  un  cour- 
rier de  l'empereur,  j'en  ai  arrêté  quelques-uns  par  les  discours 
desquels  je  reconnus  que  l'air  du  bureau  était  que,  tout  bien  con- 
sidéré, rien  ne  pouvait  se  faire  aujourd'hui  de  plus  utile  pour  les 
affaires  de  l'empereur  que  d'ordonner  au  maréchal  de  Broglie  de  se 
rapprocher  incessamment  du  Rhin  avec  son  armée  et  faire  la  droite 
du  maréchal  de  Noailles...  Je  répondis  qu'il  n'y  avait  que  le  maré- 
chal de  Broglie  dont  le  louable  projet  avait  toujours  été  de  revenir 
triomphant  à  la  tête  de  son  armée,  ou  bien  quelqu'un  de  ses  fidèles 
partisans  qui  pût  penser  de  la  sorte  pour  achever  de  le  combler  de 
gloire  par  une  si  belle  fuite  (1).  » 

Broglie,  en  recevant  ces  instructions  ambiguës,  lut  sans  peine  à 
travers  les  lignes  et  comprit  qu'il  avait  des  amis  dans  le  conseil 
qui  ne  lui  sauraient  pas  mauvais  gré  de  désobéir.  D'ailleurs,  en  cas 
que  l'obéissance  fût  impossible,  ne  le  laissait-on  pas  libre  d'y  man- 
quer? Or,  pour  lui,  l'impossibilité  était  démontrée  d'avance  et  la 
preuve  n'était  plus  à  faire.  Son  parti  fut  donc  pris  tout  de  suite  de 
commencer  son  mouvement  de  retraite  en  suivant  la  ligne  la  plus 
courte  pour  rejoindre  les  bords  du  Rhin,  où  il  espérait  encore  trou- 
ver le  maréchal  de  Noailles,  avant  sa  rencontre  avec  les  Anglais. 
Le  19  juin,  il  se  mit  en  marche,  et  le  22,  parvenu  à  Donawerth, 
à  deux  étapes  en  arrière  d'Ingolstadt,  il  écrivait  à  d'Argenson  : 
«  Si  d'ici  à  deux  ou  trois  jours,  vous  ne  m'envoyez  pas  de  courrier, 

(1)  Le  prince  de  Grimberghe  à  Belle-Isle, 22  juin  1743.  {Correspondance  de  Bavière. 
Ministère  des  affaires  étrangères.)  —  (Mémoires  du  duc  de  Luynes,  t.  v,  p.  23.) 


50  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

je  partirai  avec  l'armée  pour  joindre  le  maréchal  de  Noailles.  »  Il 
faisait  part  en  même  temps  de  sa  résolution  à  l'empereur  et  au 
maréchal  de  iNoailles  (1). 

Les  trois  jours  marqués  comme  délai  d'attente  furent  employés 
par  le  maréchal  à  faire  tous  les  préparatifs  de  sa  marche  vers  le 
Rhin,  opération  dans  laquelle  il  était  puissamment  secondé  par  le 
zèle,  l'entrain,  presque  le  ravissement  de  son  armée,  qui  brûlait 
d'arriver  à  temps  pour  prendre  part  à  de  nouveaux  combats.  Le  26, 
à  la  dernière  heure,  au  moment  où  le  signal  du  départ  allait  être 
donné,  arriva  une  nouvelle  dépèche  de  Paris,  apportée  par  un  cour- 
rier, qui  était  parti  le  22.  Celle-là  était,  s'il  est  possible,  encore  plus 
incohérente  et  plus  étrange  que  la  première  ;  car  elle  maintenait 
toujours,  d'une  part,  l'injonction  de  tenir  bon  à  Ingolstadt  si  on  le 
pouvait,  et,  de  l'autre  l'autorisation  de  rentrer  en  France  si  le 
séjour  de  la  Bavière  devenait  impraticable.  On  prévoyait  même  qu'il 
faudrait  fuiir  par  là,  seulement  le  plus  tard  possible.  La  seule  chose 
qui  était  interdite  au  maréchal  de  Broglie,  c'était  celle  qui  lui  tenait 
au  cœur,  à  savoir  la  tentative  d'aller  joindre  le  maréchal  de  Noailles 
pour  se  battre  avec  lui  contre  les  Anglais. 

Il  faut  citer  quelques  lignes  du  texte  pour  comprendre  ce  que 
Broglie  dut  ressentir  à  cette  lecture.  «  Sa  Majesté,  lui  disait-on, 
n'exige  pas  de  vous  l'impossible...  Dans  le  cas  où  tout  autre  parti 
que  celui  de  la  retraite  vous  paraîtrait  impraticable,  Sa  Majesté  se 
repose  sur  vous  de  la  route  que  vous  croirez  devoir  prendre  pour 
votre  retour  sur  le  Rhin.  Sa  Majesté  ne  croit  pourtant  pas  devoir 
adopter  l'idée  que  vous  aviez  d'aller  joindre  le  maréchal  de  Noailles 
pour  combattre  ensemble  les  aUiés  de  la  reine  de  Hongrie  sur  le 
Mein  ;  il  est  persuadé  que  ce  maréchal  (ici  quelques  mots  dont  le 
déchiffrement  est  illisible)  n'a  besoin  quant  à  présent  d'aucun 
secours  pour  entreprendre  sur  eux  (les  Anglais),  quand  il  en  trou- 
vera l'occasion,  comme  il  n'y  manquera  pas.  »  Ainsi  on  lui  permet- 
tait tout,  même  la  fuite,  mais  on  lui  interdisait  le  seul  moyen 
d'enlever  à  sa  retraite  le  caractère  d'une  honteuse  déroute;  on 
l'autorisait  à  ramener  en  France  des  convois  de  blessés  et  de  fugi- 
tifs, mais  non  une  armée  marchant  au  combat.  C'était  évidemment 
le  ministre  de  l'empereur,  qui,  revenant  à  la  charge,  avait  arraché 
du  cabinet  ce  dernier  acte  de  timidité  et  d'indécision  et  imprimé 
cette  dernière  oscillation  à  la  balance  (2). 

Nul  doute,  cependant,  qu'il  fallait  obéir.  La  loi  du  devoir  mili- 
taire est  absolue  :  l'histoire,  pas  plus  qu'aucun  autre  tribunal,  n'a 

(1)  Le  maréchal  de  Broglie  au  comte  d'Argenson,  23  juin  1743.  (Ministère  de  la 
guerre.) 

(2)  Le  comte  d'Argenson  au  maréchal  de  Broglie,  23  juin  1743.  (Ministère  des  affaires 
étrangères.  Correspondance  de  Bavière.) 


ÉTUDES   DIPLOMATIQUES.  31- 

le  droit  d'en  absoudre  la  violation.  Mais  s'il  est  permis,  en  ce  genre 
comme  en  tout  autre,  de  plaider  les  circonstances  atténuantes 
devant  la  postérité,  celui-là  sans  doute  a  le  droit  de  les  invoquer 
qui,  chargé  du  sort  d'une  grande  armée,  au  lieu  de  la  laisser 
languir  dans  le  dénûment  et  l'inaction  et  de  la  vouer  d'avance  à 
une  déroute  fatale,  a  préféré  la  conduire,  au  risque  de  sa  vie  et  de 
sa  fortune,  là  où  on  pouvait  encore  combattre  et  vaincre.  Broglie, 
d'ailleurs,  eu  prenant  le  parti  de  ne  tenir  aucun  compte  de  cet  ordre 
arrivé  m  extremis,  ne  paraît  pas  avoir  éprouvé  le  moindre  scru- 
pule. <'  Le  courrier  que  vous  m'avez  envoyé,  monsieur,  écrit-il  à 
d'Argenson,  votre  courrier  du  22,  est  arrivé  aujourd'hui  à  midi,  et 
m'a  remis  la  lettre  que  vous  m'avez  fait  l'honneur  de  m' écrire.  Vous 
devez  être  instruit,  par  ma  précédente,  des  raisons  du  parti  que  j'ai 
été  obligé  de  prendre  de  partir  d'Ingolstadt  pour  venir  ici,  et  qui 
m'obligent  aujourd'hui  de  partir  de  Donawerth  avec  l'armée  pour 
aller  à  Wimpfen.  La  première  de  toutes  est  de  n'avoir  pas  de  pain 
pour  l'armée  pour  plus  de  quinze  jours,  à  laquelle  il  n'y  a  pas  de 
remède  ni,  je  crois,  de  réponse  à  faire...  Si  j'étais  resté  à  Ingolstadt, 
il  y  a  tout  lieu  de  croire  que  le  prince  Charles  aurait  remonté  le 
Danube  pour  me  couper  les  communications  avec  l'Alsace,  et  même 
avec  M.  le  maréchal  de  Noailles.  Mais,  grâces  à  Dieu,  je  n'ai  pas 
donné  dans  ce  torquet...  J'ai  trop  éprouvé,  à  Prague,  ce  que  c'est 
que  la  perte  de  la  communication  avec  la  France  pour  y  retomber 
une  seconde  fois,  et  je  ne  l'aurais  pas  fait  sans  une  perte  inévitable 
pour  l'armée  du  roi...  J'aurais  bien  des  raisons  à  vous  ajouter, 
mais  les  deux  que  je  viens  de  vous  alléguer  sont  plus  que  suffi- 
santes, et  il  n'y  a  personne  qui  connaît  le  local  qui  puisse  en  dis- 
convenir... Je  ne  songe  uniquement  qu'à  ce  qui  est  du  bien  du 
service  et  nullement  à  ma  propre  gloire,  me  conduisant  en  cela 
comme  un  bon  sujet  et  un  bon  citoyen  doit  le  faire  (1).  » 

Un  envoyé  de  l'empereur,  le  comte  de  Piosaque,  arrivant  tout 
alarmé  et  porteur  d'une  lettre  pressante,  ne  réussit  pas  davantage 
à  ébranler  sa  résolution.  «  Je  ne  puis  croire,  disait  l'empereur,  que 
ce  soit  l'intention  du  roi  que  non-seulement  on  sacrifie  mes  droits, 
mais  qu'on  abandonne  mes  états  à  la  discrétion  des  ennemis. . .  Je  vous 
laisse  faire  des  réflexions  sur  les  suites  affreuses  qu'aurait  cet  aban- 
donnement  et  la  séparation  de  mon  armée,  car,  comme  empereur, 
je  ne  puis  porter  moi-même  le  feu  de  la  guerre  dans  l'empire  dont 
je  suis  le  chef...  Je  ne  puis  trop  vous  répéter  que  je  vous  rendrais 
responsable  au  roi  des  suites  que  pourrait  avoir  un  pareil  sacrifice. 
C'est  un  parti  dont  je  ne  vous  crois  pas  capable.  —  Sire,  répondit 


(1)  Le  maréchal  de  Broglie  au   comte  d'Argenson,  2G  juiu  17  i3.  (Miniatèro  de  la 
guerre.)  —  Roussel,  t.  i,  p.  53. 


32  RETUE    DES    DEUX   MONDES. 

le  maréchal,  M.  le  comte  de  Piosaque  m'a  remis  la  lettre  que  Votre 
Majesté  m'a  fait  l'honneur  de  m'écrire  le  2ù  de  ce  mois.  Je  n'au- 
rais jamais  songé  à  ramener  l'armée  du  roi  en  France  si  je  ne  m'y 
trouvais  forcé  par  un  manque  total  de  subsistances  auquel  il  est 
impossible  de  remédier  dans  le  moment  présent...  Quelque  cou- 
rage qu'on  ait,  il  faut,  pour  pouvoir  s'en  servir,  que  la  nourriture 
ne  manque  pas  à  l'homme...  Il  faut  absolument  que  je  rejoigne 
M.  le  maréchal  de  Noailles  pour  y  trouver  des  magasins  et  où  l'ar- 
mée puisse  être  utile  à  l'avantage  de  la  cause  commune...  Si  Votre 
Majesté  pouvait  connaître  combien  je  suis  pénétré  de  tous  les  mal- 
heurs qui  lui  arrivent,  y  participant  après  elle  plus  que  personne, 
elle  me  plaindrait  assurément  (l).  » 

Que  fallait-il  pour  que  l'acte,  à  coup  sûr  très  irrégulier,  du  maré- 
chal de  Broglie  fût  transformé  en  une  de  ces  fautes  heureuses  que 
le  succès  justifie?  Tout  simplement  que  le  maréchal  de  Noailles, 
averti  de  sa  venue,  prît  le  parti  de  l'attendre,  ou  qu'un  délai  de 
quelques  jours  dans  la  marche  des  Anglais  eût  retardé  leur  ren- 
contre avec  l'armée  française.  Par  malheur,  précisément  parce 
qu'aucun  concert  n'avait  été  établi  entre  les  deux  maréchaux,  leurs 
mouvemens  se  croisèrent  au  lieu  de  se  seconder  :  Broglie  quittait 
Donawerth  le  26,  et,  le  27,  Noailles  livrait  et  perdait  à  Dettingue 
une  bataille  longtemps  disputée,  qu'un  secours  opportun  aurait  pu 
aisément  transformer  en  victoire. 

C'est  ce  qui  résulte  assez  clairement  du  récit  même  de  cette 
bataille,  tel  qu'il  nous  est  fait  par  les  écrivains  des  deux  camps.  Il 
en  ressort  jusqu'à  l'évidence  que  le  moindre  changement  dans  la 
proportion  des  forces  matérielles  pouvait  décider  du  sort  de  la 
journée.  Car,  sous  le  rapport  moral,  il  s'en  faut  bien  que  les  deux 
armées  qui  se  rencontrèrent  ce  jour-là  eussent  rien  à  se  reprocher 
ou  à  s'envier  l'une  à  l'autre.  L'indécision,  l'incohérence  dans  le 
commandement,  la  discorde  entre  généraux,  la  mollesse  ou  l'indis- 
cipline des  soldats  n'étaient  nullement  des  faiblesses  ou  des  vices 
particuliers  à  l'armée  française.  Celle  des  alliés  en  avait  sa  bonne 
part ,  à  peu  près  égale ,  sinon  supérieure.  Les  troupes  anglaises 
en  particulier,  comme  c'est  assez  l'habitude  de  nos  voisins  d'outre- 
Manche  au  début  de  toutes  les  guerres,  étaient  aussi  mal  équi- 
pées, aussi  mal  disciplinées  que  mal  conduites.  Pour  commencer, 
on  avait  eu  la  plus  grande  peine  à  les  décider  à  monter  sur  les 
bâtimens  qui  devaient  les  conduire  de  l'autre  côté  de  la  mer,  un 
embarquement  et  une  navigation  étant  alors  pour  des  insulaires  une 
beaucoup  plus  grande  affaire  qu'aujourd'hui.  Un  régiment  entier 

(1)  L'empereur  au  maréchal  de  Broglie.  —  Le  maréchal  à  l'empereur,  24  et  25  juin 
1743.  (Ministère  de  la  guerre.) 


ÉTUDES   DIPLOMATIQUES.  33 

de  highianders  écossais  se  mit  en  révolte,  au  moment  de  partir,  et 
retourna  dans  ses  montagnes  au  son  de  la  cornemuse,  en  disant 
tout  haut  qu'on  les  avait  fait  venir  pour  défendre  la  patrie,  mais 
non  pour  aller  au-delà  de  l'océan  chercher  querelle  à  des  gens  qu'ils 
ne  connaissaient  pas.  Le  ministre  Garteret,  d'ailleurs,  mettait  lui- 
même  très  peu  d'empressement  à  hâter  le  départ,  espérant  toujours 
que  quelque  incident  diplomatique  le  dispenserait  de  cette  mesure 
périlleuse,  laissant  même  parfois  entendre,  en  confidence,  qu'il  ne 
Songeait  qu'à  satisfaire  le  parlement  par  une  démonstration  appa- 
rente. Puis,  une  fois  débarqué  sur  le  continent,  la  jonction  du  corps 
anglais  avec  les  Flamands  amenés  par  le  duc  d'Ar^mberg,  les  Hes- 
sois  auxiliaires  et  les  Hanovriens  fut  lente  et  difficile,  le  tempé- 
rament emporté  de  lord  Stairs  s'accordant  mal  avec  le  caractère 
plus  calme  du  général  autrichien.  Enfin  quand  le  roi  George  lui- 
même  vint  au  camp  accompagné  de  son  ministre,  plus  d'un  débat 
s'éleva  entre  le  général  qui  voulait  marcher  en  avant,  à  tout  hasard 
et  à  tout  rompre,  et  le  ministre  qui  se  flattait  encore  qu'on  pour- 
rait ajourner  une  rencontre  sanglante,  ou  que  le  maréchal  de  Noailles 
viendrait  offrir  la  bataille  à  l'entrée  même  du  territoire  allemand  et 
dispenserait  les  troupes  ang'aises  de  s'y  enfoncer  trop  avant  (1). 

L'une  et  l'autre  espérance  furent  trompées  :  Noailles,  avait  bien 
eu  la  pensée  un  instant  de  se  porter  sur  le  cours  inférieur  du 
Rhin,  en  s  emparant  (suivant  le  conseil  peut-être  perfide  donné  par 
Frédéric  à  Yalori)  des  petites  souverainetés  ecclésiastiques  et  de 
la  ville  impériale  de  Francfort;  mais  il  recula  sagement  devant  la 
pensée  du  soulèvement  que  pouvait  susciter  en  Allemagne  la  viola- 
tion de  ces  territoires  indépendans.  Il  vint  se  poster  sur  la  frontière 
du  Haut-Palatinat  entre  le  Mein  et  le  Neckar,  s' étendant  sur  la  rive 
droite  d'une  de  ces  rivières  et  la  rive  gauche  de  l'autre,  barrant  ainsi 
la  communication  avec  la  Bavière.  11  eut  même  quelque  mérite  à 
garder  cette  attitude  prudente,  qui  suivant  l'opinion  défavorable  alors 
répandue  en  Allemagne  au  sujet  des  armées  françaises,  lui  était  impu- 
tée à  timidité  et  lui  attirait  des  reproches  assez  amers  de  la  part  des 
spectateurs  les  plus  bienveillans;  mais,  comme  il  ne  bougeait  pas 
de  cette  ligne  défensive,  il  fallut  bien  que  l'armée  anglaise  vînt  l'y 
chercher.  Lord  Stairs  le  fit  avec  autant  de  maladresse  que  d'impru- 
dence; il  s'avança  au-delà  de  Francfort,  sur  la  droite  du  Mein,  et 
vint  camper  entre  les  petites  villes  de  Dettingue  et  d'Aschaffenbourg, 
dans  une  plaine  étroite  où  il  n'avait  pu  parvenir  qu'en  traversant  des 
gorges  assez  resserrées.  G'était  une  sorte  de  camp  retranché  dont  il 
croyait  avec  raison  qu'il  serait  impossible  de  le  débusquer  par  la  force. 

(1)  Bus9y  à  Amelot,  31  mai  1743.  {Correspondance  cVAngleterre.  Ministère  des 
affaires  étrangères.) 

TOME   LXII.   —   1884.  3 


34  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

Le  calcul  eût  été  juste  si  son  adversaire  eût  fait  la  faute  de  venir 
l'y  attaquer  ;  mais  Noailles,  évitant  toujours  de  prendre  aucune 
initiative,  se  borna  à  couper  à  l'armée  anglaise  toutes  les  subsis- 
tances qui  pouvaient  lui  venir  du  cours  supérieur  du  Mein  et  de  la 
Franconie.  Au  bout  de  quelques  jours,  lord  Stairs  s'aperçut  que, 
s'il  était  difficile  de  le  chasser  de  son  enclos,  il  était  également 
malaisé  pour  lui  d'y  vivre  avec  les  convois  insuffisans  et  mal  orga- 
nisés qui  lui  arrivaient  péniblement  des  bords  du  Rhin  par  le  cou- 
loir étroit  qu'il  avait  traversé  lui-même.  Se  trouvant  dans  la  gêne, 
il  songea  à  se  dégager  en  faisant  un  mouvement  rétrograde  du 
côté  de  la  ville  de  Hanau.  C'était  le  moment  qu'attendait  Noailles, 
Bien  que  manœuvrant  toujours  sur  la  rive  gauche  du  Mein,  il 
s'était  rapproché  assez  de  cette  rivière  pour  avoir  pu  jeter  en 
amont  d'Aschaffenbourg  et  en  aval  de  Dettingue  des  ponts  qui  lui 
permettaient  de  passer  à  volonté  sur  la  droite.  De  plus,  il  avait 
rangé  sur  la  rive  gauche  elle-même  des  baiteries  dont  la  portée 
dépassait  beaucoup  la  largeur  du  cours  d'eau  et  pouvait  atteindre 
aisément  l'armée  qui  manœuvrait  sur  l'autre  rive.  11  plaça  à  la  tête 
des  ponts  qui  débouchaient  du  côté  de  Dettingue  son  neveu,  le  duc 
de  Gramont,  avec  trois  brigades  d'infanterie,  les  gardes-françaises 
et  la  maison  du  roi.  Lui-même,  avec  le  reste  de  l'armée,  demeura 
en  arrière  d'Aschaffenbourg  ;  son  plan  était  de  s'emparer  de  cette 
localité  aussitôt  que  les  Anglais  l'auraient  quittée  pour  commencer 
leur  marche  rétrograde  et  de  se  mettre  à  leur  suite  en  les  pressant 
sur  leurs  derrières.  En  même  temps,  les  batteries  postées  au-delà 
du  Mein,  commençant  leur  feu,  devaient  les  prendre  en  flanc.  Enfin, 
en  arrivant  en  face  de  Dettingue,  ils  auraient  trouvé  le  duc  de 
Gramont  et  son  monde  qui,  traversant  le  Mein,  leur  auraient  pré- 
senté un  front  menaçant.  Pris  ainsi  de  trois  côtés,  en  arrière,  en 
avant  et  sur  leur  gauche,  il  ne  serait  resté  aux  Anglo-Autrichiens 
d'autres  ressources  que  de  capituler,  l'étroit  passage  qui  restait 
ouvert  sur  la  droite  ne  leur  permettant  pas  de  se  retirer  assez  vite 
pour  éviter  une  poursuite  victorieuse.  «  Ce  plan,  dit  Frédéric,  était 
digne  d'un  grand  capitaine.  »  Louis  XV,  moins  bon  juge,  en  pensait 
de  même  quand  le  comte  de  Noailles,  envoyé  en  courrier  par  son 
cousin  le  maréchal,  vint  le  soumettre  à  son  approbation.  «  Je  pense, 
écrivait-il ,  que  vous  préviendrez  les  ennemis  aux  défilés  ou  que 
vous  ne  les  y  laisserez  pas  passer  impunément,  désirant  autant  que 
le  comte  de  Noailles  que  vous  puissiez  frotter  d'importance  ces  mes- 
sieurs Anglo-Autrichiens;  vous  voyez  que  je  me  conforme  aux  mots 
nouveaux  quand  ils  me  paraissent  bons  (1).  » 

Tout  sembla  d'abord  marcher  à  souhait  :  dans  la  nuit  du  26  au 

(1)  Le  roi  au  maréchal  de  Noailles,  22  juin  1743.  —  Rousset,  t.  i,  p.  109. 


ÉTUDES   DIPLOMATIQUES.  35 

27,  les  ennemis  ayant  évacué  Aschaffenbourg  pour  se  diriger  sur 
Hanau,  Noailles  fit  aussi  passer  le  Mein  à  son  corps  d'armée,  qui 
s'y  établit.  Puis,  courant  lui-même  au  poste  où  il  avait  laissé  le  duc 
de  Gramont,  il  présida  de  sa  personne  au  passage  de  ses  troupes, 
qui  s'emparèrent  tout  aussi  heureusement  du  village  de  Dettingue. 
L'Anglais  était  ainsi  pris  au  filet  :  il  n'y  avait  qu'à  le  laisser  avan- 
cer pour  qu'il  se  trouvât  à  la  fois  cerné  et  criblé  en  tête,  en  flanc 
et  en  queue,  de  manière  à  ne  pouvoir  ni  avancer,  ni  se  maintenir 
plus  de  quelques  heures.  Du  point  élevé  où  s'était  placé  Noailles,  il 
voyait  déjà  les  batteries  postées  au-delà  du  Mein  porter  le  désordre 
dans  les  rangs  ennemis  qui  passaient  sous  leur  feu.  Tout  à  coup, 
à  sa  grande  surprise,  il  aperçut  les  troupes  qu'il  avait  laissées  à 
Dettingue  opérant  un  mouvement  offensif  qu'il  n'avait  pas  com- 
mandé et  débouchant  dans  la  plaine  où  les  Anglo-Autrichiens  avan- 
çaient péniblement.  Vainement  se  porta-t-il  lui-Djême  à  toute  bride 
pour  arrêter  une  manœuvre  qui  dérangeait  tous  ses  calculs,  il  était 
trop  tard.  C'était  le  jeune  duc  de  Gramont,  qui,  au  lieu  de  se  con- 
tenter du  rôle  qui  lui  était  assigné  et  croyant  la  journée  gagnée,  vou- 
lait s'en  attribuer  tout  le  mérite  par  un  coup  d'éclat.  A  l'instant, 
tout  changea  de  face  :  l'artillerie  du  Mein  dut  cesser  son  feu,  ne 
sachant  plus  sur  qui  porteraient  ses  coups  lancés  au  hasard  dans 
une  mêlée  où  amis  et  ennemis  étaient  confondus.  Puis,  dans  l'enga- 
gement qui  suivit,  les  troupes  de  Gramont,  si  inopinément  compro- 
mises et  parmi  lesquelles  figuraient  beaucoup  de  milices  et  de 
recrues,  ne  se  trouvèrent  nullement  de  force  avec  le  gros  de  l'ar- 
mée qu'elles  venaient  braver  et  se  troublèrent  quand  ce i  te  infériorité 
fut  trop  visible.  L'infanterie  anglaise,  au  contraire,  retrouvant  l'avan- 
tage, qui,  de  tout  temps,  lui  a  appartenu,  résista,  dit  iNoailles  lui- 
même,  comme  une  muraille  d'airain.  Pendant  que  NoaiPes  allait 
chercher  les  troupes  qu'il  avait  laissées  en  arrière  à  Aschalf  ubourg 
et  avant  qu'il  eût  eu  le  temps  de  les  amener  à  la  rescousse,  la 
débandade  se  mit  dans  les  rangs  français.  La  maison  du  roi,  seule, 
tint  bon,  mais  les  gardes- françaises  elles-mêmes  lâchèrent  pied,  et 
beaucoup,  prenant  la  fuite  au  hasard,  se  jetèrent  dans  le  Mein  pour 
passer  à  la  nage. 

Au  même  moment,  à  la  vérité,  une  aventure  assez  ridicule  arri- 
vait au  roi  d'Angleterre*:  depuis  le  matin,  il  chevauchait  à  la  tête 
de  sa  troupe,  armé  d'un  énorme  pistolet  à  sa  ceinture,  et,  de  plus, 
d'une  épée  de  bataille  d'une  prodigieuse  longueur,  qu'il  tirait  de 
temps  à  autre  en  disant  :  «  Sus  au  roi  de  France  !  il  est  mon 
ennemi  ;  vous  allez  voir  comme  je  le  combats.  »  Pendant  qu'il  se 
livrait  à  ses  vanteries,  son  cheval,  effrayé  de  la  canonnade,  le  jeta 
à  terre  et  il  se  vit  entouré  d'un  gros  de  cavaliers  français  qui  allaient 
l'emmener  prisonnier  s'il  n'eût  été  secouru  à  temps.  L'action  se 


36  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

prolongea  ainsi,  avec  ces  alternatives  de  succès  et  de  revers  par- 
tiels, toute  la  journée  :  elle  fut  très  sanglante  et  coûta  surtout  la 
vie  à  beaucoup  d'officiers  du  premier  rang,  qui  s'efforçaient  de 
maintenir  ou  de  ramener  leur  troupe  ébranlée.  Les  héritiers  des 
noms  les  plus  illustres  de  France,  Harcourt,  Gontaut,  Roche- 
chouart,  Sabran,  figurèrent  parmi  les  morts  et  les  blessés,  et,  dans 
le  nombre,  on  remarquait  le  jeune  comte  de  Boufïlers,  âgé  de  dix 
ans  et  demi,  qui  tomba  frappé  d'un  boulet  et  supporta,  avant  de 
mourir,  l'amputation  d'une  jambe  avec  un  courage  plus  que  viril. 
Du  côté  des  Anglais,  le  duc  de  Cumberland,  frère  du  roi,  fut  emmené 
grièvement  blessé  du  champ  de  bataille.  Au  tomber  du  jour,  Noailles 
mit  un  terme  au  combat  en  faisant  repasser  toutes  ses  troupes  sur 
la  gauche  du  Mein  (1). 

Était-ce  vraiment  là  une  défaite  ?  On  pouvait  raisonnablement  en 
douter.  Car  si  le  terrain  restait  à  l'ennemi,  et  si  George  se  vantait 
d'avoir  pu  souper  sur  le  champ  de  bataille,  il  n'en  fat  pas  moins 
très  pressé  de  le  quitter,  craignant  de  retomber  de  nouveau  dans  le 
piège  dont  il  était  sorti  par  miracle;  de  sorte  qu'on  eut  le  spectacle 
singulier  d'un  vainqueur  qui  battait  en  retraite ,  tandis  que  le 
vaincu  rentrait  paisiblement  dans  ses  positions  et  même  reprenait  le 
lendemain  possession  de  celles  que  son  adversaire  avait  évacuées. 
Le  roi  d'Angleterre  avait  même  si  grande  hâte  de  se  trouver  hors 
de  toute  atteinte  qu'il  donna  l'ordre  de  laisser  les  blessés  et  les 
malades  en  arrière,  et  lord  Stairs  les  recommanda  par  une  lettre 
pressante  à  la  générosité  du  maréchal  de  Noaillt  s.  Après  tout,  Noailles 
pouvait  se  dire  que  son  but  était  atteint,  puisque  l'armée  prag- 
matique n'avait  pas  pénétré  dans  la  Bavière,  dont  il  était  chargé  de 
leur  interdire  l'entrée.  Aussi,  dans  son  premier  bulletin  envoyé  à 
Paris  le  lendemain  (bien  que  ne  déguisant  nullement  la  vérité,  puis- 
qu'il parlait  avec  une  juste  sévérité  de  la  mollesse  de  ses  troupes, 
principalement  des  gardes-françaises),  il  ne  se  plaignait  que  du 
demi-succès  de  la  journée.  Des  lettres  privées,  arivées  en  même 
temps,  parlaient  presque  d'une  victoire,  et  on  illumina  dans  quel- 
ques quartiers  de  Paris. 

Mais  tout  dut  changer  de  féice  naturellement  aux  yeux  de  Noailles 
lui-même  quand  l'évacuation  de  la  Bavière  par  le  maréchal  de  Bro- 
glie  lui  fut  connue  et  que,  par  là,  disparaissait  le  seul  résultat  qu'il 
pût  se  flatter  d'avoir  obtenu.  La  seconde  nouvelle  suivit  de  près  la 

(1)  Voir  le  détail  de  cette  jouraée  dans  la  dépêche  du  maréchal  de  ÎVos.illes  au  roi 
du  28  juin  1743  (Ministère  de  la  guerre),  et  dans  le  récit  fait  par  M.  Camille  Rousset, 
t.  I,  introduction,  p.  60,  C6.  Voir  aussi  Fréd 'rie,  Histoire  de  mon  temps,  et  Voltaire, 
Siècle  de  Louis  XIV.  — L'incident  relatif  au  roi  d'Angleterre  est  tiré  des  dépêches  de 
Valori,  13  juillet  1743,  à  qui  le  roi  de  Prusse  l'avait  racouté  en  plaisantant  durement 
sur  le  compte  de  son  oncle. 


ÉTUDES   DIPLOMATIQUES,  37 

première,  la  complétant  et  la  commentant  d'une  manière  déplorable. 
C'était  le  désastre  :  les  avantages  partiels  dont  Noailles  s'était  prévalu 
dans  sa  première  dépèche  ne  parurent  plus  alors  qu'une  atténuation 
calculée  de  la  vérité,  dont  on  imputa  la  faute,  soit  au  maréchal,  qui 
n'avait  pas  tout  avoué,  soit  au  gouvernement,  qui  n'avait  paR  voulu 
dire  tout  ce  qu'il  savait.  Chose  singulière  et  qui  fait  voir  à  quel 
degré  était  portée  l'impopularité  de  la  guerre  d'Allemagne,  on  fut 
généralemint  plus  sévère  pour  Noailles  à  moitié  vainqueur  dans 
l'accomplissement  de  ses  instructions  que  pour  la  retraite  de  Bro- 
glie  opérée  en  violation  des  siennes.  Tandis  qu'on  afimirait  l'opé- 
ration qui  ramenait  les  troupes  de  Bavière,  qu'on  croyait  perdues, 
saines  et  sauves  sur  le  Rhin,  on  ne  lorissait  pfis  en  plaisanteries  sur 
l'imprudence  du  duc  de  Gramont  et  la  lâcheté  de  ses  soldats;  les 
gardes-françaises,  sauvées  à  1a  nage,  n'étaient  plus  appelées  que  les 
canards  du  Mein,  et  la  journée  tout  ent'ère  reçut  le  sobriquet  de 
bataille  des  bâtons  rompus^  parce  qu'on  supposait  que  le  duc  de 
Gramont  et  le  duc  d'Harcourt,  qui  le  secondait,  n'avaient  songé  par 
leur  manœuvre  irréfléchie  qu'à  gagner  le  bâton  de  maréchal.  Plu- 
sieurs df^mandaient  même  sérieusement  que  les  ducs  dussent  tra- 
duits devant  un  conseil  de  guerre;  et  Noailles,  pour  avoir  défendu 
ses  parens,  fut  accusé  d'avoir  écouté  avec  faiblesse  la  voix  du 
sang  (1). 

Eu  revanche,  si  Paris  lui  fut  sévère,  il  trouva  à  qui  parler  à  Franc- 
fort, où  il  se  rendit  dans  les  jours  qui  suivirent  la  bataille.  L'empe- 
reur y  était  déjà  arrivé  en  fugitif,  au  comble  de  l'irritation  comme 
de  l'épouvante.  Avant  de  quitter  Augsbourg,  il  avait  laissé  au  maré- 
chal Seckendorf  l'ordre  d'obtenir  à  tout  prix  une  suspension  d'armes 
en  promettant  la  neutralité  absolue  des  troupes  impériales.  L'impé- 
ratrice, les  ministres,  toute  la  cour  se  répandaient  en  imprécations 
contre  le  maréchal  de  Broglie  d'abord,  puis  contre  la  France  :  c'était 
à  qui  voulait  courir  se  jeter  aux  pieds  du  roi  George  et  se  mettre 
à  sa  merci.  Ces  menaces  et  ces  malédictions  étaient,  à  la  vérité, 
de  temps  à  autre  interrompues  par  des  supplications  faites  sur  un 
tout  autre  ton,  à  l'effet  d'obtenir  quelques  subsides  dont  le  brsoin 
était  urgent.  Non-seulement  les  troupes,  mais  même  le  service  le 
plus  iniirae  et  tout  le  personnel  de  la  n>aison  de  l'empereur  n'étaiect 
pas  payés;  ses  domestiques  ne  recevaient  pas  leurs  gages,  et  les 
fournisseurs  de  sa  table  se  plaignaient  tout  haut  d'être  obligés  de 
le  nourrir  à  crédit.  Quand  Noailles  arriva,  il  se  jeta  dans  ses  bras 
tout  en  larmes  en  le  remerciant  d'avoir,  au  moins  lui,  tenté  quelque 
chose  en  sa  faveur.  Noailles  employa,  pour  étancher  ses  pleurs  et 

(1)  M"*"  do  Tencin  au  duc  de  Richelieu,  Il  juillet  17i3.  —  Chambrior  au  roi  de 
Prusse,  f^  juillet  1743.  (Ministère  des  affaires  étrangères.) 


38  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

relever  son  courage,  toutes  les  ressources  de  l'éloquence  persua- 
sive dont  il  était  doué  et  qui  parut  d'autant  plus  flatteuse  aux 
oreilles  du  prince  qu'elle  différait  davantage  du  régime  rude  et 
hautain  auquel  le  maréchal  de  Broglie  l'avait  accoutumé.  «  Sire, 
lui  disait  Noailles  en  le  suppliant  de  ne  pas  se  laisser  abattre, 
croyez-en  la  parole  d'un  vieux  militaire  qui  s'est  irouvé  dans  un 
grand  nombre  d'événemens  et  dans  toute  sorte  d'épreuves.  J'ai  vu 
la  France  dans  un  temps  où  le  succès  accompagnait  ses  armées  et 
je  l'ai  vue  dans  les  temps  de  revers...  J'ai  vu  deux  fois  le  roi 
catholique  forcé  de  sortir  de  sa  capitale  et  deux  fois  son  rival  s'y 
faire  reconnaître  pour  roi  :  la  constance  et  la  sagesse  ont  enfin 
triomphé;  il  a  chassé  l'ennemi  et  il  est  demeuré  maître  de  son  état... 
Au  surplus,  c'est  dans  l'adversité  et  dans  les  revers  que  les  grandes 
âmes  se  font  connaître;  celle  de  Votre  Majesté  est  de  ce  nombre.  » 
Une  lettre  de  change  de  /iO,000  écus,  que  iXoailles  ne  craignit  pas 
de  souscrire  sous  sa  responsabilité  personnelle  ajoutait  naturelle- 
ment quelque  poids  à  ces  généreuses  exhoriaiions  (1). 

Après  ces  excitations  données  à  son  courage  et  ce  soulagement 
à  ses  besoins  pressans,  il  y  avait  encore  une  autre  manière  presque 
aussi  efficace  de  calmer  le  pauvre  souverain,  c'était  de  satisfaire  ses 
ressentimens  en  obtenant  qu'un  châtiment  exemplaire  fût  infligé  au 
maréchal  de  Broglie. C'est  à  quoi  Noailles  lui-même, très  mécontent 
du  collègue  qui,  en  essayant  de  le  secourir,  n'avait  fait  que  le  com- 
promettre, ne  demandait  pas  mieux  que  de  s'employer.  «  On  ne 
pourra  persuader  à  personne,  écrivit-il  avec  vivacité  au  roi,  que 
M.  le  maréchal  de  Broglie  soit  revenu  sans  les  ordres  de  Votre 
Majesté,  et  on  ne  pourra  le  faire  croire  à  l'Europe  entière  pas  plus 
qu'à  vos  propres  sujets  si  Votre  Majesté  ne  donne  des  marques 
publiques  et  visibles  de  son  mécontentement,  qui  prouvent  qu'elle 
n'a  aucune  part  à  une  démarche  qui  est  sans  exemple  et  qui  peut 
devenir  funeste  dans  ses  conséquences.  » 

Il  demanda  donc  non-seulement  qu'on  enlevât  à  Broglie  son  gou- 
vernement de  l'Alsace,  mais  qu'on  l'éloignât  de  la  cour  et  que  l'on 
comprît  dans  sa  disgrâce  l'abbé  de  Broglie,  qui  était  soupçonné  (bien 
à  tort,  nous  l'avons  vu)  de  l'avoir  encouragé.  Il  eut  satisfaction, 
mais  ce  ne  fut  pas  sans  peine,  car  tous  ceux  qui  avaient  tremblé 
pour  leurs  parens  savaient  gré  à  Broglie  de  les  avoir  tirés  de  cette 
Allemagne  détestée;  et  les  ministres  (y  compris  celui  de  la  guerre) 
n'étaient  pas  lâchés  d'avoir,  à  quelque  prix  que  ce  fût,  la  libre  dis- 
position d'une  armée  qu'ils  avaient  presque  désespéré  de  revoir. 

(1)  Noailles  à  l'empereur,  2  mai  1743.  (lîibliothèque  nationale.  Fonds  de  nouvelles 
acquisition».)—  Blondel,  résident  à  Francfort  et  Lautrec,  ambassadeur  auprès  de 
Tempereur,  juillet  1743,  passim.  [Correspondance  d'Allemagne  et  de  Bavière.  Minis- 
tère des  affaires  étrangères.). 


ÉTUDES    DIPLOMATIQUES.  39 

Bref,  coûte  que  coûte,  on  était  débarrassé  de  l'Allemagne.  Aussi 
Louis  XV,  en  chargeant  Noailles  d'annoncer  à  l'empereur  les  dispo- 
sitions sévè/es  prises  pour  le  contenter,  croyait-il  devoir  s'excuser 
d'y  avoir  mis  dans  la  forme  quelques  ménagemens.  —  «  Vos  désirs 
sont  prévenus  sur  le  maréchal  de  Broglie,lui  écrivait-il;  les  ordres 
sont  partis  pour  qu'il  vous  remette  le  commandement  de  son  armée, 
et  qu'il  se  rende  à  Strasbourg,  où  il  recevra  de  nouveaux  ordres.  Ces 
nouveaux  ordres  doivent  être  partis  pour  qu'il  quitte  l'Alsace  et 
qu'il  vienne  à  Ghan)bray  (la  terre  du  maréchal)  sans  passer  à  Paris  ni 
à  la  cour.  Il  est  vrai  que  je  n'ai  pas  voulu  lui  faire  cette  dernière  signi- 
fication par  mon  ministre  de  la  guerre,  mais  je  la  lui  ai  fait  faire 
par  le  coutrôleur  général  son  ami,  qui,  par  parenthèse,  l'abandonne 
entièrement  dans  cette  occasion-ci.  Cela  lui  sera  plus  doux,  mais  aura 
pourtant  tO"jours  le  même  effet  de  marquer  mon  mécontentement 
tant  envers  la  nation  française  qu'envers  l'empereur.  L'abbé  a  pris 
son  parti  tout  seul;  il  y  a  dix-huit  jours  qu'il  s'est  exilé  lui-même 
à  son  abbaye  (1).  » 

Mais,  presque  le  même  jour,  le  ministre  des  affaires  étrangères 
Amelot  écrivait  à  un  de  ses  ambassadeurs  :  «  11  est  difficile  de  pou- 
voir juger  de  si  loin  si  le  maréchal  de  Broglie  pouvait  différer  de 
prendre  une  pareille  résolution,  mais  outre  toutes  les  raisons  qu'il 
donne  pour  justicier  sa  conduite,  il  y  en  avait  peut-être  encore  d'au- 
tres qu'il  ignorait  et  qui  ne  font  pas  regretter  qu'il  ait  quitté  un 
pays  oîi  l'armée  du  roi  pouvait  courir  les  plus  grands  dangers.  J'ai 
su  depuis  que,  pendant  que  M.  de  Seckendorf  excitait  M.  de  Broglie 
à  tenir  ferme,  il  négociait  un  traité  de  neutralité  entre  la  reine  de 
Hongrie  et  l'électeur  palatin  (2).  »  L'exil  du  maréchal  de  Broglie  dans 
sa  terre  de  Chambray,  écrit  un  chroniqueur  du  temps,  révolta  tout 
le  monde  ;  des  gens  sans  passion  en  parlent  différemment.  » 

Avec  de  pareilles  dispositions,  il  est  à  croire  que  la  disgrâce  du 
maréchal  n'eût  été  ni  bien  longue  ni  bien  sévère,  mais  tant  de  fati- 
gues et  d'émotions  avaient  brisé  le  corps  du  vieux  guerrier,  et  à 
peine  arrivé  dans  son  nouveau  duché  de  Broglie,  il  fut  frappé  d'un 
coup  d'apoplexie  qui  le  mit  pour  jamais  hors  de  service.  Il  ne  fit 
plus  que  languir  et  devait  motu'ir  deux  ans  plus  tard,  léguant  à 
l'aîné  de  ses  fils,  qui  ne  l'avait  pas  quitté  dans  ses  épreuves, 
avec  l'héritage  de  ses  talens  militaires,  celui  de  ses  rudes  et  impla- 
cables inimitiés  contre  ses  rivaux. 

(1)  Le  roi  au  maréchal  de  Noailles,  13  juillet  1743.  —  Rousset,  t.  i,  p.  101. 

(2)  Amelot  à  l'évêque  de  Rennes,  ambassadeur  en  Espagne,  7  juillet  1743.  {Corres- 
pondance d'Espagne.  Ministère  des  affaires  étrangères.)  —  Revue  rétrospective,  t.  v, 
p.  443.—  Chambrier  au  roi  de  Prusse,  8  juillet  1743.—  Frédéric,  dans  ses  Mémoires, 
prétend  que  le  maréchal  de  Broglie  donna  un  bal  à  sa  rentrée  à  Strasbourg.  Il  n'y  a 
pas  le  moindre  fondement  à  cette  assertion. 


llO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Noailîes,  du  reste,  ne  put  pas  longtemps  se  faire  auprès  de 
l'empereur  un  mérite  de  l'avoir  vengf^;  car,  dès  le  mois  de  juillet, 
il  était  obligé  lui-même  de  lui  annoncer  qu'il  devait  donner  à  ses 
troupes  l'ordre  d'un  nouveau  mouvement  de  retraite  et  les  rame- 
ner au-delà  du  Riin  pour  défendre  les  frontières  françaises  mena- 
cées. C'était  le  prince  Charles  qui,  ne  trouvant  plus  rien  devant 
lui  en  Bavière,  s'avançait  à  grandes  marches  vers  l'Alsace.  Force 
était  bien  d'aller  lui  tenir  tête  et  de  joindre  cette  fois  pour  un  effort 
commun  et  concerté  les  deux  seules  armées  qui  fussent  conservées 
à  la  France,  celle  qui  venait  d'être  enga,c;ée  à  Dettingue  et  celle  que 
Broglie  avait  ramenée  de  Bavière.  D'ailleurs,  une  fois  que  l'empe- 
reur posait  les  armes  et  se  renfermait  dans  la  neutralité,  les  Fran- 
çais, qui  n'avaitnt  jamais  été  que  ses  auxiliaires,  n'avaient  plus  de 
prétexte  pour  rester  en  Allemagne.  Quelque  légitime  et  même  néces- 
saire que  fût  cette  retraite  et  quelques  ménagemens  que  Noailîes  mît 
à  l'apprendre  à  l'empereur,  le  malheureux  prince,  en  se  voyant  cette 
fois  tout  à  fait  délaissé,  eut  un  nouvel  accès  de  désespoir.  «  Je  suis 
extrêmement  sensible,  écrivait-il  à  Noailîes,  dans  une  lettre  tout 
entière  de  sa  propre  main,  de  ce  que  le  roi  est  touché  de  la  situa- 
tion 011  je  me  trouve,  et  réponds  sur  ceci,  à  peu  près  ce  que  la  con- 
nétable aimée  et  estimée  de  Louis  XIV  (Marie  Mancini)  a  répondu  à 
ce  prince  lorsqu'elle  se  vit  abandonnée  :  «  Vous  êtes  roi,  vous  m'aimez 
et  je  pars,  »  disait-elle.  Je  dirai  à  mon  tour:  «  Vous  êtes  roi,  vous  êtes 
touché  de  mon  sort,  vous  êtes  le  roi  le  plus  puissant  de  mes  alliés 
et  vous  m'abandonnez,  et  je  perds  par  cet  abandon  tout  ce  que  je 
puis  perdre...  Ma  situation  est  la  plus  affreuse  que  jamais  on  aura 
vue  dans  l'histoire... Malgré  tout,  ajoutait-il  pourtant  en  terminant, 
le  roi  peut  être  assuré  que  mon  cœur  ne  changera  jamais  de  senti- 
mens  et  que  les  mouvemens  de  la  proximité  du  sang,  aussi  bien  que 
de  l'amitié,  ne  seront  jamais  étouffés...  Vous  pouvez,  si  vous  le 
voulez,  présenter  ceci  au  roi  pourvu  que  personne  d'autre  ne  le 
voie  (1).  ))  —  Si  le  roi  vit  la  lettre,  je  ne  sais  ce  qu'il  en  pensa, 
peut-être  tout  simplement  que,  de  quelque  façon  qu'on  se  délivrât 
d'un  allié  qui  coûtait  si  cher,  le  bénéfice  surpasserait  encore  la  perte. 

Presque  le  même  jour  où  la  désolation  était  ainsi  portée  à  son 
comble  à  Francfort,  on  triomphait  à  Vienne.  C'est  à  Liniz  que  Marie- 
Thérèe,  venue  pour  surveiller  de  près  elle-même  les  opérations  de 
son  beau-frère  Charles  en  Bavière,  avait  appris  la  journée  de  Det- 
tingue. Elle  se  hcîta  d'en  faire  compliment,  par  des  billets  de  sa 
propre  main,  au  roi  George,  dans  son  camp,  et  à  son  adorateur 
Robinson,  dans  son  ambassade.  Puis  elle  s'embarqua  pour  des- 

(1)  L'empereur  au  maréchal  de  Noailîes,  24  juillet  1743.  {Correspondance  d'Alle- 
magne. Ministère  des  affaires  étrangères.) 


ÉTUDES    DIPLOMATIQUES.  hi 

cendre  le  Danube  et  regagner  sa  capitale.  «  Le  h  de  ce  mois,  écrit 
Robinson,  la  reine  est  rentrée  à  Vienne  par  le  fleuve;  malgré  tant 
de  succès  remportés  pendant  son  absence,  aucun  céréraouial  n'était 
prescrit  pour  son  entrée  ;  mais  l'élan  des  cœurs  et  les  acclamations 
spontanées  en  ont  fait  un  véritable  triomphe.  La  cour  avait  l'ordre 
d'atten  !re  Sa  Majesté  au  palais  où  elle  devait  être  reçue  en  gala, 
mais,  dès  le  ma'in,  toute  la  population  désertant  la  ville,  se  porta 
d'elle-même  à  sa  rencontre,  en  remontant  les  bords  du  fleuve  jus- 
qu'à une  distance  de  deux  milles  allemands.  «  Quand  l'embarca- 
tion  parut  en  vue  des  murs  de  Vienne,  la  reine  se  fit  voir  sur 
l'avant,  qui  était  élégamment  décoré,  et  un  immense  applaudisse- 
ment l'accueillit.  Après  avoir  mis  pied  à  terse  au  milieu  d'une 
foule  qui  baisait  ses  pieds,  ses  mains  et  le  bord  de  ses  vêteraens, 
elle  se  dirigea  vers  le  palais,  où  l'attendait,  sur  le  périsiyle,  sa 
mère  l'impératrice  douairièrp,  entourée  de  ses  jeunes  enfans.  »  Du 
haut  d'une  fen-^tre  ouverte,  le  jeune  archiduc  Joseph,  encore  dans 
les  bras  d'une  gouvernante,  lui  faisait  un  signe  caressant  de  la  main 
en  agitant  un  petit  étendard. 

Avant  de  se  retirer  dans  ses  appartemens,  la  reine  s'arrêta  dans 
la  salle  qui  précédait  sa  chambre,  et  s'adressantà  haute  voix  à  l'as- 
sistance, elle  ren  ercia  le  ciel  de  ses  faveurs  pour  la  maison  d'Au- 
triche, et  après  Dieu  le  roi  d'Angleterre.  Ce  jour  et  les  suivans, 
toute  la  ville  resta  en  liesse.  —  «  Vous  ne  sauriez  croire,  écrivait  le 
chargé  d'allaires  Vincent,  à  quel  point  cette  nouvelle  a  porté  l'arro- 
gance des  gens  de  ce  pays-ci  :  j'y  suis  regardé  comme  le  dernier  des 
hommes  et  j'y  mourrai  de  chagrin  et  de  misère.  Le  peuple  assemblé 
dans  les  rnes  fait  un  bruit  épouvantable  et  menace  en  criant  de 
massacrer  tous  les  Français  qui  sont  ici  (1).  » 

Mais  l'orgueilleuse  souveraine  avait  parlé  trop  haut,  et  les  échos 
de  sa  voix  portés  à  Berlin  allaient  arracher,  par  un  réveil  soudain,  le 
plus  redoutable  des  ennemis  de  l'Autiiche  à  son  inquiet  et  égoïste 
isolement.  Quand  Thérèse  était  portée  sûr  le  pavois,  Frédéric  ne 
pouvait  plus  dormir  en  paix. 


Duc  DE  Broglie. 


(1)  Robinson  à  Csrteret,  6  juillet  1743  (Correspondance  de  Vienne.  Ilccord  Oflice.) 
—  Vincfint  à  Amelot,  3  et  6  juillet.  [Correspondance  de  Vienne.  Ministère  des  affaires 
étrangères.)  —  D'Ameth,  t.  ii. 


ANDRÉE 


PREMIERE      PARTIE. 


M.  de  Garamante  n'était  plus  jeune  ;  mais,  quoique  ses  che- 
veux ondulés,  si  noirs  autrefois,  eussent  déjà  subi  l'outrage  des 
premières  gf^iées  blanches  de  la  vieillesse,  quoique  sa  taille  se  fût 
un  peu  épaissie,  que  sa  démarche  eût  perdu  l'élégance  nerveuse  et 
souple  qui  si  longtemps  avait  fait  dire  aux  femmes  :  Quel  beau  cava- 
lier! le  comte  Melchior  gardait  encore  fort  bonne  mine  et  pouvait 
se  féliciter  d  avoir  doublé  sans  trop  d'avaries  le  terrible  cap  de  la 
cinquantaine.  Sur  ses  joues,  encadrées  d'une  barbe  rebelle  à  l'œil 
mais  douce  au  toucher,  le  hâle  du  grand  air  se  mariait  aux  teintes 
fraîches  de  la  santé.  Ce  mâle  visage  était  illuminé  par  des  yeux 
bleus,  tranq«»illes  et  doux,  qui  savaient  au  besoin  s'armer  d'une 
fine  poihte  d'ironie  et  cachaient  dans  un  coin  de  leurs  paupières, 
comme  la  bouche  dans  l'angle  moqueur  de  ses  lèvres,  un  grain 
d'impertinence.  Haute  taille,  épaules  robustes,  mains  grandes,  mais 
d'un  très  beau  dessin,  tel  étiit  au  physique  M.  de  Garamante. 

Fils  unique  d'un  ancien  garde  du  corps  de  Charles  X,  il  avait 
hérité  de  son  [)ère  plus  de  cent  mille  livres  de  rente,  et  l'appétit 
qu'il  faut  pour  les  manger.  Devenu  maître  de  sa  fortune,  il  ne  tarda 
pas  à  l'entamer.  Ce  ne  fut  d'abord  que  rognures  légères  sur  le  bord 
de  son  ca[)ital.  Malheureusement  la  faim  vient  à  table  :  le  comte 
mit  bientôt  les  morceaux  doubles.  Les  voyages,  les  réceptions 


ANDRÉE.  43 

joyeuses  en  automne  dans  son  château,  les  grandes  chasses,  les 
chevaux,  les  cartes  et  ces  dames,  —  celles-ci  surtout,  —  firent  de 
terribles  brèches  à  son  patrimoine.  Pour  se  ranger,  il  prit  une  maî- 
tresse, sous  prétexte  qu'unifier  ses  fredaines  est  faire  acte  d'éco- 
nomie et  de  moralité,  que  d'ailleurs  une  liaison  sérieuse  est  le 
surnumérariat  du  mariage,  et  qu'un  stage  dans  le  faux  ménage  est 
l'apprentissage  nécessaire  du  vrai.  Mais  la  maîtresse  de  transition 
qu'il  choisit  pour  se  préparer  à  la  vie  conjugale,  petite  blonde  aux 
yeux  couleur  de  myosotis,  était  un  de  ces  faux  anges  qui  ont  le 
diable  au  corps.  Elle  fit  danser  aux  écus  du  comte  une  sarabande 
eflfrénèe,  puis,  un  beau  jour,  le  quitta  pour  suivre  un  ténor. 

Après  le  départ  de  son  infidèle,  M.  de  Garamante  régla  sa  vie 
conformément  aux  principes  d'une  expérience  égoïste.  En  1876,  il 
vendit  son  château  au  riche  raffineur  Hector  Passemard,  ne  gardant 
de  son  domaine  pairiujoriial  qu'un  pavillon  avec  un  peu  de  chasse 
autour.  C'est  là  qu'il  passait  la  belle  saison,  en  compagnie  d'un  de 
ses  anciens  gardes  :  présentement,  ce  vieux  brave  lui  servait  de 
valet  de  chambre  et  de  cuisinière.  L'hiver  venu,  il  s'installait  à 
Paris,  non  pas  dans  un  appartement  dont  le  loyer  et  l'eiitreiien  eus- 
sent grevé  trop  lourdement  son  budget,  mais  dans  un  de  ces  loge- 
mens  composés  d'un  petit  salon  et  d'une  chambre,  que  certains 
cercles  mettent  à  la  disposition  de  leurs  membres.  On  n'est  pas  chez 
soi,  sans  doute,  mais  on  n'est  pas  non  plus  tout  à  fait  à  l'hôtel; 
c'est  quelque  chose  de  décent,  qui  tient  le  milieu  entre  le  home  et 
l'odieux  appartement  meublé.  On  dispose  d'un  nombreux  domes- 
tique; au  besoin,  on  peut  faire  porter  une  lettre  par  le  chasseur  du 
club,  ce  qui  est  de  bon  ton  ;  la  table  est  excellente  et  ne  coiite  pres- 
que rien  ;  on  a,  sans  bourse  délier,  les  journaux  et  les  revues  du 
cercle,  ses  voitures,  une  place  dans  sa  loge,  ses  billets  pour  les 
expositions.  Enfin,  cela  sauve  les  apparences;  on  paraît  moins 
pauvre,  quand  on  se  frotte  tout  le  jour  à  la  richesse  des  autres, 
et  ce  n'est  pas  seulement  au  public,  c'est  aussi  à  soi-même,  que 
l'on  fait  illusion.  Ainsi  vivait  le  comte  de  Garamante.  C'est  à  peine 
si  l'on  se  doutait  qu'il  fût  presque  ruiné,  tant  l'expérience  de  la  vie 
de  Paris  l'avait  fait  passer  maître  dans  l'art  d'accommoder  les  restes 
d'une  fortune. 

On  n\st  pas  juste  pour  les  vieux  garçons.  On  les  dit  égoïstes  tou- 
jours, quinleux,  revèches  et  maniaques  le  plus  souvent.  C'est  une 
calomnie  :  je  soup-onne  les  vieilles  filles  de  l'avoir  propagée,  car 
vous  n'ignorez  pas  qu'elles  ont,  par  esprit  de  corps,  une  sévérité 
qui  ressemble  à  de  la  rancune  pour  les  célibataires  du  sexe  adverse. 
J'en  sais  pourtant,  de  ces  vieux  garçons,  qui  sont  les  plus  char- 
maus  des  hommes.  M.  de  Garamaute  était  du  nombre.  Il  possédait 


hli  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

cette  aimable  vertu  de  tolérance  qui  donne  tant  de  charme  au  com- 
merce des  sceptiques.  Son  pessimisme,  fruit  de  l'expérience,  n'était 
point  amer,  mais  souriant.  Désabusé  de  tout,  il  ne  maudissait  rien. 
Sa  philosophie  indulgente  répugnait  aux  récriminations,  aussi  bien 
contre  les  choses  que  contre  les  gens.  Il  méprisait  un  peu  les 
hommes,  mais  sans  misanthropie,  et  ne  le  laissait  voir  que  tout 
juste  assez  pour  montrer  qu'il  n'était  pas  dupe.  Après  avoir  large- 
ment usé  de  la  vie,  il  avait  sur  le  tard  découvert  la  vanité  de  tout, 
mais  ne  s'autorisait  point  de  sa  triste  science  pour  tenir  école  de 
désenchantement.  Il  aimait  les  jeunes  gens  et  ne  s'indignait  point 
au  récit  de  leurs  fredaines.  «  Car,  disait-il,  s'il  est  bon  d'être  revenu 
de  tout,  il  est  nécessaire,  au  préalable,  d'y  être  allé  !  »  Sa  religion 
était,  comme  ses  opinions  légitimistes,  un  sujet  sur  lequel  il  n'aimait 
pa;s  à  s'expliquer.  Au  fond,  les  convenances  y  avaient  plus  de  part 
que  la  foi.  11  croyait  au  retour  du  roi  à  peu  près  autant  qu'aux 
apparitions  de  la  Vierge  de  Lourdes,  lesquelles  lui  paraissaient  chose 
plus  édifiante  que  vraisemblable.  Seulement,  il  pensait  se  devoir  à 
lui-mêaie,  au  nom  qu'il  portais,  à  ses  traditions  de  famille  et  à  ses 
relations  mondaines,  de  rester  avec  les  partisans  du  mystère,  en 
politique  aussi  bien  qu'en  religion.  Ce  désœuvré  ne  s'ennuyait 
jamais.  Tout  lui  devenait  matière  à  observation,  tout  l'intéressait; 
saas  jamais  rien  faire,  il  était  l'homme  le  plus  occupé  de  Paris.  De 
fait,  rien  de  plus  absorbaat  que  la  flânerie  quand  on  la  pratique 
comme  lui.  C'était  une  badauderie  psychologique  de  tous  les  instans, 
qui  s'arrêtait  au  spectacle  des  passion  :  humaines  comme  l'autre  aux 
devantures  de  boutiques.  11  résumait  sa  vie  dans  cette  formule  :  Je 
regarde  pa  ser.  Le  comte  avait  ainsi  rassemblé,  à  l'iiisu  de  tous, 
une  magnifique  collection  de  documens  sur  le  cœur  humain,  et  la 
joid  était  pour  lui  sans  mélange  quand  il  enrichissait  son  musée 
intime  de  l'observation  d'un  cas  rare.  Une  ou  deux  fois,  il  avait 
songé  à  dresser  son  catalogue.  Mais  il  s'était  dit  :  «  Un  livre  de 
Pensées!  Des  Maximes,  comme  La  Rochefoucauld!  A  quoi  bon?  A 
qui  profiterait  mon  expk'ience,  puisqu'elle  ne  m'a  pas  profité  à 
moi-même?  » 

Tout  collectionneur,  comme  on  sait,  s'adonne  à  une  spécialité  ; 
celé  de  M.  de  Garaujante  était  l'âme  de  femme.  Là,  de  simple 
amateur,  il  était  passé  connaisseur,  puis  expert.  Il  l'avait  étudiée 
dans  sa  complexité  illogique  et  décevante,  dans  ses  contradictions, 
dans  ses  faiblesses,  dans  ses  bizarreries,  dans  ses  petitesses  et  ses 
grandeurs,  il  la  connaissait  à  fond,  comme  un  bon  horloger  connaît 
une  montre  ;  au  besoin,  il  vous  aurait  fait  voir  le  mécanisme  délicat 
et  les  rouages  imperceptibles  qui  mettent  en  mouvement  le  grand 
ressort  féminin:  l'amour.  Gomme  tous  les  hommes  qui  ont  beaucoup 


ANDRÉE.  45 

vécu,  mais  qui  n'ont  point  laissé  traî  ler  leur  cœur  dans  les  égouts 
de  la  basse  galanterie,  comme  quiconque  a  aimé,  ne  fût-ce  qu'un 
jour,  et  a  senti  se  poser  sur  soi,  ne  fût-ce  qu'une  heure,  un  vrai 
rayon  d'amour,  M.  de  Garamante  professait  pour  les  femmes  une 
sympathie  respectueuse  et  caressante,  faite  de  gratitude,  d'indul- 
gence et  d' un  peu  de  pitié  :  tels  ces  anciens  dévots  qui  ne  prati- 
quent plus  et  conservent  pourtant  un  reste  de  religieuse  tendresse 
pour  l'église  où  ils  ont  prié  dans  leurs  jeunes  ans.  Il  n'avait  point 
pour  celles  qui  tombent  ce  lourd  mépris  des  hommes  qui,  ne  con- 
naissant rien  de  la  vie,  ne  savent  pas  combien  le  sol  est  glissant 
pour  un  petit  pied  de  femme.  Quand  on  parlait  d'une  chute  devant 
lui,  il  disait  que  c'était  peut-être  seulement  un  faux  pas,  qu'on  n'est 
jamais  sûr  de  ces  choses,  et  que,  le  fût-on,  il  faudrait  encore  ne  le 
paraître  point.  Ce  n'était  pas  qu'il  crût  le  moins  du  monde  à  la 
vertu  des  femmes  :  elles  lui  avaient  donné  tant  de  preuves  de  leur 
fragilité  !  Mais  il  n'aimait  point  qu'on  s'appesantît  sur  ce  sujet.  Il 
aurait  voulu  que  les  salons  organisassent  une  conspiration  du  silence 
autour  de  ces  menues  faiblesses  féminines,  afin  d'empêcher  les 
bourgeois,  —  qu'il  n'aimait  guère,  —  de  traîner  dans  la  boue  d'ado- 
rables petites  femmes  du  monde,  coupables  seulement  d'un  peu 
d'inconséquence.  Malgré  ses  cinquante  ans  sonnés  et  l'abandon  que 
l'âge  lui  avait  imposé  de  la  qualité  de  belligérant,  le  comte  restait 
galant,  empressé,  comme  au  plus  beau  temps  de  ses  conquêtes, 
avec  je  ne  sais  quoi  de  chevaieresque  qui  se  perd  aujoard'hui.  Les 
femmes  lui  savaient  gré  de  ne  pas  leur  offrir  un  cornet  de  bonbons 
sans  avoir  l'air  de  dire  qu'il  était  prêt  à  se  faire  casser  la  tête  pour 
elles.  Au  demeurant,  c'était  un  galant  homme  ;  l'espèce  tend  à  dis- 
paraître. 

II. 

Après  la  vente  de  son  château,  M.  de  Garamante  s'était  d'abord 
soigneusement  confiné  au  Pavillon,  sans  vouloir  se  commettre  avec 
cette  famille  de  parvenus  dont  la  roture  opulente  insultait  à  sa 
noblesse  nécessiteuse.  Mais  il  est  bien  difficile,  à  la  campagne, 
d'échapper  à  la  tyrannie  du  voisinage.  Le  raffmeur  lui  fit  une  visite 
qu'il  fat  obligé  de  rendre,  pour  ne  pas  avoir  l'air  de  bouder,  ce 
qui  eût  été  de  mauvais  g')ût.  M"^^  Passemard  le  reçut  avec  défé- 
rence, en  ayaat  l'air  de  lui  demander  pardon;  elle  présenta  timi- 
dement sa  fille  Andrée  et  son  fils  Maxime.  Le  comte  n'aimait  point 
la  solitude,  car  il  n'avait  que  ses  souvenirs  pour  la  psupler,  et  c'est 
à  cinquante  ans  une  triste  revue  que  celle  de  ces  ombres  qui  défi- 
lent confuséiiieat,  procession  de  spectres  impalpables,  sur  le  fond 


hQ  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

obscur  du  passé.  Heureux  de  voir  d'autres  visages  que  la  face  tan- 
née de  son  vieux  garde,  M.  de  Garamante  se  montra  bon  prince  et, 
oubliant  qu'il  avait  devant  lui  ces  marchands  de  sucre  dont  les 
millions  avaient  exproprié  sa  pauvreté,  renonça  au  parti- pris  de 
politesse  froide  et  hautaine  dont  il  avait  résolu  d'abord  de  ne  point 
s'écarter.  Une  invitation  à  dîner  suivit  de  près  cette  visite.  Elle 
fut  acceptée:  peu  à  peu  des  relations  régulières  s'établirent  entre 
le  pavillon  et  le  château;  l'hiver  suivant,  il  daigna,  non  sans  s'être 
un  peu  fait  tirer  l'oreille,  honorer  de  sa  présence  une  petite  fête 
que  les  Passemard  donnèrent  dans  leur  hôtel  du  boulevard  Males- 
herbes.  Quelques  jours  après,  le  hasard  de  sa  flânerie  ayant  con- 
duit M.  de  Garamante  du  côté  de  Saint-Augustin,  il  se  rappela  qu'il 
devait  une  visite  à  ses  voisins  de  campagne. 

Le  salon  où  il  fut  introduit  était  une  de  ces  grandes  pièces  dont 
l'ameublement  sans  caractère  convient  indifféremment  à  un  minis- 
tère, à  une  mairie,  à  la  salle  de  conversation  d'un  hôtel,  ou  au  salon 
d'attente  d'un  dentiste  américain.  Grands  rideaux  de  damas  rouge 
aux  fenêtres,  chaises,  canapés  et  fauteuils  recouverts  de  la  même 
étoffe,  pendule,  candélabre  et  lustre  en  bronze  doré,  table  et  chif- 
fonniers de  Boule,  tout  était  riche,  lourd  et  laid. 

Après  quelques  minutes  d'attente,  M.  de  Garamante  se  leva  en  bâil- 
lant, puis  jeta  un  coup  d'œil  indifférent  sur  quelques  tableaux  encore 
garnis  de  leur  numéro  d'exposition.  Ces  toiles,  où,  sous  prétexte 
d'impressionnisme,  le  dessin,  le  coloris  et  la  composition  étaient  rem- 
placés par  un  badigeonnage  multicolore,  n'arrêtèrent  pas  longtemps 
le  comte,  qui  à  défaut  d'instincts  et  d'éducation  d'artiste,  s'était  fait, 
comme  beaucoup  d'hommes  du  monde,  un  certain  dilettantisme 
dont  les  jugemens  ne  manquaient  ni  de  goût  ni  de  finesse.  Déci- 
dément, se  dit-il,  ce  rustre  de  Passemard  a  commandé  ses  tableaux 
au  tapissier  qai  lui  a  fourni  ses  meubles  !  et  il  promenait  un  regard 
railleur  autour  de  lui,  avec  la  satisfaction  légitime  de  l'homme  que 
son  esprit  venge  de  sa  pauvreté.  A  ce  moment,  une  porte  s'ouvrit 
et  M'"®  Passemard  entra  dans  le  salon.  C'était  une  grosse  femme 
rougeaude,  boursouflée  et  toujor;rs  haletante.  Sa  robe  de  satin  noir, 
couverte  de  jais,  eût  peut-être  été  belle  sur  les  épaules  d'une  autre  ; 
sur  les  siennes,  elle  accusait  seulement,  de  façon  disgracieuse,  le 
conflit  inquiétant  d'une  gorge  trop  opulente  et  d'un  corsage  trop 
étroit.  Il  y  avait  dans  son  regard  cette  arrogance  qu'on  prend  quel- 
quefois en  devenant  millionnaire,  avec  je  ne  sais  quel  reste  d'humi- 
lité inquiète  dont  certains  parvenus  ne  peuvent  jamais  se  défaire  et 
qui  est  la  rançon  de  leur  insolence.  En  voyant  M.  de  Garamante  s'in- 
cliner devant  elle  avec  beaucoup  de  bonne  grâce,  cette  personne 
considérable  parut  fort  embarrassée,  ébaucha  un  sourire  qui  voulait 


ANDREE.  47 

être  aimable,  bredouilla  d'une  voix  entrecoupée  un  :  «  Monsieur  le 
comte!  »  et  se  mit  à  souffler  bruyamment  :  l'essoufflement  était  la 
forme  ordinaire  de  sa  timidité. 

—  Excusez-moi,  madame,  de  n'avoir  point  choisi  votre  jour  pour 
venir  vous  présenter  mes  hommages.  Je  passais  sous  vos  fenêtres 
et  je  suis  entré. 

—  Monsieur  le  comte,  après  l'honneur  que  vous  nous  avez  fait 
d'assister  à  notre  petite  réunion  de  famille... 

—  Petite  réunion  !..  Fête  charmante,  voulez-vous  dire  ! 

—  Oh!  c'était  bien  sans  façon,  minauda-t-elle  avec  cette  modes- 
tie vaniteuse  qui  fait  qu'on  baisse  les  yeux,  tout  en  se  rengorgeant. 

—  Mon  Dieu,  madame,  je  ne  sais  pas  au  juste  ce  que  vous  appe- 
lez réception  sans  façon  ;  mais  je  vous  jure  que  cet  orchestre 
tsigane  jouait  à  ravir,  que  le  monologue  a  eu  beaucoup  de  succès, 
et  que  vous  nous  avez  donné  un  souper  qui  fait  honneur  à  votre 
chef  et  à  la  cave  de  M.  Passemard. 

—  Oui,,,  sans  doute,.,  c'est  aussi  ce  que  prétend  Veîoutine  de 
la  Soirée  parisienne,  qui  a,  je  ne  sais  comment,  entendu  parler 
de  notre  petite  fête  et  qui,  paraît-il,  en  a  dit  hier  quelques  mots 
dans  sa  chronique... 

Le  comte  réprima  discrètement  un  souvire  fartif  qui  vint  voltiger 
sur  sa  lèvre.  Ce  n'était  pas  à  un  Parisien  comme  lui  qu'on  en  faisait 
accroire  ;  il  connaissait  fort  bien  l'industrie  de  la  célèbre  Veîoutine. 

—  En  effet,  madame,  j'ai  lu  l'article  au  cercle  après  déjeuner. 
On  m'a  fait  l'honneur  de  me  nommer  parmi  vos  invités. 

M""^  Passemard  rougit  légèrement,  toussa  un  peu,  agita  un  éven- 
tail, et,  avec  un  sourire  forcé  : 

—  Vraiment  ces  journaux  sont  d'une  indiscrétion... 

—  Bah  !  ils  sont  faits  pour  cela.  Je  reproche  seulement  à  la  Soi- 
rée parisienne  de  n'avoir  pas  assez  dit  avec  quel  talent  mademoi- 
selle votre  fille  joue  de  la  cithare. 

—  Il  est  vrai,.,  c'est  un  instrument  bien  distingué,  n'est-ce  pas, 
monsieur  le  comte,  que  la  cithare? 

—  Très  distingué,  madame! 

—  Andrée  n'en  joue  pas  mal,  et  vraiment  je  ne  me  repens  pas  de 
lui  avoir  donné  Mazzolini  pour  professeur...  C'est  que,  voyez-vous, 
nous  sommes,  M.  Passemard  et  moi,  ambitieux  pour  notre  Andrée I 

—  Vous  avez  raison,  madame. 

—  Oh!  vous  ne  la  connaissez  pas!  Vous  ne  l'avez  vue  qu'à  la 
campagne,  et  combien  de  fois?  Deux  ou  trois  au  plus.  Mais  la  cam- 
pagne, ce  n'est  pas  son  milieu.  Elle  s'y  ennuie,  c'est  Paris  qu'il  lui 
faut,  et  le  monde,  et  le  théâtre,  —  le  théâtre  surtout! 

—  Mademoiselle  votre  fille  aime  beaucoup  le  théâtre? 


48  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

—  Si  elle  l'aime!  Ah!  grand  Dieu,  oui!  Et  nous  l'y  menons  tant 
qu'elle  veut,  la  bonne  chérie...  Mais  vous  ne  savez  donc  pas  qu'An- 
drée joue  la  comédie?  Gomme  une  actrice,  comme  une  vraie  actrice! 

—  C'est  un  beau  résultat... 

—  Je  le  crois  bien,  et  qui  fait  honneur  à  son  professeur  de  dic- 
tion. Figurez-vous  que,  dans  les  premiers  temps,  la  petite  coquine 
ne  voulait  pas  vibrer..,  vous  savez,  rrre,  rrre,  rrre,  comme  aux 
Français  ? 

—  Parfaitement,  madame.  J'ai  un  peu  connu  autrefois  une  petite 
actrice  de  l'Odéon  qui... 

—  Oh  !  mais  à  l'Odéon,  ce  n'est  pas  du  tout  comme  aux  Français. 
On  vibre  de  la  luette,  c'est  très  commun,  c'est  faubourien,  tandis 
que,  du  bout  de  la  langue... 

—  Et  maJemoiselle  votre  fille  vibre  du  bout  de  la  langue? 

—  Oui,  monsieur!  Mais  il  en  a  fallu  du  temps,  et  de  la  peine,  et 
des  exercices!  Tenez,  savez-vous  le  vers  que  son  professeur  lui 
avait  donné  à  étudier  pour  se  délier  la  langue  : 

Robert,  de  roc  en  roc  grimperas-tu,  rare  homme! 

Eh  bien!  pendant  deux  mois,  elle  a  comme  qui  dirait  fait  des 
gammes  avec  sa  langue  sur  ce  vers-là.  J'en  devenais  folle!  Heu- 
reusement, la  petite  a  une  volonté  de  fer,  comme  son  père.  Là 
où  la  facilité  lui  manque,  l'entêtement  la  sauve.  Ainsi,  la  peinture 
ne  lui  allait  pas,  d'abord... 

—  Gomment!  mademoiselle  votre  fille  s'occupe  aussi  de  pein- 
ture?. 

—  Mais  oui.  Pourquoi  pas?  Gela  se  fait  beaucoup.  Elle  a  même 
exposé  l'année  dernière.  Tenez,  ces  trois  tableaux  sont  d'elle. 

—  Je  les  ai  admirés  en  entrant,  fit  galamment  le  comte,  sans 
savoir  que  la  main  qui  les  avait  peints  fût  la  même  qui  me  char- 
mait il  y  a  quelques  jours  en  jouant  de  la  cithare.  Mes  compli- 
mens,  madame;  avec  une  telle  variété  de  talens ,  mademoiselle 
votre  fille  mériterait  de  vivre  en  un  temps  moins  prosaïque  que  le 
nôtre... 

—  Tiens  !  c'est  justement  ce  qu'elle  me  dit  toujours,  et  son  père 
est  d'avis  qu'elle  a  bien  raison.  Voulez-vous  que  je  vous  dise? 
moi  je  trouve  qu'elle  donne  trop  dans  les  arts.  Je  voudrais  la  voir 
sortir  un  peu  de  ses  livres,  de  ses  pinceaux,  de  ses  cahiers  de 
musique.  Car,  enfin,  il  faudra  bien,  n'est-ce  pas,  qu'elle  se  marie 
un  jour  ou  l'autre?  On  n'est  déjà  plus  une  gamine.  Et,  dame,  une 
maisoQ  à  tenir,  surtout  comme  celle  qu'elle  aura,  ça  n'est  pas  com- 
mode! Mais  bah!  on  ne  m'écoute  pas,  ni  le  père,  ni  la  fille,  et  je 


ANDRÉE.  49 

crois  bien  qu'au  fond  on  me  trouve  un  peu  terre  à  terre.  Qu'en 
pensez-vous?  dites-le-moi  franchement. 

—  Mon  Dieu  !  madame,  il  m'est  fort  difficile  de  vous  répondre. 
Je  connais  à  peine  M"®  Andrée ,  mais  elle  me  paraît  être  une 
jeune  personne  accomplie.  Je  comprends  fort  bien  que  l'amour- 
propre  paternel  de  M.  Passemard  soit  délicieusement  llaué  de  cette 
réunion  de  talens  dont  un  seul  suffit,  d'ordinaire,  aux  jeunes  filles 
du  monde.  Peut-être  aussi  avez-vous  raison  de  souhaiter  que  les 
arts  d'agrément,  cultivés  avec  tant  de  succès  par  mademoiselle 
votre  fille,  ne  prennent  pas  tout  son  temps  et  qu'une  instruction 
solide... 

Elle  se  redressa  superbement  et  dit  avec  fierté  :  —  Monsieur  le 
comte,  ma  fille  a  pas.-é  ses  examens! 

—  Oh!  alors,  tout  est  pour  le  mieux!  fit-il  avec  une  impercep- 
tible nuance  d'ironie. 

Ils  en  étaient  là  de  leur  conversation,  quand  la  porte  du  salon 
s'ouvrit.  Hector  Passemard  entra,  suivi  d'un  grand  jeune  homme 
que  le  comte  se  souvint  d'avoir  aperçu  aux  Charmilles  quelques 
mois  auparavant. 

—  Monsieur  le,.,  mon  cher  voisin,  dit,  M.  Passemard  en  se  repre- 
nant vivement,  charmé  de  vous  rencontrer!.  . 

Et  il  secoua  la  main  que  le  comte  lui  tendait  : 

—  Permettez-moi  de  vous  présenter  mon  jeune  ami  Jacques 
Henriot. 

Il  ajouta  en  regardant  le  comte  dans  les  yeux  et  en  scandant 
les  mots  : 

—  Un  travailleur,  monsieur,  un  garçon  de  grand  mérite,  qui 
veut  être,  comme  moi,  le  fils  de  ses  œuvres. 

Le  jeune  homme  s'inclina  lég<^rement  devant  le  comte,  avec  cette 
politesse  fiftre  qui  ne  s'apprend  pas  : 

—  M.  de  Garamanie!  continua  Passemard  en  s'adressant  à  Jac- 
ques, n'-tre  voisin  de  campagne,  qui  m'a  vendu  les  Charmilles,,. 

—  Mon  Dieu!  oui,  monsieur,  dit  le  comte  à  Jacques  avec  son 
beau  sourire;  vous  voyez  en  moi  un  ci-devant  châtelain  réduit  à 
la  portion  congrue  :  un  simple  pavillon  de  chasse...  Les  temps  sont 
un  peu  durs  pour  les  anciens  châteaux  historiques...  A  propos,  mon 
cher  monsieur  Passemard,  est-il  vrai  que  la  betterave  ne  donne  pas 
cette  année? 

Le  mllineur  unissait,  comme  beaucoup  de  millionnaires,  l'orgueil 
du  capitafsie  à  cette  mauvaise  honte  des  parvenus  qui  ne  peuvent 
pas  soullrir  qu'on  paraisse  lro()  bien  connaître  la  source  de  leur  for- 
tune, même  quand  elle  n'est  pas  impure.  Il  se  disait  volontiers  «  fils 
de  ses  œuvres,  »  mais  n'aimait  pas  à  préciser,  et  trouvait  dans  le 

TOMB  un.  —  1884.  4 


50  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vague  même  de  l'expression  quelque  chose  de  solennel  qui  le  flat- 
tait. Il  crut  donc  entrevoir  dans  la  question  du  comte  une  pointe  de 
malice  que  ce  grand  maître,  dans  l'art  du  persiflage  discret  n'était 
pas  incapable  d'y  avoir  mise,  et  feignit  de  n'avoir  pas  entendu  : 

—  Où  est  donc  Andrée?  deraanda-t-il  à  sa  femme  brusquement, 

—  Dans  sa  chambre,  je  crois... 

—  Non,  à  l'atelier,  interrompit  Jacques. 

—  Eh  bien!  aie  donc  l'obligeance  d'aller  lui  dire  que  nous 
sommes  au  salon. 

—  M.  Henriot  est  de  vos  parens?  demanda  le  comte  à  M""^  Pas- 
semard,  quand  le  jeune  homme  fut  sorti. 

—  Non,  mais  il  est  l'enfant  de  la  maison,  le  camarade  de  mon  fils 
et  de  ma  fiHe.  M.  Passemard  lui  sert  de  père  depuis  plusieurs  années, 
car  le  pauvre  garçon  est  orphelin. 

—  Et  que  fait- il? 

—  Rien,.,  c'est-à-dire  de  la  peinture.  Il  est  élève  de  l'École  des 
beaux- arts. 

—  J'aurais  préféré  le  voir  entrer  dans  l'industrie,  r<^prit  Passe- 
mard, car  je  m'intéresse  à  lui  comme  à  l'unique  enfant  de  mon 
vieux  contremaître  Henriot.  Mais  pas  moyen  !  Il  veut  être  artiste  et 
n'a  pas  le  son!  ça  fait  des  rêves  de  gloire!  Enfin,  n'importe!  Il  a 
vingt-cinq  ans  sonnés  :  Débrouille-toi!  comme  disait  mon  père.  Je 
sais  bien  qu'il  a  des  dispositions,  qu'il  travaille  comiTie  un  enragé 
et  que  la  peinture  commence  à  faire  vivre  son  homme.  Mais  c'est 
égal  :  au  fond,  c'est  un  métier  de  gueux. 

—  Je  vous  trouve  sévère.  Madame  ne  me  disait-elle  pas  tout  à 
l'heure  que  vous  étiez  fier  du  talent  de  peintre  de  mademoiselle 
votre  fille? 

Il  eut  un  mouvement  de  surprise  indignée  : 

—  Ah  çà,  est-ce  que  vous  trouvez  par  hasard  que  ce  soit  la  même 
chose? 

Puis  avec  un  gros  rire  qu'il  cherchait  à  rendre  fin  : 

—  Voyez-vous,  moi,  je  suis  un  homme  pratique  et  je  me  soucie 
de  la  peinture  comme  d'une  guigne.  Seulement,  je  ne  puis  pas  dire 
le  contraire,  ça  me  flatte  que  ma  fille  soit  en  état  de  mettre  un  de 
ces  bonshommes- là  sur  ses  pieds.  —  11  montrait  du  doigt  un  des 
tableaux  que  le  comte  avait  examinés  en  entrant.  —  Quant  à  en 
faire  son  métier,  halte-là!  j'aime  mieux  mes  betteraves. 

Il  insista  sur  betteraves,  afin  de  bien  marquer  qu'il  avait  compris 
la  mahce  du  comte. 

La  porte  s'ouvrit  et  Jacques  Henriot  entra.  Il  avait  l'air  un  peu 
penaud  : 

—  Hé  bien?  dit  M"^^  Passemard,  et  Andrée? 


ANDREE.  ûl 

—  Andrée  travaille  en  haut,  comme  je  vous  le  disais;  elle  a 
changé  de  toilette  en  rentrant  et  ne  peut  pas  descendre  au  salon. 

—  Allons,  bon!  dit  M.  Passemard  en  éclatant  de  rire,  elle  aura 
mis  son  cosiutue  de  travail  et  n'ose  pas  se  faire  voir.  Alors,  c'est 
nous  qui  allons  la  surprendre  dans  son  perchoir... 

—  Mon  ami!  s'écria  M"'^  Passemard. 

—  Monsieur!  dit  tout  bas  Jacques  Henriot  d'un  air  de  supplica- 
tion douloureuse  qui  n'échappa  point  au  comte  et  piqua  \ivement 
sa  curiosité. 

—  Eh  bien  !  quoi?  Qu'est-ce  que  vous  avez  à  me  regarder  tous 
les  deux?  Ne  faut-il  pus  que  je  fasse  visiter  ma  maison  à  M.  de 
Garamante?..  Allons,  mon  cher  voisin,  le  tour  du  propriétaire! 

Le  comte  eut  un  moiueut  d'indécision.  Évidemment,  cette  visite 
domiciliaire  déplaisait  fort  à  M""®  Passemard  et  à  Jacques  Henriot  : 
devait-il  se  prêter  à  la  fantaisie  vaniteuse  du  raihneur,  ou  bien 
exaucer,  en  prenant  congé,  le  vœu  muet  que  formaient,  on  n'en 
pouvait  douter,  !a  femme  et  l'ami  de  Passemard?  La  curiosité 
l'emporta  sur  ia  galanterie;  son  instinct  d'observateur,  qui  ne  som- 
meillait jamais  tout  à  fait,  s'était  éveillé  depuis  un  instant  : 

—  Allons  !  dit-il,  je  vous  buis  avec  plaisir. 

—  Ne  faudrait- il  pas  prévenir  Andrée?  hasarda  timidement  Jac- 
ques Henriot. 

—  Et  pourquoi  donc?..  Une  fois  pour  toutes,  mon  garçon,  mêle- 
toi  donc  de  ce  qui  te  rejjarde,  réphqua  durement  M.  l'ass^^mard. 

L'expression  d'une  vive  contrariété  parut  sur  le  vidage  du  jeune 
homme.  Le  comte,  qui  suivait  avec  intérêt  le  jeu  de  sa  p'iysiono- 
mie  mobile  et  expressive,  crut,  à  voir  l'altération  soudaine  de  ses 
traits,  le  sillon  profond  qui  se  creusa  entre  ses  deux  sourcils  brus- 
quement rapprochés,  (lue  le  jeune  homme  allait  oublier  le  respect 
dû  à  un  protecteur.  Mitis,  sur  un  signe  effrayé  de  M™^  Passemard, 
Jacques  ne  répliqua  point  et  s'enveloppa  dans  une  sorte  de  résigna- 
tion muette  qui  donnait  on  ne  sait  quel  charme  de  mélancolie  à 
sa  mâle  beauté. 

—  Tiens,  tiens,  pensa  le  comte,  ce  grand  garçon  a  du  sang  et  de 
la  volonté.  Il  est  vraiment  fort  bien. 

On  sortit  du  salon,  et  Passemard  se  mit  en  devoir  de  faire  con- 
sciencieusement admirer  à  M.  de  Garamante  le  confort  de  son  hôtel. 
H  vanta  successivement  les  tentures  en  satin  bleu  de  son  petit 
salon,  les  portières  d'Orient  de  son  antichambre,  —  du  Daghestan, 
mon  cher  voisin, du  vrai,  et  inusable!  —  son  billard  à  bandts  améri- 
caines commandé  à  New-York, —  ne  me  parlez  pas  des  billards  fran- 
çais !  —  le  bufftt  de  sa  salle  à  manger,  qui  venait  de  Florence,  — 
oh  1  ces  Italiens  !  il  n'y  a  qu'eux  pour  travailler  le  bois  !  —  la  suspen- 


52  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

sion,  l'argenterie,  la  vaisselle,  tout.  Il  s'épanouissait  à  faire  ainsi 
l'inventaire  de  sa  richesse  devant  la  pauvreté  d'un  autre.  M"""  Passe- 
mard,  qui  depuis  la  petite  scèîie  du  salon  boudait  son  mari,  ne 
tarda  pas  à  désarmer  :  elle  approuvait  de  la  tète,  donnait  les  prix, 
s'essoufflait  à  ouvrir  les  placards,  époussetait  les  moulures  des  meu- 
bles avec  son  mouchoir  en  maugréant  contre  la  poussière  des 
apparlemens  de  Paris.  Et  le  comte  assistait  avec  son  sourire  bien- 
veillant et  quelque  peu  railleur  à  ce  braale-bas  d'opulence  bour- 
geoise qui  se  fai.-ait  en  son  hinneur- 

—  Voici  maintenant  mon  cabiniit  de  travail  !  dit  Passemard  avec 
une  certaine  solennité. 

Le  comte  y  remarqua  sur  la  cheminée  un  buste  de  la  république. 

—  Oh!  oh!  dit-il,  je  ne  vous  savais  pas  si  républicain,  mon  cher 
monsieur  Passemard! 

Et  il  coulait  un  regard  narquois  vers  le  ruban  rouge  qui  s'étalait 
à  la  boutonnière  du  raffineur. 

—  Et  pourquoi  pas?  répondit  l'autre  avec  assurance.  Sans  doute, 
je  n'ai  pas  cru  pouvoir  refuser  la  croix  que  le  gouvernement  déchu 
m'a  offerte,  mais  j'ai  toujours  été  ua  homme  de  progrès,  toujours, 
et  je  ne  vois  pas  pour  qu'elle  raison  je  ne  me  serais  point  rallié  aux 
institutions  sagement  libérales  que  la  France  s'est  données. 

—  Croyez  que  je  n'y  vois  aucun  inconvénient,  répliqua  M.  de 
Garamanie. 

—  Oui ,  l'ordre  dans  la  liberté  et  la  liberté  dans  l'ordre ,  voilà 
mon  programme, 

—  11  est  simple  et  net,  dit  le  comte  sans  sourciller. 

—  Sans  doute,  mais  ce  n'est  pas  le  vôtre,  j'imagine,  car  vous 
devez  êire  un  chevalier  du  droit  divin,  vous,  monsieur  le  comte? 

C'était  la  première  fois  qu'il  employait  cette  formule  depuis  le 
commencement  de  l'enîretien,  et  M.  de  Giiramante  remarqua  qu'il 
la  prononçait  avec  un  peu  d'affectation. 

—  Mon  cher  monsieur  Passemard,  nous  ne  nous  occuperons  pas 
pour  aujourd'hui,  si  vous  le  voulez  bien,  du  droit  divin.  C'est  une 
question  complexe,  comme  le  suffrage  universel.  Réservons-la  et 
achevons  plutôt  la  visite  de  votre  charmant  hôcel. 

—  Très  volontiers.  Jacques,  sais-tu,  par  hasard,  si  Maxime  est 
rentré  ? 

—  Je  ne  pense  pas.  Il  est  allé  aux  courses  et  je  doute  qu'il  en  soit 
déjà  revenu. 

—  Monsieur  votre  fiis  aime  beaucoup  le  cheval,  ma  laine? 

—  Hélas!  monsieur  le  comte,  bien  moins  encore  que  les  courses. 

—  Oui,  dit  Passemard  d'un  air  satisfait,  Maxime  est  un  de  nos 
sporstmen  les  plus  distingués. 


AN£)RÉE.  53 

—  Fait-il  courir  ? 

—  Non;  mais  je  ne  dis  pas  qu'un  jour... 

—  Tu  n'y  penses  pas,  Hector  !  interrompit  brusquement  M""*  Pas- 
semard ,  ce  serait  de  la  folie. 

—  Et  pourquoi  dooc?  Est-ce  que  Desrieux,  le  petit  de  Roqueplane, 
ne  font  pas  courir?  Tu  n'y  connais  rien,  ma  bonne.  Cela  pose  un 
jeune  homme  dans  le  monde,  ça  lui  donne  une  situation;  on  parle 
de  lui  enfin.  iN'est-ce  pas,  mon  cher  voisin? 

—  Mo  1  Dieu!  reprit  le  comte,  il  y  a  beaucoup  de  manières  de 
faire  parler  de  soi.  L'une  d'elles  est,  en  effet,  d'entretenir  une  écurie 
de  courses.  Mais  il  y  en  a  d'autres...  Qu'en  pensez-vous,  monsieur 
Henriot? 

—  Excusez-moi,  monsieur,  je  n'ai  pas  d'opinion  sur  ce  point. 

—  Oh  !  ce  n'est  pas  Jacques  qu'il  faut  consulter,  s'écria  Passe- 
nard,  c'est  un  dédaigneux  :  hors  de  la  peinture,  de  l'art,  comme  il 
dit,  point  de  salut...  Allons!  monsieur  de  Garamante,  préparez  vos 
jambes;  nous  allons  monter  au  perchoir  de  ma  fille.  C'est  encore 
un  étage.  Je  ne  vous  en  fais  pas  grâce,  car  vous  allez  voir  ce  que 
j'ai  de  mieux  ici... 

III. 

Ils  étaient  arrivés  devant  une  magnifique  tapisserie  flamande  à 
sujet  mythologique  qui  dissimulait  une  porte.  Pa-semard  l'entr'ou- 
vrit  avec  précauiion,  coula  uu  regard  par  rentrebâillemenl,  et,  se 
retournant  aussitôt,  mit  un  doigt  sur  ses  lèvres  pour  recommander 
le  silence.  Puis  il  entra,  marchant  avec  précaution  sur  un  épais 
tapis  d'Orient  qui  étouffait  le  bruit  des  pas.  Le  comte,  fort  étonné 
de  tout  ce  mystère,  Jacques  Henriot,  un  peu  pâle,  et  M""^  Passemard 
entrèrent  après  lui. 

C'était  une  de  ces  grandes  pièces  qu'il  est  de  mode  aujourd'hui 
de  faire  construire  et  de  meubler  sur  le  modèle  des  ateliers  de 
peintres.  Pas  de  fenêtres,  mais  un  immense  châssis  vitré,  occupant 
tout  un  d>  s  côtés  et  laissant  entrer  à  flots  la  lumière.  Peu  de  meu- 
bles :  ici  un  bahut  de  la  renaissance  à  colonnettes,  panneaux  sculp- 
tés et  incrustations  de  marbre;  là,  une  crédence  du  même  style, 
chargée  de  belles  faïences  italiennes,  un  grand  coffre  enrichi  d'or- 
nemens  de  cuivre,  des  chaises  à  dossier  droit  recouvertes  de  cuir 
gaufré,  un  piano  qui  disparaît  à  demi  sous  une  de  ces  draperies 
japonaises  d'un  ton  éclatant,  où  des  fils  d'or  brillent  çà  et  là  dans 
la  broderie.  Le  long  de  la  cloison  qui  fait  face  au  châssis,  un  divan 
large  et  bas,  négligemment  couvert  d'un  grand  tapis  de  Perse.  Des 
deux  côtés  de  la  glace,  encadrée  de  iois  noir,    'ii-dessus  de  la 


54  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

cheminée,  deux  palmes  d'un  jaune  d'or,  longues  et  flexibles,  mon- 
tent et  se  rejoignent  près  du  plafond,  en  dessinant  la  courbe  gra- 
cieuse d'une  ogive  végétale;  sur  la  tablette  de  marbre,  au  lieu  de 
pendule,  une  belle  réduction  en  bronze  du  Persée  de  Benvenuto, 
flanquée  de  deux  coupes  ciselées  de  vieil  argent.  Dans  de  grands 
vases  en  faïence,  des  plantes  des  tropiques  dressent  leurs  feuilles 
lancéolées,  dont  la  verdure  luisante  et  rigide  a  l'éclat  froid  du  bronze 
poli;  sur  les  murs,  des  plats  de  cuivre  repoussé,  des  assiettes  de 
Delft  et  de  Rouen,  quelques  dessins  au  crayon  noir  ou  à  la  san- 
guine; à  la  place  qu'occupe  d'ordinaire  le  lustre  ou  la  lanterne, 
un  oiseau  de  mer  d'une  immense  envergure,  suspendu  par  un  fil 
d'archal  invisible,  plane  les  ailes  toutes  grandes. 

—  Hein!  qu'en  dites-vous?  dit  Passemard  à  voix  basse.  Est-elle 
gentille  ? 

Debout  devant  un  chevalet,  palette  et  baguette  en  main,  M"^  An- 
drée peint,  le  dos  tourné  à  la  porte.  Une  toque  de  velours  noir  à  la 
Rembrandt,  rejetée  un  peu  en  arrière  et  légèrement  inclinée  vers 
l'oreille  gauche,  laisse  vagabonder  sur  la  nuque  les  touffes  indisci- 
plinées d'une  chevelure  dont  le  blond,  roux  et  doré  tout  à  la  fois,  a 
ce  chatoiement  fauve  qu'aimaient  Vcronèse  et  Palma  Vecchio.  Un 
col  en  point  de  Venise  couvre  ses  épaules  un  peu  grêles.  Sa  poi- 
trine étroite  est  enfermée  dans  une  blouse  de  velours  noir  à  côtes 
qui  tombe  droit,  sans  ceinture.  Un  pantalon  de  même  étoffe,  bou- 
tonné au-dessus  de  la  cheville,  laisse  à  découvert  les  bas  rouges 
qui  moulent  l'élégance  nerveuse  des  pieds  longs  et  cambrés,  chaus- 
sés de  souliers  à  boucles  d'acier.  Dans  cet  accoutrement  masculin, 
l'aspect  de  la  jeune  fille  était  si  bien  celui  d'un  jeune  garçon,  que  le 
comte  eut  quelque  peine  à  la  reconnaître  et  ne  put  réprimer  un 
léger  mouvement  de  surprise.  Elle  recula  d'un  pas  sans  se  retour- 
ner et  pencha  la  tête  de  côté,  comme  font  les  peintres  quand  ils  veu- 
lent se  rendre  compte  de  la  valeur  des  tons  sur  une  toile  commen- 
cée. Au  mouvement  de  sa  maîtresse,  un  grand  chien  danois,  qui 
sommeillait  à  ses  pieds  dans  une  pose  de  sphinx,  le  museau  allongé 
entre  les  pattes,  se  réveilla,  leva  paresseusement  la  tête,  ouvrit  en 
un  large  bâillement  sa  gueule  rose  aux  dents  aiguës  et,  tout  à  coup, 
dressant  ses  courtes  oreilies  de  loup,  tourna  vers  la  porte  ses  yeux 
pailletés  d'or,  pleins  de  lueurs  phosphorescentes,  et  resta  immo- 
bile, regardant  obstinément  devant  lui  avec  la  fixité  magnétique 
des  fauves. 

—  Bonjour,  Bichette!  cria  M.  Passemard  d'une  grosse  voix 
joyeuse;  je  t'amène  une  visite. 

Elle  tressaillit  et  se  retourna  d'un  mouvement  brusque  et  sau- 
vage de  Diane  surprise.  Son  pur  profil  de  statue  grecque  s'altéra 


ANDRÉE.  55 

légèrement  et  quelque  chose  de  dur  passa  dans  ses  yeux;  mais  ce 
ne  fut  qu'un  éclair.  Elle  glissa  un  regard  oblique  vers  la  glace,  et, 
posant  sur  un  escabeau  sa  palette  et  son  pinceau,  s'avança  sans 
embarras  au-devant  des  visiteurs,  avec  cette  aisance  dédaigneuse 
et  superbe  que  donne  aux  femmes  la  conscience  d'une  grande 
beauté. 

—  M.  de  Garamante,  dit-elle  d'une  voix  dont  l'intnnation  grave 
surprit  un  peu  le  comte,  voudra  bien  m'excuser  de  le  recevoir  en 
tenue  d'atelier...  Je  croyais  vous  avoir  prié,  Jacques,  de  dire... 

—  INe  le  gronde  pas,  interrompit  M'"^  Passemard,  c'est  ton  père 
qui  a  voulu  monter.  Tu  penses  bien,  —  ajouta-t-elle  à  voix  basse, 
lui  parlant  presque  à  l'oreille,  —  que  ni  Jacques  ni  moi  n'aimons 
assez  ton  costume  de  carnaval  pour... 

—  Mademoiselle,  dit  le  comte  en  s'inclinant,  c'est  à  moi  de  m'ex- 
cuser... M.  votre  père  ne  m'avait  pas  dit  que  je  dusse,  en  entrant 
ici,  troubler  votre  studieuse  solitude. 

—  Tu  ne  m'en  veux  pas,  dis?  Je  faisais  visiter  la  maison  à  M.  de 
Garamante,  et  tu  comprends,  Bichette... 

—  Mon  père,  je  vous  ai  déjà,  supplié  de  m'épargner  ce  nom 
ridicule,  dit-elle  à  d>-mi-voix,  d'un  ton  bref,  avec  un  froncement 
impérieux  des  sourcils  qui  troubla  soudain  la  sérénité  de  son  beau 
visage. 

Ils  firent  le  tour  de  l'atelier.  M.  de  Garamante,  comme  beaucoup 
de  gens  aujourd'hui,  avait,  en  courant  les  ventes  et  les  expositions, 
pris  au  vol  un  certain  nombre  de  ces  expressions  consacrées  dont 
marchands  de  «  curiosités  »  ou  «  amateurs  »  aiment  à  émailler 
leurs  conversations  et  qui  sont  pour  eux  comme  une  sorte  de  u  bibe- 
lot »  du  langage.  Il  déclara  que  le  bronze  de  la  cheniinée  avait 
une  très  hehejmtine,  que  les  bahuts  étaient  bien  de  V époque,  que 
les  chaises  lui  [)araissaient  très  pures  de  style.  Les  escabeaux  à 
pieds  tournés  étaient  assurément  du  seizième -^  certains  signes 
cependant  pouvaient  donner  à  penser  qu'ils  appartenaient  à  une 
période  de  transiiion.  Andrée  et  Jacques  Henrioi  approuvèrent  ou 
combattirent  quelques-unes  de  ces  assertions,  et,  conmieils  avaient 
l'un  et  l'autre  un  répertoire  suffisant  de  termes  empruntés  au  voca- 
bulaire des  cnmnïissaires-priseurs,  l'entretien  devint  tout  à  fait 
inintelligible  pour  M.  et  M"^^  Passemard,  ainsi  qu'il  arrive  en  pareil 
cas  aux  malheureux  qui,  ayant  échappé  à  la  contagieuse  manie  de 
l'ancien,  ont  négligé  de  s'initier  aux  mystères  du  jargon  qui  se 
parle  à  l'Hôtel  des  ventes...  et  ailleurs. 

—  En  vérité,  mademoiselle,  un  goût  exquis  a  ordonné  l'ameu- 
blement de  votre  atelier.  Votre  instinct  d'artiste  vous  a  guidée  aussi 
sûrement  dans  le  choix  de  ces  étoffes,  de  ces  tapis,  de  ces  meu- 


56  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bles,  de  ces  objets  d'art  que  dans  celui  de  votre  ravissant  costume 
de  travail. 

Andrée  fut  charmée  du  compliment  et  se  garda  bien  d'avouer 
que  tentures,  meubles  et  bibelots  lui  avaient  été  fournis  par  un 
de  ces  spécialistes  qu'on  nomme  architectes  d'appartement.  Ces 
artistes,  mâtinés  de  brocanteurs,  vous  composent  un  mobilier  de 
style  avec  l'aisance  d'un  garçon  de  restaurant  qui  dresse  le  menu 
d'un  souper  :  ils  mettent  de  l'ancien  dans  le  programme  comme 
l'autre  inscrit  des  huîtres  sur  sa  carte  si  vous  lui  en  demandez. 
Leur  profession  est  honorable  et  lucrative  :  ils  vendent  du  goût  en 
gros  et  en  détail. 

Entre  «  amateurs,  »  toute  visite  d'appartement  ressemble  à  une 
expertise.  Le  comte  ayant  fini  la  sienne,  trouvé  un  mot  aimable  et 
technique  pour  tout,  dessins,  faïences,  tableau  commencé,  songeait 
à  se  retirer.  Andrée  le  retint  en  lui  offrant  de  prendre  une  tasse  de 
café  turc,  qu'elle  se  mit  à  préparer  elle-même,  sur  une  de  ces 
petites  tables  très  liasses,  peintes  en  rouge,  cerclées  d'une  fine  gale- 
rie dorée,  qui  viennent  de  Constantinople.  Elle  avait  mis  le  genou 
gauche  à  terre  ;  le  buste  légèrement  incliné,  la  hanche  droite  for- 
mant une  saillie  qtii  trahissait  son  sexe  sous  le  déguisement  du 
costume  masculin,  dans  une  pose  qui  donnait  on  ne  sait  quel 
charme  troublant  de  grâce  andrngyne  à  son  corps  d'fphèbe  soi  pie 
et  mince,  la  jeune  fille,  atteniive  à  sa  jolie  besogne,  promenait  agi- 
lement ses  doigts  longs  sur  la  fragilité  des  tasses  et  dosait  la 
poudre  parfumée  de  son  café  d'Orient.  M.  de  Garamante,  assis  sur 
le  divan,  se  pencha  vers  Jacques  Henriot  et  lui  dit  à  demi-voix  : 

—  Quel  joli  tableau,  n'est-ce  pas? 

Le  jeune  homme  inclina  la  tète  en  signe  d'assentiment,  sans 
répondre,  et  ne  sortit  point  de  sa  réserve  muette,  un  peu  hautaine. 
Mais  Andtée  avait  surpris  les  paroles  du  comte  : 

—  Vous  trouvez?  dit-elle,  —  tandis  qu'un  sourire,  relevant  légè- 
rement les  commissures  de  ses  lèvres,  donnait  à  son  visage  cette 
expression  énigmaiique  de  coquetterie  raffinée  et  cruelle  qui  fait  le 
charme  inquiétant  des  têtes  de  femmes  peintes  par  le  mystérieux 
Vinci.  —  Je  suis  bien  sûre  que  Jacques  n'est  pas  de  votre  avis,  mon- 
sieur. ?-otre  ami  n'admet  point,  en  peinture,  les  sujets  d'une  note 
trop  moderne,  comme  celui  que  je  pourrais,  dites-vous,  fournir  en 
ce  moment.  Jacques  est  un  classique.  Vous  savez,.,  des  Grecs,  des 
Troyens  coiffés  de  grands  casques  et  montés  sur  des  chevaux 
qui  sont  des  coursiers?..  N'est-ce  pas,  cher,  que  vous  serez  de 
l'Institut  et  que  vous  irez  vous  asseoir  en  habit  vert  à  côté  de 
M.  Gabauel? 

Elle  prononça  ces  derniers  mots  d'un  ton  d'ironie  dédaigneuse 


ANDRÉE.  57 

qui  fit  passer  sur  le  visage  du  jeune  homme  un  nuage  de  tristesse. 
Cependant  il  répliqua  aussitôt,  en  fixant  sur  elle  ce  beau  regard 
dont  M.  de  Garamanle  avait  déjà  remarqué  la  mâle  assurance  et  la 
limpidité  : 

—  C'est  possible,  Andrée.  Assurément,  j'ai  le  tort  grave  de  ne 
pas  plus  apprécier  les  badigeonnages  de  M.  de  iMorincourt  que  je 
ne  goûte  sa  poésie.  Toutefois  j'essaierai  de  vous  prouver  qu'en 
aimant  passionnément  son  art  et  en  le  respecta;ît... 

—  Morincourt,  l'impressionniste,  le  poète  macabre?  interrompit 
le  comte.  Vraiment,  mademoiselle,  vous  estimez  beaucoup  sa  pein- 
ture? 

—  Oh!  ne  m'en  parlez  pas,  fit  M"^^  Passemard,  elle  en  raffole. 

—  Oui,  appuya  son  mari,  elle  a  même  voulu  prendre  des  leçons 
de  lui,  malgré  tout  ce  que  Jacques  a  pu  dire  pour  l'en  dissuader. 

—  Bahl  dit-elle  méchamment,  ce  n'est  pas  étonnant,  Jacques  est 
jaloux  du  vicomte  ! 

Le  jeune  homme  se  leva  brusquement,  et,  d'une  voix  qui  trem- 
blait un  peu  : 

—  Vous  vous  trompez,  Andrée!  Dans  Mu'incourt  je  dédaigne 
l'artiste  et  je  méprise  l'homme.  Entre  mon  dédain  et  mon  mépris 
il  n'y  a  pas  de  place  pour  autre  chose. 

Et  il  sortit,  après  avoir  salué  légèrement  le  comte,  qui,  pris 
d'une  syinpathie  subite  pour  ce  grand  garçon  triste  et  fier,  le  suivit 
jusqu'à  la  porte  d'un  regard  bienveillant. 

—  Décidément  Jacques  est  dans  ses  jours  d'humeur  noire  et  de 
violence,  —  dit  Andrée  en  oîfrant  une  tasse  de  café  à  M.  de  Gara- 
mante. 

—  Le  fait  est,  s'écria  M.  Passemard,  qu'il  a  été  d'une  vivacité 
contre  ce  pauvre  Morincourt!..  Ah  çà,  d'où  vient  donc  sa  grande 
colère  contre  lui?..  Jalousie  de  métier  sans  doute!..  Gomment  trou- 
vez-vous ce  ca'é,  mon  cher  voisin? 

—  Parfait!  Je  n'en  ai  pas  bu  de  meilleur  en  Orient. 

—  Vous  avez  visité  l'Orient?  demanda  curieusement  Andrée.  — 
Elle  soupira  légèrement  et,  après  un  silence  :  —  Vous  êtes  bien 
heureux  ! 

—  Mais  oui,  répliqua  le  comte.  Autrefois,  —  il  y  a  bien  long- 
temps, mademoiselle,  —  quand  je  n'étais  pas  un  vieillard,  j'ai  eu 
l'humeur  voyageuse,  comme  ces  grands  oiseaux-là,  dit  il  en  mon- 
trant l'oiseau  de  mer.  Une  mouette,  n'est-ce  pas? 

—  INon,  mais  de  la  même  famille  :  un  goéland.  Sur  les  côtes  de 
Bretagne,  on  les  appelle  des  mauves.  Les  pêcheurs  croient  qu'ils 
annoncent  la  tempête.  Quand  elles  entendent  leur  cri  court  et  stri- 
dent, les  femmes  murmurent  le  refrain  d'une  vieille  complainte  bre- 
tonne : 


58  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Goélands,  goélands, 
Rendez-nous  nos  maris,  rendez-nous  nos  amans. 


—  Andrée  !  fit  chastement  M'"''  Passemard. 

—  Vous  oubliez  que  j'ai  vingt-trois  ans,  ma  mère...  Ces  oiseaux 
sont  heureux,  n'est-il  pas  vrai,  monsieur?  D'un  coup  de  leurs 
grandes  ailes  ils  fauchent  l'espace  et  montent  par-delà  les  nuages... 
Comme  eux ,  on  devrait  pouvoir  s'élever  au-dessus  des  platitudes 
et  des  vulgarités  de  la  vie. 

En  disant  ces  mots,  ses  yeux  brillèrent,  les  ailes  fines  de  son  nez 
droit  se  dilatèrent,  et  elle  prit  l'air  inspiré  d'une  jeune prophétesse. 

Gomme  tous  les  gens  de  beaucoup  d'esprit,  le  comte  aimait  la 
simplicité.  Un  langage  prétentieux  et  ampoulé  lui  faisait  horreur  : 

—  Mon  Dieu  !  dit-il,  je  suis  d'avis  qu'il  faut  laisser  les  enfans  à 
leur  mère  et  les  goélands  à  l'espace.  Que  voulez-vous?  nous  avons 
des  jambes,  non  des  ailes.  Si  l'infini  nous  appelle,  la  terre  nous 
retient.  Marcher  droit  ici-bas,  mademoiselle,  et  ne  point  se  crotter, 
voilà  qui  n'est  pas  déjà  si  vulgaire  ! 

Et  il  se  leva  pour  prendre  congé,  tandis  qu'Andrée  lui  jetait  le 
mauvais  regard  d'un  acteur  qui  vient  de  manquer  son  effet. 

—  Madame,  dit  M.  de  Garamante,  je  vous  fais  mes  bien  sincères 
complimens.  Votre  hôtel  est  charmant...  Mademoiselle,  veuillez 
excuser  l'importunité  de  ma  visite., , 

Elle  fit  de  la  tête  un  petit  salut  d'adieu  et,  sans  répondre,  l'air 
un  peu  dédaigneux,  retourna  à  son  chevalet, 

—  Mon  cher  voisin,  j'espère  que  nous  aurons  quelquefois  le  plai- 
sir de  vous  voir,  dit  Passemard  en  reconduisant  le  comte.  Quand 
vous  voudrez  venir  prendre  une  tasse  de  thé  le  soir  avec  nous... 
tout  à  fait  sans  façon...  Au  revoir  !..  A  bientôt,  n'est-ce  pas? 

Le  comte  sortit  et  se  mit  à  arpenter  le  boulevard  Malesherbes, 
dans  la  direction  de  la  Madeleine.  Il  marchait  du  pas  automalique  de 
l'homme  dont  la  pensée  travaille. 

—  Drôle  de  petite  femme!  se  disait-il.  Éducation  détestable,., 
prétentieuse,  mal  élevée,  coquette  en  diable,  méchante  comme 
une  peste;  mais  intéressante  malgré  tout...  De  la  race;  une  jolie 
ligne,  onduleuse,  serpentine..  Gomment  diable  ce  lourdaud  de  Pas- 
semard a-t-il  pu?.. 

Ici  une  idée  folâtre  se  présenta  à  son  esprit  : 

—  Oh  !  noQ,  ce  n'est  pas  possible...  N'importe  :  ou  je  me  trompe 
fort,  ou  cette  jeune  raffineuse  qui  voudrait  avoir  des  ailes  ira  loin  !.. 
Vingt-trois  ans,  incomprise,  joue  de  la  cithare,  déclame,  peint,  s'ha- 
bille en  homme.  Avec  cela,  jolie  comme  un  démon.  Quelque  chose 
d'étrange  et  de  troublant...  Ce  grand  Henriot  a  l'air  fort  épris 
d'elle  :  pauvre  garçon  ! 


59 


IV. 


Hector  Passf-mard,  le  richissime  raiïineur,  n'avait  pas  toujours 
été  miliionîiaire.  Dans  les  premiers  temps  de  l'empire,  il  était  venu 
du  fond  de  sa  province  à  Paris  avec  une  lettre  de  recommandation 
que  son  père,  petit  commerçant  de  Montauban,  lui  avait  donnée  pour 
un  sien  cousin,  épicier  aux  Batignolles.  Le  cousin  dn  père  Passe- 
mard  était  un  brava  homme;  il  prit  Hector  pour  commis  d'abord, 
puis  pour  gendre;  après  quoi,  il  mourut,  avec  la  consolation  de 
penser  qu'il  ne  pouvait  laisser  en  meilleures  mains  sa  fille  et  ses 
pruneaux.  Hector  Passemard  fut,  en  effet,  bon  époux  et  bon  com- 
merçant; il  donna  deux  en  fans  à  sa  femme,  un  iils,  une  fille,  et  fît 
prospérer  le  fonds  de  son  beau-père. 

Celui-ci  était  un  négociant  du  vieux  jeu  :  pas  d'initiative,  pas  de 
conceptions  hardies,  point  de  foi  dans  la  publiciié;  de  ridicules 
petits  bénéfices.  Par  respect  pour  la  mémoire  de  son  beau-père,  Hec- 
tor Passemard  conserva  les  traditions  de  la  maison;  mais  il  les  jugeait 
mesquines  et  affirmait  souvent  à  sa  femme  quil  y  avait  quelque 
chose  à  faire.  Jusqu'en  1855,  il  chercha  sa  voie.  Cette  année-là,  il 
y  eut  une  exposition  universelle  qui  rassembla  sous  les  yeux  des 
Parisiens  les  produits  du  monde  entier.  Passemard  se  mit  en  rap- 
port avec  les  représentans  d'une  maison  américaine  et  se  fit  expé- 
dier de  New-Yoïk  un  grand  approvisionnement  de  ces  conserves 
que  l'on  ne  connaissait  pas  encore  à  Paris.  Puis  il  inonda  le  quar- 
tier des  Batignolles  de  prospectus  imprimés  ornés  d'un  drapeau 
français  et  d'un  drapeau  des  États-Unis,  en  couleur.  Il  était  ques- 
tion, dans  ce  manifeste,  de  Lafayette  et  de  jambons  famés,  de 
homards  en  boîtes  et  de  la  Déclaration  des  droits  de  l'homme.  Tous 
les  libéraux  du  quartier  donnèrent  aussitôt  leur  clientèle  à  Passe- 
mard et  mangèrent  à  l'envi  du  jambon  de  Cincinnati.  C'est  de  ce 
jour  que  commença  la  fortune  de  l'épicier  novateur.  Il  eut  bientôt 
un  second  magasin  dans  la  rue  des  Martyrs,  puis  un  troisième 
dans  le  centre  de  Paris,  rue  Montmartre.  La  clientèle  aflluait  tou- 
jours, sollicitée  par  d'incessantes  réclames.  En  18(i2,  Passemard 
Uquida  et  se  trouva  riche  de  sept  cent  mille  francs.  Avec  la  richesse 
l'ambition  était  venue.  Un  peu  honteux  d'avoir,  pendant  dix  ans  de 
sa  vie,  trafiqué  sur  la  cannelle  et  les  salaisons,  il  rêvait  maintenant 
de  s'élever,  d'entrer  dans  ce  qu'il  appelait  avec  respect  le  haut 
commerce  parisien.  L'usine  d'un  raffîneur,  qui  avait  fait  de  mau- 
vaises affaires,  fut  mise  en  vente  à  Saint-Denis  :  Passemard  l'acheta 
à  bon  compte  et  pensa  qu'il  avait  monté  de  plusieurs  grades  parce 


60  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que,  au  lieu  de  débiter  du  sucre  en  morceaux,  il  allait  le  vendre  en 
pains.  II  y  a  de  ces  nuances  dans  le  commerce. 

Il  retrouva,  attaché  à  l'usine  en  qualité  de  contremaître,  un  vieux 
camarade  de  Montauban,  Firmin  Henriot.  Le  pauvre  diable  était 
venu  à  Paris  quelques  années  auparavant,  s'éiait  marié,  comme 
Passemard,  mais  n'avait  pas  rencontré  la  fortune  sur  sa  route.  Tan- 
dis que  son  compatriote  s'enrichissait  à  vendre  des  jambons  trichi- 
nes, Firmin  Henriot  suivait  la  voie  douloureuse  qui  mène  la  plupart 
des  inventeurs  à  la  folie,  au  suicide,  ou  à  la  ruine.  11  rêvait  de 
construire  une  niachine  où  l'électricité  devait  remplacer  la  vapeur 
comme  force  motrice.  Un  savant  éminent  approuva  ses  plans  et 
déclara  qu'il  y  avait  peut  être  là  le  germe  d'une  grande  et  féconde 
découverte.  Mais  le  malheureux  chercheur  se  heurta  bientôt  à  l'im- 
possibilité de  rassembler  les  capitaux  nécessaires  à  ses  expériences 
et  à  la  construction  de  sa  machine.  11  vit  souscrire  dix  fois  un 
emprunt  émis  par  des  financiers  véreux  pour  la  recherche  et  le 
renflouement  de  deux  galions  espagnols  sombres  dans  la  baie  de  Rio- 
de-Janeiro  en  ie'95  :  partout,  on  lui  refusa  les  dix  milie  francs  dont  il 
avait  besoin  pour  continuer  ses  travaux.  Après  la  mort  de  sa  femme, 
en  1853,  il  se  trouva  sans  ressources,  avec  un  en'ant  de  deux  ans. 
Il  aimait  tant  son  petit  Jacques,  qu'il  ne  voulut  point  se  séparer  de 
lui  et  fit  venir  à  Paris,  pour  l'élever,  une  vieille  cousine  qu'il  avait 
à  Montauban.  Une  place  de  contremaître  à  la  raffinerie  de  Saint- 
Denis  se  trouva  vacante  :  il  l'obtint,  grâce  à  ses  connaissances  en 
mécanique.  C'est  là  que  Passemard  le  retrouva  dix  ans  plus  tard. 
L'expérience  de  Firmin  Henriot  lui  fut  d'une  grande  utilité,  et  c'est 
en  grande  partie  aux  conseils  du  contremaître  que  l'ancien  épicier 
dut  la  rapide  prospérité  de  son  usine.  En  quelques  années,  le  raffî- 
neur  doubla  son  capital.  Il  témoigna  sa  reconnaissance  à  Firmin 
en  portant  ses  appointemens  de  3,600  francs  à  5,000  :  c'est  plus 
qu'on  ne  fait  d'ordinaire  en  pareil  cas.  Dans  une  inondation,  Fir- 
min sauva,  au  péril  de  sa  vie,  plusieurs  personnes  :  Passemard  fut 
décoré  et  donna  300  ^rancs  de  gratification  au  contremaître.  Enfin, 
celui-ci  ayant  été,  en  1866,  broyé  dans  un  engrenage,  il  le  fit 
enterrer  très  convenablement  et  parla  sur  sa  tombe,  avec  une  émo- 
tion suffisante,  «  de  la  grande  famille  ouvrière,  de  la  confraternité 
des  travailleurs,  de  la  gratitude  que  les  patrons  doivent  même  à 
leurs  plus  modestes  collaborateurs.  »  11  annonça,  en  terminant  son 
discours,  que  désormais  il  se  chargeait  de  l'éducation  du  jeune 
Henriot,  alors  âgé  de  quatorze  ans.  A  partir  de  ce  jour,  en  effet,  le 
fils  du  malheureux  inventeur,  toujours  victime  des  machines,  fut 
placé  comme  interne  dans  le  lycée  dont  le  jeune  Maxime  Passe- 
mard suivait  les  cours  en  qualité  d'externe.  Jacques  Henriot  devait 
passer  dans  la  fan)ille  du  raffineur  les  dimanches,  les  congés,  les 


ANDRÉE.  61 

vacances.  On  trouva  généralement  la  conduite  de  Passemard  admi- 
rable ;  lui-même  aimait  à  se  rendre  cette  justice  «  qu'il  avait  fait 
grandement  les  choses.  » 

Jacques  arriva  au  lycée  quelques  jours  après  la  mort  de  son 
père,  pâle,  muet,  les  yeux  pleins  de  cette  stupeur  qui  trahit  le  dou- 
loureux étonnement  des  jeunes  âmes  blessées  pour  la  première  fois 
par  la  vie.  Les  premiers  mois  d'internat  furent  pour  lui  un  temps 
d'épreuve.  Jusqu'alors  il  s'était  laissé  vivre  avec  cette  heureuse 
insouciance  dont  on  n'apprécie  le  bienfait  que  lorsqu'on  l'a  perdue. 
Entre  la  vieille  cousine,  le  bon  abbé  Génin  leur  voisin,  et  son  père, 
Jacques  avait  grandi  doucement,  à  la  chaleur  de  ces  trois  tendresses 
qui  le  couvaient.  Tout  à  coup  la  vie  l'avait  saisi  de  sa  main  bru- 
tale :  le  père  était  mort,  la  cousine  était  partie,  l'abbé  était  loin. 
L'enfant  restait  en  proie  à  l'affreuse  solitude  et  promenait  autour 
de  lui  le  regard  épouvanté  qu'on  jette  sur  un  désert  où  l'on  se  sent 
perdu.  Oh!  comme  il  le  regrettait  maintenant,  l'humble  petit  loge- 
ment, là-bas,  près  do  la  basilique!  Gomme  les  pois  de  senteur,  les 
capucines  et  les  volubilis,  arrosés  chaque  matin,  s't-nroulaient  gaî- 
ment  aux  ficelles  tendues  devant  les  fenêtres,  au  lieu  de  ces  affreux 
grillages  rouilles  qui  meurtrissaient  les  mains,  et  partout,  au  dor- 
toir, à  l'étude,  en  classe,  au  réfectoire,  lui  rappelaient  que  le  lycée 
est  une  succursale  de  la  prison  !  Derrière  le  rideau  vert  formé  par 
les  })lantes  grimpantes,  tapisserie  végétale  que  le  moindre  souffle 
de  l'air  agitait  doucement,  que  de  fois  il  avait,  par  les  eral^rasures 
mobiles  du  feuillage,  contemplé  la  vieille  cathédrale  !  Il  ne  l'aimait 
jamais  autant  qu'en  été,  à  l'heure  où  le  soleil  décline  et  frappe  le  por- 
tail de  ses  rayons  obliques,  tandis  que  les  corneilles,  revenues  des 
champs,  tournoient  autour  du  monument  et  jettent  dans  l'air  apaisé 
la  note  âpre  et  courte  de  leur  cri  sauvage.  L'église  alors  paraît  gran- 
dir. Les  clochetons  s'effilent  et  s'allongent  comme  pour  garder  plus 
longtemps  l'auréole  radieuse  à  leur  faîte.  L'antique  èdilice  semble 
s'épanouir  et  sourire.  Jacques  assistait  avec  une  religieuse  émotion  à 
cette  transfiguration  sublime.  L'esprit  du  moyen  âge  entrait  en  cet 
enfant.  Dans  sa  naïveté  mystique,  il  attribuait  une  sorte  de  vie  obscure 
à  ces  pierres  vénérables;  il  lui  semblait  qu'un  souffle  iniitne  devait 
animer  ce  grand  corps,  qu'un  peu  de  la  pensée  des  fidèles  qui 
depuis  dix  siècles  venaient  y  prier  et  y  espérer  circulait  confusément 
dans  sa  masse.  Puis,  à  mesure  que  le  soleil  baissait  à  l'horizon, 
l'incendie  du  portail  s'éteignait,  la  rose  elle-même  cessait  d'étin- 
celer  comme  un  gigantesque  écrin  plein  de  pierreries.  Quand  les 
derniers  clochetons  avaient  fini  de  se  baigner  dans  la  lumière,  une 
grande  ombre,  ainsi  qu'un  voile  de  veuve,  s'étendait  sur  l'église. 
La  vie  semblait  se  retirer  d'elle  ;  la  cathédrale,  un  instant  ressusci- 


62  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

tée,  se  glaçait  dans  son  immobilité  grise,  et  les  saints  agenouillés 
reprenaient  leur  éternelle  prière. 

Souvent,  son  père,  revenant  de  l'usine,  l'avait  surpris  à  la  fenêtre, 
grave,  perdu  dans  une  de  ces  rêveries  où  toutes  les  vapeurs  de 
l'âme,  pensées  confuses,  réminiscences  fugitives,  sensations  émous- 
sées,  images  indécises,  flottent  comme  un  brouillard  dans  notre 
esprit.  Le  contremaître,  noir  da  labeur  de  la  journée,  entrait  dans  la 
chambrette  et  disait  de  sa  grosse  voix  joyeuse  :  «  Bonsoir,  garçon  !  )> 
Et  c'était  alors  des  baisers  sonores  sur  les  joues  fraîches  de  son  fils, 
des  caresses  sur  ses  longs  cheveux,  des  étreintes  passionnées,  tandis 
que  la  vieille  cousine  grommelait,  d'un  air  de  tendresse  grondeuse: 

—  Allons,  Firmin,  assez  comme  cela  !  Vous  voyez  bien  que  la 
soupe  est  servie  et  que  vous  faites  mal  à  cet  enfant.  A  table  !  à 
table  ! 

Et  l'on  dînait,  bien  plus  gaîment  qu'au  réfectoire. 

—  Qu'as-tu  fait  aujourd'hui,  mon  garçon?  As-tu  vu  l'abbé?  A-t-il 
été  content  de  tes  devoirs?  Mords-tu  au  latin?  C'est  que,  vois-tu, 
je  ne  suis  qu'un  ouvrier,  moi,  mais  je  veux  que  tu  sois  autre 
chose,  entends-tu  !  Je  n'ai  pas  eu  de  chance;  il  faut  que  tu  en  aies 
pour  nous  deux,  petit  ! 

Et  jamais  Jacques  ne  songeait  sans  un  sensément  de  cœur  à  la 
douce  vie  d'autrefois. 

Il  fut  d'abord  dans  les  derniers  de  sa  classe.  La  monotonie  de  la 
vie  du  lycée  l'accablait,  paralysait  la  vivacité  naturelle  de  son  intel- 
ligence. Le  dimanche,  un  domestique  de  M.  Passemard  venait  le 
chercher  au  lycée.  Ce  jour  de  fête,  impatiemment  attendu  par  ses 
camarades,  n'apportait  aucun  soulagement  à  la  souffrance  vague 
qui  accablait  cette  jeune  âme.  Après  l'ennui  de  sa  réclusion  désœu- 
vrée pendant  la  semaine,  Jacques  avait  à  supporter,  le  dimanche, 
les  tortures  que  lui  infligeait  sa  timidité.  Le  fils  de  l'humble  contre- 
maître ne  pouvait  s'habituer  aux  splendeurs  du  riche  appartement 
de  son  protecteur.  L'accueil  afi'ectueux  de  M""®  Passemard,  les 
questions  bienveillantes  de  son  mari  sur  les  professeurs,  les  devoirs, 
la  place  obtenue  à  la  composition  hebdomadaire,  les  ouvertures 
amicales  de  Maxime,  heureux  de  retrouver  à  la  maison  un  condis- 
ciple, tout,  jusqu'au  joli  sourire  de  M"^  Andrée,  effarouchait  le 
jeune  sauvage. 

Quelquefois,  au  printemps,  M*"®  Passemard  l'emmenait  au  bois 
dans  sa  calèche  avec  son  fils  et  sa  fille.  Ces  promenades  étaient  un 
supplice  pour  Jacques.  Chez  lui,  la  gaucherie  de  l'adolescence  se 
compliquait  de  sauvagerie  native.  Il  avait  honte  de  s'offrir  ainsi  en 
spectacle  et  aurait  donné  beaucoup  pour  échapper  k  la  curiosité  de 
la  foule,  qu'il  jugeait  d'instinct  malveillante  et  narquoise.  Surtout, 


ANDRÉE.  63 

le  voisinage  de  M"*^  Andrée  l'intimidait.  Assis  en  face  d'elle,  à  côté  de 
Maxime,  ce  grand  garçon  se  faisait  petit  afin  d'éviter  que  ses  genoux 
ne  frôlassent  la  robe  de  la  jeune  fille,  et,  pour  ne  pas  rencontrer  ses 
yeux,  s'imposait  de  ne  regarder  jamais  qu'à  droite  ou  à  gauche  de 
la  voiture.  Elle,  cependant,  serrée  dans  son  corsage  éti'oit,  se  tenait 
toute  droite  à  côté  de  sa  mère,  qui  paresseusement  s'allongeait  au 
fond  de  la  calèche.  Andrée  s'elForçait  de  vieillir  ses  seize  ans  et 
jouait  à  la  dame  avec  la  gravité  comique  des  jeunes  Parisiennes  qui, 
si  vite,  hélas'  cessent  d'être  fillettes.  Laissant  sa  mère  dode'iner  par 
momens  la  tête,  dans  une  somnolence  qui  congesiiounait  sa  grosse 
figure  enrubanée  de  brides  rouges,  la  jeune  fille  plongeait  un 
regard  rapide  dans  toutes  les  voitures,  détaillait  les  robes,  les  cor- 
sages, les  chapeaux  et,  d'un  mot  bref,  communiquait  ses  impres- 
sions à  son  frère.  Maxime,  de  son  côté,  très  au  courant  de  la  vie 
mondaine,  comme  le  sont  aujourd'hui  les  garçons  de  dix-huit  ans, 
désignait  à  sa  sœur  les  célébrités  de  la  finance,  de  la  politique,  des 
arts,  du  théâtre  ou  du  sport.  Andrée  écoutait  avec  avidité,  se 
retournait  parfois  d'un  joli  mouvement  brusque  pour  mieux  voir, 
et,  sur  son  visage,  dont  les  traits  restaient  enfantins,  tandis  que 
l'expression  avait  déjà  cessé  d'être  jeune,  on  pouvait  lire  l'intérêt 
passionné  qu'elle  portait  au  frivole  dénombrement  de  ces  illustra- 
tions d'un  jour. 

Un  dimanche  qu'on  avait  fait  la  promenade  ordinaire  aux  Champs- 
Elysées,  Jacques,  en  attendant  le  dîner,  était  allé  s'asseoir  dans  le 
petit  salon,  pièce  isolée,  où  l'attirait  souvent  son  instinct  de  jeune 
homme  timide  et  mélancolique.  Le  petit  salon  était  séparé  du  grand 
par  une  portière  qu'on  relevait  les  jours  de  réception  et  qui,  en 
temps  ordinaire,  fermait  la  baie  de  communication.  Jacques  était 
là,  feuilletant  un  livre,  quand  un  bruit  de  pas  se  fit  entendre  dans 
la  pièce  voisine,  où  Andrée  venait  d'entrer  avec  une  jeune  personne 
de  ses  amies,  Henriette  de  Morincourt.  S'il  vous  est  arrivé  d'en- 
tendre, dans  un  bois  désert,  babiller  deux  fauvettes  sur  une  branche, 
vous  savez  ce  qu'est  la  conversation  de  deux  jeunes  filles  qui  se 
croient  seules  :  quelque  chose  de  musical  et  de  chantant,  entre- 
coupé par  des  rires,  un  duo  alterné  de  questions,  de  réponses  qui 
arrivent  trop  tard,  d'exclamations,  de  diminutifs  tendres,  d'épi- 
thètes  mignardes,  un  gazouillis  de  petites  phrases  incohérentes, 
ponctuées  par  des  baisers,  des  envolées  de  mots  qui  partent  sou- 
dain, comme  les  moineaux  d'une  haie.  Ces  demoiselles  se  racon- 
taient leur  journée.  Henriette  était  allée  au  Jardin  d'acclimatation. 
Elle  avait  visité  les  serres,  le  chenil,  les  volières.  Le  rouge  carou- 
bier était  décidément  à  la  mode ,  seulement  elle  ne  savait  pas  si 
maman  voudrait...  Elle  avait  un  bal  pour  jeudi,  un  mariage  pour 
samedi.   Quel  chapeau  mettre?  L'éléphant  ne  valait  pas  la  peine 


6A  REVUE   DES   DEUX   MONDES* 

d'être  vu;  quant  aux  otaries,  c'était  plus  amusant,  mais  un  peu 
bébé.  Un  homme  l'avait  suivie  peniant  toute  la  promeiade.  Elle 
n'avait  rien  dit  à  maman,  parce  qu'il  était  très  beau  :  des  yeux 
noirs,  une  barbe  noire,  l'air  espagnol.  Mais  elle  n'en  pouvait  plus, 
il  fallait  qu'elle  confiât  son  secret  à  quelqu'un.  Or  il  y  avait  des  rai- 
sons de  croire  que  ce  monsieur  était  amoureux  d'elle  :  en  effet,  il 
avait,  comme  elle,  caressé  le  zèbre  en  répétant  avec  intention  ce 
qu'elle  venait  de  dire  :  «  Oh  !  quel  beau  petit  zèbre  !  »  Il  avait  un 
pantalon  rayé... 

—  Le  zèbre?  dit  Andrée. 

Alors  deux  frais  éclats  de  rire  jaillirent  et  égrenèrent  dans  tous 
les  coins  du  salon  leurs  notes  cristallines,  comme  les  perles  d'un 
collier  dont  le  fil  est  rompu.  Après  un  silence  entrecoupé  de  :  «  Ah! 
tais-toi,.,  j'en  pleure,.,  tu  me  fais  mourir,..  »  Henriette  reprit  d'une 
voix  grave  : 

—  Riez  tant  que  vous  voudrez,  mademoiselle,  mais  je  vous  assure 
que  j'ai  fait  la  conquête  de  ce  monsieur! 

—  Gomme  tu  es  folle  1  Parce  qu'il  s'est  trouvé  par  hasard  à  côté 
de  toi,  devant  le  zèbre!.. 

Andrée  s'interrompit  pour  rire  de  nouveau.  Mais  Henriette  répli- 
qua d'un  ton  important,  où  perçait  un  peu  de  dépit  : 

—  Quand  tu  auras,  comme  moi,  dix-huit  ans  passés,  ta  compren- 
dras, ma  chère,  bien  des  choses  dont  tu  ne  te  doutes  pas... 

—  Vraiment,  ma  chère?  Eh  bien  !  c'est  ce  qui  vous  trompe.  Mes 
seize  ans  et  dix  mois  en  savent  aussi  long  que  tes  dix-huit  et  demi. 
Moi  aussi,  j'ai  un  amoureux  ! 

—  Est-ce  possible?..  Mais  oui,  au  fait!  Moi  aussi,  il  y  a  denx 
ans...  Oh!  dis  moi  qui  c'est,  dis-le-moi,  je  t'en  prie^  dis,  ma  chérie! 

—  Ta  ne  le  répéteras  pas? 

—  J«  te  le  jure! 

—  C'est  un  secret...  Personne  encore  ne  s'en  doute.,.  Il  n'y  a 
que  moi  qui  ai  tout  deviné... 

—  Mais  qui  est-ce?  Est-ce  que  je  le  connais? 

—  Oui  et  non. 

—  Tij  me  mets  au  supplice...  Parle  donc...  puisque  je  t'ai  bien 
dit  mon  secret... 

—  Oh  !  le  tien!..  Enfin!..  Écoute  :  tu  ne  lui  as  pas  parlé,  mais  tu 
l'as  vu  déjà. 

—  Où? 

—  Ici. 

—  Je  ne  trouve  pas...  Est-il  âgé? 

—  Mais,  non;  dix-huit  ans,  comme  Maxime. 

—  Est-il  beau? 

—  Mais,  oui... 


ANDRÉE.  65 

Au  commencement  de  l'entretien  des  deux  jeunes  filles,  Jacques 
avait  songé  à  s'esquiver  dans  la  crainte  de  se  trouver  en  tête-à-tête 
avec  Andrée  et  son  amie,  s'il  leur  prenait  fantaisie  d'entrer  dans  le 
petit  salon.  Mais  la  porte  qui  donnait  sur  l'antichambre  était  fermée 
à  clé  par  le  dehors.  Se  voyant  pris,  il  se  remit  à  feuilleter  son  livre 
pour  se  donner  une  contenance  et  n'avoir  pas  l'air  d'écouter,  si  l'on 
venait  à  le  surprendre.  Mais  il  ne  pouvait  s'empêcher  d'entendre,  et 
bientôt  une  vive  curiosité  s'empara  de  lui  lorsqu'Andrée  déclara 
qu'elle  avait  un  amoureux.  Il  passa  rapidement  en  revue  tous  les 
amis  de  Maxime  qu'il  avait  vus  chez  M.  Passemard  depuis  quatre 
ans  et  ne  se  trouva  pas  plus  avancé  que  M"'  Henriette.  Celle-ci  cher- 
chait toujours  : 

—  Est-il  noble? 

M"®  de  Morincourt  croyait  devoir  à  son  nom  d'apprécier  fort  la 
particule  et  les  t'tres. 

—  Oh  !  non^  pas  du  tout,  je  t'assure. 

—  Riche? 

—  Encore  moins.  Il  est  orphelin  et  si  pauvre  que  papa... 

—  J'ai  trouvé!  s'écria  joyeusement  la  jeune  fille  en  battant  des 
mains.  C'est  le  camarade  de  ton  frère... 

—  Tout  juste.  Il  ne  dit  rien,  il  ne  me  parle  pas,  ne  me  regarde 
jamais  en  face.  Mais  je  suis  hûre  qu'il  m'aime  depuis  deux  ans  au 
moins.  Papa  dit  qu'il  travaille  beaucoup,  qu'il  aime  la  solitude,  qu'il 
est  toujours  pensif  :  tu  vcis  bien  que  c'est  une  passion.  Mais,  sur- 
tout, pas  un  mot  !  Je  te  répète  que  perponne  ne  s'en  doute,  —  per- 
sonne, entends-tu? 

Et  les  deux  jeunes  filles  sortirent  du  salon  en  se  tenant  enlacées 
par  la  taille.  Jacques,  en  proie  à  une  émotion  indicible,  pâle  comme 
le  jour  où  l'abbé  Génin  était  venu  lui  apprendre  la  mort  de  son  père, 
s'était  brusquement  levé.  Il  restait  là,  immobile,  comprimant  d'une 
main  les  battemens  de  son  cœur,  serrant  de  l'autre  son  front,  oii 
mille  pensées  s'entre-choquaient.  Il  ne  comprenait  pas  bien  ce  qui 
s'était  passé;  toutefois  il  sentait  confusément  que  quelque  chose  de 
grave  venait  de  s'accomplir.  Il  y  a  dans  la  vie  des  niomens  où  une 
lueur  soudaine,  comme  celle  d'un  éclair  dans  les  ténèbres,  illumine 
brusquement  les  profondeurs  obscures  de  l'avenir.  Pendant  une 
seconde,  le  regard  y  plonge  avidement  et  découvre  des  horizons 
inconnus;  puis  la  lueur  disparaît,  l'ombre  nous  enveloppe  de  nou- 
veau, et  de  la  vision  évanouie  il  ne  nous  reste  qu'une  sorte  d'épou- 
vante et  d'éblouissement.  C'est  ainsi  que,  ce  jour-là,  Jacques  eut  le 
pressentiment  d'une  destinée  remplie  tout  entière  et  dominée  par 
cet  amour  que  lui  révélait  tout  à  coup  la  bouche  même  de  celle 
qui  l'avait  inspiré. 

TOME  LIII.  —  1884.  5 


66  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 


V. 


A  l'époque  où  se  produisit  cette  crise  dans  la  vie  de  Jacques, 
Andrée  arrivait  à  la  fin  de  sa  seizième  année.  S'il  faut  entendre  par 
«  éducation  soignée  »  celle  quia  coûté  fort  cher,  la  jeune  fille  n'avait 
pas  à  se  plaindre  de  ses  parens.  Son  père  et  sa  mère  n'avaient  pas 
plus  économisé  sur  son  instruction  que  sur  ses  toilettes.  Elle  eut  de 
bonne  heure  les  professeurs  à  la  mode,  comme  le  couturier  et  la 
modiste  en  renom.  Son  maître  de  danse  fut  le  fameux  Nikolski,  qui 
passait  pour  un  héros  de  la  dernière  insurrection  polonaise.  Cet 
ancien  faucheur,  devenu  professeur  de  maintien,  prenait  on  ne  sait 
quel  air  chevaleresque  dont  ses  élèves  raffolaient,  quand  il  esquis- 
sait un  pas  en  se  donnant  la  mesure  avec  sa  pochette.  Elle  eut  les 
leçons  de  dessin  du  célèbre  peintre  Magnus  Dupont,  qui  avait  ouvert 
un  cours  dans  son  bel  atelier,  tout  rempli  de  tapisseries,  d'étoffes 
bariolées  et  de  bibelots  rares.  Andrée  y  retrouvait  la  plupart  de  ses 
compagnes  du  cours  de  danse,  car  Magnus  Dupont  avait  été  adopté 
par  la  finance,  le  haut  commerce,  et  l'on  devait  aller  chez  lui,  si 
l'on  ne  voulait  courir  le  risque  de  passer  pour  de  petits  bourgeois 
sans  le  sou.  Les  jours  de  dessin  étaient  jours  de  fête  pour  ces  demoi- 
selles. Elles  arrivaient  à  l'atelier,  leur  album  de  toile  grise  sous  le 
bras,  trottant  menu  le  long  des  murs,  curieuses,  pressées,  avides 
de  revoir  le  bel  atelier  et  le  beau  peintre  à  la  barbe  soyeuse  taillée 
en  pointes.  L'estrade  qui  sert  aux  modèles  les  préoccupait  fort  : 
«  Rosine,  est-ce  vrai  qu'elles  sont  toutes  nues,  dites?  —  Oui,  ma 
chère!  —  Oh!  comment  osent-elles!..  »  Et  des  rires  étoufî"és  par- 
taient çà  et  là,  provoqués  par  de  petites  idées  folâtres  dont  il  faut 
s'accuser  à  confesse.  Comme  Nikolski,  Magnus  Dupont  avait  une 
légende  qui  le  grandissait  aux  yeux  de  ses  élèves  et  mettait  sur 
ses  longs  cheveux  noirs,  légèrement  ondulés,  une  mystérieuse 
auréole  de  poésie.  Le  bruit  courait  qu'une  grande  dame  était  devenue 
éperdument  amoureuse  de  l'artiste  tandis  qu'il  faisait  son  portrait. 
On  se  racontait  tout  bas  qu'il  l'avait  enlevée,  qu'il  s'était  battu  en  duel 
pour  elle.  Aussi  inspirait-il  le  plus  vif  intérêt.  Elles  le  trouvaient 
charmant  et  plein  de  séductions,  avec  sa  voix  vibrante,  ses  fines 
moustaches  insolemment  retroussées,  ses  grands  cols,  ses  larges 
cravates  négligemment  nouées,  son  veston  de  velours  noir,  ses 
manchettes  de  batiste,  tuyautées  comme  le  jabot  de  sa  chemise,  ses 
mains  nerveuses  et  l'ongle  démesurément  long  de  son  petit  doigt. 
Lui,  faisait  le  beau,  tendait  1  s  jarret,  prenait  des  poses,  se  prome- 
nait entre  les  rangs  de  pupitr  ss  en  caressant  sa  barbe,  jetait  un  con- 


ANDREE,  67 

seil  par-ci,  un  compliment  ou  un  reproche  par-là  ;  parfois  il  s'arrê- 
tait auprès  d'une  de  ses  plus  jolies  élèves,  et,  penché  sur  son  épaule, 
frôlant  presque  de  sa  poitrine  les  cheveux  de  la  jeune  fille,  il  arron- 
dissait gracieusement  le  bras,  comme  pour  la  prendre  par  la  taille, 
et,  d'un  coup  de  crayon,  rectifiait  un  nez  ou.  remettait  un  œil  à  sa 
place.  Plus  d'une  avait  senti  de  petits  frissons  lui  courir  des  épaules 
à  la  nuque,  quand  l'haleine  du  beau  peintre  passait,  tiède  et  cares- 
sante, près  de  sa  joue.  Elles  s'apeiçurent  qu'il  parfumait  ses  mou- 
choirs d'une  essence  musquée,  très  capiteuse,  dont  l'arôme  subtil 
flottait  autour  de  lui,  et,  à  de  certains  jours,  les  rendait  nerveuses. 
Andrée  découvrit  le  nom  du  parfum,  en  acheta  un  flacon,  et  fut 
aussitôt  imitée  par  la  plupart  de  ses  compagnes.  Quelques  mamans 
crurent  bien  remarquer  que  leurs  fillettes  prenaient  un  peu  plus 
de  goût  qu'il  n'était  nécessaire  aux  arts  du  dessin,  et  se  deman- 
dèrent si  c'était  la  leçon  ou  le  professeur  qui  plaisait  si  fort  à 
ces  demoiselles.  Mais  le  moyen  de  quitter  le  cours  sans  avoir  l'air 
de  reculer  devant  le  prix  du  cachet?  Or,  dans  le  monde  de  la 
finance,  si  la  première  préoccupation  est  de  gagner  beaucoup  d'ar- 
gent, la  seconde  est  de  paraître  en  dépenser  plus  encore.  L'hon- 
neur du  million  le  veut  ainsi.  Gomme  la  danse  et  le  dessin,  la 
musique  fut  enseignée  à  Andrée  par  un  professeur  à  la  mode, 
M'^®  Passemard  avait  l'oreille  assez  juste  et  un  contralto  qui  pro- 
mettait pour  plus  tard  de  très  belles  notes  graves.  Mais  elle  ne  pos- 
sédait guère  que  des  «  moyens  »  matériels;  le  sentiment  musical 
dans  ce  qu'il  a  de  rare  et  d'exquis,  dans  ce  que  le  Conservatoire 
même  ne  donne  pas,  quand  la  nature  l'a  refusé,  lui  faisait  défaut. 
Elle  retenait  fort  mal  la  musique,  parce  qu'elle  ne  la  sentait  point, 
parce  que  jamais  la  divine  rosée  de  l'harmonie  ne  pénétrait  jusqu'à 
son  cœur.  Irritée  de  cette  impuissance,  elle  travailla  avec  acharne- 
ment, et  à  force  de  persévérance,  grâce  aussi  à  l'habileté  qu'elle 
mit  dans  le  choix  de  ses  morceaux,  elle  parvint  à  faire  illusion  et 
remplaça  de  son  mieux  le  don  par  l'étude.  On  la  félicitait  de  son 
talent  précoce,  mais  Andrée  avait  assez  d'intelligence  pour  savoir 
ce  qui  lui  manquait  :  toute  jeune  encore,  elle  éprouvait  déjà  cette 
souffrance  vague  qu'inflige  à  certains  esprits  la  conscience  de  leur 
stérilité  et  aurait  donné  tout  ce  qu'on  lui  avait  enseigné  pour  obtenir 
en  échange  un  peu  de  ce  qui  nq  s'apprend  pas.  Elle  se  dégoûta  du 
piano,  lui  reprochant  d'être  un  instrument  sans  âme,  comme  font 
tous  ceux  qui  ne  savent  pas  lui  prêter  la  leur,  et  se  mit  à  apprendre 
la  cithare. 

^  Les  études  de  littérature ,  d'histoire ,  de  sciences ,  de  langues 
vivantes  qu'on  lui  fit  faire  eurent  pour  but,  non  l'ornement  de  son 
esprit,  mais  l'obtention  de  ce  brevet  que  la  mode  exige  des  jeunes 
ûUes  depuis  quelques  années,  et  e^  l'honneur  duquel  on  les  soumet 


68  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

aux  mêmes  procédés  d'entraînement  intellectuel  que  les  futurs 
bacheliers.  On  lui  apprit  de  tout  un  peu.  On  mit  sur  son  ignorance 
une  mince  couche  d'instruction  :  mauvais  badigeonnage  qui  ne 
tient  pas,  le  jour  de  l'examen  passé.  Quelques  jugemens  puérils  sur 
les  écrivains  et  les  œuvres  des  deux  derniers  siècles;  des  radotages 
niais  à  propos  d'histoire  de  France;  une  mixture  de  dates  et  de  for- 
mules relatives  à  celle  des  autres  pays;  la  pratique  des  procédés 
nécessaires  pour  faire  machir  alement  quelques  opérations  d'arith- 
métique; cinquante  mots  d'anglais;  l'art  de  résoudre  certaines  diffi- 
cultés d'orthographe  ou  de  ponctuation  :  tel  fut  le  profit  qu'elle  tira 
des  leçons  de  son  institutrice.  J'oubliais  une  jolie  écriture  anglaise 
menue,  allongée,  qu'elle  savait  à  merveille  transformer  en  ronde  ou 
en  bâtarde,  la  science  des  pleics  vigoureux  et  des  déUés  agiles  ;  enfin 
une  connaissance  approfondie  de  toutes  les  embûches  que  la  per- 
fidie de  l'auxiliaire  peut  tendre  au  participe.  On  lui  avait  fait  étudier 
pendant  six  mois  au  moins  ce  dogme  mystérieux  de  la  grammaire 
française^  la  règle  des  comp^érnens,  dont  les  vieilles  institutrices, 
casuistes  en  orthographe,  connaissent  seules  toutes  les  ineptes  subti- 
lités. Andrée  venait  de  passer  brillamment  son  examen.  Son  père  et  sa 
mère  étaient  encore  tout  fiers  de  ce  succès.  Mais  ni  l'un  ni  l'asUre  n'at- 
ti'ibuaient  à  l'instruction  une  vertu  propre.  Ce  qu'ils  appréciaient  en 
elle,  c'était  ce  brevet  conquis  par  leur  fille,  et  qui  les  remboursait, 
en  monnaie  d^'  vanité,  de  leurs  frais  de  livres,  de  leçons  et  de  cours. 
Pleins  du  lourd  dédain  des  ignorans  pour  les  choses  de  l'esprit,  ils 
ne  soupçonnaient  pas  que  l'instruction,  administrée  avec  intelligence, 
prépare  et  facilite  la  grave  métamorphose  de  la  jeune  fiile  en  épouse, 
puis  en  mère;  qu'elle  fait  de  cette  jolie  créature  frivole  la  digne 
compagne  qn'un  mari  souhaite  pour  lui-même  et  l'èducatrice  dont 
il  a  besoin  pour  ses  enfans  ;  que  la  littérature  donne  aux  femmes 
plus  de  bons  que  de  mauvais  conseils;  que  le  livre  est  l'ami  du  foyer, 
rallié  naturel  de  l'époux,  l'exorciste  des  tentations  mauvaises  qui 
naissent  du  désœuvrement;  que  la  femme,  enfin,  a  des  chances 
d'être  aimée  mieux  et  plus  longtemps  quand  le  soin  qu'elle  prend 
de  son  esprit,  comme  de  sa  beauté,  engage  le  mari  à  donner  une 
douce  cohabitation  intellectuelle  comme  complément  à  la  commu- 
nauté de  la  chambre  nuptiale. 

Yraiment,  ils  pensaient  bien  à  toutes  ces  choses,  les  Passemard  ! 
Leur  vanité  avait  suivi  la  marche  ascendante  de  leur  fortune.  Tous 
deux,  l'homme  et  la  femme,  étaient  bouffis  de  la  satisfaction  d'eux- 
mêmes  et  gonflés  jusqu'à  éclater  de  leur  importance.  L'éducation 
qu'ils  donnèrent  à  leurs  enfans  fut  un  chef-d'œuvre  d'imprévoyance 
et  de  sottise.  M*"®  Passemard  n'avait  pas  même  attendu  la  seizième 
année  de  sa  fille  pour  traîner  cette  enfant  au  théâtre,  dans  les  con- 
certs, dans  les  salons  des  gros  négocians  et  des  riches  banquiers 


ANDRÉE.  69 

juifs.  Puis  elle  se  mit  à  recevoir  dans  son  hôtel  du  boulevard  Males- 
herbes,  elle  donna  de  petites  fêtes,  fit  chanter  Andrée  devant  les 
invités,  et  rêva  bientôt  de  lui  voir  jouer  la  comédie  de  salon.  La 
jeune  fille  prit  goût  à  cette  existence  toute  de  représentation,  rem- 
plie par  le  frivole  souci  de  paraître  et  de  faire  pai  1er  de  soi.  Elle 
y  perdit  je  ne  sais  quelle  fleur  délicate  de  naïveté  qui  ne  résiste 
pas  plus  au  souffle  du  monde  que  le  duvet  des  pêches  au  contact 
des  doigts.  Elle  ne  tarda  pas  à  trouver  ses  compaunes  sottes  et 
ennuyeuses,  se  plaisant  fort,  au  contraire,  dans  la  société  des  hommes. 
Leurs  plaisanteries  ne  l'eirarouchaient  point;  elle  supportait  leurs 
regards  avec  l'assurance  des  jeunes  filles  qui  ne  savent  rien  ou 
qui  savent  tout,  et  essayait  déjà  sur  eux  sa  bt-auté  avec  la  grâce 
perfide  d'un  jeune  chat  qui  aiguise  ses  griffes  sur  l'écorce  d'un  arbre. 
A  vivre  de  cette  vie  artificielle,  Andrée  eut  aussitôt  fait  de  perdre 
le  naturel  que  la  timidité.  Rien  n'était  simple  en  elle,  car,  toujours 
préoccupée  de  l'effet  à  produire,  elle  prit  de  bonne  heure  l'habiiu^de 
de  s'observer,  de  composer  son  maintien,  son  sourire,  ses  paroles. 
Aussi  eut-elle  beaucoup  de  succès  dès  son  début  dans  le  monde; 
on  lui  trouva  du  piquant,  de  l'originalité,  quelque  chose  de  singu- 
lier qui  parut  au-dessus  de  son  âge.  Et  M"^^  Passemard  fut  la  plus 
heureuse  des  mères. 

Elle,  n'était  pas  la  plus  heureuse  des  filles.  A  leur  insu,  ses 
parens  expiaient  la  faute  qu'ils  avaient  commise  de  donner  à  leur 
enfant  cette  absurde  éducation.  Ils  avaient  négligé  de  faire  la  disci- 
pline de  son  esprit  ;  et  cet  esprit  rebelle  était  secrètement  impatient 
de  toute  règle  et  de  tout  frein.  Ils  n'avaient  pas  jugA  à  propos  de 
lui  enseigner  le  respect  :  elle  les  trouvait  vulgaires  et  communs.  On 
avait  développé  en  elle  la  vanité  ;  par  vanité,  elle  rougissait  de  sa 
famille.  On  lui  avait  proposé  pour  but  les  succès  mondains  ;  elle  ne 
rêvait  plus  maintenant  que  de  chanter  ou  de  réciter  des  vers  en 
public,  afin  de  soulever  encore  ces  murmures  flatteurs,  ces  applau- 
dissemens  gantés  dont  le  souvenir  enivrant  la  poursuivait. 

Depuis  qu'elle  était  en  âge  de  comprendre,  elle  n'entendait  son 
père  parler  que  de  ses  gains,  de  l'augmentation  de  ses  revenus,  de 
coups  de  bourse,  de  fructueux  placemens.  Le  soir,  à  table  ou  au 
salon,  Passemard  mettait  sa  femme  au  courant  des  affaires  de  la 
journée  ;  ces  épanchemens  éveillaient  l'idée  d'un  sac  d'argent  qui 
crève.  M™"  Passemard  contemplait  son  Hector  avec  une  admiration 
béate  et  se  demandait  parfois  comment  un  seul  homme  avait  eu 
assez  de  génie  pour  opérer  une  si  miraculeuse  multijilicaiion  des 
pièces  de  cent  sous.  Lui,  cependant,  jonglait  avec  les  millions,  tout 
en  marchant  à  grands  pas  dans  le  salon,  parlait  de  monter  de  nou- 
velles entreprises,  d'élargir  ses  combinaisons,  d'acheter  des  terrains, 
de  bâtir  des  cités  ouvrières,  de  créer  une  banque.  L'odeur  de  son 


70  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

or  le  grisait;  il  perdait  terre,  en  proie  à  l'ivresse  des  spéculateurs 
heureux,  et  ne  pouvait  plus  penser  qu'à  gagner,  à  gagner  toujours, 
comme  d'autres  ne  pensent  qu'à  boire  sans  cesse.  Andrée  assistait 
chaque  jour  au  spectacle  de  ces  âpres  convoitises  de  millionnaire 
inassouvi.  Jamais  on  ne  lui  parlait  de  ses  devoirs  présens  de  fille, 
de  ses  devoirs  futurs  d'épouse  et  de  mère.  L'argent,  toujours  l'ar- 
gent, et  rien  que  l'argent!  Elle  sut  que  l'honneur  est  une  cer- 
taine exactitude  à  ouvrir  sa  caisse  le  jour  des  échéances  et  que  les 
bénéfices  de  deux  cents  pour  cent  n'ont  pas  caractère  usuraire. 
Andrée  prit  ainsi  le  respect  de  la  fortune.  Mais  elle  s'en  cachait 
soigneusement,  affectait,  au  contraire,  de  la  dédaigner,  se  donnait 
volontiers  de  petits  airs  détachés  quand  on  parlait  écus  et  faisait 
semblant  d'ignorer  si  tel  objet  coûtait  vingt  sous  ou  vingt  francs. 
Bien  qu'elle  appréciât  fort  les  avantages  de  la  richesse,  elle  savait 
mauvais  gré  à  son  père  de  n'être  qu'un  parvenu  et  de  trop  le  lais- 
ser voir.  Elle  avait  un  peu  honte  de  se  sentir  fille  d'un  commer- 
çant et  rougissait  de  colère  toutes  les  fois  que  Passemard  racontait 
avec  orgueil  ses  modestes  débuts  de  petit  épicier  aux  Batignolles, 
sans  oublier  «  le  coup  des  jambons  d'Amérique,  »  dont  il  était  encore 
fier  après  dix-huit  ans  écoulés.  Plusieurs  fois  des  querelles  s'étaient 
élevées  à  ce  sujet  entre  le  père  et  la  fille.  Celle-ci  avait  été  jusqu'à 
déclarer  que  le  commerce  lui  faisait  horreur,  que  jamais  elle  n'épou- 
serait un  industriel  ni  un  négociant. 

—  Un  prince  alors,  sans  doute  !  disait  Passemard.  Il  faut  un  prince 
pour  mademoiselle!..  Et  il  se  mettait  à  ricaner,  ce  qui  crispait 
horriblement  les  nerfs  d'Andrée.  —  Allons,  allons,  dit-il  un  jour  en 
tapant  sur  son  gousset,  on  a  de  quoi  t'en  offrir  un,  si  tu  y  tiens 
absolument.  Ça  se  trouve,  un  prince,  en  y  mettant  le  prix! 

La  religion  aurait  pu  lui  être  d'un  grand  secours,  car  elle  a  quelque- 
fois la  vertu  de  comprimer  les  révoltes  des  espi  its  orgueilleux  :  or  il  y 
avait  de  l'ange  rebelle  dans  cette  jeune  fille.  lAlaisM.  Passemard  était 
plein  de  défiance  à  l'égard  de  la  religion.  Il  faisait  profession  de  ne 
pas  aimer  la  calotte,  croyait  le  plus  sincèrement  du  monde  à  une 
vaste  conspiration  cléricale  dirigée  par  les  jésuites,  et  qui  l'épou- 
vantait, bien  qu'il  ne  parvînt  pas  à  en  discerner  très  nettement  le 
but.  11  savait  à  propos  parler  de  l'inquisition,  de  la  Saint-Barihé- 
lemy,  du  Syllabus  et  du  petit  Mortara.  Toutefois  il  n'eût  pas  fallu 
le  pousser  beaucoup  sur  chacun  de  ces  articles,  car  il  ne  s'était 
jamais  soucié  de  vérifier  le  contenu  du  formulaire  libre-penseur 
que  pendant  tant  d'années  M.  Havin  lui  avait  fourni  tous  les  matins. 
11  s'était  contenté  de  l'apprendre  comme  on  apprend  le  catéchisme, 
et  il  y  croyait  comme  on  croit  aux  mystères.  Autre  chose  est  d'être 
libre  penseur  ou  de  penser  librement. 

A  force  de  voir  son  père  accabler  sous  le  poids  de  lourdes  et  incon- 


ANDRÉE.  71 

venantes  plaisanteries,  les  dogmes  et  les  pratiques  du  catholicisme, 
le  pape,  les  prêtres,  les  couvens,  Andrée  commença  bientôt  à  perdre 
le  respect  de  la  religion  et  la  croyance  aux  naïfs  enseigoemens  qui 
avaient  bercé  son  enfance.  Elle  essaya  de  raffermir  sa  foi  ébranlée  en 
lui  donnant  pour  contrefort  la  piété  maternelle.  Mais  M™^  Passemard 
n'avait  qu'une  de  ces  bigoteries  étroites  dont  la  puérilité  éloigne  de 
la  religion  plus  qu'elle  n'y  ramène.  Elle  s'était  fait  une  dévotion  à 
son  image,  sotte  et  vaniteuse,  allait  à  la  messe  moius  pour  prier  que 
pour  s'y  faire  voir,  exhiber  ses  chevaux  et  sa  livrée,  communiait  à 
Pâques  afin  d'édifier  le  monde  et  ses  domestiques,  croyait  aux  cierges 
bénits,  aux  scapulaires,  aux  guérisons  miraculeuses  et  aux  conversa- 
tions de  la  sainte  Vierge  avec  de  jeunes  bergères.  Lorsque  sa  fille  lui 
fit  part  des  premières  alarmes  de  sa  foi,  cette  fausse  chrétienne  ne  sut 
trouver,  pour  calmer  la  jeune  âme  inquiète  et  souffrante,  que  des 
doléances  sur  l'impiété  des  hommes.  Entre  l'incrédulité  libre  pen- 
seuse de  son  père  et  la  piété  mesquine  de  sa  mère,  Andrée  ne 
pouvait  guère  rési.-ter  au  doute  qui  si  vite  élargit  et  change  en 
brèches  les  premières  lézardes  d'une  foi  chancelante.  En  effet,  il  ne 
resta  plus  en  elle  que  les  ruines  de  sa  croyance- 

Le  mal  n'eût  peut-être  pas  été  irréparable  si,  à  défaut  de  règle 
divine,  ses  parens  avaient  eu  soin  de  la  pourvoir  de  quelques 
solides  préceptes  de  cette  morale  humaine  qui  sert,  en  somme, 
la  même  cause  que  la  religion.  Us  n'y  songèrent  même  pas,  par 
la  raison  que  ni  l'un  ni  l'autre  ne  soupçonnait  ce  que  i>eut  être  un 
enseignement  de  cette  sorte.  INon  qu'ils  fussent,  le  père  un  coquin, 
la  mère  une  malhonnête  femme,  mais  ces  deux  natures  égale- 
ment vulgaires  étaient  également  incapables  d'assumer  cette  tâche 
délicate  entre  toutes  qui  est  la  formation  a  une  âme.  Ainsi,  l'être 
moral  d'Andrée  resta  en  détresse  dans  une  nuit  profonde,  où 
ne  brillaient  ni  la  douce  lueur  indicatrice  de  la  foi  chrétienne,  ni 
même  ces  fanaux  d'un  éclat  plus  modeste,  que  la  sagesse  humaine 
allume  dans  le  voisinage  des  écueils.  Ah!  comme  elle  aurait  eu 
besoin  d'un  pilote,  la  pauvre  abandonnée!  Elle  ne  le  trouva  pas. 
Andrée  pourtant  avait  un  frère,  et  c'est  le  devoir  des  frères  aînés 
d<-  guider  les  petites  sœurs.  Rien  est-il  plus  charmant  que  d'être 
institué  par  la  nature  ami,  confident,  éducateur  et  gardien  d'une 
jeune  âme!  Malheureusement  Maxime  ne  sut  pas  s'acquitter  de  ce 
doux  préceptorat.  Son  influence  sur  Andrée,  loin  d'être  salutaire, 
fut  corruptrice.  Il  n'y  avait  dans  ce  gros  garçon,  d'une  lourde  et 
insupportable  gaîté,  ni  délicatesse  de  sentimens  ni  élévation  de 
pensée.  Deux  vulgarités,  celle  de  son  père,  celle  de  sa  mère,  con- 
fluaient en  lui.  Son  rôle  dans  l'éducation  d'Andrée  fut  seulement 
de  donner  à  sa  sœur  des  notions  déplorablement  précises  sur  ce 
que  les  jeunes  gens  appellent  s'amuser,  de  l'initier  au  jai'gon  des 


72  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

courses,  de  lui  inspirer  du  mépris  pour  la  tranquille  vie  de  famille, 
de  l'encourager  enfin  à  n'estimer,  après  les  jouissances  du  luxe, 
que  la  vaine  gloriole  d'attirer  sur  soi  les  regards  du  monde.  Ainsi, 
entre  la  grossièreté  de  son  père,  la  nullité  vaniteuse  de  sa  mèr*^,  la 
sottise  épanouie  de  son  frère,  Andrée  avait  grandi,  dédaigneuse  et 
ennuyée.  Cette  éducation  fît  d'elle  une  petite  ft^mme  sans  jeunesse, 
sans  naïveté,  sans  illusions,  sans  gaîté,  sans  entrain,  sans  abandon; 
ne  respectant  rien  et  ne  croyant  à  rien,  si  ce  n'est  à  l'excellence 
de  l'argent;  n'appréciant,  avec  la  fortune,  que  les  satisfactions  de 
la  vanité;  pleine  d'une  ambition  qui  réclamait  seulement  l'éclat  et 
le  bruit;  alTaniée  de  flatteries,  redoutable  moins  encore  par  sa 
beauté  que  par  les  raffînemens  d'une  froide  et  précoce  coquetterie. 
Elle  avait  deviné  l'amour  de  Jacques  avant  que  le  jeune  homme  se 
le  fût  avoué  à  lui-même.  Par  désœuvrement  et  par  instinct  per- 
vers, elle  se  plut  ensuite  à  l'entretenir,  mais  sans  îui  fournir  d'au- 
tres gages  que  ces  regards,  ces  sourires,  ces  caiesses  de  la  voix, 
ces  failles  pressions  de  main,  artifices  perfides  qu'une  femme 
emploie  quand  elle  veut  prendre  un  cœur  sans  donner  le  sien.  Après 
la  guerre,  lorsque  Jacques,  ayant  terminé  brillamment  ses  études, 
eut  quitié  le  lycée,  Andrée  continua  ce  manège  et  eut  la  satisfac- 
tion de  voir  grandir  encore  la  passion  qu'elle  aNait  inspirée.  Un 
jour,  après  le  succès  de  son  concours  d'admission  à  l'École  des 
beaux-arts,  Jacques,  se  trouvant  seul  avec  elle,  avait  enfin  osé 
faire  l'aveu  qui  depuis  si  longtemps  brûlait  ses  lèvres.  Il  laissa 
ruisseler  devant  elle  l'amour  qui,  goutte  à  goutte,  s'était  amassé 
dans  son  âme.  11  lui  conta  sa  jeunesse  solitaire,  mélancolique  et 
laborieuse,  ses  espérances  et  ses  découragemens,  le  rêve  qu'il  avait 
fait  d'illustrer  son  nom,  d'arriver  pour  elle  à  la  gloire  et  à  lu  for- 
tune. 

—  Andrée,  disait-il,  je  vous  aime.  Vous  acceptez,  n'est-ce  pas, 
le  don  de  ma  vie  que  l'enfant  vous  a  fait,  que  l'homme  ne  pourrait 
plus  aujourd'hui  vous  reprendre?  Dites-moi  que  vous  m'attendrez 
et  laissez-moi  espérer... 

Elle  l'interrompit  d'un  geste,  et,  plongeant  dans  les  yeux  du 
jeune  homme  un  de  ces  regards  étranges  qui  l'enivraient,  de  sa 
voix  mélodieuse  et  grave,  elle  dit  seulement  : 

—  Ami,  ne  savez-vous  pas  que  vous  êtes  mon  frère  d'élection? 
Puis  elle  passa  doucement,  d'un  air  de  tendre  espièglerie,  une 

rose  qu'elle  tenait  à  la  main  sur  les  lèvres  de  Jacques  et  sortit  de  ce 
pas  léger  qui  faisait  dire  qu'elle  glissait  au  lieu  de  marcher.  Le 
pauvre  naïf  se  crut  dès  lors  uni  à  la  jeune  fille  par  on  ne  sait  quelles 
fiançailles  mystiques.  S'il  n'avait  point  été  aveugle,  il  aurait  mieux 
discerné  ce  qui  se  passait  en  elle.  Or  Andrée,  sans  rester  tout  à  fait 
insensible  à  la  mâle  beauté  de  Jacques,  à  l'ardeur  et  à  la  fidélité 


ANDREE.  73 

de  son  amour,  n'était  point  disposée  à  l'épouser.  Pour  remplacer  la 
fortune  qui  lui  manquait,  aussi  bien  que  le  nom,  le  fils  du  contre- 
maître Henriot  n'avait  encore  que  des  espérances  de  talent.  La  jeune 
ambitieuse  ne  pouvait  donc  pas  compter  sur  lui  pour  trouver  dans 
le  monde  la  grande  situation  qu'elle  rêvait.  D'ailleurs  le  mariage 
alarmait  un  peu  les  instincts  d'indépendance  qu'une  éducation 
imprévoyante  avait  singulièrement  développés  en  elle.  Se  sachant 
belle  et  riche,  Andrée  n'entendait  pas  se  presser  de  faire  un 
choix. 

Depuis  son  admission  à  l'École  des  beaux-arts,  Jacques  n'avait 
plus  voulu  rester  à  la  charge  de  M.  Passemard.  Il  prit  une  chambre 
avec  un  atelier  près  du  Luxembourg  et  vécut  d'une  petite  rente, 
fruit  des  économies  du  contremaître,  placées  avantageusement  par 
le  raffineur  à  la  mort  de  Firmin  Henriot  et  capitalisées  jusqu'à  la 
majorité  de  son  fils.  Deux  ou  trois  fois  par  semaine,  le  jeune 
homme  venait  dîner  et  passer  la  soirée  à  l'hôtel  du  boulevard 
Malesherbes.  On  l'y  recevait  avec  une  bonhomie  cordiale  qui  lais- 
sait trop  paraître  qu'on  ne  voyait  pas  en  lui  un  candidat  à  la  main 
d'Andrée.  Plus  d'une  lois,  il  avait  été  question  en  sa  présence  de 
projets  de  mariage  pour  la  jeune  fille;  toujours  elle  avait  élevé  des 
difficultés  et  fini  par  rejeter  les  partis  proposés.  Jacques  en  était 
arrivé  à  croire  par  momens  qu'elle  se  réservait  pour  lui,  bien 
qu'elle  n'eût  pris  aucun  engagement  à  cet  ég  ird,  si  ce  n'est  pas  en 
prendre  que  de  gli>ser  un  regard  caressant  vers  l'homme  qui  vous 
adore,  en  disant  d'une  voix  ennuyée  et  câline  : 

—  Non,  plus  tard;  je  ne  veux  épouser  qu'un  homme  de  talent 
et  qui  m'aime, 

Jacques  vivait  ainsi  dans  une  incertitude  douloureuse  ou  eni- 
vrante, selon  que  le  doute  ou  l'espoir  l'emportait  en  lui,  Andrée 
savait  le  relever  lorsqu'elle  le  voyait  abattu,  le  contenir  lorsqu'il 
semblait  prêt  à  se  donner  carrière  :  elle  pratiquait  à  merveille  cette 
haute  école  de  la  coquetterie  qui  ne  rend  la  main  que  pour  serrer 
les  rênes  aussitôt  et  fait  concourir  au  dressage  d'une  passion  les 
propriété'5  contraires  de  la  cravache  et  du  mors.  L'abandon  et  la 
réserve,  l'affection  et  la  froideur,  la  câlinerie  et  l'indifiérence  étaient 
combinés  avec  un  art  d'autant  plus  redoutable  qu'il  se  dissimulait 
soigneusement  sous  les  apparences  de  la  camaraderie.  Jacques, 
étourdi,  dompté,  en  était  venu  à  ce  point  de  résignation  docile 
qu'il  acceptait  sans  se  plaindre,  en  échange  de  sa  pure  tendresse, 
cette  aminé  ambiguë  qui  est  la  fausse  monnaie  de  l'amour.  Telle 
était  la  situation  respective  des  deux  jeunes  gens  lorsque  M.  de 
Garamante  vint  faire  à  M""^  Passemard  cette  visite,  au  cours  de 
laquelle  sa  perspicacité  d'homme  qui  connaît  la  vie  et  qui  observe 
beaucoup  ne  tarda  pas  à  discerner  le  manège  d'une  jeune  coquette 


7h  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dépourvue  de  sens  moral  aux  dépens  de  la  paix  d'un  cœur  simple 
et  grand.  Le  comte  n'eut  pas  de  peine  à  voir  que,  si  Jacques  avait 
mis  un  gros  enjeu,  il  n'en  était  pas  de  même  d'Andrée;  or  ce  galant 
homme  n'aimait  pas  qu'on  trichât  :  il  se  promit  de  surveiller  la 
partie. 

VI. 

a  Paris,  10  mai  1877. 

«  Je  suis  bien  heureux,  mon  cher  ami  :  j'ai  le  prix  du  Salon! 
Mon  nom  mis  en  lumière,  un  voyage  en  Italie,  huit  ou  dix  mois 
de  tête-à-tête  avec  les  maîtres,  une  moisson  d'études  et,  au  retour, 
quelque  belle  œuvre...  Ah!  mon  cher  Henri,  qu'il  est  doux  ce  pre- 
mier baiser  de  la  gloire!..  Et  tu  ne  sais  pas  tout,  tu  ne  peux  pas 
comprendre...  Yiens,  viens  vite,  je  t'expliquerai...  Boucle  ta  valise 
et  prends  le  premier  train.  J'ai  besoin  de  toi,  je  t'attends  et  je 
compte  les  heures. 

«  Ton  vieil  ami, 
«  Jacques  Henriot.  » 

Quarante -huit  heures  après  le  départ  de  cette  lettre,  Henri 
Mareuil  frappait  à  la  porte  de  l'atelier  de  Jacques. 

Ils  s'étaient  connus  au  lycée,  où  le  père  d'Henri  Mareuil,  greffier 
au  tribunal  de  commerce  de  Rouen,  obtint  une  bourse  pour  son  fils. 
De  complexion  nerveuse  et  délicate,  sensible  à  l'excès,  le  petit 
Mareuil  était,  à  l'époque  de  son  entrée  au  collège,  une  de  ces 
natures  faibles,  féminines,  que  les  rudesses  de  l'internat  meurtris- 
sent. 11  fut  bientôt  en  butte  à  l'hostilité  de  ses  camarades.  On  l'ac- 
cabla de  moqueries,  on  le  battit  même,  à  cause  de  ses  longs  che- 
veux blonds,  l'orgueil  de  sa  mère,  qui,  d'un  geste  familier,  aimait 
à  caresser  les  boucles  soyeuses  épandues  sur  les  épaules  de  son 
enfant.  La  \ie  du  lycée  ne  commença  à  devenir  supportable  pour 
lui  que  lorsque  Jacques  Henriot  entra  dans  la  classe.  Le  fils  du 
contremaître,  indigné  des  mauvais  traitemens  que  ses  condisciples 
faisaient  subir  au  jeune  paria,  le  prit  sous  la  protection  de  ses 
poings  vigoureux.  C'est  ainsi  que  naquit  l'amitié  qui  ne  devait 
plus  cesser  d'unir  les  deux  jeunes  gens.  Admirative  et  reconnais- 
sante chez  Henri,  elle  prit  chez  Jacques,  avec  le  temps,  le  carac- 
tère de  tendre  sollicitude  et  de  protection  que  revêt  parfois  l'affec- 
tion d'un  frère  aîné  pour  son  cadet.  Ils  achevèrent  côte  à  côte  leurs 
études  avec  un  égal  succès,  Henri  avait  une  imagination  vive,  de 


ANDRÉE.  75 

l'esprit,  une  remarquable  facilité  de  parole,  beaucoup  d'ambition 
et  peu  de  volonté. 

—  Tu  es  une  femmelette,  lui  disait  parfois  Jacques  avec  son  bon 
sourire;  tu  n'as  que  de  l'intelligence  et  pas  de  caractère. 

—  Que  veux-tu?  répondait-il,  à  force  de  me  battre,  quand  tu 
n'étais  pas  là,  on  a  cassé  en  moi  le  ressort  de  l'énergie.  Je  suis 
faible,  indécis,  c'est  vrai,  audacieux  dans  mes  idées  et  irrésolu 
dans  ma  conduite.  Mais  qu'y  faire?..  Je  suis  ton  esprit  critique,  et 
tu  es,  toi,  ma  volonté. 

11  prit  ses  premières  inscriptions  de  droit  en  même  temps  que 
Jacques  entrait  à  l'École  des  beaux-arts,  vécut  pendant  trois  ou 
quatre  ans  de  la  vie  du  quartier  la  lin,  et  dut  beaucoup  de  succès  à 
sa  jolie  tête  blonde.  11  s'en  autorisa  pour  affecter  ce  dédain  de  la 
femme  qui  est  une  des  formes  de  la  fatuité.  L'amour  lui  parais- 
sait un  de  ces  délassemens  enfantins  dont  on  peut  user  à  la  rigueur, 
mais  à  la  condition  de  ne  point  garder  d'illusion  sur  leur  puérilité. 
Les  grands  enthousiasmes  de  Jacques  le  faisaient  sourire.  Lorsque 
celui-ci  vantait  la  beauté  de  la  passion  : 

—  Voilà  bien  mon  don  Quichotte!  disait-il  en  tordant  sa  mous- 
tache ;  sais-tu  bien  que  tu  es  de  la  race  des  chevaliers  errans,  mon 
bon  Jacques?  Tiens,  je  te  vois  en  paladin... 

—  Je  ne  t'y  vois  pas  du  tout,  moi,  avait  un  jour  répliqué  Hen- 
riot. 

—  Eh  non  I  reprit-il,  je  ne  fais  pas  anachronisme  comme  toi, 
parbleu!  Tu  n'es  qu'un  instinctif  ;  tu  méritais  de  vivre  il  y  a  trois 
cents  ans,  avec  ces  grands  gaillards  du  x\f  siècle,  plus  raides  que 
leurs  armures,  qui  vous  tuaient  un  homme  comme  une  mouche, 
puis  avaient  des  extases  et  causaient  avec  la  sainte  Vierge.  Moi,  je 
suis  un  analyste.  Je  me  surveille,  je  me  défie  de  moi-même  comme 
des  autres,  et  ce  m'est  une  joie  que  tu  ne  comprendras  jamais,  de 
découvrir  et  de  déjouer  une  duperie  de  mes  sens,  de  mon  cœur  ou 
de  mon  imagination. 

Mareuil  disait  vrai.  Ce  jeune  homme  «  déniaisé  et  guéri  du  sot,  » 
portait  clairement  la  marque  d'une  époque  d'extrême  criticisme. 
Les  trois  ou  quatre  générations  de  Chicaneaux  normands  dont  il 
était  l'héritier  lui  avaient  légué  une  subiilité  avocassière  qu'il 
aiguisa  encore  par  une  culture  intellectuelle  très  rafifuiée.  Mais  ce 
n'est  pas  impunément  qu'on  excelle  aux  distinctions  sophistiques  : 
son  caractère  avait  perdu  en  force  ce  que  son  esprit  avait  gagné  en 
agilité.  A  la  conférence  Mole,  on  remarqua  quelques-uns  de  ses 
discours,  où  les  théories  les  plus  radicales  étaient  exposées  avec  un 
talent  précoce.  11  ne  cachait  point  d'ailleurs  son  absolu  scepticisme, 
en  politique  comme  en  religion,  et  pensait  que  les  opinions  sont 
affaire  de  convenance  pour  les  uns,  de  routine  pour  les  autres,  d'in- 


76  RE\UE  DES   DEUX  MONDES. 

térêt  pour  presque  tous.  Après  le  succès  éclatant  de  ses  derniers 
examens,  il  revint  à  Rouen  avec  l'intention  de  chercher  fortune 
au  barreau  d'abord,  puis  dans  la  politique  :  c'est  là  que  la  lettre 
de  son  ami  était  venue  le  trouver. 

—  Mon  bon  Jacques,  va,  que  je  suis  heureux  de  t' embrasser  ! 
Sais-tu  bien  que  nous  nous  sommes  un  peu  perdus  de  vue  depuis 
quelque  temps.  Te  voilà  donc  illustre  I 

—  ^^e  te  moque  pas,  Henri...  Assieds-toi  plutôt,  car  nous  avons 
à  causer  de  toi. 

—  De  moi? 

—  Mais  oui  ;  crois-tu  donc  que  je  t'aurais  fait  venir  de  Rouen 
seulement  pour  me  féliciter?  J'ai  bien  autre  chose  en  tête. 

—  Voyons,  je  t'écoute. 

—  Es-tu  toujours  ambitieux? 

—  Parbleu  ! 

—  Bien.  Et  quelle  est  ta  situation  à  Rouen? 

—  Triste.  On  ne  plaide  plus  en  Normandie.  Tu  ne  me  crois  pas? 
On  ne  m'a  offert  encore  qu'une  affaire  :  il  s'agissait  de  défendre 
un  berger  soupçonné  d'avoir  par  enchantemens  et  maléfices  donné 
le  tournis  aux  moutons  de  son  fermier.  Tu  comprends  que  pour 
aborder  un  jour  la  politique... 

—  Oui,  cela  ne  vaut  pas  le  procès  Baudin,  n'est-ce  pas? 

—  Ah!  mon  ami,  que  dis-tu  là!  Le  procès  Baudin!  Quel  coup 
de  fortune  !  Nutre  rêve  à  tous,  nous  autres  les  débutans  !  Tu  ne  le 
répéteras  pas,  n't  st-ce  pas?  Eh  bien  !  à  la  conférence,  j'en  connais 
plus  d'un  qui  tuerait  Baudin  afin  de  plaider  pour  lui.  Songe  donc, 
quelle  cause  magnifique  ! 

—  Pardon  si  je  t'interromps,  mais  nous  ne  sommes  pas  aux 
assises,  maître  Mareuil.  Voici  ce  que  j'ai  à  t' offrir  :  M.  Passemard... 

—  Ton  correspondant  du  lycée  ? 

—  Oui,  le  grand  industriel  qui  m'a  servi  de  tuteur  après  la  mort 
de  mon  père. 

—  lié  bien  ? 

—  Il  veut  se  lancer  dans  la  politique . 

—  Ah! 

—  Il  songe  à  se  présenter  aux  prochaines  élections  dans  son 
département. 

—  Quelle  teinte  ? 

—  Gela  dépendra.  Il  ne  sait  pas  encore  au  juste. 

—  Bien.  Il  sera  nommé.  xMais,  au  moins,  est-ce  une  des  nuances 
du  prisme  républicain? 

—  Oh!  certainement.  Il  cherche  un  secrétaire  et  me  demande  de 
lui  trouver  un  jeune  homme  distingué,  versé  dans  la  connaissance 
du  droit  et  sachant  de  l'économie  politique... 


ANDREE.  77 

—  Je  refuse. 

■ —  Et  pourquoi,  je  te  prie  ?  Tu  aurais  été  en  relation  chez  lui  avec 
une  foule  d'hommes  politiques.  Au  lieu  de  végéter  en  province  et 
de  gaspiller  ton  talent  dans  de  misérables  affaires,  tu  serais  rentré 
dans  ce  grand  Paris,  tu  te  serais  plongé  dans  son  puissant  courant 
d'idées.  Enfin,  mon  cher  Henri,  te  l'avouerai-je  ?  j'avais  un  autre 
motif,  tout  égoïste  celui-là,  pour  souhaiter  que  tu  acceptasses, 

—  Pourquoi  diable  ne  me  l'as-tu  pas  dit  plus  tôt?  Voyons  vite. 
Qu'y  a-t-il? 

Jacques  parut  hésiter,  se  leva,  fit  quelques  pas  dans  l'atelier, 
revint  s'asseoir  en  face  de  son  ami  et  reprit  d'une  voix  qui  trem- 
blait un  peu  : 

—  Il  y  a,  mon  ami,  ce  que  tu  dois  deviner  maintenant,  car  je 
t'ai  dit  quelques  mots  à  ce  sujet,  il  y  a  bien  longtemps.  J'aime  la 
fille  de... 

—  Gomment!  cela  dure  encore? 

—  Cela  durera  toujours...  Je  vais  partir  pour  l'Italie.  La  bourse 
de  voyage  que  le  prix  du  Salon  m'a  value  me  permettra  d'y  passer 
quelques  mois. 

—  Mais  pourquoi  partir  Hl  serait  si  simple  de  renoncer  à  ta 
bourse  et  de  rester  1 

Henri  demeura  quelques  momens  sans  répondre. 

—  Sans  doute,  dit-il  eufin  avec  effort,  mais  j'ai  besoin  de  tra- 
vailler là-bas,  d'étudier  ces  maîtres  que  je  connais  à  peine,  les 
Vénitiens  >urtout.  H  faut  que  j'achève  de  me  faire  un  nom.  Il  le 
faut;  cela  importe  au  bonheur  de  ma  vie.  Gomme  je  te  le  disais 
dans  mon  billet,  je  compte  fermement,  après  huit  ou  dix  mois  de 
labeur  et  de  recueillement,  rapporter  quelque  chose,  une  œuvre 
qui  me  mette  tout  à  fait  hors  pages.  Et  alors,  tu  comprends,  devant 
partir  dans  quelques  jours,  je  m'étais  épris  de  celte  combinaison 
qui  adoucissait  pour  moi  l'amertume  de  la  séparation  et  de  l'éloi- 
gnement.  Tu  aurais  été  dans  la  maison,  auprès  d'elle,  tu  l'aurais 
vue  chaque  jour;  tu  lui  aurais  parlé  de  moi  quelquefois,.,  tu  m'au- 
rais parlé  d'elle  souvent. 

Jacques  prononça  ces  derniers  mots  d'une  voix  basse,  qui  tra- 
hissait une  profonde  émotion.  Henri  en  fut  touché  et  reprit  d'un 
ton  plus  g!  ave  que  d'ordinaire  : 

—  Je  comprends,  cher  ami.  Mais,  dis-moi,  j'ai  besoin  de  te 
demander  quelques  renseignemens  préalables... 

—  Tu  consens  donc? 

—  Comment  peux-tu  en  douter?  Vois-tu,  mon  bon  Henri,  tu  me 
reprochais  autrefois  de  ne  croire  à  rien.  J'aurais  dû  te  répondre 
que  mon  scepticisme  s'arrêtait  à  l'amitié.  J'ai  commencé  de  t'aimer 
il  y  a  douze  ans,  quand  tu  m'as  arraché  aux  jeunes  tortionnaires 


^8  RETUE   DES   DEtX   MONDES. 

qui  exerçaient  leur  cruauté  sur  ma  faiblesse.  Depuis  j'ai  éprouvé 
que  tu  étais  l'ami  le  plus  sûr  qui  se  put  rencontrer... 

—  Oui,  oui,  c'est  convenu;  passons...  Donc,  te  voilà  secrétaire 
d'un  futur  homme  politique  et  confident  d'un  amoureux? 

—  Pas  encore,  car  tu  ne  m'as  pas  tout  dit.  Je  vois  bien  que  tu 
l'adores,  parbleu  !  la  fille  de  ce  raffineur  qui  se  croit  apte  à  faire  des 
lois  parce  qu'il  l'est  à  faire  des  paies  de  sucre.  Mais,  elle,  tu  ne 
m'as  pas  encore  dit  si  elle  t'aimait,  Henri  ? 

Un  nuage  passa  sur  son  front. 

—  Elle  m'aime,  dit -il  d'une  voix  brève, 

—  Tu  en  es  sûr? 

—  Sans  doute. 

—  Elle  te  l'a  dit? 

—  Oui  et  noUo 

—  Comment  I  Ah  çà,  sais-tu  bien  que  je  ne  comprends  plus? 
Jacques  se  leva  et  dit  brusquement  : 

—  Tiens,  Henri,  j'ai  tort  de  ne  point  te  parler  avec  franchise. 
Oui,  j'aime  Andrée  ardemment  :  avec  mon  imagination  qu'elle  a 
séduite,  enivrée;  avec  mon  cœur  qu'elle  remplit  depuis  dix  ans; 
avec  mes  sens  même,  car  il  n'est  pas  une  pariie  de  mon  être  qui 
échappe  à  la  domination  souveraine  qu'exerce  sur  lai  la  plus  étrange 
et  la  plus  désirable  des  femmes.  Mais  elle?..  J'ai  menti  tout  à 
l'heure  en  te  disant  qu'elle  m'aime.  En  vérité,  je  ne  le  sais  pas,  II 
y  a  des  jours  où  je  crois  ne  pouvoir  plus  douter  de  son  affection; 
il  en  est  d'autres  oii  je  trouve  dans  la  froideur  de  son  accueil,  dans 
ses  sarcasmes,  la  preuve  de  son  indifférence  et  presque  de  sa  haine. 
Ah  !  mon  ami,  cette  jeune  fille  est  un  sphinx  ! 

—  Sois  son  OEdipe,  au  lieu  de  te  laisser  manger  par  lui!,.  Mon 
cher  Jacques,  il  me  semble  que  tu  es  engagé  dans  une  aventure 
où  la  clairvoyance  d'un  ami  t'est  nécessaire.  J'ai  hâte  de  connaître 
ton  Andrée  et  de  l'étudier.  Si  c'est,  comme  tu  le  prétends,  un 
rébus,  tu  es  trop  amoureux  pour  le  déchilTrer.  J'en  saurai  plus  long 
sur  ta  bien-aimée  à  la  voir  pendant  deux  heures  qu'à  t'entendre 
parler  d'elle  pendant  huit  jours.  Ta  droiture,  ton  honnêteté  robuste 
et  confiante  ne  peuvent  pas  discerner  certaines  ambiguïtés  fémi- 
nines que  je  soupçonne.  Tiens,  mène-moi  chez  M.  Passemard. 

—  Il  y  a  réception  chez  lui  aujourd'hui  même.  Je  lui  ait  dit  que 
je  te  verrais  et  que  je  te  parlerais  cet  après-midi.  Il  m'a  prié  de 
t' amener  ce  soir  si  tu  acceptais. 

—  Parfait  !  Allons  dîner  ;  nous  passerons  notre  habit  ensuite,  et  à 
dix  heures  je  prendrai  possession  de  mes  doubles  fonctions  de 
secrétaire  et  de...  Gomment  dois-je  dire?.,.  De  chien  de  garde, 
parbleu  !  Va,  tu  seras  content  de  moi  :  tu  verras  comme  j'aboierai 
aux  voleurs  ! 


ANDREE.  79 

Il  éclata  de  rire,  et,  passant  son  bras  sous  celui  de  son  ami, 
l'entraîna  en  disant  : 

—  Oh  !  ces  Hercules  !  comme  ils  font  la  partie  belle  à  Omphale  ! 
Quelle  faiblesse,  mon  cher,  d'être  épris  comme  tu  l'es,  au  point 
de  perdre  l'esprit  critique  qui  est  l'honneur  et  la  vraie  force  des 
hommes  supérieurs  ! 


YIL 


Vers  onze  heures,  la  voiture  qui  amenait  les  deux  amis  roula 
sous  la  voûte  de  l'hôtel  Passemard.  «  Mademoiselle  demandait  il  y 
a  un  instant  si  monsieur  n'était  pas  encore  arrivé,  »  dit  Baptiste,  en 
prenant  le  pardessus  et  la  canne  de  Jacques. 

—  Ah!  ah!  dit  Henri  à  voix  ba.-:se,  il  paraît  qu'on  a  hâte  de  te 
voir.  Sache  te  faire  attendre,  mon  bon,  c'est  une  grande  force.  En 
amour,  quand  l'homnje  n'arrive  pas,  c'est  la  fen)me  qui  vient. 

Près  de  la  porte  du  grand  salon,  M.  Passemard  recevait  ses  invi- 
tés, tout  en  causant  avec  M.  de  Garamante  et  quelques  personnes 
appartenant  au  monde  de  la  finance  et  de  la  politique.  Le  comte, 
apercevant  Jacques,  fit  vivement  quelques  pas  en  avant,  lui  tendit 
la  main  avec  la  plus  franche  cordialité,  et,  de  sa  voix  mâle  qui 
donnait  à  ses  paroles  on  ne  sait  quel  charme  de  loyauté  : 

—  Monsieur,  dit-il.  j'ai  appris  par  les  journaux,  il  y  a  deux  jours, 
le  succès  que  vous  venez  de  remporter,  et  ce  m'est  une  joie  très 
vive  de  vous  en  faire  mes  plus  sincères  complimens.  Je  suis  heu- 
reux que  vos  pairs,  en  vous  accordant  cette  haute  distinction,  aient 
confirmé  le  verdict  que  j'avais,  pour  mon  compte,  déjà  prononcé... 

—  Eh  bien  !  te  voilà  donc,  grand  vainqueur,  interrompit  Passe- 
mard. Alors,  c'est  bien  toi  qui  as  le  prix  du  Salon,  avec  bourse  de 
voyage? 

—  Mais  oui,  si  vous  n'y  voyez  pas  d'inconvénient...  Permettez- 
moi  de  vous  présenter  mon  intime  ami,  Henri  Mareuil. 

—  Ah!  très  bien!,.  Messieurs,  je  vous  quitte  pour  un  instant... 
Voulez-vous  prendre  ia  peine  de  me  suivre,  monsieur,  j'ai  quelques 
mots  à  vous  dire  dans  mon  cabinet...  Jacques,  lu  nous  accom- 
pagnes :  je  comptp,  après  notre  petit  entretien,  te  confier  M.  Mareuil 
pour  que  tu  le  pilotes  dans  le  bal  et  le  présentes  a  M™*  Passemard 
et  à  sa  fille. 

Ils  entrèrent  dans  le  cabinet  de  travail, 

—  Asseyez-vous,  messieurs,  dit  Passemard.  Je  reste  debout,  car 
la  position  assise  est  funeste  aux  hommes  qui  tout  le  jour  (il  passa 
la  main  sur  son  Iront  et  soupira)  sont  astreints  au  travail  de  la 
pensée...  Où  en  étions-nous?..  Ah!  votre  ami  Jacques  a  dû  vous 


80  BEVUE    DES   DEUX   MONDES. 

faire  connaître,  monsieur,  mes  intentions,  et,  d'autre  part,  il  m'a 
donné  sur  vous  tous  les  renseignemens  que  je  pouvais  souhaiter... 

—  Parfaitement,  monsieur. 

—  Voilà  qui  est  fort  bien.  Je  n'ai  donc  qu'un  mot  à  vous  dire, 
monsieur  mon  secrétaire... 

Et  il  le  mit  au  courant  de  ses  projets.  Il  songpait  à  se  présenter 
aux  prochaines  élections.  Sa  situation  industrielle  était  magnifique, 
mais  sa  situation  politique  était  encore  à  faire.  Il  n'était  pas  même 
conseiller  général  de  son  département!  Il  avait  résolu  de  faire  péné- 
trer ses  idées  dans  les  masses  profondes  du  suffrage  universel  sous 
la  forme  d'articles  de  journaux,  d'opuscules  et  de  petites  brochures, 
qu'on  répandrait  à  profusion  dans  la  circonscription.  Le  temps  lui 
manquant,  il  avait  besoin  d'un  collaborateur  et  se  félicitait  d'en 
avoir  trouvé  un  tel  que  M.  Mareuil. 

—  El  maintenant,  jeunes  gens,  allez-vous  rafraîchir  au  buffet; 
dansez,  amusez-vous!  Toi,  Jacques,  je  te  charge  de  M.  Mareuil. 
Présente-le  à  ces  dames,  fais-lui  faire  connaissance  avec  Maxime  et 
ses  amis.  Moi,  je  retourne  à  mon  poste  de  maître  de  maison.  Je 
vais  reprendre  avec  quelques  personnages  politiques  que  j'ai  là 
un  intéressant  échange  de  vues,  que  nous  avions  commencé  tout  à 
l'heure,  sur  la  réforme  de  la  constitution  dans  un  sens  plus  démo- 
cratique. Retenez  bien  ceci,  monsieur  Mareuil  :  le  cléricalisme  et  la 
magistrature,  voilà  les  deux  ennemis. 

El  il  sortit,  portant  la  tête  avec  plus  de  fierté  que  Mirabeau  après 
qu'il  eut  rudoyé  M.  de  Dreux-Brézé.  Henri  tendit  les  deux  mains  à 
Jacques  et  dit  en  riant  : 

—  Comme  il  faut  que  je  t'aime  ! 

Quand  ils  rentrèrent  dans  le  grand  salon,  les  danses  avaient 
commencé.  Les  couples  enlacés  tournoyaient  dans  l'espace  étroit, 
sous  l'œil  des  mamans.  Les  braves  et  dignes  femmes!  qu'elles  sont 
majestueuses  à  leur  banc  de  quart  !  La  vieille  garde  n'était  pas 
plus  solide  au  feu  qu'elles  ne  sont  résistantes  à  la  fatigue.  Elles 
s'ennuient,  oh!  oui,  elles  ont  chaud,  elles  ont  sommeil.  Mais  cha- 
cune a  pour  le  moins  une  fille  à  marier,  et  l'on  sait  que  la  valse 
fait  bien  des  mariages  !  Elles  resteront  donc  toutes  jusqu'à  la  fin, 
stoï.jues.  Elles  entendront  pour  la  centième  fois,  en  dodelinant  la 
tête,  la  même  polka  insipide;  pour  la  centième  fois,  elles  subiront 
le  supplice  de  l'odieux  cotillon.  Pas  une  ne  désertera!  Leur  récom- 
pense est  là,  en  bas,  dans  la  voilure  : 

—  Eh  bien  !  ma  fille,  y  a-t-il  du  nouveau  ? 

—  Le  petit  baron  m'a  demandé  deux  valses  et  un  quadrille. 

—  Il  t'aime,  ma  fille!..  Quel  bonheur!  Un  si  charmant  garçon 
Riche,  des  espérances,  et  si  rangé  ! 

Or,  tandis  que  le  coupé  du  petit  baron  dépose  son  maître  avenue 


ANDRÉE.  81 

de  Yilliers,  à  la  porte  de  M"^  Nana,  la  mère  et  la  fille,  serrées  l'une 
contre  l'autre,  ne  se  disent  plus  rien,  parce  qu'elles  font  toutes  les 
deux  un  beau  rêve.  L'une  se  voit  en  longue  robe  blanche,  perdue 
dans  un  nuage  de  mousseline  et  descendant,  les  yeux  baissés, 
l'escalier  de  la  Madeleine,  tandis  que,  du  fond  de  l'église,  dont 
l'obscurité  est  mouchetée  de  points  d'or,  l'orgue  jette  ses  grandes 
ondes  vibrantes  ;  l'autre  croit  bercer  sur  ses  genoux  un  petit  être 
frais  et  rose  qui  regarde  on  ne  sait  où,  et  tend  ses  mains  mignonnes 
pour  prendre  on  ne  sait  quoi...  Ah!  les  braves  femmes! 

Par  l'embrasure  d'une  porte  encombrée  d'habits  noirs,  les  deux 
amis  regardaient  les  danseurs,  lorsqu'un  petit  mouvement  nerveux 
de  Jacques  apprit  à  Henri  qu'Andrée  était  là.  Elle  passa,  en  effet, 
devant  eux,  emportée  par  le  tourbillon  de  la  valse,  pâle,  les  yeux 
mi-clos,  les  lèvres  un  peu  serrées,  la  tête  légèrement  inclinée  en 
arrière.  Sa  taille  flexible  ployait  sous  le  bras  du  grand  homme  brun 
qui  l'entraînait  :  elle  ne  paraissait  ni  voir  ni  entendre,  tant  elle  était 
ravie  en  extase  par  l'ivresse  du  rapide  tournoiement. 

—  C'est  elle,  n'est-ce  pas?  dit  Henri  à  l'oreille  de  son  ami. 

—  Oui,  répondit  Jacques,  d'une  voix  brève.  Viens  que  je  te  pré- 
sente à  sa  mère. 

Les  dernières  mesures  de  la  valse  venaient  en  effet  de  résonner. 
Les  deux  amis  se  frayèrent  un  passage  jusqu'à  M"^^  Passemard.  Elle 
trônait,  au  milieu  de  plusieurs  matrones,  qui  promenaient  sur  les 
hommes  le  regard  inquisiteur  des  mères  de  famille  en  quête  d'un 
gendre,  ce  regard  où  il  y  a  de  la  supplication,  mais  aussi  de  la 
menace,  et  qui  signifie  :  Ah  !  si  l'on  pouvait  donc  marier  sa  fille 
sans  avoir  un  gendre  ! 

—  Henri  Mareuil  !  madame,  dit  Jacques,  l'ami  dont  je  vous  ai 
parlé  ces  jours  derniers... 

—  Monsieur,  je  suis  heureuse  de  voir  chez  moi  un  jeune  homme 
dont  la  distinction...  Vous  venez  de  Rouen,  je  crois?..  Y  aura-t-il 
beaucoup  de  pommes  en  Normandie,  cette  année? 

M'"®  Passemard  avait  appris  que  le  dernier  mot  de  l'amabilité  est 
de  mettre  les  gens  à  leur  aise  en  les  plaçant  sur  leur  terrain.  Et, 
dame,  quand  on  vient  de  Rouen!..  Henri,  un  peu  étonné  de  cette 
sollicitude  pour  le  cidre,  cherchait  une  réponse,  quand  l'excellente 
femme  reprit  : 

—  Ah  !  j'aperçois  M.  de  Garamante  :  que  je  vous  présente  bien 
vite  à  lui  ! 

Les  violons  grincèrent  un  instant  après.  Henri  se  retourna  pour 
chercher  Jacques  et  ne  le  vit  plus.  Gomme  les  danseurs  faisaient 
de  nouveau  irruption  dans  le  grand  salon,  il  battit  en  retraite  vers 

TOME  LXII.  —  1884.  6 


82  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

l'antichambre,  se  trouva  à  côté  de  M.  de  Garamante,  et  profita  de  sa 
récente  pi-ésentation  pour  engager  la  conversation  avec  lui. 

Il  y  a  une  sorte  de  franc-maçonnerie  intellectuelle  qui  permet  à 
deux  hommes  étrarigers  l'un  à  l'autre  de  se  reconnaître  pour  gens 
d'esprit  après  qu'ils  ont  échangé  dix  mots.  Le  comte,  charmé  de 
trouver  dans  Henti  Mareuil  un  fort  agréable  partenaire,  se  mit  à 
causer  avec  lui  sur  un  ton  aimable  et  enjoué. 

—  Ainsi,  monsieur  Mareuil,  votre  ami  M.  Henriot  ne  prend 
pas  même  le  temps  de  jouir  de  son  beau  succès  et  part  dans  quel- 
ques jours  pour  l'Italie  ? 

—  Mon  Dieu  oui,  "monsieur.  Il  a  grande  hâte  d'étudier  les  maîtres 
chez  eux.  Il  me  disait  hier  soir  encore  que  l'œuvre  d'art  a  besoin 
d'être  vue  dans  le  milieu  où  elle  a  été  coiDposée,  qu'un  Raphaël 
perd  quelque  chose  à  sortir  du  Vatican  ou  des  Offices,  un  Véronèse 
à  être  exilé  loin  de  Saint-Marc;  qu'enfin  un  Rubens  ne  se  doit  pas 
goûter  aussi  bien  à  Madrid  qu'à  Anvers  ou  à  Gand. 

—  Oui,  c'est  là  une  opinion  ingénieuse.  Ainsi,  pour  votre  ami, 
les  œuvres  des  grands  peintres  n'auraient  pas  pour  cadre  seule- 
ment un  morceau  de  bois  doré,  mais,  si  je  puis  dire,  le  pays  même 
où  elles  ont  éié  conçues.  Soit!..  Mais  n'a-t-il  pas  le  cœur  un  peu 
gros  de  quitter  ainsi,  pour  plusieurs  mois,  sans  avoir  jamais  voyagé 
auparavant,  que  je  sache,  Paris,  ses  amis,  et  cette  excellente  famille 
Passemard,  où  tout  le  monde  le  traite  comme  l'enfant  de  la  mai- 
son ? 

—  Sans  doute.  Néanmoins,  l'intérêt  de  son  avenir  doit  passer 
avant  toute  considération  d'amitié,  et,  d'ailleurs,  rien  ne  le  retient 
ici... 

—  Tant  mieux,  monsieur  I  dit  le  comte  avec  un«  nuance  de  gra- 
vité qui  fut  remarquée  d'Henri.  Leurs  yeux  se  rencontrèrent;  Mareuil 
lut  dans  ce  regard  si  limpide  que  le  vieux  gentilhomme  connaissait 
le  secret  de  Jacques. 

—  Avez-vous  vu  M"*  Passemard? reprit  M.  de  Garamante;  elle  est 
tout  à  fait  en  beauté,  ce  soir,  avec  sa  robe  rouge. 

—  Je  l'ai  a[>erçue  tout  à  l'heure.  Elle  faisait  un  tour  de  valse. 

—  Avec  qui,  savez-vous? 

—  Non.  Un  grand  monsieur  bnan  que  je  ne  connais  pas. 

—  De  longues  moustaches  noires,  sans  doute?  C'est  M.  de  Morin- 
court,  un  peintre  dont  elle  a  pris  des  leçons  d'aquarelle,  et  qui,  dit- 
elle,  a  beaucoup  de  talent...  Vous  le  verrez  souvent  ici. 

—  Ah  ! 

Il  y  eut  de  nouveau  un  silence.  Le  comte  ajouta  négligemment  : 

—  Oui,  il  est  très  assidu  chez  les  Passemard,  surtout  depuis 
quelque  temps.  Je  m'étonne  que  M.  Henriot  ne  vous  ait  pas  parlé  de 


ANDRÉE.  83 

^ui  ;  car,  puisque  vous  devenez  le  collaborateur  de  M.  Passemard, 
et,  —  dit-il  avec  un  sourire,  —  l'utile  auxiliaire  de  sa  lécente  ambi- 
tion politique,  votre  ami  aurait  dû,  ce  me  semble,  vous  mettre  un 
peu  au  courant  des  choses  et  des  gens... 

—  Je  vous  remercie,  monsieur,  d'avoir  bien  voulu  prendre  la 
peine  de  réparer  cet  oubli. 

—  Me  remercier,  inutile!  J'ai  pour  M.  Henriot  de  î'estime  et  de 
la  sympathie  :  il  m'est  donc  fort  agréable  d'avoir  eu  l'occasion 
d'échanger  quelques  paroles  avec  son  meilleur  ami...  Encoura- 
gez-le à  partir,  monsieur  Mareuil!..  S'il  hésitait  au  dernier  moment, 
pour  un  motif  ou  pour  un  autre,  insistez,  du  droit  de  votre  ami- 
tié. Croyez-moi,  il  a  mieux  à  faire  en  Italie  qu'à  Paris. 

En  prononçant  ces  mots,  le  comte  avait  les  yeux  fixés  vers  la 
porte  :  Henri  suivit  la  direction  de  son  regard  et  vit  Andrée  qui 
s'avançait  vers  eux,  appuyée  sur  le  bras  de  Jacques.  Eile  marchait 
avec  cette  grâce  alanguie  que  donne  aux  femmes,  à  la  fni  d'une 
nuit  de  bal,  la  fatigue  de  la  danse.  Indifférente  en  appartnc3  au 
murmure  flatteur  qui  accompagnait  chacun  de  ses  pas,  elle  levait 
un  peu  la  tête,  d'un  joli  mouvement  de  femme  amoureuse,  pour 
regarder  Jacques  en  lui  parlant.  Henri  était  si  loin  de  s'attendre  à 
ce  spectacle,  qu'il  ne  put  s'empêcher  de  jeter  un  coup  d'oeil  vers 
M.  de  Garamante  :  celui-ci  ne  répondit  à  cette  interrogaiion  muette 
que  par  le  plus  ironique  de  ses  sourires  et  s'inclina  profondément 
devant  la  jeune  fille,  qui  reçut  ce  salut  avec  un  peu  de  froideur.  Sans 
même  attendre  que  Jacques  lui  eût  présenté  Mareuil  : 

—  Monsieur,  dit-elle,  votre  aaii-m'a  si  souvent  parlé  de  vous  qu'il 
me  semble  non  pas  vous  voir  pour  la  première  fois,  mais  vous 
retrouver.  Laissez-moi  donc  vous  traiter  comme  une  vieille  con- 
naissance.—  Et  elle  lui  tendit  la  main,  ce  qui  ne  laissa  pas  de  trou- 
bler un  peu  Henri,  bien  qu'il  se  fût  depuis  longtemps  corrigé  de 
la  timidité  comme  d'une  faiblesse. 

A  ce  moment,  un  nom  passa  de  bouche  en  bouche  dans  le  groupe 
voisin  ;  toutes  les  tètes  se  tournèrent  curieusement  vers  l'antichambre 
que  traversait  une  femme  vêtue  d'une  superbe  robe  de  satin  noir, 
ornée  de  dentelles  d'un  grand  prix.  En  l'apercevant,  Andrée  quitta 
le  bras  de  Jacques,  rajusta  rapidement  devant  la  glace  le  haut  chi- 
gnon de  sa  coilfure  à  V empire  et  se  dirigea  vers  la  nouvelle  venue 
en  disant  : 

—  Ah!  M"^^  de  Rénouville!..  Je  vous  quitte,  messieurs;  à  tout 
à  l'heure  ! 

Jacques  la  suivait  d'un  long  regard  chargé  d'amour,  quand  Henri 
interrompit  brusque.nent  sa  rêverie  pour  lui  dire  : 

—  Eh  bien!  comment  vont  tes  aifaires,  ce  soir? 


sa  RliTLE   DES   DEUX   MONDES. 

—  Mieux  que  je  n'espérais.  Elle  m'a  beaucoup  félicité  de  mon 
prix,  tout  en  faisant  des  réserves  sur  le  mérite  de  mon  tableau,  à 
ce  qu'il  m'a  semblé...  Dieu!  qu'elle  est  belle  ce  soir!..  Ne  trouves-tu 
pas  que  cette  coiffure  grecque  lui  donne  l'air  d'une  jeune  Diane? 

—  Oui,  oui,  tout  à  fait...  Mais,  c'est  égal,  je  n'aimerais  pas  à  être 
son  mari. 

-7  Vraiment!  Et  pourquoi? 

—  A  cause  d'Actéon,  mon  cher  ! 

Jacques  fronça  les  sourcils  et  jeta  un  regard  furieux  sur  Henri.  Il 
allait  sans  doute  lui  adresser  quelque  mot  vif,  lorsque  M.  de  Gara- 
mante  se  rapprocha  d'eux  : 

—  Monsieur  Henriot,  dit-il,  je  vous  reproche  de  retenir  votre 
ami  dans  le  petit  salon  alors  qu'il  se  passe  dans  le  grand  des  choses 
fort  intéressantes. 

—  Quoi  donc? 

—  Venez  voir...  Tenez,  là,  près  de  cette  portière,  nous  serons  à 
merveille... 

M""^  de  Rénouville,  debout  au  milieu  du  salon,  promenait  sur  le 
cercle  d'hommes  et  de  femmes  qui  l'entouraient  l'impertinence  de 
son  regard  myope  en  jouant  négligemment  avec  un  superbe  lor- 
gnon d'or.  M'"*  Passemard  s'empressait  auprès  d'elle  : 

—  Ah!  madame  la  baronne,  que  c'est  aiujable  à  vous!  Je  n'osais 
plus  espérer  que  notre  petite  fête  eût  l'honneur  de  votre  visite... 

—  Je  me  suis  laissé  retenir  un  peu  tard,  en  effet,  chez  les  Sauve- 
terre,  où  il  y  avait  ce  soir  une  réunion  tout  à  fait  selected.  Cette 
bonne  duchesse  voulait  absolument  me  gardera  souper... 

—  Nous  accorderez -vous  au  moins,  madame  la  baronne,  le  plai- 
sir que  vous  lui  avez  refusé?  dit  galamment  Passemard. 

—  Non;  je  le  regrette,  mais  je  suis  attendue  chez  la  marquise  de 
Monte-Cavallo  :  j'ai  promis...  Ah!  voici  votre  fillette,  dit-elle  en 
apercevant  Andrée.  Elle  porta  son  lorgnon  à  la  hauteur  des  yeux 
et  cligna  les  paupières  en  examinant  la  jeune  fille.  Puis  à  demi-voix 
et  se  penchant  vers  M"^  Passemard  : 

—  Très  réussie,  cette  coiffure  empire!  Bien  dans  le  caractère  de 
la  tête.  Un  bon  point  aussi  pour  la  robe.  Wor'.h  ou  Doucet?..  Dou- 
cet,  n'est-ce  pas?  je  m'en  doutais  au  style  du  corsage.  Worth  se 
néglige  un  peu...  Avez-vous  eu  du  monde  ce  soir? 

—  Mais  certainement  :  le  comte  de  Garamante,  le  vicomte  de 
Morincourt... 

—  Il  vient  de  publier  un  bien  joli  volume  de  vers...  Qui 
encore? 

—  Le  baron  et  la  baronne  de  Ghamp-Rosé,  M.  Samuel  Ganoc,  les 
Oltenheim,  le  comte  de  Sassoferrato... 


ANDRÉE,  85 

—  L'ancien  hautbois  du  théâtre  de  Nice,  n'est-ce  pas?  dit-elle 
d'une  voix  douce. 

—  Oui,  répondit  M""®  Passemard  avec  un  peu  de  confusion; 
mais  vous  savez  que,  depuis  son  mariage  à  Marseille  avec  la  riche 
veuve  de  l'armateur  Moulineaux,  il  a  obtenu  du  pape  un  titre  de 
comte  et  qu'on  l'accepte  aujourd'hui  dans  le  meilleur  monde... 

—  Oh!  je  sais,  je  sais...  Je  ne  suis  pas  fâchée,  néanmoins,  d'ap- 
prendre qu'on  m'avait  bien  renseignée  sur  lui...  Ce  monsieur  ne 
reçoit  pas,  sans  doute;  du  moins  il  ne  m'a  pas  encore  donné  signe 
de  vie...  11  faudra  pourtant  que  je  m'occupe  de  lui  un  de  ces  jours... 
Vous  pouvez  le  lui  dire,  puisque  vous  le  connaissez. 

M'"^  Passemard,  très  penaude,  voulait  reprendre  l'énumération. 
L'autre  l'interrompit  au  premier  nom  : 

—  Oui,  oui,  dit-elle,  je  vois  que  vous  avez  autre  chose  et  mieux 
que  des  comtes  du  pape.  Gela  fait  un  peu  sourire,  vous  savez,  cette 
noblesse  de  pacotille?,,  iillons,  au  revoir,  chère  madame  1 

En  la  reconduisant,  M""^  Passemard  marmura  à  son  oreille  quel- 
ques mots  que  l'on  n'entendit  pas.  M'"®  de  Rénouville  lui  répondit 
en  s'euveloppant  dans  sa  sortie  de  bal  : 

—  Je  ne  puis  vous  le  promettre...  Je  tâcherai,.,  la  place  me 
manque  bien... 

—  Un  mot  seulement,  chère  madame,  pour  ma  fille  1  Vous  avez 
toujours  été  si  bonne  pour  nous! 

^me  Passemard  rentra  dans  le  salon. 

—  Eh  bien!  vous  avez  vu?  dit  M.  de  Garamante  aux  deax  jeunes 
gens. 

—  Ah  çà,  ;uelle  est  cette  femme?  demanda  Henri,  qui  avait  tout 
observé  avec  le  plus  vif  intérêt  :  les  cajoleries  de  M'"^  Passemard  et 
de  son  mari,  l'air  insolent  de  la  dame  et  les  efforts  que  tous,  hommes 
et  femmes,  fais  lieut  pour  être  remarqués  d'elle. 

—  Gette  femme!  reprit  le  comte.  Peste,  comine  vous  la  traitez  ! 
Sachez,  jeune  homme,  que  vous  ve.iez  de  voir  une  souveraine.  Et 
son  trône  est  soUde,  à  celle-là,  car  il  repose  sur  la  forte  base  de  la 
sottise  humaine  !  Saluez  Veloutine,  de  lu  Soirée  parisienne,  arbitre 
du  goût,  reine  des  élégances,  dispensatrice  des  réputations  mon- 
daines! Veloutine,  qui  sert  chaque  matin  la  ma  ne  intellectuelle 
dont  s'alimentent  avant  midi  trente  mille  cerveaux  de  femmes, 
grandes  dames,  bourgeoises,  cocodettes,  cocotes,  grisettes  et 
femmes  de  chamSre!  Veloutine,  dont  une  chronique  élogicuse  fait 
pâmer  de  joie  des  duchesses  et  des  corsetières,  des  ténors  et  des 
académiciens  ! 

—  Vraiment,  c'est  elle!  Je  ne  connaissais  encore  que  sa  prose. 

—  Prose  admirable,  monsieur,  genre  nouveau  qui  manquait  à  notre 
littérature  contemporaine  :  la  réclame  sentimentale  et  le  boniment 


:86  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

lyrique.  Étudiez  ses  chroniques  :  tout  y  est  tendre,  délicat,  débor- 
dant de  poésie.  Pas  une  où  il  ne  soit  question  d'hirondelles,  de 
zéphirs,  de  lacs  bleus,  de  ciels  d'opale,  d'infini,  d'au-delà,  à  propos 
de  la  traîne  de  M™^  X.  ou  du  corsage  de  M™®  Z.  L'adresse  de  la 
bonne  lingère  s'y  glisse  discrètement  entre  un  mot  de  Rivarol  et 
deux  vers  de  Musset.  C'est  charmant,  vous  dis-j>!  Ajoutez  que 
Yeloutine  est  pleine  de  bons  sentimens,  qu'elle  a  de  la  religion,  du 
respect  pour  les  grandes  infortunes  royales  ou  impériales,  qu'elle 
déplore  les  excès  de  la  révolution.  Oui,  le  comte  de  Ghambord  a 
parfois  l'honneur  d'être  patronné  par  elle,  entre  une  modiste  et  un 
bottier  1  Je  vous  assure  que  cette  femme  fera  époque.  On  ne  soup- 
çonnait pas  avaat  elle  jusqu'où  pouvait  aller  la  bêtise  et  la  plati- 
tude d'un  côté,  de  l'autre  l'impudence. 

—  Que  voulez-vous  y  faire? 

—  Moi?  Rien  !..  En  rire  à  l'occasion,  et  comme  tout  le  monde, 
lire  chaque  matin  son  article  de  Barnum  idéaliste.  Sous  l'ancien 
régiîne,  par  exemple,  si  j'avais  été  au  pouvoir,  je  crois  que  je  l'au- 
rais fait  fouetter  un  peu  en  place  de  Grève...  Oh!  rassurez -vous, 
pas  très  fort,  tout  juste  assez  pour  l'empêcher  après  d'être  prise 
au  sérieux... 

—  Et  sous  quel  prétexte? 

—  Comme  coupable  du  délit  d'effronterie  au  premier  chef  et  res- 
ponsable d'une  inquiétante  recrudescence  de  la  vanité  et  de  la  pué- 
rilité féminines  en  France... 

—  Eh  bien!  monsieur  de  Garamante,  dit  Andrée  en  entrant, 
comme  vous  nous  traitez,  poverine  chè  siamo/..  C'est  bien  comme 
cela  qu'on  dit  en  italien,  n'est-ce  pas,  Jacques? 

—  Ma  foi,  je  ne  suis  pas  bien  fort. 

—  Vous  savez  donc  l'italien,  mademoiselle?  demanda  Henri. 

—  Oh!  non.  J'en  suis  bien  loin  encore.  Mais  je  m'amuse  à 
l'étudier  un  peu  pour  mon  chant...  Et  puis,  c'est  mon  rêve  de  lire 
Leopardi  dans  le  texte...  Il  faudra  même,  Jacques,  que  pour  me 
faire  faire  des  progrès  vous  m'écriviez  de  lâ-bas  en  italien  ;  j'es- 
saierai de  vous  répondre  de  même. 

—  De  grand  cœur,  je  vous  assure...  Quelle  magnifique  langue, 
n'est-ce  pas? 

—  Oui,  mais,  dit-elle,  je  ne  lui  pardonne  pas  d'avoir  fait  fleur  du 
masculin...  Messieurs,  le  souper  est  servi...  M.  de  Garamante  veut- 
il  m'offrir  son  bras?  Nous  allons,  si  vous  voulez,  aller  du  côté  des 
jeunes...  Oh!  ne  protestez  pas,  monsieur  le  comte,  les  célibataires 
sont  toujours  jeunes!..  Non,  pas  par  là...  ce  sont  les  hommes  politi- 
ques et  mon  père  qui  continuent  à  réformer  la  constitution  :  il  paraît 
qu  elle  en  a  grand  besoin,  car  ces  messieurs  ont  commencé  à  dix 
heures  et  voici  que  deux  heures  sonnent...  Tenez,  j'aperçois  mon 


ANDRÉE.  87 

frère  avec  ses  amis  là-bas  au  fond  du  petit  salon.  Nous  serons  seuls... 
Allons  le  rejoindre...  Monsieur  Mareuil,  je  vous  présente  mon  frère 
Maxime...  Et  maintenant,  asseyons-nous. 

Ils  prirent  place  tous  quatre  à  une  de  ces  petites  tables  qui  per- 
mettent aux  soupeurs  de  s'isoler  et  de  former  des  groupes  sympa- 
thiques :  ingénieuse  innovation,  à  laquelle  le  flirt  n'a  rien  perdu, 
et  qui  remplace,  au  grand  profit  de  la  gaîté,  la  solennité  un  peu 
froide  de  la  table  unique  d'autrefois.  Les  jeunes  filles  apprécient 
fort  cet  usage  qui  leur  permet  de  prendre,  sous  l'œil  maternel,  une 
sorte  d'avant-goût  du  cabinet  particulier,  et  c'est  merveille  de  voir 
comme  cette  seule  pensée  émoustille  toutes  ces  demoiselles. 

—  Petit  frère,  pourquoi  ne  l'a-t-on  pas  vu  ce  soir  au  salon? 
interpella  Andrée. 

Petit  ^rère  tourna  vers  sa  sœur  un  visage  charnu,  rose,  absolu- 
ment imberbe,  et  qui  semblait,  comme  celui  de  quelques  jeunes 
Anglais,  modelé  dans  un  rosbif.  Avant  de  répondre,  il  commença 
par  rire  lourdement,  et  d'une  voix  pâteuse  il  dit  enfin  : 

—  J'étais  vanné.  Alors  J'ai  taillé  un  petit  bac  dans  ma  chambre 
avec  Loulou  et  Panonceau. 

—  Ils  sont  donc  venus  ce  soir?  C'est  égal,  tu  as  eu  tort  de  ne 
pas  descendre;  M.  de  Morincourt  avait  amené  sa  sœur... 

—  Ah!  oui...  Un  mariage,  n'est-ce  pas?..  Je  t'ai  déjà  dit  que  je 
n'étais  pas  encore  sur  mes  boulets. 

—  Il  est  charmant,  ce  jeune  homme  !  murmura  Henri  à  l'oreille 
de  Jacques. 

Le  souper  terminé,  M.  de  Garamante  se  retira,  après  avoir  serré 
très  cordialement  la  main  de  Jacques. 

—  Bon  voyage,  monsieur  Henriot!  Tous  mes  vœux  vous  accompa- 
gnent. Rapportez-nous  de  là-bas  quelque  belle  œuvre.  Croyez-en  un 
vieux  philosophe  :  le  travail  est  encore  ce  qu'il  y  a  de  meilleur  en  ce 
monde.  Lui  seul  n«  trompe  pas,  lui  seul  rend  ce  qu'on  lui  donne, 
lui  seul  par  conséquent  vaut  la  peine  qu'on  l'aime  passionnément. 
Au  revoir! 

Maxime  et  ses  amis  avaient  quitté  le  petit  salon;  Henri  passa 
négligemment  dans  le  grand.  Jacques  et  Andrée  demeurèrent  seuls. 
On  entendait  sous  la  voûte  le  roulement  sourd  des  voitures  qui 
emmenaient  les  derniers  invités  de  M.  Passemard.  Les  deux  jeunes 
gens  restèrent  un  moment  silencieux  : 

—  Ainsi,  vous  partez?  dit  Andrée.  Pourquoi? 

—  Yous  le  savez. 

—  Si  je  le  sais,  redites-le-moi. 

—  A  quoi  bon  ? 

—  Parlez,  je  le  veux. 


88  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Je  pars  pour  échapper  au  supplice  de  la  vie  d'incertitude  à 
laquelle  vous  me  condamnez  depuis  si  longtemps.  Je  suis  las.  Je 
veux  tenter  l'épreuve  de  l'absence,  et  voir  si  d'aventure  elle  aurait 
cette  vertu  miraculeuse  de  mettre  l'amour  dans  votre  cœur  ou  l'ou- 
bli dans  le  mien. 

—  Vous  ne  m'aimez  plus? 

—  Et  vous,  m'aimez-vous  enfui? 

—  Vous  savez  bien  qu'une  femme  répugne  à  faire  de  ces  aveux... 
Elle  prouve  qu'elle  aime,.,  elle  ne  le  dit  pas. 

Debout  près  de  la  chaise  sur  laquelle  Jacques  était  assis,  elle 
approcha,  d'un  mouvement  très  lent  et  très  doux,  sa  main  des  lèvres 
de  son  ami.  Celui-ci  détournait  la  tête  avec  une  sorte  d'effroi, lors- 
qu'un arôme  subtil,  dont  le  corps  même  de  la  jeune  fille  semblait 
imprégné  et  que  Jacques  connaissait  depuis  des  années,  monta 
tout  à  coup  à  ses  narines.  Alors  il  se  jeta  aviderament  sur  la  main 
qu'elle  lui  tendait  toujours  et  la  couvrit  de  baisers.  Il  n'avait  plus 
peur,  maintenant,  il  ne  luttait  plus  contre  la  dangereuse  ivresse.  La 
jeunesse  et  la  passion  flamboyaient  dans  ses  yeux.  Elle  chercha  fai- 
blement à  se  dégager,  ravie  et  troublée,  car  elle  ne  l'avait  jamais 
vu  si  beau. 

—  Jacques  !  dit-elle,  un  peu  pâle.  —  Il  abandonna  aussitôt  sa  main 
et  s'écarta  d'un  pas.  Alors  un  sourire  indéfinissable  comme  celui 
de  la  Joconde  releva  l'angle  moqueur  des  lèvres  de  la  jeune  fille. 

—  Vous  êtes  fou,  je  crois?  dit-elle  de  l'air  le  plus  tranquille  du 
monde. 

—  Oui,  Andrée,.,  et  c'est  pourquoi  je  pars.  Je  vais  chercher  là-bas 
la  paix  qui  me  manque  ici.  Je  tâcherai  de  rapporter  assez  de  répu- 
tation pour  arriver  à  votre  cœur  par  le  chemin  de  la  vanité,  qui  seul 
y  conduit. . . 

Il  fit  quelques  pas  pour  sortir,  et,  se  retournant  : 

—  Ainsi,  vous  me  laissez  partir  sans  un  mot,  sans  une  espé- 
rance ? 

—  Ami,  dit-elle,  pour  mériter  Rachel  Jacob  servit  sept  ans! 

Et  elle  disparut,  après  lui  avoir  adressé  de  la  main  un  signe  qui 
pouvait  être  un  geste  d'adieu  ou  un  baiser. 

Le  lendemain  soir,  vers  huit  heures,  Jacques  et  Henri  se  prome- 
naient sur  le  quai  de  la  gare  de  Lyon  en  attendant  le  train  d'Italie. 

—  Ainsi,  disait  Jacques,  c'est  bien  entendu.  Parle-lui  de  moi, 
mais  surtout  parie-moi  d'elle.  Tu  me  tiendras  au  courant  de  tout, 
n'est-ce  pas?  S'il  est  de  nouveau  question  de  quelque  mariage,  si 
M.  de  Morincourt  ou  tout  autre  devient  menaçant,  ne  crains  pas  de 
me  prévenir. 


ANDRÉE.  89 

—  Alors,  interrompit  Henri,  ce  que  tu  m'as  dit  cette  nuit  en  ren- 
trant est  bien  vrai?  Tu  as  eu  une  explication  avec  elle  et  tu  n'en  es 
pas  plus  avancé  !  Et  moi  qui  croyais  quand  j'ai  quitté  le  petit  salon?.. 
Ah!  c'est  trop  fort!..  Mais  elle  se  moque  de  toi,  mon  cher,  et  de  la 
plus  indigne  façon  ! 

—  Henri,  ne  sois  pas  si  sévère  pour  Andrée.  C'est  un  caractère 
très  complexe,  difficile  à  définir.  H  y  a  en  elle  une  part  de  sincé- 
rité... Tiens,  je  suis  sûr  maintenant  qu'elle  m'a  aimé  hier,.,  pen- 
dant que  je  la  promenais  dans  le  bal,  et  après  le  souper,  dans  le 
petit  salon...  Oui,  j'en  suis  sûr,  te  dis-je. 

—  Et  comment  te  l'a-t- elle  prouvé?  Quelle  promesse  t'a-t-elle 
faite?  Quel  gage  t'a-t-elle  donné?  Non,  non,  je  ne  crois  pas  à  cet 
amour  intermittent.  Mon  pauvre  aiiii,  tu  es  entre  les  mains  d'une 
coquette  d'espèce  rare  et  dangereuse.  Donne-moi  le  temps  de  l'étu- 
dier encore  un  peu,  et  je  m'engage  à  mettre  ses  anifices  si  bien  à 
découvert,  que  le  charme  qui  t'enchaîne  à  elle  en  sera  rompu  pour 
jamais.  J'ai  commencé  mon  enquête  hier  et  j'ai  di^jà  la  déposition 
d'un  galant  homme  qui  paraît  s'intéresser  fort  à  toi,  M.  de  Gara- 
mante.  Je  te  promets  un  joli  dossier  dans  quelque  temps.  Tu  ver- 
ras! Pendant  que  tu  seras  là-bas,  je  soumettrai  ta  bien -aimée  à  une 
analyse  méthodique  et  persévérante. 

—  Soit  !  fais  de  la  psychologie  tant  que  tu  voudras...  Seulement, 
Henri,  n'oublie  pas  que  tu  es  mon  avocat  auprès  d'elle  et  que  j'ai 
confié  à  ton  auiiiié  mes  plus  chers  intérêts. 

—  Ah  çà,  de  quel  ton  me  dis-tu  cela?  Qu'as-tu  ilonc? 

—  Rien...  Une  idée  qui  me  passait  par  la  tête,.,  une  idée 
absurde. 

—  Tu  vas  me  la  dire  ! 

—  Mille  fois  non!  J'en  rougis  déjà...  Ah!  voici  le  train.  Allons, 
mon  ami,  il  faut  nous  séparer!..  Plaide  bien  ma  cause,  Henri;  il 
me  seuible  que  je  laisse  ma  destinée  tout  entière  entre  tes  mains. 

Ils  s'étreignirent  dans  une  longue  et  muette  accolade.  Puis  Jac- 
ques sauta  dans  son  wagon  ;  un  coup  de  sifflet  retentit,  le  train  se 
mit  en  marche  et  Henri  resta  seul,  pensif. 

—  Une  idée  absurde,  a-t-il  dit.  Laquelle?  murmurait-il  à  mi- 
voix.  Tout  à  coup,  haussant  les  épaules  :  «  Grand  jaloux,  va!  » 
dit-il  avec  un  sourire. 

George  Duruy. 


(La  deuxième  partie  au  prochain  n".) 


LA 


CHARITÉ   PRIVEE 

A  PARIS 


Vi'. 

LES     SŒURS     AVEUGLES    DE     SAINT-PAUL. 


I.    —    LA     PREMIÈRE     SUPÉRIEURE. 

Anne  Bergimion,  née  à  Paris  le  29  février  1804,  fut  la  fonda- 
trice et  la  première  supérieure  de  l'œuvre  que  je  vais  essayer  de 
faire  connaître.  De  petite  famille  bourgeoise,  elle  paraît  avoir  fait, 
dès  l'enfance,  l'apprentissage  d'une  économie  que  la  médiocrité  de 
sa  fortune  rendait  nécessaire.  Elle  était  pieuse,  avec  des  exaltations 
de  foi  qui  l'entraînaient  à  des  excès  de  dévotion  dont  sa  santé  natu- 
rellement délicate  eut  souvent  à  souffrir.  Au  milieu  de  notes  manu- 
scrites, un  peu  confuses,  concernant  ce  que  Ton  pourrait  appeler  sa 
biographie  apostolique,  je  crois  discerner  que,  lors  de  sa  première 
jeunesse,  elle  fut  atteinte  de  désordres  dans  la  région  du  cœur  qui 
lentement,  mais  infailliblement,  produisirent  la  maladie  dont  elle 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1"  avril,  du  15  mai,  du  1"  juillet,  du  1"  août  1883  et  du 
1"  février  1884. 


LA   CHARITÉ   PRIVEE  A  PARIS.  91 

mourut  en  1863.  Pendant  tout  le  cours  de  son  existence,  elle  a  été 
dolente,  mais  les  défaillances  de  la  matière  n'ont  jamais  attiédi 
l'énergie  de  sa  volonté  ni  la  chaleur  de  sa  foi.  Elle  aima  Dieu  par- 
dessus tout,  et  c'est  pour  mieux  lui  plaire  qu'elle  se  consacra  au 
soulagement,  au  service  d'une  des  infirmités  les  plus  implacables 
dont  l'humanité  soit  affligée.  Elle  se  crut  «  appelée,  »  et  de  celte 
croyance  découla,  pour  ainsi  dire  instinctivement,  l'idée  d'une  fon- 
dation où  bien  des  malheureuses  closes  à  la  lumière,  exclues  de  la 
vie  colleciive,  ont  trouvé  des  secours,  le  repos  et  les  ressources 
morales  de  l'existence  en  commun, 

11  me  semble  découvrir  en  elle  un  contraste  qui  l'amènera  pro- 
gressivement à  créer  l'œuvre  dont  elle  est  la  mère.  Elle  est  à  la 
fois  contemplative  et  active;  elle  rêve  le  calme  du  cloître,  le  silence, 
la  marche  muette  dans  les  grands  corridors,  les  prosternations  pro- 
longées devant  la  lampe  perpétuelle,  les  litanies  se  répondant  de 
stalle  en  stalle  et  la  cloche  de  matines  qui  chasse  les  so  ges  pour 
éveiller  la  vision  des  immortelles  délices;  en  même  temps  elle  aspire 
vers  le  don  de  soi-même  aux  autres,  vers  le  travail  de  la  main,  vers 
l'occupation  permanente  et  l'accumulation  des  labeurs  qui  font  la 
journée  trop  courte  etl  a  nuit  trop  longue.  Entre  ces  deux  courans 
contraires  elle  me  parait  avoir  oscillé  longtemps  ;  ce  fut  le  premier 
qui  l'emporta  et  qui  la  poussa  au  couvent  de  la  Mère  de  Dieu  à  Ver- 
sailles, où  elle  entra  dès  l'âge  de  seize  ans,  malgré  l'opposition  de 
sa  famille.  Elle  n'y  resta  que  pendant  huit  mois;  sa  mère  la  rap- 
pela si  impérieusement  qu'il  fallut  obéir,  et  la  garda  près  d'elle. 
Elle  ne  devait  plus  retourner  dans  la  congrégation  d'où  elle  avait 
espéré  ne  jamais  sortir;  sa  mère  affaiblie,  en  partie  paralysée,  récla- 
mait ses  soins,  et  un  de  ses  frères  lui  avait  légué  en  mourant  une 
petite  fille,  orpheline,  âgée  de  trois  ans,  à  qui  elle  cdlait  se  consa- 
crer. Elle  avait  alors  vingt-huit  ans;  elle  était  de  santé  tellement 
chétive  qu'on  !a  croyait  souvent  mourante  et  que  plusieurs  fois  elle 
fut  administrée. 

Pour  des  causes  que  j'ignore,  la  gêne,  ou  peu  s'en  faut,  était 
entrée  dans  la  maison;  pendant  les  années  1835,  1836  et  1837,  il 
n'y  a  d'autres  ressources  que  celles  du  travail  d'Anne,  qui  est  sur 
pied  le  jom-,  afin  de  soigner  sa  mère  malade,  élever  sa  nièce,  faire 
le  ménage,  et  qui  reste  à  la  besogne  presque  toute  la  nuit  pour 
mener  à  bonne  fin  l'ouvrage  qu'on  lui  a  confié  et  gagner  l'argent 
nécessaire  à  la  subsistance  de  trois  personnes.  Ges  heures-là  ont 
été  dures,  et  loin  de  laisser  dans  son  cœur  quelque  levain  d'amer- 
tume, elles  n'ont  fait  que  développer  sa  commisération  naturelle 
pour  les  malheureux.  Son  désir  de  soulager  la  souffrance  était  tel 
qu'elle  n'hésita  pas  à  accepter  les  propositions  de  la  présidente  d'une* 


92  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

association  charitable  qui  la  priait  de  se  charger  d'élever  et  d'instruire 
de  petites  filles  abandonnées.  Elle  était  ingénieuse,  tenace  et  douée 
d'un  esprit  d'autorité  qui  s'exerçait  par  la  douceur.  Elle  réussit  ainsi 
à  créer  un  atelier  où  douze  jeunes  ouvrières  travaillaient  sous  sa 
surveillance.  Elle  s'était  mise  en  relation  avec  des  entrepreneurs  de 
lingerie;  dans  l'ouvroir,  on  priait  beaucoup,  on  besognait  encore 
plus  et,  sans  trop  de  peine,  on  parvenait  à  gagner  le  pain  quo- 
tidien. 

En  18/i5,  Anne  Bergunion  perdit  son  père  et  elle  se  sentit  reprise 
par  les  idées  monastiques  qui  l'avaient  assaillie  au  temps  de  sa  jeu- 
nesse ;  elle  confia  son  ouvroir  à  une  femme  sûre  et  entra  au  Sacré- 
Cœur.  Elle  ne  semble  pas  y  avoir  rencontré  ce  qu'elle  cherchait;  au 
lieu  du  repos  intérieur  qu'elle  espérait,  elle  n'y  trouva  que  le  trouble 
et  une  sorte  de  regret  inconscient  de  sa  vie  active.  Sa  santé  s'affai- 
blissait de  pHis  en  plus;  malgré  des  dispenses  souvent  renouvelées, 
et  qui  touchaient  même  les  abstinences  du  vendredi  saint,  elle  souf- 
frait; se  reconnaissant  impropre  au  mode  d'existence  qu'elle  a'^ait 
recherchée,  elle  céda  aux  observations  de  ses  frères,  abandonna  la 
maison  cloîtrée  et  reprit  la  direction  de  son  ouvroir.  Sans  qu'elle 
s'en  doutât,  elle  venait  de  mettre  le  pied  sur  la  voie  où  son  activité, 
sa  charité  et  sa  foi  allaient  pouvoir  s'exercer  en  toute  plénitude. 
Elle  dem.eurait  alors  dans  la  rue  des  Postes,  qui  est  aujourd'hui  la 
rue  Lhomond;  son  appartement,  assez  ample,  était  en  quelque 
sorte  une  salle  d'asile  où  elle  façonnait  les  jeunes  filles  à  la  vie  labo- 
rieuse, œuvre  méritoire  où  elle  me  paraît  avoir  été  encouragée  et 
patronnée  par  le  docteur  Ratier,  qui  était  un  homme  de  bien  dans 
la  haute  acception  du  terme.  Médecin  du  collège  RoUin  et  du  bureau 
de  bienfaisance  du  XI"  arrondissement,  l'un  des  plus  pauvres  de 
Paris  (1),  il  s'était  pris  de  compassion  pour  les  aveugles  et  réu- 
nissait chaque  jour  chez  lui,  dans  son  p'^it  appartement  de  la  rue 
de  l'École-Polytechnique,  huit  garçonnets  et  quatre  fillettes  privés 
de  la  vue,  auxquels  il  donnait  quelques  éléinens  d'instruction;  il 
cherchait  à  leur  occuper  l'esprit  et  les  mains.  Il  avait  ainsi  créé  une 
sorte  d'asile  dont  il  supportait  les  charges  et  qu'il  alimentait  de 
toute  manière.  Les  enfans  trop  jeunes  ou  d'intelligence  trop  obtuse 
pour  être  admis  à  l'Institut  des  jeunes  aveugles  étaient  certains  de 
trouver  un  refuge  auprès  de  lui  et  d'être  accueillis  avec  une  pater- 
nité prévoyante  qui  ne  se  démentit  jamais.  Est-ce  lui  qui  le  premier 
engagea  Anne  Bergunion  à  recevoir  des  jeunes  filles  aveugles  dans 
son  atelier  de  lingerie?  est-ce  Anne,  —  Annette,  comme  on  la  nommait 

(1)  Le  xn«  arrondissement  comprenait  alors  les  quartiers  St-Jacques,  St- Marcel, 
du  Jardin  du  roi  et  de  l'Observatoire. 


LA    CHARITE   PRIVEE   A   PARIS.  93 

familièrement,  —  qui,  poussée  par  l'ardeur  de  sa  charité,  leur  ouvrit 
sa  maison?  Le  point  est  douteux  et  jV  n'ai  pu  l'éclaiicir. 

Un  incident  dont  les  conséquences  ont  été  fécondes  fut  le  début 
des  modifications  qui  dinnèrent  à  l'ouvroir  une  importance  capitale 
en  le  spéciali^^ant  :  le  secrétaire  de  la  société  de  patronage  des 
aveugles  entendit  parler  de  M"^  Berguiiion,  de  son  atelii  r,  de  la  dis- 
cipline maternelle  qui  y  régnait,  et  il  pensa  que,  là,  il  pourrait 
trouver  pour  les  infirmes  dont  il  était  le  protecteur  des  conditions 
d'existence  qu'il  avait  vainement  cherchées  ailleurs.  L'Institut  des 
jeunes  aveugles,  administrativement  rattaché  au  mini-tère  de  l'inté- 
rieur, accepte  l'enfant  vers  l'âge  de  dix  ans  et,  sauf  des  exceptions 
assez  rares,  le  congédie  lorsqu'il  a  atteint  sa  dix-huitième  année. 
Dès  lors  les  jeunes  filles  aveng^es,  adultes,  munies  d'un  métier 
insuffisant,  parfois  sans  famille,  ne  pouvant  subvenir  à  leurs  besoins, 
sont  rejetées  sur  le  pavé,  où  elles  deviennent  ce  qu'elles  peuvent, 
des  mendiantes  ou  moins  encore.  La  société  de  patronage  fait  de 
son  mieux  pour  les  caser,  pour  les  pourvoir  d'une  situation  tolé- 
rable  ou  tolérée,  mais  bi'  n  souvent  ses  efforts  sont  infructueux  et 
la  pauvre  infirme  s'en  va  à  tâtons  dans  la  vie,  tombant,  ne  se  rele- 
vant plus,  heureuse  d'être  admise  aux  Quinze-Vingts  lorsqu'elle 
a  dépassé  l'âge  de  quarante  ans.  La  charité  animée  par  la  foi  pou- 
vait seule  s'employer  à  sauvegarder  ces  infortunées.  Ce  fut  un  de 
mes  anciens  camarades  de  collège,  Edouard  Pélicier,  alors  secré- 
taire-adjoint de  la  société  de  patronage,  qui,  accompagné  de  sa  mère, 
se  chargea  de  la  négociation;  il  la  brusqua  et  amena  deux  filles 
aveugles  chez  Anne  B  rgunion  avant  même  qu'elle  eût  défi^iiive- 
ment  répondu  aux  propositions  qui  lui  et  ient  faites.  — Je  retrouve 
la  date  et  les  noms  :  Octobre  1850.  Antoinette  Moquiot  et  Amélie 
Pelle.  —  Elle  devait  loger,'  nourrir,  entretenir  chacune  de  ces  mal- 
heureuses et  leur  enseigner  à  travailler,  moyennant  une  pension 
annuelle  de  300  francs.  La  tâche  était  lourde  et  retombait  en  partie 
sur  elle;  elle  l'accepta  ou  la  subit  sans  deviner  les  diflic^ltés  qu'elle 
aurait  à  vaincre. 

Bien  des  aveugles  ne  sont  pas  tout  à  fait  maîtres  d'eux-mêmes 
et  ont  dans  le  caractère  des  défauts  qui  résultent  de  leur  infir- 
mité. Beaucoup  d'entre  eux  sont  tourmentés  de  souffrances  indé- 
finies qui  souvent  se  traduisent  par  des  irrégularités  d'humeur 
dont  ils  sont  peu  responsables.  Le  manque  d'équilibre  dans  le 
système  nerveux  n'est  point  rare  chez  les  êtres  incomplets  ;  c'est 
là  une  maladie  contre  laquelle  «  la  morale  »  est  impuissante  et  que 
les  observations  ne  guérissent  pas.  Lorsqu'un  aveugle  se  complaît 
dans  l'admiration  de  soi-même,  lorsqu'il  ment  sans  avoir  un  motif 
déterminant  de  fausser  la  vérité,  on  peut  être  certain  qu'il  est 


9âf  REVUE    DES   DEUX  MONDES. 

malade  et  que  sa  cécité  se  complique  d'une  de  ces  névroses  qui, 
sans  se  manifester  par  des  phénomènes  extérieurs,  impriment  une 
certaine  déviation  aux  fonctions  de  l'esprit.  Comme  parmi  les  voyans, 
il  y  a  parmi  les  aveugles  des  êtres  atteints  d'une  vanité  que  rien  ne 
justifie  et  qui  les  rend  désagréables  dans  Je  commerce  de  l'exis- 
tence. Cette  vanité  est  d'autant  plus  agressi^re,  d'autant  plus  sus- 
ceptible que  l'aveugle  est  de  basse  extraction,  qu'aux  jours  de  son 
enfance  il  a  servi  de  jouet  à  des  camarades  sans  pitié,  qu'il  a  été 
délaissé  dans  un  coin  des  étables  et  enfermé  au  logis  pendant  que 
les  gars  allaient  à  «  l'assemblée.  »  Il  a  été  admis  à  l'Institut  des 
jeunes  aveugles,  l'instruction  qu'il  y  a  reçue  lui  a  fait  croire  qu'il 
s'emparait  de  la  science  universelle  ;  ses  parens  rustiques  ont  admiré 
les  connaissances  qu'il  avait  acquises  ;  il  en  a  conclu  qu'il  était  doué 
de  facultés  exceptionnelles  puisque  sa  cécité  ne  l'empêchait  pas 
de  s'approprier  des  notions  qui  semblent  être  le  privilège  delà  vue. 
Une  telle  opinion  de  soi-même  suscite  l'esprit  de  révolte  et  engendre 
la  paresse.  Ajine  Bergunion  en  fit  l'expérience. 

Il  lui  fallut  plus  que  de  la  patience  pour  supporter  l'insuppor- 
table caractère  des  nouvelles  pensionnaires,  qui^  sous  prétexte 
qu'elles  étaient  aveugles,  se  refusaient  non-seulement  au  travail, 
mais  à  toute  occupation,  s'ingéniaient  en  exigences  inattendues  et 
ne  voulaient  recevoir  de  services  que  d'Annette  elle-même.  Loin  de 
prendre  part  aux  exercices  de  piété,  elles  les  tournaient  en  dérision, 
et  lorsqu'on  appelait  un  prêtre  pour  les  morigéner,  elles  riaient  et 
s'en  allaient  en  fredonnant  une  ariette.  L'ouvroir  s'était  développé; 
trente-cinq  fillettes  l'occupaient  et  les  deux  aveugles  devenaient  un 
exemple  dangereux.  Ce  fut  à  force  de  maternité  qu'Anne  Bergunion 
finit  par  pénétrer  ces  âmes  récalcitrantes  ;  par  des  soins  de  toute 
minute,  par  des  cajoleries,  des  louanges  dès  qu'il  n'y  avait  plus  à 
blâmer,  par  une  intarissable  bonne  humeur,  elle  les  assouplit  si 
bien  qu'elle  leur  confiait  de  jeunes  enfans  à  instruire.  Elle  y  avait 
mis  le  temps,  mais  rien  ne  l'avait  découragée  et  elle  avait  réussi, 
«  Quand  la  violence  et  la  bonté  jouent  un  royaume,  a  dit  Shak- 
speare,  c'est  la  joueuse  la  plus  douce  qui  gagne.  »  Six  autres  aveu- 
gles lui  furent  adressées  par  l'institution;  trois  d'entre  elles  avaient 
été  renvoyées  avec  la  note  «  indomplable.  »  L'expérience  n'était 
plus  à  faire,  elle  fut  renouvelée  avec  les  mêmes  résultats.  Un  homme 
qui  a  connu  Annette  me  disait  :  «  Elle  possédait  le  don  suprême, 
elle  attendrissait  les  cœurs.  »  Elle  avaiî  la  prescience  aussi,  car 
elle  avait  deviné  le  parti  qu'elle  pouvait  tirer  de  ses  aveugles  pour 
elles-mêmes  et  pour  les  autres.  Les  soins  du  ménage  leur  étaien 
dévolus;  elles  balayaient  les  dortoirs,  retournaient  les  lits, faisaient 
la  cuisine  et  les  commissions  ;  elles  peignaient,  débarbouillaient, 


LA    CHARITÉ   PRIVEE   A   PARIS.  95 

habillaient  les  enfans  de  l'ouvroir  ;  une  d'elles  les  surveillait  et  leur 
donnait  des  leçons  de  couture.  L'acuité  de  son  ouïe  était  telle,  qu'au 
bruit  de  l'aiguille  glissant  dans  le  linge, elle  redressait  une  erreur 
et  faisait  remarquer  que  «  le  point  »  était  trop  court  ou  trop  long. 
Malgré  les  prières  du  soir  et  du  matin,  malgré  les  instructions 
religieuses  et  l'explication  du  catéchisme  qui  ne  chô liaient  pas, 
l'ouvroir  était  laïque,  exclusivement  laïque;  bs  aveugles  et  les 
voyantes  pouvaient  avoir  de  la  piété,  mais  rien  de  pins.  Cependant 
l'idée  de  se  réunir  sous  la  même  rè.-le,  sous  le  niênie  costume, sous 
le  même  toit,  hantait  toujours  l'esprit  d'Anne  Bergunion,  qui  sans 
doute  pensait  avec  quelque  regret  aux  couvens  qu'elle  avait  tra- 
versés. Un  jour  qu'elle  lisait  la  Vie  de  M^^  de  Lamourous  (1),  elle 
arriva  au  passage  oh  la  fondatrice  de  la  Miséricorde  dit  ;  «  Avec  une 
semaine  de  travail  assuré,  trois  chambres,  un  écu  de  six  livres  en 
poche,  on  peut  fonder  une  communauté,  »  elle  proposa  gaîment  à 
ses  pensionnaires  de  tenter  l'essai.  Elle  riait  ou  feignait  de  rire, 
mais  la  pensée  avait  pénétré  en  elle  et  ne  devait  plus  la  quitter.  Le 
projet  se  formulait  peu  à  peu  et  prenait  corps.  Elle  se  disait  : 
(t  Quand  je  ne  serai  plus  de  ce  monde,  que  deviendront  mes  filles 
aveugles,  qui  en  prendra  soin?  qui  les  aimera?  qiii  sera  leur  mère?  » 
Sa  charité  ne  raisonnait  pas,  son  espérance  l'emportait,  sa  foi  repous- 
sait les  doutes.  Elle  voyait  la  maison  telle  que  son  cœur  ardent  la 
concevait  :  d'un  côié  l'école  et  l'ouvroir,  de  l'autre  la  communauté; 
dans  l'école,  les  petites  filles  ;  dans  l'ouvroir,  les  jeunes  filles,  les 
adultes,  les  femmes  âgées  qui  auront  vieilli  dans  l'asile  ;  à  la  com- 
munauté, les  sœurs  voyantes,  et  auprès  d'elles  les  aveugles  que  la 
vie  religieuse  a  attirées,  qui  ont  pris  l'habit,  qui  sont  des  mères  à 
leur  tour  et  qui  transmettent  leur  science  de  la  cécité  aux  pauvrettes 
infirmes.  Clore  dans  une  demeure  faite  exprès  pour  elles  celles 
qu'un  mal  incurable  a  forcloses  du  monde,  les  recevoir  dès  la  qua- 
trième année  et  les  garder  jusqu'à  l'heure  de  la  mort  -,  leur  épar- 
gner les  soucis,  les  périls  de  la  vie  et  près  d'elles  remplacer,  autant 
que  possible,  la  Providence  qui  les  a  oubliées  dans  la  distribution 
des  biens  naturels,  c'était  là  un  rêve  dont  son  âme  s'était  emparée, 
qui  paraissait  presque  impossible  à  réaliser,  mais  qui  la  tourmen- 
tait jusqu'à  l'obsession  ;  sans  cesse  elle  se  répétait  la  phrase  de 
W^  de  Lamourous  :  «  Six  francs,  trois  chambres,  de  l'ouvrage  pour 
une  semaine  !  -•) 

(1)  M"*  de  Lamourous,  née  à  Barsac  le  1"  novembre  1754,  morte  à  Bordeaux  le 
li  septembre  1836,  a  fondé  en  1801,  sous  le  nom  d'asile  de  la  Miséricorde,  un  refuge 
ponr  les  filles  repenties  et  Pa  soutenu  en  s'adressant  à  la  charité  privée.  L'oeuvre  pos- 
sède aujourd'hui  quatre  établisscmens  :  Ohors,  Pian,  Libourne  et  Bordeaux,  où  est 
la  maison  mère. 


98  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Elle  parla  de  son  projet  et  se  vit  approuvée.  Ce  fut  en  dehors 
du  monde  religieux  qu'elle  rencontra  les  plus  vifs  encouragemens, 
dans  la  personne  du  docteur  Ratier,  qui  allait  souvent  à  l'ouvroir 
visiter  les  enfans  malades  et  leur  donnait  même  quelques  leçons 
de  français  et  d'histoire  d'après  la  méthode  Jacotot,  dont  il  était 
partisan.  Il  mit  Anne  Bergunion  en  rapport  avec  l'abbé  de  La  Bouil- 
lerie,  qui  était  alors  vicaire-général  du  diocèse  de  Paris  et  qui 
décida  M.  Sibour  à  visiter,  au  mois  de  mai  1852,  l'atelier  de  la 
rue  des  Postes,  où  travaillaient  les  aveugles  mêlées  aux  voyantes. 
Cette  visite  paraît  avoir  définitivement  déterminé  la  vocation  d' An- 
nette,  car  c'est  après  l'avoir  reçue  qu'elle  formula  un  règlement  de 
vie  religieuse  et  qu'elle  adopta  un  costume  noir  se  rapprochant  de 
celui  des  ordies  monastiques. 

L'ouvroir  devenait  trop  restreint  pour  le  nombre  d'ouvrières 
voyantes  qui  s'y  pressaient;  on  se  transporta  à  Vaugirard,  au  mois 
de  janvier  1853,  dans  une  maison  assez  vaste  qui  fut  le  véritable 
berceau  de  l'œuvre,  car  c'est  là  que,  le  12  mai  de  la  même  année, 
l'abbé  de  La  Bouillerie  vint  donner  l'habit,  c'tst-à-dire  le  costume 
religieux,  à  Anne  Bergunion  et  à  douze  de  ses  «  enfans,  »  parmi 
lesquelles  sept  étaient  aveugles.  La  communauté  des  Sœurs  de 
Saint-Paul  venait  de  prendre  naissance.  Lue  communauté  qui  n'a 
pas  d'aumônier,  cela  ressemble  à  une  compagnie  de  soldats  qui 
n'a  pas  de  capitaine;  les  prêtres,  qui,  deux  fois  par  semaine, 
venaient  célébrer  la  messe  ou  recevoir  la  confession,  se  récusaient 
et  faisaient  comprendre  qu'ils  n'allaient  pas  tarder  à  cesser  un  ser- 
vice que  leur  règle  n'autorisait  pas  explicitement.  La  communauté 
était  pauvre  et  ne  pouvait  rémunérer  que  d'une  façon  dérisoire  les 
soins  quotidiens  qu'elle  était  endroit  d'attendre  d'un  ecclésiastique 
spécialement  attaché  à  la  maison.  La  vacance  menaçait  de  se  pro- 
longer, et,  sans  désespérer,  on  commençait  à  craindre  que  la  cha- 
pelle ne  fût  trop  désertée,  lorsque  l'abbé  Juge,  qui  revenait  de 
Rome,  où  il  avait  accompagné  l'évêque  de  Ghalcédoine,  se  pré- 
senta. Anne  Bergunion,  devenue  la  révérende  mère  supérieure,  ne 
dissimula  rien  des  difficultés  au  milieu  desquelles  l'œuvre  se  mou- 
vait, elle  étala  sa  pauvreté,  montra  les  privations  de  toute  sorte 
qu'il  fallait  subir  ;  elle  promit  à  l'abbé  beaucoup  de  peine  et  une 
rétribution  insuffisante.  Gela  ne  le  rebuta  pas;  il  vit  s'ouvrir  devant 
lui  une  existence  de  sacrifices  et  de  dévoûment  ;  il  y  entra  sans 
hésiter,  et,  le  20  novembre  1853,  il  fut  solennellement  installé  en 
qualité  d'aumônier  de  la  communauté.  Il  en  a  été  l'âme,  et  l'on 
peut  dire  qu'après  Anne  Bergunion  il  en  fut  le  fondateur.  Son  désin- 
téressement fut  extrême  ;  il  refusa  les  honoraires  qu'on  lui  offrait, 
les  réservant  à  l'ornement  de  la  chapelle  et  à  l'entretien  d'une 


LA    CHARITÉ    PRIVEE    A    PARIS.  97 

aveugle.  II  s'était  épris  de  l'œuvre,  il  s'y  consacra  tout  entier  et 
il  s'y  consacrerait  encore  si  l'âge  n'avait  affaibli  ses  facultés  sans 
modérer  sa  foi. 

On  ne  put  rester  à  Vaugirard ,  la  maison  était  humide,  le  loyer 
était  coûteux,  les  deman-'es  d'admission  se  multipliaient  :  on  émi- 
gra.  Il  est  rare  qu'une  corannunauté  se  développe  là  même  où  elle 
est  née;  semblable  à  l'homme,  elle  est  forcée  d'abandonner  son 
berceau  et  d'aller  chercher  ailleurs  l'ampleur  nécessaire  à  ses  des- 
tinées. Dans  l'espoir  de  trouver  la  vie  à  bon  marché  et  le  repos,  on 
s'éloigna  de  Paris,  et  les  prévisions  furent  mises  en  défaut,  car  c'est 
seulement  dans  les  centres  très  peuplés  que  les  œuvres  soutenues 
par  la  charité  privée  peuvent  subsister.  L'économie  que  l'existence 
à  la  campagne  produit  dans  les  dépenses  quotidiennes  est  peu  de 
chose  en  comparaison  des  défaillances  de  l'aumône  résultant  du 
petit  nombre  de  personnes  vers  les^quelles  on  peut  tendre  la  main 
avec  la  certitude  de  ne  pas  être  repoussé.  Quand  on  ne  vit  que 
d'offrandes,  il  faut  vivre  dans  les  milieux  riches.  On  le  reconnut, 
mais  tardivement,  lorsqu'après  avoir  quitté  Vaugirard,  on  se  fut 
transporté  à  Bourg- la-Reine,  dans  un  domaine  appelé  le  château 
d'Henri  IV  et  que  l'abbé  Juge  avait,  en  grande  partie,  payé  à 
l'aide  de  sa  fortune  personnelle.  Le  terrain  était  vaste,  mais  la 
maison  d'habitation  était  petite  et  il  me  paraît  que  l'on  éprouva 
quelques  difficultés  à  s'y  établir.  Lorsque  l'on  déménagea,  au  mois 
de  novembre  1855,  on  s'était  trop  hâté;  dans  la  nouvelle  demeure, 
il  n'y  avait  ni  chapelle,  ni  réfectoire,  ni  salle  pour  la  communauté  ; 
faute  de  tai  les,  on  travaillait  sur  les  genoux,  et,  pour  tout  ameu- 
blement, on  ne  possédait  que  quelques  bancs  en  bois.  La  première 
année  fut  pénible,  d'autant  plus  qu'Annette,  malade  de  fatigue,  con- 
trainte de  rester  au  lit,  ne  pouvait  exercer  qu'une  surveillance  inter- 
mittente sur  ses  sœurs,  ses  ouvrières  et  ses  élèves.  Ce  n'eût  été  que 
demi-mal,  on  se  serait  accommodé  d'un  logis  insulFisant,  mais  on 
s'aperçut  que  l'on  était  trop  loin  de  Paris,  trop  loin  de  la  bourse 
charitable  oii  les  malheureux  vont  puiser,  et  l'on  constata  que  les 
aumônes  diminuaient  dans  des  proportions  inquiétantes.  Depuis 
deux  ans,  l'on  était  à  Bourg-la-Reine  et  déjà  l'on  avait  à  lutter 
contre  des  nécessités  qui  imposaient  un  nouveau  déplacement  et 
forçaient  à  revenir  vers  Paris,  que  l'on  n'aurait  jamais  dû  quitter. 
On  se  mit  en  quête  ;  où  trouver  un  terrain  dans  cette  grande  ville 
où  le  mètre  carré  coûte  plus  cher  que  l'arpent  de  campagne?  La 
difficulté  ne  fut  ni  prompte,  ni  facile  à  résoudre;  on  n'avait  guère 
d'argent  comptant,  et  il  fallait  découvrir  un  propriétaire  confiant  qui 
se  contenterait  de  paiemens  successifs  dont  les  longues  échéances 
n'avaient  d'autre  garantie  que  celle  de  l'endos  de  la  charité.  Long- 

TOME  LXI!.  —  1884,  7 


^%  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

temps  on  hésita  ;  des  négociations  furent  entamées,  rompues,  reprises, 
et  enfin  on  parvint,  après  des  difficultés  sans  nombre,  à  se  rendre 
acquéreur  d'un  terrain  appartenant  à  l'infirmerie  de  Marie-Thérèse, 
que  M'""  de  Chateaubriand  a  fondée  aux  premiers  jours  de  la  res- 
tauration et  où  l'on  fabriquait  un  chocolat  que  la  duchesse  d'Ân- 
goulème  préférait  à  tout  autre.  Dans  ce  vaste  terrain,  bien  planté, 
où  l'on  voyait  quelques  cèdres  dont  Chateaubriand  avait,  dit-on, 
recueilli  les  graines  dans  le  Liban,  auprès  d'Éden,  il  eût  fallu  con- 
struire un  asile  approprié  aux  filles  aveugles  et  élever  des  bâtimens 
pour  loger  la  communauté.  L'argent  est  le  nerf  de  la  guerre,  c'est 
aussi  le  nerf  de  la  charité.  On  en  manquait;  on  emprunta,  on  hypo- 
théqua la  bienfaisance,  mais  on  dut  modifier  les  plans  primitifs  et 
se  réduire  à  l'indispensable,  c'est-à-dire  à  l'érection  de  deux  pavil- 
lons, qui,  agrandissant  une  petite  maison,  permettraient  une  instal- 
lation provisoire  et  donneraient  le  temps  d'attendre  des  jours  moins 
dénués.  La  communauté  se  divisa;  la  majeure  partie  des  religieuses 
et  toutes  les  aveugles  continuèrent  à  habiter  Bourg-la-Reine,  tandis 
qu'Annette ,  accompagnée  de  trois  postulantes,  s'installait  dans  la 
maison  de  Paris,  afin  de  surveiller  les  constructions  commencées 
et  d'activer  le  travail  des  ouvriers.  Pour  elle,  pour  l'abbé  Juge, 
ce  fut  une  période  de  fatigues  excessives,  car  il  fallait  incessam- 
ment faire,  comme  l'on  dit,  la  navette  entre  Bourg-la-Reine  et 
Paris,  et  l'on  était  trop  pauvre  pour  prendre  des  voitures.  Enfin, 
le  11  novembre  1858,  les  deux  sections  de  la  communauté  se  réu- 
nirent pour  ne  plus  se  séparer;  les  religieuses  et  leurs  aveugles 
prirent  possession  de  leur  nouvelle  demeure. 

Plus  heureuse  que  bien  d'autres,  Anne  Bergunion  avait  saisi  son 
rêve  :  elle  avait  fondé  une  communauté  et  ouvert  un  asile  aux 
aveugles;  l'une  se  recrutait  par  l'autre.  La  fillette,  à  jamais  pri- 
vée de  la  lumière,  que  l'on  avait  arrachée  à  la  mendicité,  que 
l'on  avait  élevée,  instruite,  fortifiée  moralement  et  physiquement, 
pouvait,  si  quelque  vocation  la  sollicitait,  quitter  l'ouvroir,  entrer 
au  noviciat,  adopter  la  vie  religieuse  et  se  consacrer,  à  son  tour, 
aux  petites  filles  frappées  de  cécité,  comme  on  s'était  consacré  à 
elle.  11  était  ainsi  facile  de  rendre  le  bien  que  l'on  avait  reçu,  la 
gratitude  s'exerçait  d'elle-même  ;  entre  les  religieuses  et  les  aveugles 
il  y  avait,  en  quelque  sorte,  un  bienfait  qui  circulait  sans  cesse, 
allant  des  unes  aux  autres  et  les  réunissant  par  un  Ven  indisso- 
luble. Annelte  avait  abandonné  son  nom  du  monde  ;  elle  était  deve- 
nue la  sœur  Saint-Paul,  M™^  la  supérieure,  selon  la  formule  ofli- 
cielle;  mais,  pour  ses  religieuses,  pour  ses  aveugles,  elle  était 
ce  qu'elle  avait  toujours  été  :  la  Mère.  C'était  une  femme  lourde, 
d'apparence  un  peu  molle,  que  l'anémie,  augmentée  par  les  labeurs 


LA    CHARITE    PRIVEE   A   PARIS.  99 

et  les  privations  semblait  avoir  bouffie;  ses  cheveux  blonds  dispa- 
rus sous  la  coitîe  blanche,  ses  yeux  bleus  d'expression  très  douce, 
la  pâleur  mate  de  son  visage,  indiquaient  une  faiblesse  constitutive 
contre  laquelle  la  vigueur  de  l'âme  réagissait.  Elle  aimait  son 
œuvre,  elle  y  croyait  et  avait  marché  à  travers  tant  d'obstacles 
qu'elle  ne  les  comptait  plus.  Elle  ressentait  pour  ses  aveujiles  une 
passion  qu'elle  a  communiquée  à  la  communauté  ;  l'impulsion  ne 
s'est  point  ralentie;  la  parole  qu'elle  répétait  vibre  encore  :  «  Mes 
filles,  nous  sommes  les  servantes  de  la  cécité.  » 

Elle  ne  devait  pas  jouir  longtemps  du  fruit  de  ses  efTorts.  Elle 
ne  s'était  point  ménagée;  elle  n'avait  écouté  ni  les  conseils  du 
médecin ,  ni  les  avertissemens  d'une  santé  toujours  chancelante 
et  qui  s'afTiiiblissait  progressivement;  à  force  de  s'être  surmenée, 
elle  fut  contrainte  de  s'arrêter;  u  la  machine  »  ne  fonctiomait  plus. 
Dès  le  mois  de  mai  1863,  une  toux  sèche  et  persistante,  des  étouf- 
femens  fréquens  indiquèrent  une  maladie  organique  sur  la  gravité  de 
laquelle  il  était  difficile  de  se  faire  illusion.  Dans  le  dessein  de  réta- 
blir sa  santé  et  même  de  la  recouvrer,  la  mère  Saint-Paul  fit  deux 
voyages  qui  n'eurent  pas  le  résultat  qu'elle  en  avait  espéré.  Elle 
comprit  qu  î  son  heure  était  proche  et  ne  songea  plus  qu'à  pourvoir 
à  la  direction  disciplinaire  de  la  maison  qu'elle  allait  abandonner 
pour  toujours.  Elle  désigna  elle-même  l'assistante,  les  offîcières 
principales  et  fit  élire  la  supérieure  qui  devait  lui  succéder  pour 
conduire  le  petit  troupeau  aveugle  qu'elle  avait  guidé  avec  tant 
d'amour.  Le  9  septembre  1863,  assise  dans  un  fauteuil,  car  son 
oppression  était  telle  qu'elle  ne  pouvait  rester  couchée,  elle  mourut 
entourée  de  sa  communauté.  Son  souvenir  est  demeuré  vivant;  des 
sœurs  non  voyantes,  qui  ont  franchi  avec  elle  les  étapes  de  la  rue 
des  Postes,  de  Vaugirard,  de  Bourg-la-Reine,  m'en  ont  parlé  avec 
l'émotion  qu'inspire  une  tendresse  persistante. 

La  mort  n'a  touché  que  la  première  supérieure,  elle  en  a  res- 
pecté l'œuvre,  qui  s'est  dilatée  lentement,  mais  avec  une  conti- 
nuité qu'expliquent  les  services  rendus  chaque  jour  aux  déshéritées 
de  la  lumière.  L'accroissement,  qui  se  faisait  en  quelque  sorte  nor- 
malement pendant  les  dernières  années  du  second  empire,  a  subi 
un  temps  d'arrêt  au  moment  de  la  guerre.  A  la  fin  de  1870,  les 
aumônes  furent  subitement  taries;  le  ravitaillement  de  la  maison 
était  très  difficile,  on  en  était  réduit  aux  portions  rationnées,  et, 
sans  quelques  provisions  de  légumes  secs  emmagasinés  dans  les 
caves,  on  serait  tombé  de  disette  en  famine.  Dès  que  les  troupes 
allemandes  se  furent  rapprochées  de  Paris,  les  Sœurs  de  Saint- Paul 
installèrent  une  ambulance  dans  toutes  les  pièces  dont  elles  purent 
retirer  les  aveugles  et  les  religieuses  ;  on  tassa  les  enfans  dans  les 


100  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dortoirs,  et  la  communauté  se  réfugia  sous  les  combles.  On  établit 
une  infirmerie  où  purent  trouver  place  soixante-trois  soldats  bles- 
sés que  soignaient  dix-huit  sœurs.  Sur  le  pignon  le  plus  élevé  on 
avait  hissé  le  pavillon  blanc  à  croix  rouge,  emblème  de  la  conven- 
tion de  Genève,  qui  impose  aux  belligérans  le  respect  des  hôpitaux 
et  neutralise  les  ambulances.  Hélas  !  les  obus  aussi  sont  aveugles. 
Trois  projectiles  frappèrent  la  maison  doublement  sacrée  et  en 
effondrèrent  le  toit,  car  elle  était  sur  la  trajectoire  des  énormes 
boulets  qui  cherchaient  le  dôrne  du  Panthéon  et  qui  l'atteignirent. 
Lorsque,  après  la  capitulation,  les  portes  de  Paris  eurent  été 
rouvertes,  les  Sœurs  de  Saint-Paul,  les  aveugles,  les  blessés  recueilHs 
dans  la  maison  purent  se  refaire  un  peu  et  substituer  un  «  ordi- 
naire »  réconfortant  à  la  nourriture  insuffisante  et  malsaine  dont, 
pendant  ces  longs  mois  d'angoisse,  on  avait  réussi  à  se  soutenir. 
On  espérait  des  jours  moins  pénibles,  mais  on  avait  compté  sans  la 
commune,  qui  s'était  préparée  pendant  le  siège,  et  qui  éclata  le 
18  mars.  Les  avanies  ne  furent  point  épargnées  à  la  maison  des 
aveugles;  on  y  fit  des  perquisitions,  on  y  chercha,  comme  ailleurs, 
le  souterrain,  le  fameux  souterrain  que  l'on  ne  découvrit  là  pas 
plus  qu'au  séminaire  de  Saint-Sulpice,  à  Saint-Lazare,  au  minis- 
tère de  la  marine,  au  palais  des  Tuileries  ou  au  puits  de  Grenelle. 
L'ambulance  contenait  encore  vingt-cinq  blessés,  qui  ne  se  hâtaient 
point  de  sortir,  et  que  les  sœurs  ne  se  pressaient  pas  de  renvoyer; 
elles  voyaient  en  eux  une  sorte  de  sauvegarde  qui  protégeait  l'asile 
où  les  peiiies  filles  tremblaient  de  peur.  Le  18  mai,  la  maison  fut 
envahie  par  une  troupe  de  fédérés  :  «  Allons,  les  nonnes,  il  faut 
déguerpir!..  »  Les  pauvres  religieuses  essayaient  d'éluder  l'ordre; 
les  blessés  réclamaient,  les  enfans  pleuraient  :  on  les  mit  à  la  porte, 
la  crosse  du  fusil  au  dos  ;  les  femmes  du  quartier  injuriaient  les 
fédérés  en  les  traitant  de  «  sans  cœur,  »  s'emparèrent  des  sœurs, 
les  emmenèrent,  les  cachèrent  et  en  prirent  soin.  L'abbé  Ju^^e  fut 
moius  heureux;  c'était  a  un  curé,  —  bon  pour  être  collé  au  mur.  » 
11  fut  conduit  à  la  Sûreté  générale,  où  Théophile  Ferré  tenait  ses 
grandes  assises,  incarcéré  au  Dépôt,  transféré  à  Mazas,  et  enfin 
transporté  à  la  Grande-Roquette.  Par  bonheur,  il  fut  enfermé  dans 
la  troisième  section,  dont  les  détenus,  encouragés  par  les  surveil- 
lans  Pmet  et  Bourguignon,  se  barricadèrent,  résistèrent  et  furent 
sauvés,  ainsi  que  je  l'ai  raconté  ici  même  (1).  Si  l'abbé  Juge  avait 
été  mis  en  cellule  dans  la  quatrième  section,  il  eût  probablement 
partagé  le  sort  de  l'archevêque  de  Paris,  du  président  Bonjean,  de 
l'abbé  Degaerry,  des  pères  Clerc,  Allard  et  Ducoudray. 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1"  octobre  1877. 


LA   CHARITÉ   PRIVEE   A   PARIS.  101 

Le  vendredi  26  mai,  les  Sœurs  de  Saint-Paul  purent  rentrer  dans 
leur  maison,  où  les  soldats  blessés  avaient  pris  soin  des  petites 
aveugles  ;  elles  la  retrouvèrent  saccagée,  souillée,  vidée  ;  en  face, 
les  bâtimens  du  Bon-Pasteur  flambaient  et  l'on  apprenait  qu'il  s'en 
était  fallu  de  peu  que  l'Observatoire  ne  fût  incendié.  Le  lendemain, 
le  bruit  se  répandit  que  les  otages  avaient  été  massacrés  à  la  Grande- 
Roquette  et  dans  la  rue  Haxo.  Nul  doute  que  l'abbé  Juge  ne  fût 
parmi  les  morts  ;  le  dimanche  matin,  la  supérieure  et  l'assistante 
se  préparaient  à  gravir  les  hauteurs  de  Belleville,  afin  d'aller  recon- 
naître le  cadavre  de  leur  aumônier,  lorsqu'un  soldat  arriva  portant 
une  carte  de  visite  sur  laquelle  l'abbé  Juge  avait  écrit  :  «  Je  suis 
sauvé  I  »  Ce  fut  un  élan  de  joie;  la  supérieure  courait  dans  la  mai- 
son, criant  :  «  Il  n'est  pas  mort!  il  n'est  pas  mort!  »  Le  soldat 
messager  de  la  bonne  nouvelle  fil  un  déjeuner  dont  il  a  dû  p:arder 
souvenir.  L'abbé  Juge  revint  le  jour  même  dans  la  communauté, 
qu'il  avait  failli  ne  plus  revoir.  11  ne  lui  fallut  pas  de  longues  véri- 
fications de  comptes  pour  reconnaître  que  le  siège  et  la  commune 
avaient  ruiné  la  maison.  Le  siège  avait  épuisé  les  réserves;  la  com- 
mune avait  brisé  les  meubles,  les  portes,  les  fenêtres;  elie  avait 
ravagé  la  chapelle  et  défoncé  jusqu'au  dernier  quartaut  de  bière, 
tout  en  maugréant  de  ne  point  trouver  de  vin.  Ce  ne  fut  pas  le  seul 
désastre  dont  souffrit  la  communauté,  qui  ne  s'est  relevée  qu'à 
force  d'énergie  et  que  l'on  n'a  soutenue  qu'à  force  de  charité.  La 
préfecture  de  la  Seine  avait  apprécié  l'œuvre  et  lui  venait  en  aide, 
car  ii  y  a  quelque  utilité  à  faire  acte  de  maternité  envers  les  petites 
filles  aveugles,  à  les  moraliser,  à  leur  ouvrir  l'intelligence  et  à  les 
empêcher  de  tendre  la  main  au  coin  des  bornes.  L'œuvre  des  Sinurs 
de  Saint-Paul  recevaii  donc  des  encouragemens  qui  se  traduisaient 
par  une  subvention  dont  le  chiffre  a  varié  de  à, 000  à  1,500,  à 
3,000  francs,  et  enfin  à  1,300  francs.  En  1876,  toute  subvention 
fut  supprimée.  On  ne  congédia  pas  une  seule  aveugle,  mais  on 
redoubla  d'économie,  afin  de  maintenir  en  bon  ordre  la  maison  que 
nous  allons  visiter. 


II.  —  LA  COMMUNAUTÉ;  l'oUVROIR. 

La  maison  s'élève  au  numéro  88  de  la  rue  Deûfert-Rochereau; 
sous  ce  sobriquet,  les  étymologistes  auront  quelque  peine  à  retrou- 
ver la  via  inferior  parallèle  à  la  rue  Saint- Jacques,  qui  était  la  via 
siiperior.  Passons  :  lorsqu'un  conseil  municipal  se  borne  à  être 
facétieux,  en  ce  temps-ci,  il  faut  applaudir.  La  maison  est  située 
entre  l'infirmerie  de  Marie-Thérèse,  qui  reçoit  les  vieux  prêtres 


102  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

infirmes,  et  l'hospice  des  Enfans-Assistés,  où  les  commissaires  de 
police  font  porter  les  pauvres  petits  abandonnés  de  leur  mère 
que  l'on  découvre  au  pied  du  bénitier  des  églises  et  sous  les. 
portes  cochères;  en  face,  on  aperçoit,  au-delà  d'un  mur,  les  bâti- 
mens  du  Bon-Pasteur,  oîi  sont  recueillies  les  malheureuses  que 
la  foi  va  enlever  sur  les  lits  contagieux  de  Saint-lazare  et  de 
Lourcine.  Dans  cet  espace  restreint  on  voit  d'un  coup  d'oeil  les  pro- 
diges de  la  charité  et  quelles  épaves  elle  recherche  :  l'enfance 
délaissée,  la  perversité  contaminée,  la  vieillesse  affaiblie,  le  mal 
des  ténèbres.  Entre  deux  pavillons  de  bonne  apparence,  une  avant- 
cour  close  entre  deux  portes  de  fer,  cour  étroite,  un  peu  triste, 
divisée  par  une  barrière  en  bois  plein  qui  sépare  la  communauté 
de  l'ouvroir  et  des  classes  à  gauche  ;  une  maison  sans  élégance, 
en  plâtre,  munie  de  portes-fenêtres  s'appuyant  sur  un  p^^rron  de 
trois  marches,  est  la  maison  qu'habita  Chateaubriand,  lorsqu' après 
la  révolution  de  juillet,  fatigué  des  autres  et  de  lui-même,  il  se 
retira  dans  une  retraite,  oii  il  espérait  éviter  la  curiosité  dés  hommes 
et  fuir  les  bruits  du  monde.  Ce  n'est  pas  là  qu'il  mourut,  mais  c'est 
là  que,  le  20  juin  1832,  le  gouvernement  de  Louis-Phiiipp»^  le  fit 
arrêter.  L'avant-corps  de  la  chapelle  et  la  sacristie  ont  été  emprun- 
tés au  sa'on  et  à  la  bibliothèque  de  M""^  de  Chateaubriand,  qui  s'y 
plaisait,  dans  la  compagnie  de  Jako,  son  perroquet  sournois,  et  de 
Cocotte,  la  plus  insupportable  des  perruches.  11  est  bien  que  la  foi 
des  Sœurs  aveugles  de  Saint-Paul  yoit  à  l'œuvre  dans  la  demeure  de 
l'auteur  du  Génie  du  christianisme. 

Les  parloirs  des  maisons  religieuses  se  ressemblent  tous  ;  qui  en 
a  vu  un  les  connaît.  C'est  luisant  et  froid  ;  le  parquet  est  dangereu- 
sement ciré;  devant  chaque  siège,  il  y  a  un  petit  tapis,  quelques 
médiocres  estampes  de  sainteté  peudent  aux  murs  dans  des  cadres 
noirs;  ça  sent  la  province  d'autiefois.  La  propreté  est  le  seul  luxe 
des  pauvres;  on  est  luxueux  chez  les  Sœurs  de  Saint-Paul.  La  com- 
munauté se  compose  aujourd'hui  de  cinquante-neuf  religieuses, 
dont  vingt  sont  aveugles  qui,  pour  la  plupart,  ont  été  élevées  dans 
la  maison.  Je  les  ai  reg;irdées  avec  intérêt,  dans  la  robe  noire  à 
larges  plis,  sous  la  coiffe  blanche,  avec  leur  visage  impassible,  où 
la  cécité  semble  avoir  aboli  toute  expression  ;  je  les  ai  vues  glisser 
discrètement  dans  les  couloirs,  pousser  machinalement  la  barrrière 
qui  ferme  l'entrée  de  tous  les  escaliers  à  chaque  étage,  marcher 
droit  devant  elles,  tendant  le  front  en  avant  pour  sentir  les  obsta- 
cles à  distance,  ne  quittant  point  le  tricot  dont  elles  agitent  rapi- 
dement les  aiguilles  et  s'arrêtant  avec  quelque  surprise  dès  qu'elles 
entendaient  ma  voix,  qu'elles  ne  connaissaient  pas.  La  perspicacité 
de  l'ouïe  est  extraordinaire  et  leur  fournit  des  indications  dont  un 


LA    CHARITÉ   PRIVEE    A   PARIS.  103 

voyant  est  stupéfait.  J'ai  dit  à  une  sœur  aveugle  :  «  Quel  âge  me 
donnez-vous?  »  Sans  hésiter,  elle  a  répondu:  «  Vous  avez  dépassé 
soixante  ans.  »  Elle  a  raison,  je  n'en  puis  douter.  J'ai  parcouru 
d'abord  'a  partie  de  la  maison  qui  est  réservée  aux  religieuses,  c'est 
d'une  extrême  sécheresse.  Sans  les  hautes  fenêtres  qui  s'ouvrent 
sur  les  jardins  de  Marie-Thérèse,  on  se  croirait  dans  les  cellules  de 
Mazas,  taut  les  chambre  (tes  où  les  sœurs  dorment  isolées  sont 
démeublées  et  d'espace  restreint.  Auprès  du  lit,  une  chaise  en  bois, 
une  petite  table  ;  une  image  cullée  au  mur  peint  en  jaune  et  c'est 
tout.  Dans  une  des  cellules  j'aperçois  une  couchette  supplémen- 
taire; elle  est  réservée  à  une  lillette  de  cinq  ou  six  ans  aveugle, 
choréique,  gâteuse,  et  qui  jour  et  nuit  exige  des  soins  ;  on  l'a  don- 
née en  garde  à  l'une  des  sœurs  voyantes,  qui  la  fait  c^ormir  à  côté 
de  son  lit,  afin  de  pouvoir  veiller  constamment  sur  elle. 

Le  noviciat  est  une  large  pièce  bien  éclairée,  découvrant  d'un 
côté  les  cypi  es  da  cimetière  Montparnasse  et  de  l'autre  les  lugubres 
bâtimens  où  vagissent  les  enfans  tiouvés.  Des  voyantes  et  des  non- 
voyantes  sont  réunies  ensemble,  elles  s'initient  aux  pratiques  aus- 
tères du  n.ode  d'existence  qu'elles  vont  adopter,  mais  surtout  elles 
font  l'apprentissage  des  fonctions  patientes,  prévoyantes,  mater- 
nelles qu'elles  auront  à  exercer  auprès  des  aveugles;  elles  sont 
obligées,  en  quelque  sorte,  de  spécialiser  leur  fui  et  de  diriger  leur 
charité  vers  un  but  étroitement  déterminé.  Il  y  a  là  toute  une  édu- 
cation à  faire,  ei  les  meilleures  institutrices  sont  les  sœurs  aveugles 
qui  ont  vieilli  dans  la  maison,  qui  connaissent,  par  une  expérience 
déjà  longue  les  besoins,  les  my.-tères  de  la  cécité,  et  qui  savent  que 
l'obscurité  permanente  résultant  de  l'infirmité  modifie  les  sensar^ 
lions  et  donne  parfois  à  la  génération  des  idées  une  cause  que  les 
voyans  ne  souj)Çonnent  pas.  Quelque  eiTort  que  fasse  un  voyant, 
quelle  que  suit  l'intelligence  qu'il  développe,  il  lui  est  très  difficile 
de  comprendre  la  forme  que  revêtent  les  conceptions  d'un  aveugle. 
Le  langage  est  le  même  et  n'exprime  point  le  même  ordre  d'idées  : 
voir  et  toucher,  pour  l'aveugle,  c'est  tout  un,  et  pour  lui  la  beauté 
consiste  dans  la  pureté  des  sons.  Il  y  a  donc  là  une  interversion  de 
l'action  des  sens  qui  déroute  au  prime  abord  et  à  laquelle  on  ne  s'ac- 
coutume que  par  une  lente  pratique.  Dans  le  noviciat,  la  double  édu- 
cation se  fait  pour  ainsi  dire  d'elle-même,  par  le  contact  permanent, 
par  la  vie  commune  ;  les  voyantes  apprennent  à  penser  aveugle,  et 
les  aveugles  apprennent  à  penser  voyant;  il  en  résulte  que  les 
valides  interprètent  ou  plutôt  devinent  les  infirmes  avec  facilité  et 
qu'elles  deviennent  sans  trop  de  peine  ce  que  la  mère  Saint-Paul 
a  voulu  qu'elles  fussent  :  les  servantes  de  la  cécité.  Du  reste,  dans 
la  maison,  tout  a  été  prévu  en  faveur  des  aveugles  ;  les  angles 


104  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

saillans  sont  adoucis,  les  tables  sont  arrondies,  et  je  ne  serais  pas 
étonné  que  certains  cadres  accrochés  aux  murailles  des  couloirs 
fussent  moins  des  ornemens  de  piété  que  des  points  de  repère. 

Je  n'ai  pu  réprimer  un  mouvement  de  surprime  en  pénétrant 
dans  le  réfectoire  de  la  communauté  ;  c'est  une  cave  prenant  jour 
par  des  soupiraux  et  dont  les  murs  sont  h  peine  recrépis.  Des  dalles 
suintant  l'humidité  revêtent  le  sol  et  exhalent  une  vague  odeur  de 
moisissure;  cela  est  bon  pour  y  gerbrr  des  tonneaux,  pour  y 
empiler  des  bûches,  mais  il  est  inhumain  d'y  réunir  des  femmes, 
ne  fût-ce  que  pendant  les  repas  et  de  les  exposer  à  ime  froide 
atmosphère  que  n'attiédissent  ni  poêle  ni  cheminée.  Dans  toutes 
les  «  clôtures  »  que  j'ai  ouvertes  et  où  j'ai  regardé,  j'ai  vu  que  les 
religieuses  des  œuvres  charitables  semblaient  rivaliser  de  zèle  pour 
ne  se  point  ménager  et  j'ai  pt^nsé,  sans  parvenir  à  faire  partager 
mon  opinion,  qu'à  force  de  se  malmener  sans  nécessité,  elles  s'af- 
faiblissaient au  détriment  de  la  mission  qu'elles  ont  recherchée  et 
qui  doit  ouvrir  les  horizons  qu'elles  entrevoient.  Le  sacrifice  de 
soi-même  à  la  souffrance  est  suffisant,  il  est  inutile  de  se  faire  souf- 
frir, et  il  faut  savoir  se  conserver  intact  pour  ne  point  faillir  à  sa 
tâche.  J'ai  dit  cela  aux  Petites-Sœurs  des  Pauvres,  aux  Dames  de 
Marie-Aiixiliatrice,  je  l'ai  répété  aux  Sœurs  de  Saint-Paul;  toutes 
m'ont  rôpondu  :  «  Nous  sommes  gaies,  bien  portantes,  vigoureuses  ; 
nous  trouvons  notre  Ht  excellent  et  notre  réfectoire  irréprochable.  » 
J'avoue  que  je  ne  me  contenterais  ni  de  l'un  ni  de  l'autre. 

Entre  le  réfectoire  et  le  cellier  je  ne  vois  guère  de  différence; 
dans  l'un,  il  y  a  des  tables,  dans  l'autre,  des  tonneaux  de  bière 
brassée  à  la  maison  même,  qui  n'est  pas  assez  riche  pour  donner  du 
vin  à  ses  filles  aveugles,  dont  la  vigne  cependant  combattrait  l'ané- 
mie plus  victorieusement  que  le  houblon.  Il  est  rare  que  i'aveugle-né 
ne  soit  pas  atteint  de  quelque  scrofule;  la  pâleur  du  visage,  la 
mollesse  des  muscles,  la  décoloration  des  gencives  l'indiquent;  le 
sang  est  «  pauvre  »>  chez  la  plupart  de  ces  malheureuses  et  il  fau- 
drait les  refaire  à  l'aide  d'une  alimentation  très  substantielle  et 
assez  variée  pour  éviter  les  dégoûts  d'estomac  si  fréquens  chez  les 
jeunes  filles.  On  le  sait  bien  chez  les  Sœurs  de  Saint-Paul  et  l'on  y 
fait  de  son  mieux  ;  mais  on  a  beau  se  refuser  à  toute  dépense  qui 
n'est  pas  urgente,  on  a  beau  laisser  la  chapelle  dans  un  état  de 
simplicité  touchant,  on  a,  comme  disent  les  bonnes  gens,  grand'- 
peine  à  joindre  les  deux  bouts.  Il  est  si  dur  de  rejeter  aux  hasards 
du  pavé  une  petite  infirme  qui  demande  à  entrer;  on  la  reçoit,  on 
lui  fait  place;  alors  il  faut  se  tasser  à  la  classe,  au  dortoir  et  aussi 
à  la  salle  à  manger;  car  ce  qui  importe  avant  tout,  c'est  de  la  sau- 
ver en  lui  donnant  asile, 


LA    CHARITÉ   PRIVEE   A    PARIS.  105 

Sauf  deux  parloirs,  qui  sont  les  pièces  d'apparat,  la  communauté 
a  gardé  pour  elle  les  logemens  les  moins  confortables  et  a  réservé 
aux  aveugles  les  larges  salles  où  la  circulation  est  facile,  où  les 
mouvemens  sont  sans  contrainte.  Après  avoir  franchi  la  porte  qui 
sépare  la  maison  religieuse  de  la  maison  de  la  cécité  et  avoir 
traversé  une  sorte  de  grand  préau  planté  d'arbres,  je  suis  entré 
dans  l'ouvroir,  qui  est  situé  au  rez-de-chaussée.  Une  vingtaine 
d'ouvrières  âgées  de  vingt-cimf  à  cinquante  ans  se  sont  levées  en 
entendant  retentir  un  pas  masculin  qu'elles  ne  connaissaient  pas. 
Le  spectacle  est  lamentable;  toutes  les  physionomies  semblent 
éteintes,  la  lumière  n'y  est  pas;  des  yeux,  point  de  regard;  rien 
ne  réchauffe  la  pâleur  terreuse  des  visages,  et  néanmoins  sur  toutes 
les  figures  une  sorte  d'aiteniion  inquiète,  comme  si  l'on  était  trou- 
blé par  une  présence  que  l'on  n'a  pas  encore  pu  définir  ou  deviner. 
La  diversité  des  formes  de  la  cécité  est  extrême.  Il  y  a  des  yeux 
limpides  que  l'amaurose  a  paralysés  pour  toujours,  qui  paraissent 
vivans,  qui  pourtant  sont  morts  et  qui  jamais  pîus  n'exprimeront  la 
joie  ou  la  tristesse  ;  ils  restent  fixes,  car  l'aveugle  que  l'on  intei  roge 
tend  l'oreille  par  un  geste  imperceptible,  mais  ne  fait  point  mou- 
voir son  œil.  D'autres,  saillans,  laiteux,  mal  contenus  dans  des 
paupières  larmoyantes,  ressemblent  à  ces  billes  de  verre  blanchâtre 
dont  les  enfans  se  servent  pour  jouer  à  la  poussette;  d'autres,  au 
contraire,  sont  presque  invisibles  et  ne  montrent  qu'un  filet  san- 
guinolent entre  les  deux  paupières  réunies.  Chez  quelques-unes 
de  ces  maUieureuses  les  paupières  demeurent  toujours  immo- 
biles; chez  d'autres  elles  s'agitent  perpétuellement,  comme  les  ailes 
d'un  oiseau  effarouché.  iNulie  coquetterie  dans  l'arrangement  des 
cheveux,  dans  la  pose  de  la  tête,  dans  l'attitude  du  corps;  celles 
qui  sont  là,  enfermées  dans  les  ténèbres,  ignorent  les  ressources 
des  grâces  féminines,  car,  sous  ce  rapport,  l'ouïe  et  le  toucher  ne 
leur  apprennent  rien.  En  revanche,  leur  propreté  est  extrême; 
l'aveugle  bien  élevé  ne  peut  supporter  sur  ses  vêtemens  un  grain  de 
poussière  ou  une  goutte  d'eau,  la  délicatesse  de  son  tact,  en  est 
blessée  et  il  en  éprouve  un  véritable  malaise. 

La  plupart  sont  des  aveugles-nées  ou,  du  moins,  sont  devenues 
aveugles  si  jeunes,  à  la  suite  d'ophtalmies  ou  de  ma'adies  con- 
fluentes,  qu'elles  n'ont  conservé  aucun  souvenir  de  la  lumière.  Pour 
elles,  le  soleil  est  brillant^  non  point  parce  qu'il  brille,  mais  parce 
qu'il  est  chaud.  Quelques-unes  sont  là,  parmi  les  pensionnaires  ou 
parmi  les  religieuses,  qu'un  accident  ou  une  action  criminelle  a 
frappées  de  cécité  complète.  En  voici  une  dont  les  deux  yeux  sont 
pour  ainsi  dire  enlevés  :  les  paupières  semblent  se  clore  sur  le  vide. 
Lorsqu'elle  était  toute  petite  fille,  elle  possédait  un  pinson  appri- 


106  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

voisé  qui  était  le  plus  charmant  oiseau  du  monde  ;  la  nuit,  il  dor- 
mait dans  sa  cage,  mais  tout  le  jour,  il  était  près  de  sa  jeane  maî- 
tresse, tantôt  sur  la  tète,  tantôt  sur  l'épaule;  il  buvait  au  même 
verre  qu'elle  et  lui  prenait  la  becquée  sur  les  lèvres.  On  s'extasiait 
surtout  lorsque,  voletant  à  hauteur  du  visage  et  faisant  «  le  Saint- 
Esprit,  ))  comme  la  bécassine  en  la  saison  printanière,  il  se  main- 
tenait en  l'air  à  la  même  place  en  battant  des  aiks.  Un  jour,  Icc 
yeux  de  l'enfant  l'attirèrent,  il  y  voulut  goûter  et  les  creva.  En  voila 
une  autre  qui  avait  un  coq  familier;  elle  le  prenait  dans  ses  petits 
bras,  le  berçait,  le  dorlotait,  l'adorait;  qnand  la  fillette  parlait,  le 
coq  chantait,  tous  deux  se  comprenaient  jusqu'à  l'heure  où  le  coq, 
se  jetant  sur  le  visage  de  l'enfant,  lui  arracha  les  deux  yeux  en  deux 
coups  de  bec.  Que  les  mères  méditent  ceci  et  qu'elles  se  rappellent 
que,  si  doux  que  soit  un  animal,  il  peut,  à  un  moment  donné,  sous 
l'influence  d'une  impulsion  que  nous  ne  définissons  pas,  devenir 
dangereux.  Au  temps  de  ma  première  enfance^  j'ai  failli  être  aveu- 
glé par  «  Gaillard,  »  un  perdreau  privé  qui  venait  à  la  voix  de 
ma  mère  et  la  suivait.  On  tordit  sans  délai  le  col  à  Gaillard,  et 
quand  il  eut  suffisamment  «  attendu,  »  on  le  mit  à  la  broche. 

J'ai  regardé  une  femme  dont  les  yeux  sont  blancs;  un  cercle  à 
peine  ombré  dessine  le  contour  de  l'iris;  elle  paraît  avoir  une  cin 
quantaine  d'années;  le  visage  est  jaunâtre  et,  sur  le  front  bombé, 
des  cheveux  bruns  sont  traversés  par  quelques  fils  d'argent  ;  la 
bouche  a  une  expression  triste  et  presque  amère;  le  corps  es 
maigre  et  osseux  ;  la  saillie  des  poignets  est  excessive  ;  les  doigts 
noueux  sont  très  agiles  en  manœuvrant  les  aiguilles  à  tricoter. 
A-t-elle  été  jolie?  Ou  le  prétend,  il  n'en  reste  plus  trace.  Elle  avait 
vingt-trois  ans  et  était  recherchée  en  mariage  par  un  garçon  dont 
elle  ne  voulait  pas.  Il  insistait,  elle  maintenait  son  refus.  Un  soir,  il 
vint  la  trouver,  le  fusil  sur  l'épaule  :  «  Veux-tu  m' épouser,  oui  ou 
non?  —  Non!  »  Il  se  recula,  épaula  et  fît  feu.  Toute  la  charge  de 
plomb  de  chasse  n°  8  frappa  le  haut  du  visage  ;  lorsqu'on  eut  ramassé 
îa  malheureuse,  que  l'on  eut  épongé  le  sang  dont  elle  était  inondée, 
on  reconnut  qu'elle  était  aveugle  et  que  pour  toujours  elle  était 
entrée  dans  la  nuit.  Devant  la  cour  d'assises,  h:  garçon  ne  se  démen- 
tit pas  :  u  Elle  a  beau  être  aveugle,  je  l'épouse  tout  de  même  si  elle 
veut.  »  La  pauvre  fille  ne  jugea  pas  à  propos  d'accorder  une  main 
demandée  de  la  sorte;  elle  vint  trouver  les  Sœurs  de  Saint-Paul  et, 
depuis  vingt-cinq  ans,  ne  les  a  pas  quittées.  Elle  est  dans  la  maison, 
elle  y  restera,  elle  y  mourra  et  n'y  fera  point  profession,  car  la  vie 
religieuse  ne  la  sollicite  pas. 

Elle  ne  ressemble  point,  sous  ce  rapport  du  moins,  à  une  sœur 
Marie-Éuiilie,  dont  on  a  conservé  le  souvenir  et  dont  l'aventure  fut 


LA    CHARITÉ   PRIVEE    A   PARIS.  107 

terrible.  C'était  la  fille  d'une  paysanne  d'Avallon.  Sa  mère,  qui  me 
semble  avoir  été  atteinte  d'hystéro- mélancolie  avec  impulsions 
irrésistibles,  la  haïssait  et  la  maltraitait  jusqu'aux  tortures.  Au 
mois  d'août  1842,  la  fillette,  âgée  de  quatorze  ans,  alla  passer 
quelques  jours  à  Étrée,  comme  le  Petit  Chaperon  rouge,  chez  sa 
mère-grand,  et  en  revint  toute  glorieuse  avec  un  beau  bonnet  et 
une  robe  neuve  qu'on  lui  avait  donnés.  Lorsqu'elle  rentra  au  logis, 
sa  mère  l'accueillit  par  une  paire  de  soufllets,  lui  arracha  son 
bonnet,  sa  robe,  ferma  la  porte  d'un  tour  de  clé,  lui  dit  :  «  Je  vais 
te  couper  le  cou,  »  et  se  mit  à  aiguiser  un  couteau.  La  petite  fille, 
terrifiée,  s'était  '.  lottie  dans  un  coin.  La  mère  la  prit,  lui  plaça  la 
tête  entre  ses  genoux  et,  de  la  pointe  de  son  couteau,  lui  vida  les 
yeux  comme  on  vide  une  noix.  Aux  cris  de  l'eufant,  des  voisins 
accoururent,  enfoncèrent  la  porte  et  arrachèrent  la  pauvre  petite 
à  la  *'uiie,  qui  se  débattait  en  criant  :  «  Je  veux  lui  manger  le 
cœur!  »  L'instruction  révéla  des  faits  de  folie  tellement  évidens 
qu'une  ordonnance  de  non-lieu  à  suivre  fut  rendue  contre  la  mère, 
qui  fut  transportée  à  l'asile  des  aliénés  d'Auxerre,  où  elle  s'étran- 
gla. L'en^'ant  que  les  coups  de  couteau  avaient  aveuglée  resta  long- 
temps à  l'hôpital;  l'intervention  de  Dupin,  qui  fut  président  de  la 
chambre  des  députés  et  de  l'assemblée  nationale,  la  fit  admettre  à 
l'Institut  des  jeunes  aveugles,  à  Paris.  Elle  y  resta  jusq  'à  dix-huit 
ans,  retourna  dans  son  pays,  y  chercha  vainement  à  gagner  sa 
subsistance  et  vint  raconter  son  histoire  à  Anne  Bergunion,  qui 
raccu^iHit  à  bras  ouverts.  La  nouvelle  pensionnaire  était  un  modèle 
de  résignation  ;  promptement  entraînée  par  son  bon  cœur,  elle  se 
consacra  aux  autres  et  ne  tarda  pas  à  devenir  sœur  Marie-Emilie. 
Elle  mourut  jeune;  on  a  conservé  la  date  de  sa  mort  :  16  septembre 
1859.  Lorsqu'elle  sentit  que  la  vie  l'abandonnait,  elle  réunit  la  com- 
munauté autour  d'elle  et  parla.  Avec  cette  étrange  lucidité  qui  par- 
fois éclate  à  la  dernière  heure,  elle  expliqua  le  caractère  particulier 
des  aveugles,  enseigna  de  quels  soins  il  convient  de  les  entourer, 
et  sujtp'ia  ses  sœurs  en  religion  de  se  dévouer  plus  que  jamais, 
plus  encore  que  par  le  passé,  s'il  était  possible,  au  soulagement  des 
infirmes  qu'ell  s  avaient  adoptées.  Une  vieille  religieuse  aveugle, 
qui  fut  laconipagne,  l'amie  de  Marie-Emilie,  me  raconta  cette  his- 
toire. Je  lui  ai  dernandé  :  «  Avez-vous  souvent  regretté  d'avoir 
perdu  la  vue  ?  »  Elle  répondit  :  «  Depuis  que  je  suis  ici,  jamais! 
—  Alors  vous  êtes  heureuse? —  Très  heureuse.  »  Je  me  suis  rap- 
pelé les  paroles  du  chœur  dans  OEdipe  roi  :  «  Quel  homme  a  connu 
d'autre  bonheur  que  celui  de  se  croire  heureux?  » 

Dans  l'ouvroir,  on  m'a  paru  bien  silencieux;  je  le  regrette;  la 
parole  est  nécessaire  à  l'avengle  comme  la  clarté  aux  voyans;  pour 
lui,  le  silence,  c'est  la  nuit;  le  bruit,  c'est  la  lumière.  Cela  est 


108  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tellement  vrai  qu'à  l'Institut  des  jeunes  aveugles,  le  cachot  de 
punition,  le  cachot  noir,  est  une  cellule  où  nul  bruit  ne  peut  par- 
venir. Je  crois  donc  que  la  causerie  doit  toujours  être  permise; 
l'aveugle  y  trouve  une  animation  dont  le  travail  profite.  La 
musique  est  leur  passion  favorite,  quelques-unes  y  excellent;  leur 
oreille  a  des  délicatesses  raffinées;  à  la  moindre  note  douteuse,  on 
voit  tous  les  visages  se  contracter.  Une  d'elles  s'est  mise  au  piano, 
une  de  ses  compagnes  s'est  placée  près  d'elle  avec  un  accor- 
déon, qui  était  assez  harmonieux;  le  piano  faisait  l'accompagne- 
ment, l'accordéon  chantait.  Que  chantait-ii?  Un  air  de  la  Favo- 
rite, dont  certainement  on  ignorait  les  paroles  dans  la  maison  des 
Sœurs  de  Saint-Paul,  Une  femme,  âgée  d'environ  trente-cinq  ans, 
est  venue  ensuite;  la  figure  est  pâle,  assez  distinguée,  de  traits  fins, 
déparée  par  deux  yeux  bleuâtres  qui  remontent  sous  la  paupière 
supérieure.  Elle  a  chanté  une  sorte  de  fandango  qui  avait  des  pré- 
tentions à  la  gaîté  et  qui  devenait  d'une  tristesse  morne  en  passant 
sur  deux  lèvres  décolorées  qu'attristait  un  sourire  de  convention 
dont  le  visage  ne  s'animait  pas.  La  voix  est  juste,  faible  et  surtout 
fatiguée.  Après  chaque  couplet,  il  y  a  un  léger  mouvement  de  la  tête, 
comme  pour  saluer  un  public  dont  on  espère  les  applaudissemens. 
La  pauvre  fille  est  une  virtuose  déchue.  Elle  a  été  traînée  de  ville  en 
ville;  elle  a  «  fait  »  les  bains  de  mer  et  les  stations  thermales;  on 
l'exploitait,  elle  donnait  des  conceris  dont  elle  ne  touchait  point  le 
produit.  On  l'annonçait  sur  des  affiches,  on  la  tambourinait  :  «  la 
jeune  artiste  aveugle  !..  le  phénomène  musical!..  »  Quand,  à  force  de 
chanter  les  grands  airs  et  de  «  détailler  »  la  romance,  elle  etit  perdu 
sa  voix,  ou  peu  s'en  faut,  on  l'abandonna  dans  la  nuit  de  sa  misère, 
La  pauvre  cigale,  qui  avait  faim  et  froid,  vint  frapper  de  confiance  à 
la  maison  de  Saint- Paul  ;  la  porte  s'est  ouverte  et  refermée  sur  elle. 
Désormais,  et  pour  toujours,  la  malheureuse  est  à  l'abri;  elle  tri- 
cote, elle  chante  et  regrette  peut-être  le  temps  où,  sous  la  chaleur 
des  becs  de  gaz,  elle  entendait  la  foule  qui  battait  des  mains  lors- 
qu'elle avait  «  exécuté  son  morceau.  » 

On  ne  fait  pas  seulement  de  la  musique,  on  fait  aussi  des  vers. 
On  m'a  présenté  la  doyenne  de  l'ouvroir;  voilà  quarante  ans  qu'elle 
y  tricote;  elle  avait  sept  ans  lorsqu'elle  y  est  entrée.  Elle  est  lourde, 
contrefaite,  de  chair  molle,  avec  deux  gros  yeux  toujours  immobiles 
et  dont  la  cornée  transparente  est  devenue  opaque.  Nous  avons 
causé  ensemble,  et  quand  je  lui  ai  accordé  huit  jours  pour  trouver 
une  rime  au  mot  triomphe,  elle  s'est  récriée  en  déclarant  que  rien 
n'était  plus  facile.  Lorsqu'au  bout  d'une  semaine,  je  suis  revenu 
visiter  la  maison,  j'avais  oublié  cet  incident;  mais  on  s'en  souvenait 
dans  l'ouvroir,  et,  avec  quelque  malice,  on  me  remit  le  quatrain 
que  voici  : 


LA    CHARITE    PRIVEE    A    PARIS.  109 

De  faire  un  vers  avec  triomphe 
Il  n'est  rien  là  d'embarrast-ant  ; 
J'appellerai  mon  chien  Sysiomphc 
Au  lieu  de  le  nommer  Charmant. 


Je  ne  contestai  point  et  je  m'avouai  vaincu.  Tout  l'ouvroir  éclata 
de  rire,  et  je  reconnus  combien  il  fallait  peu  de  chose  pour  amu- 
ser des  infirmes  qui,  par  cela  même  qu'ils  sont  incomplets,  restent 
toujours  enfans  par  certains  côtés. 

Une  sœur  voyante  et  une  sœur  aveugle  président  aux  travaux  de 
l'ouvroir  et  le  surveillent.  Un  seul  genre  d'ouvrage  :  le  tricot.  L'ac- 
tion de  tricoter  semble  être  devenue  machinale;  on  tricote  sans  y 
penser,  comme  on  respire  sans   s'en  apercevoir.  Quatre  jeunes 
filles  ont  chanté  un  quatuor  composé,  je  crois,  par  l'une  d'elles; 
elles  ont  tricoté  sans  s'interrompre;  la  sœur  aveugle  s'éiait  rappro- 
chée, indiquait  la  mesure  par  des  mouvemens  de  tête  et  tricotait; 
toutes  les  ouvrières,  tournées  vers  les  chanteuses,  écoulaient  et 
tricotaient.  Elles  vont  au  jardin,  elles  vont  au  réfectoire,  elles  gra- 
vissent les  escaliers  sans  suspendre  le  jeu  des  aiguilles;  partout 
et  toujours  elles  tricotent.  Ce  sont  les  sœurs  aveugles  qui  ensei- 
gnent le  tricot;  il  leur  faut  fcix  semaines  au  plus  pour  former 
une  tricoteuse  émérite,  rompue  aux  finesses  au  niétier,  aux  mys- 
tères de  la  laine,  au  grain  d'orge  pour  les  bottons,  au  point  de 
diamant,  au  point  de  nas^e  pour  les  châles,  au  point  de  mar- 
guerite pour  les  bordures  de  faniaisie,  au  point  à  côte  pour  les 
chaussettes,  au  point  de  gerbe  pour  les  jupons.  On  a  beau  tricoter 
sans   trêve,   on  gagne  peu  d'argent  à   cette  besogne;   on  peut 
dire,   en  langage  d'éconouiiste,  que  le  tricot  n'est  point  rému- 
nérateur. L'entrepreneur  fournit  ]a  laine  et  paie  la  façon.  Pour  une 
paire  de  bottines  (0"",20  de  hauteur)  montant  jusqu'à  la  naissance 
du  mollet  d'un  enfant  de  dix-huit  mois  à  deux  ans  :  0  fr.  15.  Il 
faut  quatre  heures  au  moins  à  uue  iricottuse  habile  pour  en  termi- 
ner le  tricot;  mais  l'ouvrage  n'est  pas  achevé,  car  une  voyante  doit 
faire  le  point  de  (  rochet,  attacher  les  boutons,  former  les  bouton- 
nières, coudre  la  bordure  et  disposer  les  houppettes  de  laine  ou  de 
nompareille  qui  figurent  ornement.  Aussi,  malgré  l'assiduité  au  tra- 
vail, malgré  f  habitude  prise  de  tricoter  même  pendant  les  heures 
de  repos,  l'ouvroir  rapporte  à  la  maison  1,200,  1,300  francs  par 
année  au  plus.   C'est   là  la  véritable  malédiction  qui  pèse   sur 
l'aveugle,  surtout  sur  la  femme  aveugle  :  isolée,  elle  ne  peut 
gagner  sa  vie;  c'est  tout  au  plus  si  elle  y  arrive  par  l'association; 
on  peut  affirmer  que,  sans  les  Sœurs  de  Saint-Paul,  toutes  celles 
que  j'ai  vues  dans  la  maison  de  la  rue  d'Enfer  mourraient  de  faim. 


110  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

Parmi  les  aveugles  libres  et  pauvres,  on  en  cite  deux  qui,  par  suite 
de  circonstances  exceptionnellement  favorables  de  famille  leur  per- 
mettatit  d'avoir  un  débouché  certain,  parviennent  à  pourvoir  à  leurs 
besoins  en  gagnant  2  fr.  50  ou  3  francs  par  jour.  Le  fait  est  telle- 
ment rare  que,  dans  le  monde  des  aveugles,  on  connaît  et  on  cite 
ces  deux  personnes  privilégiées  :  l'une  est  M"®  Blanche  B..,  d'El- 
beuf;  l'autre  est  M"^  Marie  M...,  habitant  au  Perray,  en  Seine-et- 
Oise. 

On  a  fait  ce  que  l'on  a  pu  pour  munir  la  femme  aveugle  d'un 
outil  qui  lui  permît  de  vivre,  ou  du  moins  de  subsister,  à  l'aide  de 
son  métier;  on  n'a  pas  réussi.  L'infirmité  est  trop  pesante;  elle 
paralyse  les  énergies  les  mieux  forgées.  Il  est  un  métier  qui  semble 
spécialement  fait  pour  les  aveugles,  qui  s'apprend  avec  rapidité  et 
n'exige  qu'une  somme  d'attention  modérée,  c'est  celui  de  fabricant 
de  filets  pour  la  pêche  et  pour  la  chasse;  l'outillage  est  peu  coû- 
teux :  un  moule,  une  navette,  une  pelote  de  fil.  Métier  commode, 
métier  propret;  beaucoup  d'aveugles  le  pratiquent,  et,  parmi  eux, il 
y  a  des  maîtres.  Or  les  mille  mailles  sont  payées  0  fr.  08;  une  jour- 
née de  travail,  sans  reprendre  haleine,  peut  produire  0  fr.  80; 
c'est  le  maximum.  Si  réservée  que  soit  une  femme  dans  sa  nourri- 
ture, dans  ses  vêtemens,  dans  son  logis,  —  je  ne  parle  pas  du 
chauffcige,  —  il  lui  est  impossible  de  vivi*e  avec  cette  somme  déri- 
soire. On  s'est  ingénié  à  enseigner  aux  aveugles  des  métiers  qui 
exigent  une  grande  adresse  et  une  habileté  consommée;  quelque 
perfectionné  que  soit  le  lact,  il  ne  remplace  jamais  la  vue;  c'est 
ce  que  n'ont  point  reconnu  bien  des  gens  qui  ont  peut-être  cher- 
ché à  se  faire  valoir  par  les  aveugles  plutôt  qu'à  le.r  mettre  un 
gagne-pain  aux  doigts.  On  a  voulu  leur  apprendre  à  tourner,  et 
on  y  est  parvenu;  mais  quelle  lenteur  dans  la  manœuvre  du  tour! 
quel  tâtonnement  perpétuel!  quelles  irrégularités!  On  a  obtenu 
ainsi  plutôt  des  objets  de  curiosité  que  des  objets  usuels,  d'un 
débit  assuré,  par  conséquent  fournissant  le  pain  quotidien.  On 
prouvait  ainsi  qu'un  aveugle  surveillé,  conseillé,  «  chambré  »  était 
capable  d'un  tour  de  force  propre  à  étonner  les  badauds;  mais  on 
ne  démontrait  pas  que  l'aveugle  pût  en  retirer  une  rémunération 
suffisante.  C'est  l'aveugle,  l'aveugle  seul  qu'il  faut  avoir  en  vue, 
c'est  pour  lui  qu'il  faut  travailler  et  non  pour  «  la  galerie  »  qui 
s'extasie,  bat  des  mains,  s'en  va  et  n'y  pense  plus.  Le  métier 
que  i'ori  enseigne  aux  avtugles  ne  sera  jamais  as^ez  facile;  le 
procédé  doit  en  être  simple  et  l'outillage  peu  compliqué;  à  cet 
égard,  le  tricot  est  irréprochable,  et  autant  que  je  puis  parler  de 
choses  que  j'ignore,  j'ai  vu  dans  l'ouvroir  de  la  rue  d'Enfer  des 
gilets,  des  jupes,  des  fichus,  des  bottons  qui  m'ont  paru  des  chefs- 


LA    CHARITÉ   PRIVÉE    A   PARIS.  111 

d'oeuvre.  Les  Sœurs  de  Saint-Paul,  dont  la  pauvreté  est  grande, 
dont  le  bienfait  est  incessant,  tirent-elles  de  l'habileté  de  leurs 
ouvrières  le  parti  que  des  personnes  plus  avisées  et  surtout  plus 
intéressées  en  pourraient  tirer?  Je  ne  sais,  mais  je  ne  le  crois  pas. 
J'imagine  que  l'ouvroir  pourrait  répondre  plus  fructueusement 
aux  exigences  do  la  maison  où  la  cécité  est  choyée  et  récon- 
fortée. Les  temps  agressifs  que  nous  traversons  y  sont  pour  quelque 
chose.  On  se  sent  soupçonné,  épié,  dénoncé.  La  paix  de  la  con- 
science, la  certitude  des  services  que  Ton  rend  ne  sont  qu'une 
satisraction  intime  et  n'ont  jamais  protégé  nul  être  de  bien  contre 
la  sottise  et  le  mauvais  vouloir.  On  se  fait  humble,  on  cherche  à  être 
oublié,  on  craint  d'être  remarqué  si  l'on  se  montre  au  grand  jour, 
hors  de  la  reti-aite  où  l'on  vit  renfermé.  On  a  peur  que,  comme 
aux  heures  néfastes  du  mois  de  mai  1871,  on  ne  vienne  dire  : 
«  Allons,  les  nonnes,  il  faut  déguerpir!  »  On  vit  de  privations, 
sinon  de  misère,  et  l'on  s'estime  heureux  si  l'on  a  évité  les  regards 
de  l'ignorance  infatuée  d'elle-même.  On  sait,  en  outre,  que  l'ou- 
vrière de  Paris  pousse  des  cris  de  détresse  lorsqu'elle  est  atteinte 
par  un  de  ces  inévitables  chômages  que  provoque  la  politique,  la 
réserve  des  capitaux  ou  l'encombrement  des  magasins.  Elle  s'ex- 
clame, et  ne  comprenant,  ne  pouvant  rien  comprendre  aux  événe- 
mens  dont  elle  souffre,  elle  ne  ménage  point  les  accusations:  «  C'est 
la  main-d'œuvre  à  prix  réduit  des  prisons,  des  maisons  centrales  et 
des  couvens  qui  nous  ruine.  ))I1  ne  manque  pas  de  bonnes  gens  pour 
le  croire,  et  les  communautés  religieuses  savent  alors  que  l'on 
regarde  de  leur  côté  avec  colère.  Pendant  la  commune,  ces  objur- 
gations furent  écoutées;  on  supprima  le  travail  dans  les  prisons  de 
Paris.  A  Sainte-Pélagie,  il  fallut  distribuer  de  l'ouvrage  aux  déte- 
nus, qui  s'ennuyaient  trop. 

Lorsque  le  mauvais  vent  qui  soufïle  et  qui  a  déjà  déraciné  les 
emblèmes  de  la  foi  sans  ébranler  la  foi  elle-même,  se  sera  épuisé  à 
tourbillonner  dans  le  vide,  les  Sœurs  de  Saint-Paul  pourront  donner 
à  leur  ouvroir  le  développement  qu'il  comporte,  et  ce  sera  tant  mieux 
pour  les  aveugles,  que  l'on  recevra  en  plus  grand  nombre  et  aux- 
quelles on  ne  sera  plus  obligé  de  mesurer  la  place.  En  attendant, 
on  agit  sagement  d'accepter  un  gain  modeste,  beaucoup  trop 
modeste,  et  qui  est  plutôt  le  prétCAte  que  le  motif  du  travail.  Il  est 
indispensable  que  l'aveugle  se  croie  utile  et,  s'il  se  peut,  qu'il  le 
soit.  La  satisfaction  de  l'habileté  acquise  soutient  le  courage  et 
excite  l'émulation  des  pauvres  filles  que  j'ai  vues,  qui  sont  aveu- 
gles, comme  saint  Paul  l'a  été  et  pour  lesquelles  Ananias  ne  viendra 
jamais.  Se  figure-t-on  ce  que  serait  l'existence  mentale  de  ces  mal- 
heureuses si  elles  restaient  inoccupées  dans  la  double  nuit  de  la 


112  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cécité  et  de  l'oisiveté?  que  deviendraient-elles,  et  comment  pour- 
rait-on apaiser  les  tempêtes  de  leur  imagination?  Le  travail  les 
distrait,  la  règle  les  discipline,  elles  ont  coutume  de  faire  tous  les 
jours  les  mêmes  choses,  aux  mêmes  heures,  leur  vie  s'écoule  dans 
une  régularité  qui  l'abrège  et  la  rend  possible.  «  Si  j'avais  encore 
la  folie  de  croire  au  bonheur,  a  dit  Chateaubriand,  je  le  cherche- 
rais dans  l'habitude.  »  L'uniformité  du  travail  est  jusqu'à  un  cer- 
tain point  un  lien  de  plus  entre  toutes  ces  infortunées.  Il  me  semble 
que  l'expérience  a  éliminé  successivement  tous  les  métiers  autour 
desquels  on  avait  tâtonné,  et  que  l'on  s'est  concentré  sur  le  tricot; 
on  y  excelle  et  l'on  y  mériie  quelque  célébrité.  Dans  la  maison,  la 
musique  est  enseignée  et,  je  l'ai  dit,  étudiée  avec  passion,  mais  j'y 
vois  plutôt  un  art  d'agrément  qu'un  gagne-pain.  Un  homme  peut 
faire  sa  partie  dans  un  orchestre  de  bal  ou  de  théâtre,  être  profes- 
seur, organiste,  accordeur  de  pianos;  plus  d'un  sujet  remarquable 
est  sorti  de  l'Institut  des  jeunes  aveugles  ;  mais  une  femme,  que 
peut-elle  faire?  Donner  des  leçons  dans  le  parloir  de  la  commu- 
nauté? Oui,  certes;  mais  qui  viendra  les  lui  demander,  rue  d'Enfer, 
au-delà  de  l'Observatoire, à  l'une  des  extrémités  de  Paris?  Elle  n'est 
pas  clotiréedans  la  maison  des  Sœurs  de  Saint-Paul,  mais  encore  ne 
peut-on  la  lâcher  toute  seule  dans  les  rues  pour  courir  le  cachet,  à 
l'aventure.  Si  l'on  veut  la  faire  accompagner,  ce  qui  ne  serait  que 
correct,  il  faut  tout  de  suite  doubler  le  nombre  des  sœurs  voyantes 
ou  réduire  la  communauté  à  n'être  gouvernée  que  par  des  sœurs 
aveugles;  c'est  impraticable.  Faisons  de  la  musique  pour  satisfaire 
l'âme  et  pénétrer  dans  les  clartés  de  l'harmonie,  mais  tricotons,  mes 
sœurs  ;  c'est  le  plus  sûr  moyen  d'associer  vos  filles  aveugles  à  votre 
œuvre  de  bienfaisance  et  de  compassion. 


m.  —  LES  classes;  l  imprimerie. 

En  sortant  de  l'ouvroir,  on  pénètre  dans  les  classes,  qui  sont  au 
nombre  de  trois  et  portent  des  noms  correspondant  à  l'âge  des 
enfans  ;  les  moyennes,  les  petites,  les  toutes  petites.  Là  aussi,  comme 
dans  l'atelier,  tout  le  monde  est  aveugle,  là  aussi,  entre  les  leçons 
et  les  récréations,  on  tricote,  pour  mieux  dire,  on  apprend  à  tri- 
coter. Je  retrouve  les  méthodes  d'enseignement,  d'écriture,  de  lec- 
ture que  j'ai  déjà  vues  fonctionner  à  l'Institut  des  jeunes  aveugles 
et  dont  j'ai  parlé  autrefois  (1).  Les  insirumens  de  précision  de 
l'écriture  «  nocturne  »  sont  toujours  le  poinçon,  la  tablette  et  la 

(1)  Voyez,  dans  la  Revue  du  15  avril  1873,  VInsliiuHon  des  jeunes  aveugles. 


LA    CHARITÉ    PRIVEE    A    PARIS.  113 

grille  inventés  par  Louis  Braille,  qui  a  été  quelque  peu  savantasse, 
en  nommant  son  système,  —  son  admirable  système,  —  l'anaglyp- 
tographie  et  la  diaphigraphie.  Ce  système  peut  suffire  à  tous  les 
besoins  intellectuels  de  l'aveugle,  mais  ne  lui  permet  pas  d'entrer 
en  communication  avec  les  voyans  qui  ne  se  le  sont  pas  approprié. 
On  sait  en  quoi  il  consiste;  chaque  lettre  de  l'alphabet,  chaque 
chiffre,  chaque  signe  de  ponctuation  forme  en  relief  un  nombre 
de  points  déterminés.  L'aveugle  lit  en  passant  l'extrémité  de  ses 
doigts  sur  la  saillie  des  points  et  lit  avec  autant  de  rapidité  qu'un 
voyant  instruit  qui  a  sous  les  yeux  un  volume  bien  imprimé.  Sou- 
vent j'ai  vu  un  aveugle  suivre  de  la  main  gauche  les  lignes  d'un 
livre  «  nocturne  »  qu'il  reproduisait  de  la  main  droite  sur  l'appa- 
reil de  Braille.  Dans  la  classe  des  moyennes,  la  religieuse  aveugle, 
—  qui  serait  charmante  sans  ses  yeux  blancs,  —  écrivait  de  la  sorte. 
La  supérieure  lui  dit  :  «  Que  faites-vous  là,  ma  sœur?  »  Elle  répondit: 
«  Ma  mère,  je  me  dicte  un  livre  de  piété.  » 

Un  aveugle,  nommé  Foucaut,  voulut  mettre  ses  compagnons 
d'infortune  en  relations  écrites  avec  les  voyans  et  il  imagina  un 
instrument  très  ingénieux  composé  de  dix  poinçons  éinoussés, 
écartés  au  sommet,  très  rapprochés  à  la  base,  contenus  dans  un 
triangle  de  fer  et  munis  d'un  ressort  à  boudin.  L'instrument  est 
monté  sur  une  règle  dont  les  deux  extrémités  s'engagent  dans  la 
rainure  du  cadre  dont  l'aveugle  est  forcé  de  se  servir  pour  main- 
tenir son  papier  et  empêcher  sa  main  de  dévier.  L'appareil  glisse 
sur  la  règle  fendue  de  gauche  à  droite  dans  le  sens  de  l'écriture, 
et  la  règle  glisse  de  haut  en  bas  dans  le  sens  des  lignes  La  base 
des  six  poinçons  juxtaposés  porte  sur  une  feuille  de  papier  plom- 
bagine, dont  la  face  noircie  est  appliquée  sur  une  feuille  de  papier 
blanc.  L'aveugie  frappe  la  tête  du  poinçon  qui  s'abaisse  et  trace  un 
point  noir  ;  on  obtient  ainsi  l'écriture  romaine,  chaque  lettre  est  com- 
posée de  plusieurs  points;  dans  le  mot  «  honorer  »  j'en  ai  compté 
jusqu'à  cinquante-huit.  Les  aveugles  habiles  écrivent  de  la  sorte 
avec  une  sûreté  et  une  rapidité  extraordinaires,  et  l'instrument  leur 
est  précieux  lorsqu'il  s'agit  de  correspondre  avec  les  voyans  ;  mais 
l'écriture  ainsi  obtenue,  très  nette  et  qui  ressemble  à  un  modèle 
de  tapisserie  au  très  petit  point,  offre  un  inconvénient  grave,  l'aveugle 
ne  peut  la  lire  ;  la  saillie  produite  par  la  frappe  du  poinçon,  —  du 
piston,  comme  l'on  dit  à  la  maison  de  Saint-Paul,  —  est  trop  faible 
pour  être  perceptible  au  tact  même  le  plus  délicat  ;  en  outre,  elle 
présente  la  lettre  à  l'envers.  Le  problème  restait  donc  toujours  le 
même  :  Comment  doter  l'aveugle  d'une  écriture  lisible  à  la  fois 
pour  lui  et  pour  les  voyans?  Un  homme  de  bien  a  cherché  à  résoudre 
ce  problème,  et  je  crois  qu'il  l'a  résolu. 

TOMB  Lxir.  —  1884.  s 


114  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

M.  le  comte  de  Jay  de  Beaufort,  dont  les  organes  de  la  vision  sont 
irréprochables,  a  inventé  un  système  extrêmement  simple,  comme 
tout  ce  qui  doit  être  approprié  à  l'infirmité,  et  dont  la  pratique  m'a 
semblé  facile.  Laissant  de  côté  l'écriture  nocturne  de  Braille  et  l'écri- 
ture voyante  de  Foucaut,  rejetant  la  romaine  dont  les  lettres  rec- 
tangulaires sont  lentes  à  former,  négligeant  l'écriture  anglaise  dont 
certaines  leitres,  les  m,  les  n,  les  u,  ont  trop  de  similitude  et  peu- 
vent être  confondues,  surtout  au  toucher,  il  a  adopté  une  sorte  de 
bâtarde  lourde  qui  ressemble  à  la  ronde.  Il  enseigne  à  écrire  à 
l'envers  comme  font  les  lithographes  et  les  graveurs;  avec  un  peu 
de  temps,  d'attention  et  d'adresse,  on  est  passé  maître  en  ce  genre 
d'écriture.  Une  feuille  de  papier  à  la  fois  résistante  et  molle  est 
placée  sur  un  cadre  contenant  une  tablette  creusée  horizontalement 
de  sillons  larges  et  plats  déterminant  la  rectitude  de  la  ligue  et  la 
hauteur  des  lettres.  Cette  tablette  est  recouverte  d'un  drap  léger 
qui  permet  au  papier  de  s'infléchir  sous  l'action  d'un  poinçon 
obtus,  sans  cependant  être  crevé.  Ces  indications  suffisent  à  expli- 
quer le  mode  de  procéder  :  à  l'aide  du  poinçon,  du  stylet, —  d'oti  le 
nom  de  stylographie  appliqué  à  cette  méthode,  —  on  trace  des  let- 
tres à  l'envers  ;  on  détache  la  page,  on  la  retourne  ;  les  lettres  appa- 
raissent en  saillie,  reconnaissables  aux  yeux  des  voyans,  reconnais- 
sablés  au  toucher  des  aveugles.  Désormais  la  communication  est 
établie  entre  les  uns  et  les  autres.  Les  aveugles  apprécient  singu- 
lièrement ce  système,  qui  est  supérieur  à  tous  ceux  que  l'on  a  ima- 
ginés pour  eux,  car  seul  il  leur  met  en  main  un  moyen  de  corres- 
pondance assuré  avec  les  voyans.  M.  le  comte  de  Jay  de  Beaufort 
donne  bénévolement  des  leçons  à  l'Institut  des  jeunes  aveugles  et 
forme,  parmi  les  Sœurs  de  Saint-Paul,  des  professeurs  qui,  à  leur 
tour,  transmettent  la  science  nouvelle  à  leurs  petites  élèves.  J'ai  vu 
les  religieuses  écrire  et  lire  rapidement  de  la  sorte;  les  jeunes  filles 
sont  moins  habiles;  elles  ânonnent  ou  plutôt  elles  tâtonnent  et  ec 
parviennent  pas  toujours,  au  premier  tact,  à  déchiffrer  une  phrase. 
Elles  sont  exactement  comme  un  enfant  qui  commence  à  épeler  ses 
lettres  et  ne  sait  pas  encore  en  former  un  mot.  Tout  apprentissage 
est  long  fet  l'infirmité  n'est  point  pour  l'abréger.  La  stylographie 
rendra  d'inappréciables  services  aux  aveugles  et  brisera  en  partie  la 
barrière  qui  les  sépare  du  reste  de  l'humanité. 

Toutes  les  élèves  que  j'ai  vues  dans  les  classes  ne  sont  point 
encore  assez  développées  pour  être  mises  à  l'étude  du  système 
Beaufort;  les  plus  grandes,  seules,  commencent  à  s'en  servir. 
L'enseignement  qui  est  distribué  là  ressemble  à  celui  de  toutes 
les  écoles  primaires  :  la  lecture,  l'écriture,  le  calcul,  l'histoire,  la 
géographie  ;  on  néglige  la  couture,  qui  est  trop  difficile  ;  la  brode- 


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rie,  qui  est  impossible,  et  <]ès  qu'une  enfant  est  apte  à  former  des 
mailles,  on  lui  met  le  tricot  en  mains.  On  leur  fait  faire  très  sou- 
vent des.  compositions  (ce  que  le  langage  pédagogique  appelle  un 
style),  pour  leur  apprendre  à  débrouiller  leurs  pensées,  à  les  déve- 
lopper et  à  les  rendre  avec  quelque  précision,  ce  qui  est  parfois 
malaisé  aux  voyans  et  doit  être  souvent  pénible  aux  aveugles. 
J'ai  Yoi^lu  me  rendre  compte  du  degré  «  d'avancement  »  de  la 
classe  des  moyennes,  où  je  voyais  des  fillettes  de  quatorze  à  seize 
ans,  et  je  fis  prier  les  trois  «  plus  fortes  »  de  faire  une  narration 
sur  un  sujet  donné  :  une  promenade  à  la  campagne.  Le  sujet 
n'était  intéressant  que  parce  qu'il  devait  être  traité  par  des  aveu- 
gles et  que  j'espérais  y  saisir  quelques  expressions  faisant  con- 
naître les  sensations  spéciales  qu'elles  éprouvent.  Point;  leur  instruc- 
tion est  faite  par  des  voyantes,  dont  elles  emploient  le  langage  sans 
même  le  modifier  selon  les  exigences  de  leur  infirmité.  Les  trois 
«  copies,  »  semblables  au  fond,  peu  différentes  dans  la  forme,  racon- 
taient une  journée  de  congé  passée  aux  environs  de  Paris  sous  la 
surveillance  des  Sœurs  de  Saint-Paul  :  «  G  était  par  une  belle  matinée 
de  printemps...  C'était  par  une  belle  matinée  du  mois  de  mai.  »  On 
voit  le  ton  général,  il  ne  varie  pas  ;  mais  j'ai  haussé  les  épaules  avec 
impatience  en  lisant  :  h  Quel  spectacle  charmant  s'offre  à  tous  les 
regards!  Quel  merveilleux  tableau!  »  0  rhétorique!  quelle  est  donc 
ta  puissance  !  Cela  me  fit  souvenir  que,  dans  une  composition  ana- 
logue faite  par  des  sourds-muets,  on  célébrait  «  la  syn)phonie  du 
chant  des  oiseaux  et  le  murmure  harmonieux  des  sources  cristal- 
lines. »  Dans  le  désir  de  s'approprier  des  sensations  qu'ils  igno- 
rent, ces  malheureux  s'évertuent  à  reproduire  un  langage  qu'ils  ne 
comprennent  pas  et  ''atiguent  l'observation  la  plus  attentive. 

Cela  est  remarquable  surtout  lorsque  l'aveugle  raconte  les  rêves 
de  son  sommeil.  J'avais  été  frappé  de  ce  fait  lorsque  j'étudiais  l'Insti- 
tut des  jeunes  aveugles  ;  les  enfans,  les  jeunes  gens  que  j'interrogeais 
me  parlaient  avec  complaisance  de  ce  qu'ils  avaient  «  vu  »  dans  leurs 
songes;  j'en  étais  reoté  dérouté  et  ne  savais  trop  si  le  lêve  de 
l'aveugle  n'était  point  semblable  au  rêve  du  voyant.  L'aveugle  qui 
a  vu  au-delà  de  l'âge  de  raison  conserve  pendant  longtemps  des 
rêves  voyans,  comme  si  les  iuîages  «  emmagasinées  »  se  reprodui- 
saient iiux  heures  de  la  nuit;  peu  à  peu  ces  images  s' affaiblissent, 
deviennent  nombres,  confuses  et  finissent  par  disparaître  au  bout 
de  quinze  ou  vingt  ans  de  cécité.  Quant  à  l'aveugle-né,  il  rêve  noir. 
Je  m'en  suis  assuré  à  la  maison  de  Saint-Paul  ;  j'ai  longuement  et 
successivement  causé  avec  trois  sœurs  aveugles,  très  intelligentes, 
qui  m'ont  expliqué  que  tous  les  phénomènes  de  leurs  rêves  étaient 
empruntés  à  l'ouïe,  au  toucher  et  ne  recevaient  rien  de  la  vision. 


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Une  d'elles,  qui  a  vu  jusqu'à  l'âge  de  cinq  ans,  m'a  dit  que  parfois 
les  bruits  de  ses  songes  se  produisaient  au  milieu  d'une  très  faible 
clarté,  d'une  clarté  crépusculaire  presque  semblable  à  la  nuit.  Les 
voyans  reconnaissent  qu'ils  s'endorment  en  percevant  des  images 
mobiles,  le  plus  souvent  colorées,  comme  si  la  rétine  avait  con- 
servé quelque  impression  de  la  lumière  des  lampes  ou  de  celle 
du  jour;  les  aveugles  entendent  des  bruits  confus,  des  sonorités 
aériennes  qui  ne  rappellent  ni  la  voix  humaine,  ni  le  chant  des 
instrumens  de  musique;  leur  rêve  fait  du  bruit,  leur  rêve  les 
touche,  mais  ne  leur  apparaît  pas.  Une  religieuse  m'a  dit  que,  par- 
fois, au  moment  de  s'endormir,  elle  avait  des  pointes  de  feu  dans 
les  yeux,  mais  il  ne  m'a  pas  été  possible  de  définir  si  elle  voyait 
réellement  des  étincelles,  ou  si  elle  éprouvait  simplement  une  sen- 
sation de  chaleur  sous  la  paupière,  car,  je  le  répète,  dans  le  lan- 
gage des  aveugles,  le  mot  voir  a  toute  sorte  de  significations  que 
nous  ne  lui  atiribuons  pas  (1).  C'est  ainsi  que  la  même  sœur  me 
disait  :  «  Lorsque  j'entre  dans  une  chambre,  je  vois  tout  de  suite 
que  l'on  a  retiré  un  des  rideaux  de  vitrage.  »  Ce  fait  peut  sembler 
extraordinaire,  il  n'en  est  pas  moins  exact.  Je  me  récriai  :  a  Mais 
comment,  à  quoi  pouvez- vous  reconnaître  qu'un  rideau  de  vitrage  a 
été  enlevé?  »  Elle  répondit  :  «  Je  ne  sais,  cela  est  moins  plein.  » 

C'est  sur  le  front  et  autour  des  yeux  que  se  produit  cette  impres- 
sion dont  la  délicatesse  est  pour  nous  mystérieuse;  on  dirait  que 
la  vue  est  remplacée  à  son  siège  même  par  une  sensibilité  de  tact 
qui  peut,  jusqu'à  un  certain  point,  y  suppléer.  Une  religieuse 
aveugle  traverse  les  couloirs,  entre  dans  les  différentes  pièces  de  la 
maison,  circule  à  travers  les  tables,  se  promène  dans  le  jardin,  au 
milieu  des  arbres,  sans  jamais  se  heurter;  si  l'on  rabat  devant  ses 
yeux  le  voile  d'étamine  replié  sur  sa  tête,  elle  ne  sait  plus  où  elle 
va;  elle  étend  les  bias,  s'arrête,  cherche  sa  route,  ne  la  trouve  pas 
et  butte  dans  tous  les  obstacles.  Pour  aveugler  un  aveugle,  il  suffit 
de  lui  mettre  un  bandeau  sur  les  >eux;  et,  en  disant  cela,  je  parle 
de  l'aveujile  qui  est  enveloppé  de  ténèbres  complètes,  de  l'aveugle 
dont  la  rétine  est  détruite,  le  cristallin  anéanti,  le  nerf  optique  para- 
lysé, et  non  point  de  l'aveugle  qui,  semblable  au  voyant  fermant 
les  yeux,  conserve  encore  un  reste  de  vision  à  l'aide  duquel  il  dis- 
tingue le  jour  de  la  nuit.  Aussi  ne  faut-il  pas  être  trop  surpris 
lorsque  l'on  voit  des  petites  filles  aveugles  jouer  à  cache-cache 
et  mêine  au  colin-maillard.  Lorsqu'elles  courent  et  se  poursuivent 
dans  le  jardin,  il  est  presque  sans  exemple  qu'elles  n'évitent  pas  les 


(1)  Une  aveugle,  que  j'avais  priée  d'écrire  une  phrase  à  l'aide  de  l'appareil  Foucaut, 
écrivit  :  «  Je  suis  bien  heureuse  de  vous  voir,  » 


LA    CHARITÉ    PRIVEE    A    PARIS.  117 

arbres;  à  la  gymnastique,  on  ne  peut  les  voir  sans  trembler,  elles 
galopent,  avec  une  adresse  de  singe,  sur  la  poutre  transversale,  et, 
dans  les  exercices  les  plus  violens,  conservent  un  équilibre  dont 
peu  de  voyans  seraient  capables.  Elles  sont  vingt  ou  viftgt-cinq, 
jouant,  gambadant,  mêlées  les  unes  aux  autres.  11  leur  suffit  de 
frôler  de  la  main  le  vêtement  d'une  de  leurs  compagnes  ou  d'une 
des  religieuses  pour  la  reconnaître  et  la  nommer.  La  supérieure, 
accompagnée  de  l'assistante,  pénètre  dans  la  classe  sans  dire  un 
mot  :  une  petite  fille  se  jette  à  bas  de  son  banc,  glisse  sous  la  table, 
marche  droit  à  la  supérieure,  lui  saisit  la  main  et  dit  :  «  Ah  !  voilà 
notre  mère!  »  A  quoi  l'a-t-elle  reconnue?  Au  pas,  au  froufrou  de  sa 
robe?  Je  ne  sais,  mais  elle  ne  l'a  confondue  avec  aucune  autre;  ce 
qui  le  prouve,  c'est  qu'elle  a  dit  :  «  ma  mère  ;  »  dans  la  maison,  ce 
nom  n'est  attribué  qu'à  la  supérieure;  toutes  les  autres  religieuses 
sont  appelées  «  ma  tante  »  par  les  enfans. 

Dans  la  classe  des  toutes  petites,  le  spectacle  est  navrant,  et 
l'on  se  révolte  contre  les  injustices  de  la  matière.  Est-ce  qu'il  y 
a  des  dynasties  d'aveugles  ?  J'aperçois  une  fillette  à  peau  brune, 
dont  les  paupières  à  fleur  de  pommettes  sont  relevées  vers  les 
tempes.  Elle  arrive  d'Algérie;  ses  deux  frères,  son  père,  son 
grand-père,  sa  mère,  sont,  comme  elle,  aveuglés  par  l'amaurose. 
Une  autre  incline  et  redresse  la  tête,  agile  sa  main  droite  sans  arrê- 
ter; comme  la  pulsation  régulière  du  poulïJ,  lesmouvemens  se  mani- 
festent à  temps  égaux;  si  on  les  comptait  à  l'aide  d'une  montre  à 
galopeuse,  on  reconnaîtrait  qu'ils  se  reproduisent  en  nombre  pareil 
au  cours  de  chaque  minute  ;  c'est  une  choréique.  La  danse  de  Saint- 
Guy  ne  lui  laisse  pas  de  repos.  A  la  maison  de  Saint-Paul,  comme 
à  l'infirmerie  des  scrofuleux  de  Saint-Jean-de-Hieu,  on  livre  bataille 
aux  familles  qui  veulent  reprendre  leur  enfant  infirme  pour  l'as- 
seoir au  coin  d'un  pont  et  s'en  faire  «  un  revenu.  »  Malgré  le  règle- 
ment qui  interdit  de  recevoir  les  aveugles  n'ayant  pas  atteint  l'âge 
de  quatre  ans ,  !a  supérieure  n'a  point  hésité  à  admettre  une 
pauvre  petite  créature  de  deux  ans,  Jrappée  d'une  cécité  complète 
résultant  .sans  doute  d'une  ophtalmie  purulente  contraciée  à  l'heure 
même  de  la  naissance.  Sa  mère  est  morte,  elle  a  un  frèi  e  épilep- 
lique;  son  père  est  un  ivrogne  que  le  travail  n'attire  pas  et  que 
l'absinthe  abrutit.  Depuis  trois  années  que  ks  Sœurs  de  Saint-Paul 
ont  adopté  cette  enlant,  la  lutte  contre  le  père  est  incessante.  Il 
veut  emmener  sa  fille  :  au  long  des  rues  et  tendant  la  main,  elle 
lui  ramasserait  de  quoi  boire.  On  résiste,  il  dit  :  «  La  loi  est  pour 
moi.  »  11  a  raison,  la  loi  est  pour  lui  et  protège  la  puissance  pater- 
nelle, dont  l'infamie  même  n'entraîne  pas  la  déchéance.  Cette  pauvre 
petite  est  très  touchante  à  voir  :  dès  qu'elle  sent  que  la  supérieure 


118  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

est  là,  elle  s'en  approche,  se  colle  à  sa  robe  comme  si  elle  cher- 
chait protection  contre  un  danger,  et  fait  si  bien  qu'elle  finit  par 
s'installer  dans  ses  bras.  De  temps  en  temp!=!,  quand  il  a  trop  bu  ou 
qu'il  n'a  pins  de  quoi  boirft,  le  père  vient  faire  une  algarade  :  on 
l'apaise  avec  de  ]  onnes  paroles  ;  on  lui  parle  de  Dieu,  ce  qui  l'égaie  ; 
on  lui  fait  comprendre  que  sa  fille  ne  lui  coûte  rien,  pas  même  un 
remercîment,  ce  qui  lui  plaît,  et  l'on  s'en  débarrasse  comme  l'on 
peut.  Jusqu'à  présent,  on  a  réussi  à  sauver  sa  fille,  mais  on  n'est 
point  rassuré  sur  l'avenir  de  la  pauvre  enfant,  dont  le  père,  tôt  ou 
tard,  fera  «  un  moyen  d'existence.  » 

II  n'y  a  pas  eu  que  des  enfans  pauvres  dans  cette  maison  bénie  ; 
des  jeunes  filles  de  bonne  naissance  sont  venues  y  demander  l'in- 
struction spéciale  dont  l'avengle  a  besoin  pour  pénétrer  les  choses 
de  l'esprit  et  éclairer  son  intelligence.  Celles-là  n'ont  point  été  mêlées 
aux  fillettes  de  l'école  ;  elles  ont  été  soignées  à  part,  dans  une  sorte 
de  pensionnat  que  l'on  improvisait  pour  elles;  on  les  y  instruisait, 
on  les  y  formait  aux  habitudes  du  monde  où  elles  étaient  appe- 
lées à  vivre.  Je  connais  une  de  ces  infortunées  qui  a  gardé  pour 
les  Sœurs  de  Saint -Paul  une  gratitude  passionnée.  Aujourd'hui 
qu'elle  est  âgée  de  vingt-quatre  ans,  elle  va  souvent  voir  celles 
qu'elle  appelle  toujours  u  mes  tantes,  »  qui  ont  secouru  sa  jeu- 
nesse et  qui,  à  force  de  patience,  à  force  de  tendresse,  ont  neutra- 
lisé la  double  nuit  qui  pèse  sur  elle.  Cet  exemple  est  à  citer  et 
démoiitre  que  rien  n'est  impossible  aux  cœurs  fervens  qui  veulent 
le  bien.  La  jeune  fille  dont  je  parle  est  particulièrement  intéressante 
pour  les  lettrés,  car  elle  est  de  famille  littéraire.  Mes  contemporains 
ont  eu  son  aïeul  pour  professeur  au  collège  Henri  IV  ;  son  j.ère, 
avant  de  se  vouer  à  l'enseignement,  publia  le  poème  de  l'Amour 
et  Psyché  et  fit  jouer  à  l'Odéon  le  Docteur  amoureux,  pastiche  de 
Molière  qui  dérouta  plus  d'un  critique.  J'hésite  à  la  nommer  :  pour- 
quoi? Le  mal  incurable  serait-il  un  crime?  est-elle  donc  coupable 
de  son  malheur?  Elle  s'appelle  Bertha  de  Calonne.  Elle  a  grandi 
comme  les  autres  enfans,  joyeuse,  voyante,  admirant  les  lacs  de 
Suisse  près  desquels  elle  vivait,  soulfreteuse  parfois,  mais  sans 
maladie  grave  qui  pût  inquiéter  ceux  dont  elle  était  l'orgueil  et  la 
joie.  A  l'âge  de  quatorze  ans,  elle  perdit  la  vue  et,  —  ceci  est  atroce, 
—  elle  devint  sourde.  Si  les  lèvres  ne  sont  point  placées  à  l'orifice 
même  de  son  oreille,  elle  ne  perçoit  qu'un  bruit  indistinct,  une 
voix  confuse  qui  murmure  et  ne  parle  pas.  Vue  éteinte,  ouïe  atro- 
phiée, double  misère,  double  obstacle.  Les  Sœurs  de  Saint-Paul  ne 
se  sont  point  découragées;  au  contraire;  en  présence  d'une  telle 
infortune,  elles  ont  redoublé  de  zèle.  Les  cruautés  de  la  nature 
semblaient  les  mettre  au  défi,  elles  ont  vaincu  la  nature,  elles  ont 


LA   CHARITÉ   PRIVEE   A   PARIS.  119 

ouvert  la  pauvre  enfant  fermée,  elles  ont  fertilisé  ce  sol  qui  parais- 
sait à  jamais  stérile.  Ou  dirait  qu'elles  se  sont  efforcées  jusqu'au 
miracle,  car,  à  cette  jeune  fille  qui  ne  voyait  plus,  qui  n'entendait 
presque  pas,  elles  ont  enseigné  la  musi:|ue.  Je  me  hâte  de  dire 
qu'elles  étaient  aidées  par  une  intelligence  except'onnelle;  on  pour- 
rait croire  que  les  sensations  anéanties  pour  toujours  se  sont  résor- 
bées en  facultés  fécondes  où  l'esprit,  l'imagination,  la  compréhen- 
sion trouvent  une  vigueur  peu  commune.  La  volonté  d'échapper  à 
l'obscurité  de  deux  infirmités  combinées  engendrait  un  besoin  de 
savoir  que  rien  ne  parvenait  à  satisfaire.  Semblable  aux  petits  enfans 
qui  écoutent  un  conte,  h  tout  ce  qu'on  lui  apprenait  elle  disait  : 
«  Encore  !  encore  !  »  A  cette  heure  oii  l'instruction  est  terminée  pour 
elle,  rien  n'apaise  cette  ardeur  de  connaître.  L'oreille  appliquée  aux 
lèvres  maternelles,  tout  le  jour,  elle  entend  lire  sans  se  lasser.  Son 
activité  cérébrale  est  extrême  ;  pour  elle  nul  idéal  n'est  assez  élevé, 
nulle  conception  n'est  assez  haute  ;  volontiers  elle  pousserait  le  cri 
de  Michelet:  «  Des  ailes!  des  ailes!  »  Dans  les  sphères  lumineuses 
011  plane  son  esprit,  échappe-t-elle  à  ses  propres  ténèbres?  Je  vou- 
drais le  croire  et  n'ose  l'affirmer,  car  elle  aime  le  sommeil,  qui  lui 
rapporte  dans  les  songes  le  souvenir  visible  de  sa  vie  d'autrefois. 
Comme  les  aveugles  qui  ont  vu  pendant  longtemps,  elle  a  conservé 
des  rêves  vorjans  qui  lui  sont  chers;  elle  l'a  dit;  elle  a  fait  mieux 
que  de  le  dire,  elle  l'a  chanté  en  strophes  qu'il  convient  de 
répéter  : 


Quand  le  sommeil  béni  me  ramène  le  rêve, 
Ce  que  mes  yeux  ont  vu  jadis,  je  le  revois; 
Lorsque  la  nuit  se  fait,  c'est  mon  jour  qui  se  lève 
Et  c'est  mon  tour  de  vivre  alors  comme  autrefois. 


Au  lointain  du  passé  le  présent  qui  se  mêle 
Laisse  dans  ma  pensée  une  confusion; 
C'est  une  double  vie,  étrangement  réelle, 
C'est  une  régulière  et  chère  vision. 


Etres  mal  définis,  choses  que  je  devine. 
Tout  cesse  d'être  vague  et  vient  se  dévoiler  ; 
C'est  la  lumière!  C'est  la  nature  divine! 
Ce  sont  des  traits  chéris  que  je  peux  contempler. 

Et  quand  je  me  réveille  encor  toute  ravie. 
Et  4U0  je  me  retrouve  en  mon  obscurité. 
Je  doute  et  je  con^ondi  le  rùve  avec  la  vie. 
Mon  cauchemar  commence  à  la  réalité  I 


120  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

Je  n'ai  pu  lire  ces  vers  sans  émotion,  car  le  sentiment  qu'ils 
expriment  est  d'une  poignante  sincérité.  Est-ce  que  l'on  ne  crève  pas 
les  yeux  aux  rossignols  pour  rendre  leur  chant  plus  harmonieux  ? 

J'ai  voulu  visiter  l'infirmerie,  qui  est  dans  une  demi- obscurité 
plaisante  ;  les  lits  étaient  vides,  nulle  malade  n'y  souffrait.  Elle  est 
installée,  dit-on,  dans  l'ancienne  chambre  à  coucher  de  M™®  de 
Chateaubriand,  chambre  bien  restreinte  pour  la  femme  d'un  che- 
valier de  la  Toison  d'or,  d'un  ancien  ministre  des  affaires  étrangères, 
pair  ,de  France,  ambassadeur  à  Rome  et  auteur  d'une  révolution 
littéraire  dont  profitent  encore  ceux  qai  le  dénigrent  aujourd'hui. 
Malgré  les  Mémoires  d" outre-tombe,  malgré  le  livre  plus  que  dis- 
cutable de  Sainte-Beuve,  l'histoire  de  ce  grand  esprit  et  de  l'in- 
fluence qu'il  exerça  sur  son  temps  est  encore  à  faire.  Il  y  a  là  de 
quoi  tenter  un  homme  de  bonne  foi,  instruit  et  généreux.  Les  filles 
aveugles  qui  vaguent  à  travers  sou  ancienne  demeure,  ne  se  dou- 
tent guère  qu'il  a  existé,  et  nulle  d'entre  elles  sans  doute  n'a 
entendu  parler  du  Génie  du  christianisme,  que  l'on  ferait  bien  de 
leur  lire.  Celles  qui  tricotent  dans  l'ouvroir  seraient  singulière- 
ment délassées  et  soulevées  si,  pendant  les  longues  heures  du  tra- 
vail, on  leur  lisait  quelques-unes  de  ces  œuvres  sereines  oh  l'âme 
trouve  à  la  fois  un  point  d'appui  et  l'éclosion  d'idées  nouvelles. 
Les  livres  nocturnes  spécialement  imprimés  pour  les  aveugles  sont 
rares,  très  rares.  Lorsqu'on  1873,  j'ai  parcouru  la  bibliothèque 
de  l'Institut  des  jeunes  aveugles,  j'ai  été  douloureusement  affecté 
de  sa  pénurie;  j'y  ai  compté  quelques  livres  d'enseignement,  des 
cahiers  de  musique,  mais  je  n'y  ai  rien  vu  qui  pût  donner  pâture 
aux  besoins  de  l'imagination.  Il  en  est  de  même  à  la  maison  de  Saint- 
Paul,  qui  pourtant  possède  une  imprimerie  et  qui  imprime  elle- 
même  les  volumes  qu'elle  distribue  à  ses  élèves. 

L'imprimerie  n'est  point  grande,  mais  elle  est  suffisante,  très 
claire,  comme  si  des  voyans  devaient  y  travailler  et  cependant  les 
typographes  sont  quatre  sœurs  aveugles  qui  lèvent  la  lettre,  manient 
le  com()Osteur  et  font  mouvoir  la  presse  avec  l'aplomb  d'un  vieux 
«  pressier.  »  Pas  d'encre  dans  le  système  Braille,  qui  procède  par 
pointes  saillantes  gaufrant  un  papier  épais,  par  conséquent  une 
extrême  propreté.  Il  me  senjble  que  la  maison  de  Saint-Paul  pour- 
rait facilement  devenir  l'atelier  typographique  des  aveugles  et 
fournir  à  ces  malheureux  les  livres  qu'ils  recherchent  et  qu'ils  ne 
trouvent  pas.  L'aveugle  ne  connaît  guère  que  les  ouvrages  dont  il 
écoute  la  lecture;  les  autres,  ceux  que  l'on  a  imprimés  pour  lui, 
sont  en  nombre  tellement  restreint  et  d'un  choix  si  réservé,  qu'il 
les  apromptement  épuisés  ou  qu'il  les  rejette,  car  ils  ne  lui  appren- 
nent plus  rien,  dès  que  son  instruction  est  terminée.  Il  y  a  là  non- 


LA    CHARITÉ    PRIVEE    A    PARIS.  121 

seulement  une  source  de  gain  dont  les  élèves  de  la  communauté 
profiteraient,  mais  il  y  a  an  service  moral  à  rendre  aux  aveugles 
qui  est  pour  tenter  le  zèle  des  femmes  dévouées  à  la  cécité. 

Déjà  c'est  à  l'imprimerie  Saint-Paul  que  l'on  compose  et  que  l'on 
tire  le  Louis  Braille,  journal  en  écriture  rocturne,  expressément 
fait  pour  les  aveugles  par  un  aveugle.  M.  Maurice  de  la  Sizeranne, 
qui  a  perdu  la  vue  aux  premières  années  de  son  enfance,  qui  a  tra- 
versé l'Institut  du  boulevard  des  Invalides,  qui  est  j'  une,  intelli- 
gent, très  ardent  à  la  cause  des  aveugles,  qu'il  connaît  mieux  que 
nul  autre,  a  compris  qu'il  fallait  leur  donner  la  nourriture  intellec- 
tuelle à  laquelle  toute  créature  huiraine  a  droit.  11  a  fondé  le 
Louis  Braille,  qu'il  dirige  et  rédige  seul,  ou  peu  s'en  faut.  C'est  un 
recueil  mensuel  divisé  en  deux  parties  auxquelles  on  peut  s'aboimer 
isolément.  La  première  est  relative  à  la  vie  pratique  des  aveugles; 
la  seconde,  se  rapportante  leur\ie  intellectuelle,  contient  un  supplé- 
ment littéraire,  scientifique  et  musical.  Cela  forme  un  gros  cahier 
de  vingt-quatre  pages  d'impression  pointée  qui  représente  environ 
une  feuille  (seize  pages)  de  la  Bévue  des  Deux  Mondes.  C'est  un 
bienfait  pour  les  aveugles,  qui  peuvent  ainsi  entrer  directement  en 
communication  avec  le  monde  extérieur  et  participer  à  ses  décou- 
vertes. M.  Maurice  de  Sizeranne  ne  s'en  est  pas  tenu  là,  et  il  a 
fondé  un  autre  recueil  qu'il  a  nommé  le  Valentin  Ihiûy,  en  mé- 
moire du  grand  homme  de  1  ien  qui  le  premier  s'est  consacré  à  la 
cécité  indigente.  Ce  journal  est  imprimé  en  caractères  ordinaires,  il 
s'adresse  aux  voyans,  explique  les  besoins  des  aveugles,  y  inté- 
resse, et  cherche  ce  qui  peut  apporter  un  soulagement,  une  atté- 
nuation à  leur  infirmité. 

L'exemple  est  donné;  espérons  qu'il  ne  restera  pas  stérile  et  que 
peu  à  peu  on  va  imprimer  en  caractères  nocturnes  une  biblio- 
thèque pour  les  aveugles,  qui,  à  l'heure  qu'il  est,  n'ont  même  pas 
encore  de  dictionnaire  à  leur  usoge.  En  ceci  la  maison  de  Saint- 
Paul  peut  prendre  une  initiative  qui  serait  féconde  ;  il  lui  est  facile 
d'imiter  la  sofiété  fonctionnant  à  Londres  pour  la  diffusion  du  sys- 
tème Braille  et  où  plus  d'un  typographe  aveugle  trouve  à  gagner 
sa  vie  (1).  Si  à  un  atelier  typographique  elle  joignait  un  atelier  de 
copie  pour  la  musique  nocturne,  nul  doute  qu'elle  n'en  retirât  de 
sérieux  avantages,  il  y  aurait  un  péril  cependant  et  je  me  hâte  de  le 
signaler.  L'idée  religieuse  ne  devrait  pas  déterminer  exclusivement 
le  choix  des  volumes  à  imprimer.  Dieu  me  garde  de  repousser  les 
livres  de  piété!  mais  il  en  faudrait  d'autres,  beaucoup  d'autres,  car 

(1)  British  and  foreiga  Blind  Association  for  promoting  thc  éducation  and  employ- 
ment  of  the  blind. 


122  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

si  l'on  ne  peut  ouvrir  les  yeux  de  l'aveugle,  il  convient  de  lui 
ouvrir  les  horizons  de  l'esprit.  Je  voudrais  lui  mettre  en  main  les 
voyages, l'histoire,  les  œuvres  d'imagination,  les  contes,  fût-ce  ceux 
de  M'""  d'Aulnoy,  les  Mille  et  une  Nuits,  en  un  mot,  tout  ce  qui  l'ar- 
rache à  son  milieu  f  t  le  transporte  dans  le  monde  du  rêve,  dans  le 
monde  idéal,  où  il  trouvera  l'oubli  momentané  de  sa  lamentable 
existence.  Lorsqu'à  l'Institut  des  jeunes  aveugles,  on  lisait  les  Aven- 
tures du  capitaine  IJatteras,  les  en*"ans  étaient  halttans  d'émotion; 
pendant  quelque  temps  du  moins,  ils  échappaient  à  eux-mêmes. 
Les  aveugles  qui  ont  entendu  lire  Bobinson  Crusoë  y  pensent  sans 
cesse;  ils  s'en  vont  au  milieu  des  océans,  à  travers  les  îles  désertes 
et  trouvent  dans  leurs  rêveries  des  satisfactions  que  la  vie  leur  a 
refusées.  II  serait  donc  bon  d'être  très  large  dans  la  sélection  et  de 
se  laisser  guider  plus  par  les  besoins  intellectuels  de  l'aveugle  que 
par  la  congrégoition  de  î'inrlex. 

Dans  cette  industrie,  qu'elle  peut,  je  crois,  facilement  développer, 
la  maison  de  Saiut-Paul  récolterait  des  ressources  qui  ne  lui  seraient 
point  inutiles,  car  elle  est  pauvre,  très  pauvre.  Lorsque  je  l'ai 
visitée,  elle  contenait  soixante-six  aveugles  :  sur  ce  nombre,  vingt 
jeunes  filles  paient  une  pension  de  300  à  liOO  francs;  douze  une 
rétribution  de  100  à  200  francs;  quatre  reçoivent  un  secours  des 
Quinze-Yingts  et  huit  obtiennent  1 0  francs  par  l  ois  des  bureaux  de 
bienfaisance  ;  si  à  ces  sommes  nous  ajoutons  un  maximum  de 
1,300  francs  produits  par  l'ouvroir,  nous  n'arriverons  pas  à  un 
total  de  12,000  francs.  C'est  plus  que  la  misère,  c'est  l'impossibi- 
lité matérielle  de  vivre.  Comment  faire?  On  s'adresse  à  la  charité 
privée,  La  communauté  n'a  point  de  quêteuse  et  ne  peut  en  avoir; 
tout  son  temps  est  pris  par  les  soins  multiples  qu'exigent  les  aveu- 
gles. Si  elle  quitte  la  maison  pour  aller  à  la  provende,  les  infirmes 
pâtiront  et  le  but  même  de  l'œuvre  ne  sera  plus  atteint.  Cependant 
il  est  nécessaire  de  frapper  de  porte  en  porte  et  de  tendre  la  main  : 
Pour  les  pauvres  aveugles,  s'il  vous  plaît!  Ici,  comme  partout  où  il 
y  a  du  bien  à  faire,  je  retrouve  la  femme  parisienne,  la  femme  du 
monde  qui  semble  s'efforcer  d'obtenir  le  pardon  de  sa  grâce  et  de 
sa  fortune,  que  rien  ne  lasse  lorsqu'il  s'agit  de  secourir  les  malheu- 
reux, que  rien  n'arrête  quand  la  misère  l'appelle.  A  côté  del'OEuvre 
des  Sœurs  de  Saint-Paul  fonctionne  une  agrégation  de  femmes  cha- 
ritables qui  sollicitent  les  dons,  recueillent  les  offrandes  et  attirent 
des  dames  sociétaires  dont  la  souscription  est  de  2Zi  et  même  de 
6  francs  par  année.  Grâce  à  ce  concours,  grâce,  une  fois  de  plus, 
à  la  bienfaisance,  les  filles  aveugles  ne  sont  pas  jetées  au  hasard  de 
la  voie  publique.  J'ai  déjà  dit  cela  pour  d'autres;  qui  est-ce  qui 
se  répète?  Est-ce  moi!  Non,  c'est  la  charité. 


LA    CHARITE    PRIVEE    A    PARIS.  123 

La  maison  n'est  pas  florissante,  mais  elle  subsiste  ;  autant  qu'elle 
le  peut,  elle  fait  place  aux  malheureuses  qui  viennent  dire  :  Sauvez- 
moi.  La  plupart  des  pensions  sont  payées  par  des  «  bienfaiteurs,  » 
car  presque  toutes  les  aveugles  que  j'ai  vues  là  sont  dénuées  et  ne 
sauraient  où  dormir  si  elles  n'étaient  accueillies  au  nom  de  celui  qui 
fut  aveuglé  et  éclairé  sur  la  route  de  Damas.  Le  nombre  des  aveugles 
hospitalisées  est  singulièrement  minime,  lorsqu'on  le  compare  au 
nombre  de  celles  qui  devraient  être  reçues  dans  cette  maison  con- 
struite pour  elles  et  qui  est  le  domaine  de  la  cécité.  Il  existe  en 
France  cinquante  mille  aveugles;  en  admettant  que  les  femmes  ne 
comptent  que  pour  un  tiers,  il  y  en  a  dix-sept  mille.  Malgré  l'In- 
stitut des  jeunes  aveugles,  malgré  les  Quinze-Vingts,  ma'gré  cer- 
taines maisons  religieuses  qui  en  acceptent  quelques-unes,  le  chiffre 
de  celles  auxquelles  tout  asile  est  fermé  et  dont  la  vie  n'est  qu'une 
infortune  obscure  est  considérable.  La  maison  de  Saint-Paul  sérail 
pour  celles-là  un  port  assuré  contre  les  naufrages  de  leur  existence 
infirme;  comment  y  aborder,  comment  y  saisir  le  repos  si  long- 
temps cherché,  la  sécurité  vainement  espérée,  le  pain  de  chaque 
jour  si  souvent  introuvé?  C'est  à  peine  si  les  prodiges  d'économie 
opérés  par  les  sœurs  réussissent  à  nourrir  les  aveugles  et  à  empê- 
cher la  communauté  d'observer  d'autres  jeûnes  que  ceux  de  l'éghse. 
L'œuvre  est  très  intéressante,  elle  est  unique,  elle  n'abandonne  pas 
celles  qu'elle  a  adoptées;  la  petite  fille  qui  y  est  entrée  bégayant 
encore  peut  y  mourir  centenaire,  sans  l'avoir  jamais  quittée,  sous 
la  robe  à  carreaux  de  l'ouvrière  ou  sous  la  robe  noire  de  la  reli- 
gieuse, si,  lasse  de  la  cécité  de  sa  matière,  elle  a  voulu  pénétrer 
dans  les  clartés  de  la  foi.  Là,  l'hospitalité  n'est  point  décevante,  elle 
n*a  ni  limite  d'âge,  ni  limite  d'iLfirmité  ;  quelle  que  soit  la  maladie 
chronique  ou  transitoire  qui  frappe  l'aveugle,  la  maison  la  garde 
et  la  soigne,  car  la  maison  est  à  elle  et  toute  la  communauté  est 
pour  la  servir.  Anne  Bergunion,  la  fondatrice  qu'encouragea  le  doc- 
teur Ratier,  que  soutint  énergiquement  l'abbé  Juge,  doit  être  satis- 
faite :  malgré  des  temps  mauvais,  malgré  des  jours  pervers,  son 
œuvre  s'est  développée  ;  elle  prospérera,  car  elle  est  admirable,  et 
la  charité  privée  a  pour  devoir  de  ne  s'en  éloigner  jamais. 


Maxime  Du  Camp. 


VICTOR    COUSIN 


SON    ŒUVRE    PHILOSOPHIQUE 


v 


L'HISTOIRE    DE    LA    PHILOSOPHIE.    —    DERNIÈRE    PHILOSOPHIE.   —  COUSIN 
LITTÉRATEUR    ET    ÉCRIVAIN.    —   CONCLUSION    :    L'IDÉE    ÉCLECTIQUE. 


L'histoire  de  l'enseignement  philosophique  fondé  en  1830  a 
interrompu  notre  exposition  des  travaux  de  Victor  Cousin.  Cepen- 
dant, même  au  pouvoir  après  1830,  même  sorti  du  pouvoir  après 
1852,  sa  vive  intelligence  n'est  pas  restée  un  seul  instant  inactive. 
Il  a  continué  ses  études  sur  l'histoire  de  la  philosophie;  il  a  remanié 
tous  ses  ouvrages  et  refondu  sa  philosophie  dans  un  sens  nouveau; 
il  s'est  distrait  lui-même  et  il  a  charmé  le  public  par  des  études 
littéraires  et  historiques;  voilà  encore  bien  des  aspects  sous  lesquels 
nous  avons  à  le  considérer  avant  d'en  finir  et  de  porter  sur  sa  philo- 
sophie un  jugement  d'ensemble.  Telles  seront  les  différentes  parties 
de  ce  dernier  travail. 

I. 

Un  des  mérites  les  moins  contestables  et  les  moins  contestés  de 
Victor  Cousin  est  d'avoir  été  en  France  le  créateur  et  l'organisateur 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1"  et  du  15  janvier,  du  1"''  et  du  15  février. 


VICTOR    COWSIN    ET    SON    ŒUVRE.  125 

de  l'histoire  de  la  philosophie.  Au  xviii*  siècle,  le  très  faible  essai 
de  Deslandes,  les  articles  de  Diderot  dans  V Encyclopédie,  la  plu- 
part du  temps  traduits  de  Brucker  ou  extraits  de  Bayle,  sont  plutôt 
le  témoignage  d'un  besoin  non  satisfait  qu'une  ébauche  même  de 
la  science  à  créer.  Seul,  le  livre  distingué  de  M.  de  Gérando  sur 
\ Histoire  comparée  des  systèmes  de  philosophie  peut  être  consi- 
déré comme  une  première  initiation  à  cette  science.  Ce  livre,  mal- 
gré ses  lacunes  et  malgré  l'esprit  un  peu  étroit  qui  l'inspire,  n'en 
était  pas  moins, avant  Cousin,  le  seul  où  l'on  pût  apprendre  quelque 
chose  sur  le  passé  et  sur  le  présent  de  la  philosophie.  Mais  il  n'avait 
eu  aucune  influence.  C'est  donc  véritablement  Cousin  qui,  avec 
son  esprit  d'entreprise  et  sa  flamme  communicatrice,  a  créé  parmi 
nous  une  grande  école  d'histoire  de  la  philosophie.  Il  est  assez 
étrange  qu'au  lieu  de  lui  en  savoir  gré  on  lui  en  ait  fait  une  sorte 
d'objection  et  de  reproche,  comme  si,  d'ailleurs,  il  n'eût  pas  fait 
autre  chose;  mais  même,  sur  ce  terrain,  on  s'étonnera  de  voir  si  peu 
estimée  une  œuvre  aussi  considérable.  Eh  quoi  !  tout  le  monde  répète 
que  le  caractère  propre,  le  génie  de  notre  siècle,  c'est  l'histoire  !  on 
fait  honneur  à  ce  siècle,  et  avec  raison,  d'avoir  vu  naître  parmi  nous 
l'histoire  littéraire,  l'histoire  de  l'art,  l'histoire  des  religions  ;  et  l'on 
ne  compterait  pour  rien  l'histoire  de  la  philosophie  !  Mais  peut-on 
séparer  l'histoire  religieuse  de  l'histoire  philosophique?  Le  christia- 
nisme est-il  intelligible  sans  la  connaissance  du  platonisme  et  de 
l'école  d'Alexandrie  ?  La  théologie  allemande  contemporaine  n'a-t-elle 
pas  son  origine  dans  la  philosophie  allemande?  Si  c'est  l'honneur 
de  ce  siècle  d'avoir  créé  l'histoire  de  l'esprit  humain,  l'histoire  de 
la  civilisation,  si  les  Villemain,  les  Guizot,  les  Renan  ont  leur  place 
assurée  parmi  les  créateurs  de  cette  nouvelle  science,  par  quel  pro- 
dige d'injustice  réserve-t-on  à  Victor  Cousin  le  seul  mérite  d'avoir 
rendu  quelque  service  à  l'érudition,  comme  si  l'histoire  de  la  phi- 
losophie n'avait  rien  à  voir  avec  la  philosophie  elle-même? 

Rappelons  d'abord  la  circonstance  heureuse  à  laquelle  nous  devons 
l'importance  que  Cousin  a  attachée  à  l'histoire  de  la  philosophie,  et 
les  travaux  qu'il  a  accomplis  dans  cette  direction.  Cette  circon- 
stance fut  qu'à  l'origine  de  l'université,  M.  de  Fontanes  ait  eu 
l'idée  de  créer  à  la  faculté  des  lettres  une  chaire  d'histoire  de  la 
philosophie.  11  est  probable  que  ce  fut  dans  la  pensée  de  faire  une 
place  à  Royer-Collard  à  côté  de  Laromiguière.  Appelé  à  la  sup- 
pléance de  Royer-Collard,  engagé  dès  l'origine  par  son  enseigne- 
ment même  dans  l'histoire  de  la  philosophie,  Victor  Cousin  fut  amené 
par  là  à  placer  très  haut  cette  science,  à  lui  donner  le  premier  rang 
dans  la  culture  philosophique,  car  il  ne  s'est  jamais  occupé  d'au- 
cune matière  sans  en  faire  aussitôt  une  doctrine,  une  thèse,  un 
principe.  11  a  toujours  eu  le  don  d'enflammer  le  public  pour  tout  ce 


126  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

qui  l'intéressait  lui-même;  il  a  toujours  mis  le  feu  aux  poudres. 
C'est  ainsi  que  Cousin,  par  cela  seul  qu'il  fut  chargé  d'un  tel  ensei- 
gnement, y  mit  sa  passion,  son  esprit  d'initiative;  il  fallut  que 
l'histoire  de  la  philosophie  devînt  la  philosophie  elle-même;  et,  soit 
par  ses  propres  travaux,  soit  par  ceux  de  ses  élèves,  il  en  fii  une 
science  nouvelle  et  indépendante. 

Considérons  d'abord  la  part  qui  lui  est  personnelle.  Dans  ses 
cours,  il  fut  contraint  par  le  titre  même  de  sa  chaire  à  s'occuper  de 
philosophie  moderne,  et  il  fut  amené,  en  ou're,  par  l'intérêt  des 
problèmes  philosophiques  qui  le  préoccupaient  alors  plus  que  l'his- 
toire elle-même,  à  se  concentrer  dans  l'histoire  presque  contem- 
poraine :  car  parler  à  cette  époque  à  la  Sorbonne  de  Saint-La nbert, 
de  Yolney,  de  Kant,  c'était  à  peu  près  comme  lorsque  aujour- 
d'hui nous  parlons  d'Auguste  Comte  et  de  Stuait  Mill.  Il  dut  donc 
étudier  les  écoles  les  plus  récentes  dont  il  essayait  de  concilier 
les  résultats  dans  sa  philosophie  personnelle.  Ce  fut  d'abord  la  phi- 
losophie du  xvm^  siècle,  puis  la  philosophie  écossaise,  puis  la  phi- 
losophie de  Kant,  qui  furent,  en  1819  et  1820,  l'objade  ses  études. 
Sans  doute  on  a  depuis  étudié  Kant  d'une  manière  plus  profonde; 
mais  nous  sommes  en  1820,  ou  même  en  1817.  Kant  n'est  pas 
encore  traduit;  on  ne  peut  le  lire  que  dans  le  texte  ou  dans  l'af- 
freuse traduction  latine  de  Born  ;  on  n'était  alors  préparé  à  le  com- 
prendre par  aucune  étude  antérieure.  Leibniz  était  presque  ign  )ré. 
Des  abrégés  comme  celui  de  Kinker,  ou  de  vagues  expositions 
comme  celle  de  Villers  étaient  les  seules  ressources  qu'on  eût  à 
sa  disposition.  Dans  ces  conditions,  le  cours  sur  Kant  ne  pouvait 
être  que  ce  qu'il  a  été,  et  c'est  le  vrai  commencement  de  la  con- 
naissance et  de  l'influence  de  Kant  dans  notre  pays. 

Passons  d'ailleurs  sur  cette  première  période ,  qui  était  une 
période  de  début.  Dans  la  seconde,  à  savoir  de  1820  à  1828,  nous 
avons  df-jà  signalé  les  trois  grandes  entreprises  qui  ont  occupé  la 
retraite  de  Victor  Cousin,  à  savoir  sou  Descartes,  son  Platon  et  son 
Proclus.  On  ne  saurait  placer  trop  haut  de  tels  services;  et  qu'il  ait 
eu  ou  non,  pour  de  si  lourdes  tâches,  des  collaborateurs,  il  n'en 
reste  pas  moins  vrai  que  c'est  à  lui  que  revient  l'honDear  de  les 
avoir  entreprises  et  exécutées.  Pensez  à  la  difficulté  et  à  la  grandeur 
de  telles  entreprises  :  trouver  un  éditeur  et  des  acheteurs  (l'un  ne 
va  pas  sans  l'autre)  pour  onze  volumes  de  Descartes,  treize  volumes 
de  Platon,  six  volumes  de  Proclus,  en  tout,  trente  volumes.  Nous 
l'avons  dit  déjà,  de  telles  publications  eussent-elles  été  possibles  sans 
l'élan  extraordinaire  imprimé  par  Victor  Cousin  à  l'activité  philoso- 
phique, sans  sa  célébrité  personnelle,  sans  la  solidarité  qu'il  avait 
établie  entre  la  philosophie  et  l'esprit  libéral,  de  sorte  qu'encourager 
ces  entreprises,  quelque  spéculatives  qu'elles  fussent,  c'était  encore 


VICTOR    COUSTiN-    ET   SON   OEUVRE.  127 

travailler  au  succès  de  la  cause  libéiale?  Ajoutez  à  cela  ce  qu'il  mit  de 
talent  personnel  dansées  travaux,  par  exemple  dans  les  Argioiiens  â.Q 
Platon,  dont  le  style  mâle,  large  et  entraînant,  est  d'une  qualité  supé- 
rieure iDême  à  ce  qu'il  a  écrit  plus  tard  lorsqu'il  a  voulu  systématique- 
ment être  un  écrivain  ;  lisez  aussi  tel  ou  Ut\  passage  de  la  traduction 
presque  digne  de  Platon  pour  la  beauté  du  langage,  par  exemple  le 
discours  d^  Calliclès,  dans  le  Gorgias,  ou  le  portrait  du  philosophe 
dans  le  Théélète.  Son  Proclus  fut  fort  attaqué,  et  un  barbarisme 
célèbre  mis  en  tête  du  premier  volume  fit  la  joie  de  l'Allemagne  (1). 
Lui-mê'Tie  a  reconnu  plus  tard  avec  bonne  grâce  son  inexpérience 
en  philologie  :  mais  Procius  n'en  fut  pas  moins  publié  et  donna  l'élan 
aux  études  ultérieures  sur  l'école  d' Alexandrie.  Pa?-sionné  alors  pour 
cette  école,  dont  les  doctrines,  analogues  à  celles  de  l'Allemagne, 
avaient  une  conformité  avec  les  siennes  propres.  Cousin  consacra 
en  outre,  dans  le  Journal  des  savans  d'alors,  une  série  de  travaux 
à  Proclus  et  à  Olympiodore,  et,  en  particulier,  donna  de  celui-ci 
l'analyse  de  plusieurs  commentaires  inédits. 

Ce  ne  sont  là  que  des  travaux  d'érudition,  quoique  liés  à  une 
pensée  philosophique,  la  résurrection  des  doctrines  alexandrines  : 
mais  c'est  surtout  en  1828  et  1820  que  Cousin  exposa  en  chaire 
les  principes  généraux  de  sa  doctrine  sur  l'histoire  de  la  philo- 
sophie. Le  cours  de  1828  ne  doit  pas  être  considéré  isolément, 
séparé  de  celui  de  1829.  Il  est  une  introduction  générale  à  l'his- 
toire de  la  philosophie.  Celle-ci  n'a  donc  pas  été  seulement 
pour  lui  un  objet  spécial  d'érudition  et  de  curiosité  :  ce  n'est 
qu'une  partie  de  l'histoire  générale;  et  l'histoire  de  la  philosophie 
se  rattache  à  la  philosophie  de  l'histoire.  L'éclectisme  en  histoire 
de  la  philosophie  n'est  que  le  contre-coup  de  l'optimisme  dans  la 
philosophie  de  l'histoire;  enfin,  l'histoire  en  général  ayant  pour 
objet  le  développement  des  idées,  l'histoire  de  la  philosophie  est 
en  quelque  sorte  le  point  culminant  de  l'histoire  elle  même,  parce 
que  les  idées  y  expriment  dans  leur  forme  pure  ce  que  les  autres 
élémens  de  l'histoire  n'expriment  que  sous  une  forme  enveloppée 
et  obscurcie. 

Après  avoir  ramené  l'histoire  de  la  philosophie  aux  principes  de 
l'histoire  en  général,  Cousin  aborda  l'année  suivante  la  science 
elle-même  :  mais  avant  de  s'enfermer  dans  une  époque  particulière, 
il  crut  devoir,  dans  une  nouvelle  introduction,  passer  en  revue 
l'histoire  générale  de  la  philosophie.  Ici  encore  on  peut  regretter 
que  Cousin,  dans  ses  publications  ultérieures,  ait  brisé  le  cadre 
primitif  de  son  enseignement.  Il  a  voulu  avoir  un  livre  d'ensemble 
sur  l'histoire  de  la  philosophie,  comme  il  avait  donné  dans  le 

(1)  Opéra  Procli  recollexit  Victor  Cousin. 


128  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Vrai,  le  Beau  et  le  Bien  une  vue  d'ensemble  de  son  système.  Mais 
ce  qu'il  a  donné  plus  tard  sous  le  titre  d'Histoire  générale  de  la 
philosophie  n'était  en  réalité  qu'un  préambule;  or  ce  qui  peut 
être  solide  en  tant  qu'introduction  paraîtra  vague  et  superficiel 
comme  ouvrage  séparé.  Dans  le  fait,  l'histoire  générale  de  la  phi- 
losophie n'avait  été  autre  chose  que  le  préambule  du  cours  sur 
Locke  :  elle  se  composait  de  douze  leçons,  qui  avaient  rempli  le 
premier  semestre  du  cours  :  les  leçons  sur  Locke  terminèrent  l'an- 
née (1).  A  ce  point  de  vue  restreint,  V Histoire  générale  est  un  très 
bel  ouvrage.  L'auteur  y  cherche  surtout  une  classification  des  sys- 
tèmes; il  en  propose  une  devenue  célèbre  et  qui  reste  encore 
comme  la  plus  plausible  et  la  plus  rationnelle  que  l'on  puisse 
essayer.  Il  ramène  tous  les  systèmes  à  quatre  principaux.  On  peut 
distinguer  d'abord  deux  grands  points  de  vue  philosophiques  essen- 
tiellement différens  :  d'un  côté,  l'élément  de  la  sensation  avec  tous 
ses  caractères,  le  phénoménal,  le  multiple,  le  fini,  le  passager,  etc.; 
de  l'autre,  l'unité,  l'identité,  l'infini,  la  substantialité.  De  là  deux 
classes  diverses  de  systèmes  toujours  en  opposition  :  le  sensua- 
lisme et  l'idéalisme.  Au  sensualisme  se  rattachent  le  fatalisme,  le 
matérialisme,  l'athéisme;  à  l'idéalisme  se  rattache  le  spiritualisme 
à  tous  ses  degrés.  De  la  lutte  de  ces  deux  systèmes,  dont  aucun 
ne  réussit  à  vaincre  l'autre,  naît  le  doute  :  de  là  un  nouveau  sys- 
tème, le  scepticisme;  et  bientôt  de  la  lassitude  du  doute  et  du 
besoin  de  croire,  qui  est  inhérent  à  l'âme  humaine,  sort  un  qua- 
trième et  dernier  système  qui  est  le  mysticisme. 

On  peut  reprocher  sans  doute  à  cette  doctrine  d'être  trop  géné- 
rale et  trop  vague,  et  de  ne  pas  tenir  compte  des  nuances  :  mais  il 
ne  faut  pas  oublier  que  c'était  le  goût,  et  j'ajoute  le  besoin  du 
temps.  On  n'aimait  alors  que  les  généralités.  Voyez  les  formules 
d'Auguste  Comte,  la  théorie  des  trois  états,  qui  serre  si  peu  les 
phénomènes  ;  la  distinction  des  époques  critiques  et  des  époques 
organiques  dans  le  saint -simonisme;  la  souveraineté  de  la  raison 
dans  l'école  doctrinaire.  C'était  alors,  dans  toutes  les  écoles,  une 
tendance  aux  formules  abstraites,  aux  généralisations  démesurées. 
Tout  en  signalant  le  vice  de  ces  grandes  généralisations,  il  faut 
aussi  en  comprendre  la  raison  et  la  signification.  Dans  ce  renou- 
vellement universel  des  sciences  et  de  la  pensée  qui  a  caractérisé 
la  restauration,  on  avait  besoin,  avant  d'entrer  dans  le  détail  des 
choses,  de  cadres  généraux,  de  points  de  repère  qui  permissent  de 
s'orienter  et  qui  donnassent  un  avant-goût  des  résultats.  Si  Cousin, 
au  lieu  de  ces  généralités  qu'on  est  tenté  de  lui  reprocher  aujour- 

(1)  Cousin  ne  fit  pas  de  cours  en  1830.  Tout  son  enseignement  de  la  deuxième 
période  se  borna  donc  à  deux  mois  en  1828  et  à  l'année  1829. 


VICTOR   COUSIN   ET   SON  ' OEUVRE.  129 

d'hui,  s'était  contenté  de  monographies  (comme  il  en  faisait  d'ail- 
leurs aussi)  il  eût  laissé  quelque  bon  travail  de  plus  à  l'érudition  : 
il  n'eût  point  fondé  une  science. 

La  seconde  pai  tie  du  cours  de  1829  est  l'analyse  et  la  critique  de 
la  philosophie  de  Locke.  Cette  partie  est  plutôt,  sous  une  forme 
historique,  une  œuvre  de  philosophie  dogmatique.  C'est  l'idéalisme 
aux  prises  avec  le  sensualisme.  Cousin  cherche  beaucoup  plus  à 
réfuter  Locke  qu'à  relever  les  parties  vraies  de  son  système.  Dans 
un  véritable  éclectisme,  il  nous  semble  que  l'exposition  doit  être 
séparée  de  la  critique  et  que  le  système  doit  être  d'abord  repro- 
duit dans  toute  sa  force,  sauf  à  passer  plus  tard  à  la  réfutation. 
Cousin  ici  n'imite  pas  assez  Leibniz,  qui,  à  chaque  proposition  de 
Locke,  ajoute  toujours  :  Gela  peut  être  pris  dans  un  bon  sens.  Notre 
auteur  ne  procède  pas  ainsi,  et  il  prend  presque  toujours  tout  dans 
un  mauvais  sens.  C'est  ainsi  qu'au  lieu  de  tenir  grand  compte, 
comme  Leibniz,  dy  cette  grave  concession  de  Locke,  que  la  moitié 
de  nos  idées  vient  de  la  réflexion,  il  le  réduit  le  plus  qu'il  peut  au 
sensualisme  pur.  C'était  manquer,  par  entraînement  de  controverse, 
au  principe  même  de  son  système;  Cousin  entrait  déjà  dans  cette 
voie  qui  a  été  celle  de  sa  dernière  phase  philosophique,  à  savoir 
la  tendance  à  insister  beaucoup  plus  sur  ce  que  les  systèmes  ont  de 
faux  que  sur  ce  qu'ils  ont  de  vrai. 

Passons  à  une  nouvelle  période.  Nous  sommes  en  1830  :  Cousin 
cesse  d'enseigner.  Il  renonce  à  la  philosophie  théorique  ou  n'y 
revient  que  pour  modifier  et  corriger,  nous  le  verrons,  ses  pre- 
mières idées.  Mais  il  ne  cesse  pas  de  travailler  pour  l'histoire  de  la 
philosophie.  Son  œuvre  la  plus  considérable  en  ce  genre  est  la 
grande  publication  des  OEavres  inédites  d'Abelard,  et  entre  autres 
du  Sic  et  iSon,  qu'il  fait  précéder  d'une  introduction  magistrale. 
Cette  introduction  pose  avec  largeur  et  précision  le  problème  de  la 
philosophie  du  moyen  âge.  Le  traducteur  de  Platon,  l'éditeur  de 
Descartes,  le  res^taurateur  de  la  philosophie  d'Alexandrie,  oubUée 
depuis  Marsile  Ficin,  est  encore  celui  qui  réveille  de  ses  cendres  la 
scolastique  ensevelie  depuis  Descartes.  Tout  ce  qui  s'est  fait  depuis 
ce  temps  en  France  sur  la  philosophie  du  moyen  âge  a  eu  pour  ori- 
gine la  publication  de  Cousin.  Ajoutons  qu'au  volume  des  OEuvres 
inédites  d'Abelard,  publié  en  j  836,  Cousin  ajouta  plus  tard,  en  1868, 
à  ses  frais,  deux  autres  volumes  d'œuvres  complètes,  déjà  publiées 
mais  non  encore  rassemblées.  A  ces  travaux  sur  Abélard  il  faut  joindre 
encore  ce  qu'il  a  écrit  sur  Roger  Bacon  et  sur  YOpus  tcrtium  de  cet 
auteur,  récemment  découvert  dans  une  bibhothèque'  de  province. 

Aux  travaux  qui  portent  sur  le  moyen  âge  ajoutons  ceux  qui  ont 
pour  objet  le  xvu^  siècle,  surtout  ses  recherches  aussi  neuves  que 

TOME  LXII.  —  1884.  9 


130  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

curieuses  sur  le  cartésianisme,  comprenant  deux  volumes  avec  je 
ne  sais  combien  de  pièces  inédites,  —  lettres  de  Descartes,  de  Male- 
branche,  de  Leibniz,  curiosités  cartésiennes  de  toute  nature,  etc. 
Le  morceau  le  plus  important  de  cette  colhction  est  une  Yie  très 
étendue  du  P.  André,  intéressante  non  pas  tant  à  cause  du  person- 
nage, qui  est  secondaire,  que  parce  qu'elle  donne  l'historique  détaillé 
et  sur  pièces  de  k  persécution  que  la  congrégation  de  Jésus  fit  subir 
jusqu'au  milieu  du  xviii^  siècle  à  la  philosophio  cartésienne.  Ainsi, 
trois  volumes  d'érudition  philosophique ,  après  les  hautes  généra- 
lités de  1828  et  de  1829,  voilà  ce  que  Cousin  fit  pour  l'histoire  de 
la  philosophie  pendant  le  gouvernement  de  juillet,  dans  le  temps 
même  où  il  était  occupé  à  l'œuvre  capitale  de  sa  carrière  active  : 
la  fondation  et  l'organisalion  de  l'enseignement  philosophique. 

On  n'aurait  pas  cependant  le  tableau  complet  des  efforts  faits  par 
Cousin  pour  créer  en  France  l'histoire  savante  de  la  philosophie  si 
on  ne  tenait  pas  compte  des  travaux  exécutés,  sinon  sous  sa  direc- 
tion, au  moins  et  très  certainement  par  son  impulsion.  L'instrument 
qui  a  servi  surtout  à  cette  influence  de  Cousin  a  été  le  corps  de 
l'Académie  des  sciences  morales.  C'est  par  cette  Académie  et,  dans, 
l'Académie,  par  l'organe  de  la  section  de  philosophie  et  au  moyen 
des  prix  proposés  et  décernés  par  cette  section,  que  Cousin,  d'après 
un  plan  poursuivi  sans  interruption  pendant  trente-cinq  ans,  a  sus- 
cité une  suite  de  savans  ouvrages,  dont  quelques-uns  sont  émi- 
nens  et  qui,  réunis,  forment  une  histoire  complète  de  la  philoso- 
phie. C'était  Cousin,  comme  président  de  la  section,  qui  proposait 
les  sujets ,  et  qui  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie  a  rédigé  les  programmes. 
C'est  ainsi  qu'ont  été  faits  les  ouvrages  suivans,  je  ne  parle  que  des 
plus  célèbres  :  l'Essai  sw^  la  Métaphysique  (VAristote^  de  M.  Bavais- 
son  ;  la  Logique  d' Arùtote.  par  M.  Barthélemy-Saint-Hilaire;  X His- 
toire de  la  philosophie  cartésienne,  de  M.  Bouillier;  l'Histoire  de 
l'école  d'Alexandrie,  de  M.  Vacherot;  l'Histoire  de  la  philosophie 
scolastique,  de  M.  Hauréau  ;  Y  Histoire  de  la  philosophie  alle- 
mande, de  M.  Wilm  ;  et  enfin  la  Philosophie  de  Socrate  et  celle 
de  Platon,  par  M.  Fouillée. 

L'idée  d'inaugurer  la  nouvelle  Académie  par  la  mise  au  concours 
de  la  philosophie  d'Aristote  était  une  idée  hardie,  mais  aussi  juste 
qu'opportune.  Depuis  la  chute  de  la  scolastique,  Aristote  était  resté 
enseveli  sous  les  ruines  qu'avait  faites  la  philosophie  cartésienne. 
Proposer  un  tel  sujet  était,  comme  le  dit  Cousin  dans  son  rapport, 
un  événement  philosophique.  On  sait  quel  fut  le  résultat  du  con- 
cours :  un  livre  admirable  qui  compte  aujourd'hui  parmi  les  plus 
belles  œuvres  de  la  critique  philosophique  française.  Je  le  demande 
cependant  :  un  tel  concours  eût-il  pu  avoir  lieu  en  1815?  Eût-il 


VICTOR    COUSIN   ET   SON    OEUTRE.  131 

produit  à  cette  époque  une  œuvre  d'une  intelligence  aussi  profonde 
et  aussi  élevée?  N'est-ce  pas  pFécisémeiit  l'esprit  de  largeur,  d'im- 
partialité, d'optimisme  à  l'égard  du  passé,  développé  par  Victor  Cou- 
sin, l'esprit  éclectique,  en  un  mot,  répandu  partout,  n'est-ce  pas 
aussi  la  sagaciié  du  philosophe  qui  juge  le  moment  venu  pour  faire 
sortir  le  Philosophe  de  ses  cendres,  enfin,  n'est-ce  pas,  en  général, 
l'impulsion  donnée  à  l'histoire  de  la  philosophie  qui  a  été  l'occa- 
sion, ou  pour  mieux,  dire  la  cause  déterminante  de  l'œuvre  consi- 
dérable et  hors  ligne  que  nul  n'admire  plus  que  nous?  C'est  donc 
encore  à  l'initiative  de  Cousin  qu'il  faut  attribuer  la  résurrection 
d'Ari'îtote  dans  la  philosophie  moderne,  du  moins  en  France, 
Si  nous  passons  maintenant,  pour  abréger,  à  la  fin  et  au  dernier 
terme  de  ces  concours  dont  Cousin  a  été  l'initiateur,  nous  Talions 
voir  encore  ayant  la  bonne  iortune  de  susciter,  au  terme  de  sa  car- 
rière, l'un  des  plus  beaux  et  des  plus  brillans  talens  parmi  les 
nouvelles  générations  philosophiques,  M.  Alfred  Fouillée.  A  la  vérité, 
M.  Cousin  n'a  pas  assez  vécu  pour  voir  les  résultats  des  deux 
concours  sur  Socrate  et  sur  Platon;  mais  c'était  lui  qui  avait 
choisi  les  sujets,  c'est  lui  qui  avait  construit  et  rédigé  les  pro- 
grammes :  je  les  vois  encore  écrits  de  sa  main.  Comme  il  avait  com- 
mencé, il  a  fini  par  Platon  ;  l'idéalisme  platonicien  a  été  le  nœud  et 
le  centre  de  toute  sa  carrière  philosophique.  11  avait  toujours  rêvé 
une  grande  œuvre  d'ensemble  dans  laquelle  il  eût  rassemblé  tout 
ce  qui  est  épars  dans  ses  Argumens  et  qui  nous  eût  donné  d'une 
manière  complète  et  liée  toute  la  philosophie  platonicienne.  Ce  qu'il 
n'avait  pas  fait,  ce  qu'il  désespérait  de  pouvoir  faire,  il  voulut 
susciter  un  jeune  talent  pour  l'entreprendre;  il  sut  en  quelque  sorte 
l'évoquer,  le  deviner,  et  par  cela  même  il  a  encore  sa  part  dans  le 
beau  travail  de  M.  Alfred  Fouillée. 

N'oublions  pas  enfin  que,  dans  le  dernier  concours  institué  par 
lui  sur  Socrate  métaphysicien,  Yictor  Cousin  eut  une  part  d'hon- 
neur plus  grande  encore  et  plus  personnelle  que  celle  qui  lui 
revient  déjà  pour  le  choix  du  sujet  et  la  rédaction  du  programme  : 
c'est  la  création  même  du  prix  décerné.  En  effet,  en  18(57,  l'année 
même  qui  précéda  sa  mort.  Cousin  avait  offert  à  l'Académie,  qui 
Facceptâ,  le  don  d'un  prix  triennal  de  3,000  francs  qui  devait 
porter  son  nom  et  qui  devait  être  consacré  à  un  travail  de  philo- 
sophie ancienne,  en  souvenir  sans  doute  de  tout  ce  qu'il  avait  fait 
pour  elle.  Ce  prix,  qui  servira  à  sauver  parmi  nous  l'histoire  de  la 
philosophie  grecque,  a  déjà  suscité  de  savans  et  profonds  travaux; 
et  âin^i,  même  après  sa  mort,  Cousin  aura  contribué  à  stimuler 
l'activité  philosophique.  On  doit,  je  crois,  compter  encore  parmi 
les  services  pratiques  rendus  à  la  science  la  création  et  le  don  à 
l'état  de  l'admirable  bibliothèque  philosophique  qu'il  a  passé  sa 


132  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

vie  à  former,  et  qui  n'est  pas  moins  riche  d'ailleurs  au  point  de 
vue  littéraire  qu'au  point  de  vue  philosophique. 

Pour  conclure,  nous  ramènerons  à  trois  points  les  services  rendus 
par  Victor  Cousin  à  l'histoire  de  la  philosophie  :  1°  il  a  constitué 
cette  science  et  il  en  a  établi  les  principes  généraux  et  la  haute 
valeur  en  la  rattachant  à  l'histoire  en  général  et  à  la  philosophie 
elle-même;  2°  il  l'a  enrichie  à  l'aide  de  publications  grandioses 
(Descartes,  Platon,  Proclus,  Abélard),  auxquelles  seul  il  a  pu  don- 
ner par  sa  gloire  même  la  possibilité  de  voir  le  jour;  et  en  parti- 
culier, par  une  fine  érudition  de  détail,  il  a  éclairé  quelques-uns  des 
points  les  plus  particuliers  de  l'histoire  des  sciences  philosophiques, 
notamment  du  cartésianisme  :  ainsi  le  détail  s'est  joint,  chez  lui, 
à  la  généralité;  3°  il  a  suscité  une  école  d'historiens  tous  animés 
du  même  esprit  d'impartialité,  et  qui  ont  apporté  à  l'histoire  de  la 
philosophie  les  méthodes  les  plus  sûres  et  les  plus  précises. 

Il  resterait  à  signaler  un  dernier  point,  et  le  plus  important 
de  tous,  à  savoir  l'emploi  de  l'histoire  de  la  philosophie  comme 
méthode  de  la  philosophie  elle-même  ;  mais  cela  touche  à  la  philo- 
sophie plus  qu'à  l'histoire  :  c'est  le  centre  de  tous  les  travaux  de 
Cousin,  c'est  l'idée  même  de  l'éclectisme.  Ce  sera  l'objet  de  notre 
conclusion;  mais  auparavant,  considérons-le  encore  une  dernière 
fois  sur  le  terrain  de  la  philosophie  théorique. 

II. 

Personne  n'ignore  que,  dans  la  seconde  partie  de  sa  vie,  Victor 
Cousin  a  plus  ou  moins  modifié  et  corrigé  les  doctrines  de  la  pre- 
mière période.  Lui-même,  tout  en  atténuant  autant  qu'il  a  pu  ces 
cbangemens  et  en  cherchant  à  sauver  le  plus  possible  l'unité  de 
sa  'vie  philosophique,  n'a  jamais  nié  cependant  que  sur  quelques 
points  au  moins,  sur  quelques  opinions  imprudentes,  il  avait  dû  se 
rétracter.  Quelle  a  été  au  juste  la  portée  de  ces  changemens? 
Y  a-t-il  eu  deux  philosophies  distinctes,  ou  une  seule  légèrement 
modifiée  quant  à  la  forme?  S'il  y  a  eu  deux  philosophies,  quel  est  le 
lien  qui  les  unit,  la  différence  qui  les  sépare?  Quel  est  le  nœud,  le 
secret  de  cette  transformation?  Par  quels  passages  et  par  quels 
degrés  s'est- elle  opérée?  C'est  ce  que  nous  voulons  maintenant 
examiner. 

Rappelons  d'abord  les  principes  que  nous  avons  établis  au  début 
de  ce  travail.  Deux  traits  principaux,  avons-nous  dit,  caractérisent 
l'entreprise  philosophique  de  Victor  Cousin  :  la  restauration  de  la 
métaphysique,  et,  en  métaphysique,  la  restauration  de  l'idéalisme 
platonicien. 

Cela  posé,  nous  pouvons  dire  que  l'idéalisme  platonicien  a  été  et 


VICTOR   COUSIN    ET   SON    OEUVRE.  133 

restera  jusqu'au  bout  l'unité  de  la  vie  philosophique  de  Victor  Cousin. 
Cet  idéalisme  domine  aussi  bien  dans  les  derniers  livres  que  dans 
les  premiers;  dans  toutes  ses  œuvres  philosophiques,  c'est  bien  la 
notion  de  l'idéal,  du  divin,  de  l'esprit  supérieur  aux  sens,  qui  est  la 
pensée  souveraine.  Sur  ce  point  fondamental  il  n'a  pas  changé,  et 
il  y  est  resté  fidèle  depuis  le  premier  jour  jusqu'au  dernier.  Seu- 
lement il  faut  dire  que  l'idéaUsme  platonicien  est  susceptible  de 
prendre  deux  formes  :  la  forme  française  et  la  forme  allemande,  la 
forme  cartésienne  et  la  forme  hégélienne.  Sans  nous  arrêter  à  fixer 
avec  précision  la  différence  des  deux  formes,  ce  qui  serait  trop  long 
et  trop  difficile,  et  nous  en  référant  à  ce  que  chacun  sait  là  des- 
sus, nous  dirons  que  la  transformation  de  la  philosophie  de  Cousin 
a  consisté  surtout  dans  le  passage  de  la  forme  hégélienne  à  la  forme 
cartésienne,  c'est-à-dire  dans  le  retour  à  la  forme  française  et  dans 
l'abandon  de  la  forme  allemande  de  l'idéalisme. 

Ce  changement  en  amenait  d'autres,  ou  plutôt  il  consistait  préci- 
sément lui-même  dans  la  transformation  du  panthéisme  en  théisme 
et  de  l'éclectisme  en  spiritualisme.  En  effet,  si  l'on  examine  de  près 
ce  que  Cousin  avait  appelé  jusqu'alors  éclectisme,  on  verra  que 
c'était  précisément  la  prétention  d'embrasser  et  de  réconcilier  tous 
les  systèmes  du  passé,  comme  le  faisait  Hegel  lui-même,  daas  une 
conception  plus  large  qui  n'était  autre  que  le  panthéisme.  Le  pan- 
théisme, en  effet,  semble  bien,  au  premier  abord,  donner  raison  à 
toutes  les  philosophies  sans  se  subordonner  à  aucune;  c'est  la 
réconciliation  du  spiritualisme  ou  du  matérialisme  dans  une  syn- 
thèse qui  les  dépasse  tous  deux.  En  revenant,  au  contraire,  à  la 
forme  cartésienne,  entendue  d'ailleurs  dans  un  sens  de  plus  en  plus 
timoré  et  exclusif,  il  ne  pouvait  plus  être  question  d'éclectisme;  ou 
du  moins  on  n'entendait  plus  par  là  qu'une  philosophie  de  sens 
commun,  donnant  satisfaction  non  plus  à  tous  les  systèmes  de  phi- 
losophie, mais  à  toutes  les  opinions  généralement  répandues  parmi 
les  hommes.  De  là  enfin,  un  dernier  caractère  de  cette  forme  phi- 
losophique nouvelle,  à  savoir  le  caractère  populaire  et  plus  ou 
moins  littéraire.  Dans  sa  première  phase,  la  philosophie  de  Victor 
Cousin,  bien  loin  d'être  une  philosophie  populaire  et  d'être  consi- 
dérée comme  telle,  passait  au  contraire,  nous  l'avons  vu,  pour  une 
philosophie  abstraite  et  transcendante,  à  laquelle  on  imputait  les 
mêmes  mérites  et  les  mêmes  défauts  qu'à  la  philosophie  allemande  : 
la  profondeur  et  l'obscurité.  Au  contraire,  la  dernière  philosophie 
de  Victor  Cousin,  représentée  surtout  par  son  ouvrage  remanié  du 
Vrai,  du  Beau  et  du  Bien,  ne  fut  plus  que  la  forme  brillante,  élo- 
quente, accessible  à  tous,  de  ce  qui  est  passé  dans  la  raison  commune 
soit  du  platonisme,  soit  du  cartésianisme.  Enfin,  cette  philosophie 
ainsi  transformée  en  spiritualisme  théiste  populaire  n'avait  plus 


134  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

rien  de  contraire,  ni  par  conséquent  rien  qui  pût  être  désagréable 
à  la  théologie  catholique;  au  contraire,  en  mettant  sans  cesse 
les  dogmes  k  part  dans  un  terrain  réservé,  on  souscrivait  à  peu 
de  chose  près  au  fond  de  la  philosophie  chrétienne.  Aussi,  sans 
être  allé  jusqu'à  l'adhésion  explicite,  Cousin  avait-il  fini  cependant 
par  ne  plus  recommander,  ne  plus  citer  avec  faveur  que  les  noms 
des  grands  philosophes  chrétiens,  saint  Augustin  et  saint  Thomas, 
Bossuet  et  Fénelon  ;  il  voyait  avec  peine  toute  incursion  sur  le 
domaine  de  la  théologie  ;  il  prêchait  à  tous  le  respect  et  le  silence 
à  l'égard  du  christianisme  ;  enfin,  ce  n'est  un  secret  pour  personne 
que  les  meilleurs,  les  plus  fidèles  de  ses  amis  étaient  eux-mêmes 
fatigués  et  quelque  peu  scandalisés,  dans  leur  fierté  rationaliste,  de 
voir  la  philosophie  si  complètement  sacrifiée  à  la  religion  (1). 

Tel  est  l'esprit  général  de  cette  dernière  évolution  de  Cousin,  la 
seule  que  les  générations  récentes  aient  connue.  Ce  changement  ne 
se  fit  pas  brusquement;  il  eut  lieu  peu  à  peu,  et  par  étapes  succes- 
sives, qu'il  est  curieux  et  important  d'expliquer.  On  pense  générale- 
ment que  ce  fut  au  moment  où  Victor  Cousin  fut  chargé  de  la  direc- 
tion de  l'enseignement  philosophique  qu'il  fut  amené  par  politique 
à  changer  son  attitude  philosophique.  C'est  là  une  erreur  histori- 
que. jGe  ne  fut  pas  du  tout  en  1830,  ce  fut  beaucoup  plus  tard 
qu'eut  lieu  la  transformation  dont  nous  venons  d'esquisser  les 
principaux  traits.  Pendant  au  moins  une  dizaine  d'années,  on  ne 
connut  d'autre  philosophie  de  Cousin  que  celle  que  nous  avons 
exposée.  C'est  ce  qui  résulte  des  faits  significatifs  que  nous  allons 
résumer. 

C'est  d'abord  en  1833,  dans  la  préface  de  la  troisième  édition  des 
Fragmem,  que  Victor  Cousin,  appelé  à  s'expliquer  sur  ses  rapports 
avec  la  philosophie  allemande,  bien  loin  de  répudier  l'influence  de 
l'Allemagne  sur  sa  philosophie,  la  revendiqua,  au  contraire,  avec  le 
plus  d'énergie  et  de  fermeté.  11  avouait  hautement  qu'il  relevait  de 
Schelhng  et  de  Hegel;  il  faisait  un  magnifique  éloge  de  la  philo- 
sophie de  la  nature,  non  pas  en  quelques  lignes,  mais  en  plusieurs 
pages;  et  il  terminait  par  ces  mots  célèbres  :  «  Les  premières  années 
du  xix^  sièi  le  ont  vu  naître  ce  grand  système.  L'Europe  le  doit  à 

(1)  On  trouvera  peut-être  quelque  contradiction  entre  ce  tableau  de  la  philosophie 
de  Cousin  (seconde  période)  et  ce  que  nous  avons  dit  plus  haut  dans  notre  dernier 
article  sur  le  caractère  libéral  de  l'enseignement  philosophique  fondé  par  lui.  Mais 
il  faut  distinguer  les  dates  :  ce  n'est  que  tout  à  fait  à  la  fin,  vers  1846,  et  c'est  surtout 
à  partir  de  1853,  après  être  tombé  du  pouvoir,  que  s'est  accusé  le  travail  de  restau- 
ration dont  nous  parlons.  Il  correspond  donc,  pour  la  plus  grande  partie,  à  la  période 
de  sa  carrière  où  il  n'avait  plus  aucune  influence  officielle.  D'ailleurs  nous  avons 
montré  que  le  spiritualisme  s'était  formé  spontanément  dans  l'enseignement  univer- 
sitaire, précisément  par  esprit  d'indépendance  et  ea  opposition  à  t'esprit  panthéis- 
tique  germanique,  que  l'on  accusait  alors  d'être  la  philosophie  officielle. 


VICTOR   COUSIN   £T   SON   OEUVRE.  135 

l'Allemagne,  et  l'Allemagne  le  doit  à  Schelling;  ce  système  est  le 
vrai.  »  Ces  mots  ont  été  souvent  cités,  mais  on  n'en  a  pas  assez 
•remarqué  la  date.  C'est  trois  ans  après  la  révolution  que  Cousin, 
devenu  pair  de  France,  conseiller  de  l'université,  n'hé<->itait  pas  àpro- 
claiiner  la  philosophie  de  Schelling  comme  la  vraie  et  la  dernière 
philosophie.  Voici  un  second  fait:  en  1836,  JouITroy,  dans  la  préface 
des  Oiiuvres  de  Eeid,  où  il  poussait  la  philosophie  écossaise  dans 
une  voie  critique  et  demi-sceptique  analogue  à  celle  d'Hamilton, 
décrivait  la  philosophie  française  de  son  temps  connue  divisée  en 
deux  branches  :  la  branche  écossaise  et  la  branche  allemande.  Il 
était  évidemment  le  chef  de  l'une  et  il  se  regardait  comme  tel; 
par  l'autre  il  entendait  l'école  particulière  de  Cousin;  il  le  désignait 
lui-mêm;:%  à  côté  de  Schelling  et  de  Hegel,  parmi  ceux  qu'il  appe- 
lait des  «  chercheurs  d'absolu,  »  entreprise  qu'il  déclarait,  quant  à  lui, 
aussi  chimérique  qu'ont  pu  le  faire  plus  tard  les  fauteurs  du  posi- 
tivisme. Ainsi,  en  1836,  Jouffroy,  si  près  de  la  source,  n'avait  encore 
aucune  connaissance  d'un  changement  de  direction  philosophique 
dans  l'esprit  de  Victor  Cousin.  Arrivons  à  IS/iO.  C'est  cette  année 
que  commence  avec  éclat  la  croisade  catholique  contre  la  phi- 
losotphie  de  Cousin.  En  laissant  de  côté  les  pamphlets  de  bas  étage 
qui  sont  indignes  d'une  mention  historique,  on  peut  signaler  sur- 
tout deux  ouvrages  de  sérieuse  valeur,  écrits  avec  une  véritable 
déférence  pour  la  personne  et  pleins  d'admiration  pour  le  talent  de 
M.  Cousin;  ce  sont  :  l'Essai  sur  le  panthéisme,  de  l'abbé  xMaret,  et  les 
Considérations  sur  les  doctrines  religieuses  de  Victor  Cousin,  de 
l'abbé  Giuberti,  traduit  en  français  par  l'abbé  Tourneur.  Or  ces 
deux  ouvrages  sont  l'un  et  l'autre  dirigés  contre  le  panthéisme  et 
le  rationalisme  de  Victor  Cousin  et  ne  soupçonnent  pas  le  moindre 
changement  dans  sa  pensée.  Ainsi,  jusqu'en  iSliO  au  moins,  Cou- 
sin n'a  pas  éprouvé  le  besoin  de  rien  changer  à  ses  opinions  philo- 
sophiques. C'est  seulement  à  partir  de  cette  époque,  et  sans  aucun 
doute  sous  le  coup  de  la  polémique  catholique,  que  le  changement 
commença  à  se  faire  sentir.  Reprenons  les  choses  d'un  peu  plus 
liaut  pour  nous  rendre  bien  compte  de  cet  événement. 

L'occasion  déterminante  de  la  transformation  philosophique  de 
Victor  Cousin  a  été  l'accusation  de  panthéisme  dirigée  conti'e  lui 
par  la  polémique  catholique  et  contre  laquelle  il  chercha  à  se 
défendre  dans  la  préface  de  1833  (deuxième  édition  des  Fragmens), 
dans  la  préface  de  183 S  (troisième  édition)  et,  dans  la  préface  du 
Rapport  sur  Pascal,  en  1842.  Ce  qu'il  y  a  d'intéressant  à  signaler 
dans  cette  controverse,  c'est  que,  plus  ou  moins  provoquée,  je  le 
reconnais,  par  les  difficultés  de  la  politique  universitaire,  elle  avait 
cependant  dans  le  fond  des  choses  le  mérite  et  l'avantage,  au  point 


136  REVUE   DES   DEUX   MONDES, 

de  vue  philosophique,  de  poser  pour  la  première  fois  en  France  la 
question  panlhéistique. 

Cette  question,  en  efFet,  n'avait  jamais  été  clairement  et  nette- 
ment posée  dans  la  philosophie  française.  Au  xvii^  siècle,  par 
exemple,  on  comprenait  si  peu  la  question  du  panthéisme,  que  Féne- 
lon  combattait,  sous  le  nom  de  spinozisme,  un  système  qui  n'était 
pas  du  tout  celui  de  Spinoza,  et  il  lui  opposait  une  doctrine  qui 
ressemblait  beaucoup  plus  au  spinozisme  que  celle  qu'il  co  nbat- 
tait.  Un  seul  penseur,  à  cette  époque ,  a  bien  va  le  nœud  de  la 
question  :  ce  fut  Mairan,  dans  sa  discussion  avec  Mal-branche,  où 
il  le  presse  de  lui  faire  toucher  au  doigt  la  différence  de  son  sys- 
tème et  de  celui  de  Spinoza.  Mais  cette  correspondance  de  Male- 
branche  et  de  Mairan  èiait  restée  inconnue,  et  assurément,  quoique 
fatigué  et  irriié  des  objections  de  Mairan,  Malehranche  est  mort 
sans  avoir  eu  la  moindre  conscience  de  son  affinité  avec  celui  qu'il 
appelait  «  le  misérable  Spinoza.  »  Au  xvm®  siècle,  ni  Voltaire  ni 
même  Diderot  n'eurent  connaissance  de  la  question  panlhéistique  ; 
on  confondait  alors  le  panthéisme  et  l'athéisme.  Le  mot  de  pan- 
théisme ne  se  trouve  seulement  pas  dans  VEnryclopcdie.  Celte  ques- 
tion est  née  en  Allemagne,  lors  du  grand  débat  de  Jacobi  et  de 
Mendelssohn  sur  le  spinozisme  de  Lessing.  En  France,  au  com- 
mencement de  ce  siècle,  M™®  de  Staël  parlait  de  panthéisme  en 
parlant  des  philosophes  allemands;  mais  le  point  de  vue  panlhéis- 
tique était  absolument  ignoré  de  la  philosophie  française.  Ce  qui 
le  prouve,  c'est  que,  dans  la  controverse  religieuse,  si  variée  et 
si  puissante,  qui  eut  lieu  de  1815  à  183:>,  il  n'est  jamais  fait  allu- 
sion au  panthéisme,  et  le  mot  n'est  pas  même  prononcé.  L'abbé  de 
Lameunais,  le  grand  controversiste  de  l'époque,  ne  parle  que  de 
déisme  et  d'athéisme,  jamais  de  panthéisme. 

Le  principe  panthéistique  a  donc  été  posé  en  France  pour  la  pre- 
mière fois  par  Victor  Cousin  dans  la  préface  de  1S2(3  et  dans  la 
fameuse  proposition  :  «  Dieu,  nature  et  humanité.  »  Ce  fut  sur  le 
sens  de  cette  proposition  que  la  discussion  s'établit  et  que  Victor 
Cousin  fut  amené  peu  à  peu  à  en  corriger  et  même  à  en  retirer  les 
principaux  élémens.  Ce  serait  une  pensée  superficielle  de  ne  voir 
dans  cette  querelle  qu'un  débat  politique  et  la  question  de  se  mettre 
en  règle  avec  un  pouvoir  ombrageux  et  inquiet,  qui  surveillait  avec 
malveillance,  et  au  grand  péril  de  la  philosophie,  l'enseignement 
universitaire.  Non,  il  y  avait  un  problème  philosophique,  cà  savoir 
de  déterminer  avec  le  plus  de  précision  possible  les  rapports  de 
Dieu  et  du  monde,  de  l'infini  et  du  fin  .  Ce  n'est  pas  tout  de  soute- 
nir le  principe  de  l'unité  de  substance  (que  cette  substance  s'ap- 
pelle être,  liberté,  amour,  pensée,  comme  on  voudra);  il  reste 


VICTOR   COUSIN   ET   SON   OEUVRE.  137 

encore  à  savoir  dans  quel  rapport  elle  est  ou  elle  peut  être  avec 
la  personnalité  des  individus.  C'est  à  l'examen  de  ce  problème  que  la 
philosophie  éclectique  fut  occupée  pendant  une  vingtaine  d'années, 
de  ISliO  à  1860.  Cousin,  même  en  reculant  sur  le  terrain  où  il 
s'était  avancé  le  premier,  a  donc  contribué  à  faire  serrer  d'un  peu 
plus  près  l'un  des  plus  difficiles  problèmes  de  la  métaphysique. 

Déjà,  dans  un  article  sur  Xénophane,  en  18-27,  et  plus  tard  dans 
cette  préface  même  de  1833  où  il  déclarait  que  le  système  de  Schel- 
ling  était  le  vrai.  Cousin  s'était  expliqué  sur  le  panthéisme,  et  il 
prétendait  que  sa  philosophie  n'avait  rien  à  voir  avec  ce  système. 
11  répudiait  surtout  de  très  haut,  sous  le  nom  de  panthéisme,  le 
système  saint-simonien.  Suivant  lui,  le  panthéisme  consiste  à  con- 
fondre Dieu  avec  le  monde,  à  faire  un  Univers-Dieu,  tandis  qu'il  avait 
lui-même  toujours  distingué  Dieu  et  le  monde,  tout  en  les  unissant. 
Mais  cette  première  apologie  ne  satisfaisait  nullement  la  critique 
catholique,  et  l'abbé  Gioberti  répondait  que  le  système  dont  Cousin 
se  séparait  ainsi  avec  hauteur  n'était  nullement  le  panthéisme,  mais 
le  matérialisme  et  l'athéisme;  or,  ce  n'était  ni  d'athéisme  ni  de 
matérialisme  que  Cousin  était  accusé,  mais  de  panthéisme;  il  ne  se 
disculpait  donc  qu'en  se  plaçant  hors  de  la  question. 

11  y  avait  dans  cette  réplique  de  Gioberti  une  part  de  vrai  et  une 
part  de  faux.  Sans  doute  le  saint-simonisme  était  un  panthéisme 
matériahste,  mais  ce  n'était  pas  un  athéisme,  loin  de  là.  Le  saint- 
simonisme  était  et  voulait  être  une  religion.  Dans  l'Exposition  de 
la  doctrine  de  Bazard,il  y  a  une  leçon  sur  l'existence  de  Dieu  prou- 
vée par  l'ordre  de  la  nature  et  le  consentement  universel.  Nous 
avons  encore  connu  beaucoup  de  saint-simoniens;  tous  étaient  des 
croyans  aux  aspirations  religieuses  et  nullement  des  athées.  Il  fal- 
lait donc  au  moins  prendre  acte  de  la  rectification  et  de  la  récla- 
mation de  Cousin,  à  savoir  qu'il  n'était  pas  panthéiste  matérialiste, 
qu'il  n'était  pas  partisan  de  la  réhabilitation  de  la  chair,  enfin  qu'il 
ne  divinisait  pas  la  matière.  Mais  ce  que  Gioberti  pouvait  dire  et  ce 
qu'il  disait  avec  raison,  c'est  que  cette  forme  de  panthéisme  n'est 
pas  la  seule  en  philosophie,  qu'elle  en  est  même  une  des  plus 
basses,  et  il  affirmait  qu'il  y  en  a  au  moins  trois  autres,  distinctes 
l'une  de  l'autre;  c'étaient,  disait-il,  le  panthéisme  t'manistique, 
le  panthéisme  idMistique,  et  le  panthéisme  réalistiqur.  Ces  dis- 
tinctions sont  exactes,  mais  elles  peuvent  servir  à  prouver  combien 
il  est  difficile  de  ne  pas  être  panthéiste.  Un  illustre  personnage  de 
notre  temps,  de  l'esprit  le  plus  pénétrant,  feu  M.  le  duc  de  Broglie, 
disait  un  jour  :  «  11  est  plus  facile  de  réfuter  le  panthéisme  que  d'y 
échapper  (1).  »  Cette  pensée,  aussi  spirituelle  que  profonde,  s'est 

(1)  C'est  à  nous-mème  que  ce  mot  a  été  dit. 


138  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

trouvée  vérifiée  par  l'exemple  de  Giobeiti  lui-même.  En  effet, 
dans  la  polémique  qui  s'éleva  plus  tard  en  Italie  entre  Rosmini  et 
Gioberii,  celui-ci  ayant  accusé  Rosmini  de  panthéisme,  Rosmini 
répliqua  par  un  écrit  intitulé  :  Gioberti  et  le  Panthéisme ,  dans 
lequel  il  montra  que  c'est  Gioberti  qui  est  panthéiste  beaucoup  plus 
que  lui-même  ;  et  ils  avaient  tous  deux  raison. 

Pour  en  revenir  aux  trois  formes  de  panthéisme  distinguées  par 
Gioberti,  on  peut  dire  que  le  panthéisme  émanistique  est  repré- 
senté par  l'école  d'Alexandrie,  le  panthéisme  idéalistique  par  l'école 
éléatique,  et  la  panthéisme  réalistique  par  l'école  de  Spinoza.  Dans 
laquelle  de  ces  trois  formes  rentrerait  le  panthéisme  de  Cousin?  Ce 
ne  serait  certainement  pas  dans  la  doctrine  de  l'émanation,  car  il 
n'a  jamais  fait  allusion  à  rien  de  semblable  ;  ce  ne  serait  pas  davan- 
tage le  panthéisme  idéaliste,  car  il  a  toujours  répudié  l'éléatisme;  ce 
ne  pourrait  donc  être  que  le  panthéisme  réaliste  de  Spinoza,  admet- 
tant à  la  fois  la  réalité  de  Dieu  et  du  monde,  et  les  unissant  par  un 
lien  indissoluble.  Cependant,  Cousin,  dans  cette  même  préface  de 
1833,  essayait  de  se  distinguer  de  Spinoza  en  disant  que  le  Dieu  de 
Spinoza  est  substance  mais  qu'il  n'est  pas  cause,  tandis  que  Dieu 
tel  qu'il  le  concevait  lui-même  était  à  la  fois  substance  et  cause; 
Mais  Gioberti  ne  se  rendait  pas  à  cette  explication  et  il  y  répondait 
en  distinguant  encore  deux  sortes  de  panthéisme  réaliste  :  l'un  qui 
considère  les  attributs  et  les  modes  comme  éternels  en  Dieu  ; 
l'autre  qui  les  considère  comme  des  productions  de  Dieu,  cette  der- 
nière forme  étant  celle  qui  caractérisait  la  doctrine  de  Cousin. 

Dans  la  préface  de  1838  (3^  édition  des  Fragmens),  Yictor  Cousin 
revient  encore  sur  cette  question  du  panthéisme,  et  il  cherche  de  nou- 
velles explications.  S'il  a  parlé  d'unité  de  substance,  dit-il,  il  ne  l'a 
fait  qu'accidentellement  et  par  hyperbole;  il  a  voulu  simplement 
accentuer  la  différence  de  l'être  absolu  et  de  l'être  relatif  ;  il  a  voulu 
dire  qu'à  proprement  parler.  Dieu  est  le  seul  être  qui  mérite  ce 
nom;  et  «  qu'en  face  de  Têtre  absolu  et  infini,  les  substances  finies 
sont  bien  près  de  ressembler  à  des  phénomènes  ;  »  les  platoniciens' 
et  les  pères  de  l'église  avaient  souvent  eux-mêmes  employé  un 
pareil  langage.  Il  est  à  remarquer  que,  du  temps  même  de  Spi- 
noza, Bayle  nous  rapporte  une  justilicaiion  semblable  donnée  par 
certains  spinozistes,  et  il  démêlait  avec  sa  sagacité  pénétrante  et 
subtile  l'équivoque  contenue  dans  cette  apologie  (Ij.  II  est  douteux 
également  que  l'explication  atténuante,  proposée  ici  par  Victor  Cou- 
sin, put  s'appliquer  à  tous  les  passages  incriminés.  Sans  doute,  au 
point  de  vue  d'un  platonisme  un  peu  exalté,  on  peut  bien  dire  que 
le  monde  n'est  rien  par  rapport  à  Dieu;  mais,  en  dehors  du  pan- 

(1)  Dictionnaire,  article  Spinoza,  note  D  D. 


VICTOR   COUSIN    ET    SON    OEUVRE.  139 

théisme,  on  ne  peut  pas  dire  que  Dieu  lui-même  n'existerait  pas 
sans  le  monde  :  or  c'était  là  ce  qu'avait  dit  Cousin  :  «  Un  Dieu 
sans  monde  est  aussi  incompréhensible  qu'un  monde  sans  Dieu.  » 
Et  aill.^urs  :  «  Si  Dieu  n'est  pas  tout,  il  n'est  rien.  »  Cousin  était 
plus  heureux  lorsqu'il  soutenait  que  sa  doctrine  morale  et  politique 
sur  la  personnalité  humaine  était  exclusive  du  panthéisme.  «  Si 
le  moi  est  une  force  libre,  comment  serait- il  une  modification  de 
l'absolu?  »  C'était  mettre  le  doigt  sur  le  point  vif  de  la  question. 
Comment  concilier  avec  le  panthéisme  de  Schelling  et  de  Hegel 
la  doctrine  kantienne  de  la  valeur  absolue  de  la  personne  humaine? 
Cette  difficulté  est  telle  que  certaines  écoles,  pour  sauver  la  liberté 
humaine,  se  croient  obligées  d'écarter  non-stulement  le  pan- 
théisme, mais  le  théisme  même.  Sans  aller  jusque-là,  peut-on 
cependant  reconnaître  la  personnalité  humaine  sans  reconnaître  par 
là  une  limite  à  l'identification  des  deux  forces,  c'est-à-dire  au  pan- 
théisme? Restait  la  doctrine  de  la  création  nécessaire,  que  Victor 
Cousin,  toujours  dans  cette  même  préface,  essayait  d'expliquer 
dans  un  sens  non  panthéistique.  En  parlant  de  création  nécessaire, 
il  aurait  simplement  voulu  dire  que  Dieu  agit  conformément  à  son 
essence.  Or  Dieu  étant  toujours  en  acte,  et  cela  même  étant  son 
essence,  il  est  essentiellement  créateur.  Une  puissance  essentielle- 
ment créatrice  n'a  pas  pu  ne  pas  créer,  de  même  qu'une  puissance 
essentiellement  intelligente  ne  peut  pas  ne  pas  penser.  Cette  explica- 
tion ne  levait  pas  beaucoup  la  difficulté;  car  entre  une  création  néces- 
saire et  une  création  essentielle  il  n'y  a  pas  grande  difiérence. 

En  résumé,  jusqu'en  1838,  les  explications  proposées  étaient  plu- 
tôt des  réserves  et  des  atténuations  que  des  rétractations  véritables 
du  fond  de  la  doctrine.  Il  faut  arriver  jusqu'en  18Zi2  pour  saisir  le 
point  précis  de  la  transformation  philosophique  que  nous  avons  indi- 
quée. Sei  aient-ce  les  deux  écrits  ihéologiques  que  nous  avons  signa- 
lés plus  haut,  celui  de  l'abbé  Maret,  ou  celui  de  l'abbé  Giobert, 
(18Â0j,  qui  auraient  décidé  la  crise  de  réaction  qui  commence  à  cette 
époque?  Est-ce  la  campagne  ouverte  alors  par  le  clergé  contre  l'uni- 
versité qui  a  déterminé  cette  volte-face  décisive?  Cela  est  possible  et 
même  probable.  Suivons  cependant  les  phases  de  cette  nouvelle 
évolution.  C'est  en  1842,  disons-nous,  dans  la  première  préface  de 
son  Rapport  sur  les  Pensées  de  Pascal,  que  Cousin  sacrifie  déci- 
dément le  panthéisme  de  Hegel  au  théisme  de  Descartes  et  de 
Leibniz.  Dans  cette  préface,  il  s'explique  encore  une  fois  sur  le  pan- 
théisme et  sur  la  création  nécessaire.  Sur  le  premier  point,  il  dit 
que,  dans  tous  les  passages  où  il  avait  paru  confondre  Dieu  avec  le 
monde,  il  avait  voulu  dire  simplement  que  Dieu  n'est  pas  absent  du 
monde,  qu'il  s'y  est  manifesté,  qu'il  y  est  a*une  manière  obscure 
dans  la  nature,  d'une  manière  plus  claire  et  plus  distincte  dans 


140  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

l'âme  humaine  :  d'où  il  suivrait  que  ce  qu'on  appelait  alors  le  pan- 
théisme de  M.  Cousin  n'aurait  été  en  réalité  que  la  doctrine  toute 
chrétienne  de  la  Providence.  Sur  la  nécessité  de  la  création,  il  dis- 
tinguait avec  Leibniz  une  nécessité  physique  et  une  nécessité  morale; 
il  consentait  même  à  retirer  cette  expression  de  nécessité  et  de  la 
remplacer  par  la  convenance-,  en  un  mot,  il  se  réfugiait  dans  l'opti- 
misme de  Leibniz. 

En  même  temps  qu'il  expliquait  dans  le  sens  théiste  toutes  les 
propositions  panihéistiques  de  ses  premiers  écrits,  il  essayait,  par 
une  interprétation  analogue,  de  couvrir  et  de  disculper  ce  qui  avait 
paru  agressif  à  la  religion  chrétienne  dans  plusieurs  passages  de  ses 
ouvrages.  Il  affectait  de  croire  que  l'opposition  de  ses  adversaires 
n'était  autre  que  celle  de  l'école  ultramontaine  et  traditionaliste, 
ennemie  exagérée  de  la  raison  naturelle.  Il  opposait  à  la  doctrine 
de  l'abbé  de  Lamennais,  qui  niait  toute  philosophie,  la  doctrine  tra- 
ditionnelle de  l'église  chrétienne,  qui  avait  toujours  distingué  la  rai- 
son et  la  foi,  et  qui  avait  toujours  reconnu  la  première  comme 
légitime  dans  son  domaine  et  dans  ses  limites.  Il  essayait  de  faire 
croire  qu'il  n'avait  jamais  été  au-delà  de  cette  distinction  et  que 
lorsqu'il  avait  dit  que  la  philosophie  doit  éclairer  la  foi,  c'était  dans 
le  sens  des  grands  théologiens  chrétiens,  qui  avaient  toujours  essayé 
de  rendre  intelligibles  les  mystères  par  quelque  analogie  avec  la 
raison  :  fides  quœrens  intellectum. 

Cette  Préface  de  Pascal  est  la  véritable  déclaration  de  principes 
du  nouvel  éclectisme.  A  partir  de  ce  moment  jusqu'à  sa  mort, 
Cousin  n'a  fait  que  l'affirmer  de  plus  en  plus.  Cependant,  il  est  vrai 
de  dire  que  ses  principales  déclarations  en  ce  sens  datent  surtout  de 
1853,  c'est-à-dire  de  la  troisième  édition  ^m  Vrai,  du  Beau  et  du 
Bien.  La  préface  de  Pascal  avait  un  instant  éveillé  les  espérances 
des  catholiques;  mais  nous  voyons  par  la  traduction  de  Gioberti  en 
1847  par  l'abbé  Tourneur  que  ces  espérances  n'avaient  pas  paru 
suffisamment  réalisées.  Même  la  première  édition  du  Vrai,  du  Beau 
et  du  Bien,  en  1846,  quoique  déjà  singulièrement  modiliée,  avait 
encore  paru  assez  hétérodoxe.  La  critique  du  mysticisme  avait  été 
attaquée  comme  une  critique  du  christianisme.  Ou  y  parlait  encore 
de  la  doctrine  de  la  chute  comme  d'un  mythe.  C'est  surtout  dans 
l'édition  de  1853,  et  dans  la  préface  de  cette  édition,  que  l'on  vit 
hautement  déclaré  le  désir  de  s'entendre  avec  la  religion  pour  la 
défense  des  grandes  vérités  morales  et  religieuses  (1). 

Sans  vouloir  suivre  dans  le  détail  l'histoire  des  remaniemens,  cor- 
rections, rétractations  de  Yictor  Cousin,  prenons  la  question  de  plus 

(t)  Voir  aussi  la  fin  de  la  16"  leçon,  qui  a  été  également  ajoutée  dans  cette  édition 
de  1853. 


VICTOR   COUSIN   ET   SON   OEUVRE.  lAl 

haut  et  demandons-nous  d'une  part  ce  qu'il  pouvait  y  avoir  de  légi- 
time et  de  fondé  dans  cette  évolution  de  la  philosophie  de  Victor 
Cousin  et  aussi  ce  qu'elle  a  eu  de  factice  et  même  de  funeste  pour 
sa  gloire  et  pour  sa  cause.  En  principe,  le  retour  du  panthéisme  au 
théisme  n'avait  rien  que  de  légitime  en  soi,  même  philosophique- 
ment, môme  scientifiquement,  et  Victor  Cousin  eût  pu  facilement 
justifier  sa  nouvelle  philosophie  sans  avoir  besoin  de  toutes  les  petites 
adresses^  de  toutes  les  petites  ruses  qu'il  a  employées  pour  faire 
croire  qu'il  avait  toujours  pensé  la  même  chose.  Toutes  ces  adresses, 
n'ayant  jamais  trompé  personne,  ont  porté  le  plus  grand  préjudice  à 
la  doctrine  elle-même.  IN'eût-il  pas  mieux  fait  de  dire,  par  exemple,  que 
lorsqu'il  avait  exposé  sa  première  philosophie,  la  question  panthéis- 
tique  n'était  pas  posée  et  qu'elle  ne  l'a  été  que  par  cette  philosophie 
même?  En  18'28,  la  question  n'existait  pas,  ou  elle  était  tout  autre.  Il 
ne  s'agissait  pas  de  savoir  si  l'on  croirait  ou  non  au  Dieu  personnel, 
mais  si  l'idée  de  Dieu  elle-même  rentrerait  ou  non  en  philoso- 
phie. Quel  spiritualiste  aujourd'hui  n'accepterait  pas  l'alliance  du 
panthéisme  contre  le  matériahsme  et  le  positivisme?  Or,  à  cette 
époque,  il  ne  s'agissait  pas  d'alliance  avec  le  panthéisme;  car  on 
ne  savait  pas  même  ce  que  c'était  ;  les  limites  et  les  distinctions 
n'étaient  pas  posées  et  ne  l'ont  été  que  plus  tard  par  la  controverse 
elle-même.  L'idée  de  Dieu  avait  été  écartée  de  la  science  par  le 
matérialisme  et  l'idéologie  du  xviii*  siècle.  Le  plus  pressé  était  de 
l'y  faire  rentrer  :  il  n'y  avait  pas  à  chicaner  sur  les  conditions.  La 
conception  panthéistique  pouvait  même  tout  d'abord  sériuire  par 
l'avantage  de  réconcilier  et  d'embrasser  à  la  fois  le  spiritualisme  et 
le  matérialisme,  la  philosophie  du  xviii^  siècle  et  celle  du  xvii^ 

Mais  il  faut  le  dire,  en  ISliO,  ces  espérances  avaient  été  en  grande 
partie  déçues.  Le  panthéisme  en  France,  avec  le  saint-simonisme, 
était  retourné  au  matérialisme,  et  une  révolution  analogue  avait 
eu  lieu  en  Allemagne.  Tant  que  Hegel  avait  vécu,  son  grand  esprit 
avait  maintenu  l'équilibre  entre  les  deux  élémens  dont  se  compose 
toute  philosophie  panthéiste;  mais,  lui  mort,  ces  deux  élémens 
s'étaient  violemment  séparés.  La  gauche  hégélienne  avait  été  de 
plus  en  plus  entraînée  dans  la  voie  du  naturalisme.  On  sait  que, 
dans  la  philosophie  de  Hegel,  l'Idée  ou  principe  suprême  passait 
par  trois  momens  :  l'Idée  en  soi  (Logic|ue)  ;  l'Idée  hors  de  soi  (Phi- 
losophie de  la  nature)  ;  et  l'Idée  en  soi  et  pour  soi  (Philosophie  de 
l'Esprit).  Or  la  gauche  hégélienne  supprimait  la  première  phase,  à 
savoir  la  logique.  Elle  faisait  pour  la  philosophie  de  Hegel  ce  que 
Straton,  de  Lampsaque,  avait  fait  pour  la  philosophie  d'Aristote  : 
elle  absorbait  la  métaphysique  dans  la  physique  (I).  Par  réaction, 

(I)  Ravaisson,  Essai  sw  la  Métaphysique  d'Aristote,  t.  ii,  p.  27  :  «  De  môme,  dans 
l'école  péripatéticienne,  U  métaphysique  se  rapprocha  peu  à  peu  de  la  physique. 


1A2  REVDt   DES  DEUX  MONDES. 

la  droite  hégélienne  revenait  de  plus  en  plus  au  spiritualisme.  Non- 
seulement,  ces  divisions  avaient  lieu  dans  l'école  hégélienne  ;  mais 
le  grand  créateur  de  la  philosophie  de  la  nature,  Schelling,  faisait 
sur  lui-même  une  révolution  analogue,  et  il  revenait,  lui  aussi,  à 
une  sorte  de  philosophie  chrétienne.  Je  ne  compare  que  les  direc- 
tions, et  non  le  fond  des  choses:  car  la  dernière  philosophie  de 
Schelling  est  encore  pleine  de  vues  profondes  et  originales,  tandis 
que  Cousin  a  modifié  la  sienne  dans  un  sens  exclusivement  popu- 
laire, et  sans  y  introduire  aucunes  vues  nouvelles  :  mais  je  ne 
parie  que  du  bien-fondé  de  la  révolution  en  elle-même.  Plus  Cou- 
sin vieillissait,  plus  le  mouvement  matérialiste  et  athée  qu'il  avait 
combattu  dans  sa  jeunesse  reparaissait  avec  puissance  et  violence. 
Les  idées  allemandes,  qu'il  avait  lui-même  contribué  à  introduire, 
se  retournaient  contre  la  pensée  spiritualiste ,  idéaliste ,  platoni- 
cienne, qui  avait  été  et  est  restée  l'âme  de  sa  philosophie.  Un  des 
premiers,  il  avait  deviné  et  dénoncé  à  ses  amis  ce  qui  allait  arri- 
ver :  «  11  se  prépare,  disait-il  à  M.  de  Rémusat  en  1850,  un  grand 
mouvement  athée  en  Europe.  »  C'est  contre  ce  mouvement  athée 
que,  suivant  l'une  des  lois  les  plus  connues  de  la  mécanique  des 
idées,  il  se  rejeta  dans  la  réaction  philosophique.  Qu'eût  fait  Hegel 
s'il  avait  lui-même  assisté  à  ce  mouvement?  Qu'vûl-il  dit  de  la 
métaphysique  de  Feuerbach,  de  Schopenhauer  et  de  Bachner? 
Qu'eùt-il  dit  de  la  théologie  du  docteur  Strauss? 

Sans  doute,  comme  nous  le  dirons,  cette  philosophie  de  plus  en 
plus  populaire  et  littéraire  ne  pouvait  guère  lutter  avec  avantage  • 
contre  l'envahissement  d'une  philosophie  armée  de  tant  de  forces 
nouvelles.  Mais  c'est  là  une  question  de  forme  plus  que  de  fond. 
La  vraie  question,  au  poini  de  vue  philosophique,  était  de  savoir  si 
l'on  pouvait  s'en  tenir  à  un  panthéisme  vague  qui  se  dissolvait  de 
toutes  parts  en  Allemagne,  si  le  moment  n'était  pas  venu  de  rentrer 
dans  la  philosophie;  nationale,  de  remonter  jusqu'à  la  source  de  la 
philosophie  française,  en  un  mot,  de  revenir  à  la  philosophie  de 
Descartes.  C'était,  dira-t-on,un  recul;  mais  souvent, en  philosophie, 
le  recul  est  un  progrès.  N'avons-nous  pas  aujourd'hui  un  néo-kan- 
tisme? pourquoi  n'y  aurait-il  pas  eu  en  1SI\0  un  néo-cartésianisme? 
La  première  philosophie  de  Cousin,  inclinant  vers  le  panthéisme, 
laissait  indécise  la  question  des  limites  du  Créateur  et  de  la  créa- 
ture. Absorberait-on  Dieu  dans  l'homme  ou  l'homme  eu  Dieu?  Le 
premier  n'eût  été  que  l'athéisme;  le  second  le  mysticisme.  Or 

quoique  par  une  lente  dégradation.  Peu  à  peu,  Tidée  d'un  principe  suprême  consistant 
tout  entier  dans  la  pensée  s'éloigne  et  s'amoindrit,  laissai)t  le  monde  naturel  subsister 
et  se  soutenir  de  plus  en  plus  par  lui-môme.  En  même  temps,  Pidée  de  la  nature  gagna 
peu  à  peu  en  force  et  eu  profondeur,  et  la  physique  s'enricliit  insensiblement  de  la 
substance  do  la  métaphysique.  » 


VICTOR   COUSIN  ET   SON  OEUVRE.  143 

Cousin  n'avait  jamais  été  ni  athée  ni  mystique,  et  il  ne  voulait  être 
ni  l'un  ni  l'autre.  Mais,  du  moment  qu'on  n'absorbe  ni  Dieu  dans 
l'homme,  ni  l'homme  en  Dieu,  quels  que  soient  d'ailleurs  les  rap- 
ports indéterminés  que  l'on  laisse  entre  l'un  et  l'autre,  le  pan- 
théisme se  rapproche  du  théisme  et  même  sera  porté  à  en  prendre 
de  plus  en  plus  la  forme  et  les  formules.  Que  plus  tard,  sous  l'in- 
fluence de  faits  nouveaux  et  de  circonstances  différentes,  la  philo- 
sophie ait  pu  être  appelée  à  prendre  des  formes  nouvelles  que  nous 
n'avons  pas  à  juger  ici,  cela  est  possible,  et  nous  ne  voulons  sou- 
lever aucune  polémique  contemporaine.  Mais  qu'alors,  dans  la 
dissolution  universelle  qui  partout  tournait  au  profit  de  l'athéisme, 
il  y  eût  lieu  à  un  retour  à  la  philosophie  de  Descartes,  renouvelée 
à  l'aide  de  Leibniz  et  de  Biran,  c'est  ce  qui  me  paraît  encore  aujour- 
d'hui parfaitement  fondé.  Cette  nouvelle  forme  de  l'éclectisme  eut 
surtout  pour  interprètes  les  élèves  de  Cousin  :  Saisset,  Jules  Simon, 
Franck,  Bouillier,  Bersot;  et  Cousin  lui-même,  de  plus  en  plus 
loin  des  choses,  fut  souvent,  si  j'ose  dire,  l'élève  de  ses  élèves, 
Mai-^,  sans  distinguer  la  part  de  chacun,  nous  affirmons  que  ce  mou- 
vement était  légitime,  répondait  à  la  situation,  n'engageait  nulle- 
ment l'avenir;  c'était  une  philosophie  de  recueillement  et  d'obser- 
vation et  non  une  rétractation  humiliante  du  passé. 

Néanmoins,  tout  en  considérant  comme  légitime  et  fondée  en  soi 
l'espèce  de  rupture  de  Cousin  avec  lui  même  et  tout  en  rappe- 
lant quelque  chose  d'analogue  chez  les  plus  grands  penseurs  de 
notre  siècle  :  chez  Fichte,  accusé  d'athéisme  en  1796  et  finissant  par 
le  mysticisme;  chez  Schelling  passant,  nous  l'avons  dit,  du  pan- 
théisme au  néo -christianisme;  chez  Biran,  du  stoïcisme  au  quié- 
tisme  ;  chez  Cabanis ,  passant  du  matérialisme  de  son  premier 
ouvrage  au  théisme  de  la  Lettre  à  Fauricl;  —  malgré,  dis-je, 
tous  ces  exemples,  nous  sommes  obligé  cependant  de  leconnaître 
que  la  forme  donnée  par  Cousin  à  sa  dernière  philosophie  a  été 
plus  préjudiciable  qn'utile  et  a  été  une  raison  de  faiblesse  et  de 
recul  pour  la  cause  même  qu'il  voulait  servir. 

Lorsque  Victor  Cousin  commença  la  réforme  de  sa  philosophie,  il 
était  éloigné  de  la  science  pure  depuis  une  dizaine  d'années  par 
deux  circonstances  différentes  :  d'abord,  son  rôle  d'administrateur, 
de  directeur  de  l'enseignement  philosophique,  rôle  plus  ou  moins 
lié  à  la  politique;  en  second  lieu,  son  goût  de  plus  en  plus  vif 
pour  la  littérature  et  pour  la  langue  littéraire.  Or  la  métaphysique 
a  beau  avoir  des  rapports  très  étroits  avec  la  vie,  avec  les  besoins 
légitimes  de  l'âme,  et  trouver  son  appui  dans  les  instincts  naturels 
del'honmie,  elle  n'en  est  pas  moins  en  elle-même  une  science  et 
une  science  des  plusdilliciles,  que  non-seulement  il  faut  apprendre, 
mais  qu'il  faut  cultiver  sous  peine  de  ne  plus  être  au  courant  des 


ilik  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

choses,  de  ne  plus  connaître  les  questions,  de  négliger  les  difficultés 
les  plus  graves  et  de  tout  confondre  dans  des  généralités  de  plus 
en  plus  vagues.  L'esprit  des  affaires  est  incompatible  avec  les  pré- 
cisions philosophiques  :  première  raison  d'affaiblissement  pour  la 
science  pure.  Absorbé  par  une  autre  entreprise  que  nous  avons 
expliquée  en  détail  et  qui  était  elle-même  de  la  plus  haute  impor- 
tance :  la  création  d'un  grand  enseignement  philosophique,  Victor 
Cousin  s'était,  de  plus  en  plus,  éloigné  de  la  science  technique. 
D'un  autre  côté,  la  littérature  a  sans  doute  ses  précisions;  mais 
elles  ne  sont  pas  les  mêmes  que  celles  de  la  philosophie.  Les 
scrupules  et  les  délicatesses  de  l'écrivain  littérateur  s'accommodent 
peu  des  nécessités  techniques  de  la  science.  Cousin,  relisant  ses 
premières  leçons,  les  trouvait  barbares,  insupportables,  incompré- 
hensibles; elles  le  rebutaient,  et  avec  raison,  car  aujourd'hui  encore 
elles  ne  nous  intéressent  qu'à  titre  de  documens  et  comme  moyens 
de  reconstruction  d'une  philosophie  oubliée.  Par  ces  diverses  raisons, 
la  philosophie  de  Cousin,  dans  sa  seconde  phase,  devait  prendre  une 
forme  toute  populaire.  En  ce  genre,  sans  doute,  cette  philosophie  a 
encore  une  sérieuse  valeur;  et  le  livre  du  Vrai,  du  Beau  et  du  Bien 
sous  sa  forme  dernière,  restera  dans  notre  littérature  comme  le 
monument  le  plus  noble  et  le  plus  élégant  de  l'idéalisme  platonicien 
mis  à  la  portée  du  vulgaire.  Mais,  en  même  temps,  on  ne  peut  nier 
qu'eu  donnant  cette  forme  au  spiritualisme,  on  lui  donnait  en  appa- 
rence une  forme  de  lieu-commun  populaire,  de  plus  en  plus  contraire 
à  l'esprit  nouveau  qui  éclatait  alors.  Ce  que  Cousin  n'a  pas  du  tout 
compris  dans  le  mouvement  qu'il  vit  se  former  autour  de  lui  et 
contre  lui  à  la  fin  de  sa  vie,  c'était  le  besoin  scientifique,  le  besoin 
d'appliquer  à  la  philosophie  le  même  esprit  de  désintéressement 
abstrait  que  l'on  apporte  dans  toutes  les  autres  sciences,  de  cher- 
cher la  vérité  pour  elle-même,  abstraction  faite  de  son  utilité  morale 
ou  sociale.  En  donnant  au  spiritualisme  la  forme  d'une  prédication 
oratoire,  il  lui  donnait  la  forme  antiscientifique  précisément  au 
moment  où  l'esprit  scientifique  devenait  un  besoin  plus  impérieux  ; 
en  cela ,  il  tournait  le  dos  à  l'esprit  du  temps.  Ses  appels  éternels 
au  sens  commun  étaient  ce  qui  compromettait  le  plus  les  doctrines 
qu'il  voulait  défendre.  L'idée  d'une  humanité  inspirée,  qui  avait  été 
l'idée  de  Vico  et  de  Schelling  et  que  lui-même  avait  exprimée  tant 
de  fois  avec  éloquence,  était  devenue  en  s'appauvrissant  de  plus  en 
plus  un  appel  banal  au  sens  commun  vulgaire;  et  Cousin  retour- 
nait à  la  philosophie  de  Reid,  qu'il  avait  lui-même  autrefois  si  hau- 
tement dédaignée.  La  liberté  de  la  science,  la  liberté  de  l'esprit 
non-seulement  à  l'égard  des  dogmes  révélés,  mais  à  l'égard  de  tout 
dogmatisme,  est  un  besoin  légitime  en  philosophie  et  est  même  le 
besoin  philosophique  par  excellence.  Cette  liberté  paraissait  proscrite 


YICTOR    COUSIN   ET    SON   (ŒUVRE,  Mlb 

par  le  nouvel  éclectisme.  Le  droit,  je  dis  plus ,  le  devoir  philoso- 
phique par  excellence,  suivant  Descartes,  de  ne  rien  accepter  que 
sur  l'évidence,  c'est-à-dire  après  examen  critique  et  dans  tous  les 
sens,  était  ou  paraissait  sacrifié  à  un  besoin  tout  pratique  de  se 
mettre  d'accord  avec  l'opinion  commune.  On  fournissait  ainsi  aux 
adversaires  une  arme  facile  dont  ils  ont  usé  et  abusé  jusqu'à  satiété; 
on  leur  donnait  en  apparence  le  droit  d'opposer  le  spiritualisme  à 
la  science;  ce  qui,  dans  un  temps  oii  la  science  elle-même  allait 
devenir  à  son  tour  une  sorte  de  religion,  était  préparer  au  spiritua- 
lisme les  plus  fâcheuses  épreuves. 

11  en  était  de  même  de  la  tentative  exagérée  de  mettre  d'accord 
la  philosophie  et  la  religion.  Victor  Cousin  avait  raison  sans  doute, 
au  point  de  vue  pratique,  de  chercher  un  terrain  commun  sur 
lequel  les  deux  puissances  pussent  s'entendre,  et  la  distinction  du 
naturel  et  du  surnaturel  est,  en  effet,  la  vraie  base  sur  laquelle, 
sans  attenter  à  la  liberté  de  conscience,  on  peut  fonder  un  ensei- 
gnement neutre  et  laïque;  car  l'église  elle-même,  en  admettant  cette 
distinction,  n'a  rien  à  objecter  théologiquement  contre  un  ensei- 
gnement philosophique  purement  rationnel,  pourvu  qu'il  ne  soit 
pas  agressif  contre  l'église.  Mais  de  cette  règle  pratique  faire  une 
sorte  de  règle  théorique,  interdire  à  la  philosophie  comme  science 
ce  qui  n'est  défendu  qu'à  la  philosophie  enseignante,  chercher  sur- 
tout, et  avec  une  préférence  affectée,  l'expression  vraie  du  spiri- 
tualisme dans  les  philosophes  chrétiens,  sans  faire  jamais,  à  la 
vérité,  acte  d'adhésion  explicite  au  dogme,  mais  en  exprimant  tou- 
jours le  désir  qu'il  ne  fût  pas  touché  au  dogme,  c'était  donner  à  la 
philosophie  l'apparence  d'une  auxihaire  de  la  religion,  c'était 
autoriser  l'accusation  de  vouloir  fonder  une  orthodoxie  laïque, 
sorte  de  vestibule  de  l'orthodoxie  religieuse.  Or  une  telle  entre- 
prise, au  moment  même  où  l'orthodoxie  religieuse  elle-même  deve- 
nait de  plus  en  plus  étroite,  où  l'église  manifestait  l'intention  évi- 
dente de  ressaisir  la  société,  où  elle  éliminait  successivement  de 
son  sein  tous  les  élémens  libéraux,  où,  réactionnaire  sur  elle-même, 
elle  rétrogradait  non-seulement  au-delà  de  Lacordaire  et  de  Monta- 
lembert,  mais  au-delà  de  Bossuet  et  de  Descartes,  toutes  ces  con- 
cessions autorisaient  les  adversaires  à  confondre  sous  le  même  nom 
d'orthodoxie  et  le  spiritualisme  et  le  cléricalisme  le  plus  absurde. 
C'était  faire  les  affaires  des  adversaires  de  tout  spiritualisme.  Quelle 
est,  en  effet ,  la  tactique  de  ceux-ci  ?  C'est  d'éliminer  du  terrain 
philosophique  et  scientifique  le  spiritualisme  lui-même  comme 
une  branche  de  l'orthodoxie  religieuse;  c'est  de  lui  ôler  les  droits  et 
les  titres  d'une  philosophie;  c'est  de  le  confondre  avec  les  adver- 
saires éclairés  ou  non  de  toute  libre  pensée  et,  en  particulier,  avec 

TOME  LXII.  —   1884.  10 


146  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ceux  pour  qui  la  pensée  en  elle-même  n'a  aucune  valeur,  et  qui  ne 
voient  dans  les  philnsophies  diverses  que  des  formes  de  la  lutte 
sociale  et  politique.  En  un  mot,  dans  un  temps  où  l'esprit  critique 
devenait  de  plus  en  plus  exigeant,  c'était  travailler  à  rebours  que 
de  résumer  la  philosophie  dans  quelques  affirmations  vagues  et 
toujours  les  mêmes,  sous  une  forme  qui  n'était  pas  très  éloignée 
de  k  prédication. 

Nous  avons  vu  de  nos  Jours  les  conséquences  de  cette  erreur  de 
Victor  Cousin.  On  l'a  pris  au  mot;  on  n'a  plus  va  dans  sa  philoso- 
phie que  ce  qu'il  avait  voulu  y  mettre.  Le  grand  rôle  initiateur  et 
promoteur  par  lequel  il  avait  débuté  dans  la  carrière  fut  oublié, 
mécoonu,  comme  il  l'avait  voulu  lui-même.  Ses  livres,  sans  cesse 
remaniés  et  affadis,  n'ont  plus  été  connus  que  par  les  pâles  exem- 
plaires qu'il  avait  substitués  aux  fières  et  énergiques  esquisses  de 
sa  jeunesse.  Il  a  voulu  faire  disparaître  toutes  les  traces  de  haute 
pensée  qui  avaient  remué  ses  contemporains,  et  il  y  a  réussi.  Il  est 
la  première  cause  de  l'injustice  et  de  l'ingratitude  des  générations 
nouvelles;  mais,  ce  qui  est  plus  grave,  c'est  que  cette  erreur  n'a  pas 
seulement  nui  à  lui-même,  elle  a  pesé  sur  son  école  et  sur  le  fond 
même  de  sa  philosophie.  Tous  ceux  qui  l'ont  suivi  ont  eu  à  se  défendre 
contre  cette  accusation  d'orthodoxie  et  de  lieu-commun  qu'il  avait 
imprudemment  attirée  contre  sa  doctrine.  Restituer  au  spiritualisme 
sa  part  et  sa  f>lace  dans  la  libre  pensée,  le  faire  rentrer  dans  le  giron 
de  la  philosophie  au  même  titre  que  toute  autre  doctrine,  le  déli- 
vrer de  tout  patronage  artificiel  et  de  toute  complicité  réaction- 
naire, lui  ôter  l'apparence  d'uni  parti-pris,  le  récoucilier  avec  le 
libre  examen,  la  critique,  l'esprit  nouveau,  telle  est  l'œuvre  ingrate 
et  pénible  à  laquelle  notre  illustre  maître  nous  a  condamnés  et 
sans  laquelle  notre  philosophie  aurait  continué  d'être  considérée 
comme  une  anrilhi  theologiœ.  Eui  rompant,  pour  not7fe  part,  avec 
cette  tradition  d'orthodoxie  réactionnaire,  nous  avons  toujours  cru 
consulter  le  véritable  intérêt  de  la  philosophie  spiritiualiste,  et  nous 
sommes  resté  fidèle  à  l'esprit  môme  de  Cousin,  à  sa  grandie  époque, 
lorsqu'il  disait  :  «.  La  philosophie  est  la  lumière  des  lumières,  l'au- 
torité des  aïitorités.  » 

Au  reste,  nous  sommes  loin  de  penser  que  le  spiritualisme  carté- 
sien soit  le  dernier  mot  de  la  pensé*  humaine;  même  remanié  à 
l'aide  des;  idées  de  Leibniz  et  de  Maine  de  Biran,  il  laisse  encore 
bien  des  questions  ouvertes  et  bien  des  points  obscurs  qui  nous 
empêchent  d'être  co>mp]ètement  satisfait»  Nous  ne  pouvons  pas 
ei'oire  que  le  grand  mouvement  allemand  de  Kant  à  Heg-el  se  soit 
produit  en  vain  et  soit  absolument  vide  de  sens;  il  serait  aussi  bien 
étrange  que  la  prodigieuse  revendication  qui  s'est  élevée  de  toutes 
parts  en  Europe  au  nom  de  l'expérimentalisme  ne  fût  qu'une  insur- 


VICTOR   COUSIN   ET   SON   OEUVRE.  147 

rection  superficielle,  une  révolution  sans  portée.  Quel  champ  ouvert 
encore  à  la  philosophie  de  l'avenir  !  Sans  renier  aucune  de  ses 
convictions,  on  peut  admettre  ingénument  que  le  monde  ne  finit 
pas  avec  nous.  Ce  n'est  donc  nullement  dans  la  pensée  d'enrayer  le 
travail  puissant,  quoique  confus,  de  la  pensée  actuelle  (entreprise 
d'ailleurs  aussi  inutile  qu'absurde);  ce  n'est  pas  par  lassitude  d'une 
pensée  vieillie  que  nous  avons  cru  devoir  réclamer  les  droits  du 
passé.  C'est,  au  contraire,  parce  que  nous  avons  une  foi  profonde  et 
de  plus  en  plus  vive  en  la  philosophie,  que  nous  avons  voulu  que 
justice  fût  rendue  à  tout  le  monde,  et  surtout  au  principal  maître 
de  la  culture  philosophique  de  notre  siècle. 

III. 

Victor  Cousin  n'a  pas  été  seulement  un  philosophe;  il  a  été  aussi 
un  littérateur.  Quelques-uns  même  disent  qu'il  n'a  été  que  cela. 
On  peut  apprécier  la  valeur  de  ce  jugement  après  la  longue  étude 
à  laquelle  nous  nous  sommes  livré.  Ce  qui  est  certain,  c'est  le 
goût  et  le  talent  de  Cousin  pour  la  littérature  prop-rement  dite.  Il 
avait  fait  de  brillantes  études  littéraires.  A  sa  sortie  de  l'École  nor- 
male, il  était  resté  deux  ans  le  répétiteur  de  Yillemain,  dont  il  avait 
été  l'élève.  Devenu  suppléant  de  Royer-CoUard ,  il  se  livra  alors 
exclusivement  à  la  philosophie,  et  nous  ne  l'avons  vu  faire  aucune 
diversion  à  ces  études  pendant  les  quinze  années  de  la  restaura- 
tion. Il  en  fut  de  même  dans  les  premières  années  du  règne  de 
Louis-Philippe.  Son  premier  essai  dans  la  pure  littérature  fut  son 
écrit  sur  Santa-Rosa,  en  1838,  le  premier  travail  qu'il  ait  donné 
à  la  Revue,  dont  il  devint  depuis  lors  et  jusqu'à  sa  mort  le  fidèle  et 
infatigable  collaborateur.  C'est  dans  la  Revue  et  dans  le  Journal  des 
savans,  pendant  les  trente  dernières  années  de  sa  vie,  que,  peu  à 
peu  détourné  de  la  philosophie  proprement  dite,  il  se  livra  aux 
études  littéraires  et  historiques  qui  allaient  devenir  pour  son  talent 
l'occasion  d'un  si  brillant  rajeunissement.  L'article  sur  Santa-Rosa 
fit  grande  sensation;  c'est,  en  effet,  une  des  plus  belles  choses  qu'il 
ait  écrites;  sa  plume  s'était  en  quelque  sorte  amollie  et  attendrie 
au  souvenir  de  cette  amitié  de  jeunesse,  qui  avait  jeté  un  instant 
un  rayon  de  poésie  dans  une  vie  dure  et  laborieuse.  C'est  surtout 
en  18À0,  à  partir  de  ses  études  sur  Pascal,  que  le  goîit  et  même  la 
passion  de  la  littérature,  de  la  langue  et  du  style  s'empara  de  lui  et 
le  détacha  de  plus  en  plus  de  la  philosophie.  Dès  lors,  le  nombre 
de  ses  travaux  purement  littéraires  va  toujours  croissant.  En  voici 
le  résumé  :  Rapport  sur  la  nhessîté  d'une  nouvelle  édition  des 
Pensées  de  Pascal  (1842);  —  la  Jeunesse  de  Madame  de  Longue- 
ville  (1852);  —  la  Marquise  de  Sablé  (185/i)  ;  —  la  Duchesse  de 


148  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

Chevreasc  (1855)  ;  —  Madame  de  Ilautcfort  (1856)  ;  —  le  Grand 
Cyrus  et  la  Société  française  au  XV 11^  siècle  {ISbH);  —  Madame  de 
Longueville  pendant  la  fronde  (1859)  ;  —  la  Jeunesse  de  Mazarin 
(1860)  ;  —  le  Connétable  de  Luynes^  —  resté  inachevé. 

Quelles  ont  été  les  doctrines  littéraires  de  Cousin?  Il  semble- 
rait assez  naturel,  d'après  les  principes  de  sa  philosophie,  d'at- 
tendre de  lui,  en  littérature  comme  en  philosophie,  une  doctrine 
d'éclectisme.  Ce  ne  fut  pas  du  tout  son  rôle.  L'éclectisme  en  litté- 
rature est  représenté  par  Yillemain  et  non  par  Cousin.  C'est  YiUe- 
main  qui  a  cherché  une  moyenne  et  une  transaction  entre  l'école 
classique  et  l'école  romantique ,  entre  l'admiration  de  nos  chefs- 
d'œuvre  et  celle  des  chefs-d'œuvre  étrangers,  entre  Racine  et 
Shakspc  are  ;  mais  lorsque  Cousin  est  arrivé  à  la  critique  littéraire, 
il  n'était  plus,  à  proprement  parler,  éclectique;  il  avait  fait  son 
choix  et  il  avait  pris  définitivement  parti  pour  la  philosophie  spiri- 
tualisie  du  xvii^  siècle.  Pour  la  même  raison,  il  prit  la  défense  de 
la  Uttérature  du  grand  siècle.  11  fut  classique  jcomme  il  était  carté- 
sien. Ses  doctrines  littéraires  vinrent  donc  se  rencontrer  avec  celles 
d'un  autre  critique  éminent  et  illustre  dont  le  rôle  avait  été  précisé- 
ment, en  présence  du  romantisme  et  de  l'éclectisme,  de  sauver  et 
de  relever  les  grandes  doctrines  de  la  tradition  classique,  M.  Nisard. 
Cousin  fut  donc  classique  ainsi  que  M.  Nisard;  mais  il  le  fut  différem- 
ment. L'un  et  l'autre  admiraient  le  grand  siècle,  mais  non  pas  la 
même  époque  dans  le  même  siècle.  Pour  M.  Nisard,  l'idéal  de  la 
littérature  française,  c'est  le  règne  de  Louis  XIY.  Pour  Cousin,  c'est 
le  règur^  de  Louis  XIII  et  l'époque  de  la  fronde  ;  pour  lui,  c'est  la 
première  moitié  du  xvii®  siècle  qui  est  le  grand  siècle  ;  pour  M.  Nisard, 
c'est  la  second'i.  Ce  que  Cousin  met  au-dessus  de  tout,  c'est  la  gran- 
deur ;  ce  que  \I.  Nisard  admire  plus  que  tout,  c'est  la  perfection.  Pour 
Cousin,  les  plus  grands  hommes  du  règne  de  Louis  XIV  viennent  de 
plus  loin  et  ils  ont  leur  origine  dans  la  première  moitié  du  siècle  ; 
pour  M.  Nisard,  c'est  Louis  XIY  qui  a  imprimé  le  cachet  de  sa 
majesté,  de  sa  haute  raison,  aux  hommes  qu'il  a  su  grouper  autour 
de  lui. 

La  littérature  française  de  la  première  période  n'a  pas  eu  ee 
caractère  d'élégance  polie  et  soutenue,  de  noblesse  convenue  que 
l'on  a  reproché,  à  tort  ou  à  raison,  à  la  littérature  du  xvii®  siècle 
et  que  l'on  a  attribué  à  l'influence  de  cour.  Nos  plus  grands  écri- 
vains datent  d'un  temps  où  la  vie  sociale  était  loin  d'être  aussi 
complètement  arrangée,  aussi  brillamment  paisible  que  sous 
Louis  XIV.  Ils  sont  nés  et  se  sont  développés  sous  Richelieu,  dans 
le  temps  des  conspirations  et  des  échafauds;  ils  ont  traversé  la 
guerre  civile,  ils  ont  connu  des  temps  graves  et  terribles.  La  per- 
fection du  goût  n'avait  pas  encore  éteint  la  mâle  vigueur  des  carac- 


VICTOR   CODSIN   ET   SON   OEUVRE.  149 

tères  et  la  vieille  originalité  féodale.  De  là,  dans  les  écrivains  de  ce 
temps-là,  dans  Corneille  et  dans  Pascal  surtout,  ce  mélange  de 
hardiesse  et  de  noblesse,  de  liberté,  de  familiarité  et  de  grandeur, 
précisément  ce  qu'on  a  reproché  à  nos  écrivains  de  n'avoir  pas  eu 
parce  qu'on  ne  voyait  la  littérature  classique  que  dans  Racine  et 
Boileau.  Car  est-ce  à  Pascal,  est-ce  à  Bossuet,  est-ce  à  M"'^  de  Sévi- 
gné,  est-ce  à  Molière,  est-ce  à  La  Fontaine  qu'aurait  manqué  ce 
caractère  de  naïveté  et  de  familiarité  que  l'on  croit  manquer  à  notre 
littérature,  tandis  que  ce  qui  domine  précisément  dans  tous  ces 
écrivains,  c'est  le  naturel?  Cet  élément,  ils  le  devaient,  suivant 
Cousin,  aux  traditions  viriles  et  énergiques  de  la  première  moitié 
du  siècle,  tradition  que  l'influence  de  la  cour  de  Louis  XIV  n'avait 
pas  encore  eu  le  temps  d'amollir  et  d'amortir.  Par  cette  distinction 
entre  les  deux  xvii®'  siècles  Victor  Cousin  introduisit  donc,  à  ce 
qu'il  nous  semole,  un  élément  nouveau  dans  la  critique  littéraire. 
Il  montrait  que  le  vrai  classique  comprenait  tous  les  élémens  du 
beau,  le  naturel  et  la  force  aussi  bien  que  la  pureté  et  la  perfection, 
sans  qu'il  fût  besoin,  pour  expliquer  ce  fait,  d'avoir  recours  à  l'hy- 
pothèse spirituelle,  mais  forcée,  du  romantisme  des  classiques. 

Un  autre  trait  remarquable  à  signaler  dans  la  critique  littéraire 
de  Victor  Cousin,  c'est  la  précision  mâle  et  forte  avec  laquelle  il 
caractérise  tous  nos  grands  écrivains  et  le  jugement  qu'il  porte  sur 
leur  mauière  d'écrire.  De  nos  jours,  le  champ  de  la  littérature  s'est 
agrandi,  et  c'est  un  véritable  progrès;  mais  aussi  elle  a  un  peu 
perdu  son  originalité  propre.  Elle  s'est  mêlée  à  l'histoire,  à  l'éru- 
dition, à  la  psychologie,  à  la  morale,  à  la  philosophie.  Mais  on 
oublie  souvent  que  la  littérature,  prise  en  elle-même,  est  un  art, 
comme  la  peinture  et  la  musique.  Sans  doute,  dans  le  sens  large, 
tout  ce  qui  est  écrit  fait  partie  de  la  littérature;  sans  doute,  la  lit- 
térature est  l'expression  des  mœurs  et  de  la  société;  elle  est  une 
partie  de  l'histoire  de  l'esprit  humain;  à  tous  ces  points  de  vue,  la 
littérature  peut  comprendre  tout  ce  qui  intéresse  les  hommes;  mais, 
dans  le  sens  propre,  elle  ne  comprend  que  ce  qui  est  écrit  avec 
art.  Il  y  a  un  art  d'écrire  comme  un  art  de  peindre  et  de  dessi- 
ner. Il  y  a  des  formes  littéraires  comme  il  y  a  des  formes  plasti- 
ques. Or  l'art  d'écrire,  c'est  le  style.  Est  écrivain  quiconque  a  du 
style;  n'est  pas  écrivain  quiconque  n'en  a  pas.  Or  Victor  Cousin 
avait  au  plus  haut  degré  le  sentiment  du  style.  Il  aimait  passion- 
nément et  jugeait  merveilleusement  les  beautés  du  style.  Il  carac- 
térisait de  la  manière  la  plus  ferme  et  la  plus  concise  le  génie 
propre  de  nos  grands  écrivains.  Dans  son  Rapport  sur  Pascal,  dans 
son  chapitre  sur  lArt  français,  apuiè  en  1853,  à  son  livre  du  Vrai, 
du  Beau  et  du  Bien,  dans  son  écrit  sur  le  Style  de  Jean-Jacques 


150  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

Rousseau^  il  résumait  en  quelques  traits  mâles  et  rapides  toute 
l'histoire  de  la  prose  française. 

Les  deux  points  de  vue  précédens,  quelque  intéressans  qu'ils 
puissent  paraître,  ne  sont  pas  ce  qu'il  y  a  de  plus  important  dans 
l'œuvre  littéraire  de  "Victor  Cousin.  Ce  qui  est  bien  plus  considé- 
rable, c'est  le  point  de  vue  tout  à  fait  nouveau  qu'il  a  introduit 
dans  l'étude  et  dans  la  critique  des  textes  classiques.  Là,  il  a  fait, 
on  peut  le  dire,  une  véritable  révolution.  Le  point  de  départ  de 
cette  révolution  a  été  son  travail  sur  Pascal.  Le  premier  (et  cela 
était  bien  surprenant  après  tant  d'éditeurs  de  Pascal  depuis  près 
de  deux  siècles),  le  premier,  dis-je,  il  a  eu  l'idée  d'aller  confron- 
ter le  texte  des  éditions  consacrées  avec  le  texte  original  et  authen- 
tique conservé  à  la  Bibliothèque  nationale.  Dire  qu'il  a  déchiffré 
ce  texte,  ce  serait  probablement  trop  dire;  il  y  avait  heureuse- 
ment deux  copies,  dont  l'une  absolument  contemporaine  et  faite 
sous  les  yeux  de  la  famille,  et  l'autre  assez  peu  postérieure.  C'est  à 
l'aide  de  ces  deux  copies  que  l'on  a  pu  lire  le  manuscrit  original, 
écrit,  comme  on  sait,  d'une  manière  tout  hiéro!.dyphique.  En  se 
servant  de  ces  documens  et  en  les  comparant  au  texte  imprimé, 
Cousin  reconnut  bien  vite  un  on  nombre  d'ahérations  dont  on 
peut  voir  le  détail  dans  son  ouvrage;  et,  comme  son  esprit  était 
toujours  porté  à  la  généralisation,  il  indiqua  tout  l'abord  la  consé- 
quence générale  de  ce  fait,  à  savoir  la  refonte  de  tous  nos  textes 
classiques,  qui  tous  avaient  plus  ou  moins  subi  des  modifications 
de  ce  genre,  par  exemple  les  Sermons  de  Bossuet,  les  Lettres  de 
W^  de  Sévigné,  les  Mémoires  de  Saint-Simon.  Il  mit  en  relief  cette 
idée,  à  laquelle  on  ne  s'était  pas  encore  habitué,  c'est  que  les  clas- 
siques sont  devenus  pour  nous  des  anciens  et  que  le  xvii^  siècle  est 
une  troisième  antiquité  qu'il  faut  traiter  avec  le  même  soin  reU- 
gieux  que  les  deux  autres.  Sainte-Beuve,  dans  un  article  de  la 
Revue  (1)  sur  l'édition  des  Pensées  par  3L  Faugère,  remarquait 
avec  pénétration  la  nouveauté  du  point  de  vue  que  cette  manière 
d'entendre  la  critique  introduisait  dans  la  littérature  française.  Après 
la  période  classique,  après  la  période  romantique,  il  en  signa- 
lait une  troisième  :  la  période  philologique  que  AL  Cousin  inaugu- 
rait; et,  en  effet,  cette  prévision  s'est  réalisée,  et  c'est  évidemment 
à  cette  vive  prédication  en  faveur  de  la  revision  de  nos  textes  clas- 
siques qu'est  due  la  grande  entreprise  de  M.  Ad.  Régnier,  dans 
laquelle  précisément  nous  trouvons  réalisée  l'œuvre  réclamée  par 
Yictor  Cousin. 

Dans  le  même  article  que  nous  venons  de  citer,  Sainte-Beuve 

(1)  1"  juillet  1844. 


VICTOR    COUSIN    ET    SON    OEUVRE.  151 

relevait  encore  un  des  traits  caractéristiques  du  talent  de  Cousin, 
celui  d'entraîner  et  d'intéresser  les  autres  à  tout  ce  qui  l'intéressait 
lui-même.  «  C'est  la  doctrine  et  l'honneur  de  certains  esprits,  disait 
Sainte-Beuve,  c'est  la  magie  de  certains  talens  illustres  de  ne  pou- 
voir toucher  à  une  question  qu'elle  ne  s'anime  un  instant  d'un  inté- 
rêt nouveau,  qu'elle  ne  s'enflamme  et  n'éclate  aux  yeux  de  tous.  » 
En  signalant  ce  don  de  Cousin,  Sainte-Beuve  faisait  allusion  à  l'es- 
pèce de  concurrence,  et  même  de  concurrence  passagèrement  vic- 
torieuse, que  Cousin  lui  avait  faite  à  lui-même  sur  un  terrain  qne 
Sainte-Beuve,  il  faut  le  reconnaître,  avait  choi>i  le  premier  et  dont 
il  croyait  s'être  assuré  l'absolue  propriété.  C'était  Port-Royal,  alors 
si  ignoré  et  si  oublié  (jue  Royer-Gollard,  causant  de  ce  sujet  avec 
Sainte-Beuve,  lui  disait  :  «  Nous  causons  de  Port- Royal;  mais 
savez- vous  bien,  monsieur,  qu'il  n'y  a  que  vous  et  moi  en  ce 
temps-ci  pour  nous  occuj)er  de  telles  choses?  »  En  18'/iO,  Sainte- 
Beuve  publia  son  premier  volume,  et,  il  faut  le  dire  pour  ceux  qui 
ignorent  l'histoire  de  ce  temps,  ce  volume  n'eut  aucun  succès.  II 
parut  lourd,  pénible,  entortillé,  bourré  de  théologie  austère  et 
aridîe.  L'impression  de  ce  temps-là  fut  celle  d'un  écht  c.  Cepen- 
dant les  curieux  commençaient  à  s'y  intéresser  et  à  deviner  ce 
qu'il  pouvait  y  avoir  de  vivant  dans  cette  grande  étude,  lorsque 
tout  à  coup  Victor  Cousin  intervint  avec  éclat  \  ar  son  Btipjjort  sur 
Pascal,  par  son  livre  sur  Jacqueline,  par  ses  articles  sur  la  philoso- 
phie de  Pascal  et  sur  Port-Royal.  Sainte-Beuve,  dans  la  préface  de 
son  troisième  volume,  t'ait  allusion  à  cette  irruption,  qui  semblait 
lui  ravir  la  propriété  de  son  sujet  :  «  Je  ne  viens  pas  me  plaindre, 
dit-il,  du  succès  qu'a  eu  mon  sujet;  mais  Port-Royal  est  devenu  de 
mode;  c'est  là  un  fait;  c'est  plus  même  qne  je  n'avais  espéré,  plus 
peut  être  que  je  n'aurais  désiré.  J'y  reviens  aujourd'hui  légèrement 
mortifié,  ne  souhaitant  plus  qu'une  chose  :  l'achever  dignement.  » 
Il  est  donc  certain,  de  l'aveu  de  Sainte-Beuve,  c[ue  celui  iiui  a  lancé 
le  sujet  de  Port-Royal,  celui  qui  l'a  fait  entrer  dans  le  courant 
public,  c'tst  Victor  Cousin.  Que  Sainte-Beuve  en  ait  été  légère- 
ment monifié,  on  le  comprend;  mais  on  ne  peut  dire  cependant 
qu'il  y  ait  eu  concurrence  déloyale.  Sainte-Beuve  aurait  pu  faire 
lui-même  la  découverte  qu'a  faite  Cousin  ;  il  n'avait  pour  crla  qu'à 
aller  à  la  Bibliothèque  nationale.  Mais  cette  découverte  une  fois 
faite,  Cousin  pouvait  il  s'en  priver?  ou  encore  devait-il  s'abstenir 
de  la  faire  valoir  avec  feu  et  éloquence,  ce  qui  était  sa  nature 
propre  ?  ou  enfin,  parlant  de  Pascal ,  pouvait-il  ne  pas  parler  de 
Port-Royal?  Tout  cela  était  inévitable.  C'était  une  rencontre,  ce 
c'était  point  une  usurpation.  D'ailleurs,  Sainte-Beuve  a-t-il  eu 
véritablement  sujet  de  se  plaindre  de  cette  concurrence  inatten- 
due? JNous  ne  le  croyons  pas;  car  Victor  Cousin,  en  popularisant 


152  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  sujet  de  Port-Royal,  a  précisément  contribué  au  succès  du  livre 
de  Sainte-Beuve;  il  a  amené  les  esprits  à  en  comprendre  la  haute 
valeur  littéraire.  Ce  qui  avait  paru  d'abord  un  sujet  bizarre,  choisi 
dans  un  coin  obscur  de  la  littérature  théologique,  maintenant  con- 
sidéré au  point  de  vue  de  cette  restauration  de  nos  antiquités 
classiques,  au  point  de  vue  plus  élevé  encore  de  la  lutte  entre  la 
raison  et  la  foi,  reprenait  une  valeur  et  une  vie  nouvelles,  et  on 
était  mieux  préparé  à  comprendre  le  génie  propre  de  Sainte-Beuve 
que  l'on  n'avait  pas  encore  deviné  dans  ses  études  antérieures  : 
à  savoir  ce  sens  psychologique  profond  qui  transformait  la  litté- 
rature en  une  vaste  expérimentation  morale  et  humaine.  Le  livre 
admirable  de  Port-Boyal ,  dont  les  premiers  volumes  avaient  été 
très  froidement  accueillis,  a  été  entraîné  à  son  tour  dans  la  popu- 
larité que  Cousin  avait  faite  au  sujet.  L'auteur  lui-même,  de  son 
côté,  s'était  débrouillé  et  dégagé;  les  derniers  volumes  sont  bien 
plus  vifs  que  les  premiers,  et  la  concurrence  de  Cousin  n'empêcha 
nullement  Sainte-Beuve  de  faire  à  son  tour  une  étude  très  neuve 
et  très  profonde  sur  Pascal  (1). 

Si  nous  passons  maintenant  aux  écrits  de  Victor  Cousin  sur  V His- 
toire des  femmes  illustres  du  XV 11^  siècle,  nous  lui  trouverons  dans 
cette  entreprise  deux  prédécesseurs  :  Rœderer,  dans  son  Histoire  de 
la  société  polie,  et  Walckenaer  dans  son  livre  si  complet  sur  M^^  de 
Sévigné  et  son  Temps;  mais  ces  deux  ouvrages,  n'étant  pas  soutenus 
par  l'éclat  du  style  et  par  le  nom  de  l'auteur,  étaient  restés  des 
travaux  secondaires,  le  premier  plus  littéraire,  le  second  plus  érudit, 
connus  des  curieux,  mais  n'ayant  pas  pénétré  dans  ce  qu'on  appelle 
le  grand  public.  Ici  encore,  le  don  signalé  par  Sainte-Beuve  se 
manifesta  avec  le  même  bonheur.  Tout  le  monde  se  passionna  pour 
ou  contre  les  héroïnes  de  M.  Cousin  ;  on  plaisanta  sur  ses  passions 
rétrospectives  et  sur  son  goût  pour  les  beautés  opulentes  du  grand 
siècle  :  en  un  mot,  on  le  lut,  on  le  critiqua,  on  en  parla,  et  un 
nouveau  chapitre  littéraire  de  notre  histoire  fut  créé. 

Que  M.  Cousin,  séparé  des  affaires,  éloigné  de  la  philosophie,  ait 
pris  plaisir  à  distraire  son  imagination  en  la  promenant  dans  les 
salons  du  passé  et  en  courtisant  des  maîtresses  idéales,  il  n'y  avait 
rien  là  que  de  bien  innocent  et  de  bien  légitime  ;  et  quand  on  a 
longtemps  instruit  les  hommes,  on  a  bien  le  droit  de  les  amuser  en 
s'amusant  soi-même;  mais  ce  qu'on  ne  croirait  pas,  et  ce  qui  est 
pourtant  vrai,  c'est  que,  pour  Victor  Cousin,  cette  étude  de  pure 
fantaisie  faisait  partie  de  son  plan  de  restauration  du  spiritualisme. 

(1)  Indépendamment  de  la  question  de  texte  qui  était  soulevée  à  propos  des  Pen- 
sées de  Pascal,  il  y  avait  une  question  de  fond  qui  mériterait  grandement  d'être  expo« 
sée,  car  elle  fit  un  grand  bruit.  Mais  nous  ne  pouvons  tout  dire  et  ce  serait  rentrer 
sur  le  terrain  philosophique. 


VICTOR    COUSIN    ET    SON    OEUVRE.  153 

On  S3  demande  en  quoi  l'histoire  de  ces  belles  dames  si  médiocre- 
ment spiritualistes  dans  leur  conduite  pouvait  servir  au  rétablisse- 
ment des  grands  principes  sociaux;  et,  cependant,  s'il  fallait  en 
croire  Cousin  lui-même,  c'est  dans  cette  vue  qu'il  aurait  entrepris 
cette  étude  :  «  Pour  nous,  disait-il,  en  même  temps  que  nous 
essayons  de  rappeler  la  jeunesse  française  au  culte  du  vrai,  du 
beau  et  du  bien,  et  qu'au  nom  d'une  saine  philosophie,  nous  ne 
cessons  de  combattre  le  matérialisme  et  l'athéisme,  il  nous  a  paru 
que  ces  études  sur  la  société  et  les  femmes  du  xvii®  siècle  pour- 
raient inspirer  aux  générations  présentes  le  sentiment  et  le  goût  de 
plus  nobles  mœurs,  leur  faire  connaître,  honorer  et  aimer  la  France 
à  la  plus  glorieuse  époque  de  son  histoire,  une  France  où  les 
femmes  étaient,  ce  semble,  assez  belles  et  excitaient  d'ardentes 
amours,  mais  des  amours  dignes  du  pinceau  de  Corneille,  de  Racine 
et  de  M'"^  de  Lafayette.  »  On  comprend  que  ces  revendications  en 
faveur  du  spiritualisme  si  singulièrement  associées  à  la  pein- 
ture «  des  nobles  mœurs  »  de  M"^^  de  Chevreuse  exaspérassent 
des  esprits  nets,  tranchans,  positifs,  tels  que  ceux  qui  prenaient 
à  cette  époque  la  direction  de  l'esprit  et  de  l'opinion.  Chez  les 
h'immes  supérieurs  qui  vieillissent  les  qualités  deviennent  des 
défauts.  Le  goût  des  idées  générales,  qui  avait  fait  la  grandeur  de 
Victor  Cousin  dans  sa  première  période,  devenait  dans  sa  vieillesse 
le  goût  des  thèses  et  des  grandes  amplifications  :  il  fallait  que  tout 
ce  qu'il  faisait,  tout  ce  qu'il  écrivait  se  rapportât  à  un  grand  dessein. 
On  lui  aurait  su  gré  de  chercher  à  plaire  :  on  lui  en  voulait  de  prêcher 
si  mal  à  propos.  Nous  ne  dirons  rien  des  travaux  purement  histori- 
ques de  M.  Cousin,  étant  trop  incompétent  pour  les  juger.  Disons 
seulement  que  les  plus  autorisés  et  les  plus  exercés  en  ces  matières, 
M.Mignet,  M.  Chéruel,  accordent  une  haute  valeur  à  ses  travaux  sur 
Mazarin  et  surLuynes.  Là  encore  il  a  fait  des  percées  nouvelles;  il  a 
appliqué  la  méthode  la  plus  sévère,  n'écrivant  que  sur  pièces,  et  sur 
documens  précis,  la  plupart  du  temps  inédits.  Il  a  fait  surtout  les 
plus  grands  efforts  pour  ramener  son  style,  toujours  un  peu  trop 
tendu  vers  le  sunlime,  à  la  simplicité,  et  en  quelque  sorte  à  la 
nudité  :  «  Mon  ambition,  nous  disait-il,  est  de  plaire  à  H.  Thiers.  » 
Puisque  nous  parlons  du  style,  essayons  de  le  caractériser  à  ce 
point  de  vue.  Victor  Cousin  a  été  l'un  des  écrivains  les  plus  savans 
de  son  temps,  l'un  de  ceux  qui  connaissaient  le  mieux  la  langue  et 
qui  en  discernaient  le  mieux  toutes  les  ressources.  Il  manquait  de 
coloris,  si  l'on  entend  par  là  les  images.  Je  ne  connais  pas  de  lui 
une  méîaphore  remarquable;  mais  il  avait  au  plus  haut  degré  la 
qualité  du  mouvement,  et,  comme  l'avait  remarqué  Hegel  avec  une 
étonnante  intelligence  de  la  langue  française,  «  la  force  des  tours.  » 
Il  était  remarquable  par  la  propriété  des  termes,  par  le  tissu  serré 


154  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

de  la  phrase,  par  la  logique  des  liaisons  et  des  constructions,  enfin 
par  la  science  de  la  période.  Il  plaçait  très  haut  l'art  de  la  longue 
phrase,  l'une  des  plus  grandes  difïicultés  de  la  langue  française;  tout 
en  admirant  beaucoup  Montesquieu  et  Voltaire,  il  remarquait  qu'ils 
avaient  brisé  la  langue  et  il  relevait  hautement  le  méiite  de  Rous- 
seau, qui  avait  reconstitué  la  grande  phrase  française.  On  sait  que 
la  science  de  la  période  est  un  des  caractères  du  génie  de  Bossuet, 
qui  est  le  maître  de  tous  les  écrivains  en  ce  genre.  Cousin  s'est 
essayé  plusieurs  fois  à  lutter  avec  lui,  et,  sans  l'avoir  égalé, 
on  peut  dire  qu'il  s'est  rapproché  quelquefois  de  son  modèle. 
Quoique  Victor  Cousin  soit  surtout  arrivé  à  la  perfection  de  la 
forme  dans  la  seconde  période  de  sa  carrière,  c'est-à-dire  à  partir 
da  1838-1868,  je  ne  sais  cependant  s'il  n'était  pas  encore  supé- 
rieur à  l'époque  où  il  ne  voulait  pas  systématiquement  être  écri- 
vain. Les  Argumens  de  Platon  et  quelques  pages  des  Fragmens,  sans 
avoir  peut-être  la  pureté  de  la  langue,  qu'il  a  cherchée  plus  tard, 
avaient,  en  revanche,  ce  qui  lui  a  le  plus  manqué  par  la  suite:  le 
naturel.  A  cette  première  période,  son  style  a  une  largeur  et  une 
aisance  qu'il  a  un  peu  perdues  par  la  suite.  Moins  classique  que  dans 
sa  seconde  période,  il  est  plus  lui-même  ;  il  est  moins  ariificiel, 
moins  tendu.  11  a  déjà  l'art  de  la  longue  phrase,  mais  moins  suspen- 
due, moins  construite,  coulant  avec  plus  de  négligence,  et,  par  con- 
séquent, plus  de  grâce.  Néanmoins,  on  ne  peut  qu'admirer  l'effort 
qu'il  a  fait  plus  tard  pour  faire  porter  à  la  langue  classique  toutes 
les  idées  de  son  temps. 

Mais  il  est  temps  de  revenir  à  la  philosophie,  de  résumer  les  résul- 
tats obtenus  et  de  caractériser  l'idée  fonda  mentale  qui  a  été  le  centra 
de  tous  les  travaux  de  Cousin,  à  savoir:  l'idée  de  l'éclectisme,  dont 
nous  n'avons  encore  presque  rien  dit.  C'est  cependant  à  cette  idée 
que  son  nom  restera  attaché  dans  l'histoire.  Essayons  de  la  défi- 
nir avec  clarté  et  précision. 


IV. 


Le  principe  qui  nous  paraît  ressortir  de  la  philosophie  éclectique, 
c'est  le  principe  de  l'unité  de  la  philosophie.  Il  n'y  a  qu'une  philo- 
sophie, comme  il  n'y  a  qu'une  physique.  Seulement,  voici  la  diffé- 
rence. La  physique,  comme  toutes  les  sciences  posiiives,  ne  s'oc- 
cupe que  du.particulier  et  du  fini.  Elle  peut  donc  ajouter  sans  cesse 
des  connaissances  particulières  les  unes  aux  autres;  ces  connais- 
sances peuvent  s'accumuler,  et,  quand  elles  sont  assez  multipliées, 
se  coordonner  en  théories.  Il  n'en  est  pas  de  même  en  philosophie. 
La  philosophie  est  la  science  de  l'absolu,  des  premiers  principes, 


VICTOR    COUSIN    ET   SON   OEUVRE,  155 

du  tout.  Elle  ne  peut  donc  pas  se  faire  par  parcelles;  et  chaque  sys- 
tème est  un  tout,  un  absolu;  mais  c'est  un  absolu  qui  a  passé  par 
un  esprit  relatif  ei.  individuel  ;  c'est  un  absolu  connu  relativement  : 
c'est  l'univers  réfléchi  par  une  monade.  C'est  pourquoi  tout  système 
est  à  la  fois  vi'ai  et  fragile  ;  vrai,  parce  qu'il  est  un  reflet  de  l'absolu  ; 
fragile,  parce  qu'il  n'en  est  qu'un  reflet.  Il  y  a  donc,  malgré  les  sys- 
tèmes et  à  travers  tous  les  systèmes,  une  philosophie  objective  ; 
mais  elle  est  dilfuse,  inconsciente,  mêlée  à  des  systèmes  particu- 
liers et  transitoires.  Elle  est  analogue  à  ce  que  Hegel  appelle  V esprit 
objectif,  par  exemple,  l'esprit  d'une  nation,  l'esprit  d'une  époque, 
qui  n'est  formulé,  ni  condensé  dans  aucun  homme  en  particulier, 
mais  qui  n'en  est  pas  moins  présent  et  réel  dans  tous,  et  principa- 
lement dans  les  grands  hommes.  Ainsi  de  la  philosophie  :  c'est  elle 
qui  soutient  et  anime  tous  les  systèmes  ;  mais  elle  les  dépasse  et 
les  déborde;  elle  est  plus  qu'eux.  Les  systèmes  passent,  mais  tous 
laissent  quelque  chose  après  eux.  Chaque  grand  système  a  d'îibord 
son  esprit  propre  qui  ne  meurt  pas  avec  le  système.  L'esprit  pla- 
tonicien a  survécu  au  platonisme  et  vit  encore.  Quiconque  pense  à 
l'idéal  et  a  soif  d'idéal  e^t  un  platonicien.  L'esprit  stoïcien  n'a  jamais 
disparu;  il  n'a  pas  même  été  définitivement  vaincu  par  l'esprit 
chrétien.  Quiconque  croit  à  la  dignité  et  à  l'inviolabilité  de  la  per- 
sonne humaine,  ouiconque  met  la  force  d'âme  au-dessus  de  tout 
est  un  stoïcien.  L'esprit  chrétien  subsiste  chez  ceux-là  mêmes  qui 
croient  le  plus  violemment  répudier-  le  christianisme.  Quiconque 
s'intéresse  aux  faibles  est  un  chrétien.  Ainsi  en  est-il  de  l'esprit 
cartésien,  de  l'esprit  voltairien  ;  quiconque  ne  se  paie  que  d'idées 
claires  et  distinctes  est  un  disciple  de  Descartes  ;  quiconque  ne  veut 
être  dupe  en  rien  est  un  voltairien.  Chacune  de  ces  grandes  formes 
de  la  pensée  humaine  a  subsisté  en  s'incorporant  à  la  raison  com- 
mune, laquelle  s'est  développée  en  s'assimilant  la  su!  slance  du  passé. 
Voilà  pour  l'esprit  des  doctrines;  il  en  est  de  même  de  leur  matière. 
Prenez  la  théorie  des  idées  de  Platon  :  rien  de  plus  singulier,  rien 
de  plus  paradoxal,  rien  de  plus  éloigné  de  l'esprit  positif  de  notre 
siècle.  Voici  cependant  un  grand  physiologiste,  le  moins  rêveur  des 
hommes,  noiuTi  d'études  expérimentales,  ayant  peu  de  temps  à 
perdre  à  la  lecture  des  métaphysiciens.  Un  jour,  il  veut  résumer 
ses  vues  sur  la  vie  :  quelle  formule  lui  vient  à  l'esprit?  C'est  que 
la  vie  est  une  «  idée  formatrice.  »  Ce  vieux  Platon  n'a  donc  pas  tant 
rêvé,  puisque,  deux  mille  ans  plus  tard,  un  savant  positif  ne  trouve 
rien  de  mieux  pour  résumer  sa  propre  science  que  de  lui  emprunter 
son  vocabulaire.  Je  prends  dans  Aristote  la  distinction  de  l'acte  et  de 
la  puissance.  Cette  distinction  est-elle  purement  logique,  ou  porte- 
t-elle  sur  la  nature  des  choses?  Est-ce  une  formule  qui  suffît  à  tout 


156  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

embrasser,  à  tout  expliquer?  Je  n'en  sais  rien  ;  mais  je  le  demande, 
est-il  possible  aujourd'hui  à  l'esprit  humain  de  penser  sans  la  distinc- 
tion de  la  puissance  et  de  l'acte  ?  Ne  voyons-nous  pas  la  science  elle- 
même  obligée  de  se  servir  de  cette  formule  et  distinguer  «  l'énergie 
potentielle  et  l'énergie  actuelle?  »  On  peut  disputer  sur  la  limite  et 
l'étendue  de  la  formule;  on  ne  peut  en  nier  l'utilité  et  la  nécessité. 
De  même  la  conception  des  atomes  n'est  peut-être  pas  la  dernière 
conception  des  choses,  comme  le  croient  les  épicuriens;  elle  n'est 
peut-être  pas  même  la  dernière  conception  de  la  matière;  néan- 
moins c'est  une  conception  nécessaire  de  l'esprit;  et,  au  moins  à 
titre  de  représentation  provisoire,  elle  ne  peut  être  éliminée  sans 
dommage  ;  quelques  chimistes  mêmes  la  croient  la  seule  hypo- 
thèse qui  satisfasse  aux  phénomènes.  Nous  pourrions  prendre  toutes 
les  formules  philosophiques:  le  dualisme  de  l'étendue  et  de  la  pen- 
sée dans  Descartes,  la  force  dans  Leibniz,  les  antinomies  de  Kant, 
le  moi  qui  se  pose  lui-même  de  Fichte,  toutes  ces  formules  ont  une 
signification  sujette  à  restriction,  à  limite,  à  interprétation  (c'est  le 
travail  de  la  science),  mais  une  valeur  quelconque  qui  les  rend  un 
élément  nécessaire  de  la  pensée.  On  a  dit  que  cette  juxtaposition  de 
vérités  éparses  et  hétérogènes  n'était  autre  chose  que  du  scepticisme. 
Mais  était  on  sceptique  en  physique  quand  on  ajoutait  les  décou- 
vertes les  unes  aux  autres  sans  les  pouvoir  lier,  parce  que  le  moyen 
de  les  lier  manquait  encore?  L'éclectisme  n'a  jamais  dit  qu'il  n'y 
aurait  plus  de  système  et  qu'il  n'en  fallait  plus  faire  ;  et,  l'eût-il  dit, 
ce  ne  serait  qu'une  exagération  semblable  à  celle  de  tous  les  autres 
philosophes;  mais  les  systèmes  nouveaux  eux-mêmes  devront  s'as- 
similer tous  les  élémens  du  passé.  La  philosophie  ainsi  entendue  a 
une  tradition,  il  y  a  un  lien  entre  les  siècles,  entre  tous  les  pen- 
seurs, même  entre  les  penseurs  qui  paraissent  se  combattre  h'  plus  : 
c'est  le  contraire  du  scepticisme  ;  car  si  l'on  soutient  qu'il  y  a  une 
seule  et  même  raison  entre  les  hommes  malgré  la  diversité  de  leurs 
jugemens,  pourquoi  n'y  aurait-il  pas  une  même  philosophie  pré- 
sente aux  philosophies  les  plus  diverses?  Une  telle  doctrine  était 
nécessaire  surtout  en  France,  oii  l'on  a  toujours  pratiqué  en  phi- 
losophie atjssi  bien  qu'en  politique  la  méthode  révolutionnaire. 

Cependant  cette  philosophie  qui  croyait  en  finir  avec  les  systèmes 
se  présentait  encore  comme  un  système;  et,  d'après  la  loi  posée 
par  elle-même,  elle  dut  à  son  tour  se  dissoudre  et  disparaître  comme 
tous  les  autres;  mais  en  même  temps,  et  d'après  la  même  loi, 
elle  a  dû  laisser  quelque  chose  d'elle-même  qui  est  venu  accroître 
le  domaine  général  de  l'esprit  humain  :  c'est  cet  esprit  d'intelligence 
appliqué  au  passé,  cet  effort  de  rapprochement  et  de  conciliation 
entre  les  opinions  les  plus  diverses,  cette  ouverture,  cette  libéralité 


TICTOR    COUSIN    ET   SON   OEUVRE.  157 

de  pensée  qui  cherche  partout  ce  qu'il  y  a  de  bon  et  de  vrai.  Tout 
cela  est  resté.  La  conciliation  totale  est  impossible,  car  elle  ne 
pourrait  se  trouver  que  dans  la  possession  d'une  vérité  absolue  ; 
mais  les  emprunts  réciproques,  le  sage  emploi  de  l'héritage  du 
passé,  l'habitude  de  démêler  une  pensée  commune  sous  des  formes 
plus  ou  moins  discordantes,  voilà  ce  que  l'éclectisme  a  légué  à  la 
philosophie  ultérieure;  et  ce  sont  là  des  gains  d'une  haute  valeur. 
Cette  croyance  à  l'unité  de  la  philosophie  n'est  sans  doute  qu'un 
idéal  irréalisable  ;  mais  cet  idéal  est  en  même  temps  un  postulat 
nécessaire,  et  un  acte  de  foi  sans  lequel  aucune  philosophie  n'est 
possible  ;  et  je  formulerais  volontiers,  sur  le  modèle  du  critérium 
de  Kant,  cette  règle  fondamentale  pour  tout  philosophe  :  «  Pense 
de  telle  manière  que  chacune  de  tes  pensées  puisse  devenir  un 
fragment  de  la  philosophie  universelle.  » 

Avons-nous  bien  résumé  la  pensée  de  Victor  Cousin?  Pour  nous 
en  convaincre,  laissons-le  parler  lui-même.  Ce  sont  les  derniers 
mots  qu'il  ait  prononcés  à  la  Sorbonne;  c'est  la  fin  de  sa  dernière 
leçon,  celle  qui  a  clos  la  première  partie  de  sa  carrière  philoso- 
phique lorsque,  désintéressé  de  tout  objet  pratique,  il  ne  pensait 
qu'à  la  vérité  pure  et  à  la  science  absolue  :  «  La  philosophie,  disait-il, 
n'est  pas  telle  et  telle  école,  mais  le  fonds  commun  et  pour  ainsi 
dire  l'âme  de  toutes  les  écoles.  Elle  est  distincte  de  tous  les  sys- 
tèmes, mais  elle  est  mêlée  à  chacun  d'eux,  car  elle  ne  se  manifeste, 
elle  ne  se  développe,  elle  n'avance  que  par  eux  ;  son  unité  est  leur 
variété  même,  si  discordante  en  apparence,  en  réalité  si  profondé- 
ment harmonique  ;  son  progrès  et  sa  gloire,  c'est  leur  perfectionne- 
ment réciproque  par  leur  lutte  pacifique...  Ce  que  je  professe  avant 
tout,  ce  n'est  pas  telle  ou  telle  philosophie,  mais   la  philosophie 
elle-même;  ce  n'est  pas  l'attachement  à  tel  système,  mais  l'esprit 
philosophique  supérieur  à  tous  les  systèmes.  La  vraie  science  de 
l'historien  de  la  philosophie  n'est  pas  la  haine,  mais  l'amour;  et  la 
mission  de  la  critique  n'est  pas  seulement  de  signaler  les  extrava- 
gances de  la  raison  humaine,  mais  de  démêler  et  de  dégager  du 
milieu  de  ces  erreurs  les  vérités  qui  peuvent  et  doivent  y  être 
mêlées,  et  par  là  de  relever  la  raison  humaine  à  ses  propres  yeux, 
d'absoudre  la  philosophie  dans  le  passé,  de  l'enhardir  et  de  l'éclai- 
rer dans  l'avenir.  »  Nous  terminerons  sur  cette  belle  page,  afin  de 
laisser  le  dernier  mot  à  M.  Cousin;  et  nous  prendrons  congé  des  lec- 
teurs en  leur  demandant  pardon  de  les  avoir  retenus  si  longtemps. 


Paul  Janet. 


LA 


DÉMOCRATIE  AUTOEITAIRE 

AUX    ÉTATS-UNIS 


in'. 

LA     PRÉSIDENCE     D'ANDRÉ     JACKSON. 


I.  PartoD,  Life  of  A.  Jackson,  IS'ZS,  —  II.  W.-G.  Sumner,  Andrew  Jackson  as  a 
public  m  an.  Éoston,  1883.  —  III.  D'  von  Holst^  John  C.  Calhoun.  Boston,  ;882.  — 
IV.  D""  Ton  Holst,  Verfassungsgeschichte  der  Vereinigten  Staaten  von  America, 
Berlin,  1878. 


ï. 

Le  discours  d'inauguration  de  Jackson,  que  Benton  qualifie,  avec 
son  enflure  habituelle,  de  «  charte  des  principes  démocratiques,  » 
n'était,  en  réalité,  qu'une  œuvre  insignifiante  et  banale.  On  y 
remarqua  toutefois  une  adhésion  publique  donnée  par  le  nouveau 
président  aux  doctrines  du  parti  dont  il  était  l'élu,  sur  la  question 
des  améliorations  intérieures  et  sur  celle  du  tarif;  un  passage  assez 
inattendu  dans  lequel  il  proclamait  la  nécessité  de  subordonner 
l'autorité  militaire  au  pouvoir  civil;  enfin  une  phrase  pleine  de 
menaces  pour  tous  ceux  qui  occupaient  des  fonctions  publiques, 
dans  laquelle  il  insistait  sur  les  droits  du  pouvoir  exécutif  et  sur 
«  la  tâche  réformatrice  »  qu'il  lui  appartenait  d'accomplir. 

(1)  Voyez  la  Revue  du  IS  juin  et  du  1"  octobre  1883. 


LA   DÉMOCRATIE   AUTORITAIRE   AUX   ÉTATS-UNIS.  159 

Le  choix  des  membres  du  nouveau  cabinet  n'était  pas  de  nature 
à  jeter  une  bien  vive  lumière  sur  la  politique  qu'ils  allaient,  servir. 
Le  poste  le  plus  important,  celui  de  secrétaire  d'état,  c'est-à-dire 
de  ministre  des  affaires  étrangères,  fut  donné  à  l'habile  politicien 
de  New-York  qui  avait  si  bien  conduit  la  campagne  électorale.  Mar- 
tin van  Buren,  qui  n'était  ni  un  orateur  ni  un  homme  d'état,  avait, 
à  défaut  de  talens  supérieurs,  tous  les  dons  secondaires  qui  assu- 
rent le  succès  dans  les  coulisses  de  la  politique.  Ce  petit  homme, 
d'une  politesse  exquise,  d'une  rare  correction  de  tenue  et  de  lan- 
gage, d'un  tact  qui  ne  se  démentait  jamais,  attirait  et  tenait  sous  le 
charme  ceux  dont  il  recherchait  le  concours  ou  l'appui.  Il  joignait 
à  une  grande  finesse  d'observation  une  merveilleuse  connaissance 
des  côtés  faibles  de  la  nature  humaine  et  possédait  au  suprême 
degré  l'art  de  les  exploiter  au  profit  de  ses  idées  ou  de  ses  inté- 
rêts. Ou  l'avait  surnommé  le  Petit  Magicien.,  et  il  ne  lui  déplaisait 
pas  de  s'entendre  appeler  par  ses  flatteurs  le  Talleyrand  américain. 
Ses  collègues  étaient  des  hommes  sans  notoriété  et  de  médiocre 
valeur,  assez  habilement  choisis  d'ailleurs  au  point  de  vue  de  la 
répartition  des  grands  emplois  publics  entre  les  différentes  parties 
de  l'Union,  Les  fonctions  de  secrétaire  de  la  trésorerie,  les  plus 
importantes  après  celles  de  secrétaire  d'état,  furent  confiées  à 
Samuel  Ingham,  homme  d'affaires  expérimenté,  mais  membre  peu 
marquant  du  congrès,  dont  Jackson  voulait  récompenser  les  ser- 
vices électoraux  dans  l'état  de  Pensylvanie.  Deux  sénateurs  du  Sud, 
choisis  comme  Ingham  parmi  les  amis  personnels  et  politiques  de 
Galhoun,  John  Branch,  de  la  Caroline  du  Nord,  et  John  M.  Berrien, 
de  la  Géorgie,  furent  nommés  l'un  secrétaire  de  la  marine,  l'autre 
attorney-general.  Le  président  donna  le  portefeuille  de  la  guerre  à 
l'un  de  ses  familiers,  le  major  Eaton,  riche  propriétaire  venu  de  la 
Caroline  du  Nord  dans  le  Tennessee.  Il  compléta  le  cabinet  en  y 
faisant  entrer  le  j^osUnaster- gênerai^  qui  jusque-là  n'en  avait  pas 
fait  partie.  Mac  Lean,  qui  occupait  ce  poste  important  sous  l'admi- 
nistration précédente,  s'était,  malgré  sa  situation  officielle,  déclaré 
ouvertement  en  faveur  de  la  candidature  de  Jackson.  Mais  la  répu- 
gnance qu'il  manifesta  pour  une  épuration  du  nombreux  personnel 
placé  sous  ses  ordres  détermina  le  nouveau  président  à  lui  offrir 
un  siège  à  la  cour  suprême  et  à  lui  chercher  un  successeur  moins 
scrupuleux.  Son  choix  se  porta  sur  William  Barry,  qui,  après  avoir 
été  le  partisan  de  Glay,  était  devenu,  au  moment  de  l'élection  pré- 
sidentielle, un  de  ses  adversaires  les  plus  acharnés  dans  l'état  de 
Kentucky. 

Sous  le  régime  américain,  qui  n'admet  pas  la  responsabilité 
ministérielle,  le  cabinet  n'a  ni  rôle  constitutionnel  ni  existence 
légale.  Toutefois  les  rapports  des  présidens  des  États-Unis  avec 


160  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

leurs  ministres  ont  varié  suivant  les  époques  et  suivant  les  hommes. 
Washington,  encore  pénétré  des  traditions  de  la  mère  patrie,  réu- 
nissait fréquemment  les  membres  de  son  conseil,  les  consultait  sur 
les  questions  de  politique  générale  et  se  conformait  à  l'opinion  de 
la  majorité.  Jackson  adopta  une  ligne  de  conduite  tout  opposée. 
Il  réduisit  les  ministres  au  rôle  de  chefs  de  services  administratifs, 
cessa  de  les  rénnir,  et  traita  avec  chacun  d'eux  individuellement  les 
affaires  de  son  département. 

Mais,  à  côté  de  ce  cabinet  dépourvu  d'autorité  et  d'unité,  il 
avait  constitué  un  véritable  go'jvernement  occulte,  qui  est  demeuré 
célèbre  dans  l'histoire  politique  des  États-Unis  sous  le  nom  de  kit- 
chen  cabinet  (cabinet  de  cuisine) .  Les  membres  de  ce  comité  diri- 
geant, qui  exerça  sur  la  marche  des  affaires  publiques  une  influence 
prépondérante,  étaient  des  politiques  ou  des  journalistes,  auxquels 
Jackson  attribuait  à  bon  droit  une  large  part  dans  la  victoire  électo- 
rale qu'il  venait  de  remporter.  C'étaient  le  major  Lewis,  DuffGreen, 
Amos  Kendall  et  Isaac  Hill.  Lewis  avait,  ainsi  que  nous  l'avons  dit, 
déployé  pendant  cette  campagne  une  science  consommée  de  la  tac- 
tique électorale  et  une  rare  habileté  dans  le  maniement  des  hommes. 
Sincèrement  attaché  à  Jackson  et  médiocrement  ambitieux,  il  s'ap- 
prêtait à  retourner  dans  sa  propriété  de  Tennessee,  lorsque  le  pré- 
sident insista  pour  le  retenir  à  Washington  et  l'y  fixa  en  le  nom- 
mant second  auditeur  de  la  trésorerie.  Duff  Green  était  le  rédacteur 
en  chef  du  Télégraphe  des  Èlats-Unis.  Il  était  particulièrement 
dévoué  à  Galhoun,  auquel  il  resta  constamment  fidèle,  mais  son 
journal  avait  soutenu  avec  autant  d'énergie  que  d'éclat  la  candida- 
ture de  Jackson  et  était  devenu  l'organe  officieux  de  la  nouvelle 
administration.  Amos  Kendall  était  la  personnalité  la  plus  brillante 
de  ce  petit  cercle.  II  avait  été  autrefois  précepteur  dans  la  famille 
de  Glay;  il  lui  avait  des  obhgations  d'argent  et  l'avait  payé  d'in- 
gratitude. Ce  fut  pour  Jackson  une  raison  de  se  l'attacher,  et  Ken- 
dall, qui  rédigeait  V Argus  de  Frankfort,  contribua  plus  que  per- 
sonne à  lui  conquérir  la  majorité  dans  l'état  de  Kentucky.  C'était 
un  politicien  dépourvu  de  tout  scrupule,  mais  d'un  incontestable 
talent.  Miss  Mariineau,  qui  le  rencontra  en  1836,  le  représente 
comme  un  des  hommes  les  plus  remarquables  de  l'Amérique  :  «  On 
le  regarde,  dit-elle,  comme  la  cheville  ouvrière  de  Tadministra- 
tiou  :  on  croit  que  c'est  lui  qui  pense,  qui  projette  et  qui  fait  tout, 
mais  tout  cela  dans  l'ombre...  C'est  incontestablement  un  homme 
supérieur.  Il  réunit  à  son  grand  talent  pour  le  silence  une  prodi- 
gieuse audace  (1).  »  Isaac  Hill  était,  comme  Kendall,  originaire  de 
l'état  de  Massachusetts.  Son  enfance  s'était  écoulée  dans  un  atelier 

(1)  Miss  Martincan,  Western  Travel,  page  155. 


LA.  DÉMOCRATIE   AUTORITAIRE   AUX  ÉTATS-UNIS.  161 

d'imprimerie.  Il  s'était  établi  dans  le  New-ITampshire,  y  avait  tour 
à  tour  tenu  une  table  d'hôte  et  dirigé  un  journal,  et  avait  conquis 
pied  à  pied  aux  doctrines  démocratiques  cet  état  qui  avait  été  long- 
temps la  forteresse  du  fédéralisme.  C'était  un  personnage  jaloux  et 
haineux,  indilTérent  au  choix  des  moyens,  uniquement  préoccupé 
du  succès  et  prêt  à  tout  sacrifier  à  ses  rancunes  et  aux  intérêts  de 
son  parti. 

A  ceux  qui  demandaient  quels  allaient  être  les  principes  de  l'ad- 
ministration nouvelle,  le  Télégraphe  des  États-Unis  avait  répondu 
d'avance  sans  même  attendre  l'inauguration  du  président.  «  Nous 
ne  savons  pas,  écrivait  le  2  novembre  1828,1e  rédacteur  de  ce  jour- 
nal, quelle  sera  la  ligne  politique  générale  de  Jackson  ;  mais  nous 
tenons  pour  certain  qu'il  saura  récompenser  ses  amis  et  châtier 
ses  ennemis.  »  Vulgaire  et  cynique  programme  que  Jackson  allait 
fidèlement  remplir  et  qu'un  de  ses  partisans,  le  démocrate  Marcy, 
devait  résumer  dans  cette  brutale  formule  :  Aux  vainqueurs  les 
dépouilles  des  vaincus  ! 

Ce  système  des  dépouilles,  qu'avaient  récemment  inauguré  les 
politiciens  de  l'état  de  New- York  et  qui  faisait  des  emplois  publics 
le  salaire  des  services  électoraux, était  une  nouveauté  dans  le  gou- 
vernement des  États-Unis.  Le  droit  de  nomination  et  de  révocation 
des  fonctionnaires,  attribué  au  président  par  la  constitution,  était 
un  de  ceux  dont  AVashington  et  ses  premiers  successeurs  avaient 
usé  avec  le  plus  de  réserve  et  de  scrupules.  Washington  avait  porté 
dans  l'exercice  de  ce  droit  les  principes  de  haute  moralité  et  les 
délicatesses  de  conscience  qui  présidaient  à  tous  ses  actes.  Unique- 
ment préoccupé  de  l'intérêt  du  service  public  lorsqu'il  avait  à  dis- 
poser d'un  emploi,  il  n'avait  jamais  hésité  à  préférer  un  adversaire 
politique  d'une  valeur  incontestée  à  un  ami  d'une  aptitude  médiocre, 
u  Mes  sentimens  personnels,  écrivait-il  dans  une  lettre  restée  célèbre, 
n'ont  rien  à  faire  ici;  je  ne  suis  pas  George  Washington,  je  suis  le 
président  des  États-Unis  :  en  tant  que  George  W^ashington,  je  vou- 
drais faire  à  cet  homme  tout  le  bien  qui  est  en  mon  pouvoir;  comme 
président  des  États-Unis,  je  ne  puis  rien  pour  lui.  » 

Plus  accessible  aux  suggestions  de  l'esprit  de  parti,  Jefïerson 
avait  néanmoins  trop  de  perspicacité  et  de  sens  politique  pour  con- 
sentir à  subordonner  à  des  préoccupations  de  cette  nature  les  inté- 
rêts supérieurs  et  permanens  d'une  administration  régulière.  Il 
estimait,  ainsi  qu'il  l'écrivait  à  Y attorney- gênerai  Lincoln,  que, 
pour  renouveler  le  personnel  dans  l'esprit  du  gouvernement  nou- 
veau^ il  fallait  attendre  les  vides  que  produiraient  nécessairement 
la  mort,  les  démissions  ou  les  révocations  prononcées  pour  des 
causes  professionnelles.   «  Il  en  résultera,  disait-il,  moins  de  per- 

TOME  un.  —  1884.  11 


162  REVUF   DE?   DEUX   MONDES, 

turbations,  et  cela  ne  donnera  pas  à  ncF;  ennemis  le  droit,  de  dire  que 
nous  avons  combattu,  non  pour  les  principes,  mais  pour  les  places.  » 
Cette  ligne  de  con  luite  fut  suivie  pendant  nn  demi-siècle,  durant 
lequel  on  ne  compta  que  soixante-quatorze  révocaiions  de  fonc- 
tionnaires prononcé»^»  pour  des  causes  diverses  et  gêné -alement 
étrangères  à  la  politique  (1),  Avec  Jackson  allaient  prévaloir  d'au- 
tres tendances  et  des  mœurs  politiques  nouvelles. 

Nul  ne  s'était  mépris  sur  le  caractère  de  la  «  réforme  »  annoncée 
dans  son  discours  d'inauguration,  et  les  commentaires  qu'en  avaient 
d«!)nnés  ses  partisans  auraient  a.v  besoin  dissipé  tous  les  doutes.  La 
terreur  régnait  par-mi  les  fonctionnaires  de  tout  ordre,,  menacés 
parles  convoitises  des  coureurs  de  places,  poursuivis  jusque  dans 
l'intimité  de  la  vie  domestique  par  l'espionnage  et  la  délation,  sans 
qu'aucun  d'eux  se  sentît  protégé  ni  par  l'obscurité  de  sa  condiàon, 
ni  par  la  valeur  ou  l'ancienneté  de  ses  servic^^s.  Une  nuée  de  solli- 
citeurs avides  et  insolens  s'était  abattue  sur  la  ville  de  Washington, 
se  ruant  sur  les  emplois  publics  comme  sur  une  proie  et  réclamant 
du  pouvoir  nouveau  le  prix  des  services  rendus  pendant  la  cam- 
pagne présidentielle.  Le  spectacle  de  cette  curée,  sans  pr°cédens 
dans  l'histoire  des  États-Unis,  produisit  une  impression  de  stupeur 
et  de  dégoût  que  nous  ont  conservée  tous  les  témoignages  contem- 
porains. 

«  Tout  le  corps  des  fonctionnaires,  écrivait  Glay,  est  en  proi3  à 
l'inquiétude  et  à  la  crainte.  Ils  éprouvent  quelque  chose  d'analogue 
à  ce  que  ressentent  les  habitansdu  Caire  lorsque  la  peste  se  déclare. 
Personne  ne  sait  qui  recevra  le  premier  le  coup  de  la  mort  oUj  ce 
qui  pour  beaucoup  revient  au  même,  qui  sera  dépouillé  de  son 
eoQploi.  Vous  n'avez  aucune  idée  de  la  tyrannie  morale  qui  pèse  sur 
tous  c'im  qui  remplissent  une  fonction  publique.  «  [Priv.  Corresp., 
p.  2'25.  Lettre  du  12  mars  1829.)  Les  adversaires  de  l'administra- 
tion n'étaient  pas  seuls  à  s'indigner  de  ces  scandales.  Un  vieil  ami 
de  Jackson,  qui  était  allé  le  voir,  écrivait  tristement  le  /i  juillet  : 
«  Le  règne  de  cette  administration  (je  voudrais  pouvoir  me  ser- 
vir d'un  autre  terme)  offre  un  contraste  frappant  avec  le  gouverne- 
ment doux  et  bienveillant  de  Ma  lison,  de  Monroe  et  d'Adams  :  c'est 
comme  une  contagiou  qui  se  répand  :  espions,  délateurs,  c'est 
toute  la  lie  du  despotisme„..  J'avais  e&péré  quo  cette  administration 
serait  une  administration  nationale  :  ce  n'est  pas  même  une  admi- 
nistranon  de  parti.  Désormais  notre  république  sera  gouvernée  par 
les  factions,  et  la  lutte  s'engagera  entre  ceux  qui  veulent  s'emparer 
des  places  et  des  traiiemens,  lutte  envenimée  par  les  passions  les 
plus  viles  et  les  plus  sordides  du  cœur  humain.   » 

(1)  Neuf  furent  prononcées  par  Washington,  dix  par  Adam  s,  trente-neuf  par  Jef- 
ferson,  cinq  par  Madison,  neuf  par  Monroe,  deux  par  Adains. 


LA   DÉMOCRATIE    AUTORITAIRE   ATX   ÉTATS-UNIS.  i63 

Un  gouvernement  qui  entreprend  de  satisfaire  ces  honteuses  con- 
voitises ne  fait  qu'en  surexciter  l'insatiable  ardeur.  Jackson  n'était 
d'ailleurs  pas  de  ceux  qui  suivent  d'un  pas  timide  la  voie  dans 
laquelle  ils  se  sont  engagés.  En  inaugurant  le  «  système  des 
dépouilh  s,  »  il  entendait  en  faire,  dès  le  début,  la  plus  large 
application.  Ce  qu'il  voulait,  c'était  une  épuration  complète  du  per- 
sonnel adrciiiistraiif,  c'était  ce  que,  dans  le  langage  grossier,  mcis 
expressif  de  la  politique  américaine,  on  nomme  un  balayage  à  fond 
[clean  siveep).  Dans  le  premier  mois  qui  suivit  son  avèn.  ment,  il 
prononça  plus  de  révocations  que  n'en  avaient  prononcé  ses  pré- 
décesseurs depuis  la  fondation  de  la  répuilique;  à  la  fin  de  la  pre- 
mière année  de  sa  présidence,  le  nombre  de  ces  révocations  s'éle- 
vait à  2,000  ,  chiffre  d'autant  plus  énorme  que  le  nombre  des 
emplois  dépendant  du  gouvernement  fédéral  était  alors  fort  res- 
treint. Sur  8,000  maîtres  de  poste,  891  furent  destitués  :  c'étaient 
à  peu  près  tous  ceux  dont  l'emploi  avait  quelque  valeur. 

Les  souffrances  individuelles  qu'entraîneit  avec  elles  de  telles 
mesures  sont  assurément  considérables.  Mais  ce  qui  est  plus  grave, 
c'est  l'atttinte  qu'elles  po^-teot  aux  mœurs  publiques,  c'est  l'in- 
fluence qu'elles  exercent  sur  le  tempérament  et  sur  l'avenir  poli- 
tique d'une  naii(»n.  Sous  ce  rapport,  les  conséquences  du  système 
inauguré  par  Jackson  ont  été  incalculables.  11  a  accompli  une  véri- 
table révolution  et  la  pire  de  toutes. 

Avant  lui,  le  gouvernement  avait  à  son  service  l'éUte  du  pays  : 
à  dater  de  sa  présidence,  les  fonctions  publiques,  abandonnées  par 
les  hommes  honnêtes  et  ca,  a  les  auxquels  elles  n'offrent  ni  sécu- 
rité, ni  indépendance,  sont  devenues  le  partage  exclusif  d'une  classe 
d'hommes  sans  n)oraliié  et  sans  lundères,  qui  fout  de  la  politique 
un  métier  et  de  l'industrie  électorale  un  moyen  de  parvenir.  Gel 
état  de  choses  a  produit  les  résultats  qu'on  en  pouvait  attendre  : 
un  déj.lorable  abaissement  du  niveau  intellectuel  et  moral  du  per- 
sonnel a imiiiistraiif,  une  corruption  contre  laquelle  tous  les  efforts 
ont  été  impuiss.ins  (1),  l'absence  de  responsabilité  réelle  des  fonc- 
tionnaires à  l'égard  du  gouvernement  qu'ils  servent,  et,  par  une 
conséquence  logique,  leur  dépendance  absolue  à  l'égard  des  politi- 
ciens locaux ,  dont  ils  sont  les  créatures.  Le  choix  même  du  pou- 
voir exécutif  est  à  peine  libre  :  les  sénateurs,  les  représentans,  les 
membres  des  comités  exercent  la  plus  large  part  du  patronage  aduà- 
nistratif,  dictent  les  nominations  et  protègent  les  agens  incapables 
ou  tarés  qu'ils  ont  imposés  contre  les  justes  sévérités  de  leurs  chefs 


(1)  On  lit  dans  un  rapport  d"un  comité  du  cougrès  publié  en  18C8  :  «Les  voleurs 
■infestent  chaque  département,  il  n'y  a  pas  de  branche  ùu  service  où  on  ne  les  trouve, 
et  l'exemple  est  si  contagieux  -.^ue  l'hounôtcté  devient  l'exce^ition.  » 


164  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

hiérarchiques.  Les  conséquences  du  système  n'ont  pas  été  moins 
funestes  dans  l'ordre  politique  :  les  fonctionnaires  constituent,  pour 
le  parti  qui  détient  le  pouvoir,  la  plus  formidable  agence  électorale 
qui  fut  jamais  (1)  ;  ce  sont  leurs  intérêts  propres  qu'ils  défendent 
en  servant  par  tous  les  moyens  les  intérêts  de  ce  parti  :  c'est  leur 
maintien  dans  leurs  emplois  qu'ils  assurent  en  travaillant  au  succès 
de  ses  candidats.  Le  parti  adverse  a,  lui  aussi,  son  armée,  qu'il  con- 
duit à  l'assaut  du  pouvoir  et  à  la  conquête  des  dépouilles.  Chaque 
élection  devient  un  champ  de  bataille  où  se  rencontrent  ces  deux 
phalanges  rivales  :  mêlée  furieuse  où  toutes  les  armes  sont  bonnes, 
véritable  lutte  pour  la  vie  dont  l'enjeu  n'est  pas  le  triomphe  d'un 
principe,  mais  la  possession  et  l'exploitation  d'un  emploi!  Le  mal 
a  pris  de  telles  proportions  que  la  question  de  la  réforme,  ou,  comme 
l'a  dit  le  général  Grant  dans  ua  de  ses  messages,  de  la  purification 
du  service  civil,  est  devenu  le  plus  pressant  en  même  temps  que  le 
plus  insoluble  des  problèmes.  Elle  intéresse  également  l'avenir  et 
l'honneur  de  la  démocratie  américaine. 

L'épuration  du  personnel  avait  absorbé  toute  l'activité  de  Jackson 
pendant  les  premiers  mois  de  sa  présidence.  Mais  le  moment  était 
venu  pour  lui  d'aborder  enfin  les  grandes  questions  politiques  et  de 
faire  connaître  le  programme  de  son  gouvernement.  Il  le  fit  dans 
son  message  au  congrès  du  8  décembre  1829,  où  il  était  aisé  de 
retrouver,  sous  les  habiletés  de  la  rédaction  et  la  modération  vou- 
lue du  langage,  l'empreinte  de  ses  préoccupations  personnelles  et  de 
ses  rancunes.  La  passion  qui  l'animait  contre  Adaœs  et  Glay  et  le 
désir  d'infliger  à  f  élection  de  son  prédécesseur  une  sorte  de  cen- 
sure rétrospective  lui  avaient  inspiré  une  série  d'amendemens  aux 
dispositions  constitutionnelles  relatives  au  mode  d'élection  du  pré- 
sident qu'il  recommandait  à  l'attention  du  congrès.  Il  demandait  que 
le  président  fût  toujours  élu  par  le  peuple,  même  dans  le  cas  de  bal- 
lottage et  non  rééliglble  ;  et  pour  le  cas  où,  contrairement  à  son 
opinion,  la  chambre  des  représentans  conserverait  le  droit  de  choi- 
sir entre  les  candidats  qui  auraient  obtenu  le  plus  grand  nombre  de 
voix,  il  proposait  qu'aucun  des  membres  qui  auraient  pris  part  à 
ce  vote  ne  pût  être  appelé  par  le  nouveau  président  à  une  fonction 
publique;  il  se  prononçait  même  d'une  manière  absolue  contre 
l'admissibilité  des  membres  du  congrès  aux  emplois  publics,  quoi- 
qu'il en  eût  nommé  un  plus  grand  nombre  qu'aucun  de  ses  prédé- 

(1)  Un  sénateur  de  l'Ohio,  M.  Pendleton,  a  dénoncé  au  sénat,  en  1882,  la  circulaire 
d'un  comité  électoral  réclamant  aux  fonctionnaires  une  cotisation  annuelle  égale  à 
2  pour  100  du  chiffre  de  leurs  appointemens  pour  faire  face  aux  dépenses  électorales 
du  parti.  Les  récriminations  qui  ont  été  échangées  à  ce  sujet  ont  montré  que  ces 
procédés  étaient  également  employés  par  les  partis  opposés  et  qu'aucun  d'eux  n'était 
disposé  à  en  condamner  Tusage. 


LA.   DÉMOCRATIE    AUTORITAIRE   AUX   ETATS-UNIS.  165 

cesseurs.  Pour  justifier  les  scandaleuses  révocations  qu'il  venait  de 
prononcer,  il  les  érigeait  en  système  et  il  soutenait  qu'il  est  de  l'es- 
sence des  gouvernemens  démocratiques  de  renouveler  incessamment 
le  personnel  administratif  en  établissant  un  mode  de  rotation  dans 
les  emplois  [rotation  in  office).  Enfin,  abordant  un  redoutable  pro- 
blème, dont  la  solution  devait  remplir  et  troubler  son  administra- 
tion, il  soulevait  la  question  du  privilège  de  la  Banque  nationale  des 
États-Unis  :  «  Ce  privilège,  disait-il,  expire  en  1836,  et  les  action- 
naires de  la  Banque  en  demanderont  sans  doute  le  renouvellement. 
Pour  éviter  les  inconvéniens  qui  résulteraient  d'une  trop  grande 
précipitation  dans  l'examen  d'une  mesure  qui  touche  à  des  prin- 
cipes si  importans  et  à  des  intérêts  pécuniaires  si  considérables,  je 
sens  que  je  ne  puis,  sans  injustice  envers  les  parties  intéressées,  la 
soumettre  trop  tôt  à  l'attention  scrupuleuse  de  la  législation  et  du 
peuple.  Un  grand  nombre  de  nos  concitoyens  contestent  à  la  fois 
la  consiitutionnalité  et  la  convenance  de  la  création  de  cette  banque; 
et  tous  doivent  reconnaître  qu'elle  n'a  pas  réussi  à  atteindre  son 
but  essentiel,  c'est-à-dire  l'établissement  d'une  bonne  et  uniforme 
circulation.  » 

Le  message  fut  froidement  accueilli  au  Sénat.  Cette  assemblée, 
qui  réunissait  dans  son  sein  les  hommes  politiques  les  plus  émi- 
nens  et  les  premiers  orateurs  de  ce  temps,  était  peut-être  la  plus 
remarquable  qu'aient  possédée  les  États-Unis.  Quoiqu'elle  ne  fût  ani- 
mée d'aucune  hostilité  envers  Jackson  et  qu'elle  appartînt  en  majo- 
rité au  parti  qui  l'avait  élu,  elle  entendit  avec  une  défaveur  visible 
la  déclaration  de  guerre  inopinément  jetée  à  la  Banque  nationale  et 
l'audacieuse  glorification  du  système  qui  faisait  des  emplois  publics 
le  prix  de  la  victoire.  Elle  eut  bientôt  l'occasion  de  manifester  ses 
sentimens  à  l'égard  de  cette  politique  lorsque  les  nominations  aux 
postes  les  plus  élevés  de  l'administration  et  de  la  diplomatie  furent, 
conformément  aux  prescriptions  constitutionnelles,  soumises  à  sa 
ratification.  Plusieurs  des  hauts  fonctionnaires,  choisis  par  le  prési- 
dent, furent  écartés,  les  uns  par  un  vote  unanime,  les  autres  par 
des  majorités  considérables.  Le  sénat  se  montra  particulièrement 
sévère  pour  les  journalistes,  dont  Jackson  avait  voulu  récompenser 
les  services  électoraux  :  la  nomination  d'Isaac  Hill  comme  second 
contrôleur  de  la  trésorerie  fut  repoussée  :  celle  d'Amos  Kendall 
au  poste  de  quatrième  auditeur  de  la  trésorerie  ne  fut  confirmée 
que  grâce  à  la  voix  prépondérante  du  vice-président  Calhoun,  qui 
redoutait  la  concurrence  que  pourrait  faire  au  Telegraph  de  Dulf- 
Green  l'ancien  rédacteur  de  V Argus  rendu  aux  travaux  du  journa- 
lisme (1). 

(1)  Kendall's  Autobiography,  p.  371 


166  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

Jackson  se  montra  fort  irrité  de  ropposition  que  rencontraient  ses 
premiers  actes  et  y  répondit  par  des  menaces  :  «  Le  peuple,  dit-il, 
remettra  toutes  choses  dans  l'ordre  et  leur  apprendra  ce  que  c'est 
que  de  s'opposer  à  mes  nominations.  » 

II. 

La  partie  du  message  dans  laquelle  Jackson  se  prononçait  contre 
la  rééligibilité  du  président  et  semblait  prendre  ainsi  l'engagement 
implicite  de  ne  pas  solliciter  le  renouvellement  de  son  mandat,  avait 
fait  naître  dans  son  entourage  politique  des  impressio'js  r!e  nature 
opposée.  Le  vice-président  Calhoun  et  le  ;-ecr  taire  d'état  Van  Bui  en 
aspiraient  l'un  et  l'autre  à  lui  succéder  à  !a  Maison-B'anche.  Mais 
Calhoun,  élu  pour  la  seconde  fois  à  la  vice-présidence,  qu'il  avait 
occupée  dpjà  sous  l'administraiion  d'A  'ams,  ne  pouvait  prétendre  à 
une  troisièr.je  élection  qu'interdisaient  tous  les  précedens  :  aussi  la 
réélection  de  Jackson  ne  devait-elle  pas  avoir  seulement  pour  effet 
d'éloigner  du  brillant  orateur  du  Sud  'e  but  de  son  ardente  .ambi- 
tion; elle  devait  le  con  'amner  à  rentrer  pour  quatre  ans  dans  la  v'e 
privée  et  lui  faire  perdre  au  jour  de  !a  lutte  les  chances  que  lui 
aurait  assurées  la  possession  de  la  seconde  magistrature  de  laré^iU- 
blique.  Si  l'iniérPt  de  Galhi^un  lui  faisait  redouter  la  prolongation 
des  pouvoirs  du  président,  l'intérêt  de  Martin  Van  Buren  était  tout 
différent.  En  dehors  de  la  grande  popularité  dont  il  jouissait  dans 
l'état  de  New-York,  il  ne  se  sentait  ni  une  notoriété,  ni  une  auto'iié 
suffisante  dans  les  autres  états  de  rUidon  pour  engager  sans  péril 
une  lutte  dans  laquelle  il  trouverait  réunies  contre  lui  l'influence 
de  Glay,  dans  TOuest;  celle  de  Webster,  dans  le  Nord,  et  celle  de 
Calhoun,  dans  le  Sud.  Pour  tenir  tête  à  de  tels  adversaires,  ce 
n'était  pas  trop  du  prestige  de  Jackson  :  il  importait  donc  de  le 
décider  à  provoquer  sa  réélection,  de  l'amener,  pour  écarter  toute 
comjiétiiion,  à  une  prompte  et  éclatante  rupture  avec  Calhoun,  et 
d'obtenir  qu'au  terme  de  sa  seconde  présidence,  il  présentât  lui- 
même  Van  Buren  au  pays  comme  le  repréHcntant  de  sa  politique  a 
le  continuateur  de  son  œuvre.  L'habile  politicien  de  New  York 
dressa  en  conséquence  son  p'an  de  'arapagne,  en  arrêta  tous  les 
détails  avec  la  précision  méthodique  et  la  lucidiié  habituelle  de  son 
esprit  et  ne  négligea  rien  pour  l'exécuter  de  point  en  po'nt. 

Il  ne  fut  pas  besoin  de  grands  eifi-rts  pour  vaincre  les  scrupules 
réels  uu  affectés  du  président.  Moins  de  trois  mois  après  le  mes- 
sage, Lewis  se  chargea  d'obtenir  de  la  législation  de  la  Pensylvanie 
un  vœu  en  faveur  de  la  réélection  :  une  adresse  fut  envoyée  au  a  vieux 
héros  »  pour  l'adjurer  de  céder  à  la  volonté  populaire  et  de  ne  pas 
déserter  le  service  du  pays.  Des  manifestations  analogues  se  produi- 


LA   DÉMOCRATIE   AUTORITAIRE   AUX  ÉTATS-UNIS.  167 

sirent  dans  divers  états  sous  la  mémo  impulsion.  Jackson  se  laissa 
aisément  fléchir,  et  son  opg.tue  officieux, /f  Globe,  déclarait  au  mois 
de  janvier,  l'année  suivant-!,  que  sa  candidature  devait  être  considé- 
rée CDmme  posée  devant  I*-'  pajs. 

Tout'^s  les  éventualités  avaient  d'aill'-urs  été  soigneusement  pré-' 
vues.  Ka  santé  du  président  avait  été  assez  gravement  attHinte  à  la 
fin  de  18'29  pour  laisser  craindre  à  ses  amis  qu'il  n'arrivai  pas  au 
ternie  légal  de  sa;  présidence.  Il  importait  à  tout  événement  dei 
l'amener  à  exprimer  ses  préférences  au  sujet  du  choix  de  son  suc- 
censeur  dans  une  sortie  de  testa^nent  politique.  Il  s'y  prêta  de; 
bonne  grâce,  et  le  31  décembre  1829  il  adressa  à  son  vieil  ami  le^ 
juge  Overton  une  lettre  qui  reuferaiait  le  passage  suivant  : 

«  J  )i  trouvé  en  M.  Van  Bur^n  tout  ce  que  je  pou'-ais  désirer  et  je 
le  crois  digne  non-seulement  de  ma  confiance,  mais  de  la  confiance 
de  Ja  nation...  II  a  toutes  les  qualités  nécessaires  pour  occuper  la 
pluj^  haute  fonction  que  puisse  conférer  le  peuple,  et  le  peuple  trou- 
vert  e:i  lui  un  ami  sincère  et  un  gardien  fidèle  d'  ses  droits  et  d& 
sa  lii)erté...  Je  voudrais  pouvoir  en  dre  autant  d^  M.  Galhoun  et 
de  quelques-uns  de  ses  ami;»!  » 

Le  ton  de  cette  lettre  montre  que,  dès  cette  époque  les  disposi- 
tions de  Jackson, tant  à  l'^^g.ird  de  Galh  ujnque  de  Vai)  Buren,  étaient 
telles  que  pouvaient  le  souhaiter  les  amis  les  plus  ardens  de  ce  der- 
nier. Un  incideiit  ridicule  et  frivole  ea  apparence  avait  irop  contri- 
bué à  ce  résultat  pour  qu'il  soit  permis  de  le  passer  sous  silence. 
Ll'S  républi  juesont,  comme  le^  monarchies,  leur  intrigues  de  cour, 
et  il  est  parfois  npcessaire  d'interroger  la  chronique  scand^ileuse 
pour  éclairer  et  compléter  l'histoire. 

A  l'époque  où  Jackson  sié^^eait  au  congrès,  il  était,  ainsi  qu'un 
certain  noaib'C  de  ses  collègues,  l'hôte  assidu  d'une  taverne  en  vogue 
tenue  par  un  Irlandais  tiommé  William  O'Neil.  Ce  dern'er  avait  une 
fille,  beauté  rousse  assez  piquante,  dont  les  habitués  d:^  la  taverne 
paternelle  goûtaient  fort  lu  liberté  d'allures,  les  reparties  h  irdies  et 
faciles,  lagaîlé  communicative  et  provocante.  Peg  O'Neil,  comme  on 
la  nommait  familièrement,  épousa  un  trésorier  de  la  marine  qui, 
en  18.8,  étant  d-  service  dans  la  Méditerranée,  se  coupa  la  gorge 
dans  un  accès  de  spleen  causé  par  l'ivresse.  Sa  veuve  ne  se  montra 
pas  incnnsolable,  et,  au  bout  le  quelques  mois,  ele  devint  la  femme; 
du  major  Eatoïi,  qui,  du  vivant  de  son  premier  mari,  s'était  fait 
remar(|uer  par  ses  assiduités  auprès  d'elle.  Jackson  avait  été  con- 
sulté sur  ce  mariage  et  l'avait  approuvé  :  trois  nuis  après  il  faisait 
du  major  Eaton  son  ministre  de  la  guerre,  et  Peg  O'Neil  se  trouvait 
appelée  par  sa  situation  officielle  à  prendre  place  dans  la  plus  haute 
société  de  Washington.  Il  est  malaisé,  quelle  que  soit  la  forme  du 
gouvernement  et  quelle  que  soit  l'autorité  de  son  chef,  d'imposer  à 


168  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

un  monde  qni  la  repousse  une. femme  d'éducation  médiocre  et  de 
réputation  douteuse.  Jackson  le  constata  non  sans  surprise  et  sans 
colère.  La  femme  da  vice-président  et  celles  des  ministres  refusèrent 
de  recevoir  M'"'  Eaton.  La  propre  nièce  du  président,  M''^  Donelson, 
qui  faisait  les  honneurs  de  la  Maison-Blanche,  ne  put  se  décider  à 
subir  les  relations  auxquelles  elle  se  voyait  contrainte  et  quitta 
Washington  pour  retourner  dans  le  Tennessee.  Les  susceptibilités  du 
corps  diplomatique  ne  furent  pas  moins  vives;  et  la  femme  du  mi- 
nistre des  Pays-Bas,  près  de  laquelle  M'''  Eaton  était  venue  s'asseoir 
dans  un  grand  dîner,  affecta  de  se  lever  brusquement  comme  pour 
éviter  jusqu'à  son  contact.  Chacune  de  ces  humiliations  blessait 
Jackson  comme  autant  d'insultes  personnelles  :  il  s'était  constitué 
le  champion  de  M'^'  Eaton  et  le  garant  de  sa  vertu  ;  il  multipliait  les 
démarches  en  sa  faveur  ;  il  écrivait  de  nombreuses  lettres  dans  les- 
quelles, avec  son  intempérance  ordinaire  de  langage,  il  plaidait  la 
cause  de  sa  protégée  et  il  attaquait  violemment  ses  détracteurs.  Non 
content  de  cette  correspondance  et  de  ces  démarches  quelque  peu 
compromettantes  pour  la  dignité  présidentielle,  il  réunissait  le 
11  septembre  1829  les  membres  de  son  cabinet  pour  s'expliquer  à 
ce  sujet  en  leur  présence  avec  deux  respectables  clergymen  qui 
s'étaient  faits  auprès  de  lui  les  interprètes  de  l'opinion.  Il  se  répan- 
dait à  la  fois  en  protestations  et  en  invectives  ;  il  s'efforçait  d'établir 
que  la  femme  du  secrétaire  de  la  guerre  était  victime  des  calomnies 
qui  n'avaient  pas  épargné  M"  Jackson.  Avec  cette  obstination  hai- 
neuse qui  prenait  parfois  chez  lui  le  caractère  de  la  monomanie,  il 
désignait  Clay  comme  l'instigateur  de  ces  calomnies,  et  il  jurait 
«  devant  l'Éternel  »  que  les  auteurs  de  scandale  qui  avaient  em- 
poisonné la  vie  de  sa  bien-aimée  Rachel  ne  triompheraient  pas  de 
«  sa  petite  amie  Peggy.  » 

On  comprend  le  parti  que  pouvait  tirer  de  cette  situation  un  poli- 
ticien habile  et  médiocrement  scrupuleux.  Calhoun,  avec  l'austérité 
hautaine  de  son  caractère  et  la  sévérité  traditionnelle  des  familles  de 
la  Caroline  du  Sud,  avait  hautement  approuvé  le  refus  de  sa  femme 
d'entrer  en  relations  avec  M""'  Eaton,  malgré  les  instances  du  pré- 
sident. Yan  Buren,  qui  était  veuf,  se  montra  plein  d'égards  et  de 
prévenances  pour  la  femme  de  son  collègue  de  la  guerre,  fréquenta 
assidûment  son  salon  et  la  pria  de  présider  à  ses  réceptions.  11  par- 
vint à  faire  entrer  dans  ses  vues  deux  membres  considérables  du 
corps  diplomatique,  tous  deux  célibataires  et  désireux  de  se  conci- 
lier les  bonnes  grâces  du  président,  le  ministre  d'Angleterre  Vau- 
ghan,  et  le  baron  de  Krûdener,  ministre  de  Russie.  Ils  l'accompa- 
gnèrent chez  M"  Eaton  et  donnèrent  des  fêtes  dont  elle  fit  les  hon- 
neurs. Jackson,  auquel  elle  avait  coutume  de  faire  la  confidence 
des  humiliations  qui  lui  avaient  été   si  souvent  infligées,  apprit 


LA   DÉMOCRATIE   AUTORITAIRE    AUX   ÉTATS-UNIS.  169 

bientôt  de  sa  bouche  les  revanches  éclatantes  que  lui  avait  mé- 
nagées la  sollicitude  de  Van  Buren;  elle  y  joignit  le  récit  des 
entretiens  dans  lesquels  le  secrétaire  d'état  exprimait  sans  cesse  son 
admiration  pour  le  génie  politique  du  président.  Jackson  écoutait 
ses  récits  avec  complaisance  et  s'en  montrait  ému  jusqu'aux  larmes. 
«Je  sais  qu'il  m'aime,  »  répétait-il  ;  et  il  ajoutait  d'un  ton  qui  n'ex- 
primait pas  moins  l'énergie  de  ses  rancunes  que  la  force  de  ses  ami- 
tiés :  «  J'ai  toujours  su  distinguer  mes  amis  et  mes  ennemis  (1).  » 
Le  terrain  était  merveilleusement  préparé,  et  le  moment  était 
venu  de  porter  un  coup  décisif  à  l'influence  de  Calhoun.  Nous  avons 
dit  à  quelles  discussions  avait  donné  lieu,  sous  l'administration  de 
Monroe,  la  conduite  de  Jackson  dans  la  campagne  contre  les  Indiens 
Séminoles.  Adams  avait  pris  énergiquement  sa  défense  dans  le  cabi- 
net et  avait  ramené  à  son  opinion  Ja  majorité.  Mais  Calhoun,  alors 
secrétaire  de  la  guerre,  avait,  au  témoignage  d'Adams  (2),  reproché 
très  vivement  au  général  d'avoir  contrevenu  à  ses  ordres;  il  avait 
soutenu  que  la  prise  de  Pensacola  constituait  une  agression  contre 
l'Espagne,  sans  déclaration  de  guerre,  et  une  violation  de  la  consti- 
tution ;  et  il  avait  demandé  qu'un  désaveu  formel  dégageât  la  res- 
ponsabilité du  gouvernement.  Jackson  avait  ignoré  ces  détails  et 
était  resté  persuadé  qu'il  avait  été  défendu  par  Calhoun,  bien  que, 
dès  l'origine,  des  doutes  paraissent  avoir  existé  dans  l'esprit  de 
quelques-uns  de  ses  amis  sur  l'attitude  de  ce  dernier.  Ces  doutes 
ne  tardèrent  pas  à  se  changer  en  certitude.  Van  Buren,  qui  avait 
soutenu  en  182/i  la  candidature  de  Grawford  à  la  pré.^idence,  fit 
en  1827  une  tentative  auprès  de  lui  pour  le  rallier  à  la  candidature 
de  Jackson.  Les  négociaiions  commencées  furent  suivies  par  des 
amis  communs.  Grawford  protesta  qu'il  n'était  animé  envers  Jack- 
son d'aucun  seruiment  hostile  et  que  celui-ci  n'avait  de  son  côté 
aucun  motif  de  lui  en  vouloir,  puisqu'il  l'avait  autrefois  défendu 
contre  Calhoun  dans  le  cabinet  de  Monroe.  Cette  déclaration  fut 
soigneusement  recueillie,  mais  on  résolut  d'atlendre  un  moment 
opportun  pour  en  faire  usage.  Ce  moment  sembla  venu  lorsqu'à  la 
suite  des  incidens  que  nous  venons  de  raconter,  un  refroidissement 
sensible  se  fut  manifesté  dans  les  relations  de  Jackson  et  de  Cal- 
houn. Lewis,  qui  était  tout  acquis  aux  intérêts  de  Van  Buren  et  qui 
avait  dirigé  cette  négociation  avec  un  art  consommé,  se  chargea  de 
mettre  sous  les  yeux  de  Jackson  une  longue  lettre  adressée  par 
Grawford,  le  30  avril  1830,  au  sénateur  Forsyth,  et  qui  contenait 
tout  l'iiistorique  de  l'affctire.  L'attitude  hostile  de  Calhoun  y  était 
habilement  mise  eu  lumière  et  Grawford  se  défendait  de  s'y  être 
associé  à  un  degré  quelconque. 

(1)  Atlantic  Monthly.  Réminiscences  of  Washington,  june  ISb'O. 

(2)  Diary,U  jaly  1818. 


170  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Le  président  communiqua  cette  lettre  à  Calhoun  en  lui  d.  man- 
dant des  explications.  Ce  dernier  aurait  pu  s'y  refuser  en  invo- 
quant le  secret  dû  aux  délibératioûs  du  cabinet,  il  préféra  se  justi- 
fier en  accusant  Grawford  et  en  protestant,  ce  qui  semb'e  au  moins 
contestable  (1),  ^ue  pour  sa  part  il  n'avait  jamais  sus^iecté  ni  >\e 
patriotisme  ni  les  intentions  de  Jackson.  Il  ajoutait  d'ailleurs,  avecrai- 
son ,  qu'il  n'y  avait  eu  dans  toute  cette  alfaire  qu'une  question  de  devoir 
professionnel,  et  non  une  question  d'amitié  ou  d'inimitié  privée. 

Jackson  n'accepta  pas  cette  tentative  de  justification  et  y  répondit 
par  de  violentes  récriminations  et  des  plaintes  amères.  «  J'avais, 
écrivit-il  à  Calhoun,  une  trop  haute  idée  de  votre  honneur  et  de 
votre  l.jyauté  pour  vous  croire  un  seul  instant  capable  d'une  sem- 
blable trahison.  Je  le  répète,  j'étais  en  droit  de  vous  considérer 
comme  un  ami  sincère,  et,  jusqu'à  ce  jour,  je  ne  croyais  pas  avoir 
à  vous  adresser  le  reproche  de  César  :  Et  tu,  Brute  ?  » 

La  rupture  était  consommée.  Elle  eut  pour  premier  résultat 
d'enlever  au  président  l'appui  du  journal  le  Télégraphe,  dont  le 
rédacteur  en  ^hef,  Dulf  Green,  res'a  lidèle  à  la  cause  de  Calhoun. 
Amos  Kendall  proposa  à  Jackson,  pour  le  remplacer,  son  ancien 
collaborateur  de /'/4r^w.«,  Francis-P.  Blair.  Aucun  choix  ne  pouvait 
être  plus  heureux.  Blair,  qui  av^iit  alors  trente-neuf  ans,  et  qui 
avait  été  activement  mêlé,  dans  le  Kenlucky,  à  la  politique  et  aux 
afTaires,  était  doué  d'un  taleiit  su[)érieur  de  journaliste,  d'un  grand 
sens  politique,  d'une  habileté  et  d'un  tact  incomparables.  11  fonda, 
le  7  décembre  1830,  le  Globe,  pour  renq^lacer /é?  Tclégraplie  comme 
organe  officieux  de  l'administraiion,  et  il  succéda  à  Dulî  Green  dans 
le  kitchen  cabinet.  Il  s'était  ideniifié,  comme  Kendall,  avec  les 
tendances  et  les  passions  qui  dirigèrent  la  politique  de  Jackson,  et 
il  exerça  pendant  longtemps  avec  lui  une  influence  considérable  sur 
cette  politique. 

La  querelle  de  Jackson  et  de  Calhoun  resta  quelque  temps  igno- 
rée. Le  bruit  s'en  'répandit  à  la  fin  de  1830,  et  Calhoun  la  rendit 
publique  au  mois  de  mars  1831  en  faisant  imprimer  sa  correspon- 
dance avec  Jackson,  j^récédée  d'une  préface  adressée  au  peuple  des 
Etats  Unis.  L'opinion,  disait-il,  avait  été  trompée  par  des  récits 
mensongers,  et  le  soin  de  son  honnnur  l'obligeait  à  rétablir  la  vérité. 
Le  préi-ident  prépara  une  réponi^e  à  celte  publication,  mais  il  retionça 
à  la  faire  paraître  et  il  la  ?égua  à  Blair,  avec  tous  ses  papiers.  On 
peut  la  lire  daus  le  grand  ouvjage  de  Bonton,  oii  elle  a  éié  intégia- 

(I)  Adams  rapporte,  d'^piès  une  conversation  avec  Calhoun,  que  celui-ci,  en  décla- 
rant que  Jackson  avait  eu,  dès  l'origine,  l'int^Iltion  arrêtée  de  s'emparer  di  s  forts 
espagnols,  avait  entendu  faire  allusion  à  certaines  rumeurs  qui  attribuaient  au 
général  des  intérêts  dans  des  spéculations  sur  les  terres  à  Pensacola.  {Diary, 
march  2,  1831  )j 


LA   DÉMOCRATIE   AUTORITAIRE   AUX   ÉTATS-UNIS.  l7l 

lement  publiée  (l).  Elle  n'apporte  dans  le  débat  aucun  élément 
nouveau  :  toute  rargnmentatioii  de  Ja -kson  consiste  à  souienir 
qu'ayant,  au  dé')ut  de  la  campagne,  offert  à  Monroe  de  s'emparer 
de  la  Floride,  i!  avait  dû  se  croire  autorisé  par  son  silence,  et  que, 
sa  lettre  n'ayant  pu  être  ignorée  de  Gallioun,  il  était  en  droit  de 
compter  sur  l'appui  de  ce  dernier.  11  part  de  là  pour  l'accuser  de 
duplicité  et  de  trahison,  et  pour  déclarer  qu'on  en  trouverait  diffi- 
cilement un  autre  exemple  «  dans  l'histoire  du  monde.  » 

La  publication  de  la  brochure  de  Galhoun  rendait  impossible  le 
maintien  d'un  cabinet  dont  faisaient  partie  trois  de  ses  amis,  Les 
relations  avaient  d'ailleurs  cessé  depuis  plus  d'un  an  entre  les 
deux  fractions  hostiles  de  ce  cabineu  Au  mois  d'avril  1831,  Yan 
Buren  et  Eaton  donnèrent  leur  démission,  et  le  président  pourvut 
au  remplacement  de  leui's  collègues,  à  l'exception  de  Barry,  qui 
conserva  jusqu'en  1835  les  fonctions  de  postmaster-geiieral.  Edward 
Liviiigstou  fut  nommé  secrétaire  détat;  Mac-Lane,  secrétaire  de  la 
trésorerie  ;  Lewis  Cass,  secrétaire  de  la  guerre  ;  Levi  Wooclbury, 
du  New  Hampshire,  qui  venait  d'abandonner  son  sièg»^  au  sénat 
p~)Ur  faire  élire  à  sa  place  L^aac  Hill,  deviiit  secrétaire  de  la  rr^arine. 
Le  président  choisit  pour  attor.>ey-grneralT-àne),  ancien  fédéraliste 
et  légiste  distingué  du  Maryland. 

C'était  la  première  fois  qu'on  voyait  aux  Ërats-Unis  la  dissolution 
d  un  cabinet  avant  la  fin  d'une  présidence.  L'opposition  affecta  de 
présenter  cette  crise  comme  un  symptôme  d'affaiblissement  et  de 
dé-composition  dc-s  forces  gouvernementales,  mais,  en  réalité,  la 
constitution  d'un  cabinet  uni  et  discipliné,  étroitement  associé  aux 
vues  et  aux  tendances  du  président,  assurait  à  l'admiaistratioa  une 
iorce  nouvelle. 

Le  major  Eaton  reçut,  à  titre  de  compensation,  pour  le  sacrifice 
de  son  portefeuille,  le  poste  de  gouverneur  de  la  Floride  (2).  Van 
B^reu  fut  nommé,  en  remplace, nent  de  Mac-Lane,  ministre  pléni- 
potentiaire à  Londres.  Il  s'était  déjà  rendu  à  son  nouveau  poste 
lorsque  sa  norninaiion  fut  soumise  à  la  ratification  du  sénat.  Ses 
adversaires  lui  firent  un  grief  des  instructions  qu'il  avait  données, 
comme  secrétaire  d'état,  à  Mac-Lane  à  l'occasion  de  la  reprise  des 
négociations  relatives  au  commerce  avec  les  Indes  orientales,  et 
dans  lesquelles  il  le  chargt^ait  de  représenter  au  gouvernement  bri- 
tanni  jue  que  les  derni'^res  élections  avaient  enlevé  le  pouvoir  au 
parti  dont  l'attitude  avait  compromis  le  succès  des  négociations 
antérieures.  Ils  insistaient ,  h  bon  droit ,  sur  le  grave  inconvénient 


(1)  Tliirty  Years'  View,  i,  c.  53. 

(2j  II  fut,  depuis,  miûistre  d'Espagno,  puis,  se  brouilla  avec  Jackson  et  se  rallia  vers 
1840  au  parti  whig.  Sa  femme  mourut  oubliée  eu  1878. 


172  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

qu'il  y  a,  pour  une  république,  à  faire  intervenir  les  questions  de 
parti  dans  les  relations  avec  les  puissances  étrangères  et  à  laisser 
supposer  que  les  négociations  suivies  avec  la  nation  peuvent  se 
trouver  noodifiées  ou  rompues  au  gré  des  fluctuations  de  la  poli- 
tique intérieure.  La  voix  prépondérante  du  vice-président,  qui  avait 
fait  confirmer  la  nomination  d'Amos  Kendall,  entraîna  le  rejet  de 
celle  de  Van  Buren. 

En  vengeant  son  injure,  Galhoun  avait  savouré  le  plaisir  des 
dieux;  mais  le  coup  dont  il  venait  de  frapper  Jackson  dans  ses  ami- 
tiés et  dans  son  orgueil  n'avait  fait  qu'enflammer  les  ardeurs  de  la 
lutte  et  qu'accroître  les  chances  de  succès  de  son  rival. 

III. 

Les  querelles  de  personnes  que  nous  venons  de  raconter  n'avaient 
été  que  les  préludes  ou  les  épisodes  d'un  plus  redoutable  conflit. 
La  lutte  du  Nord  et  du  Sud  venait  d'éclater,  et  les  plus  graves 
problèmes  constitutionnels  étaient  posés  devant  le  pays.  La  crise 
qu'allaient  traverser  les  États-Unis  était,  en  réalité,  le  prologue  du 
grand  drame  qui  devait  avoir  pour  dénoûment  la  rébellion  de  1861, 
le  triomphe  chèrement  acheté  de  l'Union,  et  l'abolition  de  l'esclavage. 

Nous  avons  précédemment  rappelé  dans  quelles  circonstances 
s'était  établi,  aux  États-Unis,  le  régime  protecteur.  La  guerre  de 
1812,  en  fermant  aux  produits  des  manufactures  étrangères  les 
frontières  de  la  république  américaine,  y  avait  provoqué  la  créa- 
tion ou  le  développement  hâtif  d'un  nombre  considérable  d'indus- 
tries. A  la  suite  du  rétablissement  de  la  paix,  les  hommes  politiques 
de  tous  les  partis  reconnurent  la  nécessité  de  protéger  ces  indus- 
tries naissantes  contre  le  retour  soudain  de  la  concurrence  étran- 
gère, en  même  temps  qu'ils  se  préoccupaient  d'assurer  au  gouver- 
nement fédéral  des  ressources  suffisantes  pour  éteindre  la  dette 
énorme  que  la  guerre  lui  avait  léguée.  Ce  fut  l'origine  du  tarif  de 
1816,  que  les  états  du  Sud  et  ceux  du  Nord  acceptèrent  dans  un 
sentiment  commun  de  patriotisme.  Galhoun  le  défendit  à  la  chambre 
des  représentans,  et  déclara  qu'à  ses  yeux  le  développement  de  l'in- 
dustrie nationale  était  «  un  intérêt  essentiellement  américain,  un 
moyen  de  rattacher  plus  étroitement  les  unes  aux  autres  les  diffé- 
rentes parties  de  la  république  et  de  cimenter  leur  union  (1).  » 

Il  fut  moins  aisé  de  faire  accepter  aux  états  du  Sud  l'élévation  des 
droits  protecteurs  en  182/i  et  l'établissement  de  ce  qu'on  nomma 
le  système  américain.  Galhoun,  dont  l'attachement  à  la  cause  de 
l'Union  ne  s'était  pas  encore  démenti ,  s'efforça  de  calmer  l'irrita- 

(1)  Discours  du  6  avril  1816. 


LA    DÉMOCRATIE    AUTORITAIRE   AUX   ÉTATS-UNIS.  173 

tion  de  ses  compatriotes,  et,  dans  un  discours  prononcé  à  un  ban- 
quet qui  lui  avait  été  offert  dans  l'état  de  Géorgie,  il  protesta  éner- 
giquement  contre  la  pensée  d'une  «  action  concertée  des  états  pour 
la  défense  d'intérêts  seciionnels,  »  proclamant  qu'un  tel  concert 
était  «  contraire  à  l'esprit  de  la  constitution.  » 

Ce  sera  cependant  un  concert  de  ce  genre  que  nous  verrons  s'éta- 
blir entre  les  états  du  Sud  à  la  suite  du  vote  du  tarif  de  1828,  et  ce 
sera  Galhoun  lui-même  qui  en  sera  le  principal  instigateur. 

On  ne  peut  d'ailleurs  méconnaître  l'opposition  d'intérêts  qui  se 
manifestait,  à  propos  de' cette  question  du  tarif,  entre  les  deux 
grandes  fractions  de  l'Union.  Le  Nord  était  alors  dans  tout  l'éclat 
d'un  développement  rapide  et  inespéré;  son  industrie  était  floris- 
sante; sa  population  s'accroissait  avec  sa  richesse;  et  chaque  jour 
voyait  s'élever  des  villes  nouvelles  dans  les  territoires  récemment 
conquis  sur  le  désert  et  la  barbarie.  Les  états  du  Sud  présentaient 
un  spectacle  bien  différent  :  ils  ne  possédaient  pas  de  manufactures  : 
ils  ne  recevaient  pas  d'émigrans,  le  chiffre  de  leur  population  res- 
tait stationnaire  ;  l'agriculture,  qui  constituait  leur  seule  richesse, 
était  en  souffrance  et  ils  ne  vendaient  qu'à  des  prix  peu  rémunéra- 
teurs le  coton,  le  blé  et  le  tabac  que  produisait  leur  sol.  Leurs 
publicistes  et  leurs  hommes  d'état  attribuaient  exclusivement  au 
régime  prolecteur  ce  déplorable  état  de  choses.  «  Nous  vendons 
bon  marché  et  nous  achetons  cher,  »  disait  pour  expliquer  la  détresse 
du  Sud  le  Virginien  Tyler. 

Cette  situation  tenait  à  des  causes  plus  profondes.  Par  suite  de 
l'immense  développement  donné  à  la  culture  du  coton,  l'esclavage 
était  devenu,  comme  il  le  fut  si  longtemps,  dans  l'ordre  économique 
et  dans  l'ordre  politique,  la  pierre  angulaire  de  la  société  sudiste. 
La  création  de  manufactures  n'était  sollicitée  dans  cette  région  ni 
par  les  besoins  de  ces  troupeaux  d'esclaves  dont  la  consommation 
se  réduisait  aux  objets  les  plus  grossiers,  ni  par  ceux  de  cette  classe 
inférieure  de  la  race  blanche,  à  la  fois  victime  et  complice  de  l'escla- 
vage et  qui  n'avait  ni  conscience  de  sa  dégradation  matérielle  et 
morale  ni  aspiration  vers  une  condition  meilleure.  L'industrie  ne 
pouvait  d'ailleurs  se  développer  dans  un  état  social  où  le  travail 
manuel  était  considéré  comme  déshonorant  pour  un  homme  libre 
et  où  l'aristocratie  des  planteurs  redoutait  comme  une  menace  pour 
son  omnipotence  la  constitution  d'une  classe  moyenne.  L'esclavage 
condamnait  donc  le  Sud  à  rester  exclusivement  agricole  et  en  même 
temps  il  maintenait  son  agriculture  elle-même  dans  des  conditions 
irrémédiables  d'infériorité  :  car  il  est  de  l'essence  du  travail  de 
l'esclave  auquel  fait  défaut  le  stimulant  de  l'intérêt  personnel, 
d'épuiser  la  terre  au  lieu  de  l'améliorer.  Aussi  la  population  libre 
restait  clairsemée  sur  la  vaste  étendue  de  ce  sol  appauvri,  et  le 


17/|  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

flot  de  l'émigration  n'y  apportait  pas  ces  hardis  pionniers  qu'atti- 
raient les  prairies  et  les  furêLS  de  l'Ouest,  mais  qu'éloignaient  éga- 
lement dt^s  étals  du  Sud  l'ombrageuse  défiance  des  planteurs  et  la 
compétition  du  travail  servile. 

Ainsi  se  trouvaient  juxtaposées-  deux  sociétés  que  séparait  une 
opposition  absolue  d'intérêts  fondée  sur  un  antagonisme  absolu  de 
principes*  Cette  opposition  si  profonde  que,  suivant  l'observation  de 
Calhoun,  elle  n'aurait  pu  être  plus  complète  entre  deux  nations, 
n'avait  pas  été  créée  par  le  tarif,  mais  il  l'avait  fait  éclater  à  tous 
les  yeux.  L'iiitérêi  dii  Sud  était  incontestablement  de  se  procurer 
au  meilleur  m;vrché  possible,  en  échange  des  produit,  de  son  sol 
qu'il  exportait,  les  objets  nécessaires  à  la  coDSornmation,  quelle 
q-s'en  fûi  la  provenance.  Or  le  système  amcricain  l'obligeait  sans 
compensation  à  consommer  uniquement  les  produits  des  manufac- 
tures du  Nord,  produits  d'un  prix  supérieur  et  d'une  qualité  infé- 
rieure à  ceux  des  produits  similaires  de  l'industrie  européenne» 
L' agriculture  du  Sud  payait  ainsi  un  lourd  tribut  à  l'industrie  du 
Nord  et,  comme  les  droits  de  douane  formaient  la  principale  source 
de  revenu  du  gouvernement  fédéral,  le  Sud  se  plaignait,  non  sans  rai- 
son, de  supporter  à  peu  près  exclusivement  les  charges  de  l'Union. 

On  comprend  sans  peine  l'exaspération  que  firent  naître  dans 
les  états  dont  les  intérêts  se  trouvaient  si  profondément,  atteints  les 
dispositions  exorbitantes  du  tarif  de  182S.  Par  une  lactique  trop 
commune,  mais  dont  les  partis  qui  l'ont  employée  ont  eu  rarement 
lieu  de  s'applaudir,  les  rep'"ésentans  du  Sud  avaient  volé  les  plus 
monstrueuses  de  ces  dispositions  et  les  avaient  fait  ado{)ter  malgré 
l'ojjpositiun  des  représentans  de  la  Nouvelle-Angleterre  dans  l'espoir 
que  ces  exagérations  même  détermineraient  le  rejet  de  l'ensemble 
du  projet.  Leur  espérance  avait  été  déçue  et  la  loi  avait  été  votée 
par  une  majorité  peu  considérable,  dans  laquelle  s'étaient  trouvés 
confondus,  sous  l'influence  des  préoccupations  de  l'élection  prési- 
dentielle, les  partisans  d'Adams  et  ceux  de  Jackson,  Webster  et 
Yan  Buren.  Sans  même  attendre  ce  vote,  o;i  avait  discuté  dans  les 
étals  du  Sud  les  moyens  à  employer  pour  s'oppOJ^er  à  la  mise  en 
vigueur  àv.  la  loi  nouvelle.  Au  mois  de  décembre  18-27,  la  législa- 
ture de  la  Caroline  du  Sud  avait  nommé  un  comité  ch.i rgé  d'étu- 
dier la  nature  et  l'ét -ndue  des  droits  du  gouverneiueat  fédéral  en 
matière  de  tarif  ;  des  résolutions  ana'ogues  avaient  été,  prises  dans 
plusieurs  états  voisins,  et  l'un  des  p^irtisans  les  plus  dt  termiiiés  de 
la  résistance  dans  la  Caroline  du  Sud,  le  colonel  Ilan)ilion,  avait 
hauienienr,  pr<)clamé  le  droit  des  états  particuliers  de  prononcer  la 
nullificition  des  actes  inconstitutionnels  du  gouvernement  fédéral. 

Les  nullificateurs  invoquaient  comme  un  précédent  les  résolu- 
tions prises  en  1798  par  la  Virginie  et  le  Kentucky  à  l'occasion  de 


LA    DÉMOCRATIE    AUXOKIIÂIRE    AUX   ETAlâ-UNiS,  175 

YAlien-Act  et  du  Sedilion-Act.  Ces  iésoluiioiis  provoquées  par  les 
actes  les  plus  impo,  ulaiies  de  l'adminis. ration  de  John  Adaais  et 
rédigées  par  Jtiïerson  pour  l'état  de  Kentucky  et  par  Madison  (jour 
l'éîat  de  Virginie  ef>>pruntaient  au  nom  de  leurs  auteurs  une  incon- 
testable autorité.  Il  est  donc  intéressant  d'en  bien  déterminer  le 
sens  véritable  et  de  rechercher  dans  quelle  mesure  elles  pouvaient 
justifier  les  préieiitions  du  Sud.  La  protestation  du  Kentucky  se  ter- 
minait en  ces  te/mes  :  c  Les  états  qui  adopteront  cette  résolution 
s'accorderont  pour  déclarer  ces  actes  nuls  et  de  nul  eiTet  et  s'uni- 
ront à  cette  république  {commomveulth)  ])our  en  demander  ie  rappel 
à  la  prochaine  session  du  congrès.  »  Cette  rédaction  avait  é(é  sub- 
stituée par  'a  législature  au  projet  primitif  de  Jt  lier  son,  qui  affirniait 
le  droit  de  mdb fication.  Ce  ne  fut  que  l'année  sui-anle,  à  !a  suite 
de  l'adhésion  de  plusieurs  états  et  dans  toute  l'ardeur  de  'a  lutte 
que  la  législature  du  Kentucky  vota  une  nouvelle  résolution  qui  ren- 
fermait le  passHge  suivant  :  ««  Le  remède  véritable  est  la  nutlifica- 
tion  par  ces  souverainetés  de  tous  les  actes  non  autorisés  ju'on 
prétend  couvrir  de  l'autorité  de  la  constitution.  «  Quant  aux  ié->olu- 
tions  de  'a  Virginie,  la  forme  en  était  beaucoiip  plus  mesurée  et 
l'on  n'y  trouvait  ni  expressément  ni  implicitement  formulée  la  doc- 
trine de  la  imlli fîi  ation.  Elles  se  bornaient  à  déclarer  l'inconstitu- 
tionnalité  des  lois  sur  les  étrangers  et  sur  la  sédition,  ajoutant  que 
tous  les  étals  qui  adhéreraient  prendraient  de  concert  avec  la  Vir- 
ginie les  mesures  nécessaires  pour  maintenir  les  droits  réservés  des 
étals  et  du  peuple.  Madison  avait  tenu  dès  l'année  suivante  à  bien 
préciser  la  portée  de  ces  résolutions  dans  un  long  rapport  à  la 
chambre  des  délégués  de  Virginie  et  ne  leur  avait  attribué  d'autre 
caractère  que  celui  d'isne  solennelle  protestaiion  soumise  à  l'adhé- 
sion des  états  voisins.  Aussi  n'hétita-t-il  pas,  lorsque  les  nullifica- 
teurs  du  Sud  invoquèrent  trente  ans  plus  lard  l'autorité  Ce  ce  pré- 
cédent historique,  à  désavouer  l'usage  qu'ils  prétendaiei  t  faire  de 
son  œuvre.  «  L'erreur  commise  dans  des  commentaires  récens  des 
résolutions  de  la  Virginie,  écrivait  il  à  Livingston  au  mois  de  mai 
1830,  en  le  félicitant  d'un  discours  contre  la  nwlifuation,  lient  à  ce 
qu'on  a  négligé  de  faire  une  distinction  entre  ce  qui  n'a  que  le 
cai'actère  d'une  déclaration  d'opinion  et  ce  qui  est  exécutoire  ipso 
facto,  entre  les  droits  des  deux  parties  et  les  droits  d'une  seule  des 
parties,  entre  les  voies  de  recours  ouvertes  dans  la  sphère  de  la 
constitution  et  ïultinm  ratio  qui  en  appelle  d'une  consiiiution 
détruite  par  la  violation  qu'elle  a  subie  aux  droits  antérieurs  et 
supérieurs  à  toute  constitution.  » 

On  ne  pouvait  dire  ^jIus  nettement  (fue  'a  nullification,  bien  loin 
de  constituer  un  mode  légal  et  régulier  de  résistance,  n'était  autre 
chose  qu'un  acte  révolutionnaire  et  une  insurrection  contre  le  gou- 


176  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

verDenient  fédéral.  Aussi,  les  états  les  plus  résolus  à  soutenir  la 
lutte  hésitèrent-i!s  à  s'engager  dans  cette  voie.  Les  promoteurs  de 
la  résistance  se  bornèrent  tout  d'abord  à  d'énergiques  protestaùons; 
les  législatures  de  plusieurs  états  dénoncèrent  rinconsiituiionnalitô 
du  tarif,  et  la  Caroline  du  Sud  présenta  au  sénat  des  États-Unis, 
dans  l'hiver  de  1828-1 829,  une  «  exposition  »  rédigée  par  Calhoun, 
audacieuse  et  éloquente  revendication  des  «  droits  des  états  »  et 
solennelle  mise  en  demeure  adressée  au  gouvernement  de  l'Union. 
Notre  système  politique,  disait  en  substance  l'auteur  de  ce  docu- 
ment, repose  sur  le  grand  principe  de  la  diversité  reconnue  des 
intérêts  géographiques;  or  les  intérêts  du  Sud  sont  purement  agri- 
coles :  ce  caractère  résulte  «  de  son  sol,  de  son  climat,  de  ses  habi- 
tudes, de  son  mode  particulier  de  travail.  »  Le  tarif  compromet 
ces  intérêts  :  il  est  contraire  à  la  constitution  :  il  met  en  péril  la 
moralité  publique  et  la  liberté  de  la  république.  Lorsque  le  gou- 
vernement fédéral  commet  une  usurpation  sur  les  droits  des  états, 
il  n'y  a  pas  entre  eux  et  lui  de  juge  commun.  Ce  ne  peut  être  la 
cour  suprême  des  États-Unis,  car  elle  est  la  représentation  judi- 
ciaire de  la  majorité,  comme  le  congrès  en  est  la  représentation 
législative  et  le  président  la  représentation  executive.  C'est  donc 
à  la  minorité  qu'il  appartient  de  faire  respecter  elle-même  ses  droits 
méconnus.  C'est  aux  états  eux-mêmes  qu'il  appartient  de  décider  si 
la  constitution  a  été  ou  non  violée  à  leur  détriment.  En  pareil  cas, 
chaque  état  a  le  droit  d'opposer  son  veto  à  une  loi  qu'il  juge  incon- 
stitutionnelle :  seulement,  c'est  à  une  convention  dépositaire  de  la 
souveraineté  de  cet  état  que  doit  être  réservé  l'exercice  de  ce  droit 
exceptionnel.  Le  rédacteur  du  manifeste  ajoutait  toutefois  en  ter- 
minant que  le  moment  n'était  pas  encore  venu  d'user  de  cette 
suprême  ressource.  11  convenait,  disait-il  de  laisser  à  la  majorité 
le  temps  de  réfléchir,  de  revenir  au  sentiment  de  la  justice,  de  se 
rendre  un  compte  exact  des  griefs  et  des  souffrances  des  états  du 
Sud  afin  de  ne  pas  les  contraindre  à  faire  usage  de  leur  droit  de 
veto.  11  était  d'ailleurs  permis  d'espérer  que  la  grande  révolution 
politique  qui,  le  k  mars  suivant,  allait  enlever  le  pouvoir  aux 
hommes  qui  avaient  bravé  la  volonté  populaire  pour  le  confier  à  un 
citoyen  éminent  par  ses  services,  son  esprit  de  justice  et  son  patrio- 
tisme, entraînerait  un  retour  complet  aux  véritables  principes  du 
gouvernement.  Mais  ce  dont  il  fallait  bien  se  convaincre,  c'est  que 
les  états  du  Sud  n'avaient  aucun  doute  sur  leurs  droits  et  qu'ils  ne 
reculeraient  pas  devant  les  conséquences  que  pourrait  entraîner 
l'exercice  de  ces  droits. 

Peut-être  la  confiance  de  Calhoun  dans  les  dispositions  du  nou- 
veau président  était-elle  moins  grande  qu'il  ne  le  laissait  entendre. 
Jackson  avait  tenu  à  dessein,  pendant  la  campagne  électorale,  un 


LA.    DEMOCRATIE    AUTORITAIRE    AUX    ETATS-UNIS.  177 

langage  assez  équivoque  pour  se  ménager  également  l'appui  des 
partisans  et  des  adversaires  du  tarif.  Son  discours  d'inauguration 
donna  à  ces  derniers  une  satisfaction  toute  ihôorique.  Mais  il  ne  fit 
suivre  d'aucun  acte  cette  déclaration  de  principes  et  il  se  montra 
assez  peu  soucieux  de  répondre  à  l'appel  que  lui  avait  adressé  l'au- 
teur de  V Exposition  de  la  Caroline  du  Sud  .  La  question  ne  pou- 
vait cependant  rester  en  suspens  ;  elle  se  trouva,  dès  la  fin  de  1829, 
soulevée  devant  le  sénat  et  elle  y  donna  lieu  à  une  discussion  restée 
célèbre  dans  l'histoire  parlementaire  des  États-Unis. 

Le  29  décembre,  le  sénateur  Foot,  du  Gonnecticut,  déposa  une 
proposition  tendant  à  suspendre  la  vente  des  terres  publiques. 
Cette  question,  comme  celle  du  tarif,  à  laquelle  elle  touchait  par 
certains  points,  mettait  en  présence  les  intérêts  opposés  des  diffé- 
rentes parties  de  l'Union.  Les  états  du  Nord  soutenaient  que  la  vente 
à  vil  prix  d'une  étendue  considérable  de  terres,  en  attirant  les  tra- 
vailleurs dans  l'Ouest,  entraînait  dans  les  régions  manufacturières  une 
élévation  sensible  des  salaires.  Ils  se  plaignaient  de  ce  renchérisse- 
ment de  la  main-d'œuvre  et  combattaient  comme  également  funestes 
aux  intérêts  industriels  les  mesures  qui  tendraient  à  l'abaissement  des 
droits  protecteurs  et  celles  qui  auraient  pour  but  de  développer  la 
vente  des  terres  publiques.  Les  états  du  Sud,  hostiles  au  tarif,  et 
les  états  de  l'Ouest,  partisans  de  la  vente  à  bon  marché  des  terres,  se 
trouvaient  ainsi  réunis  dans  une  résistance  commune  aux  préten- 
tions du  Nord,  et  le  débat  auquel  donna  lieu  la  proposition  de  Foot 
fît  apparaître  dans  toute  leur  énergie  ces  tendances  contradictoires. 

Après  un  long  et  véhément  discours,  dans  lequel  Benton  s'était 
'ait  le  champion  des  intérêts  de  l'Ouest,  Hayne,  l'un  des  plus 
jeunes  membres  du  sénat,  où  il  représentait  la  Caroline  du  Sud,  se 
leva  pour  combattre  le  projet.  C'était  le  fils  d'un  des  héros  de  la 
guerre  de  l'indépendance  et  l'un  des  plus  brillans  disciples  de 
Galhoun.  Sa  parole  abondante,  sarcastique  et  passionnée,  n'évitait 
pas  toujours  l'écueil  de  la  déclamation ,  mais  ne  manquait  ni  de 
force  ni  d'éclat.  Il  provoqua  Webster  à  intervenir  dans  la  discussion 
et  lui  répliqua.  Cette  réplique,  tout  enflammée  des  passions  du 
Sud,  agrandit  et  transforma  le  débat.  Les  questions  économiques, 
qui  avaient  fait  le  sujet  des  discours  précédens,  firent  place  aux 
ardentes  controverses  sur  les  droits  des  états,  sur  l'esprit  de  la 
constitution,  sur  le  caractère  et  l'avenir  de  l'Union.  Dans  l'empor- 
tement de  sa  parole,  l'orateur  mêlait  à  l'enthousiaste  glorification 
du  Sud  l'invective  contre  les  états  de  la  Nouvelle-Angleterre;  il  pro- 
clamait que  le  principe  de  l'indépendance  des  états  était  l'âme 
des  institutions  américaines;  il  déclarait  que  le  tarif  constituerait 
une  violation  du  pacte  qui  rattachait  à  l'Union  les  états  particuliers; 

TOUS  Lxu.  —  1884.  12 


178  RLVUE    DES    DEUX    MUiNDES. 

il  professait  hautement  et  sans  réserves  la  doctrine  de  la  nulUfica- 
tion;  il  adjurait  le  >.;o^vernemeijt  fédéral  de  rapporter  la  faiale 
mesure  qui  compromettait  la  paix  publique  et  l'existence  iiième  de 
l'Union.  Son  langage  était  plein  de  menaces.  «  Si  nos  frères, 
di.>ait-il,  restent  sourds  à  nos  plaintes,  les  germes  de  la  dissolution 
soiit  déjà  semés,  et  nos  en ''ans  en  recueilleront  les  fruits  amers.  » 

Tant  qu'avait  duré  ce  discours,  Gaihoun,  assis  au  fauteuil  de  la 
présidence,  avait  encouragé  ilu  regard  et  du  geste  le  jeune  orateur, 
qui  s'était  fait  l'éloquent  interprète  de  sa  pensée.  Lorsque  Hayiie 
eut  cessé  de  parler,  ses  collègues  du  Sud  lui  firent  une  chaleureuse 
ovation  et  saluèrent  cettte  brillante  apologie  de  leur  cause  comme 
une  prenàère  vicioire. 

Le  défi  jtité  à  la  Nouvelle-Angleterre  ne  pouvait  manquer  d'être 
relevé  par  le  grand  Oi  ateur  qui  en  était  alors  îa  plus  illustre  per- 
sonnification. Dès  le  lendemain,  ilans  la  séance  du  30  jauvier  1820, 
Webster  prit  la  parole  pour  répondre  à  Hayne. 

Daniel  Websier,  î-lors  Agé  de  quarante-huit  ans,  était  dans  la  plé- 
nitude de  son  talent  et  de  sa  renommée.  Par  la  nature  de  ^on  élo- 
quence comme  par  les  ten-lances  de  son  esprit,  il  se  rattachait  plus 
qu'aucun  de  ses  contemporaijis  à  la  grande  école  des  orateurs  poli- 
tiques ai'g'ais  du  xviii®  siècle.  On  admirait  dans  ses  discours  l'élé- 
vation et  la  vigueur  de  la  pensée,  la  perfection  de  la  méthode,  la 
clarté  de  l'exposition,  la  sévère  simplicité  d'une  langue  nerveuse  et 
sobre.  Sa  stature  athlétique,  sa  tète  puissante,  son  large  front, 
qu'éclairait  un  regard  limpide  et  expressif,  lui  donnaient  un  aspect 
imposant:  sa  voix  forte  et  pleine  avait  l'accent  du  commandement, 
et  l'autorité  naturelle  de  son  geste  s'harmonisait  avec  la  solennité 
dépourvue  d'emphase  de  sa  paro'e.  Il  rappelait  par  sa  tenue  et 
jusque  par  \  s  détails  de  son  costume  habituel  ces  premiers  hommes 
d'état  de  'a  république  américaine,  dont  il  avaii.  fidèlement  conservé 
les  doctrines  et  dont  il  répétait  à  une  génération  nouvelle  les  patrio- 
tiques enseignemens. 

Quoiqu'une  foule  nombreuse  se  pressât  pour  l'entendre  dans 
l'enceinte  du  sénat,  il  se  leva  au  milieu  d'un  religieux  silence.  Après 
avoir  repoussé  avec  une  hautaine  et  mordante  ironie  les  at'aques 
personnelles  doiit  il  avait  été  l'objet,  il  évoqua  en  quelques  paroles, 
sobres  et  émues ,  les  grands  souvenirs  dont  s'enorgiiediissait  la 
Nouvelle-Angleterre  et  l'époque  où  les  luttes  de  l'inciependance  et 
la  glorieuse  administration  de  Washington  avaient  rapproché  le 
Noi  d  et  le  Sud  dans  une  pensée  et  une  œuvre  communes.  Il  s'étonna 
des  audacieuses  doctrines  et  des  étranges  théories  constitution- 
nelles qu'tm  vêtait  d'exposer  au  nom  de  la  Caroline  du  Sud,  comme 
si  les  mesures  aujourd'hui  si  sévèrement  condamnées,  le  taiif,  le 
privilège  de  la  Banque,  le  sjstème  des  améliorations  intérieures. 


LA    DEMOCRATIE   AUTORITAIRE   AUX  ETATS-UMS.  1,9 

n'avaient  pas  eu  précédemment  pour  d<;feiiseur  le  plus  illustre  des 
orateurs  de  cet  état. 

Mais  [heure  éiait  venue  d'examiner  ces  théories  en  elles-mêmes 
et  de  rappeler  les  véritables  princip -s  de  la  conslituiiun.  Pouvait-on, 
sans  niéconn  lîlre  ces  principes,  attribuer  aux  législatures  des  états 
le  droit  d'appié  ier  la  constiiulionnalilé  des  mesures  prises  par  le 
gouvernement  fédéral  et  de  les  annuler  Uirsqu'elles  les  jugeraient 
inconstitutionnelles?  «  Je  reconnais,  dit  Webs'er,  'e  droit  qui  appar- 
tient an  p 'uple  de  réformer  son  gouvernement,  et  ]<■  lui  reconnais 
également  le  droit  de  résister  k  des  lois  inconsiituiionuelles  sans 
renverser  ce  gouvernement.  Mais  je  soutiens  que  l'on  ne  saurait 
admettre  le  dioit  pour  un  état  d'annuler  une  loi  votée  par  le  con- 
grès, si  ce  n'est  en  vertu  du  droit  inaliénable  de  résister  à  l'oppres- 
sion, c'est-à-dTe  en  se  p'.içant  sur  le  terrain  di  la  révolution. 
J'admets  qu'il  y  au-dessus  et  en  dehors  de  la  constitution  un 
remède  suprême  et  vio'ent  au  juM  on  peut  recourir  dans  ces  cas 
extrêmes  oîi  une  révolution  peut  se  justifier.  Mais  je  n'ad  nets  pas 
que,  sous  l'empire  di^  la  constitution  et  en  conformité  avec  elle,  il  y 
ait  un  procédé  quelconque  qui  permette  au  gouvernement  d'un 
état,  comme  membre  de  l'Union,  d'intervenir  et  d'entraver  par  ses 
propres  lois  la  marche  du  gouvernement  général,  dans  quelque  cir- 
coiistance  que  ce  soit.  »  Quelles  sont,  en  effet,  les  origines  du  gou- 
vernement tédéra!?  Quelle  est  la  source  de  son  pouvoir?  11  n'a  pas 
Clé  créé  par  les  états, mais  par  le  pjHiple;  il  a  été  fait  pour  le  peuple; 
il  est  responsable  devant  le  peuple.  C'est  le  peuple  des  États-Unis 
qui  a  dé<Mdé  que  la  constitution  serait  la  loi  suj)rême,  et  si  les  états 
sont  souverains  ils  ne  le  sont  que  sauf  les  restrictions  apportées  à 
leur  souveraineté  par  cette  loi  suprême.  On  soutient  que  le  tarif 
viole  la  constitution  et  qu'un  état  peut  annuler  la  loi  qui  l'établit. 
Mais  cette  loi,  qu'un  état  annulera,  l'état  voisin  la  respectera;  l'un 
acquittera  les  droits,  l'autre  s'y  refusera.  Si,  en  d<hors  des  états 
particuliers ,  il  n'existe  pas  une  autorité  charg»^e  de  résoudre  ces 
questions, que  restera-t-il  de  la  constituiio;- ?  La  No.ivelle-^ngletcrre 
a  été,  à  une  autre  époq'Jie,  cruellemenr  atteinte  dans  ses  iulérèis  par 
Ye/nburgo-  elle  a  cru,  avec  ses  plus  éminens  légistes,  que  cette 
mesure  était  inconstitutionnelle;  mais  elle  n'a  pas  un  seul  instant 
songé  à  faire  trancher  celte  question  parles  législatures  des  états. 
Elle  l'a  soumise  aux  tribunaux  des  Éiats-Uuis  et  elle  s'est  inclinée 
devant  la  décision  qui  lui  a  été  contraire.  La  constitution  a,  en  effet, 
tout  prévu.  Elleaattrinuécert.iins  pouvoirs  au  conj,rès;  elle  a  imposé 
aux  droits  des  états  certaio'^s  restrictions.  Elle  a  en  même  temps  insti- 
tué une  antni  ité  chargée  d'interpréter  en  dernier  ressort  les  disposi- 
tions qui  règlent  ces  attributions  de  pouvoirs  et  c-^s  restrictions.  Elle 
déclare,  d'une  part,  que  la  constitution  et  les  lois  des  États-Unis, faites 


180  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

en  vertu  de  cette  constitution,  seront  la  loi  suprême  du  pays  nonob- 
stant toute  disposition  contraire  de  la  constitution  ou  des  lois  des  états 
particuliers,  et  elle  reconnaît,  d'autre  part,  que  le  pouvoir  judiciaire 
est  compétent  pour  statuer  sur  toutes  les  contestations  relatives  à  l'ap- 
plication de  la  constitution  et  des  lois  des  États-Unis.  Ces  deux  dispo- 
sitions sont  la  clé  de  voûte  de  l'édifice  constitutionnel.  Le  jour  où,  à 
cette  autorité  unique  chargée  d'assurer  le  respect  de  la  constitution, 
on  aura  substitué  vingt-quatre  assemblées  populaires,  dont  chacune 
pourra  statuer  à  son  gré,  sans  souci  de  la  décision  des  autres,  et 
dont  chacune  pourra  modifier,  à  chaque  élection  nouvelle,  son  mode 
d'interprétation  de  la  constitution,  ce  jour-là,  il  n'existera  plus  ni 
constitution  ni  gouvernement.  Mais  les  nuUificateurs  n'ont  pas  sup- 
posé sans  doute  que  le  gouvernement  de  l'Union  accepterait  sans 
résistance  la  mise  en  pratique  de  leurs  théories.  Il  s'élèvera  donc  un 
conflit  que  la  force  seule  pourra  trancher.  L'extrémité  fatale  à  laquelle 
conduiront  les  tentatives  de  nullification,  ce  sera  la  guerre  civile. 

«  Je  puis  me  rendre  cette  justice,  dit  Webster  en  terminant,  que, 
dans  le  cours  de  toute  ma  carrière,  j'ai  eu  constamment  en  vue  la 
prospéiité  et  le  bonheur  du  pays,  et  le  maintien  de  notre  union 
fédérale.  C'est  à  cette  union  que  nous  devons  notre  sécurité  à  l'in- 
térieur, notre  considération  et  notre  dignité  au  dehors...  iNous  ne 
l'avons  conquise  que  par  notre  discipline  et  par  les  vertus  que  nous 
avons  apprises  à  la  rude  école  de  l'adversité.  Elle  est  née  de  la 
nécessité  à  laquelle  nous  avaient  réduits  le  désordre  de  nos  finances, 
la  destruction  de  notre  commerce,  la  ruine  de  notre  crédit.  Sous 
son  heureuse  influence,  nous  avons  vu  renaître  tout  à  coup  ces 
grands  intérêts,  et  nous  les  avons  vus  reprendre  une  vie  nouvelle... 
Elle  a  été  pour  nous  tous  une  source  abondante  de  bonheur  natio- 
nal ,  social  et  individuel.  Je  ne  me  suis  pas  permis  de  jeter  mes 
regards  au-delà  de  l'Union  pour  pénétrer  les  obscurités  de  l'avenir 
qui  pourrait  nous  être  réservé.  Je  n'ai  pas  pesé  froidement  les 
chances  qui  pourraient  nous  rester  de  conserver  notre  liberté  après 
la  rupture  des  liens  qui  nous  unissent  aujourd'hui,.,  et  je  ne  sau- 
rais considérer  comme  un  sage  conseiller  pour  notre  gouvernement 
celui  qui,  au  lieu  de  se  préoccuper  uniquement  des  moyens  de 
conserver  l'Union,  chercherait  comment  on  pouirait  rendre  tolé- 
rable  la  condition  du  peuple  le  jour  où  l'Union  aurait  été  détruite 
et  anéantie. Tant  que  durera  l'Union,  nous  aurions  devant  nous,  pour 
nous  et  pour  nos  enfans,  d'heureuses  et  brillantes  perspectives. 
Au-delà,  je  ne  puis  -soulever  le  voile  qui  nous  cache  nos  destinées. 
Dieu  veuille  que  ce  voile  ne  se  lève  pas  de  mon  vivant!  Dieu 
veuille^que  l'avenir  qu'il  nous  cache  n'apparaisse  jamais  à  ma  vue  ! 
Lorsque,  pour  la  dernière  fois,  mes  yeux  s'élèveront  vers  le  ciel 
pour^y  contempler  la  lumière  du  jour,  puisse-tTelle  ne  pas  éclairer 


LA   DEMOCRATIE    AUTORITAIRE    AUX    ÉTATS-UNIS.  181 

les  fragmens  dispersés  et  déshonorés  de  cette  Union,  autrefois  glo- 
rieuse, des  états  désunis,  livrés  à  la  discorde  et  à  la  luite,  un  pays 
déchiré  par  la  guerre  civile  et  peut-être  baigné  dans  le  sang  de  frères 
ennemis!  Puissent,  au  contraire ,  mes  regarda  affaiblis  et  mou- 
rans  contempler  cette  noble  bannière  de  la  république,  aujourd'hui 
connue  et  honorée  du  monde  entier!  Puissent-ils  la  voir  toujours 
fièrement  déployée,  étalant  dans  tout  leur  éclat  primitif  ses  armes 
et  ses  tropliées,  sans  qu'une  seule  de  ses  barres  ait  été  effacée  ou 
souillée,  sans  qu'une  seule  de  ses  étoiles  ait  été  obscurcie!  Puis- 
sent-ils n'y  pas  voir  inscrire  cette  folle  et  trompeuse  devise  :  la 
liberté  d'abord  et  l' Union  ensuite  !  mais  puissent-ils  y  lire  en  carac- 
tère lumineux  et  vivans,  resplendissant  dans  ses  vastes  plis,  rayon- 
nant sur  la  terre  et  sur  l'océan,  à  tous  les  vents  et  à  tous  les  cieux, 
celte  autre  devise  chère  à  tous  les  cœurs  vraiment  américains  : 
La  liberté  et  r  Union  maintenant  et  toujours  unies  et  insépara- 
bles !  » 

Au  moment  où  l'orateur  cessa  déparier,  le  sénat l'écoutait  encore 
subjugué  par  l'autorité  de  sa  parole  et  dominé  par  une  émotion 
profonde.  Ce  ne  fut  qu'après  quelques  instans  de  silence  qu'éclatè- 
rent de  toutes  parts  d'enthousiastes  applaudissemens.  Ce  discours 
fut  le  chef-d'œuvre  de  l'éloquence  de  Webster  et  peut-être  le  plus 
grand  acte  de  sa  vie  publique.  Le  retentissement  en  fut  immense. 
Ce  cri  d'alarme  avait  signalé  à  tous  les  amis  de  l'Union  l'imminence 
du  péril,  et  cette  exposition  magistrale  des  principes  de  la  constitu- 
tion avait  fait  justice  des  sophismes  des  partisans  de  la  nuUification. 

Jackson  lui-même  qui,  au  début  de  la  querelle,  avait  paru  vou- 
loir se  refermer  dans  une  silencieuse  neutralité,  corT)prit  qu'il  ne 
pouvait  tarder  plus  longtemps  à  prendre  parti  dans  la  lutte  qui 
allait  s'engager.  11  était  d'usage  depuis  vingt  ans  de  célébrer  par 
un  banquet,  le  13  avril,  l'anniversaire  de  la  naissance  de  Jefferson. 
On  avait  résolu  de  donner  cette  année  à  cette  fête  une  solennité 
inaccoutumée  à  l'occasion  de  l'avènement  du  nouveau  président, 
que  le  parti  démocrate  affectait  de  représenter  comme  l'héritier  de 
la  politique  de  Jefferson.  Jackson  devait  assister  au  banquet  avec 
le  vice-président  et  les  membres  du  cabinet,  et  les  nullificateurs 
espéraient  faire  sortir  de  cette  réunion  une  manifestaiiou  pubUque 
en  faveur  de  leurs  doctrines.  Lorsque  le  moment  des  toasts  fut 
arrivé,  le  président  se  leva  et  ne  prononça  que  ces  mots  :  «  A  notre 
union  fédérale  !  11  faut  qu'elle  soit  maintenue  !»  A  la  brièveté 
même  de  ces  paroles  et  à  l'accent  d'autorité  avec  le  ]uel  elles  avaient 
été  proférées,  il  était  facile  de  reconnaître  que  ce  n'était  pas  une 
vaine  déclaration.  C'était  un  défi  jeté  par  le  premier  magistrat  de 
la  république  aux  tendances  séparatistes  du  Sud.  Calhoun  le  releva 
aussitôt  en  portant  le  toast  suivant  :  u  A  l'Union!  à  notre  bien  le 


182  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

plus  cher  après  notre  liberté  !  Puissions-nous  tous  nous  souvenir 
qu'elle  ne  peut  plus  être  maintenue  que  par  le  respect  des  droits 
des'états  et  par  une  égale  répartition  entre  eux  des  avantages  et 
des  charges  de  l'Cnion  !  » 

Les  deux  programmes  se  trouvaieiit  ainsi  mis  en  présence,  et  les 
hostilités  étaient  publiquement  dénoncées. 

Le  Sud  héritait  cependant  encore  devant  les  résolutions  décisives, 
et  le  2'2  novrimbre  1830,  lademaide  de  convocatiiin  d'une  conven- 
tion adressée  à  la  législature  de  la  Caroline  du  Sud  ne  put  réunir 
la  majorité  de«  deux  tiers  exig<^e  par  une  proposition  de  ce  genre. 
Mai»  Galhoun  était  l'âme  de  la  résistance  :  il  la  préparait  et  l'or- 
ganisaii  avec  une  infatigable  ardeur.  Cette  cause  des  «  droits  des 
èi.ats  »  et  du  maintien  d'une  société  fondée  sur  l'esclavage  devait 
être  celle  de  toute  sa  vie;  elle  absorbait  toutes  ses  pensées,  et  il 
avait  mis  à  son  service  toutes  les  forces  de  son  intelligence  et  de 
sa  volonté.  C'est  de  cette  époque  que  date  la  transformation  étrange 
que  subit  cett'3  puissante  nature  et  qui  lui  a  fait  une  place  à  part 
dans  l'histoire  de  son  temps  et  de  son  pays. 

Miss  Mariineau,  qui  l'a  conuu  quelques  années  plus  tard,  a  tracé 
de  lui  un  pi)rtrait  saisissant  (t).  Elle  a  décrit  l'aspect  sombre  et 
sévère  de  cette  figure  ascétique,  ce  front  pâle  que  surmontait  une 
noire  et  épaisse  chevelure,  cette  bouche  dont  le  sourire  n'adou- 
cissait jamais  l'expression  austère,  ce  regard  tantôt  froid  et  péné- 
trant comme  l'acier,  tantôt  illuminé  d'un  éclat  fébrile.  Elle  l'a  vu 
à  Gharleston,  a  semblable  à  un  chef  de  clan  de  retour  parmi  les 
siens  »  entouré  de  ces  populations  qui  l'avaient  investi  d'une  sorte 
de  dictature  morale  Elle  Ta  entendu  au  sénat  répondre  à  un  dis- 
cours de  Benton  qui  l'avait  accusé  d'ambition  et  qui  lui  avait  repro- 
ché d'aspirer  à  la  présidence.  «  J'ai  tout  sacrifié,  s'écriat-il,  pour 
mon  brave  et  magnanime  petit  état  de  la  Caroline  du  Sud.  »  Et 
tanlis  qu'il  parlait  ainsi,  sa  voix  avait  une  puissance  et  un  accent 
inaccoutumés,  ses  yeux  lançaient  des  éclairs,  les  paroles  s'échap- 
paient de  ses  lèvres,  haletantes  et  entrecoupées,  u  C'était,  dit  le 
témoin  que  nous  citons,  toute  une  révélation.  »  Son  aspect  n'était 
pas  moins  frappant  dans  la  vie  ordinaire.  Concentré  dans  son 
unique  pensét-,  indiffèrent  et  comme  étranger  à  ce  qui  se  passait 
autour  de  lui,  incapable  de  subir  l'influence  d'une  autre  intelli- 
gence, il  ne  prenait  la  parole  que  pour  exposer  d'un  ton  dogma- 
tique qui  repoussait  toute  contradiciion  ses  théories  politiques  et 
sociales.  «  Son  esprit,  dh  miss  Martineau,  a  depuis  longtemps  perdu 
la  faculté  de  communiquer  avec  autrui....  Je  n'ai  jamais  vu  per- 
sonne vivre  dans  un  isolement  intellectuel  aussi  absolu.  Il  n'est  p'us 

(l)  Western  Travel,  p.  148. 


LA    DÉilOCRAXIE    AUTORITAIRE    AUX    ÉTATS-UNIS.  183 

en  son  pouvoir  de  détendre  son  esprit...  Personne  ne  m'a  jamais 
donné  aussi  complètement  l'idée  de  'a  possession.  » 

Tel  était  l'humtne  dans  lequel  allait  pendant  vingt  ans  se  per- 
sonnifier la  cause  du  Sud.  Il  était  de  la  race  si  dangereuse  en  poli- 
tique des  fanatiques  et  des  logiciens.  Ce  n'était  pas  le  chef  d'un 
parti  :  c'ètaii  l'apôtre  inflexible  et  intransigeant  d'une  doctrine.  Nous 
avons  vu  dans  l ExposUion  de  1828  la  première  formule  de  cette 
doctrine.  Calhouu  la  développa  de  nouveau  en  termes  plus  absolus 
dans  une  «  adresse  au  peuple  de  la  Caroline  du  Sud  »  qui  parut  le 
26  juillet  1831  dar;s  le  Pendleton  Messnigcr  tt  dans  laquelle  il 
déclarait  nettement  que  le  gouvernement  fédéral  ne  devait  être  que 
«  l'agent  des  èlcits  souverains.  »  11  lui  donna  son  expression  com- 
plète et  définitive  dans  un  troisième  manifeste  publié  le  28  août  de 
l'année  suivante  sous  la  forme  d'une  lettre  au  gouverneur  Hamilton. 
On  doit  considérer  ce  document  comme  l'exposition  classique  de  la 
théorie  de  la  souveraineté  des  états,  et  l'on  a  pu  dire  à  juste  litre 
qu'à  l'époque  de  la  sécession  le  Sud  n'avait  fait  que  suivre  de  point 
en  pointée  programme  (1). 

L'auteur  part  de  cette  idée  que  ron-seulement  la  constitution 
n'est  pas  l'œuvre  collective  du  peuple  anièricain,  mais  que  comme 
corps  politique  le  peuple  américain  n'a  jamais  existé  :  il  soutient 
que  l'Union  n'a  été  établie  qu'entre  des  états  libres  et  indépendans 
et  qu'il  n'existe  pas  de  lien  direct  et  immédiat  entre  les  citoyens 
d'un  de  ces  étais  et  le  gouvernement  général  de  l'Union.  Il  en  con- 
clut qu'il  appartient  à  chaque  état  conmie  membre  de  l'Union  et 
en  vertu  de  sa  souveraineté  de  déterminer,  en  ce  qui  concerne  ses 
citoyens,  l'étendue  des  obligations  qu'il  a  contractées,  et,  lorsqu'il 
considère  un  acte  du  gouvernement  fédéral  comme  inconstitution- 
nel, de  le  déclarer  nul  et  de  nul  effet,  cette  déclaration  devcint  être 
obligatoire  pour  tous  les  citoyens  de  l'état.  Quant  au  gouvernement 
fédéral,  aucune  disposition  de  la  constitution  ne  l'autorise  à  inter- 
venir soit  par  la  force,  soit  par  un  veto,  soit  par  une  [irocédure 
judiciaire  quelconque,  pour  paralyser  l'exercice  de  la  souveraineté 
d'un  état.  11  lui  serait  donc  impossible  de  faire  exécuter  légalement 
dans  les  limites  d'un  état  un  acte  nullilié,  tandis  que  cet  état  a  le 
droit  de  aire  rf^présenter  légalement  et  pacifiquement  sa  déclara- 
tion de  nullification.  II  ne  dépendrait  pas  même  de  la  majorité  des 
états  d'imposer  leur  volonté  à  celui  d'entre  eux  qui  aurait  résisté 
à  une  mesure  inconstitutionnelle;  et  devant  l'abus  de  la  force  il 
resterait  à  l'état  opprimé  une  ressource  suprême,  la  sécession. 

C'était  le  dernier  mot  et  ce  devait  être  trente  ans  plus  tard  la 
conséquence  fatale  de  la  doctrine  de  la  nulli ficcuion» 

(1)  D"-  von  Holst,  J.-C.  Callioun,  p.  1)8. 


184  REVUE   DES    DEDX    MONDES. 

Tandis  que  s'exaltaient  les  passions  du  Sud,  la  question  du  tarif 
était  soumise  aux  délibérations  du  congrès.  Les  revenus  du  gouver- 
nement fédéral  atteignaient  un  chiffre  très  supérieur  à  ses  besoins; 
cette  disproportion  était  devenue  plus  frappante  depuis  que  Jackson 
avait  répudié  le  système  des  améliorations  intérieurt  s,  et  l'on  pouvait 
orévoir  le  moment  prochain  où,  après  l'extinction  totale  de  la  dette, 
on  se  trouverait  en  face  d'un  excédent  annuel  de  12  à  13  millions 
de  dollars.  Cette  situation  semblait  de  nature  à  juslilier  une  réduc- 
tion des  droits  de  douane  qui  eût  calmé  l'ardeur  des  revendications 
du  Sud,  et,  dans  son  message  de  1831,  le  président  avait  appelé 
l'attention  du  congrès  sur  l'opportunité  d'une  revision  de  tarif.  Le 
comité  des  manufactures  de  la  chambre  des  représentans,  que  pré- 
sidait J.  Q.  Adanis,  accueillit  favorablement  celte  idée  :  mais  elle  fut 
énergiquement  combattue  au  sénat  par  Henry  Glay,  qui  comptait 
assurer  à  sa  candidature  à  la  présidence  l'appui  des  états  manufac- 
turiers du  Nord.  Il  déclara  consentir  à  l'abolition  de  toutes  les 
taxes  qui  n'avaient  qu'un  caractère  fiscal,  mais  il  réclama  haute- 
ment, dans  l'iniérêt  de  l'industrie  nationale,  le  maintien  rigoureux 
du  «  système  américain,  »  ajoutant  que,  s'il  fallait  arriver  à  une 
réduction  immédiate  des  revenus,  il  n'hésiterait  pas  à  proposer  la 
substitution  d'un  régime  de  prohibition  absolue  aux  droits  protec- 
teurs qui  frappaient  les  produits  étrangers.  L'esprit  sage  et  poli- 
tique d'Adams  s'effraya  de  la  témérité  de  cette  thèse.  «  C'est  un 
défi  que  vous  jetez  au  Sud,  »  dit-il  à  Clay.  «Pour  conserver  et  pour 
justifier  le  système  américain,  répondit  celui-ci  échauflé  par  l'ar- 
deur de  la  lutte,  je  défierais  le  Sud,  le  président  et  le  diable.  » 

Le  27  avril  1832,  le  secrétaire  de  la  trésorerie  Mac  Lane  présenta 
un  projet  qui  réduisait  à  12  millions  de  dollars  le  chiffre  des  recettes 
annuelles  en  abaissant  à  15  pour  100  les  droits  sur  la  jilupart  des 
marchandises  importées.  Cette  proposition  fut  écartée,  et  la  loi  qui 
fut  votée  le  ih  juillet  suivant,  sous  l'inspiration  de  Clay,  se  borna 
à  opérer  une  réduction  annuelle  de  3  millions  environ  au  moyen 
de  la  suppression  d'un  certain  nombre  de  droits  fiscaux,  en  mainte- 
nant pres'|ue  sans  changement  tous  les  droits  protecteurs. 

Cette  nouvelle  porta  à  son  comble  l'exaspération  de  la  Carohne 
du  Sud,  où  les  élections  venaient  d'assurer  la  majorité  aux  parti- 
sans de  la  nullilicaiion.  La  législature  de  l'état  convoqua  une  con- 
vention pour  délibérer  sur  la  situation  créée  par  le  vote  du  congrès. 
Celte  convention  se  réunit  le  19  novembre  sous  la  présidence  du 
gouverneur  llamilton  et  vota  une  ordonnance  de  nullilicaiion.  Aux 
termes  de  cette  ordonnance,  les  actes  du  congrès  du  19  mai  1828 
et  du  1/i  juillet  1832  étaient  déclarés  nuls  et  de  nul  efïet;  les  droits 
perçus  en  vertu  de  ces  actes  devaient  cesser  d'être  payés  à  dater  du 
1^'  février  1833.  Aucun  recours  ne  devait  être  porté  devant  une 


LA    DÉ.V10CRATIE    AUTORITAIRE    AUX   ÉTATS-UNIS.  185 

cour  fédérale  contre  les  décisions  que  rendraient  les  cours  de  l'état 
sur  des  procès  impliquant  la  validité  de  l'ordonnance  de  nullifica- 
tion.  Tous  les  fonctionnaires  et  les  jurés  devaient  prêter  serment 
d'obéir  à  cette  ordonnance  ainsi  qu'à  tous  les  actes  de  la  législature 
qui  en  seraient  la  conséquence.  Le  dernier  article  portait  que,  si 
le  gouvernement  des  Éiats-Unis  tentait  de  recourir  à  la  force  pour 
assurer  l'exécution  des  tarifs  existans,  la  Caroline  du  Sud  ne  se 
considérerait  plus  comme  faisant  partie  de  l'Union.  «  Le  peuple  de 
cet  état  se  tiendrait  en  conséquence  pour  d<^gagé  désormais  de 
l'obligation  de  conserver  les  liens  politiques  qui  le  rattachent  au 
peuple  des  autres  états:  il  procéderait  donc  à  l'organisation  d'un 
gouvernement  sf  paré  et  ferait  tous  les  actes  que  les  états  souve- 
rains et  indépendans  ont  le  droit  de  faire.  » 

La  législature  prit  immédiatement  les  mesures  nécessaires  pour 
assurer  la  mise  à  exécution  de  l'ordonnance  :  elle  annula  les  saisies 
opérées  par  les  agens  de  la  douane,  appela  la  milice  et  les  volon- 
taires et  autorisa  l'achat  d'armes. 

De  son  côté,  le  président  ne  restait  pas  inactif.  Il  avait  envoyé 
deux  navires  de  guerre  devant  Charleston  et  avait  donné  au  géné- 
ral Scott  l'ordre  de  se  rendre  dans  cette  ville.  Le  11  décembre,  il 
adressa  au  peuple  de  la  Caroline  du  Sud  une  proclamation  dont 
Livingston  était  l'auteur  et  qui,  par  les  doctrines  dont  elle  conte- 
nait l'expression  autant  que  par  l'élévation  de  la  pensée  et  la  patrio- 
tique émotion  dont  elle  était  empreinte,  se  distinguait  de  la  plupart 
des  documens  publics  auxquels  Jackson  avait  jusqu'alors  attaché 
son  nom.  La  théorie  de  la  souveraineté  des  états  y  était  énergi- 
quement  condamnée.  «  Je  considère,  disait  le  prét^ident,  que  le 
pouvoir  que  s'attribue  un  état  d'annuler  une  loi  des  É'ats-Unis  est 
incompatible  avec  l'existence  de  l'Union,  en  contradiction  formelle 
avec  le  texte  de  la  constitution  et  en  opposition  avec  son  esprit, 
inconciliable  avec  tous  les  principes  qui  en  sont  la  bas'^.  et  destruc- 
trice du  grand  objet  pour  lequel  elle  a  été  faite.  »  Soutenir  une 
telle  doctrine,  «  c'est  dire  que  les  États-Unis  ne  sont  pas  une 
nation.  »  La  proclamation  se  terminait  par  un  chaleureux  appel  au 
patriotisme  des  citoyens  :  u  Concitoyens,  habitans  de  l'état  qui  m'a 
donné  le  jour,  ce  n'est  pas  seulement  le  premier  magistrat  de  notre 
commune  patrie  qui  vous  avertit  de  ne  pas  vous  exposer  aux  peines 
édictées  par  ses  lois  :  laissez-moi  m'adresser  à  vous  commue  un  père 
s'adresserait  à  ses  enfans  qu'il  verrait  courir  à  leur  perte...  Voyez 
quel  est  l'état  de  ce  pays  dont  vous  formez  une  fraction  importante: 
considérez  son  gouvernement  qui  réunit  tant  d'états  diiïèrens  par 
les  liens  d'un  intérêt  commun  et  d'une  protection  générale,  qui 
donne  à  tous  les  habitans  le  noble  titre  de  citoyen  américain... 
Regardez  ce  tableau  d'honneur  et  de  prospérité  et  dites  :  Nous  aussi, 


186  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

nous  somm'es  des  citoyen'?  américains  !  La  Caroline  est  un  de  ces 
fiers  états  :  ses  armes  ont  défendu,  son  sang  a  cimenté  cette  heu- 
reuse union.  Et  maintenant  ajoutez,  si  vous  le  pouvez  sans  horreur 
et  sans  remords:  Celte  heureuse  union,  nous  allons  la  dissoudre; 
ce  tableau  de  paix  et  de  prospérité,  nous  allons  l'eiïacer;  ces 
plaines  f^^rtiles,  nous  allons  les  ahreuver  de  sang;  la  protection 
de  ce  glorieux  d'-apeau,  nous  allons  y  renoncer;  le  nom  même 
d'Américains,  nous  allons;  le  répudier  !  Et  pourquoi  hommes  éga- 
rés!.. Pour  le  rêve  d  une  indépendance  séparée,  pour  un  rêve  que 
ne  tarderont  pa'^  à  interrompra  de  sanglantes  luttes  avec  nos  voisins 
et  une  soumission  honteuse  à  une  pui  sance  étrangère.  » 

Cette  proclamation  fut  accueillie  dans  tous  les  états  fidèles  à 
l'Union  par  des  démonstrations  d'enthousiasme  auxquelles  s'asso- 
cièrent les  adversaires  mêmes  d'^'  Jackson;  mais  eli>-  provoqua  dans 
l'état  rebelle  un  redoublement  de  colères  et  de  violences.  La  légis- 
lature invita  le  gouverneur  à  mettre  le  peuple  en  garde  contre  les 
tentatives  que  ferait  le  président  pour  le  détourner  de  l'obéissance 
due  aux  pouvoirs  de  l'état  et  à  faire  appel  aux  citoyens  pour  défendre 
contre  des  menaces  arbitraires  la  liberté  et  la  dignité  de  cet  état. 
Hayne,  qui  venait  d'être  élu  gouverneur,  se  confirma  à  ces  réso- 
lutions et  publia  le  20  décembre  une  proclamation  dans  laquelle  il 
dénonçait  les  doctrines  du  président  comme  fausses  et  menson- 
gères, et  comme  teniant  à  l'établissement  d'un  grand  empire  un 
et  indivisible  qui  serait  le  pire  de  tous  les  despotismes.  H  déclarait 
en  terminant  que  l'état  de  la  Caroline  défendrait  sa  souveraineté  ou 
s'ensevelirait  sous  ses  ruines. 

Quelques  jours  après,  Calhoun  donna  sa  démission  des  fonctions 
de  vice-président  des  États-Unis  et  se  fit  élire  sénateur  de  la  Caro- 
line du  Sijd  en  remplacement  de  Hayne  (1).  Il  q  «itta  dans  les  pre- 
miers jours  de  183^  son  habitation  de  Fort-Hill,  d'où  il  avait  dirigé 
la  lutte,  pour  se  rendre  à  Washington  et  prendre  son  siège  au 
sénat.  Un  de  ses  biographes  a  comparé  ce  voyage  à  celui  de  Luther 
se  rendant  à  la  diète  de  Worms.  Lorsque  le  grand  milUficateury 
comme  le  nommaient  ses  contemporains,  entra  dans  la  salle  des 
séances,  le  vide  se  fit  autour  de  lui  et  ses  anciens  amis  s'éloignè- 
rent. Un  mouvement  se  produisit  dans  l'assemblée  au'  moment  oii 
il  se  leva  pour  prêter  S'arment  à  la  constitution  :  il  prononça  la  for- 
mule du  serment  d'une  voix  haute  et  ferme  sa-is  trahir  l'embarras 
ni  l'émotion  par  le  tressaillement  d'un  seul  muscle  de  son  visage. 
Le  26  janvier,  le  président,  qui  venait  d'être  réélu,  airessaau  con- 
grès un  message  dans  lequel  il  rendait  compte  des  mesures'  votées 

(1)  M.  Parton  assure  qu'à  cette  époque  on  frappa  un  certain  nombre  de  médailles 
avec  cet  exergue  :  John  C.  Calhoun,  premier  président  de  la  Caroline  du  Sud. 


LA    DÉMOCRATIE    AUTOrJTAIRE   AUX   ÉTATS-UKIS.  '87 

dans  la  Caroline  du  Sud  et  demnndait  les  pouvoirs  nécessaires  pour 
maintenir  l'intégrité  de  l'Union  et  assurer  l'exécution  des  lois  par 
tous  les  moyens  coustituîionnels.  «  En  pareil  cas,  dirait  le  mes- 
sage, c'est  sur  l'étendue  des  devoirs  du  gouvernenient  que  doivent 
être  mesurés  ses  pouvoirs.  »  Le  21,  le  sénat  fut  saisi  d'un  projet 
{force  bill)  qui  conférait  au  président  1  s  pouvoirs  réclamés  par  le 
message.  Calhoun  y  répondit  par  le  dépôt  d'une  série  de  résolutions 
qu'il  développa  et  dans  lesquelles  il  avait  formulé  la  héorie  de  la 
nulJification.  Webster,  de  son  côté,  présenta  des  contre-résolutions 
qui  contenaient  le  résumé  des  doctrines  constitutionnelles  qu'il 
avait  exposées  dans  son  grand  discours. 

Le  l®""  février  était  le  jour  fi.\é  par  la  convention  de  la  Caroline  du 
Sud  pour  la  mise  en  vigueur  de  l'or  îonnance.  Calhoun  en  fit  ajour- 
ner l'exécution  jusqu'au  vote  du  congrès  sur  Ips  propositions  de 
revision  du  tarif  dont  il  était  saisi.  Le  pré.-ident,  qui  était  résolu  à 
réprimer  énergiquement  toute  tentaùve  de  rébellion  (1),  était  en 
même  temps  disposé  à  donner  aux  grstfs  du  Sud  une  large  satisfac- 
tion. !l  avait  lijit,  en  conséquence,  préparer  un  projet  de  loi  qui 
prit  le  nom  de  son  rapporteur  Verplanck,  représentant  de  New-York, 
et  qui  ramenait  les  droits  au  taux  du  tarif  de  1816.  Ce  projet  ren- 
contra dans  les  éiats  du  Nord  une  violente  opposition;  et  Webster 
qui,  apiès  avoir  à  l'orig'.ne  soutenu  avec  éclat  les  {  rincipes  de 
libre  échange,  était  devenu  l'ardent  défenseur  de  la  protection,  sou- 
tint qîie  toute  revision  du  tarif  dans  les  circonstances  présentes 
scait  considérée  comme  une  capitulation  devant  les  exigences  d'un 
état  rebelle.  Moins  absolu  dans  le  système  dont  il  avait  été  le  pro- 
moteur, et  préoccupé  par-dessus  tout  du  désir  de  prévenir  un  con- 
flit dont  s'alarmait  son  patriotisme,  C'ay  prit  Tinitiaiive  d'un  de  ces 
compromis  auxquels  son  nom  est  demeuré  attaché  et  à  l'aide  des- 
quels il  parvint  plus  d'une  fois  à  conjurer  ou  à  ajoujner  les  crises 
qui  menaçaient  l'existence  de  l'Union,  il  proposa  au  sénat,  le  12  fé- 
vrier, de  suh.tituer  à  la  réduction  immédiate  des  droits  qu'aurait 
opérée  le  VerpUmcks'  Bill  une  réduction  progressive  qui  devait  rame- 
ner ces  droits  en  18/i2  à  un  taux  uniforme  de  20  pour  100.  Le  préam- 
bule d(jnt  ce  projet  était  précédé  déclarait  en  termes  formels  que 
désormais  les  droits  de  douane  auraient  uniquement  pour  but  d'as- 
surer au  gouvernement  les  revenus  nécessaires  et  cesseraient  d'avoir 
pour  objet  la  protection  ou  l'encouragement  d'une  branche  quel- 
conque de  l'industrie  nationale.  »  Bien  loin  de  trahir,  comme  on  l'en 

(1;  Il  annonçait  hautement  que,  si  Calhoun  et  ses  amis  mettaient  à  exécution  leurs 
projets,  il  les  ferait  pendre  sans  hésiter.  «  Je  les  aura's  fait  pendre  aune  potence  plus 
haute  que  celle  d'Aman,  répétait-il  dans  ses  dernières  années.  Cet  acte  aurait  été  le 
meilleur  de  ma  vie  et  il  aurait  servi  d'exemple  aux  traîtres  de  tous  les  temps.  » 


188  REVUE   DES    DEDX   MONDES. 

accusa,  les  intérêts  manufacturiers,  Glay  sauvait  en  réalité,  au  moyen 
de  ce  compromis,  tout  ce  qui  pouvait,  dans  ces  conjonctures,  être 
conservé  du  régime  protecteur  :  ce  n'en  était  pas  moins  l'abandon 
du  «  système  américain  »  par  celui  qui  en  avait  si  fièrement  reven- 
diqué l'honneur.  Aussi  fut-il  vivement  attaqué  par  les  champions 
de  l'industrie  du  Nord,  et  le  succès  était  fort  incertain  lorsque  Cal- 
houn,  inquiet  des  conséquences  de  la  résistance  de  la  Caroline,  à 
laquelle  les  autres  états  du  Sud  avaient  refusé  de  s'associer,  se 
décida  à  appuyer  le  compromis  moyennant  quelques  modifications 
de  détail  acceptées  par  Clay. 

Le  projet  fut  voté  à  la  chambre  des  représentans,  le  26  février, 
par  119  voix  contre  85;  il  fut  porté  le  jour  même  au  sénat,  où  il 
réunit  29  voix  contre  16.  Le  lendemain,  la  chambre  adopta  [k  la 
majorité  de  111  voix  contre  hO  le  force  hill  qui  avait  été  voté  pré- 
cédemment par  le  sénat.  A  la  nouvelle  de  ce  double  vote,  la  con- 
vention de  la  Caroline  du  Sud  fut  convoquée  pour  le  11  mars  :  elle 
rapporta  l'ordonnance  de  nullification  du  tarif,  mais,  pour  affirmer 
de  nouveau  les  droits  qu'elle  avait  revendiqués,  elle  prononça  la 
nullification  du  force  act. 

Telle  fut  l'issue  de  cette  longue  et  redoutable  crise.  Le  véritable 
vainqueur,  a  dit  M.  de  Holst  dans  son  Histoire  constitutionnelle  des 
États-Unis,  ce  fut  Calhoun.  Nous  ne  saurions  souscrire  à  ce  juge- 
ment. Le  Sud  avait  obtenu  sans  doute  l'abaissement  du  tarif,  et  Cal- 
houn pouvait  soutenir  que  la  victoire  si  longtemps  disputée  était 
due  aux  eflorts  des  nullificateurs  et  à  la  résistance  de  la  Caroline 
du  Sud.  Mais  le  vote  du  force  bill  était  la  consécration  des  droits 
de  l'Union,  la  négation  du  principe  de  la  souveraineté  des  états  et 
l'attribution  au  gouvernement  fédéral  des  pouvoirs  nécessaires  pour 
réprimer  toute  tentative  nouvelle  de  sécession.  Calhoun  lui-même 
ne  se  faisait  pas  illusion  sur  la  gravité  de  cet  échec  infligé  à  sa  cause. 
«  Tant  que  cette  loi  de  sang  souillera  nos  codes,  écrivait-il  au  mois 
d'août  1833,  tant  que  le  gouvernement  refusera  de  reconnaître  les 
droits  des  états,  nous  resterons  condamnés  à  un  servage  politique.  » 

Quant  à  Jackson,  il  était  sorti  grandi  de  cette  épreuve.  Il  avait 
compris  les  devoirs  de  chef  d'une  grande  nation  et  il  les  avait  rem- 
plis sans  violence  et  sans  faiblesse.  Il  avait  soutenu  et  fait  préva- 
loir la  cause  de  l'Union  et  les  véritables  principes  de  la  constitution 
américaine;  il  avait  mis  à  leur  service  son  pouvoir  et  sa  popularité. 
C'est  la  page  la  plus  pure  et  la  plus  glorieuse  de  son  histoire. 


Albert  Gigot. 


L'ANNEXION    DE    MERV 

A    LA    RUSSIE 


Un  télégramme  laconique  vient  d'apprendre  au  monde  que  Merv 
était  annexé  à  la  Russie,  «  les  chefs  des  tribus  ayant  demandé  à  l'em- 
pereur de  les  gouverner.  »  —  Si  le  Times,  à  qui  rien  n'est  impossible, 
fait  un  service  au  pays  des  ombres,  le  feu  lord  Beacouffieid  a  dû  tres- 
saillir de  surprise  et  de  colère  sous  les  dalles  de  Westminster  ;  il  aura 
vainement  attendu  qu'un  leader  de  son  parti  fît  retentir  aux  Communes 
le  cri  de  la  vieille  Angleterre,  et  stupéfait  de  ne  rien  entendre,  il  se 
sera  demandé  si  des  siècles  insensibles  ont  coulé  depuis  le  jour  où 
l'Angleterre  déclarait  que  l'occupation  de  Merv  serait  un  casus  helli. 
Des  siècles,  non  :  trois  années  à  peine.  Avait-on  assez  écrit,  tremblé, 
maudit,  menacé,  en  prévision  du  fait  qui  nous  trouve  si  indifférens  ! 
Trois  années  ont  suffi  pour  réduire  à  néant  une  grosse  question  diplo- 
matique et  montrer,  une  fois  de  plus,  que  les  soucis  des  politiques 
sont  aussi  sérieux,  aussi  durables  que  les  soucis  des  amoureux.  Alors 
qu'ils  pâlissent  sur  une  dépêche,  les  diplomates  qui  ont  lu  l'histoire  et 
qui  ont  de  l'esprit,  —  il  y  en  a,  —  doivent  entendre  un  grand  rire 
montant  du  passé,  se  prolongeant  sous  leur  plume  et  chuchotant  : 
Vanité!  vanité! 

Deux  causes  expliquent  la  résignation  actuelle  du  cabinet  de  Lon- 
dres, après  un  émoi  si  bruyant  et  de  si  fraîche  date.  La  première  saute 


190  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

aux  yeux  ^le  tout  le  monde  :  rien  ne  rend  l'humeur  accommodante 
comme  d'avoir  un  Mahdi  sur  les  bras,  et  le  Nil  est  assez  loin  de  i'O  us 
pour  qu'il  poit  malaisé  d'entreprendre  simultaném  nt  sur  les  deux 
fleuves.  Néanmoins,  cette  seule  raison  n'eût  pas  sufïi;  l'Angleterre  a 
prouvé  maintes  iois  qu'elle  sait  f  ire  face  à  plusieurs  périls,  sur  tous 
les  points  du  globe  où  un  de  ses  intérêts  souffre.  Il  y  a  une  autre  €^  use 
plus  secrète  :  depuis  les  derniers  progrès  des  Russes  sur  la  frontière 
per.-ane,  !a  roule  future  de  l'Inde  s'- st  mieux  dessinée;  cet  axii  me, 
que  Merv  est  la  clé  de  l'empire  indien,  s'est  évanoui.  Ceci  demande 
quelques  éclircissemens.  Avant  de  les  poursuivre,  rappe'ons-nous  que 
nous  sommes  de  notre  p'opre  aveu,  nous  autres  Français,  divisés  en 
deux  catégories  :  les  anciens,  qui  ne  savaient  pas  la  géoLjraphie,  à  ce 
qu'r.ssurent  les  nouveaux;  les  nouveaux, qui  ignorent  lesatT^iires  exié- 
rieures,  au  dire  des  anciens.  Demandons  aux  Ang'ais  et  aux  Russes, 
qui  ont  écrii  sur  cette  question  de  quoi  remplir  une  bibliothèque  (1), 
comment  les  soldats  du  tsar  se  sont  acheminés  vers  Merv,  et  ce  qu'est 
au  ju;>te  ce  fantôme  litigieux. 

Jet  z  les  yeux  sur  une  carte  d'Asie;  entre  le  70*  et  le  85«  degré  de 
longitude,  le  37*  et  le  /i3*  de  latitude,  vous  trouverez  un  long  tri;  ngle 
ouvert  de  l'est  à  l'outst,  ass  z  ne'tement  dirlimité  parla  mer  Caspienne 
à  sa  base,  par  l'Amou-Daria  (ancien  Oxus)  et  la  mer  d'Aral  sur  son 
côté  nord,  par  les  moiit 'gnes  de  P^r^e  et  d'Afghanistan  sur  son  côté 
sud;  le  sommet  de  ce  triangle  s'appuie  aux  pentes  septP!)trionales  de 
l'Hindou-Kouch,  vers  Ba'kh,  la  Mère  des  villes  d'après  lÉcriture,  Tout 
le  cœur  de  ce  vaste  espace  disparaît  sous  un  pointillé  grisâire,  qui 
figure  SUT  nos  caites  leydé.-erls  de  sable,  quand  il  n'indique  pas  l'igno- 
rance des  géographes  devant  un  p.iys  mal  exploré;  c'est  le  désert  de 
Kara-Koum;  aux  jours  dont  nous  n'.  vons  pas  l'histoire,  avant  la  dis- 
jonction de  la  mer  Caspienne  et  de  la  mer  d  Aral,  les  eaux  du  graid 
lac  intérieur  couvraient  cette  contrée;  la  steppe  saline  témoigne  de 
1  ur  retraite  pous  l'action  de  sideils  immémoriaux.  Sur  les  fl^incs  de 
cette  tolitude  courent  deux  étroires  bandes  blanches;  elles  marquent 
la  végétation  et  la  vie,  ranimées  là  par  des  cours  d'eau;  sur  le  côté 
nord,  c'est  la  vallée  de  i'Amou-Daria,  avec  Boukh ara  sur  la  rive  droite 
en  au, ont,  Khiva  sur  la  Tive  gauclie  en  aval.  Au  sud,  c'est  la  vallée  du 
fleuve  Atrck,  qui  coule  à  la  Caspienne  parallèlement  à  la  chaîne  per- 
sane, puis  les  oasis  de  deux  rivières,  le  Tedjen  et  le  Mourghab,  qui 
descendent  des  plateaux  afghins  et  vont  se  perdre  dans  les  marais 
salans  du  Kara-Koum.  La  plus  orientale  de  ces  oasis  est  celle  deMtTv. 

(1)  Voir  surtout  C.  Marvin,  Merv  the  Queen  of  the  World;  Rawlinson,  lecture  du 
27  janvier  1879à  la  Société  royale  de  g(^()grapliie;  et  en  russe,  général  Pétronssévitch, 
Rapports  à  la  Société  de  géographie  du  Caucase,  Tifli»,  1880;  général  Anneokof, 
VOasis  d'Akkal  Tekké  et  les  Routes  de  l'Inde,  Saint-Pétersbonrg,18Sl. 


l'annexion   de   MERV    a   L\    RUSSIE.  lOl 

—  Il  y  a  trente  ans,  tons  ces  territoires  appartenaient  noninalement 
aux  khans  de  Khiva  ;  ea  1855,  lesKnvi^ns  durent  se  replier  sur  l'Amou- 
Daria,  après  une  défaite  que  leur  infligèrent  les  tribus  tourkfDèaes  du 
sud;  ces  tribiis,  groupées  sous  le  noiti  générique  de  Tekkés,  erraient 
depuis  lors,  libres  et  seules,  d«jns  les  oasis  qni  confiaient  à  la  Perse  et 
à  l'Af^'iianistan. 

Par  leurs  établissemns  sur  les  côtes  orientales  de  1  Caspienne,  les 
Russes  étaient  depuis  1869  en  contact  avec  le  pays' tourkmène;  dans 
le?  derniers  lemps,  ils  l'avaient  pris  à  revers  par  leurs  pussessions  du 
Turki^st  n.  Nous  n'avons  pas  à  rappe/l>;r  ici  comment,  en  moins  de 
trente  ans,  la  Russie  a  soumis  un  terrioire  de  1,100,000  k  lomètres 
carrés,  plus  de  deux  fois  la  superûcie  de  la  France.  Dan-i  leur  marche 
continue  de  Pe-ovsky  à  T.ichkend,  de  Tschkendà  K'>kan  1  s  armée-;  du 
tsar  ont  assuj  tti  toute  la  vallée  du  Sir-Daria,  jusqu'aux  frontières  de 
la  Chine  et  du  Kach;;ar;  arrêtées  par  les  murailles  de  la  Haut;-Tartarie 
et  de  Pamir,  elles  se  sont  rabattues  vers  le  sud-ouest,  en  suivant  la 
courbe  des  montagnes,  sur  Samarkand  et  Boukhara.et  ont  rejoint  ainsi 
la  rive  droite  du  hautOxus.  Elles  n'avaient  plu.^,  ce.semble,  q  l'a  achever 
leur  randont)ée  en  regagnant,  par  Mnrv  et  l'Airek,  le  sud  de  la  Cas- 
pienne, la  mer  qui  forme  la  cordH  de  "immense  arc  de  cercle  dont  elles 
avaient  parcouru  les  deux  tiers.  Mais  il  fallait  compter  avec  le  malheu- 
reux triangle  que  nous  avons  décrit,  coupant  et  menaçant  les  conquêtes 
nouve'Ies,  défendu  par  ses  déserts  et  par  le  courage  d^  ses  populations 
,  nomade^.  On  l'entama  d'abord  par  le  nord,  par  le  kha;jat  de  Khiva. 
Depuis  Pierre  le  Grand,  les  tentatives  répétées  des  Ru>?es  contre  ce 
khan  it  s'étaient  termin«^es  par  de  cruels  désastres.  En  1873  ly  général 
Kmfmann  organisa  sa  fameuse  expédition;  au  prix  de  faogues  telles 
que  le  soldat  en  a  rarement  connu,  après  une  marche  de  deux  mois 
tour  à  tour  dan-  les  neiges  et  les  sables  briilans,  Khiva  fut  prise  sans 
coup  férir.  La  Ru-sie  était  maîtresse  de  tout  le  cours  de  l'Oxus. 

Restait  la  bande  du  Sud,  ce  territoire  des  Tkkesqui  empêchait  seul 
le"grand  empire  de  se  relier  à  ses  possession  du  Turk^^stan  méridio- 
nal et  d'occuper  toute  la  frontière  septentrional^^  de  la  Perse,  chose 
désirable  à  tous  égards  pour  le  cabinet  de  Sait't-Péiersbourg.  Quand 
même  l'esprit  de  conquête  n'eût  pas  parlé,  le  voisinage  de  ces  hordes 
pillardes  était  incompatible  av  c  la  sécurité  des  établissemf^ns  russes 
sur  la  C^ispienne  :  Krasnovodsk^  le  principal  de  ces  établibsemens, 
voyait  sans  cesse  les  Tekkôs  sous  ses  murailles  et  demeurait  à  la  merci 
d'un  coup  de  main  heureux.  Le  général  Lomakine,  gouverneur  de 
cette  ville,  usait  ses  Kosaks  à  repousser  des  razzia^  qui  se  répé- 
tiient  avec  un  caractère  toujours  plus  audacieux  dans  les  dernières 
années.  Nous  serons  tout  de  suite  compris  en  disant  que  les  Tekkés' 
étaient  les  Khroumirs  d'une  Algérie  russe,  mais  c;  ux-ci  des  Khroumirs 


192  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

très  visibles  et  très  gênans.  Ces  nomades  se  divisent  en  deux  grandes 
familles,  les  T^kkés  de  Merv  à  l'orient  et  ,les  Akkal-Tekkés  dans  les 
oasis  au  nord  de  l'Àtrek;  ces  derniers"  avaient  pour  base  d'opérations 
le  formidable  camp  retranché  de  Gœuk-Tépé,  dans  la  principale  des 
oasis,  où  ils  rassemblaient  leur  butin.  En  1879,  on  dirigea  une  pre- 
mière expédition  sur  ce  point;  l'effort  n'avait  pas  été  mesuré  aux  diffi- 
cultés à  vaincre;  après  un  assaut  malheureux,  les  Russes  furent 
repoussés  de  Gœuk-Tépé  avec  des  pertes  sang'anies.Cet  échec  ébranla 
leur  prestige  dans  toute  l'Asie  et  l'on  crut  un  moment  que  les  Tourk- 
mènes  allaient  jeter  les  envahisseurs  dans  la  Caspienne.  On  rassembla 
en  hâte  une  vingtaine  .de  mille  hommes  au  Caucase  ;  l'année  sui- 
vante, le  brillant  général  Skobélef  fut  chargé  de  rétablir  les  affaires. 
La  précédente  expédition  avait  perdu  ses  chameaux  jusqu'au  dernier; 
avant  d'entrer  en  campagne,  on  reconnut  la  nécessité  de  construire 
un  chemin  de  fer  de  la  Caspienne  aux  oasis  pour  assurer  les  commu- 
nications de  l'armée.  1  s'agissait  d'apporter  des  usines  du  Volga,  au 
prix  de  trois  transbordemens,  tout  l'armement  de  la  voie,  les  machines, 
les  traverses  et  le  combustible,  sur  une  plage  de  sables  mouvans, 
déserte,  sans  bois,  sans  eau.  Le  génie  militaire  parvint  à  vaincre  ces 
difficultés  en  quelques  mois  ;  à  l'automne  de  1880,  le  premier  tronçon 
de  la  ligne  était  livré  ;  en  1881,  elle  atteignait  Kizil-Arvat,  entrée  des 
oasis,  après  un  parcours  de  225  kilomètres,  depuis  son  point  d'at- 
tache au  golfe  Michel.  Cette  partie  de  la  steppe  touîkmène,  riveraine 
de  la  Caspienne,  n'est  qu'une  prolongation  du  désert  de  Kara-Koum, 
des  dunes  de  sable  toujours  en  marche  sous  l'action  du  vent,  sans  un 
seul  puits  d'eau  potable.  Il  fallut,  au  début,  transporter  de  Krasno- 
vodsk,  par  mer,  l'eau  douce  nécessaire  aux  besoins  de  la  ligne.  Tant 
d'obstacles  vaincus  grandirent  encore  l'impression  produite  sur  l'ima- 
gination des  indigènes,  quand  la  première  locomotive  foula  la  vieille 
terre  d'Asie;  nous  avons  entendu  conter  aux  ingénieurs  la  surprise 
des  nomades,  lorsqu'ils  virent  le  dragon  de  feu  courir  dans  la  soli- 
tude, sur  les  sables  où  tanguait  jusque-là  le  pacifique  «  vaisseau  du 
désert.  »  —  A  partir  de  Kizil-Arvat,  le  prolongement  di  la  voie  dans 
les  riches  oasis  ne  serait  plus  qu'un  jeu. 

Skobélef  trouva  trente  à  qaarante  mille  Tekkés  enfermés  dans  le 
camp  de  Gœuk-Tépé,  derrière  des  retranchemens  en  terre  qui  rappe- 
laient les  ouvrages  de  Plevna,  de  fatale  mémoire.  Il  dut  ouvrir  un 
siège  en  règle,  avec  tranchées  et  parallèles,  et  perdit  beaucoup  de 
monde  dans  les  engagemens  corps  à  corps*  que  recherchait  l'assiégé, 
inférieur  par  l'armement.  Le  général  Pétroussévitch,  auteur  des  savans 
rapports  à  la  Société  géographique  du  Caucase  qui  nous  ont  servi 
pour  ce  travail,  fut  tué  dans  une  de  ces  rencontres.  Enfin,  dans  la  nuit 
du  12/24  janvier  1881,  Skobélef  lança  ses  colonnes  d'assaut  sur  la 


L  ANNEXION    DE   MERV    A   LA    RUSSIF,  195 

brèche  et  emporta  la  place.  Une  partie  'es  Akkal-Tekkés  s'enfulrrnt 
chez  leurs  frères  de  Merv  :  les  autres  se  soumirent.  Là,  comme  dans 
toutes  les  conquêtes  des  Russes  au  Tuikestan,  la  victoire  fut  diffi- 
cile, mais  définitive.  L 'S  Turcomans,  une  fois  vaincus,  se  courbent 
avec  le  fatalisme  de  l'islam  sous  la  main  qui  les  a  domptés  et  accep- 
tent sa  domination  sans  arrière -pensée  de  révolte.  Dans  tout  cet 
immense  empire  de  i'Asie  centrale,  la  Russie  n'a  jamais  eu  à  répri- 
mer une  sédition  sur  les  territoires  occupés  par  elle.  Même  pendant 
la  guerre  turco-russe,  à  l'heure  des  désastres,  alors  que  tout  le  monde 
pronostiquait  une  levée  'e  lances  dans  les  provinces  d'annexion 
récente,  pas  un  mu-ulman  n'a  bougé.  Quarante-cinq  mille  hommes, 
disséminés  par  petiis  postes  sur  cette  vaste  superficie,  au  milieu  de 
tribus  nori-ades  ei  belliqueuses,  suffisent  au  maintien  de  l'ordre.  Il  y  a 
là  un  succès  bien  différent  de  celui  que  noas  rencontrons  depuis  un 
demi-siècle,  dans  nos  po?seÊfcions  musulmanes;  il  appellerait  une 
sérieuse  étude  comparative  de  nos  procédés  de  colonisation  et  de  ceux 
des  Russes.  Ce  n'est  pas  le  lieu  ;  contentons-nous  d'indiquer  le  prin- 
cipe constant  de  ces  derniers,  qui  est  de  rendre  légère,  presque 
insensible  pour  le  vaincu,  la  transition  à  une  civilisation  supérieure.  Les 
délégués  du  tsar  ne  s'avancent  pas  chez  ses  ];ouveaux  sujets  un  code 
européen  dans  une  main  et  une  feuille  d'impôt  dans  l'autre  ;  on  laisse 
à  l'indigène  ses  lois  religieuses  et  civiles,  ses  magistrats,  son  organi- 
sation; on  l'impose  h  peine;  leTurcom^n  paie  1  1/2  rouble  par  têie  là  oîi 
le  colon  russe,  établi  à  côté  de  lui,  paie  plus  de  8  roubles.  11  ne  voit 
guère  la  race  maîtres- e  que  sous  l'uniforme,  l'autorité  ne  se  manifeste 
à  lui  que  sous  l'appareil  militaire,  le  seul  qu'il  comprenne  et  respecte. 
Le  gouvernement  fait  rebâtir  les  mosquées,  il  traite  avec  égards  les 
mollahs  et  convoque  leurs  ihefs  au  Kremlin,  aux  cérémonies  impé- 
riales; ils  s'en  retournent  comblés  de  prévenances,  éblouis  par  la 
puissance  du  tsar  blanc.  Enfin,  et  c'est  là  surtout  que  gît  le  secret  de 
cette  assimilation  rapide,  la  Russie  entre  en  contact  avec  ses  sujets 
barbares  par  ses  é'émens  les  moins  civilisés;  les  Kosaks,  qui  vont  fon- 
der en  Asie  des  colonies  agricol^^s,  ne  sont  guère  supérieurs  aux  pre- 
miers occupans  du  sol;  on  s'entend  vite  entre  Asiatiques,  lesquels  ont 
le  cerveau  fabriqué  de  la  même  façon;  il  n'y  a  point  entre  l'ancienne 
population  et  la  nouvelle  cet  écart  de  sentimens,  de  culture  intellec- 
tuelle, de  régime  de  vie,  qui  ne  va  pas  sans  quelques  dédains  et  quel- 
ques duretés  du  civilisé  vis-à-vis  de  son  inférieur.  L'orgueil  inné  du 
musulman  n'est  pas  froissé  par  une  supériorité  morale  qu'il  ne  peut 
comprendre;  quand  cette  supériorité  lui  apparaît,  c'est  derrière  une 
épée,  qui  la  justifie  aux  yeux  de  cet  homme  des  tentes. 

Revenons  aux  vainqueurs   de  Gœuk-Tépé.  Ils  poursuivirent  leur 
marche  et  affermirent  leur  autorité  jusqu'au  point  marqué  sur  les  cartes 

TOME  LXII.   —    188',  13 


i9A  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

russes  Giaouars,  un  peu  au-delà  d'Âskabad,  où  l'oasis  des  Akkal-Tekkés 
prend  fin.  Passé  ce  point,  les  routes  directes  vers  l'est  se  perdent  de 
nouveau  dans  des  régions  sablonneuses,  inhabitées;  ces  routes  traver- 
■sent  une  rivière  à  cours  intermittent,  le  Tedjen,  à  la  hauteur  de  la 
ligne  frontière  entre  la  Perse  et  l'Afghanistan;  elles  se  reperdent  dans 
le  mauvais  pays  et  aboutissent,  à  200  kilomètres  environ  d'Askabad,  à 
une  grande  oasis  alimentée  par  le  Moiirgbab,  qui  descend  des  monta- 
gnes afghanes  :  c'est  Merv,  le  point  iU  rencontre  de  tous  les  chemins 
montant  du  sud  vers  le  Turkestan  oriental,  la  dernière  station  qui 
manquait  aux  Russes  pour  se  relier  de  ce  côté,  à  leurs  possessions  de 
l'Amou-Daria,  à  Boukhara  et  à  Tachkend,  pour  fermer  complètement 
ce  grand  demi -cercle  dans  lequel  ils  ont  englobé  l'ancienne  Tartarie 
indépendante. 

Merv  a  une  glorieuse  histoire  ;  ce  fut  une  des  capitales  de  Tancieii 
monde,  sous  les  rois  parthes,  du  moyen  âge  oriental,  sous  les  émirs 
arabes  et  les  sultans  seidjdukides.  Elle  lutta  avec  Samaïkand  pour  la 
puissance,  la  richesse,  le  renom  de  ses  mosquées.  Aujourd'hui  encore, 
les  Persans  l'appellent  Chah-i-Djouhan,  le  «  Seigneur  de  l'Univers,  »  et 
l'écrivain  anglais  Marvin  intitule  le  livre  qu'il  lui  a  consacré  :  «  Merv, 
la  ville  rt-ine  du  monde.  »  Pour  justiGer  ce  titre,  il  ne  lui  manqne 
qu'une  seule  chose,  d'être  une  ville.  La  vieille  cité  a  souffert  à  diverses 
reprises  ces  formidables  destructions  qui  marquaient  le  passage  des 
conquérans  asiatiques.  Djenghiz-Khan  y  égorgea  sept  cent  mille  per- 
sonnes et  éleva  dans  le  désert  une  de  ces  pyramides  de  crânes,  fidè- 
lement reproduites  par  le  peintre  Véreschaguine  dans  ses  lugubres 
tableaux  de  l'Asie  centrale.  A  la  fin  du  dernier  siècle,  Mourad,  émir  de 
Boukhara,  rasa  ce  qui  restait  de  la  ville  et  emmena  la  population  en 
captivité  sur  l'Amou-Daria.  Les  canaux  d'irrigation  du  Mourghab,  qui 
faisaient  de  l'oasis  un  jardin  et  un  grenier  de  céréales,  se  perdirent, 
abandonnés  et  comblés  par  le  sable.  Depuis  lors,  les  tribus  tourkmènes 
sont  restées  seules  maîtresses  de  ce  territoire;  Merv  n'est  plus  qu'un 
camp  retranché  comme  celui  de  Gœuk-Tèpé,  abritant  quelques  millieirs 
de  kibitkas,  ces  petits  chariots  sur  lesquels  vivent  les  nomades.  On 
estime  à  deux  cent  cinquante  mille  âmes  environ  cette  population 
errante.  Ces  Tekkés  de  Merv,  comme  leurs  frères  de  i'Akkal,  sont  une 
race  vaillante  et  primitive,  gens  de  peu  de  besoins  et  de  peu  de  scru- 
pules, pasteurs  de  troupeaux  et  pillards  de  leurs  voisins.  Leur  réputa- 
tion est  suffisamment  établie  dans  toute  l'Asie  centrale  par  ce  pro- 
verbe :  «  Si  tu  rencontres  une  vipère  et  un  Mervien,  tue  d'abord  le 
Mervrên,  tu  t'occuperas  après  de  la  vipère.  »  Le  proverbe  ne  tes 
calomnie  pas;  en  dehors  du  maigre  produit  de  leurs  troupeaux,  ils 
D'ont  d'autres  ressources  que  le  butin  rapporté  de  leurs  razzias  dans 
les  vallées  afghanes  et  persanes.  En  l'absence  de  tout  commerce  et  des 


l'annexion   de   MEfiV   A  LA   RUSSIE.  195 

recherches  les  plus  élémentaires  de  la  civilisation,  le  Tekké  amasse  le 
bien  d'autrui  pour  se  fournir  d'armes,  de  chevaux  et  de  femmes.  Quand 
un  jeune  homme  veut  se  marier,  il  doit  trouver  à  la  pointe  de  sa  lance 
la  dot  avec  laquelle  il  achètera  sa  fiancée.  D'après  les  données 
recueillies  à  ce  sujet  par  les  voyageurs  anglais,  une  toute  jeune  fille 
vaut  de  20  à  80  livres  sterling;  une  veuve  de  vingt-cinq  ans  monte  à 
des  prix  très  élevés;  les  pauvres  doivent  se  contenter  des  femmes 
au-dessus  de  quarante  ans,  qui  «  valent  un  peu  moins  qu'un  cha- 
meau. »  Le  cheval  tekké  est  une  des  plus  belles  variétés  de  l'espèce; 
il  réunit  les  formes  développées  et  les  qualités  de  vitesse  du  cheval 
anglais  à  la  douceur  et  à  l'endurance  du  cheval  arabe.  L'organisation 
politique  et  sociale  de  ces  pasteurs  n'a  pas  progressé  depuis  le  temps. 
d'Abraham  :  la  famille  obéit  à  son  chef,  la  tribu  à  son  ancien;  aucun 
lien  stable  entre  les  tribus,  aucun  pouvoir  central.  Les  Tekkés  sont 
musulmans  du  rite  sunnite,  ce  qui  suffirait  à  expliquer  l'aversion  que 
ressentent  pour  eux  les  Persans,  sectateurs  d'Ali;  mais,  indépendam- 
ment des  questions  de  race  et  de  secte,  tous  les  voisins  de  ce  nid  de 
brigands  appelaient  de  leurs  vœux  le  moment  où  la  Russie  le  net- 
toierait. 

Ce  nettoyage  ne  semblait  pas  chose  facile.  Les  Tekkés  ont  des  annales 
militaires  qu'envieraient  bien  des  états.  Nous  avons  vu  comment  ceux 
de  l'Akkal  repoussèrent  la  première  expédition  russe  et  arrêtèrent  long- 
temps la  seconde,  commandée  par  un  des  premiers  capitaines  de  notre 
époque.  En  1855,  ceux  de  Merv  chassèrent  les  troupes  du  khan  de 
Khiva  et  les  poursuivirent  jusqu'à  l'Amou-Daria.  En  1861,  les  Persans» 
résolus  d'en  finir  avec  leurs  agresseurs,  réunirent  une  armée  impo- 
sante,  dix  mille  cavaliers,  douze  mille  hommes  de  pied  et  trente-trois 
canons;  cette  armée  s'engagea  dans  l'oasis  de  Merv;  elle  n'en  sortit 
jamais,  et,  durant  l'année  qui  suivit,  le  prix  des  esclaves,  sur  les  mar- 
chés de  Khiva  et  de  Boukhara,  tomba  à  moins  de  20  francs  par  tête  de 
prisonnier  persan.  Cette  peuplade,  si  bien  défendue  par  son  courage, 
était  protégée  en  outre  par  les  déserts  qui  l'enveloppent  de  toutes  parts, 
sa.uf  du  côté  de  l'Afghanistan,  et  par  le  veto  de  l'Angleterre ,  intrai- 
table, semblait-il,  sur  la  question  de  Merv.  On  prévoynit  une  longue  et 
pénible  campagne  le  jour  où  des  circonstances  favorables  délieraient 
les  mains  à  la  Russie. 

La  stupéfaction  a  dû  être  grande,  à  Moscou  et  à  Saint-Pétersbourg^ 
qaand  on  a  appris  que  ce  territoire  était  annexé  à  l'empire  d'un  trait 
de  plume,  et  que,  suivant  l'expression  du  Nouveau  Temps,  «  Merv  était 
tombée  aux  pieds  du  tsar  comme  un  fruit  mûr.  »  Pour  nous,  qui  croyons 
que  les  fruits  se  cueillent  plus  souvent  qu'ils  ne  tombent,  nous  voyons 
dans  ce  résultat  un  nouveau  trait  de  cette  habileté  proverbiale  avec 
laquelle  les  généraux  russes  mènent  les  négociations  diplomatiques 


196  REVUE   DES   DEDX   MONDES. 

dans  les  pays  d'Asie.  Le  général  Komarof  ne  nous  dira  pas  les  pra- 
tiques qui  lui  ont  si  bien  succédé,  mais  il  n'est  pas  défendu  de  les  devi- 
ner. Diinsces  dernières  années,  des  épizooties  répétées  avaient  presque 
anéanti  les  troupeaux  des  Merviens;  plus  que  jamais  ils  étaienî  réduits 
à  vivre  de  pillage;  la  chancellerie  militaire  se  sera  souvenue  de  l'excel- 
lent axioine  :  «  diviser  pour  régner,  »  elle  aura  groupé  dans  une  ligue 
commune  tous  les  ennemis,  c'est-à-dire  tous  les  voisins  des  Tekkés,  les 
peuplad'S  tourkmènes  des  Sariks,  des  Salors,  étagées  sur  les  pentes 
septentrionales  de  l'Afghanistan;  elle  aura  réprimé,  de  son  côté,  les 
incursions  et  resserré  le  cordon  sanitaire  autour  des  nomades,  qui  ne 
peuvent  exister  qu'en  se  répandant  au  dehors  ;  en  outre,  quelques 
attentions  bien  placées  auront  semé  la  division  entre  les  tribus;  déjà, 
l'été  dernier,  plusieurs  d'entre  elles  avaient  envoyé  des  députés  au 
cout-onnement,  à  Moscou;  le  reste,  menacé  de  périr  de  misère,  n'a 
eu  d'autre  ressource  que  de  se  rendre  à  merci.  Ce  ne  sont  là,  nous  le 
répétons,  que  des  conjectures,  fondées  sur  l'expéri  ne  du  passé;  peu 
importent  d'ailleurs  les  moyens,  aujourd'hui  que  le  résultat  est  acquis, 
Merv  annexée. 

Voyons  maintenant  quelles  seront  les  conséquences  de  cette  annexion 
pour  la  Russie,  d'abord  à  l'intérieur,  autant  que  ce  mot  peut  s'appli- 
quer à  son  empire  transcaspien,  ensuite  à  l'extérieur,  dans  ses  rapports 
avec  l'Inde  anglaise.  A  l'intérieur,  le  bénéfice  est  considérable.  La  puis- 
sance matérielle  et  le  prestige  moral  du  tsar,  que  les  Tekkés  tenaient 
seuls  en  échec,  sont  désormais  affermis  sur  toute  l'A-ie  centrale;  les 
possessions  et  les  états  vassaux  de  la  Russie  sont  reliés,  sans  solution 
de  continuité,  d'Orenbourg  à  Krasnovodsk,  sur  tout  le  parcours  de  la 
vaste  courbe  que  nous  avons  décrite.  Les  transport  de  troupes  et  de 
marchandises,  jusqu'ici  acheminés  d'Orenbourg,  durant  des  mois  et 
p^r  une  route  difficile,  sur  Tachkend,  B.jukhara,  Khiva,  emprunteront 
dorénavant  la  route  du  sud,  infiniment  plus  courte  et  plus  facile,  par 
la  Caspienne  et  le  chemin  de  fer  qui  va  se  continuer  dans  les  oasis.  De 
même  pour  le  commerce  d'exportation  que  le  Turkestan  renvoie  à  la 
métropole.  Prenons  un  exemple.  Le  coton  est  la  principale  production 
de  l'Asie  centrale;  l'exportation  de  ce  textile  s'élève  actuellement  à 
3  millions  d-.  pouds  (1).  Aujourd'hui,  le  pond  de  coion,  transporté  des 
champs  de  Khiva  ou  de  Boukhara  à  Orenbourg,  fianchit  une  distance 
de  U  à  1,500  kilomètres,  fait  quarante  à  quarante-cinq  jours  de  route 
et  paie  de  6  à  7  francs.  De  ces  mêmes  champs  au  chemin  de  fer  de 
Kizil-Arvat,  par  la  voie  de  Merv,  la  distance  est  de  500  kilomètres,  la 
durée  du  trajet  de  quinze  à  dix-huit  jours,  le  prix  de  transport  tom- 
bera entre  2  et  3  francs.  On  devine  le  développement  économique 

(1)  1  poud  =  40  livres. 


l'annexion   de   MERV    a   la   RUSSIE.  197 

réservé  à  l'Asie  centrale  par  ces  facililés,  surtout  si  la  ligne  ferrée  est 
prolongée  jusqu'à  Merv. 

Au  point  de  vue  extérieur,  le  préjugé  ancien  veut  que  Merv  donne  à 
son  possesseur  la  clé  des  Indes.  La  construction  du  chemin  de  fer 
transcaspien  et  les  connaissances  nouvelles  qu'on  a  sur  ces  régions, 
depuis  la  dernif^re  campagne  des  Russes,  ont  changé  les  do  mées  de 
la  question.  Les  routes  qui  mènent  directement  de  Merv  à  Caboul,  par 
Baikh  ou  tout  autr  point  des  montagnes  afghanes,  so'  t  impraticables 
à  une  armée  ;  depuis  le  voyage  du  major  Grodekof,  ces  itinéraires  sont 
condamnés.  Dans  l'opinion  unanime  des  Anglais  et  des  Russes,  il  n'y 
a  qu'une  route  militaire  possible  entre  le  bassin  aralo-caspien  et  les 
Indes  :  celle  qui  passe  par  Saraks,  Hérat  et  Kandahar,  la  route  qu'ont 
suivie  Alexandre  le  Grand,  Nadir-Chah  et  toutes  les  invasions.  Nous 
avons  nomr.ié  Saraks;  il  faut  insister  sur  l'importance  de  ce  point, 
car  là  est  véritablement  la  clé  des  Indes.  La  muraille  continue,  courant 
de  l'est  à  l'ouest,  qui  sépare  l'Iran  du  Touran,  sous  le  nom  de  Paro- 
pamisus  en  Afghanistan,  de  Kara-Dagh,  de  Kopet-Da-h  en  Perse,  est 
biisée  par  une  étroite  cassure  au  point  d'intersection  des  trois  fron- 
tières persane,  afghane  et  tourkmène.  Le  fleuve  Tedjen  ou  H^rri-Roud, 
de-cendu  d'IIérat  par  la  vallée  qui  sépare  la  Perse  et  l'Afghanistan, 
franchit  cette  cassure,  s'infléchit  au  nord-ouest  dans  la  direction  d'As- 
kahad  et  va  se  perdre  dans  les  sables  de  Kara-Koum.  C'est  dans  ce 
déiilé,  porte  naturelle  des  deux  états  iraniens,  que  s'élève  Saraks, 
jadib  un^  cité  consid  rable,  aujourd'hui  un  méchant  fortin.  Nominale- 
ment, Saraks  appartient  à  la  Perse,  qui  y  entretient  quelques  soldats; 
de  fait,  tout  le  pays  environnant  était  jusqu'ici  abandonné  aux  Tourk- 
mènes,  dont  les  Russes  se  trouvent  à  présent  suzerains.  De  Saraks  à 
Askabad,  point  extrêuie  de  l'oasis  d'Akkal-Tekké,  qui  sera  prochaine- 
ment sans  doute  le  point  terminus  du  chemin  de  fer  transcaspien,  on 
compte  environ  250  milles  anglais,  en  marchant  au  nord-ouest,  par 
le  cours  du  Tedjen  d'abord,  puis  par  les  petites  oasis  disséminées  sur 
le  revers  des  montagnes  persanes.  De  Saraks  à  Merv,  il  n'y  a  que 
150  milles,  dans  la  direction  du  nord-ouest,  mais  par  un  désert  sans 
eau.  Le  troisième  côté  du  triangle  est  la  route  directe  d'Askabad  à 
Merv,  dont  nous  avons  dit  plus  haut  les  difficultés.  On  comprendra,  en 
regardant  la  carte,  qu'une  armée  qui  a  sa  base  d'opérations  sur  la 
Caspienne,  et  qui  est  parvenue  à  s'établir  à  Askabad,  tient  la  route  de 
Saraks;  si  elle  était  uniquement  préoccupée  de  cet  objectif,  cette 
armée  n'aurait  que  faire  d'aller  à  Merv,  détour  inutile.  Cela  est  si  vrai 
que,  dans  une  lecture  à  la  Société  royale  de  Londres,  le  27  janvier 
1879,  l'Anglais  le  plus  compétent  sur  ces  questions,  l'illustre  sir 
H.  Rawlinson,  affirmait  qu'une  armée  russe  dirigée  sur  Merv  serait 
forcée,  pour  éviter  des  difficultés  insurmontables,  de  prendre  la  route 


198  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

du  sud  et  de  pa?ser  par  Saraks.  Puisqu'il  est  admis  d'ailleurs  que  Saraks 
est  le  point  de  départ  de  toute  marche  vers  les  Indes,  dire  après  cela 
que  la  possession  de  Merv  modifie  la  situation,  c'est  tenir  ce  raisonne- 
ment: Un  corps  de  troupes  parti  de  Rouen,  pour  se  rendre  à  Lyon  par 
Paris,  sera  très  avancé  si  on  lui  prépare  des  logemens  à  Nancy.  La 
vérité,  c'est  que  la  route  des  Indes  a  été  fort  compromise  le  jour  où 
l'on  a  souffert  l'établissement  des  Russes  à  Askabad  et  la  construction 
de  leur  chemin  de  fer  entre  la  Caspienne  et  l'Akkal-Tekké;  il  ne  tient 
qu'à  eux  de  pousser  leurs  avantages  vers  Saraks  et  d'y  conduire  la 
voie  ferrée,  au  moyen  d'arrangemens  avec  la  Perse  sur  la  dévolution 
des  territoires  vagues  qui  bordent  les  montagnes  frontières.  L'occu- 
pation de  Merv  ne  leur  donne  rien  de  plus,  si  ce  n'est  une  garantie 
contre  les  hordes  turbulentes  qui  auraient  pu  les  prendre  à  revers. 

Les  Anglais  au  courant  de  ces  questions  savaient  tout  cela  depuis 
trois  ans;  ceux-là,  comme  on  dit  vulgairement,  avaient  fait  leur  deuil 
de  Merv:  voilà  pourquoi  ils  ont  accueilli  avec  tant  de  philosophie  la 
nouvelle  qui  nous  occupe.  Leurs  appréhensions  et  leur  zèle  se  sont 
reportés  sur  Saraks,  et  le  Journal  de  Saint-Pétersbourg,  en  enregis- 
trant l'annexion  de  Merv,  s'empresse  de  leur  déclarer  que  la  Russie 
n'a  aucune  intention  d'occuper  Saraks.  Nous  croyons  très  volontiers  à 
la  bonne  foi  de  la  feuille  officieuse,  mais  nous  nous  rappelons  que  les 
routes  de  l'Asie  centrale  sont  pavées  d'intentions  semblables,  et  il 
nous  souvient  d'avoir  vu  dans  le  même  journal  les  mêmes  déclara- 
tions répétées  naguère  au  sujet  de  Merv;  il  en  sera  de  celles-ci  ce 
qu'il  en  a  été  des  précédentes.  Nous  ne  le  disons  pas  par  ironie,  mais 
pour  constater  une  loi  mystérieuse,  supérieure  à  tous  les  calculs  des 
hommes,  fatale  comme  la  loi  qui  précipite  l'eau  sur  les  pentes  :  par- 
tout où  la  civilisation  se  trouve  en  contact  avec  la  barbarie,  celle-là 
est  condamnée  à  marcher  de  Tavant;  en  tout  pays  on  peut  dire  d'une 
manière  générale  que  ce  sont  les  colonies  qui  engagent  la  métropole, 
parfois  contre  son  gré  et  à  son  insu.  Nous  le  savons  par  notre  propre 
expérience  en  Afrique,  où  chaque  pas  a  nécessité  le  suivant.  Sans  doute 
l'humeur  conquérante  s'en  mêle,  et  si  les  occasions  ont  fait  violence  à 
la  Russie,  la  violence  lui  a  été  douce;  mais,  de  l'autre  côté  des  monta- 
gnes, l'a  même  force  secrète  poussait  l'Angleterre,  jusque  sous  le  gou- 
vernement àeswhigs  les  plus  timorés.  Rien  de  plus  curieux  à  cet  égard 
que  l'histoire  de  l'Inde.  Déjà  Fox  et  Pitt  désavouaient  les  entreprises  de 
la  «  Compagnie;  n  le  dernier  faisait  passer  un  bill  qui  défendait  sévère- 
ment toutp  conquête  nouvelle  et  même  toute  alliance  ave'c  les  rajahs 
indépendans,  sauf  en  cas  de  défense  inévitable;  il  fallut  se  défendre^ 
c'èst-à  dire  avancer,  jusqu'au  Népaul,  jusqu'à  Kachmir.  Une  fois  là, 
il'  fallut  encore  se  défendre  contre  les  Afghans ,  et  par  conséquent 
entrer  chez  eux.  On  sait  si  le  sentiment  public,  qui  gouverne  l'Angle- 


l'annexion   de   MERV   a   la   RUSSIE.  199 

terre,  a  toujours  été  opposé  à  ces  néfastes  aventures  dans  l'Afgha- 
nistan; pourtant  les  années  de  la  reine  y  ont  pénétré  trois  fois  depuis 
quarante  ans,  et,  en  1879,  tandis  que  les  Russes  étaient  entraînés  à  la 
poursuite  des  Tekkés  dans  la  steppe  tourkmène,  le  major  Gavagnari 
conduisait  à  Kanlahar  sa  malheureuse  expédition.  Malgré  ces  cruelles 
expériences,  il  est  inûniment  probable  que  les  Anglais  y  retourne- 
ront et  que  nous  les  verrons,  avant  la  fin  du  siècle,  à  Hérat. 

Ce  jour-là,  les  Russes  seront  depuis  longtemps  à  Saraks,  les  deux 
empires  se  trouveront  en  présence;  il  faudra  établir  non  plus  cette 
ligue  médiane  d'influence,  que  les  deux  cabinets  cherchent  vaine- 
ment à  tracer  depuis  quinze  ans,  mais  une  ligne  de  frontières  réelles. 
Du  contact  entre  les  deux  nations,  il  peut  sortir  un  accord  qui  fera 
avancer  de  cent  ans  les  destinées  de  l'Asie,  ou  un  choc  qui  les  fera 
reculer  d'autant.  L'accord,  tel  que  beaucoup  de  bons  esprits  le  rêvent 
en  Angleterre  et  en  Russie,  c'est  la  ligne  indienne  de  Quetta  reliée  à 
la  ligne  transcaspienne,  l'ouverture  de  la  plus  grande  voie  commer- 
ciale du  vieux  continent,  le  trajet  en  onze  jours  de  Paris  à  Chirkdpour. 
Nos  voisins  n'aiment  guère  les  routes  nouvelles  qui  viennent  troubler 
leur  négoce;  mais  à  notre  époque,  ils  doivent  le  savoir,  la  volonté  d'un 
ingénieur  finit,  toujours  par  prévaloir  sur  celle  des  cabinets  les  plus 
tenaces;  qu'ils  se  souviennent  du  canal  de  Suez  et  des  profits  qu'ils 
en  tirent,  après  vingt  ans  de  lutte  contre  leurs  propres  intérêts  I  — ■ 
Le  conflit  des  deux  puissances,  à  l'heure  prochaine  et  inévitable  de 
leur  rencontre  devaut  Hérat,  ce  serait,  quoi  qu'il  arrive,  un  désastre 
navrant  pour  la  civilisation;  dans  l'hypothèse  d'une  victoire  russe, 
l'écroulement  de  cet  empire  indien,  l'un  des  plus  admirables  monu- 
mens  du  génie  européen,  le  plus  grand  exemple  d'ascendant  moral 
que  le  monde  ait  vu  depuis  les  Romains;  dans  l'hypoihèse  d'une 
victoire  anglaise,  le  retour  de  la  barbarie  sur  les  talons  des  Russes 
dans  l'Asie  centrale,  les  hordes  pillardes  poussant  de  nouveau  des 
troupeaux  d'esclaves  sur  les  marchés  du  Turkestan,  les  pyramides  de 
crànps  s'élevant  derechef  sur  les  ruines  des  villes.  Ceux  qui  auront 
ainsi  arrêté  la  marche  de  l'histoire  encourront  une  lourde  responsa- 
bilité devant  elle. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  cet  avenir  inquiétant,  nous  pensons  avoir  prouvé 
que  l'annexion  de  Merv  ne  le  rapproche  pas  sensiblement.  Dès  lors,  la 
jalousie  qui  taquinerait  la  Russie  sur  cetle  acquisition  serait  assez  mes- 
quine. A  défaut  d'autre  voisine  civilisée,  l'Asie  centrale  est  naturelle- 
ment dévolue  à  cette  puissance.  Autant  les  mouvemens  des  Russes  en 
Europe  sont  faits  pour  alarmer  les  intérêts,  autant  leurs  progrès  en 
Asie  sont  légitimes,  puisqu'ils  ne  lèsent  que  la  barbarie.  Aussi  bien 
une  haine  très  clairvoyante,  —  elle  existe  peut-être  quelque  part,  — 
devrait  pousser  les  avant-gardes  kosakes  à  l'orient,  bien  loin  de  les 


200  KEVDE   DES    DEUX   MONDES. 

retenir.  En  Russie  même,  beaucoup  de  patriotes  voient  avec  crainte 
cette  déperdition  de  forces,  la  tâche  chaque  jour  plus  lourde  qu'on 
assume,  le  froitemeut  toujours  plus  immédiat  avec  cette  Chine,  qui 
sera  quelque  jour  un  terrible  voisin.  On  tremble  et  pourtant  on  avance. 
C'est  qu'on  subit  une  loi  antérieure  et  supérieure  à  toutes  les  habi- 
letés des  di|ilomates,  la  loi  universelle  qui  ordonne  à  l'homme  de 
s'user  pour  autrui,  à  aujourd'hui  de  s'immoler  pour  demain.  Dans  sa 
sagesse  admirable,  elle  leurre  l'égoïsme  de  satisfactions  momenta- 
nées, elle  lui  cache  le  suicide  où  elle  le  mène,  elle  l'intéresse  à  ses 
fins.  Pour  obéir  à  cette  loi,  l'Espagne  a  p  rdu  sa  prépondérance  sur 
l'Européen  tirant  de  la  nuit  le  Nouveau-Monde;  l  Angleterre  a  couvert 
le  globe  de  ses  colonies,  et,  malgré  ses  solides  vertus,  le  moment 
semble  venir  où  elle  penchera  sous  ce  poids  trop  lourd, entraînée  dans 
les  océans;  nous-mêmes,  ne  serons-nous  pas  la  proie  faiale  de  l'Afrique, 
n'épuiserons-nous  pas  le  reste  de  nos  forces  à  susciter  les  grands  pays 
noirs  de  léquateur?  Les  hommes  d'état  dignes  de  ce  nom  doivent 
réagir  sur  ces  pentes  irrésistibles;  ils  peuvent  ce  que  peut  la  poli- 
tique, ralentir;  mais  s'ils  pensent,  ils  pressentent  la  vanité  définitive 
de  leur  effort  contre  le  dessein  divin.  Cttte  loi  qui  commande  aux 
empires  de  servir  les  destinées  générales  au  prix  de  leur  propre  exis- 
tence, c'est  la  même  qui  contraint  le  ver  à  mourir  en  tissant  son  fil 
de  sa  substance,  l'artiste  à  produire  en  donnant  sa  vie  à  son  rêve; 
c'est  la  loi  en  vertu  de  laquelle  tout  agent  de  l'œuvre  éternelle,  insec'e, 
homme  ou  nation,  crée  par  le  sacrifice.  Nous  venons  de  la  voir  au  tra- 
vail dans  ce  désert  d'Asie;  le  soleil  a  d 'pensé  sa  chaleur,  durant  des 
milliers  de  sièclps,  pour  sécher  ces  mers  inutiles  ;  les  fleuves  tarissent 
leurs  eaux  pour  transformer  ces  sables  en  limon  nourricier  ;  un  grand 
empire,  en  croyant  amasser  pour  lui  même,  usera  peut-être  le  meil- 
leur de  sa  sève  à  ranimer  la  vie,  à  rallumer  la  civilisation  dans  ce 
berceau  de  la  race  humaine.  Création  par  le  sacrifice,  c'est  tout  l'ordre 
et  le  secret  de  Dieu. 


Eugène-Melchioe  DE  Vogue. 


LE    POÈTE 

DON  SERAM  ESTEBÂMZ 

D'APRÈS  UNE  RÉCENTE  PUBLICATION  DE  M.  CANOVAS  DEL  CASTILLO 


Les  adversaires  politiques  de  M.  Canovas  del  Gastillo  conviennent 
comme  ses  amis  qu'il  n'est  pas  seulement  l'un  des  premiers  ora- 
teurs de  l'E-pagne,  qu'il  joint  à  l'éloquence  les  plus  précieuses  quali- 
tés de  l'homme  d'état  et  à  l'autorité  du  talent  celle  du  caractère.  Ils 
conviennent  aussi  que  cet  homme  d'état,  qui  excelle  en  bien  dire,  est 
un  lettré  dans  toute  la  force  du  terme  et  que  ses  savantes  études  sur 
l'histoire  de  son  pays  auraient  suffi  pour  lui  faire  un  nom.  Quand  il 
quitte  le  pouvoir,  il  n'est  pas  embarrassé  de  bien  employer  son 
temps;  il  se  plaint  même  qu'un  l'arrache  trop  souvent  à  ses  laborieux 
loisirs  :  «  Le  démon  de  la  politique,  nous  dit-il,  m'a  séduit  dès  mon 
jeune  âge  et  a  contrarié  les  goûts  les  plus  décidés  de  ma  vie.  »  Mais 
quoi!  ou  ne  résiste  pas  à  son  démon,  et  il  ne  faut  pas  dire  qu'on  lui 
sacrifie  son  bonheur.  Nous  ne  pouvons  être  heureux  quand  il  n'est 
pas  content. 

Que  le  ciel  et  le  roi  Alphonse  XII  en  soient  loués!  M.  Canovas  n'est 
pas  redevenu  président  du  conseil  avant  d'avoir  mis  la  dernière  main 
à  la  biographie  du  poète  et  romancier  doi  Serafin  Esteban  z,  surnommé 
le  Solitaire,  né  à  la  fin  de  1799,  mort  en  février  18G7  (1).  Il  y  a  de  tout 
dans  cette  piquante  biographie,  dont  l'auteur  a  su  réunir,  dans  un 
agréable  mélange,  la  plus  fine  critique  littéraire  et  la  politique,  les 
pensées  graves  et  les  touches  légères,  l'émotion  et  un  vif  sentiment 

(1)  El  Solitario  y  su  Tiempo,  biografia  de  D.  Sorafia  Estebaoez  Calderon,  por  don 
A.  Canovas  del  Gastillo.  Madrid,  1883. 


202  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  cette  ironie  des  choses  humaines  qui  fait  dire  avec  Calderon  que 
la  vie  est  un  songe.  M.  Canovas  a  eu  plusieurs  raisons  d'écrire  ce 
charmant  livre.  C'était  d'abord  un  tribut  de  reconnaissance  qu'il  payait 
à  un  de  ses  parens,  «  la  seule  personne  de  ce  monde,  nous  dit-il,  à 
qui  j'aie  été  relevable  d'un  peu  d'aide  et  de  protection,  car  tout  le 
reste  je  l'ai  obtenu  ou  conquis  par  moi-même.  »  Il  se  faisait  aussi  un 
devoir  de  remettre  en  lumière  un  écrivain  d'un  talent  exquis,  fort 
admiré  de  Mérimée,  mais  qui  n'a  jamais  été  très  populaire  dans  son 
pays  et  qu'il  considère  comme  ayant  été  victime  d'une  injustice  de 
l'opinion.  Puissent  toutes  les  victimes  des  préjugés  ou  de  l'indifférence 
publique  trouver  un  jour  ou  l'autre  un  pareil  avocat! 

Né  d'une  famille  de  petit  avoir,  mais  qui  se  flattait  d'être  de  fort 
bon  lieu,  Estebanez  était  un  Andalous  de  Malaga.  Nous  nous  souve- 
nons qu'un  jour,  à  Madrid,  M.  Canovas  nous  parla  de  la  ressemblance 
de  certains  Andilous  avec  le  Grec  des  temps  héroïques  :  «  Pleins  de 
ressources  et  d'industrie,  aventureux,  hâbleurs,  jetant  le  gant  à  la 
destinée,  nous  disait-il,  au  nord  comme  au  sud  de  la  Sierra  Nevada, 
les  Ulysse  abim  lent.  »  On  y  trouve  aussi  beaucoup  d'hommes  qui 
s'attachent  à  la  fortune  d'Ulysse,  qui  s'associent  volontiers  aux  hasards 
de  ses  entreprises.  Il  ne  faut  pas  confondre  le  caudillage,  cette  insti- 
tution tout  espagnole,  avec  le  condottiérisme  italien.  Le  condottiere 
payait  en  espèces  ses  mercenaires;  le  caudillo  achète  les  siens  avec 
des  promesses  et  du  vent.  Si  légère  que  eoit  cette  monnaie,  on  en 
remplit  ses  caisses  et  on  ne  troquerait  pas  facilement  son  trésor  contre 
de  l'argent  comptaut.  L'Andalousie  est  pleine  de  ces  millionnaires  de 
l'espérance,  qui  bâtissent  en  idée  comme  Crassus  et  tiennent  table 
comme  LucuU us.  Mais  ils  ne  prêchent  pas  comme  Caton;  cette  terre 
bénie  produit  peu  d'hypocrites,  les  cœurs  y  sont  transparens. 

S'il  y  a  du  Grec  dans  l'Andalous,  il  tient  aussi  du  Maure,  dont  le 
sang  coule  encore  dans  ses  veines.  Il  a  hérité  de  lui  l'ardeur  dévo- 
rante de  l'imagination,  les  passions  de  feu,  la  fureur  du  désir  unie  aux 
délicieuses  nonchalances,  le  goût  de  faire  de  sa  vie  une  fêle  conti- 
nuelle, sans  avoir  d'autre  peine  que  celle  de  varier  ses  plaisirs.  Une 
femme  d'esprit  nous  disait  qu'après  avoir  trouvé  un  remède  à  la  rage, 
M.  Pasteur  mériterait  bien  de  l'humanité  en  inventant  une  vaccine 
contre  l'ennui.  L'Andalous  qui  tient  du  Maure  naît  tout  vacciné;  il  ne 
s'ennuie  jamais,  il  ne  connaît  pas  la  satiété,  les  mélancolies  de  k 
lassitude;  c'est  un  éternel  recommenceur.  Tel  fut  don  Serafiu  Esteba- 
nez, que  la  nature  avait  doué  de  bonne  grâce,  de  belle  humeur,  d'un 
esprit  étincelaiit  et  d'une  âme  toujours  épanouie.  Ardent  à  entre- 
prendre, trop  paresseux  pour  mener  à  bonne  fin  un  travail  de  longue 
haleine,  chaud  dans  ses  alTections,  excessif  dans  ses  haines,  sensuel 
avec  délices  et  avec  candeur,  bon  catholique,  mais  dévot  à  gros  grain, 
inexorable  à  l'hérésie,  qui  est  le  péché  de  Tesprit,  plein  d'indulgence 


LE  POÈTE  D0:\  SERAFIN  ESIEBANEZ.  203 

pour  les  péchés  de  la  chair,  adonné  aux  plaisirs  de  la  table  comme  à 
la  gourmandise  des  yeux  et  aux  amours  faciles,  passionné  de  frai- 
ries,  de  galas,  de  combats  de  taureaux,  de  musique,  de  danse  et  de 
danseuses,  cet  homme  robuste,  frais  et  corpulent,  de  figure  agréable, 
sympathique,  sut  pratiquer  comme  personne  l'art  de  jouir  de  soi- 
même  et  de  la  vie.  S'il  est  vrai  qu'il  y  ait  deux  espèces  d'Espagnols, 
les  Maures  et  les  Goihs,  Ebtebanez  était  un  Maure,  et  beaucoup  de  gens 
croiront  qu'il  avait  choisi  la  bonne  part.  Mais  son  biographe,  quoique 
Andaious  de  Malaga  comme  lui,  a  toujours  pensé  que  la  perfection  est 
dans  l'entre-deux,  dans  un  juste  équilibre.  M.  Canovas  est  un  sage; 
Estebanez  appartenait  à  la  grande  famille  des  impondérés. 

De  plus,  il  était  poète,  un  de  ces  poètes  qui  prennent  la  peine  d'écrire 
leurs  vers,  et  il  faut  lui  en  savoir  gré,  car  cette  espèce  est  rare  à  Malaga. 
Si  lière  qu'elle  soit  de  ses  vignes,  de  ses  figuiers,  de  ses  caroubiers 
toujours  verts,  des  lauriers-roses  qui  bordent  ses  ruisseaux  poudreux, 
de  ses  plages  enchantées,  de  son  atmosphère  si  pure  qu'à  de  certains 
jours,  les  Africains  d'Europe  croient  voir  blanchir  à  l'horizon  les  rivages 
de  l'Afrique  des  Africains,  cette  terre  divine  a  produit  peu  de  poètes 
pour  célébrer  ses  grâces,  et  M.  Canovas  en  donne  une  raison  qui  nous 
semble  bonne.  C'est  ie  pays  des  gaspilleurs  d'esprit,  qui  à  chaque  heure 
dépensent  follement  leur  génie  en  raisonneraens  subiils,  en  saillies 
bouffonnes  ou  en  propos  galans,  ahora  cUscreteanJo,  ahora  yalanteando. 
Cette  poésie  parlée  leur  suffit.  Au  surplus,  ces  génies  sensuels  pensent 
qu'une  belle  femme  vaut  mille  fois  le  plus  beau  des  poèmes.  A  quoi 
bon  la  chanter?  11  est  plus  sage  d'employer  son  temps  à  la  regarder  et 
à  l'aimer.  Bavards  et  paresseux,  ne  leur  demandez  pas  l'effort  du 
recueillement,  et  il  faut  se  recueillir  pour  composer  le  plus  méchant 
sonnet.  La  mortification  des  sens  et  les  longs  silences  de  l'âme  sont 
nécessaires  à  tout  enfantement  de  l'esprit;  mais  une  âme  andalouse 
ne  sait  pas  plus  se  taire  qu'une  âme  d'oiseau  chanteur.  A  Malaga,  on 
coquette  avec  la  muse,  on  ne  lui  fait  pas  d'enfans. 

Estebanez  aimait  le  plaisir  avec  fureur,  il  aimait  aussi  le  travail,  du 
moins  par  intervalles.  Il  lui  fallut  beaucoup  de  vertu  pour  devenir  un 
maître  écrivain  au  milieu  des  dissipations  de  sa  jeune^-se.  Malheureu- 
sement bes  vers  furent  peu  goûtés  de  ceux  qu'il  appelait  avec  dédain 
((  les  hommes  d'argent  de  la  promenade  de  l'Âlameda,  »  race  très  pro- 
saïque, qui  n'avait  pas  d'autre  littérature  que  les  lettres  de  change.  Il 
ne  connut  les  joies  de  l'amour-propre  qu'à  Madrid,  où  il  s'établit  vers 
l'âge  de  trente  ans.  Il  ne  laissa  pas  de  regretter  toujours  Malaga, 
ses  fêtes  populaires,  ses  quartiers  riches  et  ses  faubourgs  qu'il  avait 
battus  dans  tous  les  sens,  oti  il  avait  découvert  bien  des  merveilles, 
car  beautés  de  salons  ou  de  rues,  tout  lui  était  bon.  Il  regrettait  aussi 
son  humble  héritage,  son  jardin,  ses  peupliers  blancs,  ses  saules  et 
ses  amandiers,  le  mûrier  où  il  avait  grimpé  si  souvent  et  le  jus  de  ses 


20ii  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

fruits  dont  il  aimait  à  se  barbouiller  le  visage  :  «  Va-t-il  encore  mur- 
murant parmi  les  glaïeuls  et  les  joncs,  demandait-il  aux  hirondelles, 
le  ruisseau  où  ma  muse  eu  extase  but  ses  premières  inspirations?  » 

Sa  ville  natale  lui  fut  toujours  chère  ;  mais  plus  chère  encore  lui 
était  l'Espagne,  sa  grande  patrie.  Il  l'aimait  d'un  amour  passionné, 
exclusif  et  jaloux.  Cet  Espagnol  espa^nolisant  affirmait  que  tout  ce  qui 
est  grand  tst  espagnol.  Qui  donc  a  osé  prétendre  qu'il  n'y  a  plus  de 
Pyrénées?  Il  les  voyait  si  hautes  qu'elles  lui  cachaient  le  reste  du 
monde.  Conservateur  ou  plutôt  réactionnaire  dans  l'âme,  son  patrio- 
tisme intransigeant  fit  plus  d'une  fois  violence  à  ses  opinions.  Par  haine 
de  l'invasion  française,  il  prit  le  parti  des  conjurés  de  Cadix  contre  le 
roi  Ferdinand  VII,  qui  lui  plaisait  beaucoup;  par  haine  de  la  loi  salique, 
cette  invention  franque,  il  épousa  la  cause  d'Isabelle  II  contre  don 
Carlos,  dont  les  principes  ne  lui  répugnaient  point.  Toute  vérité  qui 
n'était  pas  née  eu  Espagne  lui  était  suspecte  ;  il  était  teuié  de  se  plaindre 
qu'il  n'y  eût  pas  une  arithmétique  péninsulaire,  à  l'usage  spécial  des 
Castillans  et  des  Andalous.  Il  est  vrai  que  la  sienne  ne  ressemblait  pas 
à  celle  de  tout  le  monde,  que  dans  ses  comptes  de  ménage  deux  et 
deux  ne  faisaient  pas  toujours  quatre.  L'Espagne  et  là-bas,  il  n'avait 
pas  d'autre  géographie,  et  lout  ce  qui  se  passait  là-bas  lui  semblait 
médiocre  ou  d»^'pl.iisant. 

En  littérature  aussi,  il  était  l'esclave  des  formules,  dis  traditions 
nationales,  et,  après  l'an  de  grâce  1830,  il  composait  encore  des  églo- 
guts,  des  poèmes  lucoliques.  L'avènement  subit  du  romantisme  le 
consterna;  ritu  ne  pouvait  être  plus  contraire  à  son  tempérament.  Il 
considérait  la  vie  comme  une  belle  invention  ;  le  byi  oniru,  qui  se 
regarde  comme  la  fin  et  le  centre  de  l'univers,  a  souvent  maille  à 
partir  avec  lui.  Il  avait  l'âme  à  fleur  de  peau,  et  même  dans  Télégie, 
la  gaîté  était  sa  muse;  le  byronien  approfondit  tout,  raffine  tout,  mêle 
du  mysticisme  aux  voluptés.  Il  n'avait  jamais  cherché  de  querelle  ni  au 
monde,  ni  ;.  Dieu;  le  byronien  dirait  volontiers  comme  cei  Allemand  : 
tt  Eu  Dieu  lui-même  je  découvre  des  défauts.  »  Quoique  Espronceda  et 
Zorrilla  fuss»,  nt  des  byroniens  t  mpérés,  il  leur  reprochait  leur  scepti- 
cisme, l'amertume  de  leurs  désenchantemens.  Il  leur  en  vou'aii  sur- 
tout d'être  les  disciples  de  l'étranger,  de  cultiver  daiis  leur  jardin  des 
plantes  exotiques,  dont  le  parfum  ne  lui  revenait  pas.  Malheureuse- 
ment, ils  avaient  la  vogue;  ses  Cythères,  ses  Philis  s^^mblaient  un  peu 
démodées,  et  si  bon  musicien  qu'il  fût,  on  n'écoutait  pas  sa  flûte.  Dans 
son  dépit,  il  quitta  les  vers  pour  la  prose.  Il  composa  ses  charmantes 
Scènes  andalous  es,  où  il  répandit  toute  la  grâce  de  ses  souvenirs  de  jeu- 
nesse en  les  assaisonnant  d'une  malice  sans  fiel.  Mais,  comme  ses  vers, 
sa  prose  sentait  l'antique  Puriste  implacable,  il  avait  juré  de  ne  parler 
que  l'espagnol  de  l'âge  d'or,  et  ses  archaïsmes  nuisaient  à  sa  popu- 
larité. Ses  pastorales  faisaient  penser  à  Melendiz  et  à  Gongoraj  les 


LE    POÈTE   DON   SERAFIN   ESTEBANEZ.  205 

nés  andalouses  rappelaient  Cervantes,  Quevedo,  les  chefs-d'œuvre 
3  l'ancienne  liuérature  picaresque.  On  peut  aimer  plus  ou  moins  son 
temps,  il  faut  en  être,  et  alors  même  qu'on  lui  dit  d.s  injures,  il  faut 
lui  parler  la  langue  qu'il  parle. 

Si  Estebanez  avait  pour  principe  qu'il  n'y  a  de  grand  que  ce  qui  est 
espagnol,  il  pensait  aussi  qu'il  n'y  a  \e  vraiment  beau  que  ce  qui  est 
vieux.  Il  voulut  toujours  s'habiller  à  l'ancienne  mode,  et  jusque  dans 
le  fort  de  l'été,  on  l'eût  plutôt  décidé  à  sortir  de  sa  peau  qu'à  dépouil- 
ler sa  grande  cape  bleue,  dont  il  s'enveloppait  avec  une  grâce  incom- 
parable. Il  a  écrit  une  dissertation  intitulée  :  Gracias  y  Donaires  de  la 
capa,  dans  laquelle  il  expose  tous  les  secrets  de  l'art  Je  se  draper.  Il 
a  écrit  aussi  un  traité  de  la  poifaite  danseuse  espagnole,  code  rigou- 
reux de  toutes  les  règles,  de  tous  'es  entrechats  orthodoxes  auiori- 
sés  par  la  tradition;  même  en  màiière  de  danse,  il  détestait  l'héré- 
sie. Cet  homme  excellent  et  iHstin^ué,  m  is  un  peu  maniaque,  tenait 
toute  innovation  pour  un  malheur  public;  il  éiaii  fernitment  persuadé 
que  déroger  à  un  usage  quelconque,  c'est  risquer  de  tout  perdre,  que 
l'antique  façon  de  battre  la  caisse  insérait  aux  soldats  ce  courage  qui 
ne  compte  pas  avec  le  danger,  mais  qu'une  batterie  de  tambour  qui 
n'a  pas  d'histoire  conduit  sûr  ment  à  la  défaite.  Ce  fut  par  dévotion 
au  glorieux  passé  >!e  son  pays  que  ce  paresseux  prit  le  goût  de  l'étude 
et  devint  érudit.  Il  adorait  les  vieux  livres,  les  vieux  contes,  les  vieilles 
chroniques.  Il  eût  fait  cent  lieues  pour  se  procurer  une  vieille  chan- 
son inédite  et  il  se  plai&ait  à  la  chanter  :  «  J'ai  recueilli  de  la  bouche 
des  chanteurs  du  pays  quatre  romances  inconnues,  écrivait -il  de 
Malaga  à  son  ami  le  célèbre  arabisant  Gayangos.  Ma  musique  mau- 
resque les  ravit,  ils  disent  que  mon  style  est  le  plus  inéprochable  Ju 
monde,  que  ma  liqueur  a  un  goût  de  noyau.  »  Il  apprit  également 
l'arabe  «  pour  pousoir  acquérir  la  clé  l'or  qui  donne  accès  à  la  science 
du  Maure,  »  ei  il  pénétra  très  avant  dans  l'intimité  des  ZVides  et  des 
Zulemas,  des  Abencerrages  et  des  Zegris.  Il  st  trouvait  bien  îans  la 
société  des  levenaiiS,  et  il  l'était  un  peu  lui-même.  Mais  les  originaux 
sont  rarement  aimables,  et  si  les  manies  d'Estebanez  provoquaient  le 
sourire,  on  ne  po  ivait  s't  mpêcher  de  l'aimer. 

Qu'ils  soient  poètes  ou  ne  le  soient  pas,  les  Espagnols  espagnoli- 
sans  ne  conçoivent  pas  la  vie  sans  aventures.  Quand  nous  arrivâmes 
à  Madrid,  un  Espagnol  de  beaucoup  d'esprit  nous  donna  le  conseil  de 
n'y  jamais  parler  de  l'immortel  chef-d'œuvre  de  Cervantes  :  «  L'étran- 
ger, nous  dit  il,  qui  parle  de  don  Quichotte  à  un- Espagnol,  se  met  tou- 
jours dans  une  situation  fausse.  S'il  le  dénigre,  il  passe  pour  un  sot; 
s'il  l'admire,  son  interlocuteur  le  regarde  de  travers  en  se  disant  : 
«  Est-ce  à  moi  qu'il  en  a?  »  CvpendaiJt  les  vrais  don  Quichoite  sont 
rares;  l'héro'isme  chevaleresque  et  l'absolu  désintéressement  seront 
toujours  des  vertus  peu  communes.  Plus  nombreux  parmi  les  cou- 


20*5  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

reurs  d'aventures  sont  les  Sancho  Pança.  Nous  en  connaissons  pi 
d'un  dans  la  péninsule;  ils  y  ont  causé  plus  d'une  révolution. 

Les  Sancho  ont  cette  gaîté  abondante  et  facile  qui  résiste  à  toutes 
les  déconvenues,  ils  ont  le  secret  de  ce  bonheur  économique  qui  est 
propre  à  la  Péninsule  et  se  compose  de  soleil,  d'oisiveté,  de  babil, 
de  rares  et  courtes  bombances,  de  plaisirs  cueillis  à  la  hâte,  de  beau- 
coup de  paroles  inutiles,  de  beaucoup  d'espérances  et  de  quelques 
airs  de  mandoline.  Les  temps  deviennent-ils  durs,  ils  supportent 
toutes  les  privations,  ils  étonnent  par  leur  facilité  à  s'accommoder 
de  leur  sort,  ils  ont  l'art  de  vivre  dans  des  conditions  où  la  vie  nous 
serait  insupportable.  Comme  Sancho,  l'homme  à  la  cape  bleue  a  prouvé 
plus  d'une  fois  qu'il  pouvait  tout  endurer.  11  le  prouva  surtout  lors- 
qu'il fut  nommé,  en  183/t,  auditeur  général  de  l'armée  du  Nord,  qui 
tenait  la  campagne  contre  les  carlistes.  Dans  cette  affreuse  guerre 
d'embuscades  et  de  surprises,  où  la  victoire  était  sans  merci,  où,  de 
part  et  d'autre,  l'on  fusillait  ses  prisonniers,  il  conserva  sa  gaîté  jus- 
qu'au bout.  Pendant  les  nuits  qu'il  passait  au  bivouac,  ses  bons  mots, 
ses  chansons,  ses  contes  gras  faisaient  couler  les  heures  comme  des 
minutes.  Hâtons-nous  d'ajouter  qu'il  avait  une  grande  supériorhé  sur 
Sancho.  Celui-ci  craignait  naturellement  les  coups  qui  font  mal,  Este- 
banez  ne  les  craignait  pas  et  les  cherchait  quelquefois. 

Sancho  servit  fidèlement  le  héros  de  la  Manche;  il  partageait  avec 
lui,  sans  se  plaindre,  la  mauvaise  comme  la  bonne  fortune,  mais  il  ne 
se  piquait  pas  de  désintéressement.  S'il  prenait  son  parti  des  priva- 
tions, s'il  consentait  à  oublier  les  coups  de  bâton  qui  avaient  meurtri 
ses  épaules  et  la  fatale  couverture  où  des  muletiers  l'avaient  berné,  il 
entendait  toucher  quelque  jour  la  récompense  de  ses  peines,  car  il  ne 
doutait  pas  qu'ici-bas  la  vertu  ne  fût  toujours  récompensée.  Il  avait 
conclu  un  marché  avec  la  destinée  et  avec  la  folie  de  son  maître,  et 
comme  à  sa  manière  il  avait  autant  d'imagination  que  lui,  cette  folie 
lui  semblait  par  intervalles  pleine  de  raison.  Elle  lui  avait  promis  une 
île,  et  il  croyait  à  son  île. 

Estebanez  rêva,  lui  aussi,  d'avoir  la  sienne.  Le  12  décembre  1837, 
il  fut  envoyé  à  Séville  comme  chef  politique  par  le  ministère  modéré 
qui  venait  de  remplacer  un  cabinet  progressiste.  Il  partit  avec  joie 
pour  cette  merveilleuse  cité,  qu'il  avait  surnommée  «  la  reine  du  Gua- 
dalquivir,  l'œil  noir  de  la  terre  où  viennent  au  monde  les  bons  gar- 
çons, les  bien  plantés,  les  jolis  chanteurs,  les  joueurs  de  guitare, 
les  grands  artistes  en  joyeux  devis,  les  dresseurs  de  chevaux,  les 
tueurs  de  taureaux,  les  hommes  au  bras  de  fer  et  à  la  main  subtile.  » 
Son  biographe  nous  paraît  avoir  jugé  son  administration  avec  beau- 
coup d'indulgence.  Il  entrait  en  charge  dans  de  graves  conjonctures. 
La  guerre  carliste  se  prolongeait,  don  Carlos  avait  poussé  une  recon- 
naissance jusqu'aux  portes  de  Madrid;  des  mouvemens  révolution- 


LE    POÈTE   DON   SERAFIN   ESTEBANEZ.  207 

naires  se  préparaient  dans  les  provinces  dn  Sud,  il  n'y  avait  plus  d'au- 
torité reconnue,  chaque  ville  n'en  faisait  qu'à  sa  tête;  l'Espagne, 
comme  il  lui  arrive  dans  les  momena  critiques,  semblait  près  de  se 
désagréger,  de  se  dissoudre.  Quoi  qu'il  prétendît  se  livrer  «  à  un  tra- 
vail d'enfer  qui  ne  manquerait  pas  de  produire  les  meilleurs  fruits,  n 
le  nouveau  gouverneur  s'accordait  beaucoup  de  distractions.  Il  avait 
trouvé  sa  Capoue.  Il  s'occupait  un  peu  trop  peut-être  de  Maria  de  las 
Nieves,  de  la  Perla  et  d'autres  notabilités  du  chant  ou  de  la  danse.  Il' 
furetait,  fouillait  partout  pour  découvrir  des  manuscrits  et  de  vieux 
livres.  Il  s'était  mis  en  tête  de  créer  un  musée  de  peinture,  uoe  biblio- 
thèque, un  lycée  bétique.  C'était  prendre  mal  son  temps. 

Tout  en  s'occupant  de  beaucoup  de  choses,  qui  n'étaient  pas  la  seule 
chose  nécessaire,  son  ambition  caressait  des  rêves.  Les  généraux 
Cordova  et  Narvaez,  brouillés  avec  Espartero,  venaient  de  quitter 
Madrid,  avec  la  pensée  secrète  de  recruter  quelque  part  une  armée 
pour  tenir  tête  à  l'ennemi  commua.  Ils  n'étaient  alors  ni  progressistes 
ni  modérés,  leurs  convictions  ne  les  gênaient  pas  ;  comme  le  dit 
M,  Canovas,  c'étaient  les  hommes  «du  voir  venir,  »  Le  bon  Estebanez 
aimait  beaucoup  le  général  Cordova  ;  il  avait  fait  campagne  sous  ses 
ordres  en  Biscaye,  il  se  flattait  de  posséder  toute  sa  conQance,  toute 
son  amitié  et  lui  offrait  naïvement  de  lui  tenir  l'échelle,  à  charge  de 
revanche.  «  Si  les  élections  de  Malaga  sont  annulées,  lui  éciivait>il,  je 
m'y  présenterdi  cumme  candidat,  j'ai  de  bonnes  cartes  dans  mon  jeu, 
je  gagnerai  la  partie.  Je  crois  qu'en  réunissant  nos  efforts,  vous  et  moi, 
nous  ferions  quelque  chose,  vous  par  vos  grandes  ressources,  moi 
avec  ma  grande  épée  de  combat.  »  C'était  de  sa  pluuie  qu'il  entendait 
parler.  Telles  étaient  ses  candides  espérances;  mais  il  ne  tarda  pas  à 
découvrir  que  ce  cher  confident,  dont  il  comptait  faire  l'instrument 
de  sa  fortune  politique,  avait  lié  partie  avec  ses  ennemis,  qu'il  allait 
devenir  le  président  d'un  aijuntamiento  révolutionnaire,  et  une  belle 
nuit  le  gouverneur  de  Séville  dut  s'enfuir  précipitamment,  avec  mys- 
tère, à  la  dérobée,  sans  pouvoir  rien  emporter,  pas  même  la  moitié 
d'un  écu.  Ainsi  s'était  éclipsé  jadis,  anéanti,  dissipé  en  fumée  le 
gouvernement  de  Sancho  Pança.  Il  s'était  consolé  en  baisant  son  âne 
sur  le  front,  en  lui  disant,  les  yeux  pleins  de  larmes  :  «  Viens  çà,  mon 
fidèle  ami  ;  depuis  que  je  l'ai  quitté  pour  me  laisser  emporter  sur  les 
tours  de  l'ambition  et  de  l'orgueil,  tout  a  été  pour  moi  souffrances, 
inquiétudes  et  misères.  »  En  vain  le  pressait-on  de  reprendre  sa  cou- 
ronne et  son  sceptre,  il  répondait  :  «  Grand  m^rci  1  ce  n'est  pas  moi 
qu'on  attrape  deux  fuis.  Je  suis  de  la  famille  des  Pança;  ils  sont  tous 
entêiés  comme  des  mules.  »  Estebanez  fut  peut-être  moins  philosophe 
que  Sancho  dans  son  malheur;  il  faut  une  grande  dose  de  philosophie 
pour  ne  pas  regretter  son  île,  et  on  peut  croire  qu'il  l'a  regretta  plus 
d'une  fois. 


208  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Mais  s'il  était  moins  philosophe  que  Sancho,  il  avait  dans  l'àme 
une  générosité  de  sentimens  qui  a  toujours  manqué  à  la  famille  des 
Pança.  Ce  fut  l'amour  qui  le  consola.  Cet  homme  des  liaisons  faciles 
avait  le  cœur  tendre,  il  a  connu  la  grande  passion,  celle  qui  accomplit 
des  miracles.  Comme  don  Quichotte,  il  s'est  piqué  de  prouver  qu'on 
peut  aimer  une  femme  durant  de  longues  années  sans  la  revoir  un 
seul  jour.  Il  avait  placé  ses  affections  en  plus  haut  lieu  que  le  cheva- 
lier de  la  T'iste  Figure.  Sa  Dulcinée  était  gracieuse  et  belle;  on  vantait 
la  finesse  de  son  teint,  la  douceur  dt;  ses  yeux,  le  charme  enchanteur 
de  sa  voix.  C'était  la  fille  d'un  de  ces  négocians  de  l'Alameda,  qu'il 
tenait  en  médiocre  estime.  Elle  répondaii  à  ses  transports  par  une 
froide  bienveillance;  la  famille  ne  voulait  pas  de  lui,  on  avait  décidé 
que  cet  apôtre  du  gai  savoir  ne  pouvait  être  un  mari  sérieux.  Il  passa 
neuf  ans  loin  de  cette  maîtresse  adorée,  il  lui  adr  ssait  de  Madrid  des 
sonnets  où  il  lui  disait  :  «  Dans  tes  bras  un  désert  me  suffirait  ;  il  ne 
me  faut  qu'un  lit,  une  source  et  ua  palmier.  »  Elh-  finit  par  se  rendre 
à  une  constance  si  obstinée,  les  parens  cédèrent;  on  s'épousa  peu  de 
temps  après  qu'il  eut  perdu  son  gouvernement  de  Séville.  A  peine 
fut-elle  à  lui  que  ce  grand  amour,  qui  avait  jeté  des  flammes  si  vives, 
s'éteignit  subitement  et  fut  remplacé  par  une  paisible  et  fidèle  amitié. 
Estebanez  vécut  après  son  mariage  comme  avant.  C'était  un  mari 
vieux  garçon.  Il  avait  obtenu  une  place  dans  l'administration  du  sel. 
Il  partageait  son  temps  entre  son  bureau,  ses  livres  dont  il  encom- 
brait jusqu'aux  coussins  de  son  lit,  ses  manuscrits  arabes,  les  combats 
de  taureaux,  les  fêtes  populaires  et  les  danseuses.  De  son  côté,  sa 
femme  en  prenait  à  son  aise;  elle  ne  se  croyait  pas  tenue  de  lire  ses 
ver  et  d'admirer  sa  prose,  et  il  n'avait  garJe  de  l'exiger.  On  ne  s'en 
aimait  pas  moins.  Elle  avait  apporté  en  dot  la  tolérance,  il  apportait 
la  bonne  humeur.  Eu  faut-il  beaucoup  plus  pour  faire  un  heureux 
ménage? 

Mais  cet  épicurien  andalous,  ee  don  Quichotte  gras  avait  une  autre 
dulcinée  qui  lui  donnait  bien  des  chagrins  et  à  laquelle  il  fut  fidèle 
en  dépit  de  tout.  Jusqu'à  son  dernier  soupir,  sans  que  sa  passion  se 
refroidît  ua  seul  jour,  il  aima  l'Espagne  avec  i  iolâtrie.  Quand  ils  sont 
Espagnols,  les  bons  vivans  eux-mêmes  ont  leur  coin  d'imagination 
romanesque,  Itur  chimère,  leur  folie  dont  ils  se  font  une  maîtresse, 
et  ils  seraient  capables  de  brûler  leur  maison  pour  embrasser 
leur  dame.  Don  Quichotte  voulait  remettre  en  honneur  la  sainte 
institution  de  la  chevalerie  errante.  Comme  lui,  Estebanez  espérait 
l'impossible.  Il  rêvait  de  ressusciter  une  mortv ,  de  voir  renaître  avec 
toutes  ses  gloires  et  tous  ses  prestiges  lEspagne  d'autrefois,  celle  qui 
domina  le  monde  et  dont  l'empire  était  si  vaste  que  le  soleil  ne  s'y 
courbait  pas.  En  vain  les  événemens  donnaient  de  cruels  démentis  à 
son  attente;  rien  ne  pouvait  le  dégoûter  de  son  utopie,  qui  lui  était 


LE    POÈTE   DON   SERAFIN    ESTEBANEZ.  209 

aussi  chère  que  sa  cape  bleue.  Il  avait  le  génie  de  l'anachronisme.  Au 
milieu  des  confusions  de  la  guerre  civile,  quand  on  démolissait  les  cou- 
vens  et  qu'on  massacrait  les  moines,  il  enseignait  avec  une  intrépide 
éloquence  que  les  rois  doivent  prendr^  exemple  sur  Philippe  II,  qu'ils 
ne  peuvent  trouver  leur  salut  que  dai  s  l'accord  du  trône  et  de  l'autel. 
Plus  tard,  lorsqu'après  tant  de  secousses,  le  gouvernemenl  de  son  pays 
s'occupait  de  rc^parer  tant  bien  que  mal  It  désordre  de  finances  très 
dérang<^es,  il  l'exhortait  à  chercher  dai.s  de  glorieuses  conquêtes  une 
diversion  aux  troubles  intestins. 

Dans  l'hiver  de  1860,  il  crut  toucher  à  l'accomplissement  de  ses 
vœux.  On  avait  déclaré  la  guerre  aux  Marocains;  le  général  O'Donnell, 
alors  préside;jt  du  conseil,  remporta  les  brillantes  victoire-,  de  Castil- 
lejos,  du  cap  Negro;  Tetuan  s'était  rendu,  on  marchait  sur  Tanger. 
Estebanez  fut  saisi  d'enthousiasme;  c'était  un  délire,  une  ivresse.  Il 
lui  sembla  que  les  vainqueurs  de  Lépante,  s'arrachant  à  leur  long 
sommeil,  avaient  tressailli  de  joie,  qu'après  tant  d'abaissemens,  ils 
se  reconnaissaient  dans  leur  descendance,  et  que,  du  fond  de  son 
tombeau,  la  vieille  Espagne  remerciait  ses  fils  de  la  fête  inespérée 
qu'ils  donnaient  à  son  orgueil.  Il  adressa  un  sonnet  à  la  grande 
ombre  du  cardinal  Ximenès,  de  celui  qui  écrasait  les  infidèles 
sous  sa  sandale;  il  lui  disait:  «  Réveille-toi  pour  voir  ton  étendard 
triomphant  arboré  pour  toujours  à  Tanger.  »  Hélas!  son  illusion  fut 
courte.  Ne  s'inspirant  que  des  vrais  intérêts  de  son  pays,  0  Downell, 
qui  n'était  pas  un  rêveur,  s>j  hàia  de  conclure  la  paix,  d'évacuer  sa  con- 
quête, et  Estebanez  désespéré  s'écria  :  «  Tout  n'est  qu'ignominie,  il  n'y 
a  plus  d'Espagi.ohi.  » 

Quelque  affection  qu'il  témoigne  à  sa  mémoire,  le  biographe  de 
don  Seraûu  Es  ebanez  ressemble  bien  peu  à  son  héros.  11  a,  comme 
lui,  la  fierté  du  souvenir  et  le  culie  des  gloires  nationales;  comme  lui, 
il  est  très  conservateur  et  bon  catholique.  Mais  il  est  de  sou  temps,  il 
se  déclare  un  des  fiis  de  la  révolution,  et  il  n'admet  pas  qu'on  puisse 
bâtir  une  sociéto  avec  les  ossemens  des  morts  et  la  poussière  des  tom- 
beaux. Au  risque  de  froisser  l'orgueil  castili^m,  il  a  prouvé  jadis  son  sou- 
veraid  bon  sens  en  démontrant  dans  des  étules  historiques  justement 
admirées  que  l'hégémonie  de  l'Espagne  au  temps  de  ses  Gharles-Quint 
et  de  ses  Philippe  II  fut  une  œuvre  artificielle  et  sans  consistance, 
un  coup  d'audace,  un  défi  jpté  à  la  raison  et  à  la  nature  même  des 
choses,  que,  pour  gagner  cette  gageure,  il  a  fallu  des  miracles  d'habi- 
leté dans  les  souverains,  des  prodiges  de  discipli  le  et  de  valeur  dans 
les  soldats,  mais  qu'il  a  suffi  de  Rocroi  pour  ruiner  à  jamais  une 
entreprise  démesur^.e  qu'  n'avait  pas  d'avenir.  Ii  a  remarqué  aussi 
que  les  héroï  jues  bataillons  qu'emmena  le  grand  capitaine  à  la  con- 
quête de  Naples  s'embarquèrent  sans  biscuit  et  sans  chaussures,  que 

TOME  LXII.  —  1884.  1  i 


210  RETUE   DES    DEUX   MONDES. 

cela  honore  leur  courage,  mais  que  cela  condamne  toute  une  politique, 
f  C'est  ainsi  qu'on  court  de  glorieuses  aventures,  ce  n'est  pas  ainsi 
qu'on  fonde  des  empires  durables.  »  L'Espagne  a  des  provinces  mer- 
veilleuse neut  riches,  mais  une  partie  de  son  territoire  est  très  aride. 
Si  le  Guadarrama  avait  mille  mètres  de  plus,  s'il  gardait  plus  long- 
temps ses  neiges,  il  y  aurait  plus  d'eau  dans  les  rivières,  et  l'on  ne 
pourrait  pas  dire  au  Manzanarès  :  «  Hier  un  âne  t'a  bu.  »  A  ce  mal- 
heur, sjoutez  l'expulsion  des  Maures,  les  juifs  dépouillés  et  traqués, 
l'inquisition,  ses  fatales  rigueurs,  ses  funestes  préjugés  coûtre  tous 
les  progrès  utiles,  la  découverte  de  l'Amérique,  l'émigration  inces- 
sante des  chercheurs  d'or,  tout  ce  que  l'Espagne  a  pu  inventer  pour 
s'appauvrir  et  se  dépeupler.  Pauvreté  n'est  pas  vice;  mais  il  faut  pro- 
portionner ses  ambitions  à  ses  ressources,  et,  tôt  ou  tard,  l'impuis- 
sance éconoaiiquy  conduit;  à  l'impuissance  politique. 

Dans  une  des  pages  les  plus  remarquables  de  son  dernier  livre, 
M.  Canovas  nous  confesse  qu'il  ne  peut  relire  sans  faire  un  retour  sur 
son  pays  le  discours  de  don  Quichotte  dans  la  fameuse  auberge  où 
Maritorne  se  guurma  avec  Sancho  :  u  II  faut  que  vous  m'excusiez  pour 
le  moment  de  rester  votre  débiteur,  dit-il  à  l'aubergiste.  II  m'est  inter- 
dit de  contreveiir  à  la  règle  des  chevaliers  errans,  desquels  je  sais  de 
science  certaine  qu'ils  n'ont  jamais  rien  payé  dans  les  hôtelleries.  La 
raison,  d'accoi^d  avec  la  coutume,  veut  qu'on  les  reçoive  partout  gra- 
tuitement, en  compensation  des  fatigues  inouïes  qu'ils  endurent  expo- 
sés à  toutes  les  inclémences  du  ciel,  à  toutes  les  inconimodiiés  de  la 
terre.  »  A  quoi  l'hôtelier  répondit  :  «  Sornettes  que  tout  cela!  Je  n'ai 
que  voir  dans  vos  raisons,  et  laissons  là  votre  chevalerie  errante. 
Qu'on  me  paie  bien  vite  ce  qu'on  me  doit!  Je  n'ai  cure  que  de  rentrer 
dans  mon  bien.  »  —  a  Voilà,  ajoute  M.  Canovas,  ce  que  plus  d'une  fois 
dans  l'histoire  on  aurait  pu  nous  répondre.  La  vie,  pour  un  homme  ou 
pour  un  peuple  raisonnable,  consiste  avant  tout  dans  cette  chose  très 
humble,  très  vul^^aire  :  compter  avec  sa  fortune  et  ne  dépenser  que 
ce  qu'on  peut  payer.  » 

Aussi  conseilie-t-il  à  ses  compatriotes  de  renoncer  provisoirement 
à  toute  conquête,  de  s'abstenir  des  entreprises  coûteuses,  de  s'appli- 
quer à  sauver  les  débris  de  l'héritage  qu'ils  ont  reçu  de  leurs  ancê- 
tres. Il  les  exhorte  à  travailler,  à  épargner  sans  repos  ni  trêve,  à  ne 
plus  contracter  de  dettes,  à  s'occuper  moins  d'acquérir  que  de  conser- 
ver, à  ne  se  fier  qu'à  eux-mêmes,  à  se  défier  de  la  fortune,  à  ne  plus 
prendre  les  noms  et  les  apparences  faciles  pour  d<'S  réalités,  à  ne  pas 
demander  sans  cesse  des  miracles  à  ceux  qui  les  gouvernent,  à  ne  pas 
rejeter  sur  les  institutions  ou  sur  les  hommes,  si  pnissans  qu'ils 
soient,  les  fautes  de  tous.  Il  souhaite  que  leur  patriotisme  soit  silen- 
cieux, mélancolique  et  patient.  Il  ne  leur  promet  pas  qu'à  ce  prix  ils 


LE    POÈTE   DON   SERAFIN    ESTECANEZ.  211 

pourront  recouvrer  leur  antique  domination,  qui  fut  un  accident  heu- 
reux, mais  il  les  assure  qu'ils  trouveront  de  quoi  s'occuper  dans  ce 
monde  et  qu'il  ne  tient  qu'à  eux  de  porter  avec  honneur  le  nom  glo- 
rieux d'Esp.ignols.  Il  s'exprimait  ainsi  bien  peu  de  temps  avant  de 
revenir  aux  affain-s.  Pouvons-nous  croire,  après  cela,  qu'il  songe  à  lan- 
cer son  pays  dans  quelque  imbroglio  européen? 

L'Espagne  aura-t-elle  la  sagesse  de  se  conformer  à  ses  conseils? 
Apprendra -t-elle  à  calculer,  à  compter?  Cela  n'est  pas  impossible. 
Dans  une  des  promenades  que  nous  fîmes  avec  lui  et  dont  nous 
aimons  à  nous  souvenir,  l'entretien  tomba  sur  les  fat^iliiés  de  race,  et 
M.  Canovas  soutint  qu'elles  se  modifi'  nt  souvent  par  les  situations, 
par  les  circonstances,  surtout  par  l'éducation:  —  «  Cela  s'est  vu  dans 
notre  histoire,  nous  disait-il.  Plusiurs  de  nos  qualités  bonnes  ou  mau- 
vaises ne  sont  pas  nées  avec  nous,  elles  nous  ont  été  données  par  les 
événemens.  Sobre,  grand  marcheur,  capable  de  se  battre  sans  avoir 
mangé,  mais  aimant  à  ne  prendre  conseil  que  de  lui-même,  le  soldat 
espagnol  est  fait  essentiellement  pour  la  guerre  d'embuscades  et  de 
partisans,  et,  dès  l'antiquité,  noîre  force  résidait  surtout  dans  nos 
troupes  légères,  qui  donnèrent  tant  de  mal  aux  Romains  comme  aux 
Carthaginois.  Cependant,  par  l'effet  de  l'éducation,  l'Ls^iagne  a  possédé 
quelque  temps  la  première  infanterie  du  monde,  d'une  solidité  sans 
pareille  en  rase  campagne,  celle  que  Bossuet  comparait  à  des  tours 
qui  réparent  leurs  brèches.  C'est  aussi  un  effet  de  l'élucation  que  la 
gravité  proverbiale  du  Castillan.  Comme  tous  les  méridionaux,  il  a 
naturellement  l'esprit  gai,  ouvert  et  le  caractère  sociable.  Mais  ces 
poignées  de  conquérans  qui  gouvernaient  Naples  ou  les  Flandres 
devaient  tenir  à  distance  leurs  sujets,  et,  pour  leur  imposer,  ils 
représentaient  sans  cesse;  ils  nous  ont  inoculé  leur  gravité,  qui  se 
dément  quelquefois.  De  même  encore,  l'intolérance  religieuse  qu'on 
nous  reproche  ne  nous  est  pas  innée.  Nos  écrivains  du  xv«  siècle 
avaient  une  grande  liberté  d'humeur,  une  grande  bar  liesse  de  lan- 
gage, et  les  théologiens  qui  accompagnèrent  Charles-Quint  en  Alle- 
magne en  revinrent  quasi-protestans.  Mais  la  lutie  contie  les  Maures 
et  les  Juifs  avait  comme  soudé  ensemble  les  idées  de  religion  et  de 
patrie,  et,  plus  tard,  les  révoltes  de  l'empire  et  des  Pays-Bas  furent 
cause  que  le  protestantisme  prit  dans  l'imagination  espagnole  le  carac- 
tère d'une  doctrine  antinationale;  c'est  pour  cela  que  l'Espagne  se 
plia  si  facilement  au  dur  régime  de  l'inquisition.  Il  est  permis  d'en 
conclure  que  le  génie  de  la  race  est  plus  modifiable  qu'on  ne  croit  et 
que  cinquante  ans  de  monarchie  constitutionnelle  sans  pronuncia- 
mientos  pourraient  bien  faire  de  nous  un  peuple  raisonnable.  »  —  Ainsi 
devisions-nous  en  approchant  de  la  Fuente  castellana.  C'est  un  lieu  où 
s'est  nouée  plus  d'une  intrigue  politique.  On  s'y  rencontre,  on  s'y 


212  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

concerte  sans  se  par'er.  D'après  le  degré  de  chaleur  du  regard  ou  ou 
sourire,  d'après  le  degré  d'inlimité  que  révèlent  le  signe  des  doigts  ou 
le  mouvement  de  la  tête,  on  juge  de  ce  qu'on  peut  espérer  et  oser. 
Puisse  l'Espagne  se  dégoûter  des  stérilts  aventures  et  cette  fontaine 
célèbre,  qui  aurait  bien  des  conspirations  à  raconter,  ne  plus  être 
témoin  que  de  complots  amoureux! 

La  vieillesse  des  épicuriens  romanesques  est  toujours  triste.  L'es- 
prit baisse,  les  sens  s'émoussent,  les  passions  s'épuisent,  les  plaisirs 
s'en  vont,  l'uiopie  reste,  elle  tourne  à  l'aigre  et  au  morose.  Adieu  les 
taureaux!  adieu  les  danseuses  !  La  lassitude  est  venue;  on  se  persuade 
qu'autrefois  les  danseuses  étaient  plus  légères,  que  les  taureaux  étaient 
mieux  encornés.  Estebanez  s'irritait  contre  la  politique  du  jour,  qui 
répondait  si  peu  à  ses  rêves.  Il  avait  beau  frapper  la  terre  du  pied, 
il  n'en  voyait  sortir  ni  Ximenès,  ni  les  héros  de  Lépante.  11  s'était 
donné  dans  son  beau  temps  le  surnom  de  Solitaire.  Il  se  sentait  tou- 
jours plus  seul  ;  c'est  une  morne  solitude  qu'une  utopie  à  laquelle  per- 
sonne n  '  veut  croire.  Après  la  mort  de  sa  femme,  il  '.lécouvrit  qu'il 
s'entendait  bien  mal  à  tenir  une  maison  et  qu'il  élait  pauvre,  et  sa  pau- 
vreté l'f  ffraya.  Il  lui  vint  tout  à  coup  l'envie  de  s'enrichir;  il  était  bien 
tard  pour  cela.  En  1865,  il  retourna  pour  la  dernière  fois  à  Malaga; 
il  y  composa  son  lernier  sonnet  :  «  Enfant,  je  dormis  près  de  cette 
source;  adolescent,  j'y  rêvai  des  îles,  des  Alhambras  orientales,  et 
je  m'y  crus  un  petit  roi.  Plus  tard,  je  connus  dans  ma  folie  les  plaisirs 
et  les  troubles  célestes  de  i'amour,  plus  tard  encore,  la  soif  ardente  de 
l'or  et  des  grandeurs.  Me  voici  revenu,  vieux  pèlerin  :  je  retrouve  l'en- 
droit que  j'aimais,  le  ruis^;eau,  la  grutte  ombreuse,  cette  pierre  rude  au 
toucher  où  s'assied  ma  fatigue.  Tout  ce  qui  est  ici  se  repose  comme 
dans  mon  enfance,  il  n'y  manque  que  moi.  » 

Cependant,  jusque  dans  ses  derniers  jours,  il  eut  de  fugitifs  retours 
de  gaîté;  il  se  retrouvait  par  instans.  Recevant  une  des  dernières 
visites  de  son  vieil  ami  Gayangos,  il  lui  dit  avec  un  demi-sourire  : 
«  Tu  te  dépêches  trop,  ce  n'est  pas  encore  le  moment  de  venir  l'ap- 
proprier les  plus  précieux  de  mes  livres.  »  Il  dit  aussi  à  son  voisin,  le 
général  Fcrnandez  de  San  Romano  :  «  Tu  jetteras  sur  moi  quelques 
feuilles  de  mauves  odorantes  quand  mon  cercueil  passera  sous  ton 
balcon.  »  Le  5  février  1867,  après  avoir  accompli  ses  devoirs  religieux, 
comme  la  aiort  se  faiait  attendre,  il  demanda  qu'on  lui  lût  quelques 
pages  de  Don  Qaichotte,  et  il  expira  en  les  écoutant.  S'endormir  pour 
toujours  aux  sons  de  cette  musique  divine,  c'est  une  belle  façon  de 
s'en  aller,  une  mort  bien  douce  et  bien  espagnole. 


G.  Valbert, 


REVUE    LITTÉRAIRE 


LA     TRAGÉDIE     DE     RACINE. 


Racine,  par  M.  Emile  Deschanel.  Paris,  1884;  Calmann  Lévy. 

Il  D'y  a  guère  plus  d'un  an  que  nous  discutions  ici  même  le  livre 
ingénieux  de  M.  Emile  Deschanel  sur  le  Romantisme  des  classiques  (1). 
Les  deux  volumes  que  voi  i,  tout  entiers  consacrés  à  Raciie,  continuent 
la  démonstration  du  brillant  paradoxe  que  le  professeur  avait  entre- 
pris d'établir.  Nous  avons  dit  pourquoi,  selon  nous,  le  paradoxe  ne  ces- 
serait pas  d'en  être  un,  et  pourquoi  la  démonstiation  en  serait,  à  nos 
yeux,  toujours  plus  spécieuse  que  solide.  C'est  qu'i!  n'ett  pas  au  pou- 
voir de  M.  Deschanel  de  changer  la  signification  des  mots.  L'auteur 
à''Andromnque  et  de  Phèdre  ne  sera  jamais  un  romantique  tant  que 
l'auteur  de  Tragaldabas  continu',  ra  d'en  être  un ,  et  si  le  Roi  s'amuse 
doit  un  jour  devenir  classique,  il  faudra  que  Bérénice  et  Britannicus 
aient  d'abord  cessé  de  l'être.  Aussi  bien,  puisque  M.  Deschanel  est  con- 
venu lui-même  «  que  sa  petite  thèse  du  romaniisme  des  classiques 
était  moins  une  théorie  proprement  dite  qu'un  cadre  dans  lequel  il 
essaierait  de  présenter  sous  un  jour  un  peu  nouveau  les  plus  grands 
et  les  plus  beaux  écrivains  de  la  littérature  française,  »  il  serait  aussi 
disgracieux  qu'inutile  d'insister.  Négligeant  la  thèse,  et  croyant  l'avoir 
peut-être  suffisamment  examinée,  prenons  donc  aujourd'hui  ces  deux 
volumes  pour  ce  qu'ils  sont  :  une  étude  de  plus  sur  le  théâtre  de 
Racine,  une  étude  consciencieuse,  toujours  spirituelle,  facile  à  lire,  et 
en  plus  d'un  point  neuve. 

(Ij  Voyez  la  Revue  du  15  jauvier  .883. 


21â  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Peu  de  grands  écrivains  ont  eu  plus  d'ennemis  que  Racine.  Aujour- 
d'hui même  encore,  après  deux  siècles  bientôt  écoulés,  je  sais  de  nos 
contemporains  qui  n'en  ont  pas  autant.  Cela  prouve  qu'il  vit  toujours  : 
Campistron  n'a  pas  d'ennemis;  M.  Vacquerie  n'en  a  déjà  plus;  M.  de 
Bornier  n'en  a  jamais  eu.  Veuillent  les  dieux  ménager  à  ceux  que  nous 
admirons  de  longues,  de  persistantes,  d'implacables  inimitiés  litté- 
raires !  M.  Deïchanel  n'est  assurément  pas  des  ennemis  de  Racine;  il 
est  même  de  ses  admirateurs,  pour  ne  pas  dire  de  ses  dévots;  et 
cependant  n'a-t-il  pas  traité  Racine,  une  oa  deux  fois,  avec  une  sévé- 
rité toute  voisine  de  l'injustice?  a  Son  esprit,  plaisant  et  vif,  était  sur- 
tout un  esprit  de  raillerie.  On  avait  fait  un  recueil  de  plus  de  trois 
cents  épigrammes  qui  lui  étaient  attribuées.  Celui  qu'on  a  pris  l'habi- 
tude de  nommer  le  tendre  Racine  méritait  peut-être  ce  nom  dans  les 
momens  de  passion,  mais  semble  assez  sec  en  d'autres  rencontres.  » 
J'aurais  voulu  qu'en  nous  parlant  à  son  tour  de  ces  «  trois  cents  épi- 
grammes  attribuées  à  Racine,  »  M.  Deschanel  eût  pris  soin  de  spécifier 
qu'il  n'y  en  a  seulement  pas  cinquante  qui  soient  authentiques,  et 
que,  de  ces  cinquante,  il  n'y  en  a  pas  six  qui  ne  soient  dirigées  contre 
les  Boyer,  les  Coras,  les  Pradon,  les  Fontenelle  et  autres  gens  de  bien 
dont  la  cabale  ne  se  lassait  pas  de  railler,  harceler,  persécuter  Racine. 
Cesse-t-on  d'êire  «  tendre  »  parce  que  l'on  se  défend?  et  manque- 
t-oa  de  «  sensibilité  »  si  l'on  répond  à  des  injures  par  une  mor- 
dante plaisanterie?  En  un  autre  endroit,  M.  Deschanel  dit  encore,  et 
c'est  à  l'occasion  du  sacrifice  d'iphigénie  :  «  Au  temps  de  Louis  XIY  et 
de  Bossuet,  les  parens  n'égorgeaient  plus  leurs  filles  sur  un  autel,  ils 
les  mettaient  seulement  au  couvent.  Racine  lui-même  ne  s'en  faisait 
pas  faute  :  de  cinq  filles  qu'il  eut,  une  seule  se  maria,  les  quatre  autres 
entrèrent  en  religion.  Le  père,  allant  pleurer  à  chaque  prise  de  voile, 
se  croyait  quitte  envers  sa  sensibilité.  »  Dans  une  nouvelle  édition  de 
son  livre,  M.  Deschanel  effacera  sans  doute  ce  trait.  Car,  en  premier 
lieu,  des  cinq  filles  de  Racine  deux  seulement  prirent  le  voile  du 
vivant  de  leur  père,  et,  en  second  lieu,  Racine  ne  s'épargna  pas  pour 
les  détourner  de  leur  résolution.  Il  ne  put  rien  sur  l'une  d'elles,  pas 
même  la  décider  à  retarder  sa  profession,  mais  il  réussit  si  bien  avec 
l'autre  que  c'est  précisément  elle,  Marie-Catherine  Racine,  qui  sortit 
de  chez  les  carmélites  pour  épouser,  au  mois  de  janvier  1699,  M.  Col- 
lin  de  Morambert.  On  nous  permettra  d'ajouter  qu'au  xvii«  siècle,  dans 
une  famille  janséniste,  ce  n'était  peut-être  pas  toujours  «  sacrifier  »  sa 
fille  que  de  la  laisser  entrer  en  religion,  et  qu'ainsi  Racine  y  aurait 
pu  laisser  entrer  toutes  les  siennes  sans  que  l'on  fût  en  droit  d'en 
rien  conclure  contre  sa  sensibilité.  Quelque  étrange  que  cela  nous 
puisse  paraîfre  aujourd'hui,  c'est  si  l'on  avait  forcé  M"'"  de  Chantai  à 
se  remarier,  ou  M'"«  de  Miramion  à  demeurer  dans  le  monde  qu'on  les 
eût  vraiment  «  sacrifiées,  » 


REVUE   LITTERAIRE.  215 

La  sévérité  de  M.  Deschanel  ne  s'est  heureusement  pas  étendue  de 
l'homme  jusqu'au  poète,  et,  — chose  assez  singulière  ou  même  un  peu 
triste  à  dire,  si  l'on  songe  qu'il  s'agit  ici  du  plus  français  de  nos  poètes, 
—  c'est  de  quoi  nous  ne  saurions  trop  le  louer.  Grâce,  en  effet,  à  l'école 
romantique,  et  grâce,  depuis  elle,  à  l'école  historique,  il  faut  plus  que 
du  goût  aujourd  hui,  puisqu'il  faut  presque  du  courage,  pour  former 
seulement  l'intention  de  remettre  Racine  à  son  vrai  rang. 

D'adorateurs  zélés  à  peine  un  petit  nombre 

Ose  des  «  anciens  »  temps  nous  retracer  quelque  ombre. 

La  perfection  même  de  Racine  semble  avoir  éloigné  de  lui  tous  ceux 
qui  ne  comprennent  le  génie  que  sous  l'espèce  de  l'inégalité,  si  je  puis 
ainsi  dire,  comme  une  force  aveugle,  indifféremment  capable  de 
l'extrême  sotiise  et  de  l'extrême  beauté.  Et  l'on  ne  voit  pas  ou  l'on  ne 
veut  pas  voir  que  sous  cette  continuité  de  perfection  qui  est  le  carac- 
tère apparent  de  l'œuvre  de  Racine,  se  dissimule,  à  vrai  dire,  l'un  des 
grands  et  hardis  inventeurs  qu'il  y  ait  dans  l'histoire  de  l'art.  C'est  ce 
que  M.  Deschanel  s'est  particulièrement  efforcé  de  remettre  en  lumière, 
c'est  ce  qui  fait  le  principal  intérêt  de  cette  étude,  et  c'est  ce  que  nous 
allons  essayer  de  montrer  après  lui. 

On  tombait  d'accord  au  xvn''  siècle,  et  même  au  siècle  suivant,  que 
Racine,  avec  tout  son  génie,  n'eût  pas  été  Racine,  s'il  n'eût  eu  sous 
les  yeux,  pour  se  guider,  l'illustre  exemple  deCorneilie.il  ne  reste- 
rait plus  aujourd  hui  qu'a  nous  expliquer  comment  à  leur  tour,  ayant 
l'exemple  de  Racine  sous  les  yeux,  les  Campistron,  les  Longepierre,  et 
Voltaire  lui-m^me,  n'ont  rien  pu  faire  de  mieux  que  ce  qu'ils  nous  ont 
laissé.  En  tout  cas,  que  Racine  fût  capable  ou  non  de  se  frayer  ses 
voies  tout  seul  (ques^tion  parfaitement  insoluble  et  conséquemment 
tout  à  fait  oiseust-),  un  point  est  certain,  c'est  que  la  tragédie  de  Racine 
diffère  de  la  tragédie  de  Corneille  à  peu  près  autant  que  la  comédie 
de  Marivaux  dillère  de  la  comédie  de  Molière.  On  entend  bien  que  je 
ne  compare  pas  ici  les  personnes,  mais  seulement  les  genres.  Une 
curieuse  e>;pres>i(m  de  Le  Sage,  qui  connaissait  ses  auteurs,  qui  les 
goûtait  surtout,  m;irtjue  ingénieusement  cette  différence  :  «  0  divin 
Lope  de  Vega  (c'est-à-dire  Corneille),  s'écrie  quelque  part  un  de  ses 
personnages,  rare  et  sulilime  génie,  qui  avez  laissé  un  espace  immense 
entre  vous  et  tous  InsGdbriels  (c'est- à  dire  Voltaire),  qui  voudront  vous 
atteindre  !  et  vous,  moelleux  Caideron  (c'est-à-dire  Racme),  dont  la  dou- 
ceur élégante  et  purgée  d'épique  eut  inimltMel  »  En  effet,  tous  les  per- 
sonnages de  Corneille,  le  Cid  et  Polyeucte,  Horace  et  même  Auguste  ont 
quelque  chose  d'épique  plutôt  que  de  vraiment  tragique.  Us  ont  la  tête 
comme  élevée  dans  u«e  région  bien  supérieure  à  celle  où  s'agitent  les 
destinées  de  l'humaniié  vulgaire;  leurs  aventures  n'ont  rien  de  com- 
mun avec  celles  qui  sont  le  fond,  la  matière,  l'étoffe  de  la  vie  quoti- 


216  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

dienne;  et  leur  personnage  enfin  est  si  conforme  à  lui-même,  en  toute 
circonstance  et  dans  toute  rencontre,  que  Ton  pourrait  le  définir  une 
fois  pour  toutes,  sur  l'afliche,  comme  dans  les  poèmes  homériques  et 
comme  dans  les  chansons  de  geste,  par  une  épithète  inséparable 
d'eux  :  Horace  aux  pieds  agiles  ou  don  Diègue  à  la  barbe  fleurie.  Des 
héros  tout  d'une  pièce,  immobiles  et  raides  dans  leurs  grandes  armures, 
artificieusement  mis  aux  prises  avec  des  événemens  extraordinaires, 
et  y  déployant  des  vertus  presque  surnaturelles,  selon  le  cas,  ou  des 
vices  noù  m  jins  monstrueux  :  telle  est  la  tragédie  de  Corneille.  C'est 
beau,  admirable,  sublime,  ce  n'est  ni  humain,  ni  vivant,  ni  réel.  On 
pf^ut  aussi  dire  au  passage  que  c'est  extrêmement  romantique,  et  en 
revanche  pas  du  tout  classique.  Si  Corneille  n'eût  été  retenu  par  les 
préjugés  de  son  temps,  qui  voulaient,  avec  raison,  que  la  tragédie 
s'appuyât  toujours  à  l'histoire,  —  comme  fait  la  sculpture  au  modèle 
vivant,  —  ce  grand  inventeur  était  homme  à  imaginer  des  fables  dra- 
matiques aussi  dénuées  de  bon  sens  que  celle  de  Ruy-Blas  et  celle 
d'Hemanu 

L'orjgi  lalit^  de  Racine,  ce  fut  de  comprendre  que  cet  idéal  corné- 
lien était  celui  d'un  autre  âge,  qu'à  des  mneurs  nouvelles  il  fallait  un 
art  nouveau,  et  que  le  premier  pas  vers  cet  art  consisterait  en  une 
représeiitatioa  plus  fidèle  de  la  vie.  Nous  l'avons  déjà  fait  remarquer: 
sauf  une  ou  deux,  sauf  Athalie  peut-être  et  sauf  îjMgènie,  toutes  les 
tragédies  de  Racine  recouvrent  en  quelque  façon  des  événemens  fami- 
liers dt;  l'existence  journalière.  Tous  les  jours,  sous  toutes  les  lati- 
tud'^^s,  quelque  Titus  abandonne  quelque  Bérénice,  et  quelque  Roxane 
assassine  ou  fait  assassiner  quelque  Bajazet.  On  rencontre  autant 
d'Hermiones  que  l'on  rencontre  peu  de  Chimènes.  Er,  s'il  en  faut  croire 
enfi)  les  annales  du  crime,  ni  les  Xipharès  épris  d'une  Monime,  non 
plus  que  les  PhJdres  éprises  d'un  Hippolyte,  ne  seraient  aussi  rares 
de  par  le  monde  que  le  souhaiteraient  la  morale  et  la  loi.  L'histoire, 
traitée  pour  elle-même  dans  la  tragédie  de  Corneille,  ne  sert  ici  vrai- 
ment plus  qu'à  costumer,  en  quelque  sorte,  les  personnages  et,  en 
les  éloignant  dans  les  profondeurs  de  la  perspecii^e,  les  rendre  poé- 
tiques sans  qu'ils  cessent  d'être  vrais  et  vivans.  Aussi  n'est-ce  pas 
assez,  comme  on  l'a  fait  quelquefois,  co.nme  l'a  fait  M.  Taine,  comme 
le  fait  encore  M.  Drschanel,  que  d'inviter  ceux  qui  veulent  de  bonne 
foi  comprendre  Racine,  à  commencer  p ir  se  faire  une  âme  duxvn"  siècle, 
et  mettre  les  noms  de  Guiche  ou  de  Condé  là  où  le  poète  a  mis  ceux 
d'Hippoljte  et  d'Achille.  Ou  plutôt  c'est  faire  tort  à  Racine  de  la  moitié 
de  son  génie.  En  le  lisant  ou  le  voyant  jouer,  ce  n'efct  pas  seulement 
l'Orient,  la  Grèce,  ou  Rome  qu'il  faut  que  l'on  oublie  d'abord,  mais 
c'est  Versailles,  surtout  et  avant  tout,  quoi  que  l'on  puisse  dire.  L'imi- 
tation fidèle  des  mœurs  et  du  ton  de  la  cour,  ce  qu'il  peut  y  avoir 
du  langage  d'un  habitué  de  Marly  dans  les  discours  d'Achille  ou  de 


REVUE   LITTÉRAIRE.  217 

Bajazet,  ce  que  Ton  s'efforce  à  discerner  enfin  de  resseaiblances  entre 
Bérénice  et  Marie  de  Manci ni,  par  exemple,  ou  entre  Louis  XIV  et 
l'Assut'rus  d  Esther,  iont  cela,  c'est  justement  la  partie  faible,  la  partie 
caduque,  la  partie  morte  même  de  l'œuvre  de  Racine.  Mais  récipro- 
quement, la  partie  durable,  c'en  est  celle  qui  n'est  pas  plus  français*^, 
ni  surtout  française  du  xvii"  siècle,  qu'elle  n'est  grecque  et  qu'elle 
n'est  romaine,  c'en  est  celle  qui  est  humaine,  et  dont  la  valeur  est 
exactement,  en  I88Z1,  ce  qu'elle  pouvait  être  aux  jours  heureux  où 
ces  chefs-d'œuvre  apparurent  sur  la  scène  pour  la  première  fois. 
Quand  donc  vous  voudrez  bien  comprendre  Racine  et  lui  rendre 
cette  justice  que  l'école  historique  ne  lui  a  pas  plus  rendue  que  l'école 
romantique  avant  elle,  ouvrez  tout  simplement  les  yeux  et,  sans  y 
chercher  d'autre  mystère,  promenez  autour  de  vous  vos  regards.  Béré- 
nice habite  la  mansarde,  hier  encore  joyeuse,  aujourd'hui  désoiée, 
d'où  Titus  est  parti,  muni  de  son  diplôme,  pour  aller  faire  un  beau 
mariage;  Hermione  est  là,  derrière  cette  porte,  sur  le  môme  palier 
que  vous,  méditant  comment  elle  rompra  l'union  de  Pyrrhus  avec 
Andromaque;  et  quant  à  Roxane,  ce  rassemblement,  ce  tumulte,  ces 
clameurs  sous  vos  fenêtre?,  c'est  elle  que  l'on  arrête  pour  avoir,  au 
tournant  de  la  rue,  frappé  le  Bajazet  qui  la  trompait  avec  l'Atalide  d'en 
face.  Partout  du  sang  et  partout  des  larmes,  puisque  la  tragédie  en 
demande;  (piêc?  y.al  ixeoç,  la  terreur  et  la  pitié,  puisque  c'est  la  règle  et 
la  condition  et  la  loi  du  genre;  mais  partout  aussi  la  vie,  l'humanité, 
la  réalité.  La  révolution  était  profonde,  plus  profonde  qu'on  ne  le 
soupçonne  peut-être,  plus  profonde  surtout  que  Racine  lui-même  ne 
pouvait  s'en  douter. 

Car,  d'abord,  en  transformant  l'objet  même  du  drame,  elle  en 
transformait  nécessairement  l'économie.  Si  l'on  va  quelquefois  au 
même  but  par  des  n  oyens  différens,  il  est  assez  rare  que  les  mêmes 
moyens  nous  adressent  à  des  buts  distincts.  Du  moment  donc  que 
l'action  dramatique  se  proposait  d'être  une  représentation  plus  con- 
forme, plus  approchée,  plus  fidèle  de  la  vie,  les  moyens  de  l'intrigue, 
à  leur  tour,  devaient  changer  de  nature  et  devenir  aussi  simples,  pour 
ne  pas  dire  aussi  familiers,  que  les  caractères  et  les  évéuemens  qu'il 
était  question  d'imiter.  C'est  ici  l'explication  de  tant  de  ressemblances 
que  l'on  a  notées  à  bon  droit  entre  les  moyens  de  la  tragédie  de  Racine 
et  les  moyens  ordinaires  de  la  comédie.  Tantôt  c'est  l'intrigue  elle- 
même  dont  on  dirait  vraiment  l'intrigue  d'une  comédie  de  Marivaux, 
la  Double  Inconstance  ou  les  Fausses  Confidences.  La  tragédie  de  Bajazet, 
notamment,  ne  repose-t-elle  pas  tout  entière  sur  les  fausses  confidences 
d'Âtalide  à  Roxane?  et  qu'est-ce  qn  Andromaque ,  sinon  la  tragédie  d'Her- 
mione  trompée  par  l'inconstant  Pyrrhus  et  d'Oreste  trahi  par  l'incon- 
stante Hermione  ?  Ailleurs,  comme  dans  Andromaque  encore,  ou  comme 
dans  Mithridate,  c'est  le  ressort  sur  lequel  évolue  le  drame  qui  semble 


218  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tellement  déroger  à  la  dignité  convenue  de  la  tragédie  que  Voltaire  peut 
soupçonner  Racine  de  l'avoir  dérobé,  dans  son  Mithridate,  à  l'Avare  de 
Molière;  ou  que  la  critique,  encore  aujourd'hui,  peut  se  demander  si, 
malgré  tout  ce  qui  s'y  verse  de  sang,  il  y  a  plus  de  tragédie  dans 
Andromaquc  ou  plus  de  comédie.  Ou  bien  enfin,  d'une  manière  plus 
ge'nérale,  c'est  le  style  empanaché  de  notre  vieux  théâtre  qui  glisse 
ici  doucement  vers  une  telle  aisance ,  une  telle  simplicité  de  termes 
et  de  tours,  un  tel  naturel  que  l'amusant  auteur  du  Disirait  et  du 
Joueur,  quelques  années  plus  tard,  n'aura  qu'à  le  reprendre  et  le 
charger  d'un  peu  de  couleur  pour  en  faire  le  plus  joli  style  dont  la 
muse  comique  se  soit  peut-être  jamais  servie.  Autant  d'effets  d'une 
seule  et  même  cause.  Un  nouveau  souffle  a  pénétré  la  tragédie  tout 
entière.  Tous  les  moyens  concourent  à  mettre  les  héros  de  l'aciion  dra- 
matique de  plain-pied  avec  nous.  La  tragédie  s'humanise,  ou,  si  l'on 
veut,  se  féminise,  et,  en  se  féminisant,  elle  marque  une  époque  dans 
l'histoire  non-seulement  du  théâtre  français,  mais  dans  Thistuire  aussi 
de  la  littérature  européenne. 

C'est  ce  que  l'on  n'a  pas  assez  dit.  On  convient,  à  la  vérité,  que 
Racine  a  excellé  dans  la  peinture  des  passions  de  l'amour,  mais  on  ne  se 
souvient  pas  qu'il  y  a  excellé  le  premier.  C'est  cependant  de  la  tragédie 
de  Racine  que  date  l'apparition  de  l'amour  dans  la  littérature  moderne, 
ou,  plus  exactement  encore,  dans  cette  même  littérature,  c'est  de  la 
tragédie  de  Racine  que  date  l'empire  de  la  femme.  Cherchez  long- 
temps et  cherchez  bien,  vous  ne  trouverez  pas  un  seul  poète  avant 
lui,  ni  même  un  seul  conteur,  qui  n'ait  étrangement  subordonné  dans 
son  œuvre  le  rôle  social  de  la  femme.  Elle  n'est  qu'une  esclave,  ou 
moins  encore  qu'une  esclave,  un  instrument  de  plaisir,  chez  les  con- 
teurs italiens  du  xvr  siècle;  elle  n'est  qu'une  enfant  capricieuse  ou 
rebelle  chez  les  dramaturges  anglais  de  la  Renaissance.  On  l'adore 
mais  on  ne  l'aime  pas;  et  on  ne  la  conquiert  pas,  mais  on  la  dompte. 
C'est  une  chose  encore,  —  chose  charmante,  chose  légère,  chose  fragiîe, 
chose  dangereuse,  —  ce  n'est  pas  une  personne.  Même  dans  Shakspeare, 
l'individualité  de  la  femme  ne  commence  à  poindre  qu'autant  que  les 
circonstances  l'ont  obligée,  comme  Goneril  ou  comme  lady  Macbeth,  à 
revêtir  un  caractère  et  jouer  un  rôle  d'homoie. Ajoutez  qu'au  xvn'  siècle 
Shakspeare  n'est  guère  moins  ignoré  ou  méconnu  de  sa  patrie  même 
que  de  la  France  ou  de  l'Allemagne.  Son  influence  ne  date  que  du 
milieu  du  siècle  suivant.  Racine,  au  contraire,  lorsqu'il  meurt  en  1699, 
est  le  plus  grand  nom  de  la  littérature  européenne  tout  entière.  C'est 
donc  bien  chez  lui,  dans  son  œuvre,  que  la  femme,  —  Andromaque, 
Hermione,  Agrippine,  Bérénice,  Roxane,  Monime,  Phèdre,  —  apparaît 
pour  la  première  fois  comme  une  personne  maîtresse  d'elle-même, 
dans  la  pleine  indépendance  de  ses  sentimens,  et  responsable  enûn 
de  ses  actes.  Et  c'est  ce  que  voulait  dire  Henri  Heine,  dans  cette  belle 


REVUE    LITTÉRAIRE.  219 

page  que  M.  Deschanel  regrettera  certainement  de  ne  pas  avoir  citée, 
d'abord  parce  qu'elle  est  curieuse,  et  ensuite  parce  qu'elle  autorise  de 
l'opinion  d'un  grand  poète  une  des  idées  capitales  du  livre  de  M.  Des- 
chanel. 

«  Racine  dut  être  le  premier  poète  que  M.  de  Schlegel  ne  put  com- 
prendre, car  ce  grand  poète  se  présente  déjà  comme  le  héraut  des 
temps  modernes  près  du  grand  roi  avec  qui  commencent  les  temps 
nouveaux.  Racine  est  le  premier  poète  moderne,  comme  Louis  XIV  'fut 
le  premier  roi  mi)derne.  Dans  Corneille  respire  encore  le  moyen  âge. 
En  lui  et  dans  la  fronde  râle  la  voix  de  la  vieille  chevalerie  qui  pousse 
son  dernier  soupir;  aussi  le  désigne-t-on  quelquefois  comme  un  poète 
romantique.  Mais  dans  Racine,  les  sentimens  et  les  poésies  du  moyen 
âge  sont  complètement  éteints;  il  ne  réveille  que  des  idées  nouvelles; 
c'est  l'organe  d'une  société  neuve.  On  voit  éclore  dans  son  sein  les  pre- 
mières violettes  du  printemps  qui  ouvre  notre  jeune  âge,  on  y  voit 
même  les  bourgeons  des  lauriers  qui  s'épanouissent  plus  tard  si  large- 
ment. Qui  saii  combien  d'actions  d'éclat  jaillirent  des  vers  tendres  de 
Racine  ?  Les  héros  français  qui  gisent  enterrés  aux  Pyramides!,  à  Marengo, 
à  Austerlitz,  à  léna,  à  Moscou,  avaient  entendu  les  vers  de  Racine,  et 
leur  empereur  les  avait  écoutés  de  la  bouche  de  Talma.  Qui  sait  com- 
bien de  quintaux  de  renommée  reviennent  à  Racine  sur  la  colonne  de 
la  place  Vendôme?  Euripide  est-il  un  plus  grand  poète  que  Racine? 
C'est  ce  que  j'ignore,  mais  ce  que  je  sais,  c'est  que  ce  dernier  fut  une 
source  vivante  d'enthousiasme,  qu'il  a  enflammé  le  courage  par  le  feu 
de  l'amour,  et  qu'il  a  enivré,  ravi  et  ennobli  tout  un  peuple.  Qu'exigez- 
vous  de  plus  d'un  poète?  » 

Si  maintenant,  rabattant  un  peu  de  ce  lyrisme  permis  aux  poètes, 
et  précisant  la  pensée  d'Henri  Heine,  vous  voulez  mesurer  plus  exac- 
tement la  portée  de  cette  révolution,  considérez  seulement  ce  que 
la  littérature  des  passions  de  l'amour  est  devenue  depuis  deux  cents 
ans.  Il  vous  semblera  de  ce  point  de  vue  que  toute  une  large  part  de 
notre  poésie  moderne,  presque  tout  le  théâtre,  enfin  tout  le  roman, 
procèdent  de  Rarine;  et  il  vous  semblera  bien.  C'est  un  initiateur  que 
Racine;  un  inventeur,  si  l'on  place  l'invention  oij  elle  doit  être  placée, 
bien  autrement  fécond  que  Corneille  ;  et  un  initiateur  dont  l'influence 
n'a  pas  été  contenue  dans  les  bornes  de  sa  propre  patrie,  mais  s'est 
véritablfTcent  exercée  sur  la  littérature  KiOderne  tout  entière.  Ouil 
depuis  Racine,  dans  toute  histoire  d'amour,  en  quelque  langue  qu'elle 
soit  écrite,  vibre,  encore  aujourd'hui,  quelque  chose  de  l'accent  pas- 
sionné des  héroïnes  de  Racine.  Il  est  bien  le  maître,  et  il  est  bien  le 
guide.  Toutes  ces  fictions  tragiques  ou  charmantes  qui  nous  ont  tour 
à  tour  doucement  ému  ou  délicieusement  torturé,  c'est  de  lui  qu'elles 
nous  viennent,  c'est  à  lui  que  nous  les  devons,  et  il  semble  qu'elles 
soient  d'autant  plus  voisines  de  la  vérité  même  qu'elles  nous  rap- 


220  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

pellent  par  des  traits  plus  connus  les  inimitables  modèles  qu'il  en  a 
donnés  le  premier.  Pourquoi  faut- il  seulement  que  ni  Voltaire  lui- 
même  ni  son  fidèle  La  Harpe  ne  s'en  soient  doutés,  et  encore  moins 
l'important  Schlegel  ou  ce  fat  de  Stendhal?  Mais  pourquoi  faut-il  sur- 
tout que  quiconque  attaque  aujourd'hui  Racine  réj  ète  plus  ou  moins 
ce  que  Sten  Ihal  et  Schlegel  en  ont  dit  sans  le  comprendre,  comme 
quiconque  le  loue  ne  fait  guère  que  jurer  sur  la  parole  de  Voltaire 
et  de  La  Harpe,  —  qui  peut-être  l'ont  eux-mêmes  p'us  admiré  que 
compris  ? 

Ce  que  ni  les  uns  ni  les  autres  ne  semblent  avoir  compris  davan- 
tage, c'est  ce  qu'il  y  a  de  puissance  et  de  force  tragiques  dans  la  façon 
dont  Racine  a  conçu  et  représenté  les  passions  de  l'amour.  Toute  sa 
vie,  malgré  la  sincérité,  la  vivacité,  l'ardeur  même  de  son  admiration, 
Voltaire  n'a  pas  moins  continué  de  croire,  selon  la  leçon  de  Corneille, 
que  l'amour  était  «  une  passion  chargée  de  trop  de  faiblesse  »  pour 
suffire  elle  seule  à  remplir  toute  l'anion  tragique;  et  l'on  sait  qu'aux 
yeux  de  La  Harpe,  Mèrope,  était  en  son  genre  une  œuvre  autrement 
considérable  et  d'une  bien  autre  portée  que  VAndromaque  par  exemple, 
ou  \eBajnzet  de  Racine.  Si  les  tragiques  français  du  xvni^  siècle  avaient 
imité  Racine,  comme  on  le  dit  toujours,  parce  qu'on  l'a  dit  une  fois, 
leurs  œuvres  ne  seraient  peut-être  pas  marquées  de  ce  caractère  d'in- 
sijiniljance  et  de  sénilité  qui  leur  donne  à  toutes  un  bien  vilain  air  de 
famille.  Mais  la  vérité,  c'est  que,  manque  d'intelligence  et  manque  de 
génie,  bien  loin  d'essayer  de  suivre  les  traces  de  Racine,  ils  s'effor- 
cèrent tous,  avec  leurs  préjugés  aristocratiques,  Voltaire  en  tête,  La 
H:irpe  en  queue,  de  revenir  aux  erremens  mêmes  avec  lesquels  Racine 
avait  rompu  En  fait,  pas  une  tragédie  du  xvni''  siècle,  ni  celles  de  Cré- 
billun,  ni  celles  de  Voltaire,  encore  bien  moins  celles  de  La  Harpe  ou 
de  Marmontel,  ne  procède  vraiment  de  Racine.  Mais  toutes  leurs  tra- 
gédies politiques  (ces  tragédies  de  collège  où  ils  débattent  les  destins 
des  empires),  sont  jetées  dans  le  moule  de  Cinna,  de  Pompée,  de  Rodo- 
gune,  d'HéracUus,  et  toutes  leurs  tragédies  d'amour  (ces  tr.^igédies  de 
salon  où  la  galanterie  remplace  la  passion  absent),  sont  fabriquées 
selon  la  formule  de  l'auteur  de  V Astrale,  et  û'Armide,  et  d'Atys.  Cor- 
neille et  Quinault,  voilà  les  vrais  maîtres,  que  l'on  admire  autant  que 
Racine,  pour  ne  pas  dire  davantage,  et  voilà,  —  le  premier,  malgré  tout 
son  génie,  le  second,  avec  tout  son  talent,  —  les  deux  hommes  dont 
l'exemple  a  jeté  la  tragédie  française  dans  la  voie  fâcheuse  d'où  le 
drame  romantique  se  tromperait  s'il  croyait  qu'il  l'a  retirée. 

Que  le  xvui^  siècle  n'ait  pas  même  soupçonné  ce  qu'il  se  dissimu- 
lait d'énergie,  pour  ne  pas  dire  de  férocité,  sous  l'élégance  tout  exté- 
rieure delà  tragédie  de  Racine, on  se  l'explique  encore  assez  aisément. 
Ce  que  l'on  s'explique  moins  bien  ou  même,  pour  ma  part,  ce  que  je 
ne  m'explique  pas  du  tout,  c'est  que  de  nos  jours  le?  esprits  les  plus 


REVUE   LITTERAIRE.  221 

libres,  les  plus  indépendans,  les  plus  hardis  persistent  à  ne  voir  dans 
Andromaque  ou  dans  Dajazet,  dans  Mlthridate  ou  dans  Phcdre,  dans 
Britannicus  ou  dans  Iphigénie,  que  ce  qu'ils  appellent  un  peu  dédai- 
g'  eusement,  la  peinture  des  mœurs  Je  cour,  la  tragédie  d'un  «  peuple 
de  grands  seigneurs  vaniteux  et  spirituels,  »  comme  disait  Stendhal, 
et  des  conversations  de  salon  sous  un  lustre.  Car  il  n'y  a  rien  de  moins 
exact  ni,  p^r  conséquent,  rien  de  moins  équitable.  Bien  loin  d'avoir 
été  ce  peintre  des  mœurs  de  cour  et  cet  imitateur  des  convenances 
mondaines,  le  Benserade  ou  le  Quinault  supérieur  que  l'on  s'obstine  à 
nous  représenter,  Racine,  tout  au  contraire,  a  enfoncé  si  avant  dans  la 
peinture  de  ce  que  les  passions  de  l'amour  ont  de  plus  tragique  et  de 
plus  sanglant  qu'il  en  a  non-seulement  effarouché^,  mais  littérale- 
ment révolté  la  délicatesse  aristocratique  de  son  siècle.  Ces  brillans 
«  gentilshommes  de  Steinkerque,  qui  chargeaient  en  habit  brodé, 
braves  comme  des  fous,  doux  comme  des  jpunes  filies,  charmantes 
poupées  d'avant-garde,  de  salon  et  de  cour;»  ces  grandes  dames  si 
spirituelle^,  plus  coquettes  que  tendres  et  moins  amoureuses  que 
galantes,  ornement  et  décor  pompeux  de  Versailles  ou  de  Marly; 
ces  poètes  enfin  et  ces  hommes  de  lettres,  nourris  dès  l'enfance  au 
langage  des  ruelles,  débris  de  l'hôtel  de  Rambouillet  et  cliens  de  l'hô- 
tel de  Nevers,  ils  reculaient  d'étonnement  et  d'indignation  quand  tout 
à  coup,  dans  Andromaque  ou  dans  Bajazet,  ils  voyaient  la  passion  se 
déchaîner  avecc^tte  violence,  l'amour  s'exalter  jusqu'au  crime,  et  tout 
ce  sang  enfin  apparaître  dessous  ces  fleurs.  Non,  ce  n'était  pas  ainsi 
qu'ils  concevaient  l'amour  1  ce  n'était  pas  ainsi  qu'ils  aimaient  leurs 
maîtresses  et,  grâces  aux  dieux!  ce  n'était  pas  ai  isi  qu'ils  en  étaient 
aimés!  Mais,  comme  l'a  si  bi-n  dit  M.  T;  ine,  a  de  fins  mouvemens  de 
pudeur  blessée,  de  petits  traits  de  fierté  modeste,  des  aveux  dissimu- 
lés, des  insinuations,  des  fuites,  des  ménagemens,  des  nuances  de 
coquetterie,  »  voilà  ce  qu'ils  cherchaient  en  elles,  voilà  ce  qu'ils  y 
trouvaient  et  voilà  ce  qu'ils  y  aimaient.  Or  voilà  justement,  M.  Taine  a 
oublié  de  le  dire,  ce  qu'ils  ne  reconnaissaient  pas  dans  la  tragédie  de 
Racine.  Car  ici  les  «  fins  mouvemens  de  pudeur  blessée  »  d'Hermione 
coûtaient  la  vie  à  Pyrrhus  et  la  raison  à  Oreste;  les  «  insinuations  » 
de  Roxane  avaient  pour  conclusion  l'arrêt  de  mort  de  Bajazet  et  de 
son  Atalide;  et  la  «  coquetterie  »  de  Phèdre,  en  envoyant  Hippolyte 
au  supplice,  condamnait  Thésée  aux  tortures  d'un  éternel  remords. 
Gentilshommes  d'avant-gnrde  et  princesses  de  Versailles,  c'en  était 
trop  pour  leurs  nerfs;  il  leur  paraissait,  si  je  puis  ainsi  dire,  que  ce 
poète  leur  surfaisait  la  tragédie  de  l'amour;  et,  dans  ces  éclats  de 
passion  qui  venaient  ainsi  se  terminer  au  meurtre  ou  l'assassinat,  ni 
les  uns  ni  les  autres  ne  retrouvaient  ce  sentiment  tempéré  qu'ils 
appelaient  l'amour  et  qui  n'était  que  la  galanterie. 
On  s'est  demandé  plus  d'une  fois  pourquoi  Racine,  dans  son  siècle 


222  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

même,  avait  compté  tant  d'ennemis,  plus  d'ennemis  que  pas  un  de  ses 
grands  contemporains,  plus  d'ennemis  que  l'auteur  de  Tartufe,  ce  qui 
n'est  pas  peu  dire,  et,  ce  qui  est  dire  encore  davantage,  plus  d'ennemis 
que  l'auteur  des  Satires.  C'en  est  ici  l'une  des  raisons.  Ce  siècle  poli  ne 
pardonna  pas  à  Racine  la  vérité,  la  franchise,  Tauiiace  de  ses  pein- 
tures. On  trouva  presque  unanimement  qu'il  poussait  trop  loin  l'imi- 
tation du  réel,  on  l'accusa,  en  propres  termes,  de  faire  bas  à  force  de 
naturel,  et  commun  à  force  de  vérité;  ou  plutôt  encore,  on  nia  que  ce 
fiit  là  le  naturel,  et  on  lui  fît  porter  la  peine  d'avoir  plus  approché  de 
la  vérité  que  ne  le  permettait  l'opinion  de  son  temps.  Car,  il  faut  bien 
le  dire  et  ne  pas  se  lasser  de  le  redire,  Shakspeare,  dans  un  autre 
siècle,  dans  d'autres  conditions,  a  pu  faire  autrement,  et,  faisant 
autrement,  atteindre  à  d'autres  effets-,  mais,  dans  quelqu'une  que  ce 
soit  de  ses  tra^^érlies  romaines,  Coriolan  ou  Jules  César,  il  n'a  fait  plus 
vrai  que  Dritannicus,  ni  dans  son  Othello  plus  naturel  que  Bajazet. 
Seulement,  ce  que  supportait  le  public  mêlé  du  théâtre  du  Giobe,  à 
Londres,  vers  l'année  1600,  le  public  plus  choisi  de  l'hôtel  de  Bour- 
gogne, à  Paris,  vers  l'an  1675,  ne  le  supportait  plus.  On  raisonne  tou- 
jours comme  si  Racine  n'avait  eu  qu'à  se  montrer  pour  vaincre,  et  que 
ses  contemporains  se  fussent  reconnus  avec  transport  dans  le  miroir 
qu'il  leur  présentait.  C'est  le  contraire  qu'il  faut  dire.  Les  contempo- 
rains refusèrent  de  s'y  reconnaître,  et  si  obstinément,  qu'après  dix 
ans  de  luttes  Racine  quitta  la  scène  meurtri,  découragé,  vaincu. 

Une  révolution  si  profonde  dans  les  habitudes  de  la  tragédie  ne 
pouvait  pas  manquer  de  s'étendre  jusqu'au  détail  lui-même  de  la 
versification  et  du  style.  Il  faudrait  donc  montrer  ici  que,  dans  la  forme 
comme  dans  le  fond,  personne  au  xvn*  siècle  n'a  plus  osé  que  Racine, 
et  que  son  audace,  pour  n'avoir  pas  consisté,  comme  il  semble  qu'on 
le  voudrait,  à  mettre  l'argot  des  carrefours  et  des  bouges  sur  les 
lèvres  des  Andromaque  et  des  Iphigénie,  n'en  a  pas  été  pour  cela 
moins  réelle.  Voltaire,  au  xvin«  siècle,  s'il  eût  été  capable  de  les  trou- 
ver, eût  reculé  devant  des  tours  et  des  alliances  de  mots  dont  l'art 
merveilleux  de  Racine  a  seul  pu  dissimuler  la  hardiesse  dans  le  tissu 
de  son  style;  et  Victor  Hugo,  de  nos  jours,  a  déclaré  que  Ra  ine  four- 
millait d'images  fausses  et  de  fautes  de  français,  c'est-à-dire  d'ellipses 
et  de  métaphores  qu'il  eût  hésité  à  employer  dans  les  Contemplations 
ou  dans  la  Légende  des  siècles.  L'observation  peut  suffire.  Il  faut  seule- 
ment la  limiter  par  une  observation  plus  importante,  laquelle,  s'appli- 
quant  au  fond  comme  à  la  forme  de  la  tragédie  de  Racine,  achèvera 
de  caractériser  le  rôle  qu'il  a  joué  dans  l'histoire  de  la  littérature. 
Tout  ce  que  Racine  a  osé,  dans  la  forme  comme  dans  le  fond,  il  ne  l'a 
osé  que  sous  les  conditions  et  sous  la  loi  de  son  art.  C'est  malheureur 
sement  ce  que  je  ne  puis  indiquer  ici  qu'en  trop  peu  de  mots. 

Les  tragédies  de  Racine,   très  différentes  eu  ceci  de  la  tragédie 


REVUE   LITTÉRAIRE.  223 

de  Corneille  ou  du  drame  de  Shakspeare,  qui  tiennent  autant  de  la 
nature  de  l'épopée  que  de  celle  du  drame,  sont  faites  avant  tout, 
comme  les  comédies  de  Molière,  pour  être  représentées.  Volontaire- 
ment ou  involontairement,  on  l'oublie  trop  quand  on  en  parle;  et  c'est 
là  l'origine  de  tout  ce  que  Ton  croit  pouvoir  lui  adresser  de  critiques. 
Tandis  que  Shakspeare  ou  Corneille  découpent  la  légende  et  l'his- 
toire en  morceaux,  sans  se  préoccuper  assez  de  son  appropriation  aux 
conditions  essentielles  de  la  scène  et  de  l'art  dramatiijue,  —  le  Roi 
Lear,  dans  l'œuvre  de  Shakspeare,  et  Horace  ou  même  Cinna,  dans  celle 
de  Corneille,  en  sont  de  remarquables  exemples,  —  c'est  de  cette 
appropriation,  au  contraire,  que  Racine  et  Molièra  s'inquiètent  avant 
tout  dans  le  choix  des  sujets,  dans  le  choix  des  moyens,  et  dans  le 
choix  des  mots.  Faute  d'y  pouvoir  trouver  un  dénoûment  convenable, 
on  raconte  que  Racine  abandonna  cette  Iphîgcnie  en  Tauride  dont  on 
retrouva  dans  ses  papiers  le  premier  acte  en  prose;  en  semblable 
occurrence,  et  si  le  sujet  lui  eiit  convenu  d'ailleurs,  il  ne  paraît  pas 
probable  que  Corneille  eût  hésité  seulement.  C'est  cette  préoccupation 
toujours  active  des  convenances  de  la  scène  et  des  luis  intimes  du 
drame  qui  a  refréné,  contenu,  borné,  dans  la  forme  comme  dans  le 
fond,  les  audaces  de  Racine.  Vous  lui  reprochez  de  n'avoir  pas  fait 
figurer  le  peuple  dans  sa  tragédie  monarchique?  C'est  que  le  peuple 
n'y  avait  que  faire,  n'y  pouvant  être  représenté  que  par  un  trou- 
peau de  figurans  dont  les  faces  vulgaires,  les  attitudes  gauches,  la 
démarche  ridicule  ont  pour  premier  effet  de  détruire  l'jllusion  drama- 
tique. Vous  lui  reprochez  d'avoir  mis  systématiquement  en  récits  ce  que 
Shakspeare  eût  mis  en  action?  C'est  qu'à  mettre  ea  action  le  meurtre 
de  Pyrrhus  ou  la  strangulation  de'Bajozet,  il  eût  inutilement  allongé  ou 
prolongé  un  drame  qui  devait  courir.  Vous  lui  reprochez  d  avoir  moins 
osé  que  Tacite,  et,  dans  Britannicus ,  de  ne  vous  avoir  pas  montré  la 
mère  de  Néron  provoquant  son  fils  à  l'inceste?  C'est  qu'il  y  a  des  spec- 
tacles comme  des  mots  que  les  hommes  assemblés  ne  supportant  pas. 
Quand  on  veut  faire  des  pièces  qui  soient  jouables,  il.  en  faut  prendre 
les  moyens;  et  ces  règles  ou  ces  lois,  dont  on  se  moque  tant,  ne  sont 
rien  autre  chose  que  la  formule  de  ces  moyens.  La  tragédie  n'existe 
qu'autant  qu'elle  se  distingue  de  la  comédie,  de  même  que  la  pein- 
ture n'existe  qu'autant  qu'elle  diffère  de  la  sculpture.  Si  les  moyens 
d'un  art  pouvaient  être  employés  par  un  autre,  il  n'y  aurait  plus  qu'un 
art.  Le  théâtre  n'aurait  pas  de  raison  d'être  s'il  faisait  la  fonction  du 
roman  ou  de  l'histoire;  mais,  du  moment  qu'il  existe,  il  a  sa  raison 
d'être  ;  et  cela  veut  dire  qu'on  ne  peut  pas  exiger  de  l'auteur  drama- 
tique ce  que  l'on  réclame  à  bon  droit  de  l'historien  ou  du  romancier. 
Racine  a  merveilleusement  connu  les  exigences  propres  de  l'art  dra- 
matique, et  ce  ne  sont  pas  Andromaque  ou  Phèdre,  qui  sont,  comme  on 


22Û  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

l'a  dit,  des  tragédies  de  cabinet,  mais,  au  contraire,  les  objections  que 
l'on  fait  valoir  cootre  elles,  qui  sont,  si  je  puis  dire,  des  objections  de 
cabinet.  J'entenris  par  là  que  ceux  qui  les  font  ne  les  feraient  pas,  ou, 
du  moins,  selon  le  proverbe,  y  réfléchiraient  à  deux  fois,  s'ils  com- 
mençaient par  s'interroger  eux-mêmes  sur  les  conditions  du  drame, 
et  n'examinaient  pas  les  tragédies  de  Racine  comme  ils  feraient  des 
œuvres  mortes,  auxquelles  ils  appliquent  indistinctement,  sous  pré- 
texte que  c'est  par  la  lecture  et  dans  le  cabinet  qu'ils  en  prennent 
connaissance,  les  mêmes  principes  de  critique. 

Au  moment  de  terminer,  il  nous  vient  un  scrupule,  et  nous  nous 
demandons  si,  dans  ce  résumé  de  son  livre,  M.  Deschanel  se  recon- 
naîtra. Car,  n'aurions-nous  pas  peut-être  appuyé  trop  fortement  sur 
quelques  idées  qu'il  s'était  contenté  d'indiquer?  mais,  au  contraire, 
sur  quelques-unes  de  celles  qu'il  a  développées  avec  plus  de  complai- 
sance, n'aurions-nous  pas  glissé  trop  rapidement?  C'est,  à  vrai  dire, 
une  espèce  d'infidélité  qu'il  est  toujours  difficile  de  ne  pas  commettre 
quand  on  prétend  réduire,  en  une  douzaine  de  pages,  deux  volumes 
aussi  pKins  de  toute  sorte  de  choses.  On  court  au  plus  pressé  tout 
d'abord,  et,  le  plus  pressé,  c'est  ordinairement,  dans  un  livre  de  ce 
genre ,  ce  qui  nous  ressemble  le  jjIus.  Avouons  donc  franchement, 
pour  ne  pas  trop  le  compromettre  aux  yeux  des  romantiques,  b'il  en 
reste  quelqu'un,  que  nous  avons  fait  M.  Deschanel  un  peu  plus  raci- 
nien  qu'il  ne  l'est,  et  ne  laissons  pas  croire  qu'il  donnât  les  meins 
à  tout  ce  que  nous  avons  dit,  ni  surtout  à  ce  que  nous  avons  volon- 
tairement omis.  Ce  que  nous  avons  exprimé  sous  forme  dogmatique, 
il  a  eu  l'art  de  l'atténuer  d'avance  en  l'éparpillant,  pour  ainsi  dire, 
dans  son  livre,  sous  la  forme  plus  discrète  de  l'insinuation  ;  et  beau- 
coup de  restrictions  ou  réserves  que  nous  n'avons  pas  cru  devoir 
faire,  ceux  qui  n'aiment  pas  Racine  tout  à  fait  autant  que  nous  l'ai- 
mons doiv«rnt  être  avertis  que  M.  Deschanel  les  a  faites.  Ce  n'est 
qu'une  question  de  nuance,  comme  on  dit,  mais  il  fallait  indiquer  la 
nuance.  Nous  avons  trouvé  notre  profit  dans  le  livre  de  M.  Descha- 
nel, et  les  amis  des  nuances  y  trouveront  leur  compte.  Il  ne  nous  reste 
plus  maintenant  qu'un  souhait  à  former  :  c'est  que  M.  Deschanel  ne 
s'ariête  pas  en  chemin,  qu'il  nous  donne  promptement  une  suite  à  ces 
deux  volumes,  et,  —  puisque  nous  en  sommes  à  former  des  souhaits, 
—  que  son  exemple  enfin  et  son  succès  encouragent  nos  professeurs 
de  littérature  française,  qui  semblent  sommeiller,  à  nous  donner  plus 
souvent  qu'ils  ne  font  signe  d'activité,  pour  ne  pas  dire  d'existence. 


F.  Bruîœtière. 


CHRONIQUE   DE  LA  QUINZAINE 


29  février. 


Un  des  malheurs  du  temps  présent,  c'est  que  tout  marche  au  hasard, 
sans  direction  et  sans  suite,  dans  un  monde  où  les  affaires  extérieures 
comoia  les  affaires  intérieures  des  peuples  semblent  livrées  à  une 
tortune  aveugle,  aux  jeux  de  la  force  ou  aux  fantaisies,  aux  violences 
ae  l'esprit  de  parti.  Et,  s'il  faut  à  tout  prix  se  consoler,  on  peut  dire 
sans  aouie  que  ce  mal,  ce  phénomène,  si  l'on  veut,  n'est  point  parti- 
culier a  la  France  autant  que  voudraient  le  laisser  croire  les  détrac- 
teurs ordinaires  ae  notre  pays.  Il  règne  sous  des  formes  différentes,  à 
des  degrés  divers,  dans  la  plupart  des  pays  de  l'Europe,  où  ce  qu'il  y 
a  de  plus  rare,  c'est  de  savoir  où  l'on  va. 

L'Allemagne  elle-même,  la  victorieuse  Allemagne,  n'a-t-elle  pas 
ses  troubles  profonds  et  ses  incohérences  intimes  qui  se  manifestent 
parfois  dans  sa  vie  publique,  qui  se  traduisent  par  des  conflits  sans 
issue?  L'nomme  qui  la  dirige  et  la  gouverne,  si  puissant  qu'il  soit, 
est-il  bien  sûr  d'être  dans  le  vrai  chemin,  de  voir  clair  devant  lui,  de 
ne  pas  faire  tout  simplement  un  amalgame  de  réminiscences  suran- 
nées et  d'innovations  hasardeuses,  avec  sou  socialisme  d'état  destiné  à 
combattre  ou  à  neutraliser  le  socialisme  des  partis  et  des  sectes  ? 
L'Autriche,  de  son  côté,  cherche  une  sauvegarde  dans  ces  lois  excep- 
tionnelles et  dictatoriales  qui  viennent  d'être  discutées  et  votées  en 
toute  hâte,  ces  jours  derniers,  par  son  parlement,  qui  attestent  du 
moins  qu'elle  se  sent,  elle  aussi,  menacée  du  danger  socialiste.  Guerre 
du  prolétariat,  guerres  de  nationalités,  guerres  de  religion,  l'Autriche 

lOMe  Lxu.  —  1884.  15 


223  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

est  obligée  de  se  reconnaître  au  milieu  de  tout  cela;  elle  ne  se  recon- 
naît pas  toujours.  Elle  vit  laborieusement  comme  un  g'and  empire 
qui  se  défend  sans  avoir  une  direction  bien  assurée,  sans  savoir  ce 
qui  lui  arrivera.  La  Russie,  à  son  tour,  est  travaill-e  par  des  passions 
révolutionnaires  qui,  si  elles  tiiomphaient,  détruiraient  tout,  —  qui, 
même  en  étant  vaincues  et  refoulée=t,  restent  assez  puis:^antes  pour 
embarrasser  et  paralyser  un  gouvernement  réduit  à  se  frayer  un  che- 
min à  travers  les  conspirations.  La  maladie  est  assez  universelle,  nous 
le  voulons  bien.  La  France  est' malade  comme  les  autres  nations,  avec 
cette  différence,  toutefois,  que  les  autres  pays  gardent  encore  quelque 
point  fixe,  une  certaine  force  de  préservation,  tandis  que  la  France, 
dans  la  situation  qu'on  lui  fait  aujourd'hui,  n'a  plus  rien  pour  la  rete- 
nir. Elle  va  à  l'aventure,  entraînée  par  la  présomptueuse  ignorance 
des  uns,  par  l'imprévoyance  des  autres,  livrée  à  des  majorités  parle- 
mentaires qui  se  croient  tout  permis  et  à  des  ministères  qui  croient 
de  leur  devoir  ou  de  leur  intérêt  de  céder  à  toutes  les  passions,  à 
toutes  les  fantaisies.  Il  y  avait  le  sénat  qui  pouvait,  jusqu'à  un  certain 
point,  être  un  dernier  frein.  Le  sénat  a  de  belles  discussions  et  des 
votes  contradictoires.  Ce  qu'il  repoussait  il  y  a  quelques  semaines 
comme  un  danger  public  dans  la  loi  sur  les  syniicats  ouvriers,  il  vient 
de  l'admettre  à  une  lecture  nouvelle  sous  une  autre  forme.  Le  sénat 
n'a  poinr,  à  ce  qu'il  paraît,  une  force  de  résistance  inépuisable,  il  a 
cédé  lu'  aussi  au  courant.  Nos  maîtres  du  jour,  ceux  qui  nous  repré- 
sentent et  nous  gouvernent,  savent  ils  où  ils  vont,  ot'i  ils  nous  condui- 
sent? Ils  n'éprouvent  pas  même  le  besoin  de  le  savoir,  de  s'interroger 
de  temps  à  autre  et  de  regarder  derrière  eux,  ne  fût-ce  que  pour 
mesurer  le  chemin  qu'ils  ont  fait.  Ils  vont  toujours,  sans  s'apercevoir 
que,  par  leurs  lois  et  leurs  abus  de  domination,  par  leurs  entraîne- 
mens  et  leurs  impérities,  ils  décotnposent  un  grand  pays,  ils  attei- 
gnent la  France  dans  tout  ce  qui  a  fait  jusqu'ici  sa  puissance  :  dans 
son  organisation,  dans  son  travail,  dans  ses  forces  morales  comme 
dans  ses  forces  matérielles,  dans  sa  civilisation  libérale  comme  dans 
ses  Tmances.  Ils  ne  savent  pas  ce  qu'ils  font.  Voilà  le  malheur! 

Certes  si,  dans  tout  ce  qui  s'est  fait  depuis  quelques  années,  depuis 
que  les  républicains  à  brevet  ont  entrepris  de  faç(mner  une  France  à 
leur  image,  si  dans  tout  cela  il  y  a  une  œuvre  particulièrement  mar- 
quée de  l'esprit  d'aveuglement,  c'estcette  guerre  aux  choses  religieuses 
qui  recommence  sans  cesse,  qui  se  poursuit  sous  toutes  les  formes, 
par  la  ruse  ou  par  la  vioIenr;e.  Ah!  si  nous  vivions  dans  un  temps  oti 
l'église  menaçâf.  d'asservir  l'état,  où  les  influences  sacnrdotales  fussent 
un  péril  pour  la  so.îiéié  civile,  on  comprendrait  encore  la  lutie  avec  ses 
ardeurs,  avec  ses  inévitables  emportemens;  mais  on  n'en  est  plus  là 
apparemment.  La  société  moderne  est  assez  puissante  pour  n'avoir 


REVUE.   —    CURONIQDE.  227 

plus  rien  à  craindre  de  la  prépotence  sacerdotale.  L'église  ne  menace 
fias  rétat.  Entrr^  l'urlre  civil  et  l'ordre  religieux  il  y  a  d'ailleurs  un 
traité  qui  depuis  plus  de  quatre-viugis  ans  a  donné  la  paix  conlession- 
n^lle  à  l;i  France,  qu'il  n'y  a  qu'à  (naintenir  et  à  exécuieren  toute  sin- 
cérité. C'est  une  siiuaiion  légale  où  il  y  a  certes  pour  l'état  toutes  les 
ressources  de  défense  légitime,  et  quand  dans  ces  conditions  on  se  fait 
un  jeu  de  réveiller  toutes  les  passions,  non  plus  Beulement  contre  les 
enipiéteinens  de  l'église,  n^is  contre  les  croyances  religieuses,  ce  n'est 
plus  de  la  politique,  c'est  tout  simplement  l'esprit  de  secte  abusant 
d'une  victoire  d'un  jour  pour  se  faire  persécuteur,  compronieitant  la 
république  dans  les  entreprises  de  son  fanatisme.  M.  le  président  du 
conseil  semble  parfois  comprendre  le  danger  auquel  on  expose  la  répu- 
blique, nous  le  voulons  bien;  il  serait  peut-être  fOur  la  paix.  Malheu- 
reusement, comme  il  a  donné  lui-même  trop  de  gag<  s  à  ce  fatal  esprit 
qui  règne  aujourd'hui,  il  est  assez  embarrassé;  il  est  le  captif  de  ses 
complices,  et  malgré  lui  la  guerre  se  raviva  à  tout  instant,  à  tout 
propos.  C'est  devenu  une  véritable  monomanie  chez  certains  hommes 
qui  finisseni  réellement  par  tomber  dans  le  lidicule  avec  leurs  haines 
puériles  et  It^urs  viuleiice»  vulgaires.  Devant  le  mot.  de  cléricalisme,  ils 
perdent  tout  sang-froiil.  H  n'est  pas  jusqu'à  M  le  ministre  de  la  guerre 
qui  n'ait  cru  devoir  montrer  l'antre  jour  qu'il  n'était  pas  un  clérical  en 
refusant  qu^lqu^s  aumôniers  à  de  modestes  écoles  d'enfans  de  troupe. 
Qu'il  s'agisse  du  «ervce  religieux  dans  l'armée,  il  faui  se  hâter  d'ef- 
facer ce  vestige  de  rinlolérance  et  ne  pas  même  laitser  les  soldats 
entrer  dans  une  église  pour  rendre  les  honneurs  à  un  moit.  On  dit 
plaisamment  que  c  est  pour  lespecter  la  liberté  de  conscience  des  sol- 
dats, coiiiiiie  SI  la  lib-rté  de  conscience  était  en  jeu  dans  un  service 
commandé!  Qu  il  s'agisse  d'une  loi  d'organisation  municipale  comme 
celle  que  le  sénat  disctiie  en  ce  moment,  l'esprit  de,  secte  veille  et  fait 
son  œuvre;  il  trouvera  le  moyen  de  frapper  de  pauvres  fabriques  de 
paroisse,  qu'il  privera  d'une  niodique  dotation  communale  ou  de  livrer 
des  édifices  religie-ux  au  bon  plaisir  des  municipalités  radicales,  qui  eu 
changeront  la  destination  si  elles  le  veulent.  C'est  renseignement 
«  laïque  »  surtout  qui  est  le  grand  et  perpétuel  objet  de  cette  guerre 
poursuivie  sous  les  ordres  de  M.  Paul  Bert,  le  Pierre  l'Ermite  de  la 
croisade.  Pour  la  «  laïcité  »  il  n'est  rien  qu'on  ne  fasse;  les  républi- 
cains sont  prêts  à  tout  sacrifier,  et  les  traditions  libérales  et  le  budget; 
on  le  voit  bien  par  cette  loi  sur  la  nomination  et  le  traitement  des 
instituteurs  primaires  qui  se  débat  depuis  quelques  jours  au  Palais- 
Bourbon,  qui  a  du  moins  l'avantage  de  mettre  assez  vivement  en  relief 
l'esprit  politique  et  les  procédés  financiers  des  réformateurs. 

Ou  veut  à  tout  prix  fonder  l'enseignement  «  laïque  »  pour  les  enfans 
des  deux  sexes.  Ce  que  c'est  que  l'enseignement  «  laïque  »  dans  des 


228  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

écoles  où  les  enfans  vont  recevoir  les  premiers,  les  plus  simples  élé- 
mens  d'instruction,  on  ne  le  sait  pas  bien-,  on  ne  le  saurait  même  pas 
du  tout  si  ce  mot  d'enseignement  «  laïque  »  ne  signifiait  pas  tout 
bonnement  ici  l'exclusion  de  tout  ce  qui  est  religieux,  d'une  croix  de 
bois  aussi  bien  que  d'un  catéchisme;  et  le  complément  naturel  de  ce 
genre  d'instruction,  c'est  nécessairement  un  personnel  tout  laïque.  Il 
laut  des  instituteurs  laïques  qui  seront  chargés  de  taire  de  la  propa- 
gande pour  les  idées  nouvelles,  — et  au  besoin  de  la  propagande  élec- 
torale Dour  le  candidat  républicain  1  —  La  loi  est  faite  pour  cela;  mais 
c'est  ici  que  la  difficulté  commence.  Avec  la  meilleure  volonté,  on  ne 
peut  pas  tout  réformer  en  un  jour;  on  ne  peut  pas  faire  qu'il  y  ait  un 
personnel  laïque  tout  prêt  et  suffisant.  Il  y  a  encore  dans  les  écoles 
communales  près  de  six  mille  frères  de  la  doctrine  chrétienne  et 
quelque  vingt  mille  sœurs  enseignantes.  Les  uns  et  les  autres,  à  la 
vérité,  ne  donnent  qu'une  bien  médiocre  ou  une  bien  dangereuse 
éducation  à  la  jeunesse;  on  ne  peut  pourtant  pas  les  remplacer  du 
sou  au  lendemain.  Qu'à  cela  ne  tienne  1  on  les  laissera  provisoirement 
à  leurs  lonciions,  on  les  gardera  pour  cinq  ans,  pour  dix  ans,  jusqu'au 
jour  où  l'on  pourra  s'en  débarrasser.  Le  procédé  est  en  vérité  étrange, 
et  M.  l'évêque  d'Angers  a  eu  bien  raison  de  dire  :  «  Si  ces  instituteurs  et 
ces  institutrices  congréganistes  sont  si  peu  propres  à  préparer  les  entans 
à  la  vie  sociale,  s'ils  sont  indignes  et  incapables,  s'ils  sout  aussi  daa- 
gt-reux  qu'on  le  prétend  pour  l'ordre  politique  et  so -ial,  ce  n'est  pas 
dans  cinq  ans,  dans  dix  ans  qu'il  faut  les  renvoyer;  c'est  tout  de  suite 
qu'il  faut  les  exclure.  —  Si  on  ne  les  renvoie  pas,  si  on  leur  laisse  le  soin 
d'instruire  dans  des  écoles  publiques  plus  d'un  million  et  demi  d'en- 
f<ins,  c'est  qu'on  sait  bien  qu'ils  ne  créent  aucun  danger.  Comme  on 
n'a  pas  de  raison  plus  sérieuse  et  comme  on  ne  se  gêne  pas  avec  eux, 
on  trouve  plus  simple  de  leur  dire:  Vous  êtes  de  braves  gens,  mais 
vous  êtes  des  religieux  que  nous  n'aimons  pas.  Nous  vous  gardons  parce 
que  nous  ne  pi)Uvons  pas  faire  auireinent.  Nous  ne  Vous  admettrons 
pas.  par  exemple,  à  partager  l'augmentation  de  traitement  que  voulons 
assurer  à  nos  instituteurs  laïques,  et  ce  sera  une  économie.  Nous  vous 
dirons  quelques  injures,  et  aussitôt  que  nous  le  pourrons,  nous  vous 
renverrons  1  »  C'est  là  ce  qu'on  appelle  une  manière  habile  et  équi- 
table de  traiter  des  instituteurs  publics  dont  on  accepte  encore  les  ser- 
vices, de  ména^^er  la  transition  et  de  préparer  l'avènement  de  l'in- 
struction primaire  «  laïque,  »  qui  doit  refaire  une  France  nouvelle 
selon  les  idées  de  M.  Bert  et  de  ses  amis. 

Ce  qu  il  y  a  de  plus  curieux,  c'est  que  M,  Paul  Bert,  pour  justifier 
l'âpreié  avec  laquelle  il  poursuit  la  réalisation  de  son  programme, 
invo  |ue  sans  cesse  la  volonté  nationale,  le  suffrage  universel,  le  vote 
du  pays  dans  les  dernières  électioas.  Peu  s'en  faut  qu'il  ne  se  cousi* 


REVUE.    —    CnRONIQUE,  229 

dère  comme  le  mandataire  privilégié  du  peuple  français  dans  la  cam- 
pagne qu'il  a  entreprise.  Le  suffri^ge  universel,  c'est  bietnôt  dit,  on  le 
fait  parler  comme  on  veut  pour  se  donner  le  droit  de  commeiire  toutes 
les  violences.  Quand  on  y  regarde  d'un  peu  plus  près,  au  contraire,  il 
.  se  trouve  que  depuis  le  jour  où  ce  mouvement  de  la  laïcité  a  com- 
mencé, non  par  la  volonté  spontanée  du  pays,  mais  sous  la  pression 
des  partis,  une  sorte  de  scission  s'est  déclarée  dans  la  population  fran- 
çaise. A  côté  des  écoles  «  laïques,  »  que  l'état  a  fondées,  auxquelles  il 
a  prodigué  les  millions,  des  écoles  libres  indépendantes  se  sont  for- 
mées, et  elles  reçoivent  un  nombre  toujours  croissant  d'enfans  des 
deux  sexes.  A  Paris  même,  dans  les  quartiers  les  plus  populeux,  les 
écoles  libres  ont  plus  d'élèves  qu'avant  la  «  laïcisation.  »  En  province, 
dans  la  plupart  des  villes,  au  nord  tt  au  midi,  à  Cambrai,  à  Roanne, 
à  Lodève,  à  Blois,  la  progression  est  la  même.  A  Lyon,  le  nombre  des 
élèves  est  monté  de  Ij.SOO  à  6,000.  Au  premier  abord,  ce  mouvement, 
qui  s'est  accompli  au  milieu  des  obstacles  et  qui  est  certainement 
significatif,  qui  est  lui  aussi  une  expression  ou  un  indice  des  ten- 
dances d'une  partie  du  suffrage  universel,  ce  mouvement  de  résis- 
tance ou  de  piotestation  aurait  dû  être  un  avertissement.  Pas  du  tout, 
on  s'est  remis  plus  que  ïamais  à  poursuivre  la  guerre  aux  influences 
religieuî-es,  et  si  quelqu'un  a  le  malheur  de  trouv  r  que  l'état  sort  de 
sa  sphère  et  de  son  droit  en  introduisant  l'esprit  de  secte  dans  l'ensei- 
gneiient  public,  en  faisant  de  l'instiuction  primaire  un  instrument  de 
règne,  M.  Paul  Bert  répond  lestement  :  «  De  quoi  vous  pl.tignez-vous? 
vous  vous  dites  opprimés?  C'est  une  oppression  fecor)de!  »  Le  mot, 
on  en  conviendra,  est  heureux.  11  aurait  pu  être  avantageusemerjt 
employé  par  tons  les  régimes  qui  depuis  un  siècle,  depuis  l'inaugura- 
tion de  la  vie  publique  en  France,  ont  voulu  tour  à  tour  disposer  du 
pays,  plier  l'opinion  à  leurs  vues  particulières.  Lorsque  les  oppositions 
anciennes  s'élevaient  contre  les  abus  de  domination,  les  tyrannies 
administratives  et  les  lois  de  réaction,  les  gonvernemens  n'avaient  qu'à 
leur  dire  :  «  De  quoi  vous  plaiçnez-vous  ?  C'est  une  oppression  fée  inde  !  » 
Lorsque  le  dernier  empire  étendait  son  réseau  de  compression  et  d'ar- 
bitraire sur  la  France,  organisait  le  silence,  se  chargeait  d'adminis- 
trer, d'avoir  une  opinion ,  même  quelquefois  de  voter  pour  tout  le 
monde,  il  aurait  pu,  lui  aussi,  dire  :  Ne  vous  plaignez  pas,  vous  vous 
en  trouverez  bien,  «  c'est  une  oppression  féconde  1  » 

Le  mot  justifie  tout,  et  il  prouve  du  moins  que  nous  faisons  de  sin- 
guliers progrès  dans  notre  éducation  publique.  Nous  nous  formons  à 
l'art  de  «  l'oppression  féconde!  »  Autrefois,  les  libéraux  sérieux  n'au- 
raient peut-être  pas  parlé  ainsi.  Ils  n'auraient  pas  voulu  désarmer 
l'état  de  ses  prérogatives  nécessaires ,  mais  ils  ne  lui  auraient  pas 
reconnu  le  droit  de  se  servir  de  la  puissance  publique,  de  tous  les 


230  REVUE   DES    DEUX    MONDES, 

ressorts  administratifs  pour  assurer  une  domination  de  parti.  Ils  ne 
lui  auraient  pas  donné  une  armée  de  cinquante  mille  foncti(mn;nres 
de  plus  pour  propager  ses  idées  ou  pour  patronner  des  iniéréis  élec- 
toraux. Aujourd'hui  tout  est  changé.  On  ne  veut  pas  seulement  lais- 
ser l'état  à  son  rôle  naturel  de  protecteur  de  la  pécuriié  publique; 
on  le  chargerait  de  tout,  même,  si  on  l'osait,  de  régler  les  ealains, — 
et  surtout  de  refaire  l'esprit,  l'âme  de  la  France  par  un  enseignement 
de  secte.  D'une  œuvre  qui  pourrait  certes  avoir  sa  grandeur  et  dont 
personne  ne  contesterait  l'utilité,  de  ce  développement  de  l'instruc- 
tion primaire  on  fait  un  instrument  de  guerre,  une  œuvre  d'exclusion 
et  de  parti  qui  divise  les  populations,  qui  expose  l'état  à  sortir  de  son 
rôle  d'impartialité  pour  êire  un  persécuteur  des  croyances.  Et  voilà 
comment  les  réformateurs  du  jour  entendent  servir  la  république! 

C'est  la  partie  morale,  philosophique  de  cette  loi  nouvelle  sur  ren- 
seignement laïque  qu'on  s'est  hâté  de  mettre  en  discussion,  comme 
s'il  n'y  avait  rien  déplus  pressé;  mais  il  y  a  une  autre  partie  qui  n'est 
pas  moins  caractéristique  et  qui  a  même  une  gravité  particulière 
aujourd'hui,  c'est  ce  qu'on  peut  appeler  la  partie  financière.  On  peut 
bien  décréter  l'extension  indèGnie  de  l'enseignement  laïque  et  multi- 
plier les  instituteurs,  inscrire  dans  une  loi  des  augmentations  de  trai- 
tetuens.  La  question  est  d'avoir  de  l'argent  pour  suffire  à  tout.  Ou  a 
déjà  dépensé  les  millions  sans  compter;  on  a  démesurément  gros^-i  le 
budget  de  l'instruction  publique,  épuisé  les  crédits  qu'on  avait  et 
même  c^ux  qu'on  n'avait  pas.  On  a  obligé  les  départemens,  les  com- 
munes à  s'endetter  pour  construire  ces  écoles  laïques  dont  on  veut  faire 
les  rivales  des  églises.  Tout  est  engagé.  Maintenant  la  loi  nouvelle,  à 
elle  seule,  représente  une  charge  qui  ne  sera  pas  de  moins  de  21  mil- 
lions pour  la  première  année,  qui  montera  bientôt  à  plus  de  50  millions 
et  qui  s'élèvera  par  la  suite  à  plus  de  100  millions.  M.  Paul  Bertassure, 
il  est  vrai,  qu'on  s'en  tirera  à  moins  de  frais,  qu'on  pourra  faire  des  éco- 
nomies, par  exemple  sur  les  maîtres  congréganistes  qu'on  est  obligé 
de  garder  et  qu'on  ne  paiera  pas  autant  que  les  autres  instituteurs.  Le 
chiffre  reste  toujours  considérable.  Or  quel  moment  choisit-on  pour 
proposer  ces  dépenses  nouvelles?  Tout  juste  le  moment  oîi  le  déficit  est 
dans  nos  finances,  où  l'on  a  la  plus  grande  pnine  à  maintenir  une  cer- 
taine apparence  d'équilibre  dans  le  prochain  budget.  Qu'à  cela  ne  tienne, 
disent  encore  les  réformateurs,  on  supprimera  le  budget  des  cultes 
si  l'on  veut,  ou  bien  il  y  a  une  commission  qui  trouvera  des  ressources 
par  un  remaniement  complet  de  notre  système  financier.  Oui,  on 
remaniera,  ou,  en  d'autres  termes,  on  achèvera  la  désorganisation. 
Et,  quand  nous  disons  qu'un  des  malheurs  du  moment  présent,  c'est 
qu'on  ne  sait  pas  où  l'on  va,  est-ce  qu'on  ne  le  voit  pas  par  toutes  ces 
œuvres  confuses,  par  toutes  ces  propositions  incohérentes  et  impré- 


REVUE.   -—  ciim^NinuE.  2B1 

voyantes  ?  Assur^mfni  il  est  plus  que  temps  (\è  s'arrêter,  sî  l*on  veut 
épargner  à  la  républi(|ue  la  triste  foriune  de  préparer  la  découipusi* 
îioii  ei  la  ruine  de  la  France. 

Le  inonde  européen  a  sûrement  lui-même  ses  agitations  sourdes 
fiU  ses  o^cillalions.  Il  a,  dans  tous  les  cas,  quelque  peine  à  se  créer 
un  certain  équilibre  puisqu'on  le  voit  four  à  tour  tssajer  de  toutes 
les  combinaisons,  épuiser  tous  les  sytèmes  d'alliances,  tous  les  expé- 
dions de  diplomatie.  C'est  un  mouvement  qui  n'eet  pas  toujours  facile 
à  saisir,  qu'on  prendrait  pour  une  énigme,  et  qui  ne  laisse  pas  d'être 
curieux  à  suivre. 

H  y  a  quelques  mois,  tout  Femblait  reposer  en  Europe  snr  l'alliance 
inlinie  de  l'Aileiuagne  et  de  l'Autriche,  et  auiour  des  deux  empires 
venaient  se  grouper,  un  peu  bruyamment,  tous  ceux  qui  se  croyaient 
iniére?sés  à  se  tourner  du  côié  où  ils  voyaient  la  puissance.  Parmi  les 
rois  et  les  princes,  c'était  à  qui  se  rendrait  au  camp  de  l'empereur  Guil- 
laume à  Hombourg  ou  irait  faire  une  station  à  Vienne.  Les  diplomates 
avaient  leurs  entrevues,  les  conférences  se  multipliaient.  On  ne  rêvait 
qu'alliances,  et,  chose  à  remarquer,  tandis  que  tout  cela  se  passait  aU 
centre  de  l'Europe,  la  Russie  se  retranchait  dans  une  réserve  silen- 
cieuse, observant  un  mouvement  qui  lui  était  suspect.  Ses  relations 
avec  l'Allemagne,  surtout  avec  l'Autriche,  n'avaient  pour  le  moment 
rien  de  cordial.  On  ne  parlait  que  de  concentrations  militaires  sur  la 
frontière  de  la  Gallicie  ou  sur  la  Vistule.  Bref,  il  y  avait  des  difficul- 
tés, des  froissemens,  presque  des  défis  mal  déguisés  entre  les  trois 
puissances  jadis  alliées,  et  c'est  même  ce  qui  a  pendant  quelque 
temps  ému  l'Europe  en  répandant  un  peu  partout  la  crainte  vague  de 
complicaiions  prochaines,  de  la  «  guerre  au  printemps.  »  Que  s'est-îl 
passé  depuis?  Il  ne  faudrait  pas  jurer  que  tout  soit  absolument  changé 
dans  le  fond  des  choses.  On  ne  peut  cependant  douter  que,  depuis 
quelques  mois,  depuis  quelques  semaines,  la  situation  diplomatique 
ne  se  soit  singulièrement  modifiée.  Les  nuages  se  sont  dissipés  du 
côté  de  la  Russie.  Le  ministre  des  affaires  étrangères  du  tsar,  M.  de 
Giers,  rentrant  à  Saint-Pétersbourg  après  un  séjour  en  Suisse,  est 
pa^sè  par  Vienne;  il  est  allé  aussi,  il  est  allé  surtout  voir  M.  de  Bis- 
marck dans  une  de  ses  retraites,  à  Friedrichsruhe,  et  ces  visites 
paraissent  n'avoir  point  été  infructueuses,  fd.  de  Giers  a  paru  en  mes- 
sager de  paix  et  de  réconciliation  après  les  malentendus  du  dernier 
été.  Ces  jours  derniers  encore,  comme  pour  compléter  l'ouvrage  de 
M.  de  Giers,  un  envoyé  militaire  du  tsar,  le  prince  Dolgorouki,  est 
allé,  lui  aussi,  avec  une  mission  toute  d'amitié  et  de  confiance  auprès 
'du  tout-puissant  chancelier  de  l'empereur  Guillaume.  En  un  mot,  on 
4Vest  expliqué,  on  s'est  entendu  pour  renouer  entre  rAllemagne  et  la 
laussie  les  vieux  rapports  d'intimité,  et  à  celte  phase  nouvelle  de 


232  BEVUE  DES   DEUX  MONDES. 

diplomatie  se  rattacherait,  dit-on,  la  noinination  toute  récente  du 
prince  Orlof  au  poste  d'ambassadeur  de  l'empereur  Alexandre  III  à 
Berlin. 

Depuis  bien  des  années  déjà,  le  prince  Orlof  représentait  la  Russie 
à  Paris,  Par  son  esprit,  par  son  caractère,  par  les  sympathies  qu'il  a 
témoignées  à  la  France  dans  des  momens  dilliciles,  il  s'était  fait  une 
position  presque  exceptionnelle  dans  la  société  parisienne  comme 
auprès  des  gouverneinens  qui  se  sont  succédé.  Il  s'était  pour  ainsi  dire 
naturalisé  Français  sans  cesser  d'être  Russe,  et  nul  n'était  mieux  placé 
pour  maintenir  les  relations  d'amitié  entre  les  deux  pays.  On  s'était 
accoutumé  à  voir  comme  un  hôte  d'élite  à  Paiis  ce  brillant  gentilhomme 
russe  qui  portait  sur  son  visage  les  glorieuses  cicatrices  de  la  guerre, 
qui  savait  mettre  aussi  de  la  finesse,  de  l'esprit  de  conciliation,  même 
un  certain  libéralisme  dans  sa  diplomatie.  Si  le  prince  Orlof,  qui  a  la 
confiance  de  son  souverain,  qui  est  un  personnage  considérable  de  la 
Russie,  et  qui  était  si  bien  placé  parmi  nous,  est  appelé  aujourd'hui  de 
Paris  à  Berlin,  c'est  qu'il  y  a  sûrement  une  sérieuse  et  délicate  mission 
à  remplir.  Celte  mission,  d'après  toutes  les  apparences  du  moment, 
ne  peut  être  que  de  donner  un  caractère  nouveau  et  suivi  au  rappro- 
chement dont  M.  de  Giers  a  été  l'heureux  négociateur.  Le  prince  Orlof 
est  le  plénipotentiaire  choisi  par  le  tsar  Alex^indre  III,  agréé  avec 
empressement  par  l'empereur  Guillnume,  pour  représenter  l'alliance 
renaissante  des  deux  empires.  C'est  fort  bien;  mais  ici  s'élève  aussitôt 
une  autre  question  qui  peut  avoir  son  imporiancH,  qui  n'est  point  encore 
bien  éclairrie.  Ou<"llt"S  ^eroni  les  conséquences,  quelle  est  dès  ce  rnoment 
la  signification  réelle  de  cette  alliance  qui  semble  se  renouer  dans  des 
conditions  toutes  particulières  entre  l'Allemagne  et  la  Russie?  Dans 
quelles  mesure  se  rattache-t-elie  aux  vastes  combinaisons  de  M.  de 
Bismarck,  à  cette  autre  alliance  si  étroite,  si  intime,  que  le  chancelier  de 
Berlin  s'estéiu  lié  à  nouer  depuis  quelques  ann^^es  avec  l'Antrichp,  dont  il 
a  paru  faire  le  pivot  de  sa  politique?  M.  de  Bismarck  ne  fait  sans  doute 
rien  à  la  l-g^re;  il  a  de  plus  quelquefois  les  ujalices  superbes  d'un 
prépoient  qui  joue  avec  toutes  les  combinaisons  et  déroute  toutes  les 
conjectures.  Tandis  qu'il  négociait  récemment  son  entente  ayec  la 
Russie,  il  faisait  publier  d'un  autre  côté  par  un  de  ses  confidens, 
M.  Busch,  des  révélations  désagréables  pour  l'Autriche.  M.  Busch,  ce 
Dangeau  teuton  du  chancelier,  a  dévoilé  d'anciens  pourparlers  qui 
réveillent  des  souvenirs  pénibles  pour  l'empereur  François-Joseph,  et  ces 
révélations  rapprochées  des  négociations  de  la  cour  de  Berlin  avec  la 
cour  de  Russie  ont  visiblement  causé  une  certaine  surprise,  peut-être 
quelque  malaise  à  Vienne.  On  a  pu  se  demander  ce  que  poursuivait 
réellement  M.  de  Bismarck.  Veut-il  montrer  qu'il  est  homme  à  par- 
tager ses  faveurs,  qu'il  n'a  pas  besoin  de  l'Autriche  et  qu'il  pour- 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  235 

rait  lui  mesurer  ou  lui  faire  payer  l'appui  qu'il  lui  a  promis,  que  le 
comtf  Kainoky  se  flattait,  il  n'y  a  pas  longtemps  encore,  d'obtenir 
dans  tous  les  cas?  Veut-il  refaire  à  sa  manière  l'alliance  des  trois 
empereurs?  Un  fait  reste  sensib'e.  Dans  la  situation,  telle  qu'elle  appa- 
raissait il  y  a  quelques  mois,  la  Russie  était  une  des  puissances  contre 
lesquelles  on  croyait  devoir  nouer  toute  sorte  d'alliances  et  prendre 
des  garanties;  dans  la  situation  telle  qu'elle  apparaît  aujourd'hui,  la 
Russie  reprend  sa  place  d'alliée,  d'amie  de  l'Allemagne.  S'il  n'y  a  pas 
eu  un  changement  de  front  complet,  il  y  a  du  moins  une  certaine 
évolution,  un  certain  déplacement  du  système  diplomatique  au  centre 
de  l'Europe. 

Rien  de  plus  simple,  dira-t-on,  il  n'y  a  en  tout  cela  aucun  mystère. 
M.  de  Bisuiaick  veut  avant  tout  la  paix,  et  s'il  se  rapproche  aujour- 
d'hui de  la  Russie,  c'est  qu'il  cherche  à  multiplier,  à  fortifier  les  garan- 
ties de  paix  en  supprimant  ou  en  atténuant  des  antagonismes  qui  ont 
excité  dans  ces  derniers  temps  des  ii  quiétudes,  qui  pourraient  con- 
duire un  jour  ou  l'autre  à  de  redoutables  conflits.  11  n'y  a  là  rien  qui 
puisse  émouvoir  l'Autriche,  non  plus  que  l'Europe.  La  réconciliation 
de  l'Allemagne  avec  la  Russie  ne  se  fait  pas  au  détriment  de  l'alliance 
avec  l'Autriche,  et  le  prince  Orlof  ne  va  pas  à  Berlin  pour  appuyer 
un  sjsième  d'hostilité  contre  la  France.  11  n'y  a  qu'une  garantie  de 
plus  pour  la  sf^curité  de  l'Europe.  Voilà  tout.  —  C'est  encore  possible. 
11  se  peut  que  M.  de  Bismarck,  en  essayant  de  faire  revivre  l'alliance 
des  trois  empires,  n'ait  d'autre  préoccupation  que  la  paix;  il  se  peut 
aussi  que  sa  prévoyance  ait  jugé  utile  de  relier  encore  une  fois  le  fais- 
ceau des  grandes  forces  conservatrices  du  continent  pour  l'opposer,  s'il 
le  fallait,  aux  éventualités  révolutionnaires  qui  pourraient  se  pro  luire. 
Il  a  pu  rêver  de  reconstituer  une  certaine  solidarité  de  vues  et  de  con- 
duite entre  l'Allemagne,  la  Russie  et  l'Autriche  dans  les  afl"aires  inté- 
rieures comme  dans  les  affaires  extérieures  des  trois  empires.  C'est,  à 
tout  prendre,  une  politique  qui  n'a  rien  de  nouveau,  qui  a  été  long- 
temps pratiquée  par  M.  de  Metternich,  dans  des  ci^constanc^^s  diffé- 
rentes, à  une  époque  où  l'influence  directrit  e  éiaii  à  Vienne,  à  la  chan- 
cellerie de  cour  et  d'état.  Seulement,  M.  de  Metternich  représentait  une 
puissance  qui  a  toujours  vécu,  qui  vit  encore  par  l'équilibre  des  forces, 
première  condition  de  la  paix.  M.  de  Bismarck  représente  une  puis- 
sance qui  s'est  formée  par  la  conquête,  qui  a  l'ambition  de  la  prépon- 
dérance. Il  agit  en  politique  qui  se  sert  alt>-rnativement  de  toutes  les 
a'Iianres  sans  m<^nager  ses  alliés,  sans  craindre  les  évolutions,  et  c'est 
ce  qui  fait  que,  da'is  tous  s<^s  mouvemens,  il  y  a  toujours  quelque  chose 
d'énigmatique  et  d'inquiétant  même  pour  ceux  qui  sont  liés  à  sa  for- 
tune. 

Que  la  politique  soit  laborieuse  partout  aujourd'hui,  hors  du  conti- 


23 'l  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

nent  comme  sur  le  continent,  cela  n'est  point  douteux.  Elle  est  labo- 
rifii?e  pour  la  lihre  Aiigleterr»^  elle-même,  qui  a,  certPS,  au  moment 
présent,  une  rude  affaire  à  débrouiUpr  et  à  dt^nouer  en  Egypte  et  dans 
Je  Soudan.  Lss  déliais  engagés  dès  le  début  de  la  session  du  parleint^nt 
sur  cette  inextricable  et  dangereuse  affaire  se  sont  prolongés  d'une 
manière  presque  démesurée  dans  la  chambre  des  communes,  et,  en 
définitive,  le  gouvernement  est  sorti  viciorieux  de  cette  première 
épreuve.  La  motion  de  censure,  proposée  par  le  chef  de  l'opposition 
sir  Stafford  Northcote,  a  été  repoussée;  la  majorité  libérale  est  restée 
fidèle  à  M.  G  adstone. 

Ce  n'est  pas  cependant  une  victoire  bien  brillante  ni  absolument 
décisive.  La  majorité  a  été  moins  considérable  qu'on  ne  le  pensait,  et, 
si  le  ministère  a  eu  le  succès  du  scrutin,  on  ne  peut  pas  dire  que  la 
discussion  lui  ait  été  aussi  complètement  favorable.  Toute  la  puissance 
de  parole  de  M.  Gladsione  n'a  pu  réussir  à  pallier  les  cruelles  rédliiés 
d'une  situation  que  les  fautes  ont  incessamment  aggravée.  La  poli- 
tique ministérielle  a  trouvé  des  adversaires  ou  des  censeurs  non-seu- 
lement parmi  les  tories,  mais  parmi  les  libéraux  eux  mêmes.  Des 
hommes  comme  M.  Forster,  rancien  ministre  pour  l'Irlande,  comme 
M.  Goschen,  l'ancien  ambassadeur  de  la  reine  à  Coustantinople,  comme 
M.  Cariwright,  n'ont  pas  hésité  à  critiquer  vivement  celte  politique, 
à  la  représenter  teUe  qu'elle  a  été,  «  inconséquente  et  vacillante  » 
depuis  le  commencement  de  l'intervention  en  É-rypte,  La  discussion 
tout  entière  a  montré  le  gouvernement  anglais  s'engageant  sans  savoir 
otj  il  allait,  hésitant  toujours  à  prendre  des  mesures  sérieuses,  lais- 
sant grossir  les  dangers  par  imprévoyance,  jusqu'au  moment  où  il  n'y 
a  plus  eu  moyen  de  se  méprendre  et  oii,  au  lieu  de  quitter  l'Egypte, 
comme  on  le  disait,  il  a  fallu  songer  à  y  envoyer  tardivement  des  forces 
nouvelles.  Voilà  ce  qu'il  y  a  de  dur,  de  l'aveu  même  de  bien  des 
amis  du  gouvernement.  Le  ministère  n'a  pas  moins  triomphé  malgré 
tout,  et  s'il  a  eu  pour  lui  le  scrutin,  il  l'a  dû  à  un  certain  nombre  de 
raisons  qui  n'ont  rien  à  voir  avec  l'approbation  de  la  conduite  qu'il  a 
suivie.  La  première  raison,  c'est  que,  si  les  adversaires  du  cabinet,  les 
tories,  ont  pu  critiquer  vivement,  amèrement  tout  ce  qui  a  été  fait  en 
Egypte  depuis  quelques  mois,  ils  se  sont  montrés  un  peu  plus  embar- 
rassés pour  dire  ce  qu'ils  auraient  fait,  ce  qu'ils  feraient  encore.  Ils 
ne  feraient  pas  après  tout  beaucoup  plus  que  ce  que  le  gouvernement 
se  dispose  à  faire  aujourd'hui.  D'un  autre  côté,  les  libéraux  indépen- 
dans  comme  M.  Forster  et  M.  Goschen,  qui  n'ont  pas  caché  leur  opinion 
sur  les  affaires  d'Egypte,  avaient  nettement  fixé  d'avance  la  limite  et 
la  portée  de  leur  opposition.  Ils  voulaient  bien  combattre  la  politique 
qui  a  été  suivie,  ils  n'entendaient  pas  refuser  leur  vote  au  ministère, 
au  risque  de  «  donner  carte  blanche  à  lord  Salisbury.  »  Ils  sont  restés 


BEVUE.    —    CHRONIQUE.  235 

fidèles  à  la  discipline  du  parti  libéral  en  mettant  au-dessus  de  tout 
l'existence  du  cabinet.  11  y  a  entîn  une  considération  qui  a  eu  sans 
doute  son  iullu^^nce,  qui  a  dominé  ces  débets,  c'est  que  si  le  ministère 
éiait  renversé,  il  faudrait  dissoudre  le  parlement,  recourir  à  des  é  ac- 
tions, et  aux  yeux  de  bien  des  hommes  prudens,  le  moment  semblait 
assez  mal  choisi  pour  provoquer  dans  le  pays  une  crise  d'agitation 
électorale  pendant  laquelle  la  politique  de  l'Angleterre  resterait  pour 
ainsi  dire  en  suspens. 

La  vérité  est  que  la  situation  est  devenue  assez  grave  pour  qu'il  n'y 
ait  plus  un  instant  à  perdre;  et  le  cabinet  anglais,  averti  par  les  der- 
niers débats  (lu  parlement  comme  par  les  évéuemens  qui  se  pressent 
sur  le  Haut- Nil,  est  nécessairement  obligé  de  se  décider  à  une  action 
coordonnée,  énergique.  Qu~en  est-il,  en  elTet?  De  toutes  ces  immenses 
contrées  du  Soudan,  du  Darfour,  du  Sennaar,  qui  ont  été  conquises 
depuis  un  demi-siécle  par  les  É.,'ypiiens,  qui  ont  été  divisées  en  trois 
grands  gouveinemens  des  bords  de  la  Mer-Rouge  au  fond  du  désert, 
la  plus  grande  partie  est  déjà  envahie  par  l'insurrection  des  tribus 
ralliées  au  drapeau  du  mahdi;  les  lieutenans  de  celui  qu'on  appelle 
encore  le  faux  piophète  menacent  Khartoum  et  s'avancent  vers  la  Mer- 
Ruuge,  dans  ces  régions  où  Hicks-Pacha,  Baker-Pacha  ont  eu  leurs 
sanglans  revers.  Il  ne  s'agit  plus  même  de  décider  l'abandon  du  Sou- 
dan; il  s'agit  de  savoir  comment  on  pourra  quitter  ces  contrées  sans 
laisser  en  souffrance  la  dignité  et  le  pret^lige  des  armes  anglaii^es  déjà 
er>gagées,  sans  compromettre  aussi  la  sécurité  de  la  Basse-Ég\pte  (Ile- 
même.  Le  cabinet  anglais  avait  mis  un  moment  son  espoir  dans  un 
commissaire  un  peu  extraordinaire,  Gordon -Pacha,  qu'il  avait  envoyé 
à  Khartoum  avec  la  mission  de  préparer  le  mieux  possible  l'évacuation 
du  Soudan;  mais  Gordon,  qui  ne  manque  pourtant  pas  de  résolution 
au  milieu  des  périls  et  qui  vient  de  le  prouver  dans  son  vojoge  à  tra- 
vers le  désert  infesté  de  bandes  ennemies,  Gordou  paraît  avoir  com- 
pris sa  mission  d'une  étrange  manière.  H  s'est  prêté  à  tout  ce  que  la 
population  de  Khartoum  a  voulu;  il  a  laissé  brûler  les  registres  des 
impôts:  il  a  publié  une  proclamation  promettant  le  rétablissement  de 
la  liberté  du  commerce  des  esclaves.  11  a  rendu  les  armes  devant  l'in- 
surrection, et,  avec  tout  cela,  il  n'est  peut-être  pas  bien  sûr  de  se  tirer 
d'affaire  jusqu'au  bout.  Le  cabinet  de  Londres  avait  pris  une  mesure 
qui  pouvait  être  plus  sérieuse  et  plus  efficace.  Il  avait  envoyé  à  Soua- 
kim,  dans  la  Mer-Rouge,  des  forces  anglaises  qui,  réunies  aux  troupes 
égyptiennes,  devaient  délivrer  quelques-unes  des  garnisons  les  plus 
rapprochées  et  surtout  dégager  la  place  de  Tokar,  déjà  cernée  par  les 
soldats  du  mahdi;  mais  les  forces  anglaises  sont  arrivées  trop  tard. 
Tokar  avait  déjà  capitulé  et  était  eniro  les  mains  d'un  des  lieutenans 
du  mahdi,  d'Osmau-Digma.  Et  qu'on  remarque  bien  les  terribles  con- 


236  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

séquences  de  ces  complications  du  Soudan,  des  victoires  du  mahdi, 
des  progrès  de  l'insurrection.  Ces  événemens  ont  démoralisé  les  sol- 
dais égyptiens,  sur  lesquels  on  avait  compté  jusqu'ici  et  qui  sont  main- 
tenant en  pleine  révolte,  qui  refusent  de  marcher  avec  les  Anglais;  ils 
ont  retenii  jusque  dans  la  Basse-Egypte,  jusqu'au  Caire,  où,  depuis 
quelques  jours,  s'est  produite  une  singulière  fermentation,  de  sorte 
que  l'Angleterre  se  trouve  dnns  les  conditions  les  plus  graves,  exposée 
de  toutes  parts  aux  plus  pressans  dangers. 

Si  le  ministère  a  gardé  malgré  tout  la  confiance  du  parlement  dans 
les  derniers  débats,  c'est  que  la  situation  n'apparaissait  peut-être  pas 
encore  avec  ce  carartère  de  gravité  qui  ne  s'est  révélé  que  depuis  quel- 
ques jours.  Désormais  les  faits  sont  crians,  et,  si  le  cabinet  ne  se 
hâtait  d'agir,  de  prendre  les  mesures  les  plus  vigoureuses  pour  réta- 
blir les  affaires  de  l'Angleterre  en  Egypte,  il  ne  serait  plus  sauvé  sans 
doute  par  la  discipline  des  libéraux;  en  dépit  de  ia  popularité  de  son 
chef,  M.  Gladstone,  il  irait  au-dt^vant  d'un  inévitable  et  irréparable 
échec  dans  la  chambre  des  communes  elle-même,  qui  ne  lui  pardon- 
nerait pas  d'avoir  compromis  l'orgueil  et  les  intérêts  britanniques.  Il 
paraît  bien  le  comprendre.  Il  a,  dit  on,  envoyé  au  comman  lant  du 
petit  corps  expi^diiionnaire  de  Souakim,  au  général  Graham,  l'ordre  de 
marcher  sur  l'ennemi,  de  réparer  les  désastres  d'Hicks-Pacha,  de 
Baker- Pacha  et  de  la  capitulation  deTokar.  D'un  antre  côté,  il  demande 
des  crédits  pour  expédier  tous  les  renforts  nécessaires.  C'est  le  com- 
mencement; mais  cela  ne  dit  pas  encore  ce  que  le  gouverneiijent  de 
la  reine  se  propose  de  faire,  et  lord  Granville  refusait  hier  de  répondre 
à  ce  sujet.  A  l'heure  qu'il  est,  les  fictions  ne  serviraient  plus  à  rien. 
Il  n'y  a  plu-;  guère  à  s'occuper  du  khédive,  qui  n'est  qu'un  pouvoir 
nominal;  il  n'y  a  plus  à  compter  sur  les  soldats  égyptiens,  même 
comme  auxiliaires.  C'est  l'Angleterre  seule  qui  est  en  jeu,  qui  est  obli- 
gée de  faire,  face  à  toutes  les  difficultés,  à  tous  les  dangers  par  ses 
propres  forces.  Abandonner  le  Soudan  n'est  plus  une  opération  aussi 
simple  qu'on  le  croirait,  maintenant  qu'on  a  laissé  grandir  l'autorité 
mystérieuse  de  ce  mahdi  qui  trouve  peut-être  des  alliés  dans  tout  le 
monde  musulman;  l'Angleterre  ne  peut  l'accomplir  qu'en  faisant  sen- 
tir d'abord  le  poids  de  sa  puissance,  en  créant  des  positions  de  défense 
propres  à  garantir  la  sécurité  de  la  vallée  du  Nil.  Après  cela,  il  lui  res- 
tera encore  à  réorganiser  l'Egypte,  à  refaire  toute  une  situation.  Elle 
ne  peut  qu'à  ce  prix  retrouver  son  ascendant.  C'est  un  intérêt  anglais 
sans  doute,  c'est  aussi  désormais,  il  faut  l'avouer,  un  iniérèt  euro^ 
péen,  un  intérêt  de  civilisation. 


CH.    DE  MAZÂDE. 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  237 


MOUVEMENT  FINANCIER  DE  LA  QUINZAINE. 


Bien  que  l'emprunt  émis  le  12  du  mois  courant  en  rente  3  pour  100 
amortissable  ait  complètement  réussi  en  fait,  puisqu'il  a  été  plus  que 
couvert  par  les  seules  souscriptions  en  titres  libérés,  le  marché  de  nos 
fonds  publics  s'est  comporté  pendant  la  seconde  quinzaine  de  février 
comme  si  le  ministre  des  finances  avait  éihoué  dans  sa  tentative  auprès 
de  l'épargne  française,  et  que  le  trésor  n'eût  pas  reçu  les  350  millions 
dont  l'appoint  était  nécessaire  pour  parer  à  l'ensemble  des  dépenses 
de  l'exercice  188/i.  C'est  que  l'opinion  publique  n'a  pu  se  tromper  sur 
le  véritable  caractère  de  la  souscription,  lorsque  des  chiffres  portés 
olTicieliement  à  la  connaissance  du  public  ont  établi  que  la  chambre 
syndicale  des  agens  de  change,  le  Crédit  foncier,  le  Crédit  lyonnais,  la 
Banque  de  Paiis  et  trois  ou  quatre  autres  sociétés  de  crédit  avaient 
absorbé  tout  l'emprunt  et  que  le  petit  public,  surtout  dans  les  dépar- 
temens,  n'avait  pour  ainsi  dire  pris  aucune  part  à  l'opération.  On  n'a 
pas  fait  connaître  le  nombre  des  souscriptions  par  unités.  Ce  nombre 
doit  être  relativement  insignifiant.  On  sait  seulement  que,  même  avec 
l'attribution  d'une  obligation  entière  (15  francs  de  renie  amortissable) 
à  chaque  fraction,  inférieure  à  ce  chiffre,  résultant  de  la  répartition, 
les  souscripteurs  en  litres  Hbérés  ont  pu  obtenir  60  pour  100  environ 
de  leurs  demandes. 

La  spéculation  à  la  baisse,  qui  épiait  l'occasion  d'une  revanche  sur 
les  mécomptes  qu'on  lui  avait  fait  subir  en  janvier,  n'a  pas  manqué 
de  peser  lourdement  sur  les  cours  aussitôt  que  le  fait  du  non-classe- 
ment de  l'emprunt  est  devenu  évident  pour  le  marché.  La  nouvelle 
rente  est  tombée  sans  la  moindre  résistance  au-dessous  du  taux 
d'émission  et  ne  l'a  plus  repris  jusqu'ici.  Nos  autres  fonds  publics  ont 
reculé  du  même  pas,  et  1h  k  1/2,  que  l'on  avait  vu  coté  107  francs  le 
2  février,  tombait  à  105.15  le  20  du  même  mois. 

Il  est  vrai  que  la  spéculation  à  la  baisse,  servie  à  souhait  par  les 
événemens,  venait  de  trouver  une  arme  excellente  dans  les  décisions 
adoptées  par  une  commission  parlementaire  concernant  diverses  modi- 


238  KEVDE   DES    DEDX   MONDES. 

fications  à  apporter  dans  l'assiette  de  rinipÔL.  Cette  commission,  dont 
l'existence  et  les  travaux  étaient  restés  jusqu'alors  complètement 
igiioiés,  se  révélait  avec  un  à-propos  remarquable,  dès  le  lendemain 
de  la  souscription  à  l'emprunt,  par  une  proposition  d'impôt  sur  la 
rente,  se  rattachant  d'ailleurs  à  tout  un  système  de  taxes  destinées  à 
permettre  le  dégrèvement,  jusqu'à  concurrence  de  250  millions,  des 
impôts  sur  les  boissons  et  autres  objets  de  consommation.  Ces  taxes 
porteraient  sur  les  valeurs  mobilières,  sur  les  biens  fonciers,  sur  les 
créances  hypothécaires,  sur  les  traiiemens  des  fonctionnaires  et  des 
employés  du  commerce  et  de  l'industrie,  enfin  sur  toutes  les  rentes 
françaises. 

La  publication  des  décisions  prises  avec  tant  d'opportunité  par  la 
commis>ion  «  de  la  banqueroute  partielle  »  a  exercé  sur  les  cours  une 
influence  déplorable  conire  laquelle  n'ont  pu  réagir  avec  assez  de  force 
les  objections  et  les  critiques  qui,  de  tous  les  côtés,  se  sont  élevées 
contre  des  propositions  si  peu  politiques  et  si  déraisonnables.  Le  gou- 
vernement s'est  hâté  de  faire  savoir  ollicieusement  qu'il  repousserait 
énergiquement  tout  projet  d'impôt  sur  la  rente.  Comme  il  était  dilFi- 
cile  que  le  cabinet  laitsàt  planer  le  moindre  doute  sur  ses  intentions  à 
cet  égard,  la  déclaration  trop  aisément  prévue  n'a  produit  aucun  effet 
et  n'a  pas  rassuré  l'opinion  publique,  qui  craint  que  la  majorité  de  la 
chambre,  après  avoir  reculé  d'abord  devant  l'expédient  proposé,  ne 
finisse  par  se  laisser  séduire  en  faveur  d'un  moyen  si  commode  de 
constituer  au  budget  de  nouvelles  ressources. 

La  Bourse  a  eu  à  redouter,  en  outre,  pendant  cette  quinzaine,  les 
conséquences  d'un  conflit  entre  le  gouvernement  et  la  commission  de 
l'enseignement  primaire.  Le  cabinet  Ferry,  en  préparant  le  budget  de 
1885,  s'est  aperçu  que,  même  en  maintenant  les  dépenses  strictement 
au  même  chiffre,  à  quelques  millions  prè.s,  que  pour  188/i,  il  ne  pour- 
rait placer  en  regard  un  chiffre  é  juivalent  de  recettes  qu'en  recou- 
rant à  diverses  mesures  destinées  à  assurer  plus  rigoureusement  la 
perception  de  certains  impôts  qui  donnaient  lieu  jusqu'ici  à  de  nom- 
breuses fraudes.  Encore  faut-il  tenir  compte  des  moins-values  pro- 
bables dans  le  rendement  des  contributions  indirectes,  le  seul  mois 
de  janvier  ayant  présenté  déjà  une  insuffisance  de  8  millions.  Le  cabi- 
net a  donc  pris  la  résolution  de  repousser  toute  demande  de  dépense 
nouvelle  et,  par  conséquent,  de  combattre  toute  proposition  de  loi 
dont  l'adoption  aurait  pour  effet  de  nécessiter  l'inscription  au  budget 
de  nouveaux  crédits. 

Or  la  chambre  allait  avoir  à  discuter  un  projet  de  loi  relatif  à  l'or- 
ganisation de  l'enseignement  primaire,  ^t  dont  une  des  clauses,  portant 
augmentation  des  traitemens  des  instituteurs  et  des  institutrices,  devait 
entraîner  une  dépense  nouvelle  s'élevant  à  16  millions,  selon  les  uns,  à 


REVDE.   —  CHRONIQUE.  239 

plus  de  20  millions,  selon  les- autres.  M.  Ferry  et  M.  Tirard  ont  déclaré 
devant  la  commission  qu'ils  corubatiraient  cette  clause,  que,  d'autre  part, 
la  conimist^ion  a  décidé  de  nuiintenir.  C'est  à  la  chambre  qu'il  appartien- 
dra de  résoudre  la  question.  La  commission  du  budf<et  a  pris  parti 
pour  le  gouvernement,  et  tout  porte  h  croire  que  les  dispositions  finan- 
cières du  projet  de  loi  actuf  llement  en  discussion  devant  la  chambre 
en  seront  détachées  pour  être  examinées  spécialement  à  l'époque  du 
débat  sur  le  buget  de  1885. 

Le  gouvernement  avait  fait  encore  une  autre  déclaration  en  vue  de 
rassurer  le  monde  financier.  Fixant  le  montant  du  l.udget  extraordinaire 
à  203  millions,  il  annonçait  que  le  trésor  n'aurait  pas  besoin  de  recou- 
rirà  l'emprunt  pour  se  procurer  cette  somme.  Mais  lorsqu'on  a  su  que 
c'est  par  l'émission  d'obligations  quinqutnnaires  et  sexennaires  que  le 
ministère  des  finances  entendait  obtenir  ces  203  millious,  on  s'est 
demandé  en  quoi  cette  émission  différait  d'un  emprunt, 

'Jeiles  soni  les  considérations  qui  ont  convaincu  la  spéculation  de 
l'iiijpossibiliié  de  faire  réuï-sir,  dans  les  circonstances  actuelles,  un 
mouvement  de  hausse  de  quelque  importance.  Toutefois,  comme  les 
baissiers  avaient  un  peu  trop  fortement  pesé  sur  les  cours,  que  l'argent 
se  mainienait  très  abondant,  et  qu'à  tout  prendre,  la  situation  poli- 
tique ei  financière  ne  semblait  receler  aucun  périi  imiuédiat,  les  ban- 
quiers qui  se  sont  chaigés  du  fardeau  de  la  nouvelle  renie  amortis- 
saL)le  (ait  travaillé  pendant  les  dix  derniers  jours  du  n.ois  à  relever 
les  cours  des  rentes  dans  une  pioportion  suCisante  pour  ramener  et 
maintenir  les  prix  de  l'emprunt  récent  aux  envin  ns  ou  taux  d'émis- 
sion. Ils  ont  obtenu  sans  peine  ce  résultat  modeste, et  depuis  quelques 
jours  les  rentes  se  sont  établies  à  un  niveau  légèrement  supérieur  aux 
plus  bas  cours  cotés  en  février. 

Les  faits  qui  viennent  de  se  passer  depuis  quelques  mois  prouvent 
de  plus  en  plus  clairement  que,  si  les  pouvoirs  publics  en  France  n'y 
prennent  pas  garde,  les  fàcheus  s  pratiques  bud^étairts  auxquelles  on 
doit  le  discrédit  actuel  des  meilleures  valeurs  françaises  et  les  inquiétudes 
sur  l'avenir  de  nos  finances  accemueront  la  tendance  qui  pousse  déjà 
l'épargne  à  se  détourner  de  nos  fonds  publics  pour  se  porter  sur  cer- 
tains fonds  d'état  étrangers  qui  n'ont  cessé  de  voir  leurs  cours  s'élever 
pendant  que  la  baisse  sévissait  sur  notre  marché.  Les  fonds  russes, 
autrichiens,  hongrois,  sont  tenus  depuis  longtemps  sur  toutes  les  places 
du  continent  avec  la  plus  remarquable  fermeté.  L'Extérieure  d'Espngne 
a  pu  se  relever  à  60,  grâce  au  retour  des  conservateurs  au  pouvoir  à 
Madrid.  C'est  l'Italien  surtout  qui  a  profité  des  dispositions  moroses 
des  capitaux  français  à  l'égard  des  rentes  françaises,  disposiiions  qui 
ne  tarderaient  pas  à  provoquer  un  déclassemeut  redoutable,  si  d'aven- 
ture la  chambre  montrait  quelque  hésitation  à  repousser  des  propobi- 


2ZlO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tions  dans  le  genre  de  celles  dont  vient  de  la  saisir  la  commission  de 
l'assiette  de  l'impôt. 

La  faiblesse  des  rentes,  au  début  de  cette  quinzaine,  avait  causé 
dans  le  public  des  capitnlistes  un  assez  vif  émoi  pour  amener  en  grand 
nombre  sur  le  marché  les  actions  des  compagnies  de  chemins  de  fer. 
Le  public  est  frappé  de  la  persistance  des  diminutions  de  recettes,  et 
se  demande  si,  les  rentes  étant  en  baisse  et  le  trafic  diminuant,  les 
actions  de  chemins  de  fer  ne  sont  pas  à  des  prix  très  élevés  pour  les 
revenus  que  les  conventions  nouvelles  permettent  d'en  attendre.  Les 
offres  ont  porté  principalement  sur  les  titres  du  Lyon  et  du  Nord. 
L'Orléans  et  le  Midi  n'ont  pas  fléchi.  D'ailleurs  la  réaction  avait  déter- 
miné promptement  quelques  rachats.  Quant  aux  obligations,  elles  ne 
paraissent  avoir  rien  perdu  de  la  faveur  du  public,  et  les  capitaux  les 
recherchent  de  préférence  à  nos  différens  types  de  rente.  Il  en  est  de 
même,  toute  proportion  gardée,  en  ce  qui  concerne  les  obligations 
des  chemins  étrangers. 

Les  transactions  ont  été  à  peu  près  nulles  sur  toutes  les  valeurs 
autres  que  les  rentes  et  les  actions  et  obligations  de  chemins  de  fer, 
La  spéculation  délaisse  aussi  complètement  que  jamais  .les  actions  des 
institutions  de  crédit.  Les  titres  de  la  compagnie  du  Canal  de  Suez 
ont  eu  des  variations  assez  étendues,  mais  sans  que  les  affaires  aient 
été  pour  cela  bien  animées.  L'action  a  perdu,  puis  repris  et  dépassé  le 
cours  de  2,000  francs. 

Le  12  mars  doit  avoir  lieu  la  réunion  des  actionnaires  du  Canal  de 
Suez.  Cette  réunion  est  attendue  avec  impatience  par  tous  ceux  qui 
espèreni  que  les  explications  de  M.  de  L^sseps  dissiperont  les  obscu- 
rités accumulées  et  présenteront  sous  son  vrai  jour  le  traité  inter- 
venu entre  le  président  de  la  compagnie  du  Canal  de  Suez  et  ses 
cliens  anglais.  On  dit  que  M.  de  Lesseps  a  assuré,  par  ce  traité, 
20  pour  100  aux  actionnaires  du  canal,  et  qu'au-delà  de  ce  quantum, 
les  bénéfices  seront  partagés  de  manière  à  faciliter  l'abaissement  pro- 
gressif des  taxes.  Nous  croyons  ces  renseignemens  exacts,  et  que  la 
séance  du  12  mars  les  confirmera. 

Les  valeurs  ottomanes  ne  se  sont  pas  relevées,  mdgré  l'ajourne- 
ment de  la  conversion  des  titres.  La  gravité  des  nouvelles  d'É^ypte  a 
fait  perdre  quelques  francs  à  l'Obligation  unifiée. 


Le  directeur- gérant  :  G.  Buloz. 


ANDRÉE 


DEUXIEME     PARTIE    (  1  ). 


VIII. 

Le  château  des  Charmilles,  que  M.  Passemard  avait  acheté  au 
comte  de  Garamante,  est  situé  dans  le  voisinage  de  la  forêt  de 
Fontainebleau,  au  sommet  d'une  colline  d'oîi  le  regard  embrasse 
un  de  ces  paysages  sans  grandeur,  mais  non  pas  sans  charme, 
qu'on  trouve  aux  environs  de  Paris.  Le  parc  descend  en  pente  très 
douce  jusqu'à  la  Seine  :  les  molles  sinuosités  de  la  plus  noncha- 
lante des  rivières  se  déroulent  entre  les  coteaux  boisés  de  la  rive 
gauche,  et,  à  droite,  une  vaste  plaine  où  la  moisson,  verte  en  avril, 
jaunissante  en  juin,  dorée  en  août,  ondule  à  perte  de  vue.  A  quelque 
distance  du  clmteau,  sur  la  lisière  de  la  forêt,  le  pavillon  de  chasse 
habité  par  M.  de  Garamante  pendant  la  belle  saison  dresse  son  toit 
pointu  au-dessus  d'un  bouquet  de  bois. 

Vers  le  milieu  de  juin  1877,  la  famille  Passemard  quitta  Paris  et 
s'installa  aux  Charmilles.  Henri  Mareuil  se  félicita  fort  de  ce  départ. 
Depuis  un  mois  qu'il  avait  pris  possession  de  ses  fonctions  ofTicielles 
et  secrètes,  il  avait  seulement  entrevu,  aux  heures  des  repas,  la 
fille  de  M.  Passemard  et  échangé  avec  elle  quelques  paroles  insi- 
gnifiantes. Le  nom  de  Jacques  avait  à  peine  été  prononcé.  Aussi 
fut-ce  avec  un  peu  de  surprise  qu'il  entendit  un  soir,  à  la  fin  du 
dîner,  Andrée  lui  dire  tout  à  coup  : 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1""  mars. 
TOME  Lxii.  —  15  ii.vr.s  188i.  16 


242  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

—  Eh  bien!  monsieur  Mareuil,  avez-vous  reçu  des  nouvelles  d'Italie? 

—  Aujourd'hui  même,  mademoiselle.  Le  piéton  m'a  remis  tout  à 
l'heure  une  lettre  de  Jacques, 

—  A-t-il  fait  bon  voyage  ? 

—  Excellent. 

—  Et  que  vous  dit-il  d'intéressant? 

—  Mon  Dieu,  pas  grand' chose.  Il  a  passé  quelques  jours  à  Turin, 
à  Gênes,  et  se  propose  d'arriver  à  Florence  seulement  vers  la  fm  de 
la  semaine.  Il  ne  se  presse  pas  et  prétend  qu'on  doit  déguster  l'Ita- 
lie à  petits  coups,  comme  un  verre  de  vin  vieux. 

—  Est-ce  tout  ? 

'—  Mais  oui,  à  peu  près...  Ah!  j'oubliais  une  commission  :  Jacques 
me  charge  de  présenter  son  respect  à  M""^  votre  mère  et  à  M.  Passe- 
mard. 

—  Ah!.. 

Elle  changea  brusqiîement  de  sujet  et  il  ne  fut  plus  question  du 
voyageur . 

Henri  avait  supprimé  à  dessein,  dans  le  compte-rendu  de  la  lettre, 
tout  ce  qui  avait  trait  à  Andrée.  C'était  une  petite  expérience  qu'il 
tentait,  afin  de  savoir  comment  la  jeune  fille  accepterait  cette  pré- 
tendue indifférence  de  Jacques. 

Andrée  fut,  ce  soir-là,  de  très  méchante  humeur.  Elle  s'était 
assise  dans  un  coin  du  salon,  la  tête  renversée  sur  le  dossier  de 
son  fauteuil,  et  regardait  obstinément  en  l'air,  sans  rien  dire,  tan- 
dis que  son  père  étudiait  les  cours  de  la  Bourse  et  que  Maxime 
cherchait  dans  ses  journaux  de  sport  des  révélations  sur  les  per- 
formances de  différons  chevaux.  Après  un  assez  long  silence, 
M""®  Passemard,  qui  ne  cessait  de  s'agiter  sur  sa  chaise  et  pous- 
sait de  gros  soupirs  en  regardant  sa  fille,  interrompit  un  travail 
de  couture  pour  lui  dire  : 

—  Est-ce  que  tu  es  souffrante,  Andrée?..  C'est  sans  doute  le 
changement  d'air?..  Veux- tu  prendre  une  tasse  de  camomille? 

M""®  Passemard  avait  une  dévotion  particulière  pour  cette  tisane 
et  la  préconisait  avec  autant  de  confiance  contre  les  idées  noires 
que  contre  les  crampes  d'estomac.  Andrée  se  redressa  brusque- 
ment et  répliqua  d'une  voix  irritée  : 

—  Mais  non,  je  ne  suis  pas  souffrante  !  Je  me  tais ,  voilà  tout. 
C'est  une  persécution ,  ma  mère ,  de  me  proposer  une  tasse  de 
camomille  toutes  les  fois  que  je  n'ai  pas  envie  de  parler. 

—  Allons,  Bichette,  dit  Passemard,  du  calme!  Ne  sois  pas  ner- 
veuse comme  cela,  que  diable  !  Ça  t'ennuie  un  peu  d'avoir  quitté 
Paris,  n'est-ce  pas?  Te  voilà  bien  malheureuse!...  Voyons,  il  faut 
te  distraire...  Veux-tu  faire  un  besigue  avec  moi  ou  ton  frère? 

—  Non,  merci,  jouez  ensemble. 


ANDRÉE.  243 

—  Viens-tu  faire  un  tour  au  potager?..  Allons  voir  les  melons,  dis, 
veux-tu,  pendant  qu'il  fait  encore  un  peu  jour? 

—  Non,  il  y  a  trop  d'humidité.  Allez  prendre  l'air  tous  les  deux. 
Je  reste  ici. 

Elle  se  leva  nonchalamment,  étendit  les  bras  en  bâillant,  s'appro- 
cha de  la  table  où  Henri  lisait,  tout  en  l'observant  du  coin  de  l'œil, 
feuilleta  V Illustration  et  le  Tour  du  Monde,  parcourut  le  sommaire 
d'une  revue,  puis,  se  laissant  tomber  d'un  air  découragé  sur  le 
tabouret  de  son  piano,  elle  jeta  au  hasard  quelques  accords  et  se 
mit  à  chanter  : 

Ah  !  si  vous  saviez  comme  on  pleure 
De  vivre  seul  et  sans  foyers, 
Quelquefois  devant  ma  demeure 
Vous  passeriez! 

Si  vous  saviez  que  je  vous  aime, 
Surtout  si  vous  saviez  comment, 
Vous  entreriez  peut-être  même 
Tout  simplement  ! 

Après  un  silence,  elle  reprit  la  seconde  strophe  d'une  voix  lente, 
termina  avec  une  fort  belle  note  grave  et  resta  pensive,  oubliant  ses 
doigts  sur  le  clavier. 

—  Jolie  musique  I  dit  Henri. 

—  Belles  paroles!  répliqua- t-elle...  Bonsoir!  ma  mère...  Déci- 
dément, je  suis  fatiguée.  Je  vais  me  coucher...  Bonsoir!  mon- 
sieur Mareuil...  Veuillez,  dit-elle  avec  un  peu  d'affectation,  me 
rappeler  au  souvenir  de  Jacques  quand  vous  lui  écrirez... 

—  Vous  rappeler  à  son  souvenir,  mademoiselle!..  Je  ne  pense 
pas  que  cela  soit  nécessaire,  répondit- il  à  voix  basse  après  une 
seconde  d'hésitation  et  en  s'eîforçant  d'atténuer,  par  l'innocence 
de  son  air,  la  hardiesse  de  sa  réponse. 

Elle  sortit.  «  Tiens  !  tiens  !  pensait-elle  en  montant  à  sa  chambre, 
il  paraît  que  ce  bon  Jacques  n'a  pas  voulu  quitter  Paris  sans  laisser 
auprès  de  moi  un  fondé  de  pouvoirs,  et  c'tst  à  M.  Mareuil  qu'il  a 
confié  sa  procuration...  Oh!  mais  cela  devient  très  amusant,  alors  !  » 

La  chambre  de  la  jeune  fille  communiquait  de  plain-pied  avec  un 
balcon  par  une  porte-fenêtre.  Andrée  l'ouvrit,  et,  appuyée  sur  la 
grille,  elle  regarda.  C'était  une  de  ces  claires  nuits  d'été  qui  ajou- 
tent on  ne  sait  quel  mystère  et  quel  recueillement  à  la  majesté  des 
grands  bois.  La  lune  baignait  de  sa  lumière  lactée  une  immense 
pelouse,  qui,  entourée  par  les  masses  sombres  des  taillis,  semblait 
une  nappe  d'eau  phosphorescente  bordée  par  de  noires  falaises. 
Dans  l'air  apaisé  flottaient  ces  vagues  parfums  qui  sont  l'haleine 


244  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

nocturne  des  champs.  Ils  sortent  non  pas  seulement  des  fleurs, 
mais  aussi  de  la  bonne  terre  nourricière  qui  ouvre  tous  ses  pores 
à  la  fraîcheur  du  soir,  des  herbes  que  la  rosée  vivifie,  des  feuillages 
frissonnant  sous  la  caresse 'd'une  brise  légère,  des  troncs  mêmes, 
dont  l'écorce  est  gonflée  par  le  flux  puissant  de  la  sève.  Au  milieu 
du  grand  silence  des  êtres  et  des  choses,  seul,  un  mélancolique 
oiseau  de  nuit  jetait  son  cri  monotone,  dont  la  note  unique,  infini- 
ment triste  et  douce,  traversait  l'espace  à  intervalles  réguliers  et 
se  perdait  au  loin  dans  la  campagne  endormie. 

Si  peu  sensible  que  fût  d'ordinaire  Andrée  à  la  grandeur  simple 
des  spectacles  de  la  nature,  la  poésie  de  cette  nuit  splendide  avait 
un  charme  si  pénétrant  que  la  jeune  fille  se  sentit  gagnée  après 
quelques  minutes  de  contemplation  par  une  émotion  inconnue.  Elle 
songea  à  son  ami  absent;  elle  revit  Jacques  tel  qu'il  lui  était  apparu 
un  instant  dans  le  petit  salon,  après  le  bal,  non  pas  triste  et  timide 
comme  de  coutume,  mais  la  voix  impérieuse,  le  geste  dominateur, 
les  yeux  pleins  de  flamme.  Pourquoi  n'est-il  pas  toujours  ainsi? 
pensa-t-elle.  Puis,  par  un  retour  sur  elle-même,  elle  se  prit  à  regret- 
ter amèrement  le  vide  et  l'inutilité  de  sa  vie  :  Que  devenir?  Attendre 
encore  ou  bien  épouser  Jacques?  Mais  est-ce  que  je  sais  seulement 
si  je  l'aime,  moi,  ce  chevalier  de  la  Triste  Figure!..  M'"^  Jacques 
Henriot  :  belle  situation  dans  le  monde!..  Dieu!  que  je  suis  seule  et 
que  je  m'ennuie! 

Elle  en  était  là  de  ses  réflexions  quand  un  pas  résonna  au-dessus 
de  sa  tête.  C'était  Henri  qui  rentrait  dans  sa  chambre,  à  l'étage 
supérieur.  Sa  fenêtre  était  ouverte  :  Andrée  l'entendit  fredonner 
d'une  jolie  voix  de  ténor  : 

Si  vous  saviez  que  je  vous  aime. 
Surtout  si  vous  saviez  comment... 

—  Tiens!  se  dit-elle  en  quittant  le  balcon,  ce  n'est  pas  comme 
son  ami  :  il  est  musicien,  lui,  au  moins! 

Et  elle  ferma  doucement  sa  fenêtre,  tandis  que  le  jeune  homme 
se  mettait  à  la  sienne  pour  se  reposer,  en  regardant  cette  belle  soi- 
l'ée,  d'une  longue  et  fastidieuse  conversation  politique  qu'il  venait 
de  soutenir  au  salon.  M.  Passemard  avait  cru  devoir  discuter  avec 
lui  les  principaux  points  de  la  profession  de  foi  qu'il  se  proposait 
d'adresser  bientôt  aux  électeurs  de  sa  circonscription. 

IX. 

Le  lendemain  matin,  Henri,  après  avoir  écrit  au  nom  de  M.  Passe- 
mard quelques  lettres  à  des  électeurs  influens  de  l'arrondissement, se 


ANDRÉE.  2Zi5 

promenait  dans  le  parc,  une  heure  avant  le  déjeuner,  lorsqu'il  aperçut 
Andrée  au  bout  d'une  allée.  La  jeune  fille  était  accompagnée  de  son 
chien,  et,  tout  en  marchant,  agitait  au-dessus  de  la  tête  de  Sloug  un 
de  ces  longs  gants  de  peau  de  daim  qui  montent  jusqu'au  coude. 
Le  bel  animal,  sollicité  par  cette  agacerie  coutumière,  se  ramassait 
sur  lui-même  en  ployant  comme  un  arc  son  échine  maigre  où  les 
vertèbres  saillaient  sous  la  peau,  puis  détendant  tout  d'un  coup  les 
ressorts  de  son  corps  souple  et  nerveux,  il  bondissctit,  la  gueule 
ouverte,  d'un  si  vigoureux  élan,  que  ses  dents  aiguës  effleuraient 
chaque  fois  le  gant  brusquement  élevé.  En  dépit  de  ses  préven- 
tions contre  Andrée,  Henri  fut  obligé  de  s'avouer  qu'il  avait  sous 
les  yeux  un  charmant  tableau.  Il  le  contemplait  en  souriant,  appuyé 
contre  le  tronc  d'un  des  énormes  frênes  qui  bordaient  l'allée,  lorsque 
la  jeune  fille  l'aperçut  tout  à  coup,  parut  très  surprise,  jeta  un  : 
«  Sloug  à  bas!  »  qui  interrompit  le  jeu,  et  s'adressant  à  Henri  : 

—  Ah  !  monsieur,  ce  n'est  pas  bien  !  dit-elle  d'un  air  mutin  et 
enjoué;  vous  auriez  dû  vous  faire  voir  pour  m'éviter  d'être  prise 
en  flagrant  délit  d'enfantillage...  J'en  suis  toute  rouge,  voyez  plu- 
tôt... Sans  compter  que  vous  vous  moquiez  de  moi... 

—  Dieu  m'en  garde,  mademoiselle!..  Je  souriais  à  un  souve- 
nir,., un  souvenir  de  ce  bal  du  mois  dernier  où  j'eus  l'honneur  de 
vous  être  présenté. 

—  Un  souvenir  du  bai?..  Peut-on  vous  demander?., 

—  Certainement.  Jacques  prétendait  ce  soir-là  qu'avec  votre  coif- 
fure grecque  vous  ressembliez  à  une  jeune  Diane. 

—  Vraiment...  Hé  bien? 

—  Eh  bien  !  je  me  disais  tout  à  l'heure,  en  vous  voyant  venir  avec 
votre  dogue,  que  Jacques  avait  raison. 

Elle  le  regarda  bien  en  face  et  répondit  : 

—  Monsieur  Mareuil,  est-ce  que  votre  ami  vous  a  chargé  en 
partant  de  me  faire  des  madrigaux  à  sa  place? 

Bien  qu'Henri  fût  l'homme  le  moins  timide  de  la  terre,  il  faillit 
perdre  à  cette  question  toute  son  assurance  et  resta  penaud  pen- 
dant une  seconde,  car  k  raillerie  de  la  jeune  fille  réveillait  précisé- 
ment un  vague  remords,  qu'il  avait  éprouvé  au  moment  même  où 
il  achevait  la  phrase  malencontreuse. 

Elle  sourit  en  le  voyant  si  confus  et  reprit  : 

—  Croyez  bien  au  moins  que  je  ne  vous  en  veux  pas.  Je  con- 
state seulement  que  vous  savez  tourner  un  compliment  plus  galam- 
ment que  ce  bon  Jacques...  H  n'y  connaît  pas  grand'chose,  ce  cher 
ami  ! . . 

—  Et  je  l'en  félicite,  mademoiselle,  car  Jacques  n'est  pas  de  ces 
hommes  qui  possèdent  pour  tout  mérite  l'art  de  chatouiller  agréa- 
blement la  coquetterie  des  femmes.  C'est  un  noble  cœur... 


246  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

—  Oui,  oui,  il  y  a  longtemps  que  je  le  sais.  Ne  vous  fatiguez  pas 
à  dresser  l'inventaire  de  ses  vertus.  Pas  tant  de  cbaleur,  monsieur 
Mareuil!..  On  dirait,  je  vous  assure,  que  vous  faites  un  acte  de  con- 
trition ! 

—  Vous  vous  trompez,  mademoiselle;  c'est  un  acte  de  foi  en 
l'amitié  qui  m'unit  à  l'un  des  hommes  les  plus... 

—  Ah!  mon  Dieu,  voilà  que  vous  recommencez!  Mais  vous  allez 
me  le  rendre  odieux  si  vous  continuez...  Et  ce  n'est  pas  pour  cela 
que  vous  êtes  ici  j'imagine?.. 

Le  petit  rire  moqueur  qui  accompagnait  cette  phrase  déplut  fort 
à  Henri.  11  aurait  voulu  riposter  par  un  de  ces  mots  incisifs  dont  il 
n'était  jamais  à  court  d'ordinaire.  Mais  toute  sa  présence  d'esprit, 
toute  sa  verve  caustique,  l'avaient  soudain  abandonné.  ïl  ne  trouva 
rien  à  répliquer.  Andrée  parut  enchantée  de  sa  victoire,  et,  renon- 
çant à  continuer  les  hostilités  contre  un  adversaire  qui  ne  se  défen- 
dait plus,  elle  porta  la  conversation  sur  un  autre  terrain. 

—  A  propos,  dites-moi  donc  où  en  est  la  candidature  de  mon 
père?  La  campagne  est-elle  engagée?  Croyez-vous  au  succès? 

—  M.  votre  père  a  beaucoup  d'atouts  dans  son  jeu  :  une  grande 
situation  industrielle,  de  la  fortune,  le  patronage  du  comité  répu- 
blicain qui  siège  à  Paris,  enfin  son  mérite,  qui... 

—  Oui,  oui,  passez.  C'est  comme  pour  les  vertus  de  Jacques,  je 
suis  au  courant. 

Il  la  regarda  avec  un  peu  d'étonnement  et  reprit  : 

—  Je  dois  ajouter  cependant  que  la  circonscription  ne  me  paraît 
pas  très  bonne. 

—  Bah!  ne  peut-on  pas  la  bonifier,  en  y  mettant  le  prix? 

—  Mademoiselle,  je  vois  avec  admiration  que  les  mœurs  électo- 
rales de  notre  beau  pays  n'ont  plus  de  secret  pour  vous  et  que  le 
mécanisme  du  suffrage  universel  vous  est  connu  jusque  dans  ses 
rouages  les  pins  délicats, 

—  Moi  qui  vous  croyais  républicain,  monsieur  Mareuil! 

—  Vous  pouvez  même  dire,  mademoiselle,  que  je  suis  un  peu 
jacobin.  Seulement  j'appartiens  à  la  nouvelle  école,  celle  en  qui  la 
conviction  se  combine  dans  une  mesure  heureuse  avec  la  clair- 
voyance... On  peut  aimer  la  bonne  cuisine,  je  vous  assure,  tout  en 
sachant  comment  se  font  les  sauces. 

—  Ah!  monsieur,  si  Jacques  vous  entendait! 

—  Jacques  n'a  pas  le  sens  politique.  C'est  un  artiste  et  un  poète, 
un  tempérament  de  héros  ou  d'apôtre.  Ce  qu'il  aime  dans  la  répu- 
blique» c'est  moins  une  forme  politique  qu'un  état  social  destiné  à 
inaugurer  dans  le  monde  le  règne  de  la  fraternité.  Cette  même 
chaleur  de  cœur  a  fait  de  lui  le  chrétien  dont  la  ferveur  m'inspire, 
je  l'avoue,  plus  de  respect  que  d'émulation. 


ANDREE. 


247 


—  Du  respect!..  Un  peu  de  pitié  suffirait  peut-êlre. 

Henri,  très  surpris  de  cette  brusque  profession  de  foi,  se  trouva 
de  nouveau  dans  la  position  fort  embarrassante  d'un  garçon  d'es- 
prit qui  cherche  une  réponse  et  ne  la  trouve  pas.  Elle  reprit  : 

—  Je  vois  que  je  vous  scandalise.  Une  femme  libre  penseuse,  fi 
donc!  Rassurez-vous,  monsieur,  et  ne  m'exorcisez  pas  Je  respecte 
les  convenances  et  n'affiche  pas  plus  mon  scepticisme  que  je  n'al- 
lume dans  la  rue  les  délicieuses  cigarettes  hongroises  que  j'aime 
tant  à  fumer  dans  mon  atelier.  Je  vais  à  la  messe,  monsieur  Mareuil, 
dites-le  bien  à  Jacques.  Je  sors  à  l'instant  même  de  l'église,  et, 
tenez,  voici  mon  livre  d'heures. 

Elle  ouvrit  le  fermoir  de  l'aumonière  qu'une  double  chaînette 
d'argent  bruni  suspendait  à  sa  ceinture  de  cuir  et  en  tira  un  ado- 
rable petit  livre,  véritable  merveille  de  typographie,  qu'elle  tendit 
à  Henri.  C'était  une  édition  elzévirienne  des  poésies  de  SuUy- 
Prudïiomme. 

—  Oui,  dit-elle,  c'est  là-dedans  que  je  hs  ma  messe,  avec  une 
attention  qui  paraît  fort  édifiante  à  toutes  les  dévotes  du  pays... 

—  Vous  aimez  beaucoup  la  littérature,  mademoiselle? 

—  Beaucoup,  —  plus  même  que  la  peinture  et  que  la  musique. 

—  Moi,  je  mets  la  musique  au-dessus  de  tout. 

—  Je  m'en  doutais,  vous  êtes  très  musicien. 

—  Moi,  musicien!  Par  exemple!  je  ne  joue  pas  même  du  piano. 

—  C'est  possible,  mais  vous  avez  la  voix  juste  et  d'un  très  joli 
timbre. 

—  Ah!  voilà  qui  est  fort!..  Me  direz-vous,  mademoiselle?,. 

—  Qui  donc  chantait,  hier  soir,  vers  onze  heures,  à  sa  fenêtre  : 

Si  vous  saviez  que  je  vous  aime, 
Surtout  si  vous  saviez  comment... 

—  Yous  m'entendiez  donc!  Je  suis  confondu,  en  vérité! 

—  Je  vous  assure  qu'il  n'y  a  pas  de  quoi.  Par  ce  beau  clair  de 
lune,  cette  nuit  tiède  et  parfumée,  on  aurait  dit  une  sérénade.  Je 
suis  très  romanesque,  comme  toutes  les  vieilles  filles  qui  s'en- 
nuient :  vous  comprenez  que  cette  chanson...  Ah!  mon  Dieu!  la 
cloche  qui  sonne!..  Sloug,  ici!..  Dépêchons-nous,  monsieur;  nous 
allons  être  en  retard  pour  le  déjeuner. 

X. 

Le  repas  terminé,  Henri  se  retira  aussitôt  dans  sa  chambre,  sous 
prétexte  de  finir  un  article  que  M.  Passemard  lui  avait  demandé 
pour  le  journal  républicain  du  département.   De  fait,  le  jeune 


2^8  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

homme  voulait  seulement  s'isoler  afin  de  mettre  un  peu  d'ordre 
dans  ses  pensées,  qu'il  sentait  en  proie  à  un  trouble  indéfinissable. 
Depuis  sa  conversation  avec  Andrée,  il  éprouvait  à  la  fois  de  la 
confusion,  du  dépit,  et  quelque  chose  qui  ressemblait  à  un  vague 
remords.  Il  ne  tarda  pas  à  se  plonger  dans  une  de  ces  méditaiions 
intenses  où  le  travail  de  la  pensée  contracte  les  traits  du  visage, 
tandis  que  de  petits  mouvemens  nerveux  trahissent  l'agitation  de 
l'âme.  11  repassait  en  lui-même  le  détail  de  sa  rencontre  et  de  son 
entretien  dans  le  parc  avec  la  fille  de  M.  Passemard.  La  démarche 
gracieuse  d'Andrée  ;  son  chapeau  tyrolien  légèrement  incliné  sur 
l'oreille  et  flanqué  d'une  grande  aile  fauve  d'oiseau  de  proie;  sa 
robe  étroite,  moulée  sur  les  hanches  et  tombant  droit  comme  une 
amazone;  le  corsage  à  basquine,  qui  dessinait  la  cam'irure  flexible 
de  la  taille  et,  par  devant,  dissimulait  la  gorge  sous  de  larges  plis 
plats  ;  la  façon  dont  elle  s'efî"açait  en  arrière  pour  éviter  les  bonds 
du  chien,  tout  en  agitant  le  gant  au  bout  de  son  bras  levé;  ses  mots 
durs  à  l'adresse  de  Jacques,  ses  sarcasmes  qui  n'épargoaient  rien 
ni  personne,  la  franchise  audacieuse  de  son  langage,  les  raiïinemens 
d'une  coquetterie  qui  savait  se  faire  successivement  enjouée  et  sen- 
timentale, familière  et  hautaine,  complimenteuse  ou  ironique,  sans 
jamais  cesser  d'être  maîtresse  de  soi  :  tout  était  présent  à  l'esprit 
de  Mareuil. 

Après  être  resté  longtemps  pensif,  il  prit  dans  un  tiroir  plusieurs 
lettres  que  Jacques  lui  avait  écrites  depuis  son  départ  et  dans  les- 
quelles il  était  beaucoup  moins  question  de  l'itahe  que  d'Andrée. 

—  Comme  il  l'aime!  pensait-il  en  les  parcourant. 

Il  referma  le  tiroir  et  s'abandonna  de  nouveau  à  sa  rêverie.  Une 
idée  importune  le  harcelait  : 

—  Ah  çà,  pourquoi  ai-je  été  faire  à  cette  coquette  un  sot  compli- 
ment sur  sa  beauté?  Qu'aurait  pensé  Jacques  s'il  m'avait  entendu? 
Que  n'a-t-elle  pas  pensé  peut-être,  elle! 

Il  se  leva  et  arpenta  la  chambre  à  grands  pas  : 

—  Parbleu,  oui,  Jacques  a  raison.  C'est  une  tête  de  statue 
grecque,  un  profil  d'une  pureté  parfaite.  Mais  à  quoi  bon  le  lui 
dire?..  Quelle  folie  aussi  de  se  mettre  à  chanter,  fenêtre  ouverte, 
cette  romance  prétentieuse  et  sentimentale! 

Il  se  prit  à  sourire  en  se  rappelant  sa  conversation  avec  Andrée  : 

—  Elle  est  vraiment  fort  amusante  ! . .  Jacques  ne  m'avait  pas  dit 
qu'elle  eût  de  l'esprit. 

Et,  pour  se  réconcilier  avec  lui-même,  peut-être  aussi  pour  don- 
ner à  son  insu  satisfaction  au  besoin  nouveau  qu'il  éprouvait  de 
s'occuper  d'Andrée,  il  prit  le  parti  de  consacrer  la  fin  de  l'après- 
midi  à  une  longue  lettre  qu'il  se  proposait,  depuis  plusieurs  jours, 
d'écrire  à  son  ami.  Jacques  se  plaignait  de  n'avoir  encore  reçu  que 


ANDRÉE.  2Û9 

de  simples  billets,  beaucoup  trop  laconiques,   et  réclamait  avec 
insistance  la  correspondance  détaillée  qu'Henri  lui  avait  promise. 

«  Les  Charmilles,  2G  juillet. 

«  Tu  me  reproches,  mon  cher  ami,  de  ne  pas  tenir  ma  promesse 
et  de  te  négliger  beaucoup.  Je  pourrais  te  répondre  qu'étant  obligé 
d'avoir  pour  M.  Passemard  des  idées,  du  style  et  même  de  l'ortho- 
graphe, il  ne  me  reste  pas  beaucoup  de  temps.  Mais  je  préfère  te 
dire  tout  simplement  que  j'ai  voulu  prendre  l'air  de  la  maison  et 
étudier  un  peu  les  gens  avant  de  te  parler  d'eux.  Depuis  un  mois 
et  demi  que  nous  sommes  ici,  je  n'ai  pas  laissé  passer  un  seul  jour 
sans  soumettre  Andrée,  comme  je  te  l'avais  promis,  à  une  observa- 
tion que  j'ai  tâché  de  rendre  pénétrante  sans  qu'elle  cessât  un 
instant  d'être  discrète,  j'ai  poussé  mes  investigations  dans  tous  les 
sens  :  il  me  semble  que  je  connais  bien  aujourd'hui  mon  sujet. 

«  La  femme  que  tu  aimes,  mon  cher  Jacques,  est  ce  qui  se  peut 
concevoir  de  moins  simple  et  de  plus  artificiel.  Il  est  prcbable  que, 
depuis  plusieurs  années,  Andrée  exerce  sur  elle-même  une  incessante 
surveillance  et  qu'elle  a  pendant  longtemps  travaillé  sans  relâche 
avant  d'arriver  à  se  faire  ce  qu'elle  est  aujourd'hui.  —  As-tu  remar- 
qué son  écriture?  Les  lettres  forment  des  ogives,  s'allongent,  se 
recourbent,  s'entrelacent  :  c'est  du  gothique  flamboyant.  Or,  l'autre 
jour,  ayant  ouvert  un  placard  de  ma  chambre,  je  trouvai  un  cahier 
oublié  là  et  qui  contenait  des  styles,  des  dictées,  des  résu- 
més d'histoire,  des  exercices  d'arithmétique  datant  sans  doute  de 
l'époque  où  elle  préparait  ses  examens.  L'écriture,  au  lieu  d'être 
droite  et  quelque  peu  masculine  comme  aujourd'hui,  s'y  effile  à 
l'anglaise,  menue  et  penchée,  semblable  à  celle  de  deux  ou  trois 
cent  mille  jeunes  filles  ou  jeunes  femmes  de  France,  qui  toutes 
paraissent  avoir  pris  les  leçons  de  la  même  institutrice  et  respec- 
tent, leur  vie  durant,  le  grand  principe  de  l'alternance  symétrique 
des  pleins  et  des  déliés.  J'étais  un  peu  surpris;  je  le  fus  plus  encore 
quand  je  vis,  en  tournant  les  feuillets,  les  marg.'s  couvertes  çà  et 
là  d'étranges  arabesques.  C'étaient  des  lettres  isolées  ou  des  mots 
entiers;  il  est  évident  qu'Andrée,  eu  les  traçant,  s'essayait  déjà  à 
la  rébellion  contre  l'orthodoxie  de  l'écriture,  et  je  reconnus  sans 
peine  l'ébauche  de  la  manière  nouvelle.  A  mesure  que  j'approchais 
de  la  fit!  du  cahier,  l'esprit  d'indépendance  triomp'  ait  dans  la  fan- 
taisie des  majuscules  et  la  hardiesse  révolutionnaire  de  certains 
paraphes.  Au  bas  du  dernier  devoir,  l'institutrice  avait  calligraphié 
en  cursive,  dont  la  perfection  seule  était  un  reproche,  cette  note 
mélancolique  :  «  Orthographe  satisfaisante;  un  peu  de  recherche 
dans  le  style;  écriture  déplorable  et  de  jour  en  jour  plus  inquié- 


250  REVUE   DES   DEUX  MONDES, 

tante.  »  A  côté  de  cette  note,  la  main  de  la  jeune  indisciplinée  avait 
écrit  à  l'encre  violette  un  :  «  Zut!  n  irrévérencieux  qui,  par  son 
étrangeté  voulue,  marquait  une  rupture  définitive  avec  les  saines 
traditions. 

«  Ainsi,  toute  jeune  encore,  Andrée  était  déjà  tourmentée  du  désir 
de  se  distine;uer  de  ses  compagnes,  de  piquer  la  curiosité,  ne  fût-ce 
que  par  la  bizarrerie  de  cette  écriture  qu'elle  s'imposait.  Or,  telle 
ce  cahier  nous  la  montre  à  seize  ans,  telle  je  la  retrouve  aujour- 
d'hui :  il  y  a  seulement  perfectionnement  et  extension  du  procédé. 
Qu'Andrée  marche,  danse  ou  monte  à  cheval,  toujours  on  remarque 
en  elle  celte  flexibilité  onduleuse  de  la  taille  qui  n'est  pas  son  moindre 
charme,  je  le  reconnais,  mais  où  je  ne  puis  me  défendre  de  soupçonner 
un  peu  d'étude.  Ses  toilettes  n'ont  rien  de  tapageur  :  et  pourtant,  je  ne 
sais  comment,  elles  ne  ressemblent  à  celles  d'aucune  autre  femme.  Ta 
bien-aimée  ne  devance  point  la  mode,  mais  ne  la  suit  pas  non  plus  : 
elle  la  côtoie,  à  distance  si  bien  choisie,  que  tout  en  ne  marchant 
pas  contre  le  courant,  elle  évite  soigneusement  de  paraître  s'y  aban- 
donner. Je  crois  entrevoir  dans  sa  mise  l'intervention  habilement 
déguisée  d'un  art  subtil,  qui  établit  de  secrètes  harmonies  non  pas 
seulement  entre  les  proportions  du  corps  et  la  coupe  d'une  robe  ou 
d'un  corsage,  mais  entre  certains  goûts  de  l'esprit,  certains  états 
de  l'âme,  et  le  caractère  général  d'une  toilette,  moins  même,  la 
couleur  d'ure  étoffe  ou  le  choix  d'une  fleur.  Elle  pousse  si  loin  le 
goût  de  ces  mystérieuses  concordances,  que  j'en  trouve  la  preuve 
jusque  dans  le  parfum  qu'elle  a  cru  devoir  adopter.  C'est  une  essence 
très  forte,  tu  le  sais,  dont  l'arôme  pénétrant  flotte  autour  d'elle  et 
l'enveloppe  d'un  nimbe  invisible.  Quand  elle  vous  a  donné  la  main, 
on  a  les  doigts  imprégnés  d'une  senteur  musquée,  qui  se  retrouve 
dans  sa  mantille,  jusque  dans  ses  livres  et  ses  cahiers  de  musique. 
Sais-tu  quelle  est  cette  odeur,  capiteuse  comme  la  beauté  dont  tu 
n'as  que  trop  senti,  mon  pauvre  ami,  les  efiluves  troublans?  De 
l'extrait  de  géranium,  qui,  j'ai  eu  la  curiosité  de  m'en  assurer,  se 
fabrique  seulement  en  Orient  et  n'est  connu  d'aucun  parfumeur  en 
France.  M.  de  Garamante  avait  dit  un  jour  devant  elle  que  cette 
essence  est  appréciée  dans  les  harems  de  Gonstantinople  et  du  Caire. 
Sur  le  désir  qu'elle  exprima  de  s'en  procurer,  le  comte  lui  en  a 
galamment  envoyé  plusieurs  petites  fioles  dorées,  qu'il  a  rapportées 
de  ses  voyages.  Depuis  lors,  elle  porte  toujours,  suspendue  par  une 
agrafe  à  sa  ceinture,  une  cassolette  en  filigrane  d'argent,  grosse 
comme  une  noix,  qui  contient  un  peu  d'ouate  imbibée  de  quelques 
gouttes  de  l'énervante  liqueur.  De  l'eau  de  Cologne?  fi  donc! 

«  Ceci  m'amène  à  toucher  un  point  fort  délicat  et  sur  lequel  il 
convient,  je  crois,  que  j'appelle  ton  attention,  puisqu'il  est  entendu 
que  je  dois  chercher  à  te  donner  la  clé  d'un  caractère  maintes  fois 


ANDRÉE.  251 

qualifié  par  toi  d'énigmatique.  Andrée  a  une  peur  affreuse  du  bour- 
geoisisme.  Ignorant  que  rien  n'est  si  peu  bourgeois  que  d'être  par- 
faitement natuielle,  cette  jeune  raiïineuse  repentante  a  commis  la 
faute  de  confondre  la  vulgarité  qui  est  haïssable  avec  la  simplicité 
qui  est  divine,  de  sorte  que,  voulant  atteindre  à  l'extrême  distinc- 
tion, elle  a  dans  la  vigueur  de  son  élan  passé  par-dessus  le  but, 
pour  tomber  en  pleine  afféterie.  De  même  qu'il  y  a  de  la  prétention 
dans  ses  manières,  il  y  a  de  la  préciosité  dans  son  langage  et  pro- 
bablement aussi  dans  son  style  :  sur  ce  dernier  point,  je  n'affn-me 
rien,  mais  tu  peux  en  juger,  toi  qui  as  des  lettres  d'elle.  L'autre 
jour,  à  propos  de  je  ne  sais  plus  quoi,  elle  a  prononcé  dans  une 
conversation  le  mot  de  Râmâycma.  C'est  déjà  grave,  n'est-ce  pas, 
pour  une  jeune  fille,  de  vous  jeter  au  nez,  sans  que  rien  l'y  force, 
le  nom  d'une  épopée  indoue  en  cinquante  mille  vers?  Mais  ce  qui 
l'est  beaucoup  p'us,  c'est  que,  hors  le  titre,  elle  ignorait  de  ce 
poème  tout,  jusqu'au  sujet  même,  et  fut  obligée  de  se  dérober 
piteusement  quand  je  lui  jouai  le  tour  de  la  pousser  un  peu  sur  cet 
article.  Je  ne  déleste  pas  les  bas-bleus,  au  contraire  ;  je  veux  seu- 
lement qu'ils  soient  bien  tirés  et  n'ai  plus  pour  celles  qui  les  portent 
la  moindre  indulgence  dès  qu'ils  font  des  plis. 

((  Son  intelligence?  Je  crois  pouvoir  affn-mer  qu'elle  est  un  reflet 
plutôt  qu'un  foyer.  Q.ielque  réminiscence  se  cache  toujours,  à  ce 
qu'il  m'a  semblé,  dans  ce  qu'Andrée  dit  avec  l'évidente  intention 
de  faire  preuve  d'originalité.  Les  soupçons  que  j'avais  à  cet  égard 
se  sont  changés  en  certitude  le  jour  où  je  l'ai  entendue,  à  propos 
de  je  ne  sais  quelle  citation  que  je  venais  de  faire,  me  féliciter  de 
ma  mémoire  et  se  plaindre  d'en  être  tout  à  fait  dépourvue.  Je  l'ai 
surveillée  depuis  lors  et  je  crois  avoir  découvert  son  procédé.  De 
même  que  nous  faisions  au  lycée,  dans  l'intérêt  de  nos  discours  ou 
de  nos  vers  latins,  des  cahiers  d'expressions  et  mettions  impudem- 
ment au  pillage  Gicéron  et  Yirgile,  elle  recueille  avec  soin,  dans  ses 
lectures,  des  pensées,  des  images,  des  comparaisons,  jusqu'à  des 
mots  rares,  et  «'enrichit  des  dépouilles  de  ses  auteurs  favoris.  Ceux-ci 
d'ailleurs  ne  sont  pas  en  général  des  écrivains  très  ré])afidus.  Elle 
a  découvert  je  ne  sais  où,  dans  les  littératures  étrangères  aussi  bien 
que  dans  la  nôtre,  un  certain  nombre  de  hvres  inconnus,  les  uns 
médiocres,  les  autres  fort  remarquables,  dont  elle  nourrit  assidû- 
ment son  esprit.  D'où  vient  cette  préférence?  Peut-être  du  parti-pris 
qu'elle  a  de  se  singulariser  en  tout;  mais  peut-être  aussi  de  la  faci- 
lité plus  grande  qu'elle  trouve  à  exploiter  des  ouvrages  que  per- 
sonne n'a  lus.  Quoi  qu'il  en  soit,  le  miel  laborieusement  butiné  sur 
tant  de  fleurs  diverses  ne  laisse  pas  d'être  agréable,  et  c'est  vrai- 
ment une  fort  industrieuse  abeille  que  ton  Andrée  !  J'aime,  et 
l'avoue,  sa  conversation,  et  (vois  combien  j'ai  le  sens  dépravé  !)  il 


252  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

n'est  pas  jusqu'au  petit  grain  de  pédanterie  dont  elle  l'assaisonne 
qui  ne  lui  donne,  à  mon  goût,  je  ne  sais  quelle  saveur.  Puis,  si  elle 
est  iacapable  d'inventer,  elle  comprend,  et  c'est  beaucoup  pour  une 
femme!  Comprendre,  c'est  presque  aussi  beau  et  presque  aussi 
rare  que  de  créer!  De  ce  qu'on  lui  dit  rien  ne  se  perd.  Elle  absorbe 
votre  pensée  et  se  l'assimile  avec  l'avidité  d'un  sol  aride  qui  boit 
jusqu'à  la  dernière  goutte  l'eau  bienfaisante  dont  il  est  privé.  Enfin, 
la  toilette  de  son  esprit  est  bien  faite.  Elle  a  vu  la  superficie  de 
beaucoup  de  choses  ;  on  peut  parler  avec  elle  d'art,  de  littérature,  de 
philosophie,  de  religion,  d'histoire,  voire  même  un  peu  de  sciences, 
sans  trouver  closes  les  portes  de  son  intelligence.  Je  reconnais 
qu'elles  ne  sont  pas  toujours  ouvertes  à  deux  battans  ;  mais  il  faut 
lui  savoir  gré  de  les  tenir  au  moins  eotre-bâillées  :  c'est  une  atten- 
tion que  si  peu  de  femmes  daignent  avoir  pour  nous  ! 

«  Ce  qu'il  me  reste  à  te  dire  n'est  pas  chose  facile  à  énoncer.  Je 
voudrais  te  parler  de  la  nature  des  sentimens  d'Andrée  pour  toi, 
et  j'hésite  à  le  faire,  tant  j'ai  peur  de  me  tromper  dans  un  sujet  si 
délicat.  —  As-tu  remarqué,  mon  cher  ami,  la  couleur  iadécise  de 
ses  cheveux?  Ils  sont  d'ordinaire  d'un  blond  cendré;  mais  dès  qu'un 
rayon  de  soleil  se  pose  sur  eux,  des  reflets  fauves  et  rutilans  pas- 
sent dans  leurs  épaisses  torsades.  Ses  yeux,  qui  paraissent  d'un 
jaune  d'or  au  grand  jour,  deviennent  noirs  dans  la  pénombre;  son 
corps  frêle  et  nerveux  est,  sous  la  robe,  celui  d'une  jeune  fille,  et 
semble  celui  d'an  éphèbe  dans  l'étrange  costume  d'atelier  qu'elle 
revêt  parfois.  Elle  a  une  voix  androgyne,  un  de  ces  contraltos  trou- 
blans  où  des  notes  mâles  et  femelles  sont  bizarrement  accouplées. 
Enfin,  il  n'est  pas  jusqu'à  son  nom  d'Andrée  qui  ne  soit  hybride 
comme  le  reste,  car  un  hasard  singulier  a  voulu  que  cette  créature 
ambiguë  portât  un  nom  hermaphrodite. 

«  Or  ce  duaUsme  de  son  être  extérieur,  je  crois  le  retrouver  dans 
son  être  moral.  Elle  a  pour  toi,  si  je  ne  m'abuse,  plus  que  de  l'ami 
tié  et  moins  que  de  l'amour.  C'est  un  sentiment  équivoque,  innom- 
mable à  cause  de  sa  complexité  même,  un  composé  de  camarade- 
rie, d'habitude,  d'affection,  d'indifférence  et,  dois-je  te  le  dire?  d'un 
peu  de  dédain.  Tout  cela  s'agite  en  elle  d'une  manière  confuse; 
tantôt  c'est  l'un  des  élémens  qui  domine  et  tantôt  c'est  l'autre.  Tu 
lui  plais  et  tu  l'ennuies  ;  elle  t'appelle  et  te  repou-se,  t'attend  et  se 
dérobe,  regrette  peut-être  ton  absence  et  n'a  pas  cherché  à  te  rete- 
nir; elle  est  tout  près  de  t'aimer  quand  elle  te  rudoie  et  va  bientôt  te 
désespérer  alors  qu'elle  t'encourage  ;  elle  prétend  n'avoir  pour  toi 
que  l'affection  raisonnable  d'une  sœur,  sauf  à  exiger  en  retour  la  ten- 
dresse passionnée  d'un  amant;  elle  n'accepte  pas  ton  amour  et  souffri- 
rait pourtant  s'il  fallait  qu'elle  le  perdît.  Les  femmes  ne  se  soucient 
guère  de  la  logique,  et  peu  leur  importe  de  se  mettre  en  contra- 


ANDRÉE.  253 

diction  avec  elles-mêmes,  surtout  dans  les  affaires  de  cœur.  Nos 
sentimens,  à  nous  autres  hommes,  sont  en  général  francs  de  ton, 
un  peu  crus  peut-être  :  elles,  au  contraire,  aiment  les  demi-teintes, 
les  coloris  doux,  dont  les  dégradations  insensibles  dissimulent  le 
passage  de  l'indillêrence  à  l'intérêt,  de  l'intérêt  à  la  sympathie,  et 
de  la  sympathie  à  l'amour.  Tant  que  la  passion  ne  les  a  pas  touchées, 
elles  se  plaisent  à  rester  dans  le  clair-obscur.  C'est  ce  que  fait  Andrée  : 
elle  t'aime  et  ne  l'aime  pas. 

((  Le  malheur,  vois-tu,  mon  pauvre  bon  Jacques,  c'est  que  ta 
nature  droite  et  simple  se  trouve  aux  prises  avec  une  nature  encore 
bien  plus  complexe  que  ne  le  sont  d'ordinaire  ces  ondoyantes  natures 
féminines.  Tu  as  cru,  n'est-ce  pas,  que  pour  te  faire  aimer,  il  suffi- 
sait d'aimer  toi-même  passionnément,  d'être  honnête,  constant, 
résigné,  de  mettre  à  ses  pieds  l'adorable  douceur  des  forts?  Eh! 
non,  mon  ami,  il  y  fallait  autre  chose  encore*  Au  lieu  de  chercher 
à  l'apitoyer  sur  les  souffrances  de  ton  amour  malheureux,  que 
n'as-tu  piqué  sa  curiosité,  éveillé  sa  jalousie,  flatté  son  ambition, 
rugi  enhn  au  lieu  de  bêler  !  Quand  tu  as  vu  que  la  porte  de  son 
cœur  était  close,  que  n'as-tu  frappé  à  celle  de  son  esprit?  Tu  m'as 
dit,  et  je  le  crois,  qu'Andrée  n'avait  pas  encore  aimé  :  sois  assuré 
que  c'est  par  l'intelligence,  non  par  le  sentiment  qu'elle  sera  prise, 
et  que  l'art,  la  littérature  ou  la  musique  joueront  un  rôle  capital 
dans  son  premier  amour.  Toujours  la  crainte  d'être  bourgeoise  ! 

«  Or  qu'as-tu  lait  pour  t'emparer  d'elle,  pour  la  dominer  de  toute 
la  hauteur  de  ton  savoir,  de  ton  talent,  de  ton  éloquence?  Crois- 
moi,  Jacques,  de  toutes  les  manières  de  dompter  une  femme,  l'une 
des  meilleures,  la  plus  sûre  peut-être,  est  de  se  montrer  tellement 
supérieur  à  elle,  qu'elle  puisse,  en  vous  aimant,  satisfaire  le  vague 
besoin  d'adorer  sans  comprendre  qui  les  tourmente  toutes  et  incline 
cet  être  crédule  à  la  génuflexion  devant  l'amant,  comme  devant  le 
prêtre.  Ah!  si  j'avais  été  à  ta  place,  comme  il  me  semble  que  j'au- 
rais gagné  la  partie  au  lieu  de  la  compromettre  I  Mais  quoi  I  tu  n'as 
pas  su  jouer  de  l'instrument,  et  tu  t'étonnes  ensuite  qu'il  ne  rende 
sous  tes  doigts  que  des  fausses  notes  1 

«  Je  te  gronde,  au  lieu  de  te  réconforter.  Cela  serait  presque  cruel 
si  l'intérêt  que  je  te  porte  n'était  tout  à  la  fois  l'explication  et  l'excuse 
de  ma  vivacité.  Tu  as  voulu  que  je  te  disse  tout  :  je  ne  t'ai  rien 
caché,  ni  des  travers  que  j'aperçois  dans  Andrée,  ni  des  fautes  que 
je  crois  avoir  été  commises  par  toi.  La  situation  est  d'ailleurs  la 
même  qu'à  ton  départ;  elle  s'ennuie  visiblement,  beaucoup  plus 
encore  aux  Charmilles  qu'à  Paris,  et  pense  à  toi  plus  souvent  qu'elle 
ne  voudrait  en  convenir.  L'autre  soir,  elle  a  chanté,  très  joliment 
ma  foi  !  et  avec  un  singulier  charme  de  douceur  mélancolique  la 
romance  : 


254  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

Ah!  si  vous  saviez  comme  on  pleure, 
De  vivre  seul  et  sans  foyers  !.. 

«  Je  ne  crains  pas  de  t' affirmer  qu'elle  a  choisi  ce  morceau  comme 
étant  la  traduction  d'une  pensée  intime  qui  doit  l'obséder  depuis 
ton  départ.  Quand  une  femme  n'a  sous  la  main  ni  son  amie  ni  son 
confesseur,  ni  sa  perruche,  c'est  à  son  piano  qu'elle  raconte  ses 
petits  secrets  et  la  musique  devient  le  truchement  discret  des  peines 
inavouées  de  son  cœur.  Évidemment  elle  songeait  à  toi  en  modu- 
lant ces  vers  exquis.  J'en  étais  tout  heureux  et  me  réjouissais  de 
voir  que  la  pente  de  sa  rêverie  la  conduisait  doucement  vers  mon 
pauvre  exilé.  Mais,  le  lendemain,  elle  a  gâté  ma  joie  par  deux  ou 
trois  mots  peu  aimables  pour  toi.  A  propos,  tu  ne  m'avais  pas  dit 
qu'elle  eût  de  l'esprit,  et  du  plus  mordant  au  besoin.  J'en  sais  quel- 
que chose,  car  elle  a  bien  voulu  prendre  la  peine  de  me  décocher 
plusieurs  traits  :  il  est  vrai  que  son  père  a  eu  part  à  cette  distribu- 
tion d'épigrammes.  Maxime,  plus  heureux,  a  été  épargné.  Est-ce 
comme  indigne?  Je  l'espère.  Les  chiens  et  les  chevaux  ont  décidé- 
ment pris  possession  de  sa  vie.  Or  Platon  prétend  qu'on  finit  par 
devenir  semblable  à  l'objet  de  sa  contemplation  :  dis  donc  à  Maxime 
qu'il  s'occupe  trop  de  bêtes. 

«  Que  te  dirai-je  encore,  avant  de  clore  cette  interminable  lettre? 
M.  de  Garamante  n'est  pas  au  Pavillon;  je  crois  qu'il  voyage.  Nous 
attendons  aux  Charmilles  plusieurs  visites  ;  des  amis  du  fils  Passe- 
mard,  je  crois.  Pas  le  moindre  petit  projet  matrimonial  sous  roche 
jusqu'ici,  à  ma  connaissance.  Un  mot  de  M.  de  Garamante  m'avait 
donné  des  inquiétudes  au  sujet  d'un  certain  Morincourt  que  tu  n'aimes, 
pas  beaucoup,  je  crois,  et  de  qui  j'ai  entendu  parler  il  y  a  quelques 
années  au  quartier  latin.  H  est  venu  deux  ou  trois  fois  boulevard 
Malesherbes  après  ton  départ,  mais  n'a  pas  mis  les  pieds  aux  Char- 
milles. Celui-là  ne  me  paraît  pas  très  menaçant.  En  somme,  calme 
plat,  ennui,  désœuvrement.  On  lit  des  romans,  on  semble  dégoûtée 
de  la  peinture,  on  fait  un  peu  de  musique  ;  on  bâille  sa  vie  en 
attendant  l'oiseau  bleu.  Peut-être  pourrais-tu  lui  écrire;  mais  de  la 
prudence,  surtout!  Parle  de  ton  voyage,  de  tes  impressions,  de  ton 
travail  :  pas  un  mot  de  ton  amour.  Il  faut  lui  laisser  croire,  comme 
j'ai  commencé  de  le  faire,  que  l'éloignement  et  l'absence  agissent 
sur  toi,  et  que  tu  es  entré  déjà  dans  la  période  de  l'apaisement,  qui 
précède  celle  de  l'oubli.  Crois-moi;  suis  mon  conseil,  tu  t'en  trou- 
veras bien. 

K  Cordialement  et  toujours  à  toi. 

«  Henri. 

«  J'oubliais  de  te  dire  qu'il  est  arrivé  la  semaine  dernière  un  volume 
de  vers,  avec  dédicace  de  l'auteur,  Morincourt,  à  Andrée.  J'ai  passé 


ANimÉE.  255 

une  soirée  à  lui  lire  (aussi  mal  que  possible)  des  morceaux  de  cet 
ouvrage.  Ta  devines  quels  commentaires  ont  dû  accompagner  cette 

lecture  !  Tu  aurais  été  content  de  moi  ! » 

Mareuil  relut  sa  lettre,  la  mit  sous  enveloppe  et  sortit  pour  la 
porter  lui-Uiême  au  bureau  de  poste  du  village  voisin.  Sur  le  palier 
du  premier  étage,  il  rencontra  Andrée,  qui  sortait  de  sa  chambre. 

—  Eh  bien!  monsieur,  dit-elle,  avez-vous  bien  travaillé?  On  ne 
vous  a  pas  vu  de  l'après-midi  :  moi  qui  voulais  vous  proposer  une 
promenade  en  forêt!  J'espère  au  moins  que  votre  article  est  fini... 
Et  où  allez-vous  maintenant?  Chercher  de  l'appétit  dans  le  parc 
avant  dîner? 

—  Non,  je  vais  jeter  une  lettre  à  la  poste  aux  Plâtreries. 

—  Inutile  de  prendre  cette  peine.  Donnez-moi  votre  lettre  ;  Bap- 
tiste la  portera  dans  un  moment  avec  celles-ci  que  je  viens  d'écrire. 

Henri,  un  peu  embarrassé,  aurait  bien  voulu  trouver  une  échap- 
patoire; mais  comprenant  que  la  moindre  hésitation  serait  offen- 
sante pour  la  jeune  fille  et  ridicule  pour  lui-même,  il  prit  la  lettre 
dans  son  portefeuille  et  la  tendit  à  Andrée. 

—  Oh  1  mais  c'est  un  volume,  dit-elle,  il  y  aura  une  surtaxe!.. 
Tiens,  c'est  pour  l'Italie!..  Monsieur  Mareuil,  vous  faites  donc  cor- 
riger vos  articles  par  Jacques?  fit-elle  avec  son  sourire  le  plus 
moqueur...  Je  ne  l'aurais  pas  cru. 

—  Ce  n'est  pas  un  article,  mademoiselle,  c'est  une  étude  de  psy- 
chologie que  je  lui  envoie.  Je  le  prie  non  de  la  corriger,  mais  de  la 
méditer. 

—  Ah  !..  De  la  psychologie  féminine, n'est-ce  pas?  C'est  bien  inté- 
ressant, alors,  et  très  profond  sans  doute? 

—  Je  ne  sais.  Il  en  jugera,  répondit- il  avec  un  peu  d'impa- 
tience, agacé  par  le  persiflage  indiscret  de  la  jeune  fille.  —  Sans  se 
laisser  déconcerter,  elle  reprit  : 

—  Monsieur  Henri,  est-ce  le  bien  que  vous  lui  dites  de  moi  qui  rend 
votre  lettre  si  lourde?..  Yous  ne  répondez  pas...  Alors  je  vois  que 
je  suis  joliment  drapée!  Yous  avez  tort,  car  moi  je  pense  beaucoup 
de  bien  de  vous;.,  mais  oui,  beaucoup,  je  vous  assure... 

Et  elle  laissa  Henri  tout  interloqué  sur  le  paUer, 


XI. 


Six  semaines  plus  tard,  vers  le  milieu  de  septembre,  Henri  pre- 
nait un  matin  le  frais  à  sa  fenêtre,  lorsqu'un  bruit  de  grelots  retentit 
dans  le  lointain  sur  la  grand'route,  dominant  le  grondement  sourd 
des  roues  d'une  voiture,  le  cliquetis  métallique  de  fers  de  chevaux 
frappant  les  pavés  et  une  clameur  confuse  qui  semblait  être  le  refrain 


256  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

de  quelque  chanson.  Bientôt  le  jeune  homme  perçut  le  refrain  d'une 
de  ces  ineptes  chansons  de  café-concert  dont  le  mérite  se  mesure  à 
la  profondeur  de  la  niaiserie,  et  qui  font  les  délices  du  peuple  le  plus 
spirituel  de  l'univers. 

Mareuil  donnait  au  diable  les  fâcheux  qui  troublaient  sa  rêverie, 
quand  le  vacarme  des  roues  et  des  sabots  rebondissant  sur  la  pierre 
cessa  tout  à  coup  et  fut  remplacé  par  un  grincement  de  sable  écrasé. 
La  voiture  venait,  en  effet,  de  franchir  la  grille  du  parc  :  quelques 
instans  après,  un  grand  break,  conduit  par  Maxime  qui  avait  pris  et 
occupait  avec  beaucoup  d'autorité  la  place  du  cocher,  décrivait  une 
courbe  savante  en  débouchant  devant  la  façade  du  château,  et  s'ar- 
rêtait au  pied  du  perron.  Trois  jeunes  gens  mirent  pied  à  terre,  tan- 
dis que  les  domestiques  s'emparaient  de  leurs  valises.  Après  avoir 
flatté  les  chevaux,  échangé  sur  eux  quelques  observations,  d'un  air 
de  connaisseurs,  loué  la  régularité  du  demi-cercle  tracé  dans  le 
sable  par  les  roues,  ils  entrèrent  avec  Maxime  dans  le  salon,  qu'un 
double  escalier  de  pierre  faisait  communiquer  avec  le  parc. 

—  Allons,  bon!  pensa  Henri,  voici  les  amis  de  Maxime  !..  Nous 
étions  pourtant  si  bien  sans  eux  ? 

Et  il  quitta  en  soupirant  l'appui  de  sa  fenêtre. 

Il  commençait,  en  effet,  à  prendre  goût  à  la  vie  paisible  qu'on 
menait  aux  Charmilles.  Trois  fois  par  semaine,  M.  Passemard, 
appelé  à  Paris  par  ses  affaires,  partait  dès  le  matin  et  ne  rentrait 
qu'à  l'heure  du  dîner,  avec  ou  sans  Maxime,  que  des  intérêts  d'un 
autre  ordre  retenaient  souvent.  Ces  absences  n'alarmaient  plus 
M"^®  Passemard  depuis  le  jour  où  son  mari  lui  avait  expliqué,  argu- 
ment sans  réplique,  que  tous  les  jeunes  gens  du  monde  font  des 
fredaines.  «  Laisse-le  jeter  sa  gourme,  disait-il,  ça  me  regarde  !  Je 
saurai  bien  l'arrêter  quand  il  sera  temps  !  Tu  ne  vois  donc  pas 
qu'il  est  fort  comme  un  Turc,  ton  Maxime!...  J'ai  fait  comme  lui, 
moi  qui  te  parle,  »  ajoutait- il  d'un  petit  air  scélérat.  M"""  Passe- 
mard s'était  donc  depuis  longtemps  résignée  à  voir  son  fils  prendre 
les  habitudes  de  ces  précoces  viveurs  qui,  fourbus  à  trente  ans,  se 
traînent  sur  leurs  boulets  quelques  années  encore  et  tombent  épui- 
sés sur  la  Utière  du  mariage,  dans  un  état  voisin  de  celui  qui  fait 
envoyer  les  chevaux  à  l'équarrissage.  Certaine  mine  avantageuse 
que  Maxime  se  donnait  quelquefois,  en  partant  pour  Paris,  l'air  de 
mystère  qu'il  prenait  en  ouvrant  ses  lettres,  la  préoccupaient  fort. 
Elle  soupçonnait  qu'il  était  aimé  d'une  femme  du  monde,  et  la 
fierté  était  grande,  pour  cette  bourgeoise,  de  penser  que  son  Maxime 
avait  su  contracter  une  liaison  si  distinguée.  Parfois  elle  prenait  son 
fils  dans  ses  bras  et  iaisait  pleuvoir  sur  son  cou,  sur  ses  joues, 
une  averse  de  baisers  humides.  Elle  disait,  entre  deux  de  ces  baisers 
donnés  à  pleine  bouche  :  «  Dieu,  que  tu  es  beau,  mon  filsl  »  Henri, 


ANDREE.  257 

témoin  de  ces  effusions,  avait  dû  plus  d'une  fois  se  détourner  pour 
cacher  un  sourire. 

Que  M.  Passemard  allât  ou  non  à  Paris,  Mareuil  restait  aux  Char- 
milles en  compagnie  d'Andrée  et  de  sa  mère.  Le  raffmeur,  plein  de 
confiance  dans  le  savoir  et  l'habileté  de  son  secrétaire,  lui  laissait  la 
direction  de  toute  la  correspondance  politique  qu'il  entretenait  avec 
les  électeurs  influens  de  la  circonscription,  les  comités  républicains 
de  Paris  déjcà  organisés  en  vue  de  la  grande  lutte  qui  se  préparait,  et 
les  journaux  de  la  capitale  ou  du  département.  Doué  d'une  rare  facilité 
de  travail,  Henri  expédiait  toute  sa  besogne  en  quelques  heures,  pen- 
dant la  matinée,  et  passait  le  plus  souvent  les  après-midi  auprès  d'An- 
drée. 11  avait  dans  l'esprit  un  tour  frondeur  qui  étonnait  et  charmait  la 
jeune  fille,  habituée  à  prendre  laborieusement  le  contre-pied  de  l'opi- 
nion commune,  mais  incapable  de  jongler  comme  lui,  sans  efïort  ni 
apprêt,  avec  les  plus  brillans  paradoxes.  Sa  verve  railleuse  inquié- 
tait Andrée,  qui  ne  parvenait  pas  toujours  à  la  déconcerter,  et  qui, 
d'ailleurs,  péchait  trop  souvent  contre  le  naturel  et  la  simplicité 
pour  ne  pas  redouter  d'instinct  la  perspicacité  aiguë  d'un  homme 
unissant  le  goût  de  l'observation  au  don  de  l'ironie.  Le  scepticisme 
absolu  que  Mareuil  faisait  profession  d'étendre  à  tout,  et  dont  il 
affectait  de  tempérer  les  rares  enthousiasmes  qu'il  se  permettait, 
comme  s'il  avait  poussé  la  crainte  d'être  dupe  jusqu'à  se  défier  de 
lui-même,  paraissait  à  Andrée  la  marque  de  l'homme  tout  à  fait 
supérieur.  Elle  admirait  en  secret,  et  non  sans  une  pointe  d'envie, 
la  subtilité  d'un  esprit  habile  à  discerner  et  à  rendre  mille  nuances 
de  pensée  insaisissables  pour  elle,  cette  imagination  vive  qui  lui 
avait  été  refusée  à  elle-même,  cette  intelligence  souple,  ailée, 
d'étendue  plus  vaste  et  de  qualité  plus  fine  que  la  sienne,  cette 
parole  facile,  colorée,  qui  touchait  tous  les  sujets  avec  une  grâce 
d'abeille  voltigeant  sur  des  fleurs.  Henri,  de  son  côié,  trouvait  une 
satisfaction  d'amour-propre  à  voir  la  fille  de  M.  Passemard  rempla- 
cer peu  à  peu  les  épigrammes  par  des  égards  et  montrer,  en  une 
foule  de  petites  circonstances,  le  cas  qu'elle  faisait  de  lui.  Andrée 
commençait  à  le  consulter,  à  lui  emprunter  des  jugemens,  des 
mots,  jusqu'à  des  formes  de  phrase;  en  littérature,  en  politique,  il 
lui  arrivait  de  modeler  ses  opinions  sur  celles  de  Mareuil.  C'est 
ainsi  qu'elle  abandonnait  George  Sand ,  Feuillet  et  Musset  pour 
passer  à  Balzac.  De  même,  elle  afiéctait  de  parler  avec  mépris  de 
la  république  parlementaire  et  orléaniste,  s'élevait  violemment' 
contre  le  scrutin  d'arrondissement  et  lançait  à  tort  et  à  travers 
des  professions  de  foi  qui  sentaient  le  jacoiiinisme.  Henri  ne  disait 
mot  et  riait  en  lui-même  au  spectacle  des  belles  indignations  qui 
enflammaient  alors  la  famille  Passemard  :  c'était  comme  une  sorte 

TOME   LXII.   —   1884.  17 


258  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

de  représaille  que  sa  pauvreté  exerçait  sur  leur  richesse.  II  goû- 
tait un  plaisir  mauvais  d'ambitieux  sans  le  sou  à  troubler  la  quié- 
tude de  ces  parvenus  opulens  et  jugeait  piquant  de  leur  faire 
jeter,  par  leur  propre  fille ,  l'expression  de  sa  rancune  d'homme 
qui  n'est  pas  encore  parti  contre  ceux  qui  sont  arrivés.  De  toutes 
les  flatteries  qu'on  puisse  adresser  à  un  homme,  la  plus  délicate 
est  assurément  de  faire  la  cour  à  son  esprit,  de  se  parer  de  ses 
idées  comme  on  portait  autrefois  les  couleurs  d'une  belle  en  signe 
d'amoureux  vasselage.  Henri,  touché  de  l'hommage  discret  rendu 
à  son  mérite  par  la  docilité  inattendue  de  la  jeune  fille,  sentait  se 
fondre  de  jour  en  jour  l'espèce  d'aversion  qu'elle  lui  avait  inspirée 
d'abord ,  découvrait  en  elle  des  qualités  qu'il  se  reprochait  presque 
de  n'avoir  point  remarquées  encore  et  se  promettait  bien  de  les 
signaler  à  Jacques  dans  une  nouvelle  lettre,  moins  dure,  moins 
injuste,  qu'il  ne  trouvait  pas  le  temps  d'écrire.  Il  aurait  peut-être 
dû  concevoir  quelque  défiance  de  lui-même  en  sentant  qu'une  force 
douce  et  irrésistible  le  poussait  à  s'abandonner  au  courant  de  sym- 
pathie qui  le  portait  vers  elle.  Mais,  pour  tromper  la  raison,  le  cœur 
a  de  merveilleux  sophismes.  Mareuil  se  persuada  qu'en  prenant 
insensiblement  de  l'ascendant  sur  Andrée,  il  travaillait  seulement 
d'une  manière  plus  efficace  à  faire  triompher  auprès  d'elle  la  cause 
de  son  ami.  De  fait,  il  ne  se  passait  pas  de  jour  qu'il  ne  fit  de 
Jacques  le  plus  magnifique  éloge.  Depuis  quelque  temps,  surtout, 
il  mettait  une  singulière  ardeur  à  vanter  non-seulement  son  cou- 
rage, sa  droiture,  sa  bonté,  l'élévation  de  ses  sentimens,  mais,  ce 
qui  devait  toucher  davantage  une  jeune  ambitieuse,  la  puissance  et 
l'originalité  de  son  talent.  Andrée  l'écoutait  avec  un  imperceptible 
sourire,  d'un  air  quelque  peu  distrait,  sans  jamais  l'interrompre, 
sans  donner  une  marque  d'impatience,  sans  diriger  contre  Jacques 
un  seul  de  ces  sarcasmes  dont  elle  était  naguère  encore  si  pro- 
digue; puis,  après  avoir  en  quelques  mots  d'approbation  banale, 
protesté  de  son  estime  pour  Henriot,  elle  détournait  la  conversa- 
tion. Mareuil,  désormais  en  règle  avec  sa  conscience,  rassuré  contre 
certaines  inquiétudes  vagues  par  la  preuve  qu'il  se  donnait  fré- 
quemment à  lui-même  de  la  sincérité  de  son  dévoûment  et  de 
l'honnêteté  de  sas  intentions,  ne  songeait  plus  alors  qu'à  faire  cha- 
toyer sous  les  yeux  de  la  jeune  fiUe  les  mille  facettes  de  son  brillant 
esprit.  L'amiiié  qui  l'unissait  à  Jacques  était  si  vraie,  si  pure  de 
tout  alliage;  il  faisait  si  bien  cause  commune  avec  lui,  et,  comme 
certains  avocats,  s'identifiait  si  complètement  à  son  client,  qu'il  en 
arrivait  à  voir  dans  son  propre  succès  auprès  de  la  jeune  fille  une 
vengeance  tirée  par  Jacques  lui-même  des  dédains  dont  il  avait  été 
abreuvé  par  elle.  Et  le  temps  coulait  doucement  aux  Charmilles; 
les  longues  causeries,  les  lectures  à  haute  voix,  les  discussions  sans 


ANDRÉE.  259^ 

fm  sur  l'art,  la  littérature,  la  politique,  alternaient  avec  les  excur- 
sions en  voilure  dans  la  plus  belle  forêt  du  monde,  les  courses  à 
pied,  et,  quelquefois,  des  promenades  en  barque  le  long  des  rives 
de  la  Seine,  où  les  iris  sauvages,  aux  feuilles  tranchantes  comme 
des  lames  de  sabre,  se  dressent  sur  la  berge  vaseuse,  au  bord  de 
l'eau  noire  qui  dort  sous  les  vertes  ombrelles  des  nénuphars.  C'est 
pour  cela  que  Mareuil  pestait  contre  ces  amis  de  Maxime,  dont  la 
présence  importune  allait  altérer  la  douceur  de  cette  quiétude  qu'il 
goûtait,  sinon  sans  quelque  trouble  passager,  du  moins  sans  crainte 
et  sans  remords. 

XII. 

Tandis  qu'il  s'habillait  pour  le  déjeuner,  les  jeunes  gens  que 
Maxime  avait  été  chercher  au  chemin  de  fer  causaient  dans  le  salon 
avec  M.  et  M™®  Passemard.  Tous  les  trois  étaient  des  compagnons 
de  plaisir  du  fils  Passemard,  de  ces  amis  de  rencontre  qu'on  recrute 
à  Paris  dans  l'enceinte  du  pesage,  dans  les  écuries  du  cirque,  à 
l'hippique,  autour  du  tapis  vert  d'un  tripot  et  dans  le  boudoir  des 
petites  dames  :  relations  frivoles  où  chacun  des  intéressés  apporte 
une  indilîérence  aifable  et  polie  qui  est  à  l'amitié  ce  que  le  strass 
est  au  diamant. 

Le  plus  âgé,  M.  Gaétan  de  Salbris,  pouvait  avoir  une  trentaine 
d'années.  11  avait  fait  du  mariage  sa  carrière,  quêtait  les  grosses 
dots  avec  une  ardeur  de  limier  et  tombait  en  arrêt  devant  toutes 
celles  qui  passaient  à  portée  de  son  âpre  convoitise.  Il  avait  renié 
sa  famille  d'agriculteurs  aisés  du  pays  chartrain,  quitté  son  nom 
roturier  de  Duval  pour  prendre  celui  d'un  petit  village  voisin  de  la 
ferme  que  son  père  lui  avait  laissée  et  qu'il  s'était  empressé  de 
vendre  ;  signait  «  Salbris  »  sans  la  particule,  comme  d'autres  signent 
u  Broglie  »  tout  court,  affectait  de  ne  s' affubler  d'aucun  titre,  mais 
portail  disciètement  un  tortil  de  baron  au  fond  de  son  chapeau,  à 
l'angle  de  son  mouchoir,  et  une  fleur  de  lis  en  épingle  de  cra- 
vate. Sa  tenue,  toujours  irréprochable,  avait  cette  correction  qu'on 
remarque  dans  la  mise  d'un  garçon  qui  va  bientôt  signer  son  con- 
trat :  de  fait,  il  était  virtuellement  candidat  perpétuel  à  la  main  de 
toutes  les  héritières  de  Paris.  A  force  de  philosopher  sur  son  art, 
Salbris  avait  découvert  que  les  jeunes  filles  à  marier  regardent 
d'un  postulant,  surtout  les  extrémités:  la  tête,  les  mains,  les  pieds, 
et  que  les  mamans  examinent  plutôt  le  centre  :  la  taille,  la  poitrine, 
les  épaules.  De  là  un  peu  de  fantaisie  qu'on  pouvait  reprocher  à  la 
couleur  de  ses  pantalons,  à  la  forme  audacieuse  de  ses  bottines,  h 
la  coupe  de  ses  moustaches  :  tout  cela  était  pour  ces  demoiselles. 
Mais  il  rachetait  ces  concessions  faites  au  goût  frivole  de  la  jeu- 


260  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

nesse  par  la  sévérité  de  ses  redingotes  et  le  puritanisme  du  nœud 
de  ses  cravates  :  gages  donnés  d'avance  à  l'austérité  d'une  belle- 
mère.  De  la  sorte,  il  était  impossible  d'avoir  plus  l'air  d'un  homme 
fait  pour  le  mariage,  puisqu'il  réunissait  en  lui,  sans  être  ni  l'un 
ni  l'autre,  le  double  aspect  du  fiancé  et  du  gendre. 

Ses  prétentions  étaient  formidables  ;  un  million ,  même  avec  de 
belles  espérances  autour,  ne  semblait  pas  à  son  appétit  un  plat  de 
résistance.  11  n'avait  pourtant  à  olTrir  en  échange  qu'une  intelli- 
gence ordinaire,  une  petite  frimousse  assez  insigniliante  de  ténor 
brun,  le  titre  de  chargé  d'affaires  de  la  principauté  de  Monaco,  et 
une  boutonnière  multicolore,  fleurie  de  tous  les  ordres  des  répu- 
bliques de  l'Amérique  du  Sud.  Mais  quoi!  Salbris  était  à  la  mode, 
et  quel  mérite  vaut  celui-là?  On  l'appelait  dans  les  salons  Muguet, 
parce  qu'il  portait  toujours  un  brin  de  cette  fleur  au  revers  de  son 
habit.  Quand  il  entrait  dans  la  salle  du  bal,  un  chuchotement  dis- 
cret faisait  courir  son  surnom  sur  toutes  les  bouches  de  jeunes 
filles,  des  têtes  curieuses  se  penchaient  vers  lui,  des  regards  brû- 
lans  ou  langoureux  imploraient  l'honneur  d'mie  invitation  à  la 
valse,  qu'il  dansait  à  ravir,  et  c'était  plaisir  de  le  voir  se  promener 
au  milieu  du  cercle,  avec  des  mines  un  peu  dédaigneuses  de  sultan 
blasé  qui  ne  sait  à  q<ji  jeter  le  mouchoir.  Depuis  quatre  ou  cinq  ans 
qu'il  cherchait,  Salbris  n'avait  pas  encore  trouvé  ;  mais  sa  confiance 
dans  le  succès  final  n'en  était  nullement  ébranlée.  Outre  les  deux  ou 
trois  douzaines  de  partis  à  peu  près  sortables  qu'il  ne  perdait  jamais 
tout  à  fait  de  vue,  comme  on  pelote  en  attendant  partie,  il  tenait 
en  réserve  une  Mexicaine,  une  juive  et  une  fille  naturelle  de  lord 
anglais ,  toutes  les  trois  prodigieusement  riches ,  mais  encore  un 
peu  jeunettes  pour  être  mariées.  11  les  couvait  avec  soUicitude 
et  l'on  pouvait  surprendre  en  lui,  quand  il  était  auprès  d'elles, 
quelque  chose  de  cet  attendrissement  qu'on  voit  passer  dans  l'œil 
d'un  gourmet,  amateur  de  gibier,  lorsqu'il  regarde, à  la  devanture 
vitrée  d'un  restaurant,  de  jeunes  cailles  déjà  grassts,  mais  pas 
encore  à  point,  qui  prennent  leurs  ébats  dans  la  cage  sans  s  juci  du 
cuisinier.  Salbris  avait  rencontré  deux  ou  trois  fois  Andrée  dans  le 
monde.  11  savait  que  la  maison  était  bonne  et  profilait  de  l'invitation 
de  Maxime  pour  venir  faire  un  complément  d'expertise. 

L'autre  s'appelait  Desrieux.  Ce  jeune  homme,  fils  d'un  entrepre- 
neur de  démolitions,  tenait  de  son  père  deux  beaux  petits  millions 
trouvés  dans  les  plâtras.  11  avait  des  voitures,  des  chevaux  et  l'estime 
de  Salbris,  qui  ne  répugnait  pas  à  se  montrer  autour  du  lac,  molle- 
ment allongé  dans  la  Victoria  de  son  ami,  et  l'aidait  volontiers  à  fumer 
ses  cigares.  Desrieux  possédait  donc  tout  ce  qui  fait  le  bonheur  : 
cent  mille  livres  de  renies,  imagination  point  exigeante,  estomac 
accommodant,  une  jument  primée  lors  du  dernier  concours,  un 


AxNDRÉE.  261 

cocher  très  gras  enlevé  à  lord  Pembroke,  une  maîtresse  très  appré- 
ciée, conquise  sur  le  petit  duc  de  fc'omorostro,  grand  d'Espagne, 
une  tante  à  héritage  de  qui  l'asthme  prenait  depuis  quelque  temps 
une  vilaine  tournure,  enfin  un  joli  talent  au  lawntennis.  Ce  mérite, 
joint  à  celui  de  ses  knickerbockers,dont  on  disait  sur  la  plage  qu'ils 
l'avantageaient  fort,  lui  avait  valu  l'été  passé,  à  Deauville,  une  liai- 
son de  vingt  et  un  jours,  juste  le  temps  d'une  cure  à  Vichy,  avec 
cette  grande  ennuyée  de  princesse  Loubof,  qui  s'intéresse  tant 
aux  exercices  du  corps,  La  princesse  n'accorde  janaais  plus,  sous 
prétexte  qi'un  traitement  ne  gagne  pas  à  être  prolongé:  elle  est 
d'avis  qu'il  vaut  mieux  faire  plusieurs  saisons  par  an.  Malgré  tant 
de  raisons  d'être  heureux,  Desrieux  ne  l'était  pas.  L'hygiène  avait 
pris  possession  de  sa  vie  et  le  tyrannisait.  Il  se  sentait  entouré  d'en- 
nemis invisibles,  de  microbes  innomés,  et  croyait  fermement 
qu'un  régime  sévère  pouvait  seul  conjurer  la  ruine  de  son  orga- 
nisme menacé.  L'aoémie  surtout,  la  pâle  anémie,  l'inquiétait.  Depuis 
certain  jour  qu'il  avait  saigné  du  nez  et  cru  constater  au  fund  de  la 
cuvette  une  diminution  des  globules  rouges  de  son  sang,  Desrieux 
luttait.  Il  prit  du  fer,  du  quinquina,  de  l'eau  d'Orezza  sans  parvenir 
à  se  tuer,  tant  il  était  vigoureux.  Puis  il  se  soumit  à  une  alimen- 
tation systématique  dont  la  recette  lui  fut  confiée  par  un  jockey. 
Ce  martyr  avait  da:is  son  cabinet  de  toilette  les  principaux  instru- 
mens  de  son  supplice  :  des  haltères,  un  trapèze,  des  anneaux.  Il 
emportait  en  voyage  de  petites  barres  parallèles  articulées,  d'inven- 
tion anglaise,  qu'on  montait  ou  démontait  en  un  tour  de  main;  se 
pesait  tous  les  huit  jours,  nu,  dans  une  balance  perfeciionnée,  très 
déhcate,  et  devenait  mélancolique  si  l'instrument  accusait  quelques 
grammes  de  plus  qu'à  la  dernière  séance.  A  ce  prix,  il  obtint  de 
magnifiques  résultats  :  quarante-cinq  centimètres  de  biceps  contre 
soixante -dix  de  taille  seulement.  Mais  l'homme  est  insatiable  et 
l'infini  le  tourmente.  Desrieux  cachait  une  plaie  secrète  :  Marseille, 
le  lutteur,  portait  à  bras  tendu  trois  kilos  de  plus  qu'il  ne  portait 
lui-même. 

Le  troisième  ami  de  Maxime  était  un  mauvais  sujet  qai  répon- 
dait au  nom  prédestiné  de  Passérieux.  Le  père  de  ce  jeune  homme 
avait  acheté  autrefois  une  charge  de  notaire  et  consacré  toute  une 
vie  d'austérité,  d'habit  noir,  de  cravate  blanche  et  de  lunettes  d'or 
à  rassurer  les  officiers  ministériels,  ses  confrères,  que  son  nom  avait 
mis  d'abord  en  défiance  et  quelque  peu  scandalisés.  Passérieux  fils, 
arrivé  à  vingt-cinq  ans,  jeta  le  notariat  aux  orties  sous  prétexte  qu'il 
ne  se  sentait  pas  homme  d'étude  :  mot  qui,  recueilli  par  le  saute-ruis- 
seau, sigualé  par  le  second  clerc  au  premier,  expliqué  par  celui-ci  au 
patron,  et  compris  par  ce  dernier  avec  plus  d'indignation  encore  que 
de  difficulté,  décida  maître  Passérieux  à  instrumenter  sans  retard  et 


2^2  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

vigoureusement.  Son  premier  soin  fut  de  lui  couper  les  vivres  : 
Eugène  se  mit  entre  les  mains  des  usuriers  et  commença  dès 
lors  à  mener  une  vie  si  joyeuse  que  l'écho  seul  de  ses  fredaines  fai- 
sait trembler  sur  la  tête  de  son  père  la  calotte  noire  professionnelle. 
Un  conseil  judiciaire  lui  ayant  été  infligé,  le  drôle  fit  insérer,  par 
représaille,  dans  plusieurs  journaux  une  note  portant  que,  a  réduit 
par  un  père  inhumain  à  la  détresse,  M.  Eugène  Passérieux,  fils  de 
maître  Passérieux,  notaire,  75,  rue  Saint-Honoré,  faisait  connaître  à 
toutes  âmes  charitables  l'horreur  de  sa  situation  et  se  déclarait  prêt 
à  accepter  avec  gratitude,  de  ses  amis  et  connaissances,  même  des 
secours  en  nature.  On  était  prié  d'expédier  les  dons  à  l'adresse  de 
]VP  Rosa,  22,  rue  Bréda,  qui  voulait  bien  se  charger  de  recevoir  les 
offrandes,  n  Cette  mauvaise  plaisanterie  eut  un  succès  fou.  On  ne 
parla  pas  d'autre  chose  pendant  vingt-quatre  heures  sur  le  boule- 
vard. Le  fils  de  M.  Passemard  professait  une  sincère  admiration  pour 
ce  gros  garçon  réjoui,  indiscret,  encombrant,  finaud,  prompt  à  vous 
tutoyer  afin  de  pouvoir  plus  facilement  vous  emprunter  vingt  francs, 
vrai  braconnier  du  boulevard,  qui,  de  sa  chasse  quotidienne  à  la 
pièce  de  cent  sous,  ne  revenait  jamais  bredouille.  Et  c'était  pour 
Maxime  une  vive  satisfaction  de  faire  les  honneurs  des  Charmilles 
à  ces  excellons  bons,  Salbris,  dit  Muguet,  Desrieux,  dit  Loulou,  et 
Passérieux,  dit  Panonceau. 


XIH. 


La  cloche  du  déjeuner  sonnait  lorsque  Henri  entra  au  salon,  où 
Salbris  causait  bals  et  théâtres  avec  Andrée,  tandis  que  Passérieux 
faisait  rire  aux  larmes  M""*  Passemard  ,en  lui  racontant  une  de  ces 
poUssonneries  qu'elle  aimait  et  qui  la  faisaient  rougir,  moitié  de 
plaisir,  moitié  de  honte.  Le  repas  fut  gai.  Maxime  parlait  peu,  buvait 
sec  et  riait  épais  chaque  fois  qu'un  de  ses  amis  ouvrait  la  bouche. 
Son  père,  qui  croyait  devoir  à  sa  qualité  de  futur  député  de  jouer  à 
l'homme  d'état,  causait  affaires  étrangères  avec  Salbris,  se  déclarait 
partisan  de  l'union  des  races  latines  et  demandait  des  renseigne- 
mens  sur  le  commerce  d'exportation  de  la  principauté  de  Monaco. 
Passérieux  narrait  infatigablement  les  menues  anecdotes  de  la 
semaine  :  le  marquis  de  X...  avait  paru  en  maillot  rose,  jupons  de 
gaze  blanche,  à  la  dernière  fête  donnée  par  son  cercle  et  dansé  avec 
beaucoup  de  g.  âce  un  des  pas  les  plus  difficiles  de  la  Subra  dans  le 
ballet  de  Coppélia.  Le  baron  ***,  qui  porte  un  des  plus  beaux 
noms  de  France,  s'était  fait  remisier  de  coulissier  et  s'époumonnait 
à  hurler  tous  les  jours  de  deux  à  quatre,  sous  le  péristyle  de  la 
Bourse  :  «  J'ai  du  Suez!  Je  prends  du  Panama!  »  d'une  voix  aussi 


ANDREE.  263 

retentissante  que  celle  de  son  glorieux  ancêtre  quand  il  criait  :  «  En 
avant  !  »  à  ses  escadrons  de  cuirassiers  sous  le  feu  de  la  redoute 
de  Borodino.  La  petite  Margot,  des  Bouffes,  avait  fait  et  gagné  le 
pari  d'entrer,  à  la  foire  de  Neuilly,  dans  la  cage  de  Bidel;  elle  avait 
même  obtenu  un  grand  succès  en  caressant  la  crinière  noire  de 
Sultan  ;  grisée  par  les  applaudissemens,  elle  avait  alors  dit  en  paro- 
diant la  voix  et  le  geste  de  Sarah  Bernhardt  dans  Ilernani  : 

Vous  êtes  mon  lion  superbe  et  généreux... 

à  quoi  un  des  spectateurs  avait  répliqué  en  criant  :  «  C'est  pas  de 
jeu  :  il  ne  la  mangera  plus  maintenant;  c'est  des  carnassiers,  pas  des 
rongeurs!..  » 

Après  le  déjeuner,  Maxime  proposa  à  ses  amis  de  visiter  les  écu- 
ries. Ils  acceptèrent  avec  cet  empressement  que  de  jeunes  sportsmen 
qui  se  respectent  sont  tenus  de  manifester,  chaque  fois  qu'il  s'agit 
de  rendre  un  hommage  au  roi  de  la  création,  —  lequel  n'est  point 
l'homme,  comme  l'avait  cru  M.  de  BufTon,  mais  le  cheval.  Maxime 
les  entraîna  aussitôt  et  trouva  une  loquacité  qui  ne  lui  était  pas  ordi- 
naire pour  expliquer  les  perfectionnemens  iniroduits  dans  la  dis- 
position des  boxes  et  des  mangeoires,  l'installation  de  la  sellerie  et 
mille  autres  détails  dont  la  précision  prouvait  que  ce  jeune  homme 
possédait  dans  toutes  ses  parties  la  science  du  palefrenier.  Certaine 
indisposition  d'une  des  jumens  alezanes,  un  trouble  intestinal,  le 
préoccupait  fort  depuis  trois  jours.  Il  n'avait  rien  trouvé,  ni  dans 
le  Manuel  du  parfait  vétérinaire,  son  livre  de  chevet,  ni  dans  ses 
souvenirs  ou  son  expérience,  qui  pût  conjurer  le  mal.  Et,  tenez, 
précisément...  Ils  s'approchèrent,  regardèrent  et  délibérèrent  avec 
une  gravité  de  docteurs  appelés  en  consultation.  Muguet  faisait 
bien  un  peu  le  dégoûté  et  le  dédaigneux,  tout  en  supputant  la 
valeur  de  l'écurie  à  cinquante  louis  près;  mais  Loulou  et  Panonceau 
furent  admirables  de  zèle  et  montrèrent  une  étendue  de  connais- 
sances spéciales,  une  sûreté  de  diagnostic  dans  la  recherche  des 
causes,  une  ingéniosité  dans  l'indication  des  remèdes  à  employer, 
qui  leur  valut  l'estime  solide  du  cocher  anglais,  du  groom  et  de 
tout  le  personnel  britannique  de  l'écurie,  réuni  autour  d'eux  avec 
voix  délibérante. 

Pendant  ce  temps-là,  Andrée  causait  avec  Henri,  au  salon. 

—  Monsieur  Mareuil,  vous  n'avez  pas  dit  un  traître  mot  pendant 
le  déjeuner. 

—  Vous  non  plus,  mademoiselle,  permettez-moi  de  vous  le  faire 
remarquer. 

—  Je  m'ennuyais, 

~  Votre  franchise  me  met  à  l'aise  :  moi  aussi. 


26/l  REVUE   DES    DEUX   MONDES, 

—  Comment  trouvez-vous  les  amis  de  mon  frère? 

—  Mademoiselle,  je  ne  tire  jamais  le  premier. 

—  Un  peu  précieux,  ça,  vous  savez?..  Eh  bien  !  soit, je  commence. 
La  jovialité  bourdonnante  de  M.  Passérieux  m'est  odieuse.  Ce  gros 
garçon  est  le  dernier  des  sots. 

—  L'avant-dernier  seulement  :  il  ne  faudrait  pas  décourager 
M.  Desrieux. 

—  Est-ce  que  vous  croyez  vraiment  celui-là  aussi  niais  que  son 
camarade? 

—  Mon  Dieu,  je  ne  pense  pas  que  l'un  ait  un  avantage  appré- 
ciable sur  l'autre.  C'est  un  dead-heat,  comme  ils  disent  dans  leur 
jargon  de  courses. 

—  Et  M.  de  Salbris? 

—  Une  nullité  bien  habillée,  à  ce  qu'il  m'a  semblé. 

—  Je  vous  trouve  sévère  !  Il  a  une  jolie  figure  distinguée  et 
cause  fort  agréablement.  On  l'apprécie  beaucoup  dans  les  salons; 
toutes  les  femmes  sont  coiffées  de  lui... 

—  Elles  pourraient  l'être  aussi  par  lui...  Il  a  tout  le  physique  de 
l'emploi,  des  cheveux  très  pommadés,  l'œil  langoureux...  Je  parie- 
rais qu'il  chante  à  merveille  la  romance  sentimentale... 

—  Vous  savez  qu'il  ne  s'appelle  pas  du  tout  de  Salbris  et  qu'il 
n'est  pas  plus  baron  que  vous? 

—  Que  m'importe!  Si  ça  l'amuse,  c'est  bien  inoffensif. 

—  Comment  !  cela  ne  vous  indigne  pas  de  voir  ainsi  usurper  un 
nom  et  un  titre  ? 

—  Bah!  il  faudrait  se  fâcher  trop  souvent!  L'indignation,  la 
colère,  sont  fatigantes,  parce  qu'elles  veulent  agir,  manifester  au 
dehors.  Mieux  vaut  la  quiétude  intime  du  dédain.  Je  ne  sache  pas 
qu'aucune  forme  de  la  sottise  ou  de  la  vanité  mérite  autre  chose. 
Le  dédain  est  un  spécifique  souverain,  mademoiselle  :  il  se  suffit  à 
lui-même. 

Andrée  resta  silencieuse  pendant  une  seconde,  le  temps  de  bien 
se  pénétrer  de  la  boutade,  qu'elle  trouvait  piquante,  et  de  la  rete- 
nir sous  la  forme  même  dont  il  l'avait  revêtue  ;  puis  elle  reprit  : 

—  Vous  avez  beau  dire,  M.  de  Salbris  est  un  homme  du  monde. 
Je  le  préfère  mille  fois  aux  deux  autres,  et  je  regrette  que  tous  les 
amis  de  mon  pauvre  Maxime  ne  lui  ressemblent  pas.  Quels  jolis 
maris  feront  ce  Desrieux  et  ce  Passérieux,  n'est-ce  pas? 

—  Est-ce  au  point  de  vue  du  mariage  que  vous  les  avez  étudiés 
pendant  le  déjeuner? 

—  Eux?..  Vous  vous  moquez,  je  pense  :  ni  ceux-là  ni  personne, 
entendez-vous  bien  I 

—  Je  sais  quelqu'un  de  qui  ce  mot  ferait  la  joie  et  le  désespoir. 

—  Ah!  oui,  il  y  avait  longtemps  que  vous  ne  m'aviez  parlé  de 


ANDRÉE.  265 

Jacques.  Pas  depuis  hier  soir!..  Vraiment  vous  êtes  d'une  con- 
science, d'un  zèle  admirables!..  Quel  dommage  que  le  prince  de 
Monaco  ne  vous  ait  pas  pris  pour  chargé  d'affaires  au  lieu  du  baron  ! 
C'est  votre  spécialité!  Je  suis  sûre  que  Salbris  ne  sait  pas  comme 
vous  se  dévouer  corps  et  âme  à  une  négociation  laborieuse,  harce- 
ler impitoyablement  la  partie  adverse,  la  presser  avec  d'autant  plus 
d'ardeur  qu'elle  met  plus  de  soin  à  se  dérober...  Il  n'y  a  qu'un  mal- 
heur, monsieur  Mareuil  :  spîritus  flut  uhivulil..  Traduisez  comme 
vous  l'entendrez... 

Elle  lança  cette  tirade  d'une  voix  un  peu  âpre,  mordante  d'iro- 
nie, et  c'est  seulement  aux  derniers  mots  que  son  irritation  parut 
se  fondre  dans  un  sourire  ambigu  comme  ses  paroles.  Henri  restait 
debout  devant  une  des  fenêtres  du  salon,  consterné  par  ce  tour  de 
violence  qu'avait  pris  tout  à  coup  une  conversation  commencée  sur 
le  ton  du  badinage.  Andrée  le  considéra  un  moment  avec  cette  sorte 
de  satisfaction  qu'elle  éprouvait  toutes  les  fois  qu't-lle  parvenait  à 
déconcerter  sa  présence  d'esprit  et  à  faire  acte  de  domination  sur 
lui.  Voyant  qu'il  ne  répliquait  rien  : 

—  A  tout  à  l'heure  !  dit-elle.  Je  vais  rejoindre  mon  père,  ma  mère 
et  ces  messieurs  dans  le  parc.  Venez  nous  retrouver  bientôt,.,  si  tou- 
tefois vous  n'avez  pas  d'article  à  faire  aujourd'hui. 

Et  elle  sortit. 

Mareuil  ne  fit  qu'un  bond  jusqu'à  sa  chambre,  s'enferma  à  double 
tour  et  se  mit  à  rouler  des  cigarettes,  qu'il  jetait  dans  la  cheminée 
apr^s  quelques  bouffées  :  symptôme  ordinaire  d'une  violente  agita- 
tion chez  les  fumeurs.  Il  se  promena  ensuite  de  long  en  large  pen- 
dant trois  quarts  d'heure,  s'assit  à  plusieurs  reprises  devant  sa  table, 
trempa  vingt  fois  sa  plume  dans  l'encrier  sans  trouver  à  écrire  autre 
chose  que:  u  Mon  cher  Jacques;  »  et,  enfin,  s'étendit  sur  le  canapé 
pour  dormir.  Il  ne  parvint  pas  même  à  s'assoupir  un  instant,  se 
redressa  en  jurant,  et,  pour  rafraîchir  sa  tête  alourdie,  se  plongea 
le  visage  dans  la  cuvette  pleine  d'eau.  Puis  il  poussa  les  contre- 
vens,  qu'on  fermait  dans  l'après-mir .  afin  de  tamiser  l'éclat  du 
soleil  et  se  mit  à  la  fenêtre.  Sur  la  pelouse,  à  quelque  distance  du 
château,  Maxime,  ses  amis  et  Andrée  jouaient  au  crocket,  et  Henri, 
de  son  second  étage,  percevait  le  son  mat  que  rendent  les  boules 
frappées  par  les  maillets.  M.  et  M"'^  Passemard,  assis  sur  un  banc 
rustique,  suivaient  la  partie  et  paraissaienr  prendre  le  plus  vif  inté- 
rêt aux  exploits  de  Desrieux.  Sans  trop  savoir  pourquoi,  Mareuil  tira 
les  volets  et  se  mit  à  observer  parles  intei-stices  des  lamelles,  il  crut 
remarquer  que  deux  ou  trois  fois  Andrée  leva  la  tête  et  regarda  dans 
la  direction  du  château.  La  grosse  voix  de  Passérieux  montait  par 
momens  jusqu'à  lui  :  «Bravo,  Loulou!..  A  toi,  Maxime!..  Piaté, 
mon  bon!..  Allons,  mademoiselle,  au  troisième  arceau!  » 


266  REVUE   DES    DEUX   MONDES, 

«  Prends  garde  !  tu  vas  montrer  ton  mollet  !  »  criait  Maxime  à  sa 
sœur.  «  Brute,  va!  »  grommela  Henri,  et  il  se  sentit  envahi  sou- 
dain par  une  colère  telle,  qu'ayant  quitté  la  fenêtre  pour  faire  deux 
ou  trois  tours  dans  la  chambre  d'un  pas  saccadé,  il  prit  sa  canne 
qui  traînait  dans  un  coin  et  en  déchargea  un  coup  furieux  sur  le 
canapé.  Un  peu  de  poussière  sortit  du  meuble,  et  le  jeune  homme 
resta  là,  immobile,  regardant  sans  penser  à  rien  les  atomes  dorés 
qui  dansaient  dans  un  rayon,  tandis  que  sa  bouche  répétait  machi- 
nalement :  «  Brute,  va!  iDrute,  va!  »  Il  revint  à  son  poste  d'obser- 
vation. La  partie  était  finie.  A  la  prière  de  ses  amis,  Desrieux  pro- 
cédait à  quelques  tours  de  force  ou  d'adresse  :  il  marchait  sur  les 
mains,  soulevait  une  chaise  avec  ses  dents  et  la  faisait  passer  par- 
dessus sa  tête,  enlevait  de  terre  Maxime  et  Passérieux ,  puis  se 
mettait  à  courir  autour  de  la  pelouse  en  les  portant.  Ces  exercices 
ne  laissaient  pas  d'intéresser  Mareuil  :  car  l'âme,  lorsqu'elle  est 
profondément  émue,  s'efforce  de  trouver,  dans  les  circonstances 
extérieures,  même  les  plus  futiles,  une  diversion  à  ses  soucis. 
Mais,  tout  à  coup,  le  jeune  homme  s'aperçut  qu'Andrée  et  Sa'bris 
n'étaient  plus  là ,  et  il  lui  fut  désormais  impossible  de  prêter  la 
moindre  attention  aux  ébats  athlétiques  de  Desrieux.  11  n'entendit 
pas  Maxime  dire  à  son  père  :  «  Hein!  papa,  quelle  performance!  » 
sur  le  ton  de  la  plus  profonde  admiration.  Il  ne  vit  point  Passérieux 
traîner  Loulou,  qui  résistait  mal,  vers  M"^^  Passemard  et  contraindre 
cette  mère  de  famille  effrayée  à  tâter,  en  poussant  de  petits  cris  de 
surprise  et  de  pudeur,  le  bras  noueux  de  Desrieux,  et  son  poignet, 
où  les  tendons  saillaient  sous  la  peau  comme  des  cordes  de  violon- 
celle. Mareuil  s'absorbait  dans  cette  pensée  unique  :  Où  sont-ils? 
Et  repoussant  violemment  les  volets  qui  l'empêchaient  de  bien  voir, 
il  tâcha  de  les  découvrir,  il  fouilla  du  regard,  avec  une  singulière 
acuité,  les  taillis  où  serpentent  de  petits  sentiers  ombreux,  les  allées 
bordées  de  hêtres  et  de  charmes,  la  grande  avenue  qui  s'allonge 
dans  la  direction  de  la  forêt  entre  deux  rangées  de  platanes.  Une 
phrase  d'Andrée  susurrait  dans  sa  mémoire  avec  l'importunité  irri 
tante  d'un  bourdonnement  de  moustique  :  «  Il  a  une  jolie  figure  dis" 
tinguée  et  cause  fort  agréablement.  » 

—  Qu'est-ce  que  vous  regardez  donc  comme  ça,  monsieur  Mareuil? 
lui  cria  tout  à  coup  d'en  bas  M.  Passemard.  Venez  donc  nous  rejoindre; 
nous  descendons  à  la  Seine;  ces  messieurs  vont  se  baigner.  Venez! 
venez  ! 

Le  son  de  cette  grosse  voix  méridionale,  qui  roulait  les  r  comme 
les  gaves  de  Pyrénées  roulent  leurs  galets,  eut  pour  effet  de  pro- 
duire dans  tout  l'êlre  de  Mareuil  une  sorte  de  détente.  Il  passa  la 
main  sur  son  front  et  fut  tout  étonné  de  le  trouver  brûlant  :  «  Allons 
pensa-t-il,  le  sauterne  de  ce  matin  m'a  fait  mal.  Décidément,  je  ne 


ANDREE.  267 

porte  pas  bien  le  vin  blanc.  11  faut  se  secouer.  »  Il  prit  son  cos- 
tume de  bain  et  le  roula  dans  un  peignoir.  A  ce  moment,  il  aper- 
çut au  fond  du  parc  Andrée  et  Salbris  qui  traversaient  une  allée. 
Il  les  suivit  un  moment  du  regard,  les  sourcils  un  peu  froncés,  puis 
détourna  les  yeux,  haussa  les  épaules  dédaigneusement,  et,  met- 
tant le  paquet  sous  son  bras,  il  sortit  en  disant  :  «  Ah!  par  exemple, 
c'est  trop  bête!..  Après  tout,  qu'est-ce  que  cela  me  fait?  » 

XÏV. 

Il  traversa  le  parc  sans  se  presser,  en  passant  par  de  petits  che- 
mins herbeux  dont  il  aimait  la  solitude  et  la  fraîcheur  humide. 
Quand  il  arriva  sur  le  bord  de  la  Seine,  à  l'endroit  où  d'ordinaire 
on  amarrait  le  bateau,  en  face  de  la  porte  verte  qui  met  la  propriété 
en  communication  avec  le  chemin  de  halage,  il  vit  que  tout  le 
monde  avait  traversé  la  rivière  et  dut  se  faire  passer  sur  l'autre 
bord  par  un  pêcheur.  On  l'accueillit  avec  de  grands  cris  :  «  Pares- 
seux !  dormeur  !  Il  est  allé  faire  la  sieste  !  Venez  vite  nous  aider  à 
dresser  la  tente  !  »  Andrée,  en  effet,  avait  déclaré  que  l'eau  devait 
être  encore  assez  chaude  pour  qu'elle 'pût  prendre  un  bain.  On  était 
donc  venu  chercher  une  place  commode  :  un  petit  coin  de  prairie 
sur  le  bord  d'une  grève  de  sable  fin,  trois  ou  quatre  grands  peupliers 
dont  la  feuille  inquiète  tremblait  en  bruissant  au  moindre  souffle  de 
l'ai]',  et,  çà  et  là,  des  bouquets  de  saules  qui  devaient  servir  de 
cabines  aux  hommes.  IVP®  Passemard  avait  risqué  une  timide  obser- 
vation au  nom  des  convenances  :  elle  fit  remarquer  tout  bas  à  son 
mari  qu'on  était  bien  nombreux,  que  Maxime  pouvait  mettre  seu- 
lement des  caleçons  et  non  des  costumes  complets  à  la  disposition 
de  ces  messieurs.  Mais,  comme  d'ordinaire,  elle  ne  fut  pas  écoutée. 
Hector  se  contenta  d'abaisser  sur  la  pauvre  Cassandre  un  regard 
dédaigneux,  et  haussant  les  épaules:  «  Si  tu  crois  que  ta  fille...  » 
Il  n'acheva  pas,  heureusement.  Un  paysan,  à  cinquante  mètres  de 
là,  taquinait  les  goujons  qui  le  lui  rendaient  bien,  à  en  juger  par  sa 
mine  encore  plus  mélancolique  que  ne  l'est  de  coutume  l'air  du 
pêcheur  à  la  ligne.  Passemard  jugea  sans  doute  que  ce  mécontent 
devait  avoir  un  tempérament  d'opposition,  car  il  l'entreprit,  pen- 
dant qu'on  se  déshabillait,  sur  les  méfaits  du  gouvernement  de 
Mac-Mahon  et  les  prochaines  élections,  après  quoi,  il  déclina  son 
nom,  lui  donna  cent  sous  pour  l'aider  à  se  le  rappeler,  et  revint  en- 
se  frottant  les  mains,  convaincu  que  le  pêcheur  avait  mordu  :  ce 
qui  prouverait  que,  pour  prendre  hommes  ou  poissons,  il  est  tou- 
jours nécessaire  au  préalable  d'amorcer. 

Passérieux  avait  déjà  piqué  sa  tête  avec  Maxime  et  prenait  les 
ébats  bruyans  d'un  jeune  cachalot  qui  folâtre.  Desrieux,  immobile 


268  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sur  la  rive,  les  jarrets  tendus,  la  taille  bien  cambrée,  la  poitrine  en 
avant,  les  bras  un  peu  écartés  du  torse,  comme  s'il  avait  porté 
sous  chacun  d'eux  d'invisibles  dictionnaires,  faisait  valoir  au  grand 
soleil  la  puissante  musculature  de  son  corps  d'athlète  et  semblait 
adresser  une  muette  provocation  à  quelque  lutteur  sur  l'autre  bord. 
Quant  à  Salbris,  il  s'était  récusé  après  un  peu  d'hésitation  :  l'eau 
froide  irritait  ses  nerfs,  l'empêchait  de  dormir.  Il  n'ajoutait  pas 
qu'elle  dérangeait  ses  cheveux  et  défrisait  sa  moustache.  Henri 
avait  fini  de  revêtir  son  costume  et  allait  se  jeter,  lorsque  Andrée 
lui  cria  sous  la  tente  :  «  Monsieur  Mareuil,  monsieur  Mareuil,  atten- 
dez-moi pour  me  donner  la  main  en  entrant  ;  j'aurais  peur  toute 
seule.  » 

Al"'^  Passemard  appuya  aussitôt  :  «  Oui,  oui,  vous  êtes  très  bon 
nageur,  je  vous  confie  ma  fille.  Veillez  sur  elle  et  prenez  bien 
garde  aux  herbes.  »  Desrieux  se  décida  enfin  à  plonger  :  ce  qu'il 
fit  avec  méthode,  les  bras  tendus  de  toute  leur  longueur  au-dessus 
de  sa  tête,  les  deux  mains  réunies  par  la  pointe  des  doigts,  le  buste 
dessinant  une  courbe  gracieuse.  M.  Passemard  étendu  sur  l'herbe 
causait  avec  Salbris,  qui  paraissait  s'intéresser  prodigieusement  à 
l'industrie  sucrière  et  en  particulier  à  la  raffinerie  de  Saint-Denis. 

—  Trois  cent  mille  pains  cette  année!  C'est  magnifique!..  Année 
exceptionnelle,  sans  doute? 

—  Mais  non,  pas  du  tout.  Année  moyenne,  cher  monsieur,  année 
moyenne  ! 

La  voix  d'Andrée  se  fit  entendre  de  nouveau  : 

—  Maman,  je  ne  puis  pas  parvenir  à  arranger  mes  cheveux. 
Aide-moi  donc. 

Elle  déboutonna  le  haut  de  la  fente  qui  sert  de  porte  à  ces  tentes 
de  bain,  et  par  l'entrebâillement,  passa  la  tête.  Henri  vit  un  cou 
blanc,  fluet,  perdu  comme  un  fuseau  dans  une  masse  de  cheveux  en 
désordre,  toison  splendide,  pleine  de  rayons  de  soleil,  qui  coula  avec 
des  ruissellemens  fauves  sur  le  coutil  gris,  et  que  les  mains  de 
M""'  Passemard  secouèrent  comme  un  voile  d'or  avant  de  la  rouler 
en  épaisses  torsades  sur  la  nuque  penchée  de  la  jeune  fille. 

Un  instant  après,  la  tente  s'ouvrit.  Andrée  fit  deux  pas  en  avant 
et  s'arrêta,  la  main  sur  les  yeux,  éblouie  par  les  rayons  déjà  obli- 
ques du  soleil  qui  commençait  à  décliner.  Elle  portait  un  costume 
de  flanelle  blanche,  soutachée  de  noir.  Le  corsage,  à  grand  col 
-rabattu  et  orné  d'ancres  aux  deux  angles,  entrait  dans  le  pantalon 
comme  la  blouse  de  nos  matelots,  au  lieu  de  former  jupon  au-des- 
sous de  la  taille  et  de  dissimuler  sous  d'amples  plis  la  saillie  des 
hanches.  Une  ceinture  de  laine  bleue  s'enroulait  autour  des  reins. 
Les  pieds  étaient  chaussés  d'espadrilles,  attachées  par  deux  rubans 
noirs  qui  se  croisaient  à  la  hauteur  de  la  cheville,  tournaient  par 


ANDRÉE.  269 

derrière  en  sens  contraire  et  revenaient  former  rosette  sur  le  devant 
de  la  jambe.  Elle  était  coiffée  non  d'un  bonnet,  mais  d'un  chapeau 
marin  à  bords  droits,  en  paille  recouverte  de  toile  cirée  qui  com- 
plétait sa  ressemblance  avec  un  jeune  mousse.  Ce  costume  de  bain 
faisait  depuis  deux  ans  le  désespoir  de  AP^  Passemard,  qui  ne  le 
trouvait  pas  assez  féminin.  Soutenue  par  son  père,  la  jeune  fille 
n'en  avait  pas  moins  réussi,  comme  d'ordinaire,  à  vaincre  la  résis- 
tance maternelle.  «  Laisse  donc  1  avait  dit  le  raiïineur  à  sa  femme, 
tu  vois  bien  que  Bichelte  n'est  pas  taillée  sur  ton  patron  :  tu  serais 
ridicule  là  dedans,  toi;  elle,  au  contraire,  est  très  gentille.  Tu  ne 
vois  pas  comme  elle  est  mince,  étroite  des  hanches?  C'est  ta  faute  : 
pourquoi  me  l'as-tu  bâtie  comme  un  petit  homme?  » 

Elle  fit  quelques  pas  vers  la  rivière  et  prit  sans  la  moindre  timi- 
dité la  main  que  xMareuil  lui  tendait  avec  un  peu  d'embarras  : 

—  Y  êtes-vous?  dit-elle  gaîment.  Je  vous  préviens  que  j'entre 
toujours  en  courant.  Allons!  une!  deux!  trois! 

Et  elle  partit,  bondissant  com.me  une  chèvre,  riant  du  plaisir  de 
piaffer  dans  la  Seine,  en  éclaboussant  à  la  ronde,  heureuse  de  ce 
froid  qui  l'avait  saisie  et  dont  la  sensation  montait  dans  tout  son 
corps,  contractait  ses  nerfs,  crispait  un  peu  ses  doigts  et  faisait 
claquer  légèrement  ses  dents.  Elle  avançait  plus  lentement  à  mesure 
que  l'eau  devenait  plus  profonde.  Quand  elle  en  eut  jusqu'au-des- 
sus de  la  ceinture,  elle  quitta  Henri,  ramena  les  mains  sous  son 
menton,  puis,  se  laissant  aller  en  avant,  elle  lança  les  bras  et  se 
mit  à  nager. 

—  Ces  messieurs  sont  loin,  cria  M""®  Passemard  ;  suivez-la  de  près, 
monsieur  Mareuil!..  Maxime,  Maxime,  reviens  du  côté  de  ta  sœur! 

Mais  Maxime  n'avait  d'oreilles  que  pour  Desrieux,  qui  l'initiait 
à  une  forme  nouvelle  de  passade,  très  en  honneur  en  Angleterre, 
et  beaucoup  plus  sport  que  la  nôtre. 

—  Je  ne  vous  savais  pas  si  bonne  nageuse,  dit  Henri. 

—  Oh  !  c'est  que  je  n'ai  pas  peur  avec  vous.  Je  sais  bien  que 
vous  ne  seriez  pas  long  à  me  repêcher  si  j'avais  une  crampe,  n'est-ce 
pas? 

—  Je  ferais  de  mon  mieux,  mademoiselle. 

Ils  firent  une  centaine  de  brasses  à  côté  l'un  de  l'autre,  dans  une 
belle  eau  verte,  profonde  et  tranquille,  où  le  courant  ne  se  faisait 
pas  sentir.  Mareuil  restait  un  peu  en  arrière,  afin  de  mieux  veiller 
sur  tous  ses  mouvemens.  Il  voyait  à  la  naissance  de  son  cou  de 
petites  mèches  folles,  brunies  par  l'eau  et  roulées  en  boucles  fines. 
Parfois,  au  moment  où  elle  prenait  un  élan  plus  vigoureux,  une 
partie  de  son  dos  émergeait  pendant  une  seconde  :  la  laine  mouil- 
lée de  son  costume,  au  lieu  de  flotter  autour  d'elle,  se  dégonflait 
aussitôt,  s'appliquait  sur  la  peau  et  prenait  le  moule  exact  de  ses 


270  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

épaules.  De  petites  gouttelettes,  véritable  poussière  d'eau,  se  balan- 
çaient çà  et  là  sur  ses  cheveux,  comme  ces  perles  de  rosée  qui 
tremblent,  le  matin,  au  bout  des  brins  d'herbe;  d'autres  couraient, 
semblables  à  du  vif-argent,  sur  les  torsades  de  son  chignon  sans  le 
mouiller. 

—  Je  me  sens  un  peu  lasse,  dit-elle  ;  voulez-vous  me  prêter  votre 
épaule  pour  m'y  reposer,  comme  je  fais  avec  Maxime?  Et  elle  tourna 
vers  lui  son  visage,  où  le  soleil  et  l'exercice  avaient  mis  des  teintes 
fraîches.  Henri  se  rapprocha  un  peu  d'elle,  ce  qui  lui  permit  d'ap- 
puyer légèrement  sa  main  gauche  sur  l'épaule  droite  du  jeune 
homme,  tout  en  continuant  à  nager  de  l'autre  bras. 

—  Je  ne  vous  fatigue  pas?  demanda-t-elle. 

—  Moi?..  J'irais  ainsi  au  bout  du  monde,  répondit- il  sans  trop 
savoir  ce  qu'il  disait. 

—  Oh  !  je  ne  vous  demande  pas  d'aller  aussi  loin...  Gomme  l'eau 
est  bonne,  n'est-ce  pas?..  Ah!  mon  Dieu,  des  herbes! 

Elle  poussa  un  petit  cri  de  terreur  et  se  rejeta  si  vivement  de 
côté,  qu'il  sentit  un  moment  le  contact  de  son  corps.  Henri  la  saisit 
vigoureusement  par  le  bras,  près  de  l'épaule,  et  l'entraîna  à  quel- 
ques mètres  de  l'endroit  dangereux  en  la  soutenant  un  peu,  car  elle 
était  toute  pâle  de  peur  et  semblait  n'avoir  plus  la  force  d'avancer. 

—  Merci!  dit-elle;  vous  pouvez  me  laisser  aller  maintenant  :  je 
suis  remise.  Ycus  devez  me  trouver  bien  pohronne,  n'est-ce  pas? 
C'est  plus  fort  que  moi  :  ces  affreuses  herbes  gluantes  et  froides 
qui  s'entortillent  dans  les  jambes  me  rendent  folle...  Savez-vous 
bien  que  sans  vous  j'aurais  bu  un  coup?..  Ramenez-moi  au  bord, 
voulez-vous  ?  j'en  ai  assez  pour  ai^jourd'hui... 

Ils  revinrent  à  la  petite  grève  de  sable  où  M""^  Passemard  atten- 
dait, toute  prête  à  envelopper  sa  fille  dans  un  peignoir  qu'elle  tenait 
déployé.  Lorsqu'elle  sentit  le  fond,  Andrée  cessant  de  nager  sortit 
de  l'eau  peu  à  peu,  en  se  traînant  sur  les  mains  et  les  genoux,  avec 
de  petits  cris  étouffés  que  lui  arrachaient  les  aspérités  des  cailloux, 
«  Dépêche-toi  donc  !  »  disait  sa  mère.  Elle  se  redressa  enfin  et  dis- 
parut sous  le  peigDoir  lancé  autour  d'elle  comme  un  épervier;  mais 
le  mouvement  ne  fut  pas  assez  rapide  pour  empêcher  Mareuil  de 
remarquer  que  le  costume  de  laine  blanche,  en  se  collant  sur  elle, 
prenait  par  places  des  tons  roses. 

XV. 

Une  heure  après,  toute  la  compagnie  était  de  retour  au  château, 
et  ces  messieurs  prenaient  au  salon  le  madère,  que  Maxime,  forte- 
ment appuyé  par  Desrieux,  avait  déclaré  tonique,  après  le  bain  sur- 
tout, lorsque  un  domestique  annonça  M.  de  Garamante. 


ANDRÉE.  271 

—  Eh!  bonjour,  mon  cher  voisin!  s'écria  Passemard.  Quel  bon 
vent  vous  amène?  Il  y  a  une  éternité  qu'on  ne  vous  a  vu. 

Le  comte  salua  M'"^  Passemard  et  Andrée  avec  cette  aisance  qu'il 
nuançait  de  respect,  pour  les  femmes,  et  d'un  peu  de  hauteur  pour 
les  hommes.  Il  tendit  la  main  à  Henri  et  fit  d'un  coup  d'œil  rapide 
l'inventaire  des  trois  amis  de  Maxime  qu'on  lui  présenta. 

—  J'espère,  monsieur  le  comte,  que  vous  voudrez  bien  nous  faire 
l'honneur  de  rester  à  dîner... 

Hector  lança  un  regard  sévère  à  sa  femme,  car  il  lui  avait  défendu 
d'employer  les  formules  qui  témoignent  d'un  respect  suranné  pour 
la  noblesse  :  «  C'est  un  anachronisme,  ma  bonne,  disait-il;  nous 
ne  sommes  plus  sous  l'ancien  régime!  »  Mais  c'était  plus  fort 
qu'elle  :  en  dépit  de  la  nuit  du  h  août,  M.  de  Garamante  lui  faisait 
tant  d'effet  ! 

Le  comte  finit  par  accepter  l'invitation  et  resta  seul  au  salon 
avec  M'"''  Passemaid,  tout  le  monde  s'étant  retiré  pour  faire  un  bout 
de  toilette  avant  le  dîner. 

—  Eh  bien  !  madame,  que  devient-on  aux  Charmilles  ? 

—  Mon  Dieu,  nous  vivons  très  tranquilles,  très  retirés,  comme 
toujours,  à  la  campagne.  C'est  pour  la  première  fois  que  nous  avons 
du  monde  aujourd'hui,  ces  amis  de  mon  fils  que  vous  venez  de 
voir. 

—  Et  mademoiselle  votre  fille  s'accommode  sans  trop  de  peine 
de  cette  solitude? 

—  Mais  oui.  L'année  dernière,  elle  s'ennuyait  ot  ne  parlait  que 
de  revenir  à  Paris.  Cet  été,  je  trouve  qu'elle  a  tout  à  fait  pris  son 
parti  de  la  vie  à  la  campagne. 

—  Travaille-t-elle  toujours  beaucoup  ? 

—  Elle  néglige  un  peu  sa  peinture.  Mais,  en  revanche,  elle  s'oc- 
cupe beaucoup  de  musique,  et  fait  de  la  littérature  avec  M.  Mareuil. 
Ils  lisent  ensemble  à  haute  voix  des  vers  de  Victor  Hugo  et  de 
Bau...  Bau... 

—  Baudelaire? 

—  Précisément.  Ils  s'amusent  à  réciter  des  scènes  de  théâtre, 
Hernani,  Manon  Beloinne,  la  Nuit  d'octobre,  est-ce  que  je  sais, 
moi? 

—  Ah  !  vraiment. 

—  Oui,  et  je  n'en  suis  pas  fâchée.  Cela  fait  passer  le  temps  à  ma 
fillette.  Il  est  très  instruit,  M.  Mareuil.  Andrée  dit  qu'il  sait  tout,  et 
mon  mari  pense  qu'il  fera  son  chemin.  Nous  sommes  bien  heureux 
de  l'avoir? 

La  conversation  fut  interrompue  par  l'entrée  des  jeunes  gens 
dans  le  salon.  Muguet  seul  avait  endossé  l'habit  noir,  ce  frac  irré- 
sistible qui  constituait  à  lui  seul  l'esprit,  le  savoir,  l'originalité,  le 


272  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

talent,  la  raison  d'être  du  petit  baron,  et  qu'un  philosophe  aurait 
pu  appeler  la  cause  finale  de  M.  de  Salbris.  Il  ne  passait  pas  les 
fortifications  sans  l'emporter  dans  sa  valise  :  un  bouton  de  rose 
blanche  cueilli  dans  un  massif  remplaçait  ce  soir-là  sa  fleur  favo- 
rite. Andrée,  Maxime,  M.  Passemard,  Henri  entrèrent  l'un  après 
l'autre,  et  l'on  se  mit  à  table. 

La  politique  fit  d'abord  à  peu  près  tous  les  frais  de  la  conversa- 
tion. Passeinard  crut  devoir  exposer  son  programme,  bien  qu'il  fût 
évident  que  le  comte  prêtait  seulement  une  attention  distraite  à 
ce  ramassis  de  balivernes  qui  servaient  d'idées  politiques  au  futur 
législateur.  M.  de  Salbris  paraissait,  au  contraire,  l'écouter  avec 
intérêt,  lai  donnait  discrètement  la  réplique  et  se  laissait  con- 
vaincre avec  beaucoup  de  bonne  volonté  lorsqu'il  n'était  pas  d'ac- 
cord avec  lui.  M.  Passemard  commençait  à  trouver  ce  jeune  homme 
plein  de  mérite  et  s'indignait  intérieurement  de  voir  Andrée  négliger 
le  baron  avec  une  désinvolture  voisine  de  l'impolitesse.  La  jeune  fille, 
en  effet,  répondait  à  peine  à  M.  de  Salbris,  lui  parlait  encore  moins, 
et,  suprême  outrage,  n'avait  paru  remarquer  ni  la  rose,  ni  !e  frac. 
Elle  adressait  à  tout  propos  la  parole  à  Henri,  d'un  bout  de  la  table 
à  l'autre.  Flatté  d'abord  dans  son  amour- propre  (qui  donc  est  insen- 
sible aux  attentions  d'une  jolie  femme?)  et  charmé  de  voir  le  peu 
de  cas  qu'Andrée  paraissait  faire  de  Salbris,  Mareuil  se  sentit  un 
peu  gêné  lorsqu'il  s'aperçut  que  le  regard  clair  de  M.  de  Garamante 
ne  quittait  pas  la  jeune  fille.  11  feignit  alors  de  prendre  part  à  la 
conversation  de  xMaxime  et  de  Passérieux  :  ce  dernier  racontait  à 
son  ami  qu'il  avait  emprunté  le  mail-coach  et  quatre  chevaux  de 
Desrieux  pour  s'exercer  à  conduire  four  in  liand  sur  une  grand'- 
route  ;  que  le  dernier  mot  du  chic  était  de  prendre  du  monde  dans 
son  mail  pour  aller  de  Paris  à  Saint-Cloud,  par  exemple,  et  de  faire 
payer  la  place  de  chacun;  que  cela  se  faisait  beaucoup  à  Londres, 
le  duc  de  Hertford  ayant  donné  l'exemple.  Et  Maxime  ouvrait  de 
grands  yeux  en  songeant  à  la  gloire  conquise  par  le  duc  de  Hert- 
ford. 

—  Mère,  dit  tout  à  coup  Andrée,  tu  ne  te  doutes  pas  que  j'ai 
failli  me  noyer  aujourd'hui?  Je  n'ai  pas  voulu  te  le  dire  sur  l'eau 
pour  ne  pas  t'effrayer. 

—  Allons  donc,  tu  es  folle!  J'étais  là. 

—  Tu  n'as  pas  tout  vu.  A  un  certain  moment,  je  me  suis  senti 
les  jambes  prises  par  ces  horribles  herbes.  J'ai  eu  peur.  Je  me  suis 
jetée  sur  M.  Mareuil,  qui  m'a  soutenue  avec  beaucoup  de  sang- 
froid.  Grâce  à  lai,  j'ai  pu  me  dégager, —  et  voilà. 

—  Mes  sincères  complimens,  monsieur  Mareuil,  dit  le  comte. 
Henri,  qui  maudissait  déjà  l'idée  que  la  jeune  fille  avait  eue  de 

raconter  ce  prétendu  sauvetage,  sentit  redoubler  son  dépit,  car  il 


ANDRÉE.  273 

crut  voir  une  pointe  d'ironie  dans  les  paroles  de  M.  de  Garamante. 
On  passa  au  salon. 

—  Étes-vous  sûr  qu'il  y  eût  des  herbes?  lui  dit  le  comte  à  voix 
basse,  avec  le  plus  railleur  de  ses  sourires. 

—  A  propos,  fit  Passemard,  comment  se  fait-il  que  vous  veniez 
si  tard  vous  installer  au  Pavillon?  Qu'êtes-vous  donc  devenu  depuis 
trois  semaines  ou  un  mois  qu'on  n'a  eu  de  vous  signe  de  vie? 

—  J'ai  voyagé,  mon  cher  Passemard.  J'ai  de  vieux  amis  en  Ita- 
lie, la  Tribune  et  le  Baptistère,  le  palais  de  Saint-Marc  et  le  Vati- 
can :  je  suis  allé  leur  faire  une  petite  visite. 

—  Ah!  bah! 

—  Mais  oui,  cela  m'arrive  tous  les  cinq  ou  six  ans.  Je  ne  puis  me 
passer  d'eux  plus  longtemps.  Vous  savez,  les  amis  de  jeunesse,  on 
ne  peut  les  oublier  tout  à  fait.  N'est-ce  pas,  monsieur  Mareuil? 

Le  jeune  homme  tressaillit  et  ne  répondit  pas.  Il  se  leva  au  bout 
d'un  instant  pour  aller  rejoindre  les  amis  de  Maxime,  qui  fumaient 
au  billard.  La  présence  de  M.  de  Garamante  lui  devenait  tout  à  fait 
intolérable.  Mais  apparemment  ce  départ  ne  fit  pas  le  compte  de 
celui-ci,  car  il  s'écria  : 

—  Attendez  donc,  monsieur  Mareuil.  Vous  fumerez  tout  à  l'heure, 
que  diable  1  J'ai  quelque  chose  à  vous  remettre,  et  à  vous  aussi, 
mesdames. 

—  Ah  !  par  exemple  !  Et  quoi  donc? 

—  Mais  des  lettres,  apparemment,  des  lettres  de  votre  ami  à  tous, 
M.  Jacques  Henriot. 

—  Ah!  dit  sèchement  Andrée. 

Elle  tendit  la  main  pour  prendre  la  lettre  que  le  comte  lui  donna, 
la  mit  tranquillement  dans  sa  poche  et  continua  à  remuer  le  sucre 
dans  sa  tasse  de  café. 

—  Vous  l'avez  donc  vu  ?  dit  Henri  en  rompant  le  cachet. 

—  Mais  oui,  j'ai  passé  près  d'une  quinzaine  en  tête-à-tête  à  Rome 
avec  lui.  Nous  avons  couru  ensemble  les  musées,  la  campagne  et 
passé  des  nuits  à  bavarder  dans  son  atelier.  Quel  charmant  com- 
pagnon! Autant  de  cœur  que  d'intelligence  et  de  talent!..  Comme 
il  savait  que  je  revenais  directement  ici,  il  m'a  chargé  au  départ  de 
sa  correspondance. 

—  Ce  bon  Jacques!  dit  M™^  Passemard.  C'est  pourtant  vrai  qu'il 
est  parti  depuis  plus  de  trois  mois!  Comme  le  temps  passe!  Sais-tu, 
Bichette,  c'est  très  mal  ce  que  nous  faisons!  Nous  ne  lui  avons  pas 
encore  écrit;  c'est  à  peine  si  nous  avons  parlé  de  lui...  Un  si  brave 
garçon!..  Et  comment  va-t-il?  Porte-t-il  de  la  flanelle  au  moins, 
monsieur  le  comte? 

TOME   LXII.   —    1884.  18 


274  RETDE  DES  DEDX  MONDES. 

—  Madame,  excusez-moi.  Je  suis  impardonnable  :  j'ai  négligé 
de  le  lui  demander. 

—  Oui,  reprit-elle  en  repliant  sa  lettre,  les  nouvelles  qu'il  me 
donne  de  sa  santé  sont  bonnes...  Eh  bien!  Andrée,  tu  ne  lis  donc 
pas  ta  lettre? 

—  Tout  à  l'heure,  maman,  j'ai  le  temps. 

—  Et  vous,  monsieur  Mareuil,  avez-vous  des  nouvelles  intéres- 
santes dans  la  vôtre? 

—  Je  ne  saurais  vous  le  dire,  madame;  j'ai  seulement  jeté  un 
coup  d'œil  sur  la  première  page  et  je  vois  qu'il  m'y  parle  surtout  de 
son  travail... 

—  Monsieur  Mareuil,  dit  le  comte,  voici  M.  de  Salbris  qui  vient 
nous  remplacer  auprès  de  ces  dames.  Allons  fumer  une  cigarette, 
voulez- vous?  Il  me  semble  que  vous  devez  avoir  hâte  de  m'interro- 
ger  sur  votre  ami... 

Henri  se  leva  et  le  suivit  presque  machinalement,  car  les  émo- 
tions successives  de  cette  journée  l'avaient  brisé,  M.  de  Garamante 
l'entraîna  sur  le  perron,  et,  quand  ils  furent  seuls  : 

—  Monsieur,  dit-il,  votre  ami,  qui  est  devenu  le  mien,  m'a  mon- 
tré et  j'ai  lu  avec  beaucoup  d'intérêt  une  lettre  de  vous  où  il  est 
longuement  question  d'une  jeune  fille  qu'il  aime...  Votre  lettre  est 
un  fort  joli  morceau  de  style.  J'ai  surtout  remarqué  un  passage  où 
sont  analysées  avec  beaucoup  de  délicatesse  et  de  clairvoyance  cer- 
taines ambiguïtés  de  sentiment  que  vous  reprochez  à  cette  per- 
sonne. Si  vous  avez  fait  un  brouillon,  —  et  je  ne  pense  pas  qu'une 
aussi  fine  étude  de  caractère  ait  été  improvisée,  —  relisez-le,  médi- 
tez-le, monsieur.  Vous  vous  apercevrez  peut-être  que  vos  observa- 
tions si  pénétrantes  sur  les  senlimens  hybrides,  —  vous  savez?  les 
sympathies  intellectuelles,  les  affections  mixtes  qui  flottent  sur  les 
frontières  de  ramiiié  et  de  l'amour,  —  sont  d'une  vérité  plus  géné- 
rale que  vous  ne  le  supposiez  sans  doute  en  écrivant  cette  page  et 
qu'elles  peuvent  s'appUquer  à  d'autres  qu'à  de  faibles  femmes.  Bonne 
nuit,  monsieur!..  La  soirée  est  un  peu  fraîche;  je  vous  quitte. 

Et  il  rentra  dans  le  salon,  laissant  Henri  confus  et  irrité. 

—  Qu'avez- vous  donc  fait  de  M.  Mareuil?  demanda  Andrée. 

—  Je  l'interrogeais,  mademoiselle,  sur  le  sens  d'une  expression 
que  j'ai  rencontrée  ces  jours-ci  en  feuilletant  un  vieux  chroni- 
queur. 

—  Ah!..  Et  a-t-il  pu  vous  répondre? 

—  Non. 

—  Maxime,  prends  donc  le  dictionnaire,  veux-tu?  et  cherche... 
Quelle  expression? 

—  Faire  la  garde  du  loup,  mademoiselle. 


ANDRÉE.  27Ç 

Le  jeune  homme  chercha  assez  longtemps  et  finit  par  trouver  : 
«  Faire  la  garde  du  loup,  expression  féodale.  Se  disait  du  cheva- 
lier félon  qui,  chargé  de  veiller  sur  une  dame  en  l'absence  de  son 
servant,  cherchait  ou  parvenait  à  la  rendre  infidèle.  » 

Andrée  se  leva  brusquement  et  sortit  en  lançant  à  M.  de  Gara- 
mante,  souriant,  le  plus  mauvais  regard  que  prunelles  de  femme 
aient  jamais  dardé. 

XYI. 

Henri  n'avait  rien  trouvé  à  répondre  aux  épigrammes  à  peine 
déguisées  de  M.  de  Garamante.  Ce  diable  d'homme  maniait  l'iro- 
nie avec  une  aisance  hautaine  qui  rendait  la  riposte  difficile.  Aussi 
bien,  ce  jour-là  surtout,  Mareuil  n'était  pas  de  force  à  se  mesurer 
avec  lui.  Il  se  sentait  en, proie  à  un  trouble  profosîd;  mille  idées 
incohérentes  traversaient  son  esprit,  sans  plus  de  logique  qu'il  n'y 
a  d'ordre  dans  un  essaim  de  feuilles  mortes  que  le  vent  d'automne 
emporte  en  tourbillon.  Depuis  sa  conversation  de  l'après-midi  avec 
Andrée,  le  jeune  homme  avait  décidément  perdu  cette  maîtrise  de 
soi-même  dont  il  était  si  fier.  La  scène  du  bain  avaii.  achevé  la 
déroute  de  cette  raison  qui  naguère  encore  s'enorgueillissait  de  sa 
froide  circonspection  et  se  croyait  assez  ferme  pour  déjouer  sans 
peine  toutes  les  surprises  des  sens  ou  de  l'imagination.  Il  ne  pou- 
vait échapper  à  la  vision  troublante  de  deux  lèvres  retroussées  par 
un  sourire  indéfinissable,  d'un  corps  souple,  dont  il  avait  senti  pen- 
dant une  seconde  l'enlacement  nerveux.  Le  souvenir  de  cette  rapide 
étreinte  le  hantait  :  il  croyait  encore  entendre  le  petit  cri  poussé 
par  la  jeune  fille  lorsqu'au  contact  des  herbes,  elle  avait  de  frayeur 
noué  ses  bras  autour  de  lui.  Henri  s'absorbait  à  ce  point  dans  ces 
pensées  qu'il  en  oubliait  tout,  et  les  railleries  de  M.  de  Garamante, 
et  la  lettre  de  son  ami,  dont  il  avait  à  peine  lu  les  premières  lignes, 
et  Jacques  lui-même.  L'analyste,  le  sceptique  était  bafoué,  désarmé, 
vaincu  :  la  passion  aime  à  exercer  de  ces  représailles  sur  les  rai- 
sonneurs qui  ont  la  présomption  de  se  croire  à  l'abri  de  ses  atteintes. 
Lorsqu'un  homme  a  l'impertinence  de  dédaigner  les  femmes  outre 
mesure,  il  est  rare  qu'une  femme  ne  l'en  fasse  pas  repentir. 

Henri  resta  pendant  un  assez  long  temps  appuyé  sur  la  baiîïrs- 
trade  de  pierre  da  perron,  immobile,  perdu  dans  une  de  ces  rêve- 
ries où  tout  devient  délicieusement  vague  en  nous  et  autour  de 
nous;  où  le  contour  des  choses  s'efface  à  nos  yeux  comme  dans  la 
brume  matinale,  en  même  temps  que  des  réminiscences  confuses, 
des  images  vaporeuses  flottent,  ainsi  qu'un  brouillard  léger,  dans 
notre  esprit.  Il  se  redressa  enfin  d'un  mouvement  brusque,  comme 
un  homme  qui  se  réveille,  et  jeta  un  coup  d'œil  dans  le  salon.  II 


276  REVDE  DES  DEUX  MONDE?. 

était  désert.  Dans  le  fumoir,  Maxime  faisait  un  whist  avec  Desrieux 
et  Passérieux;  dans  la  salle  de  billard,  M"'^  Passemard  causait  avec 
Salbris,  tout  en  suivant  des  yeux  la  partie  de  son  mari  et  du  comte. 
Tandis  qu'Henri  regardait  derrière  les  vitres,  il  entendit,  grâce  à 
un  vasistas  entr'ouvert,  la  grosse  voix  de  Passemard  demander  où 
était  Andrée. 

—  Elle  est  remontée  dans  sa  chambre  en  me  priant  de  l'excuser 
auprès  de  ces  messieurs.  Son  bain  l'avait  beaucoup  fatiguée. 

Au  lieu  de  rentrer  dans  le  salon,  Mareuil  descendit  l'escalier  sur 
la  pointe  du  pied,  leva  les  yeux  vers  la  fenêtre  d'Andrée  pour  savoir 
si  la  jeune  fille  dormait,  et  n'aperçut  point  de  lumière.  Après  un 
moment  d'hésitation,  Henri  se  décida  à  faire  un  tour  dans  le  parc, 
comptant  sur  l'influence  du  grand  air  pour  assurer  à  son  esprit  et 
à  son  corps,  également  fatigués,  l'apaisement  et  le  réconfort  du 
sommeil. 

n  s'engagea  dans  la  grande  avenue  bordée  de  platanes  :  des 
feuilles  détachées  commençaient  à  joncher  la  terre  et  formaient, 
par  endroits,  des  amas  d'où  sortait,  lorsque  son  pied  les  foulait,  un 
bruit  confus  et  doux,  comme  celui  d'une  étoffe  de  soie  que  l'on 
aurait  froissée.  Henri  se  rappela  qu'une  robe  d'Andrée  faisait  un 
froufrou  analogue  en  traînant  sur  les  tapis.  Des  deux  côtés  de 
l'avenue  s'étendaient  de  jeunes  coupes  de  trois  ou  quatre  ans. 
Au-dessus  des  touffes  de  chênes  ou  de  châtaigniers,  quelques  troncs 
montaient,  épargnés  par  les  bûcherons.  La  blanche  écorce  des  bou- 
leaux se  détachait  çà  et  là  sur  les  masses  sombres  des  taillis  ;  leurs 
branches  fines  et  Hexibles  se  recourbaient  gracieusement  vers  la 
terre,  et  la  lune,  en  les  baignant  de  sa  lumière,  pâle  comme  eux, 
argentait  le  revers  de  leur  feuille  inquiète.  Mareuil,  contemplant  la 
grâce  virginale  de  ces  beaux  arbres,  se  prit  à  songer  à  cette  nuque 
ronde  et  ferme,  à  cette  longue  chevelure  dénouée  qu'il  avait 
aperçue  lorsque  la  jeune  fille  passait  la  tête  par  l'ouverture  de  la 
tente.  Il  longea  la  pièce  d'eau  qui  arrondissait,  comme  un  miroir 
encadré  d'une  forêt  de  plantes  aquatiques,  l'ovale  de  sa  nappe 
tranquille  où  se  miraient  les  étoiles.  Au  bruit  de  ses  pas,  des  sar- 
celles effrayées  glissèrent  parmi  les  nénuphars,  et  leurs  plongeons 
invisibles  ridèrent  de  grands  cercles  la  surface  polie  de  l'étang.  Un 
souflle  de  brise  vagabonde  inclina,  en  les  frôlant,  les  panaches  des 
roseaux,  et  le  peuple  svelte  des  joncs  exhala  un  murmure  triste  et 
caressant  comme  un  soupir.  Il  s'enfonça  dans  le  bois  par  de  petits 
sentiers  tortueux  et  arriva  dans  le  voisinage  d'une  ancienne  maison 
de  garde  située  non  loin  du  château.  Ce  chalet,  enveloppé  d'un 
épais  rideau  de  vigne  vierge,  avait  plu  à  Andrée,  qui  s'en  était 
emparée,  et  des  deux  pièces  dont  il  se  composait  avait  fait,  au  pre- 
mier, son  atelier,  au  rez-de-chaussée,  une  sorte  de  bibliothèque  et 


ANDRÉE.  277 

de  cabinet  de  travail  où  elle  aimait  à  se  retirer  en  été,  pendant  les 
heures  chaudes  do  la  journée.  Mareuil  aperçut  de  loin  une  lumière 
qui  brillait  entre  les  arbres,  dans  la  direction  du  chalet.  11  s'arrêta 
soudain  ;  le  silence  de  la  nuit  et  des  bois  était  tel  qu'il  entendait 
son  cœur  battre  à  coups  précipités.  11  voulut  retourner  sur  ses  pas, 
mais  un  instinct  plus  fort  que  sa  volonté  l'attirait  vers  ce  point 
d'or.  A  mesure  qu'il  s'en  rapprochait,  son  oreille  tendue  à  tous  les 
bruits  de  la  campagne,  percevait  une  harmonie  lointaine  et  indis- 
tincte. Il  se  rappela  tout  à  coup  qu'Andrée  avait  fait  mettre  un 
piano  dans  la  pièce  du  bas  et  ne  douta  plus  qu'au  lieu  de  regagner 
sa  chambre,  ainsi  qu'elle  l'avait  dit  à  sa  mère,  la  jeune  fille  ne  fût 
allée  finir  la  soirée  dans  son  chalet.  C'était  bien  elle,  en  effet.  Caché 
dans  l'ombre  d'un  grand  arbre  qui  se  dressait  auprès  de  la  maison 
rustique,  sur  le  lord  d'une  petite  pelouse,  Henri  aperçut,  derrière 
les  vitraux  sertis  de  lamelles  de  ploiiib,  Andrée  assise  à  son  piano. 
Les  premiers  accords  de  la  Marche  funèbre  de  Chopin  résonnèrent 
sous  ses  doigts,  avec  je  ne  sais  quoi  de  solennel  que  le  recueille- 
ment des  bois  endormis  et  la  sérénité  mystérieuse  de  la  nuit  don- 
nèrent à  cette  conqjosition  sublime.  Des  notes  lentes  comme  un 
glas,  graves  comme  un  roulement  de  tambours  voilés  de  crêpes, 
annoncent  que  le  héros  vieiit  d'expirer.  Puis  un  cri  de  colère  monte 
vers  le  ciel  pour  demander  compte  de  cette  mort  à  l'impat-sible  et 
à  rii;exorab!e;  le  Blasphème,  impuissant,  retombe  brisé,  et  la 
Résignation,  mouillée  de  larmes,  s'avance  en  longs  habits  de  deuil. 
Tout  à  coup  un  chant  de  triomphe  jaillit  :  les  Exploits,  les  Victoires 
du  guerrier  accourent,  tenant  à  la  main  des  branches  de  laurier  et 
de  longues  palmes  vertes;  la  Gloire  fend  l'air  du  sillon  fulgurant  de 
ses  grandes  ailes,  se  pose  au  sommet  du  catafalque  et  laisse  tomber 
une  couronne.  Mais  voici  que  le  Désespoir  arrive  à  son  tour.  11  dit 
la  vanité  de  l'effort  humain,  le  mensonge  de  la  renommée,  le  leurre 
de  l'immortalité  et  le  néant  de  tout.  La  Révolte  groude  de  nou- 
veau, les  Imprécations  se  mêlent  aux  sauglots  :  un  bruit  teirible 
couvre  tout,  le  son  sourd,  cadencé,  de  pelletées  de  terre  qui  tom- 
bent sur  une  bière. 

Appuyé  contre  le  tronc  de  son  arbre,  Henri  écoutait.  Par  les  fenê- 
tres entr'ouvertes,  de  grandes  ondes  sonores  s'échappaient,  et  lui, 
courbait  la  tête  sous  cette  harmonie  surhumaine,  comme  les  roseaux 
de  l'étang  venaient  de  s'incliner  sous  la  brise.  Après  quelques  instans 
de  silence,  la  voix  d'Andrée  unit  ses  belles  notes  graves  aux  accords 
de  l'instrument.  Elle  chanta  la  romance  du  Roi  de  Thulé  ;  non  pas 
l'exquise  et  mélodique  composition  de  Gounod,  mais  l'étrange  chef- 
d'œuvre  que  Berhoz  a  placé  dans  sa  Damnation  de  Fumt.  Cette 
musique  entrecoupée,  heurtée,  capiteuse,  plaisait  à  la  jeune  fille 
par  l'affectation  même  de  sa  couleur  gothique  :  elle  avait  dit  un 


278  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

jour  qu'on  ne  devrait  chanter  cet  air  qu'en  s'accompagnant  sur  la 
viole  et  coiffée  d'un  hennin.  Le  morceau  terminé,  elle  se  leva  et 
vint  s'accouder  à  la  fenêtre.  Dans  la  crainte  d'être  vu,  Henri  fit  un 
brusque  mouvement  en  arrière  :  une  branche  de  bois  mort  craqua 
sous  ses  pieds,  et  Sloug  se  mit  à  aboyer  derrière  la  porte. 

—  Qui  est  là?  dit  Andrée. 

—  G' est  moi,  mademoiselle,  répondit  Henri  en  sortant  de  l'ombre. 
Excusez-moi  :  je  vous  écoutais  en  cachette,  et  j'étais  si  ravi  de  ce 
que  j'entendais  que  je  me  serais  bien  gardé  de  vous  déranger. 

—  Tiens,  tiens,  vous  êtes  donc  aussi  venu  faire  un  tour  de  parc? 
Décidément,  je  vais  croire  qu'il  y  a  entre  nous  harmonie  préétablie... 
Est-ce  que  vous  tenez  à  rester  les  pieds  dans  la  rosée,  dites,  mon 
frère  en  Leibniz?..  Non?..  Entrez  donc  alors! 

Et  elle  ouvrit  la  porte. 

—  Mademoiselle,  j'admire  votre  vaillance.  Seule,  dans  les  bois, 
à  cette  heure  ! 

—  Bah  !  je  n'ai  pas  peur  de  grand' chose  avec  Sloug  :  vous  venez 
de  voir  comme  il  me  garde.  D'ailleurs  j'ai  des  armes. 

Elle  prit  à  sa  ceinture  un  poignard  dont  elle  montra  au  jeune 
homme  la  fine  ciselure  et  la  devise  :  Feri^  ferrum.  Depuis  qu'Henri 
lui  avait  fait  lire  Colomba,  Andrée  ne  sortait  plus  le  soir  sans  un 
stylet. 

—  Quelle  page  admirable  est  cette  Marche  de  Chopin  que  vous 
avez  jouée  tout  à  l'heure  ! 

—  Oui ,  c'est  la  plus  puissante  et  la  plus  profonde  conception 
musicale  que  je  connaisse.  Beethoven  même,  ce  génie  de  la  douleur, 
n'exhale  pas  dans  sa  Marche  funèbre  une  lamentation  aussi  déchi- 
rante. 

—  Vous  aimez  la  musique  triste,  n'est-ce  pas? 

—  Oui,.,  ce  soir  surtout,  car  j'ai  du  noir  à  l'âme. 

—  Ah!.. 

Ils  restèrent  un  moment  silencieux  :  elle,  à  demi  allongée  sur  un 
large  divan  bas,  la  tête  appuyée  de  côté  sur  la  main  et  le  coude 
soutenu  par  une  pile  de  coussins  d'Orient;  lui,  assis  en  face  d'elle 
sur  un  escabeau  persan  à  incrustations  de  nacre,  caressant  d'un 
mouvement  machinal  le  chien  accroupi  à  ses  pieds.  La  pièce,  assez 
vaste,  était  éclairée  par  les  bougies  du  piano  coiffées  de  petits  abat- 
jour  roses  et  par  une  lampe  de  mosquée  supendue,  à  godets  de 
verre  rouge. 

—  Oui,  reprit-elle,  vous  me  voyez  ce  soir  tout  à  fait  au  fond  du 
puits...  J'ai  reçu  de  votre  ami  une  lettre  qui  m'a  accablée.  Tenez, 
lisez-la... 

Et  elle  tendit  à  Henri  la  lettre  de  Jacques  apportée  par  M.  de 
Garamante.  C'était  une  déclaration  d'une  violence  passionnée.  Hen- 


ANDRÉE.  279 

riot  peignait  en  termes  brûlans  l'ardeur  de  son  amour.  Il  adjurait 
la  jeune  lille  de  prendre  enfin  une  décision,  préférant  tout,  disait-il, 
même  un  refus,  à  l'angoisse  d'une  incertitude  que  l'éloignement 
rendait  plus  cruelle  encore. 

Henri  ne  jeta  qu'un  coup  d'œil  sur  la  lettre  et  resta  muet ,  les 
sourcils  froncés,  un  peu  pâle. 

—  Vous  voyez,  dit-elle,  comme  il  me  traite!  C'est  un  ultimatum 
qu'il  ose  me  poser  brutalement.  Il  faut  que  je  capitule  à  l'instant 
même  !  Peu  lui  importe  de  savoir  si,  en  m'adressant  cette  inju- 
rieuse sommation,  il  ne  blesse  pas  ce  sentiment  intime,  mélange 
de  pudeur  et  de  fierté,  qui  fait  que,  nous  autres  femmes,  nous  vou- 
lons rester  souverainement  libres  ju.-qu'au  moment  où  il  nous  plaît 
de  devenir  esclaves.  Il  ne  s'inquiète  pas  de  savoir  si  je  suis  à  l'unis- 
son, et  ne  daigne  rien  faire  pour  m'y  mettre  si  je  n'y  suis  pas.  Je 
lui  offre  une  tendresse  fraternelle  et  il  me  paie  en  grosse  monnaie 
d'amour  I  Ah  !  je  suis  bien  malheureuse ,  monsieur.  Est-ce  que 
vraiment  il  faut  s'interdire  d'avoir  un  ami  quand  on  est  femme,  un 
frère  de  son  choix  que  l'on  puisse  aimer  doucement,  sûrement, 
sans  qu'il  vous  jette  au  nez  une  déclaration?  Dites,  répondez. 

—  Mademoiselle,  j'ai  cru  longtemps  qu'il  pouvait  exister  entre 
homme  et  femme  une  de  ces  belles  amitiés  intellectuelles  que  votre 
sexe  ne  connaît  guère.  Depuis,  j'ai  changé  d'avis,  et  je  n'ose  plus 
rien  affirmer,  sinon  que  ce  rêv€  est  peut-être  plus  décevant  encore 
que  ne  le  sont  d'ordinaire  les  chimères  qui  séduisent  les  cœurs 
généreux. 

—  Et  cette  chimère  était  la  mienne  pourtant;  j'entretenais  cette 
illusion  que  je  pourrais  avoir  des  amis  et  me  faire  leur  sœur  de  cha- 
rité... 

—  On  vous  dira  dans  les  hôpitaux,  mademoiselle,  qu'une  sœur 
de  charité,  quand  elle  est  jeune  et  jolie,  fait  plus  de  malades  qu'elle 
n'en  guérit...  Je  ne  m'étonne  pas  que  Jacques  se  soit  laissé  entraî- 
ner à  souhaiter  plus  que  votre  amitié.  Cela  me  senible  tout  natu- 
rel... Je  comprends  que,  si  jeune,  il  vous  aimât  déjà,  et  que  cet 
amour  ait  grandi  avec  lui...  D'ailleurs  cette  passion  n'était  pas  un 
mystère  pour  vous,  permettez-moi  de  vous  le  rappeler,  et  je  m'ex- 
plique mal  l'indignation  provoquée  ce  soir  par  un  aveu  qui  sans 
doute  n'était  pas  le  premier. 

—  Eh!  monsieur,  c'est  que  peut-être  j'avais  cru  l'aimer,  et 
qu'apparemment  je  suis  sûre  aujourd'hui  de  ne  l'aimer  point.  — 
Elle  lança  ces  mots  d'une  voix  âpre  et  se  leva  brusquement.  — 
Fumez-vous?  reprit-elle  ;  voici  du  latakieh.  Ne  vous  gênez  pas  : 
j'adore  l'arôme  de  ce  tabac  d'Orient.  Voulez -vous  que  je  vous  donne 
l'exemple? 

Elle  alluma  une  cigarette  et  reprit  sa  place  sur  le  divan  : 


280  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

—  Voyez-vous,  monsieur  Mareuil,  je  ne  serai  jamais  la  femme  de 
Jacques,  —  jamais,  entendez-vous  bien  ! 

—  Je  ne  sais  qui  je  dois  plaindre,  mademoiselle. 

—  Personne  !  Nous  ne  sommes  point  faits  l'un  pour  l'autre.  J'ai 
pu  m'y  tromper  un  instant  peut-être;  mais  aujourd  hui,  je  l'avoue, 
le  fossé  me  paraîf,  moins  large  à  franchir  pour  une  femme  de  l'in- 
différence à  la  passion  que  de  l'amitié  à  l'amour.  Qu'en  pensez- 
vous? 

—  Rien  :  je  suis  docteur  en  droit,  non  en  psychologie  féminine. 

—  Ne  vous  donnez  donc  pas  la  peine  de  faire  de  l'esprit  pour  ne 
point  répondre  et  convenez  tout  simplement  que  j'ai  raison,  mais 
que  vous  n'osez  pas  le  dire...  Vous  me  connaissez  trop  maintenant 
pour  ne  pas  savoir  à  merveille  qu'il  n'existe  entre  Jacques  et  moi 
aucune  de  ces  affinités  électives  dont  vous  me  parliez  si  bien  un 
soir  au  salon,  il  y  a  six  semaines.  Où  sont-elles,  je  vous  prie,  ces 
mystérieuses  et  subtdes  concordances  entre  son  être  moral  et  le 
mien,  cette  secrète  parenté  intellectuelle  que  vous  proclamiez  la  con- 
dition même  de  l'amour?  Vous  n'avez  pas  remarqué  comme  je  vous 
écoutais  ce  soir-là  !  Ce  n'était  point  seulement  parce  que  je  subissais 
le  charme  de  votre  parole  ingénieuse,  c'est  aussi  que  je  voyais  se 
dissiper  peu  à  peu,  à  la  clarté  de  votre  analyse,  l'obscurité  dn  ma 
propre  pensée.  Je  ne  débrouillais  pas  bien  encore  l'écheveau  confus 
de  mes  sentiraens,  je  ne  savais  pas,  vous  dis-je,  si  j'aimais  Jacques 
ou  si  je  ne  l'aimais  point  :  après  vous  avoir  entendu,  j'ai  compris 
que  je  ne  pourrais  jamais  l'aimer. 

—  Moiî  j'ai  fait  cela!  s'écria  le  jeune  homme  avec  l'accent  du 
plus  douloureux  étonnement. 

—  Mais  oui,  répliqua-t-elle,  sans  rien  perdre  de  son  impitoyable 
tranquilliié.  Et  vous  m'avez  rendu  le  plus  signalé  service.  Imaginez 
ce  qui  serait  arrivé  si  vous  ne  m'aviez  pas  suggéré  l'idée  de  m'ana- 
lyser  et  de  l'analyser  lui-même  lorsque  vous  fîtes  devant  moi  cette 
critiqu  •  magistrale  de  l'amour  instinctif,  bon,  disiez- vous,  pour 
une  peusionnaire  échappée  de  son  couvent,  indigne  d'une  femme 
qui  pense  et  subordonne  le  sentiment  à  la  raison  ! 

—  Mais,  mademoiselle,  ce  n'était  qu'un  paradoxe,  un  paradoxe 
absurde  et  coupable,  que  je  déplore  amèrement... 

—  C'est  inutile  :  il  est  trop  tard.  On  ne  réfute  pas  après  coup  un 
paradoxe  soutenu  avec  tant  de  talent  que  vous  ne  trouveriez  plus, 
j'en  suis  sûre,  pour  le  combattre  la  moitié  de  la  verve  dont  vous 
avez  fait  preuve  en  le  défendant.  C'est  comme  les  mots  imprudens 
qu'on  laisse  échapper  devant  les  diplomates,  vous  savez?  impos- 
sible de  les  retirer.  A  peine  partis,  on  veut  les  reprendre;  mais  bast  ! 
ils  courent  et  sont  déjà  loin... 

Il  soupira  longuement. 


ANDRÉE.  281 

—  Quittez  cet  air  funèbre,  je  vous  prie.  Qu'avez-vous  à  vous 
reprocher?..  Un  crime  de  lèse-amitié,  n'est  ce  pas?  Allons, je  vous 
croyais  au-dessus  de  ces  enfantillages  !  Voulez-vous  que  je  vous 
décerne  un  diplôme  attestant  la  sincérité  du  zèle  dont  vous  avez  fait 
preuve  en  faveur  des  intérêts  qui  vous  étaient  confiés?  Noterai-je 
sur  ce  certificat  combien  de  fois  vous  avez  traité  Jacques  de  héros? 
Dirai-je  que  depuis  bientôt  quatre  mois  vous  n'avez  peut-être  pas 
manqué  un  seul  jour  de  proposer  à  mon  admiration  une  liste  com- 
plète de  ses  menus  mérites,  qualités,  dons  et  vertus? 

—  De  grâce,  mademoiselle,  é;  argnez  moi  vos  sarcasmes.  Ce  n'est 
pas  être  ridicule,  je  pense,  que  de  souffrir  beaucoup  à  la  pensée 
d'avoir  nui  au  meilleur  des  amis. 

—  Monsieur  Mareuil,  je  ne  vous  reconnais  plus  :  il  me  semble 
que  vous  devenez  naïf.  Jacques,  je  le  répète,  n'est  pas  plus  le  mari 
qui  me  convient  que  je  ne  suis,  moi,  la  femme  qu'il  mérite.  Conve- 
nez donc  qu'en  m'aidant,  sans  le  vouloir  d'ailleurs,  à  discerner 
les  faibles  garanties  de  bonheur  présentées  par  une  union  si  mal 
assortie,  vous  avez  travaillé  dans  son  intérêt  comme  dans  le  mien, 
et  pourvu  à  la  tranquillité,  non  pas  de  ma  vie  seule,  mais  de  la 
sienne  également. 

—  Gomment  cela? 

—  Eh!  mon  Dieu,  parce  que  si  j'avais  mis  à  exécution  ce  ridi- 
cule et  enfantin  projet  d'épouser  un  homme  sans  autre  raison  plus 
sérieuse  que  d'avoir  joué  à  cache- cache  avec  lui  une  dizaine  d'an- 
nées auparavant,  cet  homme,  je  n'aurais  pas  manqué  de  le  rendre 
très  malheureux,  attendu  que  je  ne  l'eusse  jamais  aimé. 

—  Qui  vous  le  prouve  ? 

—  Tout.  Jacques  est  un  enthousiaste  et  j'appartiens,  moi,  à  une 
autre  école,  plus  raisonneuse  et  plus  rassise,  qui  est  la  vôtre  aussi, 
n'est-il  pas  vrai,  monsieur  Mareuil?..  Ah!  je  sais  maintenant  qui 
j'aimerai,  si  j'aime  un  jour  !  C'est  un  homme  qui  aura  eu  le  talent  de 
si  bien  m'imposer  sa  supériorité,  que  je  puisse  être  fière  et  non  pas 
humiliée  quand  je  le  proclamerai  mon  maître.  Je  le  veux,  celui-là, 
non  point  naïf  comme  Jacques,  mais  possédant  la  science  de  la  vie, 
qui  est  un  attribut  viril;  connaissant  la  femme,  car  je  n'aurai  pas  de 
puériles  jalousies  rétrospectives,  moi  qui  pense  qu'on  doit  craindre 
pour  son  mari  moins  les  revenant  que  les  voleurs!  Je  le  veux  spi- 
rituel, maniant  l'ironie  comme  d'autres  une  épée,  avec  assez  de 
dextériié  pour  faire  à  son  choix  de  légères  ou  de  mortelles  bles- 
sures. Il  est,  cet  homme  dont  je  serai  la  servante,  de  ceux  qui  sont 
faits  pour  ne  pas  rester  confondus  dans  la  foule,  mais  doivent  tôt  ou 
tard  la  dominer,  attirer  les  regards,  et  soulever  la  clameur  de  l'en- 
vie unie  à  celle  de  l'admiration.  Il  a  l'ambition  qui  est  une  vertu,  la 
conscience  de  sa  valeur  qui  est  une  force,  le  scepticisme  souriant 


282  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

qui  est  une  grâce,  l'observation  pénétrante  qui  inquiète  et  qui  sub- 
jugue, enfin  ce  je  ne  sais  quoi  de  dédaigneux  qui  devrait  nous  irri- 
ter et  qui  nous  charme! 

Elle  parlait  rapidement,  d'une  voix  sourde,  un  peu  sifflante  par- 
fois, et  plongeait  dans  les  yeux  de  Mareuil  un  regard  dont  il 
pouvait  à  peine  supporter  l'intensité.  Le  jeune  homme  enivré  par 
la  solitude,  le  silence  de  la  nuit,  les  vagues  parfums  flottant  dans 
l'air  attiédi  de  la  pièce,  surtout  par  la  vue  de  cette  étrange  fille  qui 
semblait  lui  ofTiir  son  amour,  contenait  avec  peine  l'impétueux  élan 
qui  le  portait  vers  elle. 

—  Ah  !  mademoiselle,  dit -il  d'une  voix  altérée  par  l'émotion,  que 
ne  donnerait-on  pas  pour  être  cet  homme? 

—  Et  si  vous  l'étiez  par  hasard?  dit-elle  très  bas  en  se  penchant 
vers  lui. 

Le  souffle  de  la  jeune  fille  caressa  la  figure  d'Henri.  Éperdu,  il 
tomba  à  ses  pieds  et  fit  le  geste  de  l'enlacer.  Mais  elle  se  dégagea 
de  cette  étreiiite  et  passant  sa  main  sur  les  cheveux  blonds  de 
Mareuil  agenouillé,  le  baisa  légèrement  au  front  en  murmurant  : 
((  Comme  vous  avez  été  long  à  comprendre  !  »  Et  sans  même  lui 
laisser  le  temps  de  se  relever,  elle  ouvrit  la  porte  et  disparut  en  lui 
jetant  ce  seul  mot  :  Addio  ! 

Henri  fut  tenté  de  la  rejoindre.  Il  fit  même  quelques  pas  hor,--  du 
chalet,  mais  s'arrêta  bientôt.  La  fraîcheur  humide  de  la  nuit,  en  le 
saisissant  brusquement,  apaisa  soudain  la  dangereuse  exaltation  qui 
depuis  le  commencement  de  cette  journée  critique  n'avait  cessé  de 
grandir  en  lui,  au  point  de  le  dominer  tout  à  fait  un  instant  aupara- 
vant et  de  le  jeter,  vaincu,  aux  pieds  de  la  jeune  fille.  Il  revint  vers 
la  porte,  s'arrêta  sur  le  seuil  et  promena  un  regard  vague  sur  le 
piano  ouvert,  la  lampe  orientale  aux  reflets  rougeâtres,  le  divan 
où  les  coussins  affaissés  semblaient  garder  encore  l'empreinte  du 
corps  d'Andrée.  Son  être,  qui  tout  le  jour  avait  vibré  sous  le  choc 
d'émotions  répétées,  était  désormais  envahi  par  une  sorte  de  tor- 
peur. Il  rentra  au  château  d'un  pas  de  somnambule,  et,  arrivé  dans 
sa  chambre,  se  laissa  tomber  entre  les  bras  d'un  fauteuil  de  travail. 
Il  resta  là  quelque  temps,  puis,  machinalement,  tira  de  sa  poche 
un  papier  plié  dont  la  vue  le  fit  tressaillir.  C'était  cette  lettre  dont 
il  avait  seulement  parcouru  les  premières  lignes  lorsque  le  comte 
la  lai  avait  remise,  quelques  heures  auparavant.  Jacques  se  plai- 
gnait de  rester  sans  nouvelles  et  de  n'avoir  pas  reçu  même  un  billet 
depuis  un  mois. 

«  Si  je  ne  me  répétais  sans  cesse,  disait-il  à  la  fin  de  sa  lettre,  que 
ton  amitié  veille,  là-bas,  que  tu  t'ingénies  à  me  conserver  ce  cœur 
dont  je  ne  suis  pas  assez  sûr  pour  ne  pas  craindre  souvent  qu'il  ne 
m'échappe,  que  deviendrais-je?  Ah!  la  bonne  et  sainte  chose  que 


ANDRÉE.  2S3 

l'amitié,  quand  elle  implique,  comme  celle  qui  nous  unit,  le  dévoû- 
ment  sans  bornes  et  la  confiance  sans  réserve!..  » 

Tandis  que  Mareuil  lisait  ces  pages,  l'anxiété,  le  remords  se  pei- 
gnaient sur  son  visage.  Il  se  rappelait  tout,  maintenant!  Il  passait 
en  revue  sa  conduite  depuis  le  jour  où  il  avait  accepté  de  servir  les 
intérêts  de  Jacques,  jusqu'à  ce  moment  funeste  où  il  venait  de  trahir 
l'ami  plein  d'abandon,  le  frère  plein  de  tendresse.  L'échafaudage  de 
sophismes  qu'il  avait  construit  pour  masquer  à  ses  propres  yeux  sa 
passion  grandissante  s'écroulait  brusquement;  il  se  souvenait  des 
premières  alarmes  de  sa  conscience,  trois  mois  auparavant,  et  ne 
se  pardonnait  plus  l'ingéniosité  qu'il  avait  déployée  pour  les  dissi- 
per et  se  donner  le  change  à  lui-même.  Il  lui  revenait  à  l'esprit 
certaines  paroles  qu'il  jugeait  coupables,  à  présent  qu'il  en  mesu- 
rait mieux  la  portée.  Une  lumière  soudaine  se  faisait  en  lui  et  éclai- 
rait brutalement  les  ambiguïtés  de  sentiment  où  il  s'était  complu, 
les  équivoques  que  la  passion  trouve  toujours  quand  il  s'agit  pour 
elle  de  faire  tomber  le  devoir  dans  ses  duperies.  La  vérité  toute  nue 
était  là  devant  lui,  et  cette  lettre  dont  chaque  mot  stigmatisait  sa 
faute,  cette  lettre  où  s'était  épanché  le  cœur  confiant  de  Jacques, 
l'accablait  sous  le  poids  d'une  muette  et  terrible  accusation.  Henri 
courba  la  tête;  deux  grosses  larmes  gonflèrent  ses  paupières  et 
roulèrent  le  long  de  ses  joues.  Puis  il  se  jeta  sur  le  lit ,  cacha  sa 
figure  dans  l'oreiller  et  dit  avec  un  gémissement  :  «  Je  suis  un  misé- 
rable! » 


XVII. 

Le  lendemain  matin,  M.  de  Garamante  se  disposait  à  sortir  pour 
tirer  un  lapin  dans  le  petit  bois  qui  entoure  le  Pavillon,  lorsque  le 
vieux  serviteur  qui  cumulait  auprès  du  comte  les  triples  fonctions 
de  garde-chasse,  de  valet  de  chambre  et  de  cuisinière,  annonça  à 
son  maître  qu'un  monsieur  demandait  à  lui  parler. 

—  Quel  monsieur?  demanda  le  comte. 

—  Celui  d'à  côté...  M.  le  comte  le  connaît  bien...  le  joli  blond 
qui  est  toujours  à  se  promener  dans  les  bois  avec  la  demoiselle  du 
château. 

Florimond  prononça  ces  mots  avec  une  nuance  de  dédain.  Il  était 
royaliste  comme  un  chouan,  le  vieux  brave,  aristocrate  à  sa  manière, 
et  manquait  tout  à  fait  de  considération  pour  cette  bourgeoisie  riche 
qui  se  peraieltait  d'acheter  les  domaines  des  nobles  ruinés.  Il  avait 
trois  gros  griefs  contre  la  république  :  comme  garde,  il  la  rendait 
responsable  des  progrès  du  braconnage  ;  comme  valet  de  chambre, 
de  la  diminution  des  pourboires  ;  comme  cuisinière,  de  l'augmen- 


28â  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tation  du  beurre.  N'est-ce  pas  ainsi,  après  tout,  que  se  font  les  opi- 
nions politiques? 

—  Fais  entrer!  dit  le  comte.  Que  diable  peut-il  donc  me  vouloir? 

—  Monsieur,  dit  Mareuil  en  s'avançant,  je  serais  heureux  d'obte- 
nir de  vous  la  faveur  d'un  moment  d'entretien... 

—  Quelle  solennité,  monsieur!..  A  la  campagne!.,  entre  voi- 
sins!., et  de  si  bonne  heure! 

—  C'est  que  j'ai  àvouspaHer  de  choses  qui,  sans  être  solennelles, 
ne  laissent  pas  d'avoir  leur  importance,  comme  il  vous  paraîtra  peut- 
être  après  m'avoir  entendu. 

Le  comte,  frappé  de  la  pâleur  du  jeune  homme  et  d'un  certain 
air  de  résolution  qu'il  ne  lui  connaissait  pas,  inclina  légèrement  la 
tête,  montra  du  doigt  un  fauteuil,  puis  s'assit  en  disant  non  sans 
un  peu  de  gravité  : 

—  Je  suis  à  vos  ordres,  monsieur  Mareuil. 

En  même  temps,  il  plantait  dans  les  yeux  d'Henri  son  regard  clair 
et  scrutateur. 

—  Monsieur,  reprit  Henri,  vous  m'avez,  hier  soir,  traité  sévère- 
ment... Oh!  inutile  de  vous  en  défendre  !  fit-il  sur  un  geste  du 
comte. 

—  Protestation  de  pure  politesse,  croyez -le  bien!  répliqua  M.  de 
Garamante  avec  un  peu  de  hauteur.  Puisqu'il  vous  plaît  d'appeler 
les  choses  par  leur  nom,  eh  bien!  oui,  je  vous  ai  parlé  sans  ména- 
gement, comme  il  convient  de  le  faire  lorsqu'on  veut  remettre  dans 
le  droit  chemin  un  galant  homme  qui  se  fourvoie... 

—  C'est  peut-être  beaucoup  de  sollicitude  pour  qui  ne  vous  en 
demandait  point,  monsieur  le  comte!  Mais  il  n'importe...  Votre 
perspicacité  n'était  pas  en  défaut,  lorsqu'elle  vous  a  révélé  le  drame 
intime  qui  se  joue  aux  Charmilles,  dit-il  avec  un  sourire  triste. 
C'est  une  pièce  à  trois  personnages  :  une  victime,  un  traître... 

—  Et  une  grande  coquette,  n'est-ce  pas?  interrompit  le  comte. 

—  Peut-être...  Je  ne  sais  comment  qualifier  ce  rôle...  Vous  m'ai- 
derez tout  à  l'heure  à  trouver  un  nom...  Quoi  qu'il  en  soit,  le  traître 
est  devant  vos  yeux  :  c'est  moi.  Oui,  moi!  Cette  nuit,  je  me  suis 
traîné  aux  genoux  d'une  femme  qui  devait  m'être  sacrée,  puisque 
je  la  savais  aimée  de  Jacques. 

—  Diable!  l'affaire  a  marché  plus  vite  que  je  ne  pensais.  J'esti- 
mais hier  soir  que  vous  en  aviez  encore  pour  une  huitaine  avant  de 
perdre  complètement  la  tête.  On  retarde  toujours  un  peu  à  mon  cage, 
tandis  que  l'on  avance,  au  vôtre,  jeune  homme!..  Alors  c'est  fait? 
Vous  lui  avez  chanté  votre  grand  air,  elle  vous  a  servi  un  des  mor- 
ceaux de  son  répertoire...  A  propos,  avez-vous  noté  les  paroles  et 
l'accompagnement  de  sa  partie,  à  elle?  Cela  devait  être  intéressant 
à  entendre,  pour  un  dilettante  comme  moi,  qui  ne  fais  plus  de 


ANDREE.  285 

musique!..  Et  le  duo  terminé,  vous  vous  êtes  senti  pris  de  remords, 
n'est-ce  pas?  Oui,  c'est  dans  l'ordre...  Satanée  conscience  humaine  ! 
toujours  le  sommeil  lourd  avant  la  faute,  léger  après!..  Enfin  vous 
venez  vous  confesser,  n'est-il  pas  vrai  ? 

—  Mais  oui,  à  peu  près  :  heureux  si,  en  m'accusant,  je  me  réha- 
bilite. 

—  Eh!  cher  monsieur,  laissons  là  ces  grands  mots.  Avant  la  crise, 
je  les  aurais  peut-être  employés  moi-même  pour  vous  effaroucher, 
comme  on  met  des  mannequins  dans  les  arbres  à  fruits  afin  d'écar- 
ter les  moineaux.  Mais  quoi!  vous  avez  mordu  à  la  cerise  :  il  n'est 
plus  temps.  Causons  donc  raisonnablement.  Voyez-vous,  monsieur 
Mareuil,  il  n'y  a  rien  dans  tout  ce  qui  arrive  dont  je  sois  surpris... 

—  Vous  aviez  prévu  que?.. 

—  Mon  Dieu  oui.  Quand  j'ai  su,  lors  de  ce  bal  oii  j'eus  le  plaisir 
de  faire  votre  connaissance,  que  votre  ami  Henriot  commettait  l'im- 
prudence de  vous  installer  dat}s  la  place  au  moment  même  qu'il  la 
quittait,  il  m'est  venu  à  l'esprii,  —  excusez  moi!  —  je  ne  sais  quelle 
réminiscence  de  Troyens  introduisant  le  cheval  de  bois  dans  ilion. 
Quelle  folie,  ai-je  pensé,  de  vouloir  en  amour  s'adjoindre  un  surnu- 
méraire! Sans  compter  que  vous  m'aviez  tout  l'air  d'un  homme  qui 
ne  dédaigne  pas  l'avancement  !  Si  j'avais  été  alors  l'ami  de  ce  brave 
Henriot  comme  je  le  suis  devenu  depuis,  j'aurais  essayé  de  le  mettre 
en  garde  contre  cet  excès  de  confiance,  qui  prouve  combien  ce  cœur 
excellent  est  riche  en  illusions.  Croire  que  M'^®  Andrée  passerait  plu- 
sieurs mois  à  la  campagne,  au  fond  des  bois,  seule,  en  compagnie 
d'un  homme  qui  a  de  jolies  moustaches,  de  l'esprit  et  de  la  littéra- 
ture, sans  s'amuser  à  lui  tourner  la  tête,  ne  fût-ce  que  pour  tuer 
le  temps  et  s'entretenir  la  main,  cela  était  vraiment  un  peu  simple, 
et  il  y  a  beau  jour  que  j'ai  cessé  d'être  naïf,  monsieur! 

—  Et  maintenant,  que  me  conseillez  vous  de  faire?  Approuvez- 
vous  mon  dessein  de  quitter  la  famille  Passemard  au  plus  tôt,  et 
sous  le  premier  prétexte  venu? 

—  Entièrement!  El  je  vous  félicite  d'avoir  déjà  compris  que  votre 
place  n'esi  plus  ici. 

—  Je  vais  partir. 

—  Un  instant,  cher  monsieur!  11  s'agit  de  faire  eu  sorte  que  votre 
ami  ne  puisse  jamais  soupçonner  la  cause  véritable  de  votre  départ. 
Vous  connaissez  Henriot  :  il  serait  capable  de  tout  s'il  venait  à 
savoir  ce  qui  s'est  passé.  Pour  Dieu,  qu'il  ne  se  doute  de  rien,  mon- 
sieur! Imaginez  une  fable...  Voyons,  cherchons  ensemble...  Tenez, 
dites-lui,  par  exemple,  que  vous  avez  reconnu  l'inutilité  de  vos 
efforts,.,  que  M*'"  Passemard  songe  de  moins  en  moins  à  devenir  sa 
femme  et  qu'elle  vous  paraît,  au  conuairo,  prête  à  jeter  son  dévolu 
sur  quelque  autre  soupirant... 


286  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

—  Lequel? 

—  Mais  nous  n'avons  que  l'embarras  du  choix...  Morincourt,  par 
exemple...  D'autant  plus  qu'il  pourrait  bien  se  faire  qu'en  désignant 
celui-là,  vous  ne  fussiez  pas  déjà  si  loin  de  la  vérité. 

—  Quoi!  vous  croyez?..  Ce  méchant  versificateur  et  ce  peintre 
sans  talent!..  Elle  irait  s'affubler  d'un  mari  pareil!.. 

—  Qui  sait?..  Notez  que  je  n'affirme  rien.  J'ai  seulement  entrevu 
le  personnage,  et  je  crois  qu'il  s'entend  mieux  à  assiéger  de  loin, 
avec  prudence  et  méthode,  le  cœur  d'une  jeune  vaniteuse,  qu'à  faire 
de  bons  vers  ou  de  bonne  peinture.  Il  a  déjà  le  talent  de  lui  faire 
trouver  très  remarquables  ses  sonnets  et  ses  tableaux,  que  nous 
jugeons  également  médiocres  :  cela  est  d'un  habile  homme,  et  vous 
verrez  peut-être  que  cet  hiver,  quand  elle  ne  pensera  plus  ni  à 
Jacques,  déjà  oublié,  ni  à  vous  qui,  le  dépit  aidant,  le  serez  bientôt, 
M"®  Passemard  se  résignera  sans  trop  de  peine  à  devenir  W^^  la 
vicomtesse  de  Morincourt...  Que  voulez- vous  ?  cela  flatte  toujours 
de  porter  une  couronne  sur  les  panneaux  de  sa  voiture,  quand  on  a 
un  papa  qui  fait  des  pains  de  sucre. 

—  Mais  la  famille  Passemard  est  républicaine,  et  Andrée  elle- 
même... 

—  0  monsieur  Mareuil,  je  ne  m'attendais  pas  à  trouver  en  vous 
tant  d'ingénuité!.. 

—  Et  dire  que  je  ne  pourrai  pas  même  la  disputer  à  cet  homme  ! 

—  Ah  !  mais  non,  par  exemple!  Contentez-vous  de  l'avoir  enlevée 
à  Jacques,  cela  suffît. 

—  Vous  êtes  cruel. 

—  Bah!  il  faut  bien  faire  un  peu  crier  le  patient  quand,  pour  le 
guérir  mieux  et  plus  vite,  on  cautérise  sa  plaie.  Vous  me  remer- 
cierez. 

L'aimable  homme  serrait  la  main  d'Henri  et  le  regardait  avec  un 
sourire  indulgent.  Il  y  avait  tant  de  bonté  sur  ce  beau  visage  loya' , 
que  Mareuil  se  sentit  tout  à  fait  désarmé. 

—  Je  vous  remercie  déjà,  dit-il  avec  effusion...  Adieu,  docteur! 

—  Au  revoir,  mon  cher  convalescent,  et  pas  de  rechutes!.. 
Partez  vite  :  l'air  de  ce  pays-ci  ne  vous  vaut  rien.  Quand  vous  serez 
à  Paris,  la  tête  entièrement  dégagée  et  le  pouls  tout  à  fait  calme, 
écrivez-moi,  tenez-moi  au  courant...  J'aime  mes  malades... 

—  Qui  vous  le  rendent  bien...  Au  revoir  ! 

Deux  heures  après,  Henri  %i?ait  enregistrer  sa  malle  dans  la 
gare  de  Fontainebleau  et  prenait  le  train  de  Paris.  Pendant  ce 
temps-là,  Andrée  achevait  sa  toilette,  tout  en  méditant  sur  l'événe- 
ment de  la  nuit. 

—  J'ai  peut-être  été  un  peu  loin,  se  disait-elle,  mais  aussi  il 


ANDRÉE.  287 

fallait  bien  en  finir!..  Voilà  ce  pauvre  Morincourt   qui  s'en  va 
rejoindre  Jacques.  Puissent  ces  deux  débris  se  consoler  entre  eux. 
Elle  sourit,  puis  resta  un  instant  pensive. 

—  Allons,  reprit-elle,  adieu  les  armoiries  !  Décidément,  je  serai 
M"^^  Henri  Mareuil  tout  court...  Il  parle  bien;  en  poussant  ce 
garçon-là  vers  la  politique,  c'est  la  députation  dans  deux  ans  et, 
qui  sait,  plus  tard?..  Il  est  très  fort, en  somme,  et  charmant!  Quelle 
drôle  d'idée  a  eue  Jacques  de  me  le  donner  pour  garde  du  corps  ! 

Elle  allait  descendre  au  salon,  quand  sa  femme  de  chambre  entra, 
tenant  un  pli  cacheté  à  la  main. 

—  Mademoiselle,  voici  une  lettre  pour  vous  que  M.  Mareuil  a 
remise  à  Baptiste  en  partant... 

Elle  se  laissa  tomber  plutôt  qu'elle  ne  s'assit  sur  sa  chaise  longue. 

—  En  partant!  dit-elle;  il  est  donc  parti?..  Donne. 
Elle  lut  : 

«  Mademoiselle, 

«  Une  dépêche  arrivée  ce  matin,  à  la  première  heure,  m'apprend 
que  mon  père  est  tombé  gravement  malade.  Je  pars  pour  Rouen. 
11  est  trop  tôt  pour  que  je  puisse  vous  faire  mes  adieux  :  ce  billet, 
que  je  griffonne  à  la  hâte,  vous  les  portera,  avec  les  excuses  que  je 
vous  prie  de  transmettre  à  M"""  votre  mère  et  à  M.  Passemard. 
J'emporte  le  souvenir  cher  et  attendri  des  quatre  mois  que  je  viens 
de  passer  aux  Charmilles. 

«  Henri  Mareuil.  » 


—  Va  demander  à  Baptiste  s'il  est  arrivé  une  dépêche,  ce  matin 
de  bonne  heure  au  château,  dit  Andrée  très  pâle  et  les  sourcils 
froncés. 

—  Non,  mademoiselle,  dit  la  femme  de  chambre  en  rentrant. 

—  Bien. 

Elle  se  redressa  brusquement,  et  froissant  le  papier  qu'elle  tenait 
à  la  main,  elle  en  fit  une  boule,  la  jeta  à  Sloug  accroupi  sur  un 
tapis,  en  laissant  tomber  d'un  air  de  dédain  suprême  ces  deux 
mots  : 

—  Grande  bête  ! 

La  femme  de  chambre  a  toujours  cru  qu'Andrée  parlait  du  chien. 

George  Duruy. 


{La  troisième  partie  au  procJiain  n°.) 


LES 


MAGISTRATS  ET  LA  DÉMOCRATIE 


UNE     EPURATION     RADICALE. 


L'assaut  livré  à  la  magistrature  ne  peut  laisser  indifférens  ceux 
qui  ont  souci  de  l'ordre  matériel  et  de  la  sécurité  publique.  Seuls, 
les  esprits  légers  croient  la  querelle  vidée  par  une  première  épura- 
tion des  juges.  A  les  entendre,  la  justice,  entravée  jusque-là  par 
bien  des  préjugés,  a  subi  dans  sa.  marche  une  secousse  qui  ne 
changera  ni  ses  conditions  ni  son  influence.  Tout  autre  est,  suivant 
nous,  le  caractère  des  faits.  La  crise  ouverte  depuis  cinq  années, 
et  dont  nous  venons  seulement  de  traverser  une  des  phases,  n'ap- 
proche pas  de  son  terme.  Entre  l'ordre  judiciaire  et  les  instincts 
démagogiques  le  conflit  est  permanent.  Le  peuj)le,  dès  qu'il  exerce 
directement  le  pouvoir,  cherche  à  asservir  les  juges.  Partout  il 
l'a  tenté.  En  Amérique,  les  auteurs  de  la  constitution  ont  fait  en 
quelque  sorte  la  part  du  feu  :  ils  ont  sacrifié  la  justice  locale  pour 
sauver  la  justice  fédérale.  En  Suisse,  les  électeurs  cherchent  à  domi- 
ner les  tribunaux,  que  le  bon  sens  de  certains  cantons  dispute  aux 
caprices  des  scrutins. 

Cet  antagonisme  est  d'autant  plus  grave  que  l'indépendance  et  la 
fermeté  du  juge,  utiles  sous  tous  les  régimes,  sont  plus  nécessaires 
encore  sous  une  république.  En  elTet,  le  désordre  naît  toujours  de  ceux 
qui,  possédant  la  puissance  matérielle,  prétendent  en  abuser  pour 


LES    MAGISTRATS   ET    LA    DEMOCRATIE.  289 

Opprimer  les  droits  des  faibles.  Lorsqu'elle  vient  d'un  seul,  la  tyran- 
nie révolte  les  âmes,  et  tous,  tôt  ou  tard,  se  dressent  contre  elle. 
Sous  la  république,  où  la  majorité  qui  obtient  le  pouvoir  passe 
pour  représenter  la  volonté  du  peuple,  la  foule  ne  s'indigne  pas  de 
la  persécution;  elle  est  disposée  à  délaisser  les  victimes;  elle  entend 
dire  que  tout  se  fait  en  son  nom;  elle  se  sent  souveraine  et  elle 
abuse  de  sa  puissance.  Qui  peut  redresser  les  abus,  si  ce  n'est  le 
corps  chargé  d'appliquer  et  de  défendre  les  lois?  Les  magistrats  sont 
les  protecteurs  du  droit  contre  la  force.  C'est  à  eux  qu'il  appartient 
de  châtier  les  excès  de  pouvoir  et  de  limiter  la  toute-puissance 
des  démocraties  triomphantes,  en  leur  apprenant  où  expire  l'au- 
torité, où  commence  la  tyrannie.  Si  les  juges  se  laissent  aller  eux- 
mêmes  aux  caprices  des  factions,  s'ils  écoutent  tantôt  les  irijonc- 
tions  des  partis,  tantôt  les  menaces  des  favoris  de  la  foule,  la 
société,  qui  repose  sur  le  respect  des  droits,  perd  tout  équilibre. 
Semblable  à  un  vaisseau  tout  d'un  coup  privé  de  lest,  qui  ne 
sombre  pas  sur-le-champ,  elle  continue  sa  marche,  les  apparences 
demeurent  les  mêmes;  le  calme  fait  quelque  temps  illusion  :  vienne 
la  tempête,  elle  sera  hors  d'état  de  lutter  et  ne  saura  résister  aux 
efforts  du  vent  et  des  vagues. 

Il  faut  avoir  bien  mal  lu  notre  histoire  ou  se  laisser  aller  à 
d'étranges  illusions  pourimaginerque  nous  ne  reverrons  niagirations 
ni  secousses.  Parmi  les  enseignemens  que  le  passé  nous  a  légués,  il 
en  est  un  qu'il  est  bon  de  méditer.  Les  révolutions  dout  notre  pays 
s'est  fait  une  si  déplorable  habitude  ont  eu,  depuis  le  consulat,  un 
caractère  commun  :  elles  n'ont  atteint  que  nos  institutions  politi- 
ques. En  1830,  en  18Zr8 ,  en  1852,  en  1870,  le  titre  du  chef  du 
pouvoir  exécutif,  les  rouages  législatifs  ont  été  seuls  changés.  On 
laissait,  d'une  entente  unanime,  en  dehors  de  toute  atteinte  les 
parties  profondes,  les  ressorts  essentiels  et  cachés  du  mécanisme 
social.  Il  y  a  depuis  cinq  ans  en  France  une  tendance  toute  nou- 
velle. Quelques-unes  des  institutions  qui  avaient  été  tenues  six 
fois  en  dehors  de  la  révolution ,  comme  en  un  domaine  réservé, 
sont  aujourd'hui  directement  menacées  :  le  clergé,  la  magistrature 
et  l'armée  sont  en  butte  à  des  efforts  savamment  combinés.  D'au- 
tres ont  parlé  de  la  guerre  antireligieuse,  qui  chez  certains  politi- 
ques tient  lieu  de  programme  et  d'idées.  Il  est  bon  de  s'arrêter  en 
ce  moment  à  l'attaque  menée  depuis  1879  contre  la  magistrature 
et  de  montrer,  pièces  en  mains,  ce  qui  s'est  fait. 

Le  récit  de  la  lutte  n'est  pas  le  seul  intérêt.  Il  y  a  une  moralité 
et  des  prévisions  à  tirer  de  cette  étude.  S'est-on  demandé  comment 
la  France  avait  pu  supporter  depuis  soixante-dix  ans  tant  de  trou- 
bles sans  que  la  sécurité  publique  ou  privée  eût  succombé  parmi  de 

TOMB  LXII.   —   1884.  19 


290  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

si  graves  et  de  si  soudaines  tempêtes  ?  à  quelle  force  secrète  elle  a 
obéi,  quelle  organisation  intime  l'a  préservée? 

La  société  civile  a  été  sauvée  parce  qu'elle  avait  dans  son  sein 
tout  un  système  qui  contribuait  à  en  maintenir  les  différentes  par- 
ties ,  rassurant  les  uns  contre  l'excès  des  convoitises ,  les  autres 
contre  l'abus  de  l'autorité ,  s'interposant  entre  les  violences  des 
plus  forts  et  les  souffrances  des  plus  faibles,  intervenant  à  propos 
pour  empêcher  les  désordres,  quelle  que  fût  leur  origine,  et  ne  se 
lassant  pas  de  contribuer  à  la  marche  progressive  de  la  civilisation 
par  la  justice.  De  même  que  le  droit  gouverne  tous  les  rapports 
entre  les  hommes ,  le  juge  est  l'arbitre  de  tous  les  conflits.  Sans 
sortir  de  sa  sphère,  il  contribue  à  calmer  les  passions,  à  panser  les 
blessures,  à  faire  rentrer  chacun  dans  le  devoir.  Il  faut  avoir  vécu 
par  l'étude  en  des  temps  où  les  tribunaux  étaient  livrés  à  la  par- 
tialité pour  mesurer  le  mal  que  peuvent  faire  de  mauvais  juges. 
Notre  génération  n'a  pas  connu  ce  désordre.  Puisse-t-elle  ne  pas 
apprendre  ce  qu'il  entraîne  à  sa  suite  de  troubles  dans  les  esprits  ! 
L'absence  de  justice  a  rendu  possibles  des  crimes  privés  qui,  dès 
1790,  ont  été  les  avant-coureurs  des  crimes  publics.  Qu'on  y  prenne 
garde  !  Depuis  cent  ans,  malgré  neuf  révolutions,  la  société  n'a 
sombré  qu'une  fois.  Les  révolutionnaires,  tant  de  fois  déçus  dans 
leurs  espérances,  savent  aujourd'hui  et  répètent  qu'il  faut  désor- 
ganiser la  justice  pour  préparer  de  longue  main  l'anarchie.  C'est 
seulement  alors  qu'elle  devient  irrémédiable.  Depuis  1815,  aucune 
de  nos  révolutions  n'a  connu  ce  désordre  intime  de  la  société ,  si 
différent  du  désordre  politique,  moins  violent,  mais  plus  durable 
et  plus  corrupteur  que  les  émotions  de  la  place  publique.  Dieu 
veuille  que  le  travail  commencé  depuis  cinq  années  ne  nous  fasse 
pas  voir  des  maux  que  nous  ont  épargnés  les  secousses  cruelles, 
mais  brèves,  de  nos  révolutions  contemporaines  ! 


De  tous  les  discours  qui  ont  donné  le  commentaire  de  la  loi 
votée  en  août  1883  pour  suspendre  l'inamovibilité  et  livrer  la 
magistrature  à  l'épuration,  le  plus  ardent,  le  plus  sigoificatif  fut 
prononcé  par  M.  Madier  de  Montjau.  Le  député  de  Valence  fit 
entendre  un  réquisitoire  qui  enflamma  les  passions  de  la  chambre; 
il  montra  la  France,  à  peine  relevée  de  ses  désastres,  s'adressant 
en  suppliante  à  ses  représentans  et  leur  criant  :  «  Délivrez-nous  de 
nos  magistrats  !  »  Il  multiplia  les  imputations,  fit  à  la  charge  des 
juges  des  récits  odieux  dont  son  enfance,  disait-il,  avait  été  bercée, 
et  termina  par  une  comparaison  imprévue  dans  laquelle  il  mettait 


LES    MAGISTRATS   ET    LA    DEMOCRATIE.  291 

les  magistrats  au-dessous  des  forçats.  La  majorité  couvrit  l'orateur 
d'applaudissemens.  Le  chef  de  la  magistrature  demeura  muet  à  son 
banc. 

Comment  expliquer  une  telle  passion?  Comment  expliquer  sur- 
tout le  long  retentissement  de  ce  discours,  qui  a  donné  à  toute  la 
discussion  sa  couleur  et  sa  portée?  Bien  aveugle  qui  ne  verrait  dans 
ces  explosions  de  colère  qu'une  déclamation  oratoire.  La  haine  de 
M.  Madier  de  Montjau  est  profonde.  Il  >outient  qu'à  toute  époque 
les  juges  se  sont  faits  les  vils  complaisans  du  pouvoir  et  les  dociles 
exécuteurs  des  besognes  politiques.  Il  montre  les  cours  prévôtales, 
les  poursuites  contre  les  républicains,  la  répression  des  troubles; 
il  porte  la  parole  au  nom  de  trois  générations  qui  s'honorent  d'avoir 
été  des  conspirateurs  et  des  fauteurs  d'émeute;  il  est  l'organe  de 
ceux  qui  donnent  le  nom  de  Barbes  à  l'un  de  nos  boulevards,  en 
attendant  qu'ils  lui  élèvent  une  statue. 

Voyons  donc  ce  qu'il  y  a  de  fondé  dans  ce  réquisitoire  contre  la 
justice.  11  mérite  que  nous  nous  y  arrêtions  quelque  temps.  Nous 
pèserons  mieux  la  valeur  des  accusations  lorsque  nous  aurons  suivi 
le  rôle  des  magistrats  depuis  le  premier  empire  jusqu'à  nous. 
La  magistrature  française  a  une  histoire  qui  ne  se  confond  pas  avec 
celle  du  gouvernement.  C'est  l'honneur  et  le  péril  des  institutions 
d'avoir  un  rôle  indépendant  des  faits  généraux.  Tandis  que  les 
simples  fonctionnaires  obéissent,  que  les  agens  de  l'administration 
servent  le  pouvoir,  en  changeant,  suivant  les  heures,  de  langage 
et  de  ton, que  le  silence  ou  la  retraite  sont  les  seuls  moyens  de  mar- 
quer leur  dissentiment,  les  magistrats  qui  sont  investis  de  fonctions 
permanentes,  sous  les  ministères  et  sous  les  régimes  les  plus  dis- 
semblables, ont  des  convictions  et  des  traditions  communes.  Gomme 
tous  les  despotismes,  qu'ils  se  nomment  césarisme  ou  démago- 
gie, l'empire  avait  multiplié  les  épurations.  Ce  fut  après  la  charte, 
quand  les  tribunaux  eurent  été  reconstitués,  que  se  formèrent  l'es- 
prit de  corps  et  la  tradition.  La  foule  n'aime  ni  l'un  ni  l'autre;  elle 
leur  donne  aisément  les  noms  détestés  de  caste  et  de  privilège.  Et 
cependant  que  deviendrait  la  société  si  chacun  de  ses  groupes 
n'était  pas  soutenu  et  comme  animé  par  l'esprit  de  corps?  Pour  les 
militaires,  c'est  l'honneur  du  drapeau;  chez  les  comptables,  c'est  la 
probité;  chez  les  médecins,  ledévoûment.  Pour  qui  a  vécu  au  milieu 
des  juges,  le  doute  n'est  pas  possible  :  les  habitudes  judiciaires  ont 
créé  parmi  eux  des  qualités  et  des  mœurs  spéciales;  elles  les  ont 
accoutumés  de  bonne  heure  à  la  réflexion,  ont  soumis  tous  leurs  juge- 
mens  à  un  examen  préalable,  les  ont  plies  à  l'impartialité  et  leur 
ont  donné  un  esprit  de  désintéressement,  d'intégrité  que  tous,  amis 
ou  adversaires,  se  sont  plu  à  reconnaître. 


292  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Soas  la  restauration,  les  magistrats,  choisis  avec  soin  de  1815  à 
1818,  étaient  tous  profondément  royalistes.  Ce  n'est  pas  le  fou- 
gueux député  dri  Valence  (s'il  connaît  l'histoire  de  sa  famille)  qui 
peut  l'ignorer.  Avec  le  temps,  leurs  opinions  se  sont  modelées  sur 
celles  de  la  haute  bourgeoisie.  Relisez  leurs  arrêts  avant  et  après  le 
ministère  Martignac.  M.  de  Villèle,  comme  M.  de  Polignac,  se  plai- 
gnait de  l'indépendance  des  cours,  qui,  à  entendre  les  ultras, 
étaient  remplies  de  bonapartistes  et  de  libéraux.  —  Après  la  révolu- 
tion de  juillet,  la  magistrature,  un  instant  ébranlée,  avait  reformé 
ses  rangs  et  représentait  exactement  l'élite  de  cette  classe  de  censi- 
taires, puissante  par  l'intelligence,  mais  insuffisante  par  le  nombre, 
qui  gouvernait  alors  la  France.  En  lutte  avec  un  seul  adversaire,  le 
désordre,  elle  participait  à  l'œuvre  du  gouvernement  en  poursui- 
vant les  auteurs  des  émeutes  et  en  les  frappant  sans  pitié  :  entre 
les  fauteurs  des  insurrections  et  le  juge  s'ouvrait  une  lutte  qui  ne 
devait  pas  cesser.  Sur  les  bancs  de  la  cour  d'assises  ou  de  la  police 
correctionnelle,  accusés  ou  prévenus  déclaraient  que  les  magistrats 
étaient  tous  carlistes.  —  Après  l'explosion  de  1848,  les  passions  s'en- 
venimèrent. En  face  de  l'anarchie,  les  tribunaux  devinrent  avec  les 
soldats  le  rempart  de  la  société  menacée  et  l'objet  des  haines  révo- 
lutionnaires. Les  insurgés  de  juin  s'écrièrent  que  les  magistrats 
étaient  tous  orléanistes.  Singulier  accord  dans  les  griefs  !  Tous  ceux 
qui  ont  eu  maille  à  partir  avec  la  justice  lui  ont  reproché  de  pactiser 
avec  le  régime  tombé.  Au  fond,  la  magistrature  n'appartenait  pas  à 
un  parti  politique,  mais  elle  avait  une  passion.  Oui,  nous  l'avouons, 
au  lendemain  de  l'insurrection  de  juin  comme  au  lendemain  de  la 
commune,  elle  avait  horreur  de  l'anarchie.  Quel  est  le  radical  qui 
peut  l'en  blâmer  s'il  est  partisan  sincère  du  jury?  EnlSZiO,  en  1871, 
le  juge  était  exactement  dans  l'état  d'esprit  du  juré  sorti  de  la 
bourgeoisie  et  exprimant  ses  vœux.  Par  répugnance  pour  le  désordre, 
elle  se  soumit,  en  1852,  au  despotisme  sans  l'aimer.  Elle  avait  accepté 
l'empire  comme  un  fait  ;  elle  accepta  de  même  la  république,  se  sen- 
tant presque  également  à  Taise  sous  les  ministères  de  centre  droit  et 
de  centre  gauche,  entre  lesquels  oscilla  jusqu'en  1879  le  gouver- 
nement. 

Depuis  cinq  ans,  l'axe  du  pouvoir  est  entièrement  déplacé.  La 
direction  des  affaires  appartient  non  plus  au  centre  gauche,  mais  à 
la  gauche  seule.  Il  importe  peu  que  certains  hommes  modérés  d'ori- 
gine et  de  langage  aient  figuré  dans  quelques-uns  des  cabinets 
formés  par  M.  Grévy.  La  tendance  générale,  manifestée  par  l'am- 
nistie, par  la  politique  religieuse,  par  le  relâchement  des  forces 
gouvernementales,  par  les  alliances  électorales,  est  une  politique 
de  pure  gauche. 


LES    MAGISTRATS    ET    LA    DEMOCRATIE.  293 

La  magistrature,  issue  de  régimes  et  de  ministères  qui,  tous,  sans 
excepti-;ii,  avaient  combattu  le  désordre,  qui  avaient  tenu  la  main 
à  la  répression  pénale,  qui  avaient  refusé  de  transiger  avec  l'insur- 
rection, la  magistrature  s'est  trouvée  toute  dépaysée.  Elle  partagea 
les  étonnemens  et  les  répugnances  de  la  bourgeoisie,  reçut  comme 
elle  les  insultes,  et,  confondant  son  histoire  avec  les  souvenirs  de 
la  classe  moyenne,  supporta  les  attaques  sans  grande  surprise, 
jugeant  assez  naturel  que  les  condamnés,  leurs  parens  et  leurs  com- 
plices laissassent  éclater  de  bruyantes  colères  contre  les  juges  qui 
avaient  prononcé  les  sentences. 

A  vraiment  parler,  la  magistrature  n'a  pas  soutenu  ,  depuis 
quatre-vingts  ans,  d'autre  lutte.  Nous  savons  déjà  ce  qu'en  pensent 
les  conspirateurs  et  les  insurgés.  Voyons ,  en  revanche,  l'opinion 
de  la  masse  des  justiciables.  Déjà  nous  pouvons  mesurer  leur  con- 
fiance au  petit  nombre  des  arbitrages;  à  ce  premier  indice  s'ajoute 
le  langage  du  barreau,  qui,  à  toute  époque,  nous  a  fait  con- 
naître, par  les  voix  les  plus  diverses,  son  sentiment  de  respect 
unanime  envers  les  tribunaux.  Allons  plus  loin  et  interrogeons  les 
hommes  nouveaux  portés  au  sommet  du  pouvoir  au  lendemain  de 
chaque  révolution.  Écoutons  leurs  jugemens  sur  les  magistrats  de 
la  veille.  Quelles  flétrissures  ne  s'attend-on  pas  à  voir  sortir  de  la 
bouche  des  ministres  apportés  par  le  flot  populaire?  Or  voici  les 
paroles  de  M,  Crémieux,  en  mai  J8A8,  rendant  un  compte  solen- 
nel des  travaux  du  gouvernement  provisoire  :  «  Nos  lois  sont  claires, 
dit-il;  nos  juges  en  font  une  sage  application  et  notre  magistrature 
n'a,  certes,  aucun  reproche  à  subir.  »  A  la  fin  de  l'empire,  l'opi- 
nion de  l'opposition  était  la  même.  En  flétrissant  comme  ils  le  méri- 
taient les  magistrats  politiques,  M.  Berryer  constatait  qu'ils  étaient 
en  petit  noiubre.  Eu  1870,  nul  ne  demandait  le  bouleversement  de 
nos  corps  judiciaires.  Après  1879,  quel  a  été  le  langage  des  chefs 
delà  magistrature?  Deux  d'entre  eux  ont  porté  un  jugement  sur 
le  personnel  :  M.  Le  Royer,  en  décembre  1^79,  après  avoir  fait  des 
réserves  en  ce  qui  touchait  la  politique,  a  dit  a  qu'il  défendrait  tou- 
jours la  magistrature  au  point  de  vue  professionnel,  car,  à  ses  yeux, 
au  point  de  vue  de  la  capacité  juridique,  c'était  la  première  magis- 
trature du  monde.  »  M.  Goblet,  à  deux  reprises,  en  novembre  1880 
et  en  mai  1883,  avait  le  courage  de  «  déclarer  que,  malgré  les  efforts 
des  pouvoirs  qui  avaient  voulu  les  asservir,  les  magistrats  étaient 
demeurés  intègres  et  soucieux  avant  tout  de  leur  devoir  et  de  la 
loi.  »  Précieux  témoignages  émanés  de  sincères  républicains  et  qui 
permettent  d'affirmer  que,  ni  en  1880,  ni  en  1883,  la  magistrature 
ne  méritait  une  de  ces  mesures  d'expédient,  ressource  extrême  des 
pouvoirs  violens  ou  faibles,  qu'on  nomme  des  lois  d'exception  !  Pour 


294  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

un  gouvernement  maître  de  sa  volonté,  la  conduite  à  tenir  vis-à-vis 
de  la  magistrature  était  toute  tracée.  Le  renouvellement  naturel  des 
corps  judiciaires  assurait  la  transformation  dans  un  délai  assez  court. 
Il  suffisait  de  montrer  quelque  patience. 

Celle  vertu  malheureusement  n'appartient  ni  aux  enfans,  ni  aux 
foules.  La  démocratie,  qui  est  fort  jeune,  n'est  pas  patiente.  Il  n'y 
aurait  que  demi-mal  si  ses  conseillers  osaient  lui  tenir  le  langage 
qu'on  tient  aux  enfans;  mais  devant  elle  ils  se  taisent.  C'est  une 
reine  que  des  courtisans  seuls  approchent  et  que  les  adulations 
enivrent. 

Sous  l'action  lente  du  suffrage  universel,  les  mœurs  se  sont  trans- 
formées. Il  est  bon  que  nous  pénétrions  dans  les  couches  nouvelles 
pour  comprendre  leur  organisation  politique  et  mesurer  quelle  était, 
à  l'égard  des  juges,  l'ardeur  de  leurs  convoitises. 

Il  s'est  formé  dans  les  départemens  des  groupes  d'hommes  plus 
remuans  que  la  plupart  de  leurs  concitoyens,  prêts  à  donner  une 
part  de  leur  temps  aux  affaires  publiques,  qui  ont  fait  des  élec- 
tions leur  mission  principale;  réunis  en  comité  dès  qu'une  élection 
s'annonce,  ils  préparent  un  programme,  cherchent  à  l'imposer  au 
candidat  et  multiplient  les  démarches  pour  asservir  d'avance  et 
pour  faire  triompher  celui  qu'ils  patronnent.  Ce  qu'a  souffert  le 
candidat  n'est  rien  à  côté  des  humiliations  qui  attendent  l'éiu  après 
le  succès.  Loin  de  croire  sa  tâche  finie  avec  le  scrutin ,  le  comité, 
qui  met  la  vigilance  au  premier  rang  de  ses  devoirs,  se  déclare 
en  quelque  sorte  en  permanence.  Chacun  de  ses  membres  s'agite 
comme  la  mouche  de  la  fable.  Ils  correspondent  avec  le  député, 
l'accablent  de  sollicitations,  lui  demandent  des  faveurs  de  toute 
sorte,  lui  imposent  les  charges  les  plus  singulières.  N'est-il  pas 
leur  mandataire?  Et  comment  trouver  étonnant  que  leur  confiance 
soit  allée  jusqu'à  l'envoi  de  titres  pour  en  toucher  sans  frais  les 
dividendes?  Ces  missions  extra-parlementaires  ne  seraient  que  risi- 
bles  si  elles  ne  marquaient  le  trouble  jeté  dans  les  esprits  ei  le  rôle 
usurpé  à  la  suite  des  élections  par  ces  importans  de  nouvelle  espèce 
qui  tendent  à  devenir  les  tyrans  de  chaque  canton.  On  a  si  bien 
répété  depuis  trente -cinq  ans  que  le  peuple  était  le  souverain 
maître,  le  juge  sans  appel,  que  tout  pouvoir  et  tout  droit  éma- 
naient de  lui,  que,  naturellement,  ces  influences  locales  sont  deve- 
nues avec  le  temps  la  source  d'ambitions  illimitées.  Les  conseils 
municipaux  se  sont  peu  à  peu  remplis  de  ces  politiques  impatiens 
qui  contribuent  à  endetter  les  communes  et  à  substituer  la  pire 
politique  à  l'administration  prudente  des  affaires  locales.  Enhardis 
par  leurs  premiers  succès,  les  plus  audacieux  ont  franchi  la  porte 
des  assemblées  départementales  pendant  que  les  moins  heureux 


LES   MAGISTRATS   ET    LA    DEMOCRATIE.  295 

gémissent  de  leur  mauvaise  fortune,  en  figurant  pour  la  forme 
dans  les  sessions  inutiles  des  conseils  d'arrondissement.  En  réa- 
lité, ces  politiques,  doués  de  plus  d'activité  que  de  bon  sens,  for- 
ment les  cadres  de  l'armée  du  suffrage  universel ,  ils  en  sont  les 
sous-officiers,  aspirant  comme  ceux-ci  à  monter  en  grade  et  comptant 
bien  réussir  à  emporter  un  galon,  non  par  un  acte  de  bravoure, 
mais  par  quelque  coup  d'intrigue.  On  parlait  à  un  député  considé- 
rable, à  l'un  des  chefs  d'un  des  groupes  de  la  chambre,  de  la  politique 
qu'il  suivait,  en  l'assurant  que  l'opinion  publique  n'en  était  pas  satis- 
faite. «  Qu'est-ce,  s'écria-t-il,  à  vos  yeux,  que  l'opinion  publique? 
Je  l'ignore.  Pour  moi,  je  connais  un  ou  deux  hommes  par  village, 
actifs,  peu  aimés  de  leurs  voisins,  mais  redoutés  de  tous,  en  lutte 
avec  le  curé,  don)inant  le  conseil.  C'est  pour  eux  que  je  gouverne.  » 
Ce  mot  cynique  et  vrai  peint  la  politique  jacobine,  il  nous  révèle  le 
ressort  secret  qui  met  tout  en  mouvement  sous  nos  yeux  et  qui 
fausse  le  régime  parlementaire.  Si  nous  avons  un  gouvernement 
agité  dans  un  pays  tranquille,  des  députés  avides  d'incidens ,  pré- 
férant les  discussions  bruyantes  aux  plus  utiles  réformes,  n'en 
cherchez  pas  ailleurs  la  cause.  Les  ministres  obéissent  aux  députés, 
qui  obéissent  eux-mêmes  aux  «  politiciens  »  de  canton,  abaissant 
leurs  votes  au  niveau  de  ces  influences  subalternes  mises  en  mou- 
vement par  les  passions  locales  les  plus  étroites. 

Dans  cette  marée  montante  de  la  médiocrité,  que  deviennent  les 
fonctions  modestes  exercées  avec  indépendance  en  dehors  de  l'ac- 
tion politique?  Il  est  facile  de  le  deviner.  Depuis  le  simple  agent 
des  postes  ou  dépositaire  des  contributions  indirectes  jusqu'au  pré- 
sident du  tribunal,  il  n'est  pas  un  emploi,  pas  une  fonction  que  l'élec- 
teur influent  n'estime  la  récompense  légitime  de  ses  services.  Cha- 
cun se  croit  propre  à  tout.  Les  prétentions  n'ont  pas  de  limites,  et 
comme  les  magistrats  tiennent  le  haut  du  pavé  dans  les  petites  villes, 
que  la  durée  de  leurs  fonctions,  la  considération  qui  les  entoure,  les 
ont  placés  fort  au-dessus  des  agens  de  l'administration,  il  n'est  pas 
«  d'homme  de  loi,  »  comme  on  disait  jadis,  qui  n'ait  convoité, 
comme  prix  de  la  reconnaissance  du  député  envers  son  électeur, 
une  robe  de  magistrat  pour  son  fils,  s'il  ne  pouvait  l'obtenir  pour 
lui-même. 

Par  suite  de  ces  appétits  surexcités,  ce  n'est  plus  la  même  classe 
sociale  qui  a  recherché  les  fonctioDs  judiciaires,  et  ce  changement 
s'est  fait,  non  par  un  progrès  lent  et  par  une  concurrence  heureuse 
qui  eussent  été  les  résultats  naturels  du  travail,  de  l'épargne  et  de 
l'instruction,  mais  par  une  brusque  secousse  qui  a  ouvert  la  porte 
aux  ambitieux  sans  moyens  et  aux  intrigans  sans  capacité. 

Au  lendemain  de  la  chute  de  M.  Dufaure,  la  magistrature  allait 


296  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

donc  traverser  une  crise  redoutable.  Pendant  quinze  mois,  le  garde 
des  sceaux  avait  résisté  aux  efforts  combiiiés  des  sénateurs  et  des 
députés  ;  s'étant  borné  à  faire  remonter  sur  leurs  sièges  les  magis- 
trats du  parquet  que  l'esprit  de  parti  en  avait  fait  descendre,  il 
s'était  refusé  à  introduire  la  politique  dans  la  magistrature.  A  ses 
yeux,  la  première  vertu  du  magistrat  était  l'indépendance,  la 
seconde  était  la  science  du  jurisconsulte.  Le  moment  allait  venir 
où,  comme  en  1852,  le  dévoûment  et  les  services  politiques  seraient 
les  seuls  titres. 

M.  Dufaure  avait  institué  un  concours  dont  les  heureux  effets 
avaient,  pendant  trois  ans,  fourni  aux  parquets  les  esprits  les  plus 
vigoureux  et  les  plus  brillans.  Telle  était  l'impatience  des  ambi- 
tieux, écartés  par  ce  triage  si  favorable  au  talent,  que  le  concours 
fut  supprimé  dès  l'année  1879.  On  ne  voulait  plus  s'astreindre  à 
une  règle,  on  se  souciait  peu  du  mérite.  On  fit  entrer  dans  les  tri- 
bunaux tous  ceux  que  l'austère  justice  d'im  garde  des  sceaux  étran- 
ger aux  habiletés  politiques  avait  fait  attendre. 

Dès  le  mois  de  février  1879,  les  révocations  commencèrent. 
Quinze  procureurs-généraux  ouvrirent  la  marche  ;  en  quelques 
mois,  un  grand  nombre  d'avocats-généraux  et  leurs  substituts 
furent  destitués.  Quatre  cents  procureurs  de  la  république  et  sub- 
stituts les  suivirent.  Les  noujinations  judiciaires  n'étaient  plus 
inspirées  que  par  une  seule  pensée  :  faire  entrer  dans  les  parquets 
le  plus  grand  nombre  d'hommes  se  disant  dévoués  à  la  république, 
A  cet  intérêt  supérieur  tout  fut  subordonné.  On  avait  révoqué 
presque  tous  les  magistrats  nommés  par  M.  Dufaure  :  ce  n'était 
pas  assez  au  gré  de  ses  successeurs.  Ils  destituèrent  des  substituts 
nommés  depuis  1879  par  M.  Le  Royer  ou  par  M.  llumbert.  Un 
exemple  le  fera  sentir  :  il  y  a  un  ressort  où  l'on  compte  vingt-sept 
procureurs  de  la  république  et  substituts.  De  février  1879  à  juillet 
1883,  les  révocations  ou  les  démissions  forcées  se  sont  élevées  à 
trente-sept;  c'est  presque  un  personnel  et  demi  qu'a  consommé  en 
quatre  ans  l'esprit  de  parti  (1). 

La  magistrature  des  parquets  était  composée  jusqu'alors  d'hommes 
instruits,  indépendans,  aspirant  à  vivre  avec  honneur  dans  le  milieu 
modeste  où  le  plus  souvent  leur  père  avait  acquis  la  considération, 
en  attendant  qu'avec  les  années  écoulées  ils  pussent  s'asseoir, 
comme  par  une  sorte  d'héritage,  sur  les  sièges  de  la  cour.  La  cam- 

(1)  Pour  savoir  exactement  quel  a  été  le  renouvellement  du  pnrsoiinel  judiciaire  du 
9  février  1879  au  31  décembre  1882,  nous  avons  fait  un  pointage  qui  donne  pour  les 
cours  :  mag'strats  inamovibles,  237  remplacés  ou  déplacés  sur  739.  Parquets,  198  sur 
263. —  Pour  les  tribunaux  :  magistrats  inamovibles,  745  sur  1,742.  Parquets,  1,565  sur 
1,886,  Juges  de  paix,  2,536  sur  2,941. 


LES    MAGISTRATS   ET   LA   DÉMOCRATIE.  297 

pagne  des  décrets  rendus  contre  les  congrégations,  en  troublant  les 
consciences,  altérait  les  notions  du  droit  et  changeait  le  rôle  du 
ministère  public.  «  La  plume  est  serve,  mais  la  parole  est  libre,  » 
disaient  fi(^rement  nos  anciens  magistrats.  Que  devient  la  liberté 
de  la  parole  si  les  gens  des  parquets  sont  appelés  à  diriger  des 
expéditions  dans  lesquelles  les  exécutions  manu  militari  précèdent 
les  arrêts  et  souvent  les  contredisent?  Il  y  avait  une  grande  ques- 
tion de  droit  à  faire  juger  sur  toute  l'étendue  de  la  France.  On  a 
préféré  la  soustraire  à  la  justice,  et,  pour  donner  une  apparence 
de  sanction  à  des  ordres  administratifs  et  politiques  qui  en  étaient 
dépourvus,  on  a  rais  en  mouvement  les  magistrats  amovibles. 
Étrange  et  fatale  interversion  des  rôles  qui  a  jeté  le  désarroi  dans 
les  esprits  et  qui  a  chassé  en  une  seule  année  des  rangs  des  par- 
quets le  tiers  des  magistrats  qui  les  composaient. 

En  résufué,  la  campagne  de  quatre  années  avait  réussi.  Tout 
avait  été  fait  pour  creuser  en  certaines  cours  un  abîme  entre  les 
deux  magistratures  :  l'une,  armée  en  guerre,  prête  à  abuser  de  sa 
force,  la  menace  à  la  bouche,  faisant  grand  bruit  de  son  influence 
et  invoquant  sans  cesse  le  garde  des  sceaux,  se  servant  en  certaines 
cours  de  toutes  les  circonstances  solennelles  ou  privées  pour  infli- 
ger des  avanies  ou  donner  des  leçons  aux  magistrats  inamovibles; 
l'autre,  opposant  à  ces  excitations  la  force  d'inertie,  les  plus  anciens 
faisant  elïôrt  pour  conserver  le  calme  et,  ce  qui  était  plus  difficile, 
pour  apaiser  les  colères  des  plus  jeunes. 

Au  milieu  de  ces  épreuves,  bien  plus  que  dans  les  temps  pro- 
spères, la  magistrature  se  montrait  vraiment  digne  de  son  passé. 
«  Et  dans  quelle  situation,  ainsi  que  le  faisait  remarquer  M,  Jules 
Simon  au  sénat,  quand,  depuis  trois  ans,  tous  les  jours,  elle  est 
injuriée  dans  les  journaux,  dans  les  chambres!  quand  elle  est  tous 
les  jours  menacée!  quand  elle  est  sur  le  point  d'être  déclinée!  Dans 
cette  incertitude,  ayant  perdu  la  sécurité  de  sa  situation,  ayant 
perdu  cet  ensemble  d'honneurs  qui  lui  étaient  jusqu'ici  rendus  spon- 
tanément par  toutes  les  consciences,  attaquée,  menacée,  sur  le  point 
de  périr,  elle  restait  impassible.  » 

A  qui  était  due  cette  véritable  anarchie?  Seul,  le  gouvernement 
en  était  responsable.  Il  avait  créé  à  son  image  la  moitié  du  person- 
nel. Il  pouvait  d'un  mot,  par  des  instructions  sages,  apaiser  les 
ardeurs  de  ses  procureurs-généraux.  Il  préféra  poursuivre  son 
œuvre,  et,  sous  prétexte  de  rétablir  l'harmonie  qu'il  s'était  lui- 
même  appliqué  à  détruire,  il  imagina  une  loi  qui  livrerait  à  l'arbi- 
traire ceux  qui  étaient  défendus  jusque-là  par  l'inamovibilité. 


298  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


II. 


Malgré  l'audace  dont  un  ministre  de  la  justice  de  notre  temps 
avait  prétendu  retrouver  la  tradition  en  s'asseyant  sur  le  fauteuil  de 
Danton,  aucun  garde  des  sceaux  n'osa  proposer  au  parlement  une 
loi  en  trois  articles  qui  lui  permît  d'exclure  des  tribunaux  les 
magistrats  dont  la  présence  le  gênait.  11  fallait  colorer  celte  mesure, 
la  déguiser  habilement  et  lui  donner  à  tout  prix  l'apparence  du 
bien  public. 

Assurément  il  était  malaisé  d'anîener  les  esprits  sages  à  ce  sacri- 
fice. L'inamovibilité  n'est  certes  pas  un  dogme,  elle  n'est  pas  un 
principe  supérieur  et  absolu.  C'est  le  meilleur  moyen  qui  ait  été 
jusqu'ici  découvert  de  garantir  les  justiciables  contre  la  pression  du 
pouvoir.  Mais  elle  n'a  cette  vertu  que  si  le  juge,  qu'il  s'agit  d'af- 
franchir de  tout  souci  lorsqu'il  rend  la  justice,  peut  l'opposer  au 
gouvernement  qui  le  sollicite  ou  le  menace.  Or,  depuis  1870,  l'ina- 
movibilité avait  été  à  l'abri  de  toute  attaque.  La  seule  atieiote  que 
le  gouvernement  de  Bordeaux  lui  avait  portée  avait  provoqué  une 
réaction  qui  ne  laissait  aucun  doute  sur  le  respect  public.  Ni  les 
projets  déposés,  ni  le  langage  des  orateurs  delà  gauche  ne  permet- 
taient d'entrevoir  un  plan  de  réinvestiture  judiciaire.  En  1879,  lorsque 
M.  Grévy  entrait  à  l'Elysée,  on  n'avait  encore  réclamé  que  l'épu- 
ration des  parquets  et  nul  n'avait  osé  s'attaquer  aux  juges.  Aussi 
l'émotion  fut-elle  vive  quand,  le  22  mars  1879,  MM.  Floquet,  Cle- 
menceau et  Madier  de  Montjau  déposèrent  au  nom  de  l'extrême 
gauche  une  proposition  tendant  à  accorder  au  gouvernement  le 
droit  de  conférer  dans  les  trois  mois  aux  magistrats  une  nouvelle 
investiture.  Le  coup  porté,  les  auteurs  du  projet  n'eurent  garde  de 
presser  la  discussion  :  ils  se  servirent  habilement  de  la  presse  pour 
habituer  le  public  à  ces  idées,  jusque-là  si  nouvelles,  de  violences 
légales.  Pendant  plusieurs  mois,  les  journaux  menèrent  une  cam- 
pagne d'attaque  contre  les  magistrats.  Tout  leur  fut  permis.  Le 
gouvernement  deiTieura  impassible  ;  les  ministres  répétaient,  il  est 
vrai,  que  l'inamovibilité  n'avait  rien  à  craindre;  mais  on  se  sou- 
vient qu'à  la  même  époque  ils  promettaient  que  l'amnistie  ne  serait 
que  partielle.  Les  deux  engagemens  étaient  d'égale  valeur  et  ils 
eurent  un  sort  semblable.  Après  neuf  mois  de  critiques  acerbes,  de 
diffamations  et  de  calomnies,  la  discussion  s'ouvrit. 

Ce  qui  avait  semblé  une  témérité  en  mars  1879  parut  tout  natu- 
rel en  janvier  1880.  La  chambre  vit  éclore  de  toutes  parts  les  pro- 


LES  MAGISTRATS   ET    LA    DEMOCRATIE.  299 

jets  les  plus  divers,  d'accord  en  un  point  seulement,  la  suspension 
de  l'inamovibilité. 

Les  auteurs  des  propositions  essayaient  bien  de  parler  de 
réformes,  nul  ne  les  écoutait.  Destituer  des  juges,  tel  était  le  seul 
intérêt.  Pendant  trois  ans,  les  faiseurs  de  projets  essayèrent  de  per- 
suader à  la  chambre  qu'il  convenait  de  dissimuler  derrière  un 
changement  dans  l'organisation  judiciaire  la  brutalité  de  l'épura- 
tion; ils  échouèrent  tour  à  tour.  11  n'y  aurait  nul  intérêt  à  démê- 
ler ici  l'écheveau  confus  de  ces  propositions.  En  février  1883,  le 
gouvernement  eut  le  triste  courage  de  recommencer  cette  cam- 
pagne. Il  s'avisa  de  chercher  au  hasard  un  certain  nombre  de 
mesures,  d'élever  la  compétence  des  juges  de  paix,  de  créer  des 
assises  correctionnelles,  de  réduire  le  nombre  des  conseillers  néces- 
saires pour  rendre  un  arrêt,  de  diminuer  le  nombre  des  classes  de 
tribunaux,  de  supprimer  quelques  chambres,  d'augmenter  les  trai- 
temens  et  de  créer  un  conseil  supérieur  de  la  magistrature.  Der- 
rière cette  longue  série  de  modifications,  qui  formaient  une  sorte 
de  rideau,  se  dissimulait  la  réduction  du  personnel.  Le  voile  fut 
promptement  déchiré  :  la  chambre  s'en  chargea  assez  lestement. 
Dès  le  début  de  son  examen,  la  commission  obtint  du  ministère  une 
disjonction  des  lois.  Elle  alléguait  le  dessein  de  diminuer  les  obsta- 
cles; en  réalité,  elle  courait  au  plus  pressé.  Le  projet  fut  allégé  de 
tout  ce  qui  ne  tendait  pas  à  l'unique  mesure  poursuivie,  à  la  réduc- 
tion du  personnel.  «  Une  réforme  est  irréalisable  avec  cette  chambre, 
répétaient  les  députés.  Détachons  quelques  articles,  obtenons  du 
sénat  l'épuration  du  personnel  et  nous  pourrons  attendre.  »  Tout 
ce  qui  avait  servi  à  déguiser  le  projet  fut  ajourné;  les  batteries  furent 
démasquées,  et,  au  mois  de  mai  18"î3,  lorsque  la  discussion  s'ou- 
vrit, il  était  facile  de  voir  que  l'itjtérêt  électoral  allait  primer  toute 
autre  préoccupation.  Les  motifs  de  la  loi  étaient  d'un  tel  ordre  que 
nul  n'osa  les  exposer  ouvertement.  Cette  équivoque  risqua  de  com- 
promettre l'œuvre.  Des  rangs  du  radicalisme  comme  de  la  gauche 
s'élevaient  des  voix  qui  attaquaient  moins  la  mesure  en  elle-même 
que  son  insuffisance  et  le  défaut  de  logique  du  projet.  M.  Martin- 
Feuillée  s'attacha  à  les  gagner  par  ses  concessions;  il  affaiblit  tout 
ce  qui  avait  trait  à  l'inamovibilité;  il  écouta  sans  protester  les 
paroles  outrageantes  de  M.  Madier  de  Montjau.  Il  fit  si  bien  que 
la  gauche  se  rallia  lors  du  vote.  Cependant  la  droite  et  l'extrême 
gauche  n'étaient  pas  seules  à  faire  entendre  leurs  voix.  M.  Goblet 
dénonçait  comme  un  acte  révolutionnaire  l'expédient  qui  allait 
ébranler  les  fondemens  mêmes  de  la  justice,  ruiner  le  respect  et  la 
confiance  qu'elle  doit  inspirer  à  tous;  il  reconnaissait  qu'il  y  avait 
encore  des  magistrats  non  républicains,  mais  soutenait  qu'il  fallait 
attendre  leur  conversion  du  temps  et  non  d'une  politique  qui  con- 


300  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

sistait  à  tenir  la  menace  de  la  révocation  suspendue  sur  leur  tête. 
M.  Ribot  ne  laissa  debout  aucun  des  sophismes  accumulés  par 
les  partisans  du  projet.  Il  démontra  déHnitivement  qu'on  faisait 
une  loi  d'expédient,  qu'on  obéissait  à  des  passions  tout  au  plus 
excusables  au  lendemain  d'une  révolution,  que  l'esprit  de  gouver- 
nement consistait  à  refouler  ces  appétits  de  la  première  heure, 
que  le  ministère,  loin  de  faire  acte  d'énergie,  se  laissait  aller 
au  courant  de  faiblesse  qui  l'emportait  :  «  Il  y  a  une  chose,  dit-il, 
que  les  majorités  n'ont  pas  le  droit  de  faire,  c'est  de  metire  la 
main  sur  la  justice.  »  Et  il  termina  par  ce  mot,  qui  résume  tout 
son  discours  :  «  L'existence  d'une  magistrature  indépendante,  ne 
l'oubliez  pas,  messieurs,  c'est  une  liberté  publique.  »  Lorsque 
la  loi  sortit  du  Palais-Bourbon,  on  put  dire  qu'elle  avait  été  votée 
mais  non  défendue.  Un  homme  d'esprit  en  fit  le  résumé  d'un  mot  : 
«  On  vient  de  décréter  la  justice  inamovible  avec  trois  mois  de 
pillage.  » 

La  discussion  qui  se  poursuivit  du  19  mars  au  31  juillet  fut  une 
des  plus  belles  qu'ait  entendues  le  sénat.  Tous  ceux  dont  l'élo- 
quence honore  la  tribune  de  la  chambre  haute  y  parurent  tour  à 
tour;  mais,  s'élevant  au-dessus  de  tous,  M.  Jules  Simon  peignit  en 
des  traits  ineffaçables  la  politique  de  ceux  qui  ne  connaissent  d'autre 
manière  de  gouverner  le  peuple  que  d'être  aux  ordres  de  l'opinion 
courante  à  mesure  qu'elle  se  produit.  11  montra  comment  on  fait 
des  agitations  factices,  comment  on  crée  des  désirs  populaires, 
comment  se  préparent  des  lois  d'expédient  enfantées  par  l'audace 
des  uns  et  par  la  faiblesse  des  autres.  Il  rendit  éclatant  à  tous  les 
yeux  le  péril  d'une  loi  qui,  sous  prétexte  de  rétablir  l'harmonie 
entre  les  pouvoirs  publics,  donnait  comme  un  regain  de  révolu- 
tion après  treize  ans  de  calme  tt  créait  un  précédent  a  la  faveur 
duquel  tout  gouvernement  seiait  en  droit  de  changer  le  personnel, 
non  plus  seulement  après  une  révolution,  mais  même  à  chaque 
évolution  de  majorité.  La  démonstration  était  faite  :  on  sentait  avec 
l'orateur  que  la  loi  était  «  fatale  à  la  justice,  fatale  à  l'honneur  de 
la  France.  »  Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  reprendre  page  par  page  un 
débat  dans  lequel  on  entendit  M.  Allou  apporter  le  poids  de  son 
éloquent  témoignage  en  faveur  des  juges  devant  lesquels  sa  vie 
s'était  écoulée,  rappeler  ses  luttes,  ses  succès  ou  ses  déceptions  et 
déclarer  qu'après  avoir  vu  les  magistrats  à  l'œuvre  pendant  qua- 
rante années,  il  pouvait  affirmer  que  c'était  à  leur  honnêteté,  à  leur 
droiture  qu'était  dû  le  respect  de  la  chose  jugée,  plus  profond  en 
France  qu'en  aucun  pays  du  monde. 

La  discussion  du  sénat  ne  fut  pas  seulement  brillante,  mais  elle 
eut  des  résultats  féconds.  La  commission  avait  sur  plusieurs  points 
corrigé  l'œuvre  hâtive  et  passionnée  de  la  Chambre.  Elle  augmenta 


LES   MAGISTRATS   ET    LA    DÉilOCBATIE.  301 

le  nombre  des  conseillers  qui  avait  été  réduit  au-dessous  du  strict 
nécessaire;  les  petits  tribunaux  dont  la  suppression  avait  été  votée 
sans  précautions  suffisantes  furent  maintenus;  enfin,  ce  qui  était 
capital,  le  droit  accordé  au  ministère  par  la  chambre  d'évincer  tous 
les  membres  des  cours  et  tribunaux  pour  les  remplacer  par  un  per- 
sonnel eiitièrement  r-ouveau  fut  refusé  par  le  sénat,  qui  interdit  au 
gouvernement  d'opérer  un  nombre  d'éliminations  supérieur  à  celui 
des  sièges  supprimés,  l'obligeant  ainsi  à  reconstituer  les  tribunaux 
à  l'aide  d'élémens  empruntés  à  l'ancien  personnel. 

En  ce  sens  et  dans  cette  limite,  les  efforts  des  sénateurs  qui  lut- 
tèrent en  faveur  de  l'inamovibilité  avec  MM.  Jouin,  Bardoux, 
Bérenger,  ne  furent  ni  vains  ni  inutiles.  Suivant  la  belle  expres- 
sion de  M.  Jules  Simon,  «  des  deux  passions  qui  ont  assailli  la 
magistrature,  la  vengeance  et  l'appétit  des  places,  il  y  en  a  une, 
l'appétit,  qui  ne  trouvera  pas  son  aliment.  »  En  sortant  de  la 
chambre,  le  projet  avait  livré  au  garde  des  sceaux  le  sort  de  '2,li!i7 
magistrats  inamovibles  au  profit  d'autant  de  candidats.  Grâce  à 
l'intervention  du  sénat,  nul  candidat  ne  pouvait  désormais  entrer 
dans  les  rangs,  et  au  lieu  de  857  sièges  dont  la  suppression  avait 
été  votée,  la  léduction  portait  seulement  sur  '31^. 

Les  discussions  de  la  chambre  et  du  sénat  avaient  eu  un  profond 
retentissement  dans  le  sein  des  compagnies  judiciaires.  En  lisant 
les  discours  du  Palais-Bourbon  et  du  Luxembourg,  les  magistrats 
voyaient  s'approcher  l'heure  où  ils  tomberaient  victimes  de  la  loi  ; 
les  dénonciations  dont  ils  se  sentaient  entourés  rencontraient  chez 
eux  plus  de  mépris  que  de  colère.  Soutenus  par  le  sentiment  de  leur 
devoir,  tristes  et  résignés,  la  plupart  regardaient  venir  d'une  âme 
ferme  un  châtiment  qu'ils  savaient  n'avoir  pas  mérité.  Ce  silence 
étonnait  la  chancellerie,  qui  s'était  attendue  à  voir  les  sollicitations 
fondre  sur  elle,  les  antichambres  envahies  :  il  n'en  fut  rien.  Fort 
peu  de  magistrats  cherchèrent  à  détourner  les  coups,  et  le  nombre 
fut  très  restreint  de  ceux  qui  se  préparèrent  à  profiter  des  mouve- 
mens  pour  avancer. 

Cette  attitude  passive  déjouait  les  projets  du  ministère.  Tout 
autres  avaient  été  ses  prévisions.  Il  avait  espéré  qu'à  la  suite  du 
vote  de  la  loi,  il  y  aurait  une  explosion  de  découragement,  et  que 
de  toutes  parts  les  plus  menacés  chercheraient  une  satisfaction  écla- 
tante dans  l'envoi  subit  de  leur  démission.  La  chancellerie  aurait 
eu  ainsi  un  grand  nombre  de  places  à  donner.  Dès  que  la  loi  eut 
été  votée,  on  fît  en  ce  sens  les  efforts  les  plus  énergiques.  Les  pro- 
cureurs généraux  multiplièrent  les  démarches  directes  ou  indirectes, 
mettant  à  profit  le  retard  de  la  promulgation,  mais  les  magistrats 
furent  sourds  à  toutes  les  insinuations. 

Ce  n'était  pas  seulement  une  déception  pour  les  bureaux  de  la 


â02  REVUE   DES   DEUX   MOND£S. 

chancellerie.  Les  sénateurs  et  les  députés  qui  avaient  voté  la  loi,  les 
ministres  qui  l'avaient  soutenue,  comptaient  un  certain  nombre  de 
créatures  qu'il  fallait  faire  entrer  dans  la  carrière  judiciaire.  Com- 
ment les  y  introduire,  puisque  le  sénat  avait  pris  ses  précautions 
contre  l'intrusion  d'élémens  étrangers  en  décidant  que  les  magis- 
trats seuls  prendraient  part  aux  mouvemens?  On  s'avisa  que  cer- 
tains sièges  avaient  été  supprimés  de  fait  depuis  longtemps  et  qu'on 
pourrait  y  faire  des  nominations  fictives,  sauf  à  les  annuler  par  la 
suite.  Qui  songerait  à  critiquer  ce  tour  de  passe-passe?  Au  milieu 
d'interminables  décrets  ne  glisserait-il  pas  inaperçu?  Le  temps 
pressait;  il  fallait  se  hâter.  Encore  quelques  heures  et  les  trente 
jours  accordés  par  les  lois  constiiutionnelles  pour  la  promulgation 
allaient  expirer.  Les  démissions  toujours  espérées  n'arrivaient  pas. 
On  se  décida  à  nommer  aux  sièges  supprimés.  Un  exemple  fera 
comprendre  tout  l'art  de  la  combinaison. 

Supposons  que  quelque  avoué,  ayant  rendu  des  services  à 
un  personnage  politique,  eût  l'ambition  de  devenir  président  à 
Lorient  ou  à  Quimperlé.  La  nomination  d'emblée  semble  exces- 
sive. On  cherche  un  poste  de  juge,  on  a  peine  à  trouver  une  vacance. 
Enfin,  le  27  août,  l'officier  ministériel  est  nommé  «  juge  à  Gou- 
tances,  en  remplacement  de  M.  Leloup,  décédé.  »  En  apparence, 
rien  de  plus  légiiime.  Mais  que  penser,  si,  après  quelques  recher- 
ches ,  l'on  apprend  successivement  que  M.  Leloup  est  décédé  le 
17  juillet  1878,  que  M.  Dufaure  ne  l'a  pas  remplacé  à  dessein, 
afin  de  réduite  le  personnel,  que  le  traitement  de  ce  siège,  demem'é 
vacant  depuis  plus  de  cinq  ans,  a  disparu  au  budget,  qu'il  n'y  a 
plus  de  fonds  affectés  au  paiement,  que  la  chancelleiie  le  sait  si 
bien  qu'elle  n'a  pas  essayé  de  faire  installer  le  juge  nommé,  que 
ce  magistrat  fictif  n'a  pas  même  eu  la  pensée  de  se  rendre  a  Gou- 
tances  et  que  les  habitans  de  Lorient  ont  été  les  seuls  à  croire,  le 
26  septembre  1883,  que,  pour  présider  leur  tribunal,  il  leur  arri- 
vait un  jurisconsulte  de  Basse-Normandie? 

Le  moyen  parut  bon  :  à  Bayeux,  à  Guéret,  à  Lisieux,  dans  plu- 
sieurs autres  villes,  on  a  retrouvé  les  anciennes  suppressions  fort 
sagement  opérées  par  extinction  (c'était  le  mode  honnête  de  réforme 
judiciaire)  et  on  s'en  est  servi  sans  scrupules  pour  déposer,  durant 
quelques  semaines,  les  gens  en  appétit  de  places.  Il  n'y  avait  pas 
une  heure  à  perdre  ;  si  on  avait  attendu  la  promulgation  de  la  loi, 
les  sièges  supprimés  de  fait  depuis  quelques  années  eussent  été 
supprimés  en  droit.  La  réforme  se  fût  accomplie  ipso  facto,  sans 
bruit,  et  d'elle-même.  Mais  les  auteurs  de  la  loi  pensaient  qu'une 
mesure  de  ce  genre  n'est  pas  vraiment  exécutée  quand  pei-sonne 
n'en  profite. 

On  avait  donc  tiré  bon  parti  des  délais  qu'accorde  la  loi  constitu- 


LES   MAGISTRATS    ET  LA    DÉMOCRATIE.  303 

tionnelle.  Après  avoir  ajourné  de  trente  jours  la  promulgation  d'une 
loi  dont  l'urgence  avait  été  réclamée  à  grand  bruit,  on  avait  réussi, 
en  pressant  les  retraites,  en  sollicitant  des  démissions,  en  multi- 
pliant les  combinaisons  savantes,  à  faire  entrer  dans  la  magistra- 
ture trente-trois  étrangers  qui  n'allaient  pas  tarder  à  franchir  de 
nouvelles  étapes. 

Au  moment  où  le  garde  des  sceaux  voyait  s'ouvrir  devant  lui  la 
tâche  d'exécuter  la  loi  judiciaire,  l'embarras  était  grand.  Il  avait 
bien  six  cent  quatorze  magistrats  à  éliminer,  mais  les  dénon- 
ciations s'étaient  multipliées  et  accumulées  de  toutes  parts.  La 
lutte  engagée  depuis  trois  ans  contre  les  congrégations  avait  mis 
au  premier  rang  des  griefs  l'accusation  de  cléricalisme.  L'expres- 
sion fit  fortune,  elle  était  commode  et  vague;  l'esprit  de  parti  s'en 
empara.  Ce  mot  bizarre  ne  signifiait  pas  seulement  une  subordi- 
nation des  devoirs  professirmnels  aux  idées  religieuses  :  réservée 
d'abord  aux  catholiques  militans,  étendue  aux  protestans  orthodoxes, 
l'accusation  finit  par  atteindre  toute  conviction  profonde  servant  de 
point  d'appui  à  quelque  indépendance  de  caracière.  Il  y  a  en 
France  plus  d'un  clérical  qui  ne  va  pas  à  la  messe,  mais  aucun 
d'eux  ne  va  de  bonne  grâce  à  la  préfecture.  C'est  là,  en  province, 
qu'est  en  effet  le  nœud  de  toutes  les  questions.  Plus  le  terrain  se 
rétrécit  et  plus  les  froissemens  prennent  d'importance.  A  Paris, 
nous  ne  pouvons  nous  figurer  les  suites  d'un  salut  oublié.  Dans  les 
petites  villes,  tout  est  grossi,  et  des  haines  de  longue  durée  ont 
pour  point  de  départ  des  faits  insignifians.  L'opinion  politique  y  a 
bien  moins  d'action  que  les  relations  de  personnes.  Rarement  vous 
entendez  dire  que  tel  conseiller,  tel  juge  est  bonapartiste  ou  légi- 
timiste: il  est  clérical,  dira-t-on,  et  il  refuse  de  saluer  le  procureur- 
général.  Allez  au  fond  de  ces  griefs  et  vous  trouverez  un  état 
social  très  digne  d'observation.  Dans  la  plupart  des  villes,  les  magis- 
trats sont  entrés,  par  leurs  alliances,  par  leur  long  séjour  dans  la 
contrée,  par  la  dignité  reconnue  de  leur  vie,  dans  ce  qu'on  appelle 
en  certaines  provinces,  la  vieille  société.  Nous  ne  parlons  pas  ici 
de  la  société  légitimiste,  de  la  noblesse,  qui  avait  sous  la  restaura- 
tion quelques  représentans  dans  la  magistrature,  mais  de  ces  vieilles 
bourgeoisies  locales  qui  sont  l'honneur  même  des  provinces.  Telle 
famille  compte  trois  ou  quatre  générations  successives  de  magistrats. 
Ceux  qui  les  représentent,  loin  de  fermer  leurs  rangs,  accueillent 
les  nouveau-venus,  mais  à  la  condition  que  ceux-ci  ne  rompent  pas 
en  visière  aux  traditions  sociales. 

S'ils  se  plaisent  à  heurter  ces  habitudes  d'esprit,  le  vide  se  fera 
autour  d'eux.  Le  silence  et  la  solitude  seront  leur  leçon.  On  dira  : 
M  Le  procureur-général  ne  voit  personne  ;  il  ne  rencontre  les  magis- 


30/i  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

trats  qu'à  l'audience.  »  Ce  qui  signifie  que  les  magistrats  inanao- 
vibles  font  corps  avec  la  société,  vivent  avec  elle  en  pleine  har- 
monie, et  que  le  chef  du  parquet  est  entré,  dès  le  début,  en  lutte 
publique  avec  ce  qu'il  a  appelé,  dans  ses  rapports  au  garde  des 
sceaux,  une  coterie  cléricale.  Supposez  ce  que  peuvent  être,  dans 
une  ville  où  les  rencontres  sont  de  chaque  jour,  où  les  promenades 
rapprochent  aux  mêmes  heures,  des  relations  difficiles  que  la  mali- 
gnité de  deux  partis  s'applique  à  aigrir.  Ajoutez  surtout  à  ces 
tiraillemens  la  perspective  d'une  loi  d'épuration  discutée  pendant 
quatre  ans.  En  temps  ordinaire,  entre  le  magistrat  inamovible  et  le 
substitut,  la  brouille,  étant  sans  issue,  se  terminait  toujours  par  un 
raccommodement.  Cette  fois,  le  parquet  se  sentait  le  maître  et  s'ap- 
prêtait à  vider  un  long  arriéré  de  rancunes.  La  menace  d'une  sus- 
pension de  l'inamovibilité,  loin  donc  d'apaiser  le  feu,  ne  cessait  de 
l'entretenir.  Que  de  ménages  supportables  deviendraient  un  enfer 
si  l'un  des  époux  se  croyait  sûr  que  le  divorce  dût  être  voté  le  len- 
demain ! 

Ainsi,  l'accusation  vague  de  cléricalisme,  les  relations  et  les 
parentés  politiques,  les  quereUes  personnelles  les  plus  mesquines, 
une  série  de  petits  faits  devenus  de  gros  griefs,  et,  par-dessus  tout, 
la  rupture  de  la  société  demeurée  fidèle  aux  vieux  corps  judiciaires 
et  des  magistrats  du  parquet  envoyés  dans  les  provinces  comme 
une  avaiit-garde  pour  recueillir  les  dénonciations  et  préparer  l'exé- 
cution de  la  loi  :  voilà  les  prétextes  accumulés  dans  les  rapports 
qui  s'amoncelaient  en  août  sur  la  table  du  garde  des  sceaux. 

Au  milieu  de  ces  misérables  délations  qui  s'entre-croisaient  et 
allaient  atteindre  plus  de  la  moitié  du  personnel,  la  chancellerie 
était  forcée  de  faire  un  choix.  Elle  prit  le  parti  qui  convient  le 
mieux  aux  ministres  lorsqu'ils  sont  plus  faibles  que  violens  :  elle 
suivit  ceux  qui  parlaient  le  plus  haut.  Dans  le  concert  de  récrimi- 
nations, les  députés  se  faisaient  les  organes  des  comités  dont  les 
anciennes  rancunes  remontaient  aux  campagnes  électorales  de  1877. 
Il  semblait  qu'en  plus  d'un  arrondissement  le  député  eût  une  que- 
relle personnelle  à  vider  avec  le  président  du  siège  et  que  le  vote 
de  la  loi  n'eût  eu  d'autre  but  que  de  le  débarrasser  d'un  antago- 
niste. Quelle  que  fût  leur  insistance,  la  presse  élevait  la  voix 
encore  plus  haut.  Les  feuilles  radicales  avaient  déjà  préparé  et 
ameuté  la  foule;  il  s'agissait  maintenant  d'une  autre  besogne  :  il 
fallait  peser  sur  les  bureaux  du  ministère.  Toute  la  bande  des  dénon- 
ciateurs s'y  employa.  Il  n'y  eut  pas  de  feuille  anarchiste  qui  n'offrît 
ses  services  et  ses  calomnies  au  cabinet.  Que  les  journaux  favo- 
rables au  ministère  eussent  pris  part  à  une  œuvre  dont  le  cabinet 
avait  revendiqué  la  responsabilité,  nul  n'en  eût  été  surpris.  L'action 


LES   MAGISTRATS   ET   LA   DEMOCRATIE.  305 

<ûelaL  presse  n'a  rien  qui  nous  effraie;  mais  qu'à  une  heure  don- 
Sisée  les  feuilles  d'extrême  gauche,  celles  qui  représentent  les  plus 
^olep«;  du  conseil  municipal  de  Paris,  se  soient  trouvées  les  auxi- 
Ikirab  et  les  confidens  des  bureaux  de  la  chancellerie,  il  y  a  là  un 
^t  étrange  qui  prouve  dans  quel  camp  le  cabinet  recrute  ses 
ialUés.  Non -seulement  l'outrage  aux  magistrats,  délit  que  punit  la 
M  pénale,  remplit  les  colonnes  des  journaux  ;  mais  chaque  diffa- 
mation, chaque  injure  reçoit  sa  récompense.  Ici  on  lit  les  noms 
-dfes  «  personnages  à  expulser  de  la  magistrature,  »  là  on  signale  au 
garde  des  sceaux  le  <(  faussaire  »  qui  préside  le  tribunal  de  Mont- 
de-Marsan.  Comme  un  docile  écho,  VOfficiel  enregistre  régulière- 
ment les  noms  des  magistrats  dénoncés  ;  mais  certaines  vengeances 
tardent  trop  au  gré  des  rédacteurs.  On  leur  a  accordé  le  prési- 
-deat:  a  C'est  fort  bien,  disent-ils,  dans  des  articles  brefs  comme 
4ss  sommations,  c'est  un  commencement  d'exécution.  Il  reste  à 
^œmpléter  le  balayage  par  l'exécution  des  quatre  juges  faux  témoins. 
Bous  espérons  bien  voir  ces  quatre  noms  figurer  au  prochain  mou- 
vement à  VOfficiel.  »  Huit  jours  après,  la  révocation  était  faite,  et 
le  journal  adressait  ses  remercîmens  au  ministre.  Noms  propres  et 
mjures  remplissent  les  colonnes.  Tel  conseiller  est  «  prévaricateur;  » 
1  tel  autre  il  est  dû  «  un  avancement  qui  consiste  à  le  sortir  du  ■ 
prétoire  pour  le  mettre  dans  la  rue.»  L'insolence  croît  avec  le  succès  : 
«  Allons,  monsieur  le  garde  des  sceaux,  écrivent-ils,  un  coup  de 
î>âîai  par  là,  c'est  l'instant  !  c'est  le  moment  !  »  Et  M.  Martin-FeuiUée 
îsbéit.  S'il  tarde,  on  l'injurie  ',  «  Voilà  le  ministre  qui  capitule, 
écrit-on  le  12  octobre.  Allons  !  monsieur  le  garde  des  sceaux,  il  faut 
resyenir  à  Clermout  avec  le  balai  de  Mont-de-Marsan  et  de  Pan  !  »  Et 
ÎL  Martin-Feuillée  contresigne  un  décret  qui  répare  une  à  une  ses 
■premières  faiblesses.  Entre  des  exigences  nouvelles  et  des  remer- 
cîmens, on  peut  lire  les  appels  à  l'ignoble  manifestation  de  la  gare 
du  Nord.  La  chancellerie  puise  ses  inspirations  dans  les  feuilles 
qui  cherchent  à  déshonorer  la  France. 

C'est  le  malheur  et  la  suite  nécessaire  d'une  loi  de  haine  que  le 
ministre  chargé  de  l'exécuter  soit  le  prisonnier  des  partis  extrêmes, 
îl  a  pu  rêver  un  instant  et  promettre  à  la  légère  un  examen  attentif 
des  dossiers,  une  enquête  consciencieuse,  des  rapports  spéciaux. 
Pour  réfuter  les  discours  d'opposition,  il  a  de  bonne  foi  engagé  son 
lianneur.  Le  flot  est  arrivé,  l'a  renversé,  submergé,  et  il  est  devenu 
le  jouet  des  colères.  Nous  ne  parlons  que  des  articles  de  la  presse 
parisienne.  Quelles  listes  nous  pourrions  dresser  si  nous  voulions 
dépouiller  les  petits  journaux  de  province?  Plus  on  se  rapproche 
des  électeurs,  des  comités  qui  les  dirigent,  et  plus  sont  ardentes 
les  passions  contre  les  personnes.  Aux  dénonciations  individuelles 

TOME  LXII.  —  1884.  20 


30  î  REVDE   DES   DEUX   MONDES. 

se  joignent  les  dénonciations  collectives.  Des  conseils  municipaux 
s'assemblent  pour  juger  les  magistrats  ;  on  met  aux  voix  les  révo- 
cations :  on  condamne  tel  président,  on  absout  tel  juge.  A  Arles,  le 
conseil  d'arrondissement  s'assemble  et  somme  le  ministre  de  renou- 
veler le  tribunal  de  Tarascon.  A  Châteauroux,  un  comité  démocra- 
tique qui  se  réunit  mensuellement,  émet  le  vœu  que  tous  les  magis- 
trats de  ce  tribunal  soient  remplacés  dans  le  plus  bref  délai.  Les 
adresses,  les  vœux,  les  délibérations  prennent  à  la  fois  le  chemin 
des  journaux  et  de  la  chancellerie  et  servent  à  préparer  les  décrets 
au  profit  des  influences  électorales  les  plus  infimes. 

Comment,  dira-t-on,  les  libéraux  peuvent-ils  se  plaindre  des 
vœux  librement  exprimés  sur  une  question  d'intérêt  général?  Loin 
de  commettre  une  usurpation,  les  organes  naturels  de  l'opinion 
publique  n'accomplissaient-ils  pas  un  devoir  en  éclairant  le  gou- 
vernement? 

Il  y  a  deux  systèmes  pour  la  nomination  des  juges  :  l'élection 
par  le  peuple  et  le  choix  par  le  pouvoir.  L'élection,  toute  mauvaise 
qu'elle  soit,  serait  moins  funeste  qu'une  désignation  faite  sur  la 
recommandation  des  électeurs  agités  et  médiocres  qui  remplissent 
les  comités.  Juge-t-on  ce  que  peut  produire  un  corps  électoral  com- 
posé d'avocats  sans  cause,  d'anciens  officiers  ministériels  (jui  ont 
dû  vendre  précipitamment  leurs  charges,  de  commerçans  tarés  qui 
espèrent  retarder  par  un  changement  de  régime  la  faillite  qui  les 
menace,  et  par-dessus  tout  de  plaideurs  irrités,  réunis,  non-seule- 
ment pour  maudire,  mais  pour  chasser  leurs  juges?  On  préconise, 
ou  mieux  encore  on  déifie  le  suffi-age  universel.  Vit-on  jamais  suf- 
frage plus  restreint,  plus  étroit  que  celui-ci?  Huit  ou  dix  per- 
sonnes parlent  au  nom  d'une  ville,  condamnent  les  magi^^-rats  d'un 
arrondissement.  A-t-on  réfléchi  à  quelles  passions  ils  obéissent?  Le 
juge  qui,  en  une  année,  a  rendu  cent  jugemens  civils,  a  certaine- 
ment mécontenté  cent  plaideurs.  A-t-il  satisfait  les  cent  adversaires? 
Nullement  ;  celui  qui  gagne  entièrement  rend  grâce  de  son  succès 
à  la  justice  de  sa  cause  ;  le  tribunal  en  prononçant  en  sa  faveur  n'a 
fait  que  son  devoir;  mais  celui  qui,  tout  en  gagnant  sur  les  points 
importans,  succombe  sur  certains  chefs  (et  le  nombre  de  ces  juge- 
mens est  grand),  sera  souvent  aussi  exaspéré  que  le  perdant.  Sur 
deux  cents  plaideurs  il  y  a  donc  plus  de  cent  cinquante  mécontens 
et  parmi  le  reste,  on  ne  trouverait  pas  vingt-cinq  plaideurs  prêts  à 
défendre  leurs  juges.  Je  défie  aucun  de  ceux  qui  ont  été  mêlés  à 
l'administration  de  la  justice  civile  de  contester  ce  fait.  Si  nous  por- 
tons nos  regards  sur  la  justice  criminelle,  il  est  bien  plus  frappant. 
Là  nous  ne  trouvons  plus  deux  plaideurs,  mais  le  prévenu  et  la 
société  qui  l'accuse.  Lorsqu'il  est  condamné,  lorsque  plus  tard  il 


LES   MAGISTRATS   ET   LA    DÉMOCRATIE.  307 

sort  de  prison,  il  est  exaspéré  contre  ses  juges;  sa  famille  partage 
ses  haines.  Qui  défendra  le  juge?  Comment  s'exprimera  en  sa  faveur 
la  société,  cet  être  abstrait,  que  son  jugement  a  protégé?  Qni  par- 
lera en  son  nom?  Contre  lui  s'agitent  toutes  les  passions;  il  n'a  pour 
lui,  en  dehors  du  sentiment  inné  de  la  justice,  que  les  forces  d'une 
société  organisée  où  tout  est  préparé  pour  le  défendre. 

Plus  le  gouvernement  est  régulier  et  plus  doit  être  refoulée  dans 
les  âmes  l'expression  de  ces  colères.  On  peut  mesurer  la  sagesse 
d'une  société  au  respect  dont  le  pouvoir  entoure  les  magistrats. 
Dans  une  démocratie  où  les  passions  populaires  s'expriment  plus 
librement,  il  faut  que  le  juge  soit  défendu  par  des  lois  plus  sévères. 
Sous  le  despotisme,  où  la  parole  et  la  plume  sont  également  esclaves, 
les  moyens  d'attaque  manquent;  il  est  à  peine  besoin  de  protéger 
les  magistrats.  Tout  au  contraire,  lorsque  la  presse  est  sans  entraves, 
lorsque  les  assemblées  du  peuple  retentissent  de  ses  vœux  libre- 
ment exprimés,  il  faut  que  le  magistrat  soit  défendu  par  une  vigi- 
lance de  tous  les  jours.  S'il  advient  que  la  société  soit  ébranlée,  si 
le  désordre  éclate,  aussitôt  les  rancunes  accumulées  de  la  lie  popu- 
laire s'échappent  comme  la  lave  du  volcan,  et  on  sait  de  quelles 
rages  dans  nos  jours  d'émotion  populaire  les  magistrats  tombent 
victimes. 

Nous  avons  vu  depuis  un  an  cette  émeute  d'un  nouveau  genre. 
Le  législateur,  connaissant  les  passions  que  nous  venons  de  décrire, 
s'est  adressé  à  la  foule  ;  il  lui  a  promis  six  cent  quatorze  victimes  et 
il  a  ouvert  à  un  jotur  donné  un  concours  entre  les  délateurs,  pro- 
mettant d'accorder  une  destitution  à  qui,  de  Dunkerque  à  Marseille, 
saurait  accuser  le  plus  haut.  Gomme  en  ces  étranges  carnavals  du 
moyen  âge,  où  la  ville  appartenait  pendant  douze  heures  à  la  folie, 
toutes  les  diffamations,  tous  les  outrages  envers  les  magistrats  ont 
été  déclarés  licites.  On  a  lâché  la  bride  à  toutes  les  attaques;  i!  n'est 
pas  de  passion  qui  n'ait  eu  libre  carrière  :  tout  a  été  permis.  Quelle 
est  l'institution,  quels  sont  les  hommes  qui  eussent  résisté  à  un 
pareil  assaut?  Pour  repousser  les  assaillans,  les  magistrats  ne  fai- 
saient appel  à  aucune  des  forces,  ne  se  servaient  d'aucune  des 
armes  de  leurs  adversaires.  Les  anciens  parlemen?  eussent  mandé 
à  leur  barre  les  auteurs  de  libelles  et  de  longues  peines  eussent  éiê 
prononcées.  De  nos  jours,  l'action  publique  entre  les  mains  du 
ministère  était  inerte.  Nous  n'avons  donc  pas  assisté  à  un  de  ces 
combats  singuliers  où  des  forces  équivalentes  sont  en  présence; 
mais  à  un  duel  où  l'un  des  adversaires  seulement  était  armé.  Vivant 
dans  la  retraite,  absorbés  parles  travaux  de  fonctions  qu'ils  aimaient, 
peu  soucieux  de  l'opinion  publique,  lisant  à  peine  les  journaux,  ne 
craignant  pas  l'impopularité,  les  magistrats  trouvaient  en  eux- 
mêmes,  dans  la  satisfaction  intime  de  leur  conscience,  ce  que  ne 


308  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

peut  supporter  la  foule,  la  récompense  d'une  vie  consacrée  à  îîffi^ 
abeur  régulier  et  obscur.  Troublés  depuis  1879  par  les  bruits  dm 
dehors,  ils  avaient  distingué  les  clameurs  de  l'émeute  légale,  mais 
n'avaient-ils  pas  entendu  bien  d'autres  menaces  ?  Peu  à  peu  ks. 
cris  se  sont  rapprochés  ;  le  péril  est  devenu  imminent  et  le  jour  esî 
arrivé  où,  comme  l'a  écrit  un  des  journalistes  amis  de  la  chancel- 
lerie, on  les  a  arrachés  «  du  prétoire  pour  les  jeter  dans  la  rue.  » 
Nous  avons  énuméré  les  prétextes,  nous  avons  vu  les  procédés 
dont  on  s'est  servi.  11  est  temps  d'examiner  de  plus  près  ce  que  soBt 
les  hommes  qu'on  a  chassés  de  la  sorte.  Et  d'abord,  les  dix  premier» 
présidens  !  Aucun  d'eux  n'était  directement  atteint  par  la  loi.  Dix 
mouvemens  ont  été  faits  avec  soin  en  vue  de  priver  dix  cours  d© 
leurs  chefs.  A-t-on  l'excuse  d'avoir  frappé  des  magistrats  imprîH' 
visés,  fruits  secs  de  la  politique,  qu'un  ministère  inspiré  par  l' es- 
prit de  parti  aurait  eu  l'imprudence  de  placer  à  !a  tête  d'une  corar? 
Le  plus  jeune  a  vingt-un  ans  de  service  ;  les  autres  trente-six  ans.  Le 
premier  président  de  Riom  est  depuis  quarante  ans  magistrat.  Gelai 
de  Bastia  porte  la  robe  depuis  18^0.  Celui  de  Dijon  a  quitté  voloa- 
tairement  la  cour  de  cassation  dont  il  était  une  des  lumières,  pGor 
aller  siéger  dans  la  grande  chambre  du  parlement  de  BourgogBey 
où  il  a  trouvé  une  autorité,  une  considération  dignes  du  privilège 
de  la  cour  suprême,  qui  l'eût  sauvé  de  la  destitution.  A  Bordeaisï,. 
comme  à  Douai,  à  Angers  comme  à  Bourges,  le  premier  président 
était  le  centre  et  le  chef  d'une  tribu  judiciaire,  partageant  son  tereps- 
entre  la  famille  et  l'audience,  vivant  hors  du  monde  pour  la  jus- 
tice. En  les  remplaçant,  on  a  atteint  les  compagnies  tout  entières. 
Si  on  voulait  frapper  au  cœur,  on  a  visé  juste.  Telle  était  la  douleur 
des  conseillers  qu'en  certaines  cours,  le  second  décret  qui  les  & 
décimés  six  jours  plus  tard  a  causé  moins  de  stupeur  que  VOfficiet 
du  6  septembre.  Et  cependant  deux  cent  sept  présidens  et  conseil- 
lers étaient  éliminés  du  même  coup  !  Quelle  que  soit  l'énormiîé  de 
ce  chiffre  qui  faisait  peser  sur  le  personnel  des  cours  la  plus  grantîe 
partie  des  éliminations,  il  ne  donne  qu'une  faible  idée  de  ce  qiïi 
s'est  passé  dans  la  réalité  ;  à  Chambéry,  dix  conseillers;  autant  à 
Orléans;  à  Paris,  où  aucun  magistrat  n'était  aittint  par  les  rédu€>- 
tions,  dix  conseillers,  deux  vice-présidens,  huit  juges;  en  province» 
cent  dix-sept  présidens  de  tribunaux  ;  en  quelques  villes,  on  reco©- 
naît  la  main  des  députés  :  à  Valence,  sur  dix  membres  du  tribun^^ 
neuf  sont  frappés.  Dans  certaines  cours,  îa  statistique  est  frappacter 
quelques  chiffres  donneront  idée  de  la  désorganisation  générale  : 
à  Angers,  depuis  quatre  ans,  le  premier  président,  nommé  psr 
M.  Dufaure,  était  demeuré  étranger  à  la  polhique.  Entouré  d'yoe 
légitime  autorité,  il  était  l'objet  des  attaques  les  plus  directes.  La& 
cour,  sentant  qu'il  était  menacé,  s'est  serrée  tout  entière  autour  de- 


LES    MAGISTRATS   ET   LA    DÉMOCRATIE.  309 

son  chef.  Consultez  l'Almanach  national.  Rapprochez  les  listes  de 
la  cour  à  une  année  d'intervalle.  Sur  vingt-trois  magistrats  qui  com- 
posaient la  cour  en  décembre  1882,  vous  retrouverez  en  décembre 
1 883  deux  noms  anciens,  vingt-un  ont  disparu  :  quatorze  desti- 
tutions et  sept  remplacemens  se  sont  produits  en  une  seule  année. 

Dans  ces  hécatombes,  on  n'a  eu  égard  ni  à  la  considération 
publique,  cette  première  vertu  du  magistrat,  ni  au  mérite  reconnu, 
ni  au  passé.  Les  convictions  religieuses  ont  été  tenues  presque  par- 
toiil  pour  le  plus  irrémissible  des  crimes;  on  a  pénétré  dans  le  for 
intérieur  pour  faire  du  sentiment  catholique  un  motif  d'accusation. 
Les  opinions  politiques  ont  paru  moins  dangereuses  que  l'indépen- 
dance morale  fondée  sur  la  foi.  On  cite  des  bonapartistes  avérés  qui 
siègent  encore  dans  des  cours  d'où  ont  été  exclus  tous  les  magistrats 
allant  à  la  messe.  Entre  un  ennemi  de  la  république  et  un  croyant 
la  chancellerie  n'a  pas  hésité  à  bannir  l'humme  de  foi  et  à  le  tenir 
pour  incapable  de  rendre  la  justice.  En  ce  sens,  le  ministère  s'est 
montré  l'émule  des  conseillers  municipaux  ;  il  a  tenté  de  laïciser  la 
magistrature. 

Il  a  donc  abaissé  le  niveau  moral.  La  même  œuvre  a  été  accom- 
plie pour  l'intelligence,  pour  la  capacité  judiciaire.  Si  nous  voulions 
prononcer  des  noms,  la  liste  serait  longue  des  magistrats  de  grand 
avenir  qui  depuis  cinq  ans  ont  été  chassés  des  parquets.  Parmi  eux 
il  y  a  des  jurisconsultes  éminens,  des  écrivains  qui  font  honneur  à 
la  science  de  la  législation  :  ils  ont  été  exclus  comme  indignes.  II 
en  restait  dans  les  rangs  de  la  magistrature  assise  :  le  flot  les  a 
atteints.  Quel  est  le  département  où  les  sociétés  savantes,  les  aca- 
démies, les  œuvres  intellectuelles  n'étaient  pas  animées  par  la  pré- 
sence de  magistrats  dont  on  signalait  la  collaboration  et  le  dévoû- 
ment?  Il  semble  qu'on  ait  chassé  à  dessein  les  plus  actifs,  sans 
prévoir  que,  par  une  telle  conduite,  le  gouvernement  s'aliénerait 
toute  une  clientèle  intelligente  qui,  dans  la  vie  des  provinces,  forme 
l'élite.  Un  comité  composé  de  tous  les  magistrats,  membres  de  l'In- 
stitut, avait  été  chargé  par  M.  Dufaure  de  lire  les  travaux  des  magis- 
trats pour  les  encourager.  La  chancellerie  a  cessé  depuis  quelques 
années  de  le  réunir.  Gomment  en  eût-il  été  autrement?  Les  auteurs 
les  plus  distingués  étaient  ceux  que  les  [.assions  politiques  enten- 
daient exclure  les  premiers.  Entre  l'indépendance  d'esprit  du  juris- 
consulte écrivain  et  les  exigences  de  la  haine  il  n'y  avait  pas  à 
hésiter.  Que  penser  d'un  ministre  de  la  justice  qui  chasse  de  son 
siège  un  jeune  conseiller,  plusieurs  fois  lauréat  de  l'Institut,  un  de 
ceux  qui  honoraient  le  plus  leur  robe,  sans  que,  dans  la  ville  où  il 
était  entouré  de  l'estime  publique,  on  devine,  je  ne  dirai  pas  la 
cause,  mais  le  prétexte  de  sa  révocation? 

Partout  où  un  homme  s'est  élevé,  les  passions  jalouses  se  sont 


310  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

attachées  à  sa  perte.  Un  président  de  chambre  avait  été  nommé  par 
M.  Dufaure.  Sa  vie  absorbée  par  les  devoirs  du  barreau,  ses  con- 
victions pob'tiques  portaient  le  reflet  des  sentimens  de  l'ancien  garde 
des  sceaux.  Magistrat  depuis  1839,  il  avait  refusé  le  serment  en 
1852,  et  il  était  demeuré  pendant  tout  l'empire  au  premier  rang  du 
barreau  :  tout  dévoué  aux  idées  libérales,  il  avait  accepté  sous 
M.  Thiers  des  fonctions  judiciaires  et  n'avait  pas  tardé  à  prendre 
le  premier  rang  dans  une  cour  où  il  semblait  destiné  à  occuper  la 
plus  haute  place.  II  a  été  destitué  sans  doute  parce  que  sa  présence 
eût  été  la  condamnation  du  chef  qu'on  avait  la  hardiesse  d'imposer 
à  la  compagnie  ;  peu  de  jours  après,  pour  bien  marquer  qu'il  n'y 
avait  pas  eu  d'erreur,  son  fils  et  le  beau-frère  de  son  fils  furent 
également  chassés. 

Il  ne  suiTisait  pas  de  frapper  les  opinions  modérées  qui  repié- 
sentaient,  dans  la  personne  des  Hbéraux,  l'esprit  de  la  république 
conservatrice,  telle  que  la  voulaient  H.  Thiers  et  M.  Dufaure.  11  fal- 
lait faire  un  pas  de  plus  et  plaire  non  seulement  aux  opportu- 
nistes, mais  aux  purs  radicaux.  En  certaines  villes,  on  rencontrait 
dans  les  rangs  de  la  magistrature  des  hommes  qui  avaient  traversé 
noblement  nos  épreuves  de  1870.  Jetés  dans  les  prisons  par  l'émeute 
qui  s'était  emparée  d'une  de  nos  grandes  villes,  ils  avaient  échappé 
à  la  mort,  et,  sur  le  siège  où  ils  étaient  remontés,  ils  avaient  été 
l'honneur  de  la  cour.  L'un  d'eux  survivait  et  telles  étaient  ses 
lumières  qu'on  en  parlait  à  l'égal  de  son  caractère  et  de  ses  vertus. 
En  vérité,  il  y  avait  là  une  victime  de  choix  et  on  conçoit  que  la 
chancellerie  ait  voulu  la  livrer  en  otage  aux  anarchistes  de  Lyon. 
Partout ^où  elle  en  a  trouvé  de  semblables,  l'œuvre  a,  d'ailleurs,  été 
poursuivie  avec  une  reiuarquable  unité. 

11  semble  qu'on  ait  eu  dessein  d'exclure  tous  ceux  qui  avaiant 
montré  quelque  dévoûment  à  la  patrie.  Dans  une  cour  siégeaient 
trois  magistrats  qui  avaient  pris  part  spontanément  à  la  défense  du 
territoire  envahi,  s'étant  ei (gagés  sans  y  être  forcés  sous  les  dra- 
peaux, allant  se  battre  au  premier  rang,  et  revenant  porter  la  robe 
du  magistrat,  sur  laquelle  on  voyait  briller  une  croix  dont  leurs 
collègues  étaient  fiers  de  raconter  l'origine.  Tous  les  trois  ont  été 
renvoyésle  même  jour  de  cette  cour  qu'ils  honoraient. 

Mais  pourquoi  s'étonner  de  ces  lamentables  désignations?  La 
haine  a  fait  tout  oublier,  tout,  jusqu'au  patriotisme.  Lorsqu'en 
1871  laTrance  s'est  relevée  et  qu'elle  a  cherché  à  panser  ses 
blessures,  elle  a  vu  venir  à  elle  des  provinces  qu'elle  avait  perduss, 
des  magistrats  ayant  fait  partie  des  ressorts  des  cours  de  Colmar 
et  de  Metz.  A  ceux  qui  étaient  originaires  des  contrées  de  l'Est  les 
Allemands  avaient  fait  les  propositions  les  plus  séduisantes  ;  ni 
l'avancement,  ni  les  perspectives  de  l'ambition  satisfaite  n'avaient 


LES    MAGISTRATS    ET    LA    DÉMOCRATIE.  311 

pu  séduire  ces  vrais  Français.  Ils  revinrent  tous  vers  nous.  Le 
gouvernement  de  1871  comprit  toute  l'étendue  de  son  devoir.  Quel 
est  le  candidat  demandant  alors  à  entrer  dans  la  carrière  judiciaire 
qui  '■■p.  s'inclinait  pas  lorsque  M.  Dufaure  lui  répondait  :  «  Laissez 
passer  les  magistrats  d'Alsace-Lorraine?  »  La  France,  qui  avait 
gardé  leur  cœur,  lui  ouvrit  les  rangs  de  sa  magistrature.  Entre  elle 
et  eux  il  se  fit  un  contrat  scellé  par  l'ineffaçable  mémoire  de  nos 
désastres.  Aussi  de  quelle  vénération  entourait- on  ces  Alsaciens 
dans  les  cours  où  ils  étaient  l'image  vivante  de  nos  éprpnves  et  le 
lien  avec  ces  vieilles  familles  qui  conservaient  là-bas,  derrière  les 
Vosges,  leur  attachement  à  la  patrie  française  !  Ni  ces  souvenirs  ni 
ces  espérances  ne  les  ont  protégés.  Accusés  de  cléricalisme,  les 
Alsaci-^ns  catholiques  ont  été  chassés,  comme  si  à  leur  égari  une 
doub^  inamovibilité  n'avait  pas  protégé  leur  caractère  de  magistrat. 

On  serait  tenté  de  croire  que  les  inspirateurs  de  M.  "Martin- 
Feuillée  ont  ignoré  ce  qui  s'est  passé  il  y  a  quato'ze  ans  sur  la  terre 
de  Fraace.  Quel  est  celui  qui,  ayant  su  en  1870  îa  conduite  des 
magistrats  de  Lorraine,  a  pu  l'oublier?  Nous  ne  rappel'erons  que 
deux  Taits  :  un  président  du  tribunal  de  Vicq  est  mandé  pnr  le  pré- 
fet prussien  qui  veut  lui  interdire  de  rendre  la  justice  au  nom  de 
la  république.  Le  président  résiste,  déclare  qu'il  ne  reconnaît 
d'autre  gouvernement  que  celui  de  la  France.  Il  est  menacé,  puis 
expulsé,  avec  défen-e  de  siégf^r  sous  peine  d'incarcération  dans 
une  forteresse.  Plus  tard,  appelé  à  Nancy,  char|j,é  de  l'instruction 
qu'il  fit  avec  éclat  du  procès  de  Bazaine,  il  fut  nommé  vice-prési- 
dent. Voilà  l'homme  qui  est  révoqué  !  Et  pourquoi?  Parc;  qu'il  a 
des  habitudes  religieuses.  Le  procuieur-général  à  la  cour  de  Nancy 
avait  été  le  premier  en  butte  à  ces  attaques.  Lui  aussi,  lui  surtout, 
avait  résisté  aux  menaces  et  refusé,  dans  une  lettre  demeurée  célèbre, 
de  concourir  à  l'administration  de  la  justice  au  nom  d'une  puissance 
étrangère.  «  Ma  réponse,  ajoutait-il  simplement  au  commandant 
prussien,  ne  saurait  vous  étonner.  Quelle  que  soit  leur  nationalité, 
les  hommes  d'honnetÉ-  n'ont  qu^une  manière  d'apprécier  leur  devoir 
envers  leur  pays.  »  Que  le  commandant  prussien  n'ait  pas  compris 
cette  dignité  de  langage,  qu'il  ait  choisi  le  signataire  de  la  lettre 
comme  otage  pour  le  faire  monter  le  premier,  en  plein  hiver,  au 
risque  de"  sa  vie,  sur  les  locomotives  des  trains  militaires  qu'il 
s'agiiNsait  de  protéger,  cela  se  conçoit  et  nul  ne  sera  surpris  que 
les  Allemands  aient  mis  un  tel  Français  au  premier  rang;  mais 
qu'un  ministre  de  la  justice,  trouvant  à  la  tête  de  la  cour  de  Bor- 
deaux le  magistrat  dont  la  ville  de  Nancy  a  gardé  le  souvenir,  le 
chasse  comme  un  sous-préfet  qui  aurait  démérité,  voilà  ce  que  nul 
ne  pourra  excuser  ni  comprendre. 

Oui,  vous  deviez  exécuter  la  loi,  puisque  vous  aviez  eu  le  courage 


312  REVUE   DES   DEIX   MONDEF. 

de  la  faire  voter,  mais  il  y  avait  des  magistrats  dont  il  fallait  tenir 
la  personne  pour  sacrée  :  le  patriotisme  le  commandait.  En  les  frap- 
pant, on  a  méconnu  ce  qu'on  devait  à  nos  meilleurs  citoyens,  ce 
qu'on  devait  à  la  France. 

Qu'on  le  remarque,  ce  ne  sont  pas  de  simples  admissions  à  la 
retraite  qui  ont  été  prononcées  par  décret,  ce  sont  des  mesures 
pénales,  emportant  avec  elles  le  caractère  d'un  châtiment.  Non- 
seulement  les  magistrats  sont  forcés  de  descendre  de  leurs  sièges, 
mais  tout  lien  entre  eux  et  la  magistrature  est  rompu.  L'honorariat, 
qui  laisse  après  la  retraite  le  conseiller  sur  les  listes  de  la  cour, 
qui  le  rattache  à  ses  assemblées  générales,  a  été  refusé  aux  six 
cent  quatorze  magistrats  exclus.  Aucun  d'eux  n'a  été  jugé  digne 
du  litre.  C'eût  été  la  tradition,  il  fallait  la  briser. 

Un  usage  qui  remonte  à  plusieurs  siècles  veut  qu'aux  audiences 
solennelles,  les  magistrats  que  l'âge  ou  la  mort  avaient  séparés  de 
la  compagnie  reçussent  un  public  hommage.  Seuls,  les  indignes  en 
étaient  privés.  Le  silence  gardé  sur  leur  nom  était  pour  tous  leurs 
collègues  et  pour  les  avocats  présens  à  la  barre  le  signe  du  déshon- 
neur. M.  Martin-Feuillée  n'a  pas  hésité  :  il  a  assimilé  ceux  qu'il 
éliminait  à  des  magistrats  indignes,  essayant  par  là  de  les  flétrir, 
car  il  n'a  pu  se  faire  illusion  au  point  d'imaginer  que  par  de  tels 
moyens  il  les  ferait  oublier.  Défense  a  donc  était  faite  à  tous  les 
magistrats  df  France  de  parler  dans  les  discours  de  rentrée  de  ceux 
que  le  bon  plaisir  de  la  chancellerie  avait  exclus.  Tant  il  est  vrai 
qu'on  ne  peut  entrer  dans  une  voie  fausse  et  commettre  certains 
actes  sans  arriver  par  une  pente  fatale  jusqu'à  ordonner  des  iniqui- 
tés qu'un  jour  on  rougira  d'avoir  prescrites  (1)  ! 

Nous  avons  parlé  longuement  des  victimes.  Des  magistrats  qui 
leur  ont  succédé  sans  les  remplacer  nous  ne  dirons  rien.  Ils  con- 
stituent aujourd'hui  la  justice  réglée  du  pays;  cela  seul  suffit  à 
nos  yeux  pour  commander  le  respect  et  nous  imposer  au  moins 
le  silence.  La  plupart  appartenaient  à  la  magistrature;  on  assure 
que  l'influence  de  l'esprit  de  corps  est  telle  en  certaines  compa- 
gnies qu'il  se  produit  chez  quelques-uns  des  nouveau-venus  une 
réaction  inattendue  et  que,  protégés  par  l'inamovibilité,  ils  pour- 
raient bien  causer  à  la  chancellerie  quelques  déconvenues  en 
votant  encore  l'an  prochain  des  messes  du  Saint-Esprit  mafgré  les 
cj'ciîlaires.  Mais  ce  seront  là  des  exceptions.  La  masse  de  la 
magistrature  sera  descendue  de  plusieurs  degrés;  les  mœurs  se 
seront  modifiées.  Elle  aura  accepté  de  nouvelles  alliances  et  subi 

(1)  Il  faut  lire  la  discussion  qui  a  eu  lieu  au  sénat  le  26  décembre,  pour  se  rendre 
compte  de  la  légèreté  inouïe  avec  laquelle  les  exclusions  et  les  nominations  ont  été 
décidées.  M.  Denormandle  a  accumulé  les  faits  les  plus  précis,  et,  dans  sa  réponse, 
M.  Martin  Feuillée  n'a  pas  osé  mettre  en  doute  l'exactitude  d'une  seule  assertion. 


LES    MAGISTRATS   ET   LA   DExMOCRATIE.  313 

des  voisinages  compromettans  (1).  Instrument  dans  la  lutte  des 
partis,  elle  sera  peut-être  appelée  à  rendre  des  services  électo- 
raux, mais  elle  cessera  d'être  un  appui  solide  pour  les  forces 
vives  de  la  société.  En  matière  civile,  en  matière  commerciale, 
elle  n'aura  plus,  dans  les  petits  tribunaux,  cette  impartialité  solide 
qui  faisait  l'honneur  de  la  robe  et  la  sécurité  des  conventions.  Déjà 
un  mal  inconnu  se  glisse  depuis  quelques  mois  dans  les  affaires  :  les 
recommandations,  les  lettres  de  députés,  les  sollicitations  d'agens 
influens  commencent  à  jouer  un  rôle  dans  les  calculs  des  plaideurs  ; 
on  suppute  les  chances,  on  pèse  les  influences.  Le  barreau  assiste 
à  ces  intrigues  dont  les  premiers  pas  encore  mal  assurés  l' effraient. 

Les  avocats  sont  en  France  les  juges  des  juges.  Ce  sont  eux  qui 
font  les  réputations,  qui  mesurent  à  leur  jubte  valeur  la  capacité 
des  magistrats.  Les  barreaux  ont  de  tout  temps  appartenu  à  l'oppo- 
sition libérale.  Ils  n'ont  été  d'accord  avec  le  gouvernement  en  ce 
siècle  que  deux  fois  :  pendant  la  plus  grande  partie  du  règne  de 
Louis-Philippe  et  pendant  la  première  période  de  la  république 
actuelle.  Sous  tous  les  autres  régimes,  le  barreau  n'a  cessé  d'appar- 
tenir à  l'opposition  de  gauche.  Les  fautes  du  gouvernement  actuel 
(et  c'est  un  symptôme  grave  !)  l'ont  pour  la  première  fois,  en  18S0, 
fait  passer  à  droite.  Le  revirement  s'i  st  produit  à  la  fuis,  dans  presque 
tous  les  barreaux,  sous  le  coup  de  l'exécution  violente  des  décrets. 

Les  avocats,  appuyés  sur  les  privilèges  de  leur  ordre  demeure- 
ront contre  l'intrigue  les  gardiens  vigilans  de  la  justice.  L'ordre 
des  avocats  est  déjà  suspect  aux  jalousies  démocratiques  :  elles 
feront  sans  doute  un  effort  contre  lui.  Elles  ne  lui  pardonneront 
pas  que  les  magistrats,  à  peine  descendus  de  leurs  sièges,  aient  été 
dans  la  plupart  des  villes  élus  comme  membres  du  conseil  ou  accla- 
més en  qualité  de  bâtonniers.  A  l'heure  où  nous  parlons,  un  grand 
nombre  de  présidens  sont  devenus  les  chefs  de  l'ordre.  En  beau- 
coup de  villes,  le  jour  de  la  rentrée,  les  avocats  ont  été  en  corps 
visiter  l'ancien  premier  président,  et  il  n'est  sorte  d'hommage  que 
les  barreaux  ne  se  soient  plu  à  rendre  à  l'ancienne  justice.  Celte 
disposition  des  avocats  est  un  fait  d'une  importance  exceptiom^elle. 
11  pourra  développer  le  nombre  des  arbitrages,  signe  assuré  de 
la  défiance  envers  les  tribunaux.  C'est  d'ailleurs  le  symptôme  de 


(1)  M.  Devic,  député  d'Espalion,  vient  d'être'Eommé  président  du  tribunal  d'Espa- 
lion,  par  décret  du  23  février  1884.  Ce  fait,  qui  a  soulevé  de  nombreuses  protesta- 
tions, est  l'application  du  système  d'éltctions  ludiicctcs.  Rien  n'est  pbs  funeste,  soit 
que  l'on  considère  la  bonne  administration  de  la  justice  dans  un  arrondissement  oii, 
en  1881,  api-ès  une  lutte  des  plus  vives,  le  nouveau  président  n'a  pas  réuni  la  moitié 
des  voi.v  de  ses  justiciables  (7,179  sur  16,765),  soit  que  l'on  songe  aux  faciliiés  que 
peuvent  fournir  aux  ministres  en  quête  d'une  maji  rite  des  promesses  de  nomination 
réalisables  au  cours  d'une  législature. 


314  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'état  véritable  de  la  bourgeoisie.  Nous  apprenons  par  là  ce  que 
pense  la  France,  partout  où  elle  réfléchit. 

Pour  nous,  il  nous  est  impossible  de  voir  ce  que  le  gouverne- 
ment a  gagné  à,  la  loi  du  30  août  1883.  Il  a  mécontenté  toutes  les 
familles  qui  tiennent  de  près  ou  de  loin  à  la  justice.  Il  a  satisfait 
des  haines  dont  le  caractère  est  de  devenir  plus  exigeantes  à  mesure 
qu'on  leur  cède;  il  n'a  sacrifié  qu'une  partie  de  la  magistrature,  et  déjà 
on  lui  demande  le  reste.  Pendant  ce  temps,  lesjoinTaux  anarchistes, 
qui  ont  obtenu  en  cinq  ans  l'amnistie  totale ,  la  guerre  antireli- 
gieuse et  l'exc'usion  de  la  plus  grande  partie  de  la  magistrature, 
redoublent  de  violence.  Avec  une  science  infernale,  ils  multiplient 
les  incidens  de  personnes,  les  scandales  vrais  ou  faux  pour  ameuter 
contre  les  prêtres,  les  religieuses  et  les  officiers  les  haines  popu- 
laires. La  politique  du  scandale  remplit  leurs  colonnes.  Quel  profit 
le  gouvernement  a-t-iî  trouvé  à  être  pendant  un  an  le  complice  de 
ces  ennemis  de  tout  ordre  sccial?  Leur  calcul  est  évident.  En  affai- 
blissant la  magistrature,  ils  rêvent  d'anéantir  les  lois.  Grâce  à  Pieu, 
la  cour  de  cassation  leur  a  échappé,  un  grand  nombre  de  sièges  sont 
jusqu'ici  à  l'abri  de  la  contagion  ;  mais  qui  peut  assurer  que  cer- 
tains tribunaux  ne  leur  appartiennent  pa^  ?  que  certaines  cours  ne 
soient  pas  atteintes?  Et  l'action  publique,  a-t-elle  conservé  toute 
son  énergie?  L'impulsion  se  fait-elle  sentir?  Nos  regards  ne  sont- 
ils  pass  blessés  chaque  jour  par  des  publications,  des  dessins  qu'une 
société  réglée  ne  devrait  pas  tolérer?  La  sécurité  publique  est-elle 
suffisamment  protégée?  La  police  rurale  s'exerce- t-elle  avec  vigi- 
lance? Quand  un  intérêt  privé  est  en  conflit  avec  un  intérêt  élec- 
toral, le  ipagistrat  se  sent-il  indépendant? 

Voilà  les  points  sensibles,  les  sujets  principaux  sur  lesquels  les 
méditations  d'un  gouvernement  soucieux  de  lutter  contre  les  pro- 
grès croissaus  du  jacobinisme  devraient  se  porter. 

La  démocratie  est  le  pire  des  régimes  ou  le  plus  grand  des  sti- 
mulans  suivant  qu'un  pouvoir  se  met  à  la  suite  des  passions  de  la 
foule,  al.end  d'elle  l'initiative  et  subit  en  esclave  les  injonctions  et 
le  despotisme  de  ses  fantaisies,  ou  qu'il  se  met  au-dessus  des 
caprices  pour  deviner  les  grands  intérêts  du  peuple,  les  prévoir, 
les  étudier,  les  soumettre  à  la  libre  discussion  et  les  réaliser  au 
profit  de  la  prospérité  générale.  Malheur  aux  gouvernarcs  qui,  vou- 
lant flatter  les  instincts  de  la  basse  démocratie,  lui  donnent  à  dévo- 
rer successivement  le  clergé,  la  magistrature  et  l'armée  ! 

Pour  des  politiques  sages  et  hardis,  pour  de  vrais  libéraux,  il  y 
aurait,  à  l'heure  présente,  de  grandes  lois  de  réformes  à  soumettre 
aux  chambres.  Tous  ceux  qui,  en  notre  pays,  ont  souci  de  la  justice, 
quels  que  soient  leur  origine  et  leur  parti,  s'accordent  depuis  long- 
temps) à  reconnaître  que,  loin  de  multiplier  les  épurations,  il  faut 


LES   MAGISTRATS   ET   LA    DEMOCRATIE.  3î5 

protPgpT  plus  efficacement  l'indépendance  des  magistrats  en  entou- 
rant de  garanties  le  choix  des  juges  f-t  en  refrénant  l'arbitraire 
ministériel.  Tous  ceux  qui  étudient  en  qne1  sens  se  développent 
les  gnuvernemens  modernes  et  qui  s'effraient  de  l'instabiliié  des 
pouvoirs  soumis  aux  caprices  de  l'èieciion  croient  nécessaire  de 
placer  le  pouvoir  judiciaire  assez  haut  et  sur  un  piédestal  assez 
ferme  pour  qu'il  devienne  le  frein  des  démocraties  et  l'arbitre  de 
leurs  passions.  L'esprit  de  parti  corrompt  la  justice,  tandis  que  les 
partisans  sincères  dun  régime  libre  devraient  s' appliquer,  au  con- 
traire, à  la  constituer  comme  le  pivot  sur  lequel  doit  reposer  l'équi- 
libre d'une  république.  Si  nos  hommes  politiques  étaient  capables 
d'embrasser  une  pareille  tâ<:he,  si  leurs  vues  étaient  moins  courtes 
et  leur  ambition  moins  étroite,  ils  jetteraient  les  yeux  autour  d'eux 
et  mesureraient  les  besoins  nouveaux  de  la  société. 

Quand  on  considéra  la  cherté  de  nos  frais  de  justice,  les  compli- 
cations d'une  procédure  civile  vieillie,  le  retard  des  rôles,  la  len- 
teur des  solutions,  qu'on  jette  un  coup  d'œil  sur  les  transformations 
de  la  propriété  depuis  le  commencement  de  ce  siècle,  lorsqu'après 
avoir  calculé  la  multiplicité  toujours  croissante  des  relations  avec 
l'élranger,  on  se  reporte  vers  le  droit  international  privé,  qu'on 
voit  les  efforts  de  la  plupar'  des  nations  voisines  pour  simplifier  les 
rouages  et  donner  aux  affaires  dans  l'ordre  judiciaire,  aussi  bien  que 
dan«  la  sphère  des  intérêts  économiques,  cet  élan  que  led  progrès 
de  la  science  et  des  transports  ont  imprimé  à  notre  civilisation, 
quand  on  rapproche  la  stériUié  de  nos  chambres  et  de  notre  con- 
seil d'état  de  la  fécondité  laborieuse  des  parleraens  d'Angleterre  et 
de  Belgique,  d'Autriche,  de  Suisse  et  d'Italie,  faisant  accomplir  de 
grands  progrès  au  droit  commercial,  au  droit  administratif  et  à 
certaines  parties  du  droit  civil,  qu'on  mesure  les  pas  en  avant  de 
ces  législations  si  longtemps  en  retard  sur  la  nôtre  et  qui  mainte- 
nant se  vantent  de  la  devancer ,  quand  on  écoute  les  grandes  dis- 
cussions qui  nous  viennent  de  l'étranger  et  que  partout  on  entend 
les  orateurs  admirer  la  vieille  renommée  des  tribunaux  français, 
leur  forte  constitution  et  l'impartialité  reconnue  de  leur  justice,  on 
se  dit  en  vérité  que,  pour  la  fortune  de  la  France,  son  honneur  et  sa 
prospérité,  nos  législateurs  avaient  autre  chose  à  faire  qu'une  loi 
de  vengeance, 

Geo  GES  Picot. 


L'INSTRUCTION    PUBLIQUE 


L'EMPIRE    ROMAIN 


L'histoire  de  l'instruction  publique  dans  l'empire  romain  a  pour 
nous  un  intérêt  particulier  :  nous  y  trouvons  les  origines  de  notre 
propre  enseignement.  Nos  écoles  de  la  renaissance  doivent  beaucoup 
à  celles  du  iv^  siècle,  et  en  ce  moment  encore  il  nous  arrive  souvent 
de  continuer  sans  le  savoir  des  traditions  inaugnrées  sous  Auguste 
ou  sous  Vespasien.  Pour  bien  connaître  notre  système  d'éducation, 
il  me  semble  qu'il  convient  de  le  prendre  à  sa  source.  Nous  le  com- 
prendrons mieux  si  nous  savons  d'où  il  est  sorti  et  comment  il  s'est 
formé.  C'est  une  étude  pour  laquelle  les  documens  ne  nous  man- 
quent pas  ;  je  vais  essayer  de  les  réunir  et  de  les  mettre  sous  les 
yeux  du  lecteur. 

I. 

En  662  (p'I  avant  J.-C),  les  magistrats  de  Rome  apprirent  qu'on 
s'était  permis  dans  la  ville  d'ouvrir  des  écoles  où  la  rhétorique  était 
enseignée  en  latin.  Il  y  avait  longtemps  que  des  rhéteurs  grecs  s'y 
étaient  établis,  et  l'autorité  ne  s'en  était  pas  émue  ;  elle  pensait 
sans  doute  que  des  leçons  données  dans  une  langue  étrangère 
n'étaient  pas  dangereuses  et  qu'elles  ne  pouvaient  attirer  que  fort 
peu  d'auditeurs.  Maisj  pour  les  rhéteurs  latins,  on  s'était  montré 


L  INSTRUCTION    PUBLIQUE   DANS   L  EMPIRE   ROMAIN.  317 

?^ÎQS  sévère,  et  aucun  n'avait  encore  obtenu  la  permission  d'exercer 
son  métier  dans  Rome.  Cette  fois,  l'occasion  semblait  meilleure  pour 
■smx.  On  était  à  la  veille  des  luttes  de  Marius  et  de  Sylla  ;  la  rigueur 
4es  mœurs  anciennes  avait  beaucoup  fléchi,  et  l'on  ne  se  préoccu- 
pait guère  de  respecter  les  vieilles  maximes.  Cependant,  les  censeurs, 
qui  étaient  Cn.  Domitius  Aenobarbus  et  L.  Licinius  Crassus,  le  célèbre 
orateur,  montrèrent  une  sévérité  à  laquelle  on  ne  s'attendait  pas  et 
firent  impitoyablement  fermer  les  nouvelles  écoles.  Nous  avons  con- 
s^vé  i'édit  qu'ils  publièrent  en  cette  circonstance.  On  y  lit  cette 
phrase  curieuse  :  «  Nos  ancêtres  ont  réglé  ce  qu'ils  voulaient  qu'on 
«oseignât  aux  enfans  et  dans  quelles  écoles  on  devait  les  conduire. 
Quant  à  ces  nouveautés  qui  sont  contraires  aux  habitudes  et  aux 
mœurs  de  nos  pères,  elles  nous  déplaisent  et  nous  les  trouvons  cou- 
pables, n  Voilà  un  texte  formel  qui  semble  affirmer  qu'il  y  avait  un 
système  officiel  d'éducation  dans  l'ancienne  Rome.  Mais  Cicéron 
parle  tout  autrement.  Il  dit  en  propres  termes  qu'à  Rome  «  l'édu- 
cation n'était  ni  réglée  par  les  lois,  ni  publique,  ni  commune,  ni 
îiîïlforme  pour  tous,  »  et  il  ajoute  que  Polybe,  qui  d'ordinaire  faisait 
profession  d'admirer  les  Romains,  les  blâmait  sévèrement  de  cette 
:aégligence. 

Ces  deux  témoignages  ne  sont  pas  aussi  contraires  qu'ils  parais- 
sent l'être  au  premier  abord,  et  il  est  possible  de  les  concilier 
'ôjas^imble.  On  peut  croire,  avec  Cicéron,  que,  tant  qu'a  duré  la 
3>épublique,  il  n'y  a  pas  eu  de  loi  écrite  qui  réglât  l'éducation  de  la 
Jeunesse  romaine;  mais  rien  n'empêche  d'admettre,  avec  les  censeurs, 
qu'il  y  avait  à  ce  sujet  des  traditions,  des  coutumes,  fidèlement 
suivies  pendant  des  siècles,  et  dont  les  esprits  sages  ne  voulaient 
pas  qu'on  s'écartât.  Pour  un  Romain  de  l'ancien  temps,  les  lois 
m'étaient  pas  plus  sacrées  que  les  vieux  usages  ;  Ennius  n'avait-il 
pas  dit  :  «  C'est  sur  les  mœurs  antiques  que  repose  la  grandeur  de 
Some?  » 

Ces  vieux  usages  sont  assez  bien  résumés  dans  une  lettre  inté- 
îessante  de  Pline,  où  il  regrette  beaucoup  qu'ils  se  soient  perdus. 
«  Chez  nos  ancêtres,  dit-il,  on  ne  s'instruisait  pas  seulement  par  les 
.«veilles,  mais  par  les  yeux.  Les  plus  jeunes  en  regardant  leurs 
^lâaês  apprenaient  ce  qu'ils  auraient  bientôt  à  faire  eux-mêmes,  ce 
qu'ils  enseigneraient  un  jour  à  leurs  successeurs.  »  C'est  dire  que 
l'éducation  était  alors  toute  pratique  et  que  les  exemples  servaient 
de  leçon.  Un  Romain  de  grande  famille  ne  connaissait  que  deux 
métiers,  la  guerre  et  la  politique;  il  apprenait  la  guerre  dans  les 
CAmps.  Après  quelques  exercices  préparatoires  au  champ  de  Mars, 
où  ks  jeunes  gens  s'habituaient  à  manier  l'épée,  à  lancer  le  javelot, 
à  sauter,  à  courir,  à  se  jeter  tout  suans  dans  le  Tibre,  ils  partaient 
pour  l'armée.  Là,  dans  la  tente  du  général,  dont  ils  formaient  la 


318  REVUE    DES    DEUX   MONDES, 

cohorte,  ((  ils  se  rendaient  capables  de  commander  en  obéissant.  » 
Quant  à  la  politique,  on  ne  la  leur  enseignait  pas  en  leur  mettant 
dans  les  mains  quelque  traité  de  Platon  ou  d'Aristote,  on  les  faisait i 
assister  aux  séances  du  sénat.  Ils  se  tenaient  sur  de  petits  bancs, 
près  de  la  porte,  et  «  on  leur  donnait  par  avance  le  spectacle  de  ces 
délibérations  auxquelles  ils  devaient  bientôt  prendre  part.  »  Cette 
éducation  n'était  pas  la  meilleure  pour  former  un  philosophe,  mais 
elle  faisait  des  hommes  d'action  ;  elle  avait  de  plus  l'avantage  de 
les  faire  vite.  A  vingt  ans,  l'homme  qui,  suivant  le  mot  de  Cicéron, 
avait  eu  le  forum  pour  école  et  l'expérience  pour  maître,  qui  avait 
assisté  à  quelques  batailles  et  entendu  parler  de  grands  orateurs, 
était  uiùr  pour  la  vie  publique. 

Je  n'ai  rien  dit  encore  de  ce  que  nous  appelons  proprement  l'in- 
struction, c'est-à-dire  de  ces  études  qui  précèdent  les  autres,  qu'on 
peut  abréger  et  simplifier,  mais  qu'il  n'est  pas  possible  de  sup- 
primer tout  à  fait.  Il  fallait  bien  qu'avant  de  descendre  au  forum  ou 
de  partir  pour  l'armée,  le  jeune  homme  eût  reçu  ces  connaissances 
élémentaires  dont  aucun  homme  ne  peut  se  passer.  Pour  le  commun 
des  citoyens,  il  y  avait  des  écoles  publiques,  dont  je  dirai  quel- 
ques mots  plus  tard.  Mais  les  enfans  de  grande  maison  ne  les  fré- 
quentaient pas.  «  Leurs  pères,  dit  Pline,  devaient  leur  servir  de 
maîtres  :  sims  cuique  parens  pro  magîstro.  »  Je  suppose  qu'en  par- 
lant ainsi  il  songeait  à  Caton.  Nous  savons  que,  lorsque  Caton  eut 
un  fils,  il  tint  à  l'instruire  lui-même.  Il  composa  pour  lui  toute  une 
encyclopédie  des  sciences  de  son  temps;  elle  comprenait  des  traités 
d'agriculture,  d'art  militaire,  de  jurisprudence,  des  préceptes  de 
morale,  une  rhétorique,  enfin  un  livre  de  médecine  où  il  disait 
beaucoup  de  mal  des  médecins  grecs  «  qui  ont  juré  de  tuer  tous  les 
barbares  avec  leurs  remèdes  et  qui  se  font  payer  pour  assassiner 
les  gens.  »  11  opposait  sans  doute  à  leur  art  problématique  ce  que 
l'expérience  lui  avait  appris,  à  savoir  que  le  chou  guérit  les  fati- 
gues d'estomac  et  qu'on  remet  les  luxations  avec  des  formules 
magiques.  Caton,  comme  on  le  voit,  remplissait  son  devoir  avec  un 
zèle  exemplaire;  mais  nous  pouvons  être  certains  que  les  pères 
comme  lui  étaient  rares.  Ordinairement  ils  s'en  tiraient  à  meilleur 
compte.  Us  achetaient  un  esclave  lettré  qu'ils  chargeaient  d'ensei- 
gner à  leur  fils  ce  qu'il  était  indispensable  de  lui  apprendre.  Malheu- 
reusement l'esclave  avait  peu  d'autorité  dans  la  famille  ;  pour  le 
fils,  c'était  un  complaisant  plus  qu'un  maître.  Plaute,  dans  une  de 
ses  pièces  les  plus  amusantes,  représente  un  jeune  débauché,  Pis- 
toclère,qui  veut  entraîner  son  pédagogue,  Lydus,chez  sa  maîtresse. 
Lydus  résiste,  se  fâche,  fait  la  morale  ;  mais,  quand  il  a  bien  parlé, 
le  jeune  homme  se  contente  de  lui  dire  :  «  Voyons,  suis-je  ton 
esdave  ou  toi  le  mien  ?  »  Et  Lydus ,  qui  n'a  rien  à  répondre,  le 


l'instruction  publique  dans  l  empire  romain.  319 

suit  en  maugréant.  —  C'est  une  scène  prise  sur  le  vif,  et  plus  d'un 
pédagogue  de  Rome  a  dû  s'entendre  dire  la  phrase  de  Pistoclère. 

Celte  éducation  pratique,  au  moins  dans  ce  qu'elle  a  de  meil- 
leur, fait  souvenir  de  celle  que  les  Athéniens  donnaient  à  leurs 
enfans  pour  en  faire  des  citoyens  accomplis.  Celle-là  ne  reposait  pas 
seulement  sur  d'anciennes  coutumes,  elle  était  établie  par  la  loi. 
Le  législateur,  qui  pensait  avec  raison  qu'un  état  n'a  pas  d'iatérêt 
plus  grave,  avait  pris  soin  d'en  régler  minutieusement  les  moindres 
détails.  Un  Athénien  devait  servir  son  pays  de  vingt  ans  à  soixante; 
pour  s'y  préparer,  de  dix-huit  à  vingt  ans,  il  était  éphèhe.  On  appe- 
lait êphébie  un  noviciat  obligatoire  que  la  république  d'Athènes 
imposait  à  tous  les  jeunes  gens,  au  moment  où  elle  allait  leur 
accorder  des  droits  civils  et  politiques  (1).  Ce  qui  est  surtout  remar- 
quable dans  l'institution  athénienne,  c'est  ce  qu'elle  a  de  large  et 
de  complet.  Le  citoyen  est  appelé  à  remplir  des  fonctions  mul- 
tiples ;  l'éphébie  n'en  néglige  aucune.  On  exerce  d'abord  le  jeune 
homme  au  service  militaire  ;  il  apprend  sous  des  maîtres  spéciaux 
le  maniement  des  armes  et  des  machines  de  guerre.  Pendant  qu'il 
habite  les  forteresses,  on  lui  enseigne  l'art  d'attaquer  et  de  défendre 
les  places.  Pour  l'habituer  à  dormir  sur  la  dure,  on  le  fait  camper 
dans  la  plaine,  et  il  en  assure  ainsi  la  tranquillité.  Dans  cette  édu- 
cation active,  la  gymnastique,  on  le  pense  bien,  n'est  pas  oubliée; 
tous  les  exercices  qui  rendent  le  corps  souple  et  vigoureux,  la 
course,  le  saut,  la  lutte,  le  peutathle,  occupent  une  partie  de  cos 
journées  si  bien  remplies.  Mais  oîi  l'on  reconnaît  surtout  le  génie 
d'Athènes,  c'est  que  l'esprit  n'est  pas  plus  négligé  que  le  corps.  En 
même  temps  que  soldat,  l'éphèbe  est  écolier  ;  pendant  qu'il  s'exerce 
au  métier  des  armes,  il  achève  son  instruction  littéraire.  Il  suit  les 
leçons  des  grammairiens,  des  rhéteurs,  des  philosophes  les  plus 
renommés.  Il  apprend  la  musique  et  chante  des  chœurs  avec  ses 
camarades.  De  temps  en  temps,  on  les  fait  composer  entre  eux  ;  il 
faut  qu'ils  écrivent  une  pièce  de  vers  dans  le  genre  épique  ou 
quelque  discours,  et  l'on  distribue  des  récompenses  aux  plus  habiles. 
Ces  travaux  si  difficiles,  si  variés,  ne  suffisent  pas  encore  :  voici  un 
apprentissage  plus  important  qu'on  impose  à  cette  jeunesse.  L'éphèbe 
va  devenir  citoyen  ;  dans  quelques  mois,  il  disposera  de  la  république, 
il  nammora  les  chefs  de  l'état,  il  jugera  leur  conduite,  il  décidera 
de  la  guerre  ou  de  la  paix.  Gomment  admettre  qu'il  soit  mis  en 

(1)  J'emploie  les  expressions  mêmes  dont  se  sert  M.  Dumont  dans  son  livre  sur 
l'Éphébie  attique,  et  je  ne  fais  guère  que  résumer  ses  idées.  L'éphébie  est  une  de  ces 
institutions  dont  les  écrivains  anciens  se  sont  peu  occupés;  seuls,  ou  presque  seuls, 
les  textes  épigraphiques  nous  en  ont  conservé  le  souvenir.  Elle  ne  nous  est  bien 
connue  que  depuis  lea  travaux  do  M.  Dumont  et  de  ses  camarades,  ou  de  ses  élèves  de 
l'École  française  d'Athènes. 


320  REVUE  DES  DEUX   MONDES. 

possession  de  ces  droits  énormes  sans  qu'il  ait  appris  à  s'en  servir! 
C'est  un  souci  qui  ne  nous  vient  guère  aujourd'hui.  Nous  mettOEss 
de  gaîté  de  cœur  le  bulletin  de  vote  dams  la  main  d'un  étourdi  qe! 
vient  à  peine  de  quitter  l'école  ou  d'un  ignorant  qui  ne  connaît  îa^ 
politique  que  par  les  déclamations  de  la  rue.  Cette  Athènes,  qu'ea 
nous  dépeint  si  légère,  n'agissait  pas  comme  nous.  Elle  avait  ordonné 
que  les  éphèbes  assisteraient  régulièrement  aux  assemblées  publi- 
ques. Pendant  deux  ans,  ils  entendaient  les  plus  grands  orateurs 
discuter  les  questions  les  plus  graves;  ils  connaissaient  les  diveis 
partis  sans  en  être,  et,  les  voyant  à  l'œuvre,  ils  pouvaient  les  juger; 
avant  d'émettre  un  vote  ils  se  faisaient  une  opinion.  Ajoutons,, 
comme  curiosité,  que  la  démocratie  athénienne  avait  donné  dans 
réphébie  une  grande  place  à  la  religion.  Les  éphèbes  étaient  de 
toutes  les  fêtes  d'Eleusis;  ils  accompagnaient,  en  chantant  des 
hymnes,  ces  processions  solennelles  qui  apportaient  les  objets  sacrés 
au  temple  des  Grandes  Déesses.  On  les  menait  pieusement,  à  l'an- 
niversaire des  anciennes  batailles,  dans  la  plaine  de  Marathon  wm 
près  des  trophées  de  Salamine;  ils  assistaient  au  premier  rang  à 
cette  fête  touchante  qui  se  célébrait  tous  les  ans  en  mémoire  des 
héros  morts  pour  le  salut  ou  la  gloire  d'Athènes.  Telle  était,  dans 
ses  grandes  lignes,  cette  éducation  patriotique,  qui  s'altéra  proba- 
blement de  bonne  heure,  mais  dont  la  conception  primitive  fait 
grand  honneur  à  la  Grèce. 

Il  est  aisé  de  voir  ce  qui  manquait  à  la  vieille  éducation  romaine 
pour  ressembler  tout  à  fait  à  celle  des  Athéniens.  Toutes  les  deux 
s'occupent  de  former  le  jeune  homme  pour  la  politique  et  pour  îa 
guerre  :  voilà  ce  qu'elles  ont  de  commun.  Mais  Rome  néglige  tout 
le  reste;  elle  ne  prend  de  la  gymnastique  grecque  que  quelques 
exercices  corporels  qui  suffiront  à  faire  cette  race  solide  de  soldats- 
trapus,  courts  de  taille  et  larges  d'épaules,  qui  a  conquis  le^monde. 
Elle  méprise  la  musique,  qui  n'est  pour  elle  qu'art  d'esclave  oc. 
d'affranchi  ;  elle  abandonne  l'instruction  littéraire  à  la  volonté  d'us 
père  ignorant  :  elle  ne  forme  qu'un  homme  incomplet. 


II. 


Un  autre  caractère  de  l'éducation  athénienne,  c'est  qu'elle  est  ik" 
même  pour  tous  les  citoyens;  quelle  que  soit  leur  situation  et  leur 
origine,  tous  passent  à  leur  tour  par  l'éphébie.  Il  n'en  est  pas  de 
même  à  Rome  :  ces  jeunes  gens  dont  nous  venons  de  parler,  qu'oE 
admet  à  écouter  de  la  porte  les  délibérations  du  sénat  et  qui  îont 
partie,  à  l'armée,  de  la  cohorte  du  général,  ne  sont  qu'un  petit 
nombre.  Us  appartiennent  à  cette  aristocratie  de  naissance  ou  de 


l'instruction  publique  dans  l'empire  romain.  321 

fortune  qui  gouverne  la  république.  Entre  elle  et  la  masse  de-^  pro- 
létaires se  trouvent  la  bourgeoisie  aisée  et  la  plèbe  industrieuse; 
c'est  un  monde  intermédiaire  qui  s'enrichit  et  s'élève  sans  cesse  et 
qui  cherche  à  prendre  pied  dans  la  politique.  Il  est  évident  qu'on 
ne  pouvait  pas  s'y  passer  d'une  certaine  éducation;  elle  se  donnait 
ordinairement  dans  les  écoles.  Il  a  dû  toujours  y  avoir  des  écoles  à 
Rome;  les  historiens  en  font  quelquefois  mention,  mais  sans  nous 
donner  beaucoup  de  reuseignemens  sur  elles.  Tout  ce  qu'on  peut 
dire,  c'est  qu'elles  étaient  vraisemblablement  communes  aux  deux 
sexes  et  que  l'instruction  qu'on  y  donnait  devait  être  fort  élémen- 
taire. 

Plus  tard,  quand  les  professeurs  grecs  se  furent  établis  à  Rome, 
les  anciennes  écoles  continuèrent  d'exister,  mais  elles  ne  formè- 
rent plus  qu'un  degré  inférieur  de  l'éducation.  C'était  sans  doute 
quelque  chose  qui  ressemblait  à  ce  que  nous  appelons  l'instruction 
primaire.  Les  anciens  n'avaient  pas  l'habitude  de  distinguer  aussi 
nettement  que  nous  le  faisons  les  divers  ordres  d'enseignement; 
cependant  on  trouve,  dans  les  Florides  d' kpidée,  un  passage  curieux 
où  il  semble  créer  entre  eux  une  sorte  de  hiérarchie  :  «  Dans  un 
repas,  dit-il,  la  première  coupe  est  pour  la  soif,  la  seconde  pour  la 
joie,  la  troisième  pour  la  volupté,  la  quatrième  pour  la  folie.  Au 
contraire,  dans  les  festins  des  Muses,  plus  on  nous  sett  à  boiie, 
plus  notre  âme  gagne  en  sagesse  et  en  raison.  La  première  coupe 
nous  est  versée  par  le  litterator  (celui  qui  nous  apprend  à  lire); 
elle  commence  à  polir  la  rudesse  de  notre  esprit.  Puis  vient  le  gram- 
mairien, qui  nous  orne  de  connaissances  variées;  enfin  le  rhéteur 
nous  met  dans  la  main  l'arme  de  l'éloquence.  »  Voilà  trois  degrés 
d'instruction  qui  sont  in Jiqués  d'une  manière  assez  précise.  Ce 
litterator,  chez  qui  l'on  envoie  l'enfant  quand  il  ne  sait  rien  et  qui 
se  charge  de  commencer  à  l'instruire,  saint  Augustin  l'appelle  aussi 
«  le  preaiier  maître,  primus  magi^ter.  »  Quelques-uns  de  ses  élèves 
passent  de  son  école  chez  le  grammairien  ;  mais  beaucoup  ne  vont 
pas  plus  loin  et  n'auront  jamais  d'autres  connaissances  que  celles 
qu'il  leur  a  données.  Comme  cet  enseignement  élémentaire  ne 
paraît  pas  avoir  changé  dans  la  suite,  épuisons  ici,  a-ant  d'aller 
plus  loin,  ce  qu'on  en  peut  savoir  :  on  verra  que,  par  malheur,  ce 
que  nous  savons  se  réduit  à  peu  de  chose. 

Qu'apprenait-on  dans  l'école  du  <(  premier  maître?  »  —  A  lire,  à 
écrire,  à  compter,  nous  dit  saint  Augustin.  Ces  connaissances,  les 
plus  nécessaires  de  toutes,  sont  partout  le  fond  de  l'instruction 
populaire.  Si  elles  sont  très  utiles,  elles  sont  fort  modestes  aussi,  et 
l'on  comprend  que  les  maîtres  qui  les  enseignaient  n'aient  joui, 
chez  les  Rouiains,  que  d'une  médiocre  estime.  On  ne  leur  permet- 

TOME  LXII.  —  1884,  21 


322  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

tait  pas  de  prendre  le  nom  de  professeurs,  et  le  code  rappelle  à 
plusieurs  reprises  qu'ils  n'ont  pas  droit  aux  mêmes  privilèges  que 
les  rhéteurs  et  les  grammairiens.  Cependant  l'empereur  veut  bien 
les  recommander  à  la  pitié  des  gouverneurs  de  provinces;  il 
ordonne  à  ces  magistrats  d'empêcher  qu'ils  ne  soient  accablés  de 
charges  trop  grandes  ;  c'est  un  devoir  d'humanité  :  ad  prœsidis 
religiontm  pertinet.  Ils  sont  très  pauvres  d'ordinaire  et  ne  pour- 
ront pas  payer  l'impôt  s'il  est  trop  lourd.  On  a  découvert  à  Capoue 
la  tombe  d'un  maître  d'école  qui  s'est  donné  le  luxe  de  transmettre 
ses  traits  à  la  postérité.  Il  est  représenté  sur  sa  chaire,  avec  deux 
élèves,  un  garçon  et  une  fille,  auprès  de  lui.  Des  vers  assez  bien 
tournés  sont  gravés  au-des-sous  du  bas-relief.  Après  nous  avoir  dit 
que  Ghilocalus  fut  un  maître  honorable,  qui  veillait  avec  soin  sur 
les  mœurs  des  jeunes  gens  qu'on  lui  confiait,  ils  nous  apprennent 
qu'en  même  ter»pp<  qvt'il  faisait  la  classe,  il  écrivait  des  testamens 
avec  probité  : 

Idemqoft  teatameuta  scripslt  cuiu  ûde. 

Ainsi,  son  métier  ne  lui  suffisait  pas  pour  vivre,  et  il  avait  jugé 
bon  d'y  joindre  une  autre  industrie,  à  peu  près  comme  nos  maîtres 
d'école,  qui  soùt  en  même  temps  chantres  d'église  ou  secrétaires  de 
mairie. 

Ces  maîtres  obscurs  et  mal  payés  ont  pourtant  rendu  dp  grands 
services  à  leur  pays.  L'autorité  ne  paraît  pas  s'être  beaucoup 
préoccupée  de  l'instruction  populaire;  il  semble  qu'elle  ne  se  sou- 
ciât que  de  celle  des  classes  élevées.  Heureusement  on  avait,  à  tous 
les  étages  du  monde  romain,  le  goût  de  savoir.  C'est  ce  goût  qui, 
sans  que  le  gouvernement  eût  besoin  d'intervenir,  multiplia  par- 
tout les  écoles.  Il  y  en  avait  dans  les  villages  comme  dans  les  villes, 
et  jusque  dans  ces  réunions  de  hasard,  composées  souvent  de  gens 
sans  aveu,  qui  se  formaient  autour  des  centres  industriels  (1).  En 
somme,  les  illettrés  devaient  être  rares.  On  est  frappé,  quand  on 
parcourt  les  rues  de  Pompéi,  d'y  voir  tant  d'affiches  qui  couvrent 
les  murs.  Certainement  il  y  en  aurait  beaucoup  moins  si  les  habi- 
tans  n'avaient  pas  su  lire.  Ils  savaient  écrire  aussi,  et  l'on  relève 

(1)  En  1876,  on  a  découvert  en  Portugal,  près  du  petit  bourg  d'Aljustrel,  dans  une 
région  montagneuse,  une  table  de  bnjnae  couverte  d'une  longue  inscription  latine. 
Cette  inscription,  qui  est  par  malheur  fort  incomplète,  contient  ua  règlement  au  sujet 
de  l'exploitation  des  mines  de  la  contrée.  On  y  voit  qu'autour  des  mines  il  s'était 
formé  un  véritable  village  où  se  trouvaient  des  bains,  des  boutiques,  tout  ce  qui  pou- 
vait servir  aux  besoins  et  aux  divertissemens  des  ouvriers.  II  y  avait  aussi  des  maîtres 
d'école  auxqut-ls  le  règlement  accorde  des  immunités  particulières  :  ludimagistros  a 
procuratore  metallorum  immunes  esse  placet. 


l'instruction  publique  dans  l'empire  romaix,  323 

tous  les  jours,  dans  des  lieux  que  ne  fréquentait  pas  le  beau  monde, 
des  inscriptions  si  grossières  qu'on  voit  bien  que  ce  sont  des  gens 
de  la  lie  du  peuple  qui  les  ont  gravées.  Dans  l'armée,  le  mot  d'ordre, 
au  lieu  d'être  transmis  de  vive  voix,  était  écrit  sur  des  tablettes  et 
passait  des  mains  des  centurions  dai;S  celles  des  derniers  sous-ofii- 
ciers  :  on  était  donc  certain  qu'ils  sauraient  le  lire. 

D'ordinaire,  l'école  du  primus  magistcr,  comme  celle  du  gram- 
mairien et  du  rhéteur  quand  ils  étaient  pauvres,  était  installée  dans 
un  de  ces  hangars  couverts  qu'on  appelait /rr^w/ce  et  qui  servaient 
d'ateliers  aux  peintres.  Ils  se  trouvaient  quelquefois  relégués  au 
plus  haut  de  la  maison,  et  le  maître  po  vait  dire  alors,  comme 
Oibiliijs,  qu'il  enseignait  sous  les  toits.  Mais  le  plus  souvent  ils 
étaient  au  rez-de-chaussée  et  formaient  des  espèces  de  portiques 
qui  bordaient  la  rue.  C'est  là  que  l'école  s'établissait  tant  bien  que 
mal  Pour  se  mettre  à  l'abri  de  l'indiscrétion  des  voisins,  on  se  con- 
tentait de  tendre  quelques  toiles  d'un  pilier  à  l'autre.  Ces  toiles 
cachaient  aux  élèves  les  mouvemens  de  la  rue,  mais  elles  n'empê- 
chaiêiit  pas  les  bruits  de  l'école  d'arriver  aux  passans.  Ils  entendaient 
les  élèves  répéter  en  chœur  :  «  Un  et  un  font  deux;  deux  et  deux 
font  quatre.  »  «  L'horrible  refrain!  odiosa  cantiol  »  dit  saint  Augus- 
tin, qui  avait  conservé  de  ces  premières  études  un  fort  désagréable 
souvenir.  Ces  cris  insupportables  exaspéraient  aussi  Martial,  et  il 
les  mettait  parmi  les  raisons  qui  lui  rendaient  le  séjour  de  Rome 
odieux.  «  Il  est  impossible  d'y  vivre,  disait-il;  le  matin,  on  est 
assassiné  par  les  maîtres  d'école  et  la  nuit  par  les  boulangers.  »  En 
général,  le  mobilier  de  l'établissement  était  fort  simple.  Les  plus 
pauvres  se  contentaient  de  quelques  bancs  pour  les  élèves  et  d'une 
chaise  pour  le  maître.  Quand  on  pouvait,  on  y  joignait  des  sphères 
ou  des  cubes  pour  mettre  sous  les  yeux  des  écoliers  les  figures  de 
la  géométrie  (1).  Un  grand  luxe  consistait  à  tapisser  les  murs  de 
cartes  géographiques.  Dans  les  années  heureuses  d'un  Trajau,  d'un 
Marc  Aurèle,  d'un  Dioclétienj  les  élèves  y  suivaient  le  mouvement 
des  armées,  et  l'on  nous  dit  que  le  maître  éprouvait  un  sentiment 
de  fierté  patriotique  à  leur  montrer  que  l'étendue  de  l'empire  éga- 
lait  presque  celle  du  monde. 

Une  peinture  murale,  qui  a  été  trouvée  à  Pompéi  et  qui  est 
aujourd'hui  au  musée  de  Naph'S,  nous  fait  assister  à  une  scène 
curieuse  de  la  vie  des  écoliers  romains  au  t''  siècle.  Nous  avons 
sous  les  yeux  une  école,  placée  sous  un  portique  que  soutiennent 
des  colonnes  élégantes  reliées  entre  elles  par  des  guirlandes  de 

(1)  On  peut  voir,  pour  ces  détails,  l'ouvrage  d«  Grassberger  intitulé  Ersiehung  und 
Unterricht  im  classischen  Alterthum.  C'est  un  livre  mal  composé,  mais  qui  contient 
tous  les  renseigaemens  que  les  anciens  nous  ont  laissés. 


32/ll  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

fleurs.  L'école  est  entièrement  ouverte;  aussi  des  enfans  du  dehors 
en  profitent-ils  pour  regarder  ce  qui  s'y  passe.  Trois  écoliers  sont 
assis  sur  un  banc;  ils  ont  de  longs  cheveux,  une  tunique  qui  les 
enveloppe  jusqu'aux  pieds,  et  tiennent  sur  leurs  genoux  leur  volu- 
me?!, qu'ils  ont  l'air  de  lire  avec  beaucoup  d'attention.  Devant  eux, 
uu  homme  se  promène  d'un  air  grave;  sa  figure  est  encadrée  d'une 
grande  barbe;  ses  mains  se  cachent  dans  un  petit  manteau.  C'est 
le  maître  sans  doute;  à  sa  mine  renfrognée,  nous  reconnaissons 
celui  dont  Martial  dit  qu'il  est  en  horreur  aux  garçons  et  aux  filles, 
invisum  jnieris  virginihusque  caput.  A  l'autre  extrémité  du  tableau, 
on  fouette  un  écolier  récalcitrant.  Le  malheureux  est  dépouillé  de 
tous  ses  vêtemens;  il  ne  porte  plus  qu'une  mince  ceinture  au 
milieu  du  corps.  Un  de  ses  camarades  l'a  hissé  sur  son  dos  et  le 
tient  par  les  deux  mains;  un  autre  lui  a  pris  les  pieds,  tandis  qu'un 
troisième  personnage  lève  les  verges  pour  frapper  (1).  Le  fouet  et 
les  verges  étaient  fort  employés  à  Rume,  et  l'usage  en  a  duré 
depuis  le  temps  de  Plaute  jusqu'à  la  fin  de  l'empire.  Quintilien 
seul  fit  entendre,  à  ce  sujet,  une  réclamation  timide  :  «  Quant  à 
frapper  les  enfans,  dit-il,  quoique  Ghrysippe  l'approuve  et  que 
ce  soit  l'usage,  j'avoue  que  j'y  répugne,  n  Mais  Ghrysippe  l'em- 
porta, et  Ausone  nous  dit  que,  de  son  temps  encore,  «  l'école  reten- 
tissait des  coups  de  fouet.  )> 

in. 

Voilà  ce  que  nous  savons  de  l'instruction  populaire  dans  l'empire 
romain;  c'est  peu  de  chose,  comme  on  voit.  Heureusement  nous 
sommes  mieux  renseignés  sur  celle  des  hautes  classes  de  la  société. 
Non-seulement  elle  est  plus  facile  à  connaître,  mais  nous  trouvons 
cet  intérêt  à  l'étudier,  qu'elle  nous  montre  comment  les  Romains 
ont  été  amenés  à  concevoir  l'idée  d'un  enseignement  public  donné 
au  nom  de  l'État.  Ils  en  étaient  d'abord  fort  éloignés  et  n'y  sont 
venus  que  peu  à  peu  par  la  force  des  choses  plus  que  par  un  sys- 
tème préconçu.  Il  est  intéressant  de  voir  ce  qui  les  y  a  conduits  et 
le  chemin  qu'ils  ont  suivi  pour  y  arriver. 

On  sait  qu'à  partir  des  guerres  puniques,  les  Grecs  ont  envahi 
Rome.  Parmi  les  aventuriers  de  toute  sorte  qui  venaient  oiTrir  leurs 
services  aux  Romains,  les  professeurs  ne  manquaient  pas.  Il  s'y 
trouvait  des  rhéteurs,  des  grammairiens,  des  philosophes,  des  musi- 
ciens, des  maîtres  de  toutes  les  sciences  et  de  tous  les  arts.  Tous  ne 
furent  pas  accueillis  avec  la  mêiije  faveur  :  il  y  a  des  sciences  que  les 

(1)  Cette  peinture  a  été  étudiée  avec  beaucoup  de  soin  par  Otto  Jahn,  dans  un  tra- 
vail que  contient  le  douzième  volume  des  Mémoires  de  la  Société  royale  de  Saxe. 


L  INSTRUCTION   PUBLIQUE    DANS   L  EMPIRE   ROMAIN.  325 

Romains  n'ont  jamais  bien  comprises.  La  philosophie,  par  exemple, 
ne  leur  sembla  d'abord  qu'un  verbiage  inutile;  la  géométrie,  les 
mathémati  jues  ne  les  frappèrent  que  par  leurs  applications  pra- 
tiques :  c'était  pour  eux  l'art  de  compter  et  de  mesurer;  Cicéron  dit 
qu'ils  ne  leur  trouvaient  pas  d'autre  importance.  La  grammaire  et 
la  rhétorique  leur  plurent  davantage;  la  première  surtout  ne  leur 
semblait  présenter  aucun  danger,  et  nous  ne  voyons  pas  qu'ils  lui 
aient  jamais  fait  une  opposition  sérieuse.  La  rhétorique  leur  inspi- 
rait un  peu  plus  de  méfiance.  Quelques  esprits  scrupuleux  redou- 
taient cet  art  nouveau  qui  enseignait  des  moyens  de  plaire  au 
peuple  que  les  aïeux  n'avaient  pas  connus.  Mais  il  était  difficile 
de  lui  fermer  tout  à  fait  les  portes  de  la  ville.  Si  l'on  empêchait  le 
rhéteur  de  tenir  des  écoles  publiques,  comme  on  fit  en  662,  il  lui 
restait  la  ressource  d'enseigner  dans  l'intérieur  des  familles,  où  le 
contrôle  des  magistrats  ne  pouvait  guère  pénétrer.  Une  fois  que 
quelques  jeunes  gens  avaient  reçu  cette  éducation  qui  leur  appre- 
nait à  parler  au  peuple  avec  plus  d'agrément,  les  autres  étaient 
bien  forcés  de  faire  comme  eux  ;  s'ils  s'étaient  obstinés  à  ignorer 
les  finesses  de  la  rhétorique  grecque,  ils  se  seraient  exposés  à  être 
vaincus  dans  ces  luttes  de  la  parole  où  l'on  gagnait  le  pouvoir. 

jNon-seulement  la  grammaire  et  la  rhétorique  se  firent  insensible- 
ment accepter  des  Romains,  mais,  ce  qui  était  peut-être  plus  diffi- 
cile, elles  finirent  par  s'accommoder  ensemble.  Au  début,  elles  s'en- 
tendaient assez  mal  ;  on  nous  dit  que  le  grammairien  voulait  d'abord 
attirer  à  lui  l'enseignement  tout  entier  et  faire  l'office  du  rhéteur  ; 
il  est  vraisemblable  que  le  rhéteur,  de  son  côté,  afficha  quelquefois 
la  prétention  de  se  passer  du  grammairien  ;  mais,  à  la  longue,  ces 
conffits  cessèrent  et  chacun  des  deux  maîtres  eut  son  domaine 
séparé.  G'e;bt  à  peine  s'il  restait  sur  la  frontière  des  deux  sciences, 
comme  sur  la  limite  de  tous  les  états  voisins,  quelques  terrains 
vagues  qu'on  se  disputait  ;  pour  l'essentiel,  on  s'accorda.  Ce  fut  un 
principe  reconnu  de  tout  le  monde  que  la  grammaire  et  la  rhéto- 
rique doivent  s'unir  l'une  à  l'autre  pour  former  un  cours  d'éduca- 
tion complet. 

Le  grammairien  commence  ;  il  prend  l'enfant  des  mains  du  maître 
élémentaire  qui  lui  a  tant  bien  que  mal  appris  à  lire  et  à  écrire,  et 
il  doit  le  livrer  à  celles  du  rhéteur  tout  préparé  pour  l'enseigne- 
ment difficile  de  l'éloquence;  il  aura  donc  beaucoup  à  faire.  «  La 
grammaire,  dit  Quintilien,  comprend  deux  parties  :  l'art  de  parler 
correctement  et  l'explication  des  poètes.  »  Chacune  d'elles  demande 
beaucoup  de  temps  et  de  peine.  Pour  bien  parler,  il  faut  connaître  la 
valeur  des  lettres,  la  prononciation  des  syllabes,  la  signification  des 
mots,  puis  savoir  comment  les  mots  s'unissent  entre  eux  pour  for- 
mer des  phrases  :  ce  sont  des  détails  qui  ne  finissent  pas.  L'expli- 


320  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cation  des  poètes  n'exige  pas  moins  de  travail.  Le  maîti  e  lit  d'abord, 
prœlegit;  l'élève  répète,  et  lorsqu'il  a  prononcé  comme  il  convient, 
sans  comaiettre  aucune  faute  contre  l'accent  et  la  quantité,  on  reprend 
le  passage  et  l'on  essaie  de  se  rendre  compte  de  tout.  Quand  l'enfant 
sait  parler  correctement,  qu'il  a  lu  les  poètes  grecs  et  latins,  il  semble 
que  son  enseignement  grammatical  soit  fini  :  la  définition  de  Quin- 
tilien  paraît  épuisée  ;  mais,  avec  le  temps,  la  grammaire  s'est  fort 
étendue,  elle  a  reçu  peu  à  peu  des  développemens  qui  ont  sin- 
gulièreiitent  accru  son  importance.  Et,  d'abord,  comment  admettre 
que  l'élève  ne  connaisse  que  les  poètes  et  qu'on  le  laisse  étranger 
à  tous  les  auteurs  qui  ont  écrit  en  prose  ?  Si  la  poésie  doit  rester 
l'objet  principal  de  ses  études,  il  faut  bien  qu'il  ait  quelque  notion 
du  reste  :  Nec  poêlas  légère  satis  est,  excutiendum  omne  scripto- 
rum  gemis.  C'est  un  champ  immense  qui  s'ouvre  devant  lui.  Ajoutez 
que  ces  écrivains  de  toute  sorte  et  de  toute  époque,  le  grammairien 
ne  se  contente  pas  de  les  lire  ou  même  de  les  expliquer,  il  faut  qu'il 
les  apprécie  et  les  juge.  Il  classe  ceux  des  temps  passés  et  leur  donne 
des  rangs;  il  prononce  sur  le  mérite  des  contemporains.  C'est  ainsi 
qu'il  est  devenu  non-seulement  pour  la  jeunesse,  mais  pour  la  société 
tout  entière,  un  critique  autorisé,  dont  le  jugement  forme  l'opinion 
publique.  Les  auteurs  qui  veulent  être  célèbres  lui  font  la  cour,  et 
ceux  qui,  comme  Horace,  négligent  de  lui  plaire,  risquent  de  rester 
longtemps  inconnus.  Ce  n'est  pas  tout  encore,  et  l'étude  de  la  litté- 
rature entière  ne  paraît  pas  suffire  à  occuper  le  temps  de»  grammai- 
riens :  ils  y  joignent  des  sciecces  accessoires  qui  semblent  indispen- 
sables pour  que  les  élèves  comprennent  les  auteurs  qu'on  leur  fait 
lire.  Sst-il  possible  qu'ils  mesurent  les  vers  et  en  saisissent  le  méca- 
nisme s'ils  ignorent  la  musique?  Le  grammairien  est  donc  chargé  de 
la  leur  apprendre.  Les  poètes  sont  pleins  de  passages  où  ils  parlent 
du  ciel  et  décrivent  le  lever  et  le  coucher  des  astres  :  comment  par- 
viendra-t-on  à  les  expliquer  si  le  gramni-airien  n'enseigne  pas  l'as- 
tronomie? Enfin,  comme  il  y  a  des  poèmes  entiers,  ceux  d'Empé- 
docle  par  exemple  et  de  Lucrèce,  qui  sont  consacrés  à  exposer  et 
à  discuter  des  systèmes  philosophiques ,  il  est  bon  qu'on  sache  la 
philosophie,  et  la  philosophie  elle-même  ne  sera  bien  comprise  que 
si  l'on  a  quelque  notion  des  sciences  exactes,  surtout  de  la  géomé- 
trie et  des  mathématiques.  C'est  donc  le  cercle  entier  des  connais- 
sances humaines  qu'embrasse  la  givimmaire  :  «  Avant  de  passer  aux 
mains  du  rhéteur,  dit  Quintilien,  l'enfunt  doit  avoir  reçu  ce  que  les 
Grecs  appellent  une  éducation  encyclopédique.  » 

Au  premier  abord,  il  semble  que  le  rhéteur  ait  moins  à  faire  que 
son  collègue  ;  il  n'est  pas  obligé  de  se  disperser,  comme  lui,  dans 
des  études  diverses.  Il  n'enseigne  qu'un  art  ;  mais  cet  art,  c'est  l'élo- 
quence, le  premier  et  le  plus  difficile  de  tous ,  celui  qui  demande 


L  INSTRUCTION    PUBLIQUE    DANS   L  EMPIRE   ROMAIN.  327 

toute  une  vie  d'homme  pour  être  pratiqué  en  perfection.  Il  faut 
d'abord  apprendre  à  l'élève  la  théorie  complète  de  la  rhétorique; 
c'est  une  étude  très  longue,  très  délicate,  chaque  maître  s' étant  plu 
à  entasser  les  préceptes,  à  compliquer  la  science,  à  créer  des  diffi- 
cultés imaginaires  pour  le  plaisir  de  les  résoudre.  A  cet  enseigne- 
ment de  théorie  se  joignent  des  exercices  pratiques  qui  sont  plus 
importans  et  plus  difficiles  encore.  Quand  l'élève  connaît  les  pré- 
ceptes de  l'art,  on  lui  apprend  à  les  appliquer  ;  il  faut  qu'il  compose 
un  discours,  qu'il  le  retienne  par  cœur,  qu'il  le  débite.  Dans  le  débit, 
rien  n'est  laissé  au  hasard  :  on  a  voulu  tout  prévoir,  tout  régler.  On 
apprend  d'avance  à  l'élève  le  ton  qui  convient  à  chaque  partie  du 
discours,  jusqu'où  le  bras  doit  s'élever  pendant  l'exorde  et  com- 
ment il  faut  tendre  la  main  dans  l'argumentation.  Sur  quelques 
points,  dts  discussions  se  sont  élevées,  qui  partagent  l'école.  Con- 
vient-il de  frapper  du  pied  dans  les  momens  où  l'on  s'emporte? 
Est-il  séant  de  déranger  les  plis  de  sa  toge  et  de  la  laisser  flotter 
sur  l'épaule  vers  la  fin  du  discours?  Pline  l'ancien,  qui  était  un 
homme  sévère  et  régulier,  ne  voulait  pas  en  entendre  parler,  et  il 
allait  jusqu'à  recomuiander  qu'en  s'essuyant  le  front,  quand  on  suait, 
on  eût  grand  soin  de  ne  pas  déranger  sa  chevelure.  Quintilien  était 
moins  rigoureux;  il  pensait,  au  contraire,  qu'un  peu  de  désordre 
dans  les  cheveux  et  dans  la  robe  marquait  mieux  l'émotion  et 
pourrait  toucher  les  juges.  Un  art  si  minutieux  demandait,  on  le 
conçoit,  beaucoup  de  temps  et  de  travail,  et  le  jeune  homme  ne 
pouvait  encore  qu'imparfaitement  le  connaître  lorsqu'à  dix-sept 
ans  il  prenait  la  robe  virile  et  devenait  citoyen. 

C'est  ainsi  que,  par  l'union  de  la  grammaire  et  de  la  rhétorique, 
fut  définitivement  constitué  ce  qu'on  pourrait  appeler  le  cycle  des 
études.  On  sait  désormais  ce  qu'on  apprendra  dans  les  écoles;  la 
matière,  le  fond  de  l'enseignement  public  est  trouvé.  Il  reste  à  voir 
comment  cet  enseignement  lui-même  est  arrivé  à  naître. 


IV. 

On  a  du  discuter  plus  d'une  fois  à  Rome,  comme  on  l'a  fait  ail- 
leurs, sur  l'enseignement  public  et  l'enseignement  privé;  on  s'est 
souvent  demandé  sans  doute  s'il  ne  vaut  pas  mieux  pour  un  enfant 
être  élevé  dans  sa  famille,  près  de  ses  parens,  par  un  maître  parti- 
culier, que  d'aller  dans  les  écoles  où  sont  réunis  les  jeunes  gens  de 
son  âge.  La  question  a  été  longuement  traitée  par  Quintilien  dans 
un  des  premiers  cliapitres  des  biUitutions  oratoires.  Après  avoir 
exposé  les  raisons  qui  peuvent  faire  préférer  l'un  ou  l'autre  de  ces 
deux  genres  d'éducation,  il  conclut  avec  beaucoup  de  force  en 


328  REVUE  DES  DEUX   MONDES. 

faveur  de  renseignement  public,  et  ses  argumens  me  semblent  sans 
réplique. 

Du  reste,  au  moment  où  Quintilien  écrivait  son  livre,  la  cause 
qu'il  plaide  était  gagnée.  Longtemps  l'aristocratie  romaine  avait 
tenu  à  élever  ses  enfans  chez  elle.  Elle  pouvait  le  faire  aisément  et 
sans  beaucoup  de  frais,  tant  que  l'éducation  fut  simijle.  Mais  quand 
vint  la  mode  de  faire  apprendre  aux  jeunes  gens  la  grammaire  et  la 
rhétorique,  il  fallut  se  procurer  des  gens  capables  de  les  leur  ensei- 
gner, et  c'était  une  grande  dépense.  Q.  Catulus  paya,  dit-on,  un 
bon  grammairien  700,000  sesterces  (lZiO,000  francs).  Les  pères  de 
famille  finirent  par  trouver  que  l'éducation  intérieure  leur  revenait 
trop  cher,  et,  de  leur  côté,  les  professeurs  s'aperçurent  qu'ils  gagne- 
raient encore  davantage  en  réunissant  plusieurs  élèves  chez  eux  et 
que,  du  même  coup,  ils  auraient  l'agrément  d'être  plus  libres.  Nous 
voyons  dans  le  petit  traité  de  Suétone  :  de  Grammaticis  et  Rheto- 
rihus,  que  la  plupart  de  ceux  qui  avaient  commencé  par  enseigner 
dans  les  maisons  des  grands  seigneurs  se  dégoûtent  peu  à  peu  du 
métier  et  ouvrent  des  écoles.  Ainsi  firent  successivement  Anlonius 
Gnipho,  Lenœus,  Cœcilius  Epirota,  c'est-à-dire  les  plus  illustres  de 
ces  maîtres  et  les  plus  recherchés  ;  en  sorte,  dit  Suétone,  qu  a  un 
moment  on  vit  à  la  fois  dans  Rome  vingt  écoles  célèbres  où  affluait 
la  jeunesse.  C'était  la  victoire  de  l'enseignement  public. 

Mais  l'enseignement  public  peut  être  donné  de  diverses  manières. 
Tantôt  il  est  dans  les  mains  des  particuliers,  qui  ouvrent  des  écoles 
à  leurs  frais  et  les  dirigent  comme  ils  veulent  :  c'est  l'enseignement 
libre;  tantôt  les  villes  se  chargent  de  l'entreprise,  elles  choisis- 
sent les  professeurs  et  les  paient:  c'est  l'enseignement  municipal; 
tantôt  enfin  ils  sont  rétribués  par  le  trésor  public  et  dépendent  de 
l'autorité  centrale  :  c'est  l'enseignement  de  l'état.  Ces  trois  situa- 
tions différentes,  l'instruction  à  Rome  les  a  successivement  traver- 
sées. Elle  a  commencé  par  la  première,  s'est  maintenue  très  long- 
temps dans  la  seconde,  et  n'est  arrivée  à  la  dernière  qu'au  moment 
même  où  les  barbares  ont  détruit  l'empire  d'Occident. 

A  l'époque  où  florissaient  les  vingt  écoles  duiit  j'ai  parlé,  c'est- 
à-dire  vers  le  temps  d'Auguste  ou  de  Tibère,  on  ne  connaissait  à 
Rome  que  l'enseignement  libre.  Un  grammairien,  un  rhéteur,  qui 
s'était  fait  connaître  en  élevant  les  fils  de  quelque  grand  person- 
nage, devenu  client  de  la  famille  où  il  avait  éié  précepteur  et  comp- 
tant sur  sa  protection,  louait,  sous  quelque  portique,  une  salle  plus 
ou  moins  vaste,  suivant  ses  ressources  ou  ses  espérances,  et  atten- 
dait les  élèves.  Le  succès  de  ces  entreprises  était  très  variable; 
tandis  que  Remmius  Palaemon  y  gagnait  plus  de  400,000  sesterces 
par  an  (80,000  francs),  Orbilius,  le  maître  d'Horace,  mourait  de 
faim  dans  un  galetas  et  ne  se  consulait  de  sa  misère  qu'en  écrivant 


L  INSTRUCTION    PUBLIQUE   DANS    l'eMPIRE   ROMAIN.  329 

un  livre  d'injures  contre  les  pères  de  famille  qui  s'étaient  montrés 
si  peu  généreux  pour  lui.  Ces  chances  incertaines  décourageaient  les 
hommes  de  talent,  et  il  est  naturel  qu'ils  aient  préféré  dans  la  suite 
les  positions  moins  brillantes,  mais  plus  sûres,  que  leur  offraient 
les  écoles  des  villes  et  de  l'état.  C'est  ainsi  que  décline  et  s'efface 
peu  à  peu  l'enseignement  libre  qui  jetait  tant  d'éclat  sous  les  pre- 
miers césars.  Mais  il  n'a  jamais  complètement  disparu,  et  nous  le 
retrouverons  au  v^  siècle,  mentionné  dans  l'édit  de  Théodose  II, 
qui  fonde  l'école  de  Gonstantinople. 

Cicéron,  nous  l'avons  vu,  se  plaignait  que  la  république  romaine 
eût  témoigné  peu  de  souci  pour  l'instruction  de  la  jeunesse  ;  on  ne 
peut  pas  faire  le  même  reproche  à  l'empire.  Dès  le  premier  jour, 
il  s'occupe  des  professeurs  et  semble  vouloir  les  prendre  sous  sa 
protection.  Jules  César  donne  le  droit  de  cité  à  tous  ceux  qui  ensei- 
gnaient les  arts  libéraux,  c'est-à-dire  aux  grammairiens,  aux  géo- 
mètres, aux  rhéteurs,  qui  étaient  presque  tous  Grecs  d'origine. 
C'était  beaucoup  d'en  faire  des  citoyens  romains,  mais  on  fut  plus 
généreux  encore  :  on  leur  en  accorda  les  privilèges  sans  leur  en 
imposer  les  charges.  Ils  furent  exemptés  de  la  milice,  des  fonctions 
judiciaires,  des  sacerdoces  onéreux,  des  tutelles,  des  ambassades 
gratuites  au  nom  des  villes,  de  la  nécessité  d  héberger  les  gens  de 
guerre  ou  les  agens  de  l'autorité  dans  leurs  tournées.  Nous  avons 
une  loi  d'Antonin  qui  fixe,  selon  l'importance  des  villes,  le  nombre 
des  médecins,  des  grammairiens,  des  rhéteurs  qui  jouiront  de  ces 
immunités.  On  les  leur  conserva  jusqu'à  la  fin  de  l'empire,  malgré 
le  malhear  des  temps  et  les  nécessités  les  plas  pressantes.  Au 
moment  même  où  les  honneurs  municipaux  deviennent  des  fardeaux 
écrasans  auxquels  on  cherche  à  se  soustraire  par  la  fuite,  quand 
les  princes  ne  semblent  occupés  qu'à  déjouer  toutes  les  rases  par 
lesquelles  on  tente  d'échapper  à  ces  dignités  ruineuses,  une  loi  de 
Constamia  déclare  les  professeurs  «  exempts  de  toutes  les  fonc- 
tions et  de  toutes  les  obligations  publiqoes.  »  C'était  alors  le  plus 
grand  de  tous  les  bienfaits. 

Mais  voici  une  innovation  plus  importante.  Avec  Vespasien,  l'en- 
seignement entre  dans  une  phase  nouvelle.  L'état  ne  se  contente 
pliis  d'honorer  les  professeurs  par  des  privilèges  et  des  immunités; 
il  manifeste  pour  la  première  fois  la  pensée  de  les  prendre  à  son 
service.  «  Yespasien  fut  le  premier,  dit  Suétone,  qui  accorda  aux 
rhéteurs,  sur  le  trésor  public,  un  salaire  annuel  de  100,000  sesterces 
(20,000  francs.)  »  Parmi  ceux  qui  touchèrent  ce  traitement  se 
trouvait  Quinti'ien.  Pendant  vingt  ans,  sous  des  régimes  divers,  il 
professa  la  rhétorique  à  Rome,  aux  frais  de  l'empereur.  L'essai 
de  cet  enseignement  nouveau  ne  pouvait  pas  se  faire  avec  plus 
d'éclat.  Quintilien  était  un  avocat  illustre,  qui  avait  étudié  à  fond 


330  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tous  les  secrets  de  son  art.  Il  parlait  avec  autorité,  il  écrivait  avec 
talent.  11  eut  pour  élèves  Pline  le  jeune,  peut-être  Tacite,  et  Martial 
l'appelle  le  chef  et  le  guide  de  la  jeunesse, 

Quintiliane,  vagse  moderalor  summe  juventse. 


L'effet  de  ses  leçons  fut  considérable,  s'il  est  vrai,  comme  on  le 
pense,  qu'elles  contribuèrent  à  changer  le  goût  public  et  ramenèrent 
les  jeunes  gens  de  l'adriiiration  de  Sénèque  à  celle  de  Cicéron. 

Est-il  vrai  pourtant,  comme  on  l'a  quelquefois  supposé,  que  les 
libéralités  de  Vespasien  se  soient  étendues  à  l'empire  entier  et  qu'il 
ait  établi  partout  l'enseignement  de  l'état?  Les  paroles  de  Suétone 
pourraient  le  faire  croire  au  premier  abord  ;  mais  il  ne  faut  pas  les 
prendre  à  la  lettre.  L'élévation  même  du  traitement  accordé  aux 
rhéteurs  nous  prouve  qu'il  ne  s'agii  que  des  rhéteurs  de  Rome.  Il 
n'était  pas  possible  que  toutes  les  chaires  fussent  rétribué'  s  de  la 
même  façon  et  qu'un  professeur  de  petite  ville  touchât  le  même 
salaire  que  Quiutiliec.  De  plus,  si  Vetpasien  avait  prétenrki  créer 
d'un  seul  coup  un  grand  système  d'enseignement  qui  s'étendît  à 
tout  l'empire,  ce  système  lui  aurait  sans  doute  survécu  ;  nous  en 
retrouverions  des  traces  après  lui,  et  ses  successeurs  n'auraient  eu 
qu'à  maintenir  son  œuvre,  tandis  que  nous  les  voyons  toujours 
recommencer,  comme  s'il  n'y  avait  rien  de  fait  avant  eux.  D'Hadrien, 
d'Antonin,  on  nous  dit,  comme  de  Vespasien,  «  qu'ils  établirent 
des  traitemens  pour  les  grammairiens  et  les  rhéteurs.  »  }-!arc  Aurèie 
institua  plusieurs  chaires  de  philosophie  dans  Athènes  ;  les  quatre 
grandes  doctrines,  celles  de  Platon  et  d'Aristote,  d'Épicure  et  de 
Zénofi,  y  furent  enseignées  par  des  maîtres  qui  recevaient  dix  mille 
drachmes  par  an  (près  de  9,000  francs.)  —  Ne  nous  étonnons  pas 
qu'il  ait  été  moins  généreux  que  Vespasien  :  c'était  un  traitement 
de  province.  —  Alexandre  Sévère,  si  nous  en  croyons  Lampride,  fit 
encore  plus.  Non-seulement  il  fixa,  comme  ses  prérlécesseurs,  un 
salaire  pour  les  maîtres,  mais  il  leur  bâiit  des  écoles  et  il  eut  l'idée 
de  les  pourvoir  d'élèves  en  donnant  des  pensions  à  des  enfans  pau- 
vres qui  purent  ainsi  suivre  leurs  cours.  C'est  donc  à  lui  que  remonte 
l'institution  des  boursiers. 

Essayons  de  nous  rendre  compte  de  ce  que  les  historiens  veulent 
dire  dans  ces  divers  passages  que  je  viens  de  citer.  Qu'étaient  ces 
fondations  impériales  dont  ils  nous  entretiennent?  Qu'ont  fait  véri- 
tablement pour  l'enseignement  public  les  princes  dont  ils  vantent 
la  générosité  ?  D'abord,  il  n'est  pas  douteux  que  quelques-uns  d'entre 
eux,  Vespasien,  Marc  Aurèie,  n'aient  fondé,  dans  quelques  villes 
importantes,  comme  Athènes  et  Rome,  quelques  chaires  qui  étaient 


L'iXf-TRUCTION   PUBLIQUE   DANS   L  EMPIRE   ROJIAIN.  '31 

payées  par  l'état.  Mais  est-ce  tout  ?  Ces  chaires  rares,  isolées,  cet 
enseignement  d'exception,  suffiseui-ils  pour  expliquer  ces  expres- 
sions générales  dont  se  servent  les  historiens  ?  Des  phrases  comme 
celles-ci  :  salaria  instituit,  salaria  detulit  pcr  provincias,  sem- 
blent bien  indiquer  qu'il  s'agit  d'un  système  étendu  d'éducation  ; 
elles  paraissent  s'appliquer  à  tout  l'empire  et  non  à  ^-ui^lques  villes 
privilégiées.  Il  est  donc  vraisemblable  que  ces  princts  avaient  réglé 
que  les  professeurs  de  toutes  les  écoles  publiques  recevraierît  un 
salaire  ;  seulement  ce  salaire,  ce  n'était  pas  l'état  qui  devait  le  don- 
ner, c'étaient  les  villes  où  ces  écoles  étaient  établies  :  elles  profi- 
taient de  l'enseignement  ;  il  était  naturel  qu'on  le  leur  fît  payer. 
L'empereur  leur  en  imposa  la  charge,  comme  il  en  avait  !e  droit. 
La  loi  qui  l'autorisait  à  su'pprimer  les  libéralités  des  villes  quand 
elles  lui  paraissaient  inutiles,  lui  permettait  de  les  contraindre  à 
celles  qui  lui  semblaient  nécessaires.  C'est  en  vertu  de  ce  pouvoir 
qu'il  put  ordonner  qu'elles  supporteraie^it  les  dépenses  de  leurs 
écoles.  Les  historiens  ont  donc  raison  de  dire  d'Antonin,  d'Alexandre 
Sévère,  etc.,  qu'ils  établirent  des  traitemens  pour  les  maîtres  :  sala- 
ria instituit ,  salaria  detulit;  ils  auraient  dû  seulement  ajouter 
que  ce  traitement  n'était  pas  fourni  par  les  princes  eux-mêmes, 
mais  par  les  villes,  et  que  leur  générosité  ne  leur  coûtait  rien.  Et 
si  nous  voyons  cette  mention  reparaître  sous  plusieurs  règnes 
successifs,  c'est  que  les  villes  ne  rayaient  pas  volontiers  et  qu'elles 
ont  essayé  souvent  de  se  soustraire  au  fardeau  dont  on  les  avaijt 
chargées  sans  les  consulter. 

Ainsi,  dans  quelques  villes  importantes,  quelques  chaires  en 
petit  nombre  fondées  et  dotées  par  l'état  ;  dans  toutes  les  autres, 
c'est-à-dire  à  peu  près  dans  l'empire  entier,  des  écoles  entretenues 
aux  frais  des  municipalités  :  tel  était  le  régime  sous  lequel  a  vécu 
l'enseignement  public  jusqu'au  v®  siècle.  Je  ne  sais  pourquoi  l'ciQ 
en  a  douté  :  tous  les  ducumens  l'attestent.  Libanius,  dans  le  discours 
qu'il  a  prononcé  en  faveur  des  rhéteurs  d'Antioche,  affirme  qu'ils 
n'avaient  d'autre  rétribution  fixe  que  celle  que  la  ville  leur  payait. 
Lorsque  Constance  Chiure  nomma  son  secrétaire  Eumène  à  la  direc- 
tion de  la  grande  école  d'Autun,  il  lui  attribua  un  ti-aitement  con- 
sidérable, qui  devait  être  pris  sur  les  finances  de  la  ville  :  ex  virihus 
hujus  rcipublicœ.  Cet  exemple  nous  montre  que  l'empereur  ne  s'in- 
terdisait pas  tout  à  fait  de  s'ingérer  dans  les  affaires  de  l'enseigne- 
ment, et  l'on  pourrait  prétt  iidre  qu'à  cette  époque  déjà  les  écoles  re*- 
sortissaient  jusqu'à  un  certain  point  au  pouvoir  central. Mais,  comme 
elles  étaient  entretenues  par  les  villes,  qui  fournissaient  à  leurs 
dépenses,  il  s'ensuivait  qu'elles  avaient  surtout,  aux  yeux  de  tout  le 
monde,  un  caractère  municipal.  C'est  ce  que  dit  Ausone  en  propres 
termes  lorsque,  rappelant  les  trente  années  qu'il  a  passées  à  Dor- 


332  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

deaux  dans  l'enseignement  de  la  grammaire  et  de  la  rhétorique,  il 
emploie  cette  expression  :  Exeyi  miuncipalem  opcram.  Aussi  les 
professeurs  n'étaient-ils  pas  regardés  comme  des  fonctionnaires  de 
l'état.  Dans  les  discours  des  rhéteurs  gaulois  du  iv®  siècle,  on  dit 
à  plusieurs  reprises  qu'ils  sont  de  simples  particuliers,  prîvad,  et 
le  ministère  qu'ils  remplissent  est  appelé /?r.'va/M??z  minislcrînm. 

Mais  sur  cet  enseignement  municipal  l'empereur,  on  vient  de  le 
voir,  avait  la  main,  et  il  était  naturel  que  son  autorité  s'y  fît  de 
plus  en  plus  sentir  avec  le  temps.  Quand  les  abus  devenaient  crians, 
il  était  forcé  d'intervenir;  il  lui  fallait  mettre  à  la  raison  les  villes 
qui  refusaient  de  faire  les  dépenses  que  réclamaient  leurs  écoles. 
Chez  beaucoup  d'entre  elles,  la  condition  des  professeurs  était  très 
misérable.  Libanius  nous  dit  de  ceux  d'Antioche  «  qu'ils  n'ont  pas 
même  une  maison  à  eux  et  vivent  dans  des  logemens  de  rencontre, 
comme  des  raccommodeurs  de  chaussures.  »  Ils  mettent  en  gage 
les  bijoux  de  leurs  femmes  pour  vivre.  Quand  ils  voient  passer  le 
boulanger,  ils  sont  tentés  de  lui  courir  après,  parce  qu'ils  ont 
faim,  et  forcés  de  le  fuir,  parce  qu'ils  lui  doivent  de  l'argent.  Cette 
misère  est  causée  par  la  négligence  ou  la  mauvaise  foi  des  \illes, 
qui  ne  tiennent  pas  les  engagemens  qu'elles  ont  pris.  Libanius  leur 
reproche  de  donner  à  leurs  professeurs  le  moins  qu'elles  peuvent 
et  de  n'être  jamais  prêtes  à  les  payer.  «  Mais,  dira-t-on,  n'ont-ils  pas 
leur  traitement  qu'ils  touchent  tous  les  ans?  —  Tous  les  ans?  Non. 
Tantôt  ils  le  touchent,  et  tantôt  ils  ne  le  touchent  pas.  On  les  fait 
toujours  attendre,  et  on  ne  leur  donne  jamais  qu'une  partie  de  ce 
qu'on  leur  doit  (1).  »  Il  faut  rendre  cette  justice  aux  empereurs  du 
iv^  siècle  qu'ils  ont  été  touchés  de  la  situation  malheureuse  des 
professeurs  et  qu'ils  ont  essayé  de  rendre  leur  condition  meilleure. 
Constantin  fait  une  loi  pour  ordonner  que  désoruiais  on  les  paie 
plus  exactement  :  Mercedes  eorum  et  salaria  reddi  prœripimus. 
Gratien,  l'élève  d'Ausone,  va  plus  loin  ;  il  déclare  qu'il  ne  veut  pas 
souffrir  que  leur  traitement  soit  abandonné  au  caprice  des  cités  et 
il  fixe  ce  que  chacune  d'elles,  selon  son  importance,  doit  donner  à 
ses  grammairiens  et  à  ses  rhéteurs.  Nous  dirions  aujourd'hui  qu'il 
inscrit  leurs  appointemens  dans  le  budget  municipal  parmi  les 
dépenses  obligatoires. 

(t)  II  convient  pourtant  de  faire  quelques  exceptions.  Il  y  avait  des  villes  qui  non- 
seu'ement  payaient  bien  leurs  professeurs,  mais  qui  s'imiiosaient  des  sacrifices  pour 
enlever  à  quelque  ville  voisine  un  maître  renommé  et  le  fixer  chez  elles.  Libanius 
raconte  que  Césarée  parvint  à  conquérir  par  des  offres  très  séduisantes  un  rhéteur 
célèbre  d'Antioche.  Les  habitans  de  Clazomèiie  ayant  essayé  d'attirer  dans  leur  ville 
Scopélianus,  qui  enseignait  à  Smyrne,  ce  rhéteur,  qui  ne  trouvait  pas  que  ChiZjmène 
fût  un  théâtre  digne  de  lui,  répondit  avec  impertinence  :  «  Il  faut  uu  bois  aux  rossi- 
gnols j  ils  ne  chantent  pas  dans  une  cave.  » 


l'instruction  publique  dans  l'empire  romain.  333 

Toutes  les  mesures  que  prennent  alors  les  empereurs  pour  le 
bien  des  écoles  montrent  à  la  fois  l'intérêt  qu'ils  leur  portent  et 
le  désir  qu'ils  ont  de  les  placer,  autant  que  possible,  sous  leur 
autorité  immédiate.  C'est  ce  qu'il  est  aisé  de  voir  à  propos  de 
la  nomination  des  professeurs.  Jusqu'au  iV  siècle,  il  a  régné  beau- 
coup d'arbitraire  et  d'incertitude  dans  la  manière  dont  les  pro- 
fesseurs étaient  choisis.  Pour  les  chaires  que  les  empereurs  avaient 
fondées  et  qu'ils  entretenaient  à  leurs  frais,  il  ne  pouvait  pas  y  avoir  de 
doute  :  ils  avaient  évidemment  le  droit  de  désigner  ceux  qui  devaient 
les  occuper;  mais  ce  droit,  ils  l'exerçaient  de  diverses  façons.  11 
leur  arrivait  de  s'en  dessaisir  et  de  le  déléguer  à  des  personnes  de 
confiance  :  c'est  ainsi  que  Marc  Aurèle  chargea  son  ancien  maître, 
Hérode  Atticus,  de  pourvoir  aux  chaires  de  philosophie  qu'il  avait 
instituées  à  Athènes.  Quelquefois  le  choix  était  remis  à  une  com- 
mission de  gens  éclairés  qui  faisaient  paraître  devant  eux  les  candi- 
dats et  leur  proposaient  quelque  sujet  à  traiter,  ce  qui  donnait 
naissance  à  des  concours  véritables.  Souvent  aussi  l'empereur  nom- 
mait directement  lui-même^  Philostrate  rapporte  que  les  sophistes 
d'Athènes,  qui  tenaient  beaucoup  à  «  s'asseoir  sur  le  trône,  »  comme 
on  disait,  faisaient  le  voyage  de  Rome,  et  que,  du  temps  de  Sévère 
et  de  Caracalla,  comme  ils  connaissaient  l'importance  de  l'impéra- 
trice Julie,  ils  essayaient  de  se  glisser  dans  le  cortège  de  géomètres 
et  de  philosophes  dont  elle  aimait  à  s'entourer  :  avec  la  protection 
de  la  savante  princesse,  ils  étaient  sûrs  de  l'emporter  sur  leurs 
rivaux.  Quant  aux  professeurs  payés  par  les  villes,  c'étaient  natu- 
rellement les  villes  qui  les  nommaient.  Il  est  assez  vraisemblable 
que  les  décurions  prenaient  l'avis  de  gens  capables  de  bien  juger, 
mais  le  choix  leur  appartenait.  Il  fallait,  suivant  l'expression  offi- 
cielle, que  le  professeur  fût  approuvé  par  un  décret  du  conseil  : 
dccreto  ordînis  prohatiis,  et,  s'il  ne  rendait  pns  les  services  qu'on 
attendait  de  lui,  le  conseil  qui  l'avait  choisi  pouvait  le  destituer. 
Mais  ici  encore  nous  voyons  intervenir  de  bonne  heure  le  pouvoir 
impérial.  Sous  prétexte  que  les  fonctionnaires  publics  se  forment 
dans  les  écoles  et  qu'il  est  de  l'intérêt  général  qu'ils  y  reçoivent 
une  bonne  éducation,  il  se  croit  autorisé  à  choisir  les  maîtres  qui 
les  élèvent.  C'est  un  droit  que  personne  ne  lui  conteste,  et  quand 
Eumène  fut  appelé  par  Constance  Chlore  à  diriger  l'école  d'Autun, 
les  habitans  ne  songèrent  qu'à  remercier  le  prince  du  souci  qu'il 
voulait  bien  prendre  pour  eux.  Cependant  cette  intervention  de 
l'empereur  devait  être  rare  ;  en  réalité,  c'étaient  les  villes  qui  choi- 
sissaient presque  toujours  les  maîtres  de  leurs  écoles,  le  prince  ne 
s'en  occupait  que  par  exception.  Julien  fut  le  premier  qui  établit  à 
ce  sujet  une  règle  fixe.  Il  avait  un  grand  intérêt  à  le  faire.  Par  un 
édit  célèbre,  il  venait  de  défendre  aux  chrétiens  d'enseigner  dans 


Z'6h  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

les  écoles  publiques  ;  seloxi  le  mot  de  Grégoire  de  Nazianze,  il  les 
avait  chassés  de  la  science,  comme  des  volem's  du  bien  d  autrui. 
Mais  il  restait  beaucoup  de  villes  favorables  au  christianisme,  et, 
pour  que  l'édit  reçût  son  exécution,  il  fallait  surveiller  les  choix 
qu'elles  pouvaient  airei  Juliea  décida,  par  une  loi  de  362,  que, 
comme  il  ne  pouvait  pas  s'occuper  de  tout,  les  professeurs  seraient 
désignés  par  les  curiales,  ce  qui,  comme  on  l'a  vu,  se  faisait 
ordinairement  ;  mais  il  ajouta,  ce  qui  était  nouveau,  que  le  choix 
des  curiales  devrait  être  soumis  à  l'empereur,  «  afin,  disait-il, 
que  son  approbation  donne  un  titre  de  ^lus  à  l'élu  de  la  cité.  » 
Nous  ne  voyon?  pas  que,  dans  la  réaction  qui  suivit  la  mort  de 
Julien,  cette  loi  ait  été  rapportée,  et  l'on  peut  croire  qu'à  partir 
de  ce  moment  l'empereur  participa,  d'une  manière  officielle  et 
régulière,  à  la  nomination  de  tous  les  professeurs  de  l'empire. 

Le  dernier  progrès  dans  cettv':;  voie  fut  accompli  en  A25,  sous 
l'empereur  Théodose  II,  par  la  fondation  de  l'école  de  Constanti- 
nople.  Elle  fut  établie  dans  le  Capiiole  de  la  ville  impériale,  sous 
les  trois  portiques  du  nord,  qui  contenaient  de  vastes  exèdres,  et 
qu'on  agrandit  encore  eu  a^chetant  les  maisons  voisines.  On  multi- 
plia le  nombre  des  salles  et  on  les  éloigna  les  unes  des  autres  pour 
qu'aucune  leçon  ne  fut  gêwée  par  le  bruit  que  faisaient  les  élèves 
dans  le  cours  voisin.  Les  professeurs  étaient  au  nombre  de  trente 
et  un  :  trois  rhétem's  ec  dix  g'rammairieus  latins  ;  cinq  rhéteurs  et 
dix  grammairiens  grecs;  un  philosophe,  deux  jurisconsultes. 

C'est  ainsi  que  fut  créée  ce  que  nous  pourrions  appeler  l'univer- 
sité de  Gonstantinople.  Cette  fois,  c*êtait  bien  l'autorité  impériale 
qui  prenait  l'initiative  de  la  création.  La  loi  ne  dit  pas  qui  doit 
fournir  à  la  dépense,  mais  il  est  assez  probable  qu'elle  est  prise  sur 
le  trésor  public.  Ce  qui  est  sôr,  c'est  que  les  professeurs  sont  trai- 
tés comme  des  fouct^oimaipes,  et  l'empereur  règle  qu'après  vingt 
ans  de  bons  services,  si  l'on  n'a  rien  à  leur  reprocher,  ils  rece- 
vront, en  même  temp«  que  leur  retraite,  la  dignité  de  comtes  du 
premier  ordre  et  seront  mis  .sur  le  juême  rang  que  les  ex-vicarii. 
L'enseignement  de  Tétai  est  fondé,  et  il  est  curieux  de  voir  que  le 
jour  même  où  il  commence  d'exister,  il  s'attribue  aussitôt  le  mono- 
pole. En  même  temps  que  la  loi  interdit  aux  professeurs  de  l'uni- 
versité de  donner  aucune  leçon  en  dehors  du  Capitole,  ou  défend 
aux  autres  d'ouvrir  aucune  école  publique.  Ils  pourront  continuer 
à  enseigner  daiia  l'intôrie^ir  des  familles  :  intra  privatos  parietes  ,• 
mais,  s'ils  se  font  accomj[)agnef  au  dehors  par  leurs  élèves,  s'ik  les 
réunissent  dans  une  nsiaison  spéciale,  ils  seront  punis  des  peines 
les  plus  sévères  et  chassés  d    la  ville. 

Quoique  la  loi  soit  signée  par  Yalentinien  III,  aussi  bien  que  par 
Théodose,  nous  ne  savons  pas  si  elle  eut  un  contre-coup  dans 


l'instruction  publique  dans  l'empire  romain.  335 

l'empire  d'Occident,  qui  se  débattait  alors  contre  les  barbares. 
Qu^mt  à  l'université  de  Goustantinoplt^,  il  appartient  à  ceux  qui 
s'occupent  de  l'empire  byzantiu  de  savoir  quelles  furent  ses  desti- 
nées et  ce  qui  est  advenu  dans  la  suite  de  l'œuvre  de  Théodose  II. 


V. 


Nous  sommes  arrivés  à  la  pleine  organisation  de  l'instruction 
publique  vers  la  fin  de  l'empire  ;  faisons  un  retour  sur  l'époque  qui 
a  précédé.  Essayons  d'avoir  quelque  idée  d'une  école  romaine  au 
uf  et  iv^  siècles  de  notre  ère,  demandons-nous  ce  qu'on  y  faisait, 
coî^ment  on  y  vivait  et  s'il  nous  est  possible  de  faire  qu^^^lque  con- 
naissance avec  les  maîtres  et  les  élèves.  Sur  toutes  ces  questions,  les 
autours  anciens  sont  lun  de  satisfaire  notre  curiosité  ;  ils  nous  don- 
nent pourtant  quelques  renseignemens  qu'il  est  utile  de  recueillir. 

Alors,  comme  aujourd'hui,  une  école  se  composait  d'un  certain 
nombre  de  professeurs  réunis  ensemble,  dans  un  local  commun, 
pour  l'instruction  de  la  jeunesse  :  il  est  impossible  que  cette  réu- 
nion n'ait  pas  eu  son  chef.  Les  Romains  avaient  trop  le  respect  et 
de  l'ordre  et  de  la  discipline  pour  croire  que  ces  établissemens 
pouvaient  se  passer  d'une  direction.  Il  est,  en  effet,  question,  à 
propos  de  l'école  d'Auiun,  de  celui  qu'on  appelle  le  premier  des 
maîtres,  siimmiis  doctor  ;  celui-là  paraît  bien  avoir  la  haute  main 
sur  le  reste  :  c'est  un  personnage  important,  qu'on  paie  beaucoup 
pli)-  que  ses  collègues  et  que  l'empereur  se  donne  la  peine  de  choisir 
lui-même.  Il  est  vraisemblable  qu'il  était  professeur  dans  l'école  en 
même  temps  qu'il  la  dirigeait,  et  que  sa  situation  devait  être  à  peu 
près  celle  des  doyens  de  nos  facultés,  mais  c'est  tout  ce  que  nous 
en  savons. 

Nous  venons  de  voir  que  l'école  ^e  Constantinople,  la  plus  impor- 
tante de  l'empire,  comptait  trente  et  un  professeurs  :  vingt  gram- 
mairiens, huit  rhéteurs,  deux  jurisconsultes  et  un  philosophe.  Cette 
liste,  si  on  la  compare  à  celles  des  universités  d'aujourd'hui,  nous 
paraît  fort  incomplète.  Sans  parler  de  la  médecine,  qui  s'ap- 
prenait alors  d'une  façon  particulière,  nous  sommes  étonnés  de 
voir  que  les  sciences  exactes  n'y  figurent  pas.  Elles  n'étaient 
pa?  enseignées  par  fies  maîtres  spéciaux;  le  grammairien  devait 
bien  en  donner  quelques  notions  à  ses  élèves,  mais  il  avait  tant 
d'autres  choses  à  faire  qu'il  ne  pouvait  pas  trouver  le  temps  de  les 
approfondir.  Malgré  ces  lacunes  qui  nous  surprennent,  soyons  assu- 
rés qu'à  Constantinople  l'enseignement  devait  être  bea' coup  plus 
étendu  et  plus  varié  qu'ailleurs.  D'abord,  dans  les  autres  écoles, 
nous  ne  rencontrons  plus  de  jurisconsultes.  Le  droit,  cette  science 


336  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

romaine,  n'avait  de  maîtres  que  dans  les  deux  capitales  de  l'empire 
et  à  l'école  de  Béryte  (Beyrouth),  qui  paraît  lui  avoir  été  spéciale- 
ment consacrée.  Quant  à  l'enseignement  philosophique,  il  n'existait 
alors  d'une  manière  sérieuse  que  dans  Athènes.  On  peut  dire  que  la 
philosophie  n'a  pas  pu  vaincre  tout  à  fait  la  répugnance  que  les 
Romains  ont  témoignée  pour  elle  dès  le  premier  jour,  et  que,  malgré 
les  efforts  de  Gicéron  et  des  autres,  elle  n'est  jamais  entrée  dans  le 
cercle  régulier  des  études.  C'est  une  science  complémentaire  qui 
plaît  à  quelques  curieux  et  que  la  masse  du  public  a  de  bonne 
heure  délaissée,  ^!ous  voyons  qu'au  temps  des  Antonins,  où  elle 
brille  encore  de  tant  d'éclat,  les  empereurs  hésitent  à  comprendre 
les  philosophes  parmi  ceux  auquels  ils  accordent  l'exemption 
des  charges  municipales.  Ils  prétendent  d'abord  qu'ils  sont  si 
peu  nombreux  qu'il  est  inutile  de  les  mentionner;  puis  ils  ajou- 
tent que,  comme  ils  foiit  profession  de  mépriser  la  richesse,  il 
ne  faut  pas  trop  les  enrichir.  C'est  un  prétexte  facétieux  qui  per- 
met au  législateur  de  leur  refuser  les  privilèges  qu'il  accorde  aux 
autres  maîtres  de  la  jeunesse.  A  partir  du  if  siècle,  la  vogue  de  la 
philosophie  déchoie  de  plus  en  plus.  Le  triomphe  du  christianisme 
lui  porte  le  dernier  cou*p,  et  saint  Augustin  nous  dit  que,  de  son 
temps ,  elle  n'est  presque  plus  enseignée  nulle  part.  Il  ne  reste 
donc,  dans  les  écoles  ordinaires,  que  des  grammairiens  et  des  rhé- 
teurs. 

C'est  seulement  de  grammairiens  et  de  rhéteurs  que  se  compo- 
sait cette  école  de  Bordeaux,  que  nous  connaissons  mieux  que  les 
autres,  grâce  à  Ausone,  qui  nous  en  a  beaucoup  parlé.  Il  y  avait 
été  élève,  puis  maître  pendant  trente  ans.  Vers  la  fia  de  sa  vie,  il 
se  plaisait,  ainsi  que  tous  les  vieillards,  à  revenir  aux  souvenirs  de  sa 
jeunesse,  et,  comme  il  était  versificateur  incorrigible,  il  s'amusait 
à  les  raconter  en  vers.  Un  jour,  il  eut  l'idée  de  chanter  la  mémoire 
de  tous  les  parens  qu'il  avait  perdus  et  d'en  composer  un  poème 
qu'il  appela  Parentalia,  sorte  de  nécrologe  où  il  ne  nous  fait  pas 
grâce  des  cousins  les  plus  éloignés.  Une  autre  fois,  ce  fut  le  tour 
de  ses  anciens  professeurs.  Il  les  énumère  tous,  l'un  après  l'autre, 
et  consacre  à  chacun  d'eux  une  pièce  de  vers  plus  ou  moins  longue, 
selon  leur  mérite  et  leur  célébrité.  Celte  revue  nous  paraîtrait  fort 
monotone  si  elle  ne  nous  donnait  quelques  détails  sur  ce  personnel 
des  écoles  du  iv^  siècle  que  nous  cherchons  à  connaître. 

Nous  y  voyons  d'abord  figurer  des  grammairiens  grecs  et  latins; 
les  deux  langues  classiques  ont  continué  d'être  la  base  de  l'ensei- 
gnement officiel.  Il  est  pourtant  visible  que,  dans  les  pays  occiden- 
taux, l'étude  du  grec  commence  à  n'être  plus  aussi  florissante. 
Ausone,  tout  en  rendant  justice  au  talent  des  grammairiens  grecs 
de  Bordeaux,  s'accuse  d'avoir  peu  profité  de  leurs  leçons.  Il  ajoute 


l'instruction  publique  dans  l'empire  romain.  337 

que  les  cautres  écoliers  faisaient  comme  lui  et  que  les  résultats  de 
cet  enseignement  étaient  médiocres.  Il  en  était  de  même  en  Afrique^. 
où ,  du  temps  de  TertuUien  et  d'Apulée ,  les  lettrés  parlaient  grec 
aussi  aisément  que  latin.  Saint  Augustin,  qui  a  pourtant  appris 
tant  de  choses,  avoue  que  le  grec  lui  causait,  dans  sa  jeunesse, 
beaucoup  de  répugnance,  et  il  est  aisé  de  voir,  dans  ses  œuvres, 
qu'il  ne  l'a  jamais  bien  su.  Ainsi  s'accomplissait  peu  à  peu  la  sépa- 
ration définitive  de  l'Orient  et  de  l'Occident.  Les  grammairiens 
latins  étaient,  au  contraire,  en  fort  grande  estime.  Tous  les  élèves 
passaient  par  leurs  mains  et  restaient  longtemps  dans  leurs  classes; 
aussi  arrivaient-ils  quelquefois  à  la  fortune.  Cependant  l'opinion  les 
mettait  fort  au-dessous  des  rhéteurs.  Dans  l'œuvre  d'Ausone,  les 
rhéteurs  nous  apparaissent  comme  de  grands  personnages  que  l'em- 
pereur vient  souvent  prendre  dans  leurs  chaires  pour  les  attacher  à 
sa  personne,  comme  secrétaires  d'état,  ou  même  pour  en  faire  des 
gouverneurs  de  province  et  des  préfets  du  prétoire.  Ceux  qui  n'ar- 
rivent pas  à  cette  fortune  et  qui  ne  quittent  pas  l'école  n'en  ont  pas 
moins,  dans  la  ville  où  ils  enseignent,  une  situation  brillante.  Ils 
font  souvent  de  riches  mariages,  ils  épousent  «  des  femmes  nobles 
et  bien  dotées.  »  Leur  maison  est  fréquentée  par  la  bonne  société; 
leur  table  a  de  la  réputation,  et  l'on  y  est  attiré  moins  par  les 
dépenses  que  fait  le  maître  que  par  les  agrémens  de  son  esprit  et 
le  charme  de  sa  conversation  piquante. 

Pour  comprendre  comment  les  professeurs  arrivaient  quelquefois 
à  être  riches,  il  faut  songer  que  leurs  traitemens  pouvaient  s'élever 
assez  haut.  lis  se  composaient  de  sommes  payées  par  l'état  ou  par 
les  villes  et  d'une  rétribution  que  donnaient  les  élèves,  c'est-à-dire 
d'un  traitement  fixe  et  d'un  traitement  éventuel.  L'état,  dans  les 
rares  chaires  qu'il  avait  dotées,  était  ordinairement  assez  généreux; 
les  villes,  nous  l'avons  vu,  ne  se  piquaient  pas  de  bien  payer  les 
maîtres  et  de  les  payer  régulièrement.  La  fortune,  quand  ils  l'obte- 
naient, devait  surtout  leur  venir  de  leurs  élèves.  Aussi  travaillaient- 
ils  à  en  attirer  le  plus  qu'ils  pouvaient  dans  leurs  écoles.  De  là  des 
luttes  violentes  entre  eux,  des  rivalités  passionnées,  un  désir  ardent 
de  se  faire  connaître,  et  l'emploi  de  procédés  fort  étranges  pour 
répandre  leur  réputation.  Du  temps  d'Aulu-Gelle,  les  grammairiens 
et  les  rhéteurs  de  Rome  fréquentaient  les  boutiques  de  libraires.  Là 
les  occasions  ne  leur  manquaient  pas  pour  étaler  leur  science  et 
faire  assaut  de  belles  paroles.  Le  père  de  famille,  qui  ne  se  fiait 
pas  à  la  renommée  et  voulait  choisir  lui-même  le  maître  de  ses 
enfans,  allait  les  entendre  et  se  décidait  pour  le  plus  beau  parieur. 
En  Grèce,  où  les  professeurs  abondent,  le  combat  pour  la  con:iuête 
des  élèves  est  naturellement  plus  vif  et  plus  difficile.  D'ordinaire, 

TOME  Lxii.  —  1884.  22 


338  RETUE   DES  DEUX  MONDES. 

le  graramairien  s'entend  avec  le  pédagogue,  c'est-à-dire  avec  l'es- 
clave qui  est  chargé ,  dans  la  maison ,  de  surveiller  le  travail  de 
l'enfant;  il  le  corrompt  par  des  présens,  il  le  paie,  et  le  pédagogue 
recommande  au  père  le  grammairien  qui  lui  a  le  plus  donné.  A 
Athènes,  c'est  pis  encore.  Quand  l'écolier  débarque  au  Tirée,  il  y 
rencontre  d'abord  des  partisans  de  chaque  école  philosophique  qui 
essaient  de  l'embaucher,  comme  on  y  trouve  aujourd'hui  des  recra- 
teurs  pour  les  divers  hôtels  de  la  ville.  Tout  n'est  pas  fini  quand  il 
a  fait  son  choix,  et  les  professeurs  travaillent  par  tous  les  moyens  à 
s'enlever  leurs  élèves.  Il  y  en  a,  dit  Philostrate,  qui  donnent  de  bons 
dîners,  avec  de  jolies  petites  servantes,  pour  prendre  les  jeunes 
gens  dans  leurs  lilets.  Libanius  lui-même,  l'honnête  Libanius,  ne  se 
refusait  pas  d'user  quelquefois  de  quelques  réclames  innocentes. 
11  priait  les  magistrats  qui  lui  voulaient  du  bien,  quand  ils  avaient 
entendu  parler  un  de  ses  élèves  et  que  le  public  paraissait  content, 
de  demander:  «  Où  donc  ce  jeune  homme  a-t-il  étudié?  »  C'était 
une  manière  de  mettre  l'école  de  Libanius  en  renom.  Du  reste,  il 
comptait  encore  plus,  pour  son  succès,  sur  son  talent,  et  il  avait 
raison.  Le  jour  où  il  ouvrit  son  école  d'Antioche,  il  n'avait  que  dix- 
sept  auditeurs;  après  ses  premières  harangues,  il  en  vint  cinquante, 
et  bientôt,  nous  dit-il,  sa  renommée  fut  si  grande  que  l'on  chantait 
ses  exordes  dans  les  rues.  Le  malheur,  c'est  que,  lorsqu'on  tient  sa 
réputation  et  sa  fortune  de  ses  élèves,  on  est  trop  tenté  de  les  ména- 
ger. Comme  on  a  eu  beaucoup  de  peine  à  les  conquérir,  on  est  prêt 
à  faire  beaucoup  de  concessions  pour  les  garder.  On  n'ose  plus  les 
gronder,  de  peur  qu'ils  n'aillent  chercher  des  professeurs  pins  indul- 
gens.  Les  rôles  finissent  par  être  renversés,  et  ce  sont  bientôt  les 
élèves  qui  deviennent  les  maîtres.  Le  sage  Favorinus  s'indignait 
de  ces  complaisances  :  «  On  voit,  disait-il,  des  professeurs  qui  vont 
donner  leur  leçon  chez  les  jeunes  gens  riches  sans  qu'on  les  ait 
appelés.  Ils  s'assoient  devant  la  porte  et  attendent  tranquillement 
que  leur  élève  ait  cuvé  le  vin  qu'il  a  bu  dans  les  festins  de  la  veille,  » 
Des  maîtres  passons  aux  écoliers.  Il  y  en  avait,  dans  l'antiquité 
comme  chez  nous,  deux  variétés  bien  différentes  :  les  bons  et  les 
mauvais.  Les  bons  écoliers  nous  sont  connus  par  quelques  récits 
d'Aulu-Gelle.  Cet  excellent  Aulu-Gelle,  quoiqu'il  soit  arrivé  à  occuper 
des  fonctions  publiques,  ne  fut  jamais  qu'un  de  ces  élèves  honnêtes 
et  appliqués  qui  redisent  toute  leur  vie  avec  exactitude  la  leçon  qu'on 
leur  a  faite.  Il  ne  parle  de  ses  professeurs  que  d'un  ton  attendri; 
l'époque  heureuse  pour  lui  est  celle  où  il  étudiait,  et  son  souvenir 
le  ramène  toujours  à  l'école.  Quand  il  y  était,  il  faisait  partie  de  cette 
élite  d'écoliers  qui  s'attachaient  plus  particulièrement  au  maître  et 
ne  le  quittaient  plus,  La  leçon  finie,  les  autres  s'en  vont;  ceux-là 
restent.  Il  est  rare  que  le  maître  ait  un  intérieur  où  il  se  retire 


l'instruction  publique  dans  l'empire  romain.  339 

quand  son  école  est  fermée.  D'ordinaire,  il  ne  s'est  pas  marié.  — 
Libanius  disait  à  l'un  de  ses  admirateurs,  qui  était  venu  lui  offrir 
sa  fille,  qu'il  ne  voulait  épouser  que  l'éloquence.  —  Ses  élèves  for- 
ment donc  toute  sa  famille.  Aussi  vit-il  avec  eux  dans  la  plus  com- 
plète intimité;  ils  assistent  à  ses  repas,  ils  l'accompagnent  dans  ses 
promenades  et  ie  suivent  même  au  chevet  d'un  ami  malade.  La  vie 
qu'ils  mènent  dans  sa  compagnie  nous  paraît  fort  grave  et  même 
légèrement  ennuyeuse  :  pas  un  moment  du  jour  qui  ne  soit  consa- 
cré à  des  occupations  savantes  ;  on  lit  pendant  le  repas;  en  se  pro- 
menant, on  disserte.  Le  repos  ne  se  distingue  du  travail  que  par  la 
nature  des  questions  qu'on  traite.  Ces  questions,  aussi  bien  celles 
des  heures  sérieuses  que  des  momens  de  loisir,  nous  paraissent  quel- 
quefois minutieuses  et  futiles.  Nous  avons  peu  de  goût  pour  ces 
recherches  pédantes  et  cette  érudition  de  surface,  mais  alors  on  en 
était  charmé.  La  grammaire,  la  rhétorique,  possédaient  les  esprits 
et  les  rendaient  insensibles  au  reste.  Aulu-Gelle  raconte  qu'il  revint 
un  soir,  sur  un  bateau,  d^Égine  au  Pirée,  avec  quelques-uns  de  ses 
camarades.  «  La  mer  était  calme,  dit-il,  le  temps  admirable,  le  ciel 
d'une  limpidité  transparente.  Nous  étions  tous  assis  à  la  poupe,  et 
nous  avions  les  yeux  attachés  sur  les  astres  brillans.  »  Pourquoi 
croyez-vous  qu'ils  regardent  ainsi  le  ciel?  Pour  avoir  quelque  pré- 
texte de  disserter  lourdement  sur  la  vraie  forme  du  nom  grec  et 
latin  des  constellations.  Voilà  ce  que  trouvent  de  mieux  à  faire  des 
jeunes  gens  qui  côtoient  les  rivages  de  l'Attique  par  une  belle  nuit 
étoilée  !  Veut-on  savoir  ce  qu'étaient  pour  eux  les  jours  de  fêtes  et 
quelles  folies  ils  se  permettaient  pendant  le  carnaval?  Aulu-Gelle 
encore  va  nous  l'apprendre  :  «  Quand  nous  étions  à  Ath^^nes,  nous 
passions  les  saturnales  d'une  manière  à  la  fois  très  agréable  et  fort 
sage,  ne  relâchant  pas  notre  esprit,  —  car,  suivant  le  mot  de  Muso- 
nius,  relâcher  son  esprit,  c'est  la  même  chose  que  le  lâcher  (1)  ou 
le  perdre,  —  mais  l'égayant  et  le  reposant  par  des  conversations 
piquantes  et  honnêtes.  Nous  nous  réunissions  tous  à  la  même  table, 
et  celui  qui,  à  son  tour,  était  chargé  des  apprêts  du  repas,  devait 
se  procurer  d'avance  quelque  livre  d'un  ancien  écrivain  grec  ou 
latin  avec  une  couronne  de  laurier  pour  être  donnée  en  prix 
au  vainqueur.  Puis  il  préparait  autant  de  questions  qu'il  y  avait 
de  convives.  Quand  il  en  avait  donné  lecture,  on  les  tirait  au 
sort.  Le  premier  commençait,  et,  si  l'on  jugeait  qu'il  avait  bien 
répondu,  on  lui  donnait  le  prix.  Sinon,  on  passait  au  voisin,  et, 
quand  la  question  restait  sans  réponse,  on  suspendait  la  couronne 
à  la  statue  du  dieu  qui  présidait  au  festin.  Quant  aux  sujets  pro- 

(1)   J'essaie  de  rendre  lejeu  de  mot  qui  se  trouve  dans  le  latin  :  Remittere  ani' 
mum  quasi  amittere  est. 


340  REVUE   DES   DEUX   MONDE?, 

posés,  c'était  l'explication  d'un  texte  obscur  ou  d'un  petit  problème 
d'histoire,  la  discussion  d'une  opinion  philosophique,  un  sophisme 
qu'il  fallait  résoudre,  ou  bien  encore  quelque  forme  étrange  ou  inu- 
sitée d'un  mot  ou  d'un  verbe  dont  on  devait  rendre  compte.  »  C'est 
ainsi  que,  non-seulement  à  Athènes  et  à  Rome,  mais  dans  les  lieux 
de  plaisir  et  de  joie,  à  Tibur,  à  Ostie,  à  Pouzzoles,  à  Naples,  se  pas- 
sait le  ten-ips  des  fêtes  pour  Aulu-Gelle  et  ses  studieux  amis. 

On  pense  bien  que  les  mauvais  écoliers  avaient  d'autres  goûts  et 
qu'ils  se  livraient  à  des  divertisseme ns  un  peu  moins  pacifiques. 
Ils  étaient  bruyans,   désordonnés;  ils  accueillaient  les  nouveaux 
arrivés  par  toute  sorte  de  vexations  et  les  forçaient  de  payer  cher 
leur  bienvenue.  Ils  formaient  des  associations  qui  en  venaient  quel- 
quefois aux  mains  dans  les  rues.  11  y  en  avait  à  Garthage  qui  s'ap- 
pelaient les  Ravageurs,  Evcrsores^  et  qui  faisaient  le  tourment  de 
leurs  professeurs  et  de  leurs  camarades.  Ils  troublaient  le  cours 
des  maîtres  qui  ne  leur  plaisaient  pas  et  les  forçaient  de  fermer 
leur  école.  Pour  leur  échapper,  saint  Augustin  prit  le  parti  d'aller 
enseigner  la  rhétorique  à  Rome  ;  mais  il  y  trouva  d'autres  inconvé- 
niens  qu'il  ne  soupçonnait  pas.  Les  élèves  y  avaient  la  mauvaise 
habitude  de  ne  pas  payer  leurs  professeurs;  le  jour  de  l'échéance,  ils 
disparaissaient  pour  aller  suivre  un  autre  cours  et  passaient  ainsi 
d'un  maître  à  l'autre  sans  s'acquitter  envers  aucun.  Ils  vivaient 
pourtant  sous  une  législation  sévère  et  l'autorité  les  traitait  souvent 
avec  rigueur.  Nous  avons  une  loi  fort  curieuse  de  Valentinien  PS 
qui  montre  toutes  les  précautions  qu'on  avait  prises  pour  les  tenir 
dans  le  devoir.  On  exige  d'abord  que,  dès  leur  arrivée,  ils  se  pré- 
sentent au  magistrat  chargé  du  recensement  de  la  cité  [magister 
census)  :  ils  doivent  lui  remettre  le  passeport  que  leur  a  délivré 
le  gouverneur  de  leur  province  et  qui  contient,  avec  la  permission 
de  venir  étudier  à  Rome,  quelques  renseignemens  sur  la  situation 
de  leur  famille.  Ils  feront  ensuite  connaître  à  quel  genre  d'études 
ils  se  destinent  et  dans  quelle  maison  ils  logent,  afin  qu'on  puisse 
les  surveiller.  La  police  aura  l'œil  sur  eux.  Elle  essaiera  de  savoir 
comment  ils  se  conduisent,  s'ils  ne  font  pas  partie  de  quelque  asso- 
ciation coupable,  s'ils  ne  fréquentent  pas  trop  les  spectacles,  s'ils 
assistent  à  ces  festins  de  mauvaise  compagnie  qui  se  prolongent 
jusqu'au  jour.  «  Nous  accordons  le  droit,  ajoute  l'empereur,  au  cas 
où  un  jeune  homme  ne  se  comporterait  pas  comme  l'exige  la  dignité 
des  études  libérales,  de  le  faire  battre  de  verges  publiquement  et 
de  l'embarquer  pour  le  renvoyer  chez  lui.  »  Quant  à  ceux  qui  se 
conduisent  bien  et  qui  vaquent  assidûment  à  leurs  études,  il  leur 
est  permis  de  rester  à  Rome  jusqu'à  l'âge  de  vingt  ans.  Passé  ce 
temps,  s'il  y  en  a  qui  ne  retournent  pas  volontairement  dans  leurs 
foyers,  on  aura  soin  de  les  y  contraindre  en  leur  infligeant  une  peine 


l'instruction  publique  dans  l'empire  romain.  ûZll 

humiliante.  Voilà  des  mesures  dont  la  sévérité  prouve  à  quels  excès 
se  laissait  quelquefois  entraîner  la  turbulence  des  écoliers. 


VI. 


Le  système  d'enseignement  dont  nous  venons  d'étudier  l'histoire 
n'est  pas,  comme  tant  d'autres  institutions  humaines,  une  œuvre 
de  hasard,  le  produit  de  quelques  circonstances  fortuites;  il  n'a 
pas  été  non  plus  imaginé  de  toute.'*  pièces  par  des  politiques,  imposé 
à  l'empire  par  des  hommes  d'état  prévoyans.  A  le  prendre  dans  ses 
origines  lointaines,  c'est  la  réalisation  d'une  idée  philosophique. 

Tout  le  monde  se  souvient  d'avoir  lu,  dans  les  prologues  de  Sal- 
luste,  les  belles  phrases  où  il  établit  la  supériorité  de  l'esprit  sur  le 
corps  :  «  C'est  l'esprit  qui  est  le  véritable  maître  de  la  vie...  L'esprit 
doit  commander,  le  corps  obéir.  Le  premier  nous  rapproche  des 
dieux;  l'autre  nous  est  commun  avec  les  bêtes.  »  Cette  idée  ne  nous 
semble  aujourd'hui  qu'un  lieu-commun  vulgaire,  et  nous  sommes 
surpris  de  l'entendre  proclamer  d'un  ton  si  solennel.  Mais  alors  elle 
était  nouvelle,  surtout  chez  un  peuple  que  sa  nature  portait  à  n'ad- 
mirer guère  que  la  force  brutale.  Aussi  ne  l'avait-il  pas  trouvée 
lui-même,  elle  résumait  tout  un  long  travail  de  la  pensée  grecque. 
Née  dans  les  écoles  des  philosophes  socratiques  vers  le  m^  siècle 
avant  notre  ère,  propagée  par  les  écrits  des  sages  et  parcourant  le 
monde  avec  eux,  acceptée  peu  à  peu,  chez  les  Grecs  et  les  Romains, 
comme  une  incontestable  vérité,  elle  finit  par  prendre  un  corps  et 
se  traduire  en  fait.  Appliquée  à  l'éducation  de  la  jeunesse,  elle  en 
changea  le  caractère.  L'Hellène,  dans  les  premiers  temps,  ne  mettait 
pas  une  grande  diiférence  entre  son  esprit  et  son  corps  ;  comme  ils 
lui  sont  nécessaires  tous  les  deux,  il  les  soigne  autant  l'un  que 
l'autre.  L'idéal  qu'il  imagine,  le  dessein  qu'il  poursuit  dans  l'édu- 
cation de  la  jeunesse,  c'est  d'établir  entre  eux  une  sorte  d'har- 
monie. Les  philosophes  ont  dérangé  l'équilibre;  en  insistant,  comme 
ils  font,  sur  l'infériorité  du  corps,  ils  ont  ôté  le  goût  de  s'en  occu- 
per. Aussi  la  gymnastique,  qui  tenait  d'abord  taiit  de  p'ace  dans  la 
vie  des  Grecs,  ne  tarde  pas  à  être  négligée  et  finit  par  disparaître. 

Mais  voici  une  autre  con.  équence  :  l'esprit  étant  !e  maître,  le 
premier  de  tous  les  arts  doit  être  celui  qui  donne  le  plus  à  l'esprit 
le  sentiment  de  sa  siq:)ériorité.  Cet  art,  sans  aucun  doute,  c'est 
l'éloquence.  Cicéron,  Quintilien,  Tacite,  l'ont  bien  montré  dans  les 
admirables  tableaux  qu'ils  tracent  des  assemblées  populaires.  Qu'on 
se  figure,  sur  la  place  publique  d'Athènes  ou  de  Rome,  un  peuple 
entier  réuni,  c'est-à-dire  des  gens  endurcis  à  la  peine,  des  artisans 
vigoureux,  des  paysans  robustes.  Ils  savent  qu'ils  sont  la  force  et 


3i2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  nombre;  ils  s'agitent,  ils  menacent,  ils  éclatent  en  cris  de  fureur. 
Tout  à  coup  un  homme  se  lève,  un  homme  pâli  par  l'étude  et  la 
réflexion,  quelquefois  fatigué  par  l'âge,  le  plus  faible,  le  plus  chétif 
de  tous.  Il  parle,  et  peu  à  peu  les  colères  tombent,  les  dissenti- 
mens  s'apaisent;  bientôt  cette  multitude  divisée  semble  n'avoir 
plus  qu'une  âme,  l'âme  même  de  l'orateur,  qui  s'est  communiquée 
à  tous  ceux  qui  l'écoutent.  N'est-ce  pas  le  triomphe  le  plus  écla- 
tant de  l'esprit  sur  la  force  matérielle,  de  l'âme  sur  le  corps  ?  Et, 
s'il  est  vrai  que  l'éducation  doit  être  surtout  la  culture  de  l'esprit, 
n'est-il  pas  naturel  que  l'art  oii  la  prédominance  de  l'esprit  se  mani- 
feste d'une  manière  si  visible  en  soit  le  fondement?  C'est  ainsi  que 
l'éloquence  prit,  dans  l'enseignement  des  peuples  anciens,  une 
place  qu'elle  n'a  pas  tout  à  fait  perdue  chez  les  modernes. 

Est-il  vrai,  comme  on  l'a  dit  souvent  de  nos  jours,  qu'ils  aient  eu 
tort  d'en  faire  la  principale  étude  de  la  jeunesse?  Je  suis  bien  loin  de 
le  croire.  Laissons  de  côté  l'utilité  directe  qi'on  trouve  dans  les  pays 
libres,  où  la  parole  est  souveraine,  à  enseigner  de  bonne  heure  aux 
enfans  l'art  de  parler  :  à  Rome,  par  exemple,  c'était  un  talent  néces- 
saire pour  tous  ceux  que  leur  naissance  appelait  à  la  vie  publique, 
et,  comme  ils  ne  pouvaient  pas  s'en  passer,  on  comprend  que  leur 
premier  souci  ait  été  de  l'ac  lUérir.  Mais  les  autres,  ceux  auxquels 
l'accès  des  honneurs  était  à  peu  près  fermé  et  qui  ne  devaient  avoir 
que  très  rarement,  dans  leur  vie,  l'occasion  de  parler  en  public,  ne 
trouvaient-ils  donc  aucun  profit  à  ces  exercices  oratoires  auxquels 
on  condamnait  leur  jeunesse?  Je  pense,  au  contraire,  qu'ils  leur 
étaient  fort  utiles.  A  ne  les  prendre  que  comme  un  moyen  d'éduca- 
tion générale,  pour  former  non-seulement  l'orateur,  mais  l'homme, 
et  le  préparer  à  tout,  il  n'y  en  a  guère  de  plus  efficace  (1).  Quand  on 
veut  composer  un  discours,  faire  parler  un  personnage  réel  ou  ima- 
ginaire, dans  une  circonstance  donnée,  il  faut  d'abord  trouver  des 
raisons  et  les  mettre  en  ordre  ;  c'est  une  nécessité  qui  force  les 
esprits  paresseux  à  un  travail  salutaire.  Ce  qu'il  y  a  d'un  peu  roma- 
nesque dans  le  sujet  qu'ils  ont  à  traiter  est  pour  eux  une  excitation 
de  plus.  On  s'imagine  aujourd'hui  qu'il  sera  plus  facile  à  un  jeune 
écolier  d'exprimer  ses  sentimens  véritables  que  d'entrer  dans  ceux 
des  personnages  d'autrefois  :  c'est  une  grande  erreur.  La  vie  ordi- 
naire le  frappe  très  médiocrement;  il  jouit  en  ingrat  et  presque 
sans  s'en  apercevoir  des  biens  qu'elle  lui  prodigue.  C'est  en  sor- 
tant un  peu  de  lui  qu'il  se  connaît  mieux.  L'effort  qu'il  lui  faut  faire 
pour  parler  aa  nom  d'un  autre  éveille  et  ouvre  son  esprit,  et  il  lui 


(t)  C'est  ce  que  Sénèque  le  père  exprimait  avec  beaucoup  de  bonheur,  quand  il 
dl«!ait  à  son  fils  :  Eloquentiœ  tantum  studeas  :  facilis  ab  hac  ad  omnes  arles  discursus; 
instruit  etiam  quos  non  sibi  exercet. 


l'instruction  publique  dans  l'empire  romain.  343 

arrive  qu'il  apprend  à  distinguer  ses  impressions  propres  en  essayant 
d'exprimer  celles  d'un  étranger.  Sans  compter  que,  pour  prêter  à 
un  personnage  de  l'histoire  le  langage  qui  lui  convient,  il  faut  le 
connaître,  et  qu'il  faut  connaître  aussi  ceux  auxquels  il  parle, 
démêler  leurs  dispositions,  deviner  leur  caractère,  si  l'on  veut  trou- 
ver les  raisons  qui  pourront  les  convaincre  :  ce  qui  suppose  une 
première  observation  du  monde  et  de  la  vie.  Il  est  donc  certain  que 
l'exercice  de  l'art  oratoire  n'est  pas  inutile  aux  jeunes  intelligences, 
puisqu'il  développe  chez  elles  la  fécondité  de  l'esprit,  l'habitude  de 
la  réflexion,  la  connaissance  d'elles-mêmes  et  des  autres. 

Mais  s'il  est  bon  que  la  jeunesse  s'e^îerce  dans  l'art  oratoire,  con- 
vient-il, comme  faisaient  les  anciens,  de  lui  enseigner  l'éloquence 
par  la  rhétorique?  La  rhétorique,  je  le  sais,  ne  jouit  pas  d'une  bonne 
renommée  ;  c'est  un  art  suspect  et  discrédité.  Je  ne  crois  pas  pour- 
tant qu'il  y  ait  jamais  eu  d'éloquence  sans  rhétorique;  chaque  ora- 
teur se  fait  la  sienne  quand  il  ne  l'a  pas  trouvée  toute  faite  avant 
lui.  Caton,  l'ennemi  des  rhéteurs  grecs,  qui  voulait  à  toute  force 
les  empêcher  d'entrer  à  Rome,  était  un  rhéteur  à  sa  façon.  11  avait 
remarqué  certains  procédés  qui  ne  manquaient  pas  leur  effet  sur  le 
peuple,  et  il  les  employait  volontiers.  Il  les  nota  soigneusement 
dans  ses  ouvrages  quand  il  devint  vieux,  et  en  transmit  la  connais- 
sance à  son  fils.  Ce  n'était  guère  la  peine,  puisqu'il  avait  composé 
lui-même  une  rhétorique,  d'être  si  sévère  pour  celle  des  Grecs,  qui 
résumait  la  pratique  de  plusieurs  siècles  et  contenait  des  observa- 
tions si  ingénieuses  et  si  vraies.  Quant  à  la  déclamation,  qu'on  a 
tant  attaquée  et  dont  l'abus  produit  de  si  mauvais  résultats,  prise 
en  elle-même  et  retenue  dans  de  certaines  limites,  elle  peut  aisé- 
ment se  défendre.  L'apprentissage  de  tous  les  métiers  et  de  tous 
les  arts  se  fait  de  la  même  façon;  la  pratique  s'y  joint  toujours  à  la 
théorie;  tous  imaginent  pour  l'apprenti  des  exercices  qui  ressem- 
blent à  ce  qu'il  doit  faire  plus  tard  et  l'y  préparent.  Et  qu'est-ce 
que  la  déclamation  sinon  une  manière  de  former  un  jeune  homme 
aux  luttes  réelles  par  des  combats  fictifs,  la  petite  guerre  avant  la 
grande? 

n  n'y  avait  donc  rien  de  blâmable  dans  le  principe  même  de 
cette  éducaiion.  Voici  d'où  venait  le  péril.  Si  l'on  n'avait  pas  tort 
d'enseigner  la  rhétorique  aux  jeunes  gens,  il  était  dangereux  de  la 
leur  enseigner  seule.  Nous  avons  vu  déjà  qu'en  réalité  ils  n'appre- 
naient qu'elle.  Le  grammairien,  qui  était  chargé  de  tout  le  reste, 
ayait  trop  à  faire  pour  suiïireà  tout.  Il  se  bornait  à  donner  de  toutes 
les  sciences  quelques  notions  confuses  et  n'enseignait  que  ce  qu'il 
était  indispensable  à  un  orateur  de  savoir.  Son  cours,  qui  aurait  dû 
avoir  tant  d'importance,  était  devenu  une  simple  préparation  à  la 
rhétorique.  Les  élèves  se  trouvaient  donc  livrés  sans  contrepoids  à 


^lih  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

une  seule  étude,  et  les  inconvéniens  qu'elle  peut  offrir  n'avaient 
plus  pour  eux  de  remèdes.  Gicéron,  avec  son  grand  bon  sens,  a  vu 
le  naal,  et  il  le  signale  dans  son  traité  sur  l'art  oratoire  {de  Oratoré), 
Il  lui  semble  que  la  rhétorique  toute  seule  ne  suffit  pas  pour  for- 
mer l'orateur  accompli  et  qu'il  faut  qu'il  sache  toutes  les  autres 
sciences  à  fond.  C'est  une  exigence  qui  a  paru  excessive  à  quelques 
critiques  ;  en  réalité,  Gicéron  ne  demande  qu'une  chose  qu'il  était 
facile  de  lui  accorder  :  il  veut  qu'on  fasse  précéder  la  rhétorique 
d'un  vaste  enseignement  qui  soit  sérieux  et  approfondi.  S'il  avait 
précisé  davantage  sa  pensée,  il  aurait  dit  qu'il  fallait  donner  plus 
d'importance  aux  leçons  du  grammairien,  lui  faire  dans  l'école 
une  plus  grande  place  et  une  situation  plus  haute,  que  l'histoire, 
les  sciences  exactes,  la  philosophie  méritent  d'être  enseignées  pour 
elles-mêmes  et  non  pas  seulement  dans  leurs  rapports  avec  la  rhé- 
torique; enfin  que  c'est  une  grande  force  et  un  grand  avantage 
pnu"  l'orateur  de  ne  pas  s'être  spécialisé  trop  vite.  Mais  le  courant 
était  trop  fort,  et  Gicéron  ne  put  pas  l'arrêter;  on  alla  plus  loin 
encore  après  lui.  Gicéron  trouvait  exagéré  qu'on  s'occupât  de  for- 
mer l'orateur  dès  l'âge  de  sep^  ou  huit  ans,  quand  il  entre  dans  les 
classes  ;  Quintilien  exige  qu'on  le  prenne  au  berceau.  Pour  lui,  ce 
n'est  plus   seulement  le  grammairien,  c'est  la  nourrice  qui   est 
chargée  de  préparer  l'enfant  pour  le  rhéteur  :  elle  doit  veiller  sur 
ses  premiers  mots  comme  sur  ses  premiers  pas.  On  peut  dire  qu'il 
entre  en  rhétorique  le  jour  de  sa  naissance. 

La  rhétorique,  quand  elle  est  seule  et  que  rien  n'en  corrige 
l'effc.'t,  peut  avoir  des  inconvéniens  de  plus  d'une  sorte,  qu'il  est 
inutile  d'indiquer  tous.  Je  n'en  veux  signaler  qu'un  qui  me  semble 
grave.  Aristote  fait  remarquer  avec  beaucoup  de  bon  sens  que  le 
raisonnement  oratoire  ne  repose  pas  sur  la  vérité  absolue,  mais  sur 
la  vraisemblance  et  que  les  argumens  des  orateurs  ne  sont  pas  obli- 
gés d'être  aussi  rigoureux  que  ceux  des  philosophes.  Quand  il  s'agit 
d'entraîner  une  foule  ignorante  et  tumultueuse,  un  syllogisme  aurait 
peu  de  succè.;.  Pour  se  faire  écouter  et  comprendre,  l'orateur  doit 
s'appuyer  sur  les  opinions  qui  ont  cours  dans  la 'société  et  suffisent 
à  la  pratique  de  la  vie  commune.  On  les  appelle  des  vérités  géné- 
rales, mais  elles  ne  sont  vraies  qu'en  partie;  on  peut  presque  tou- 
jours leur  opposer  des  vérités  contraires,  et,  entre  les  unes  et  les 
autres,  il  est  permis  d'hésiter.  La  sagesse  des  nations  aime  à  s'ex- 
primer en  proverbes;  or,  il  n'y  a  rien  de  plus  commun  que  de  trou- 
ver des  proverbes  q  i  se  contredisent  sans  qu'on  puisse  affirmer 
qu'aucun  d'eux  soil  tout  à  fait  faux  ou  entièrement  vrai.  Il  s'ensuit 
qu'on  peut  souvent,  dans  les  affaires  humaines,  soutenir  le  pour 
et  le  contre  avec  une  apparence  de  vérité,  et  qu'il  est  facile,  quand 
on  le  veut  bien,  de  trouver  des  raisons  probables  pour  deux  causes 


l'instruction  publique  dans  l'empire  romain.  3^5 

opposées.  Yoilà  ce  qu'apprend,  en  somme,  la  rhétorique  ;  et  l'on  com- 
prend qu'il  puisse  être  dangereux  qu'un  art  qui  ne  repose  que  sur 
les  probabilités  et  la  vraisemblance  soit  étudié  seul.  Si  la  jeunesse 
qui  se  livre  à  cette  étude  n'a  pas  auprès  d'elle  un  autre  enseigne- 
ment qui  la  ramène  à  la  vérité,  elle  risque  d'en  perdre  peu  à  peu  le 
sentiment  et  le  goût.  C'est  sur  cette  pente  que  glissa  l'éducation 
romaine  et  l'on  peut  dire  qu'elle  descendit  la  côte  jusqu'au  bout. 
La  déclamation  devait  préparer  l'élève,  par  des  plaidoiries  fictives, 
à  plaider  un  jour  des  causes  vraies  ;  c'est  un  exercice  qui  ne  lui  est 
utile  que  si  les  sujets  qu'on  lui  donne  ressemblent  à  ceux  qu'il  aura 
plus  tard  à  traiter  ;  or  déjà,  du  temps  de  Quintilien,  on  choitit.sait  de 
préférence  .dans  les  écoles  des  matières  extravagantes.  On  les  pre- 
nait tout  exprès  en  dehors  de  la  réalité  et  de  la  vie  pour  piquer  la 
curiosité  des  jeunes  gens  et  leur  donner  une  occasion  de  montrer 
leur  esprit;  les  plus  ridicules  étaient  précisément  les  pins  goiiîées, 
parce  qu'il  y  avait  plus  de  mérite  à  s'y  faire  applaudir.  C'est  ainsi 
que,  d'excès  en  excès,  on  finit  par  ne  plus  faire  vivre  les  élèves  que 
dans  un  moi:de  de  fantaisie,  où  rien  n'était  plus  réel,  où  l'on  inven- 
tait des  incidens  romanesques,  où  l'on  discutait  des  lois  imaginaires, 
où  des  personnages  de  convention  n'exprimaient  que  des  sentimens 
de  théâtre.  De  plus,  on  avait  l'habitude  de  faire  plaider  aux  jeunes 
gens,  pour  les  mieux  exercer,  les  deu.\  causes  contraires.  Ils  les  sou- 
tenaient successivement  l'une  et  l'autre  avec  la  même  indifférence, 
trouvant  toujours  quelque  chose  à  dire,  grâce  aux  vérités  générales 
qui  fournissent  complaisamment  des  raisons  pour  tout,  et  quand 
ils  avaient  également  réussi  dans  les  deux  plaidoiries  opposées,  ils 
en  concluaient  que  le  sujet  par  lui-même  n'a  aucune  importance  et 
que  l'art  consiste  uniquement  à  trouver  à  propos  de  tout  des  argu- 
mens  ingénieux  et  de  belles  phrases.  Sur  ces  entrefaites,  l'empire 
s'était  établi  et  il  avait  supprimé  les  assemblées  populaires;  c'était 
un  changement  grave  dont  l'école  ne  semble  pas  s'être  apeiçue. 
Elle  continue  à  former  des  orateurs  comme  si  le  Forum  n'était  pas 
devenu  muet  et  si  la  parole  jouait  toujours  le  même  rôle  dans  les 
affaires  de  l'état.  Loin  de  souffrir  du  légime  nouveau,  la  rhéto- 
rique semble  d'abord  y  gagner.  Autrefois,  elle  préparait  aux  luttes 
politiques;  maintenant,  elle  devient  son  but  à  eile-même;  on  n'ap- 
prend plus  à  parler  que  pour  le  plaisir  de  savoir  parler.  C'est  ce 
que  Sénèque  exprime  dans  cette  phrase  énergique  :  Non  vitœ  sed 
scholœ  discimus.  Ce  qui  est  étrange,  c'est  que  jamais  la  parole  n'a 
été  plus  aimée  que  depuis  qu'elle  ne  mène  à  rien.  L'éloquence  de 
l'école,  qui  n'a  plus  à  craindre  la  concurrence  de  l'autre,  devient 
plus  triomphante  que  jamais  et  s'enfonce  dans  ses  défauts,  que  la 
pratique  de  la  vie  et  la  comparaison  avec  l'éloquence  réelle  ne  peu- 
vent plus  corriger. 


346  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

II  n'est  pas  douteux  que  cette  éducation  n'ait  eu  des  conséquences 
fâcheuses  pour  l'empire.  Soyons  sûrs  qu'elle  a  laissé  sa  marque 
sur  les  générations  qu'elle  a  formées.  Pour  avoir  quelque  idée  de 
ce  qu'elle  a  pu  faire  des  élèves,  cherchons  à  savoir  ce  qu'étaient 
les  maîtres  :  on  doit  pouvoir  étudier  sur  eux-mêmes  l'effet  des 
leçons  qu'ils  donnaient  aux  autres.  Les  professeurs,  nous  l'avons 
vu,  formaient  alors  une  classe  puissante  et  nombreuse.  Dans  cetto 
foule,  il  devait  se  trouver  des  personnages  très  diflérens  :  la  plu- 
part pourtant  se  ressemblent,  et  ils  ont  des  traits  communs  qu'ils 
tiennent  du  métier  qu'ils  exercent.  Pline  le  jeune,  parlant  d'un  rhé- 
teur qu'il  venait  d'entendre,  disait  :  «  11  n'y  a  rien  de  plus  sin- 
cère, de  plus  candide,  de  meilleur  que  ces  gens-là  :  Scholasdcus 
est;  quo  gcnere  honiinwn  nihil  mit  sincerius,  mit  simplîchis,  aut 
melim.  »  Je  crois  que  Pline  a  raison,  et  que  les  k  hommes  d'étude» 
méritaient  ordinairement  les  éloges  qu'il  leur  a  donnés.  Leur  vie 
appartenait  toute  au  travail.  S'ils  voulaient  atteindre  à  la  perfection,, 
—  et  tous  y  aspiraient,  —  ils  ne  pouvaient  pas  perdre  un  moment 
du  jour.  Toutes  les  dissipations  leur  étaient  donc  interdites  et  cette 
existence  studieuse  les  préservait  des  dangers  auxquels  exposent 
ordinairement  les  loisirs.  En  même  temps,  ils  sont  fiers  de  leur  art; 
les  applaudissemens  qui  les  accueillent  les  rendent  pour  ainsi  dire 
respectables  à  eux-mêmes;  ils  se  regardent  comme  les  prêtres  de 
l'éloquenceetne  voudraient  rien  faire  qui  (ût  indigne  d'elle.  Ce  sont 
donc  ordinairement  des  gens  honnêtes,  mais,  suivant  l'expression  de 
Pline,  d'une  honnêteté  naïve  :  nîliil  sùnplicius.  Gomme  ils  vivent  dans 
un  monde  imaginaire,  ils  n'ont  guère  le  sens  de  la  réalité.  Ils  ne  vont 
pas  au  fond  des  choses  et  s'en  tiennent  volontiers  aux  apparences. 
L'habitude  qu'ils  ont  prise  d'appuyer  leurs  raisonnemens  sur  les 
opinions  qui  ont  cours  dans  le  monde  les  rend  fort  indulgens  pour 
les  préjugés.  Ils  les  acceptent  aisément  et  les  répètent  sans  y  trop 
regarder.  Avant  tout  ils  respectent  les  traditions  et  vivent  du  passé. 
Les  rhéteurs  de  l'époque  d'Auguste,  dont  Sénèque  le  père  nous  a 
transmis  les  déclamations,  et  ceux  du  iv^  siècle,  qui  florissaient  dans 
la  Gaule,  parlent  et  pensent  à  peu  près  de  la  même  façon  ;  sur  les 
hommes  et  les  choses  ils  ont  les  mêmes  idées.  G' est  que  l'école 
est  de  sa  nature  conservatrice  ;  on  y  garde  religieusement  toutes 
les  vieilles  pratiques,  toutes  les  anciennes  opinions,  et  les  erreurs 
même  y  sont  traitées  avec  égard  quand  le  temps  les  a  consacrées. 
"Voilà  pourquoi  les  écoles  de  Rome  se  sont  montrées  d'abord  si 
rebelles  au  christianisme.  Il  n'y  avait  pas  là,  autant  qu'ailleurs, 
de  ces  âmes  inquiètes,  malades,   tourmentées  de  désirs,  éprises 
d'inconnu,  à  la  recherche  d'un  nouvel  idéal.  Le  rhéteur  véritable 
éprouve  une  telle  admiration  pour  son  art,  il  en  est  si  occupé,  si 
possédé,  qu'il  ne  découvre^ rien  au-delà  et  que  les  nouveautés  lui 


L'iXSTRUCTIOJi   PUBLIQUE   DANS   l'eMPIRE    ROMAIN.  347 

sont  suspectes.  Jasqu'à  la  fin  il  s'en  est  trouvé  un  certain  nombre 
que  la  nouvelle  doctrine,  partout  victorieuse,  n'a  pas  pu  vaincre. 
Gomme  ils  ne  sont  pas  agressifs,  ils  ne  lui  résistent  pas  ouverte- 
ment, ils  se  contentent  de  ne  pas  s'occuper  d'elle;  ils  ne  l'attaquent 
pas,  ils  l'ignorent,  ils  feignent  de  croire  qu'il  ne  s'est  rien  passé 
autour  d'eux  et  que  le  monde  continue  son  ancien  train.  Quand  ils 
sont  appelés  à  parler  devant  l'empereur  dans  quelque  circonstance 
onicielle,  ils  ne  se  demandent  pas  à  quelle  religion  il  appartient  ; 
ils  invoquent  sans  façon  les  anciens  dieux  et  continuent  à  tirer  leurs 
plus  beaux  effets  de  la  vieille  mythologie.  Ce  qui  est  merveilleux, 
c'est  qu'on  les  laisse  dire  et  qu'un  prince  dévot  comme  Théodose, 
qui  poursuit  partout  impitoyablement  le  paganisme,  n'ose  pas  le 
proscrire  de  l'école. 

Nous  touchons  ici  à  l'un  des  points  les  plus  curieux  et  les  plus 
surprenans  de  l'étude  que  nous  avons  entreprise  :  je  veux  parler  de 
la  confiance  absolue,  et,  pour  ainsi  dire,  du  respect  superstitieux 
qu'inspirait  alors  cette  éducation  à  laquelle  nous  trouvons  tant  à 
reprendre.  Dans  les  premiers  temps,  beaucoup  de  bons  esprits 
avaient  été  frappés  des  dangers  qu'elle  présente,  a  C'est  une  école 
d'impudence,  »  disait  Grassus,  quand  il  entendait  les  applaudisse- 
mens  dont  les  élèves  saluaient  les  déclamations  de  leurs  camarades. 
«  C'est  une  école  de  sottise,  »  ajoutait  Pétrone;  et  Tacite  n'était  pas 
beaucoup  plus  indulgent,  dans  son  Dialogue  des  orateurs.  Mais  peu 
à  peu  ces  protestations  cessent,  et  à  partir  du  u^  siècle  personne 
n'attaque  plus  cette  façon  d'élever  la  jeunesse.  A  ce  moment,  la 
rhétorique  triomphe  aussi  bien  chez  les  Grecs  que  dans  les  pays  de 
l'Occident;  ces  deux  mondes,  qui  vont  se  séparant  déplus  en  plus 
l'un  de  l'autre,  se  réunissent  encore  dans  l'admiration  qu'ils  ont 
pour  elle.  Voudra-t-on  me  croire  si  je  dis  que  c'est  la  rhétorique  qui 
a  rendu  à  la  Grèce  le  sentiment  d'elle-même  et  de  sa  supériorité  sur 
les  autres  peuples?  Il  n'y  a  pourtant  rien  déplus  vrai.  Ce  sentiment, 
elle  l'avait  à  peu  près  perdu  après  sa  défaite.  Elle  se  chercha  pendant 
près  d'un  siècle  et  ne  sut  que  flatter  bassement  ses  maîtres.  C'est 
seulement  avec  l'empire  qu'elle  se  réveille  ;  et  lorsque,  sous  Nerva, 
commence  la  seconde  sophistique,  il  s'opère  chez  elle  une  sorte 
de  renaissance.  INous  avons  peine  à  nous  figurer  l'enthousiasme 
qui  accueillait  les  grands  sophistes  grecs  lorsqu'ils  sortaient  de 
leurs  écoles,  dans  quelque  solennité  publique,  pour  se  laiie  entendre 
au  peuple.  Une  foule  composée  de  toutes  les  nations  se  pressait 
dans  les  lieux  où  ils  devaient  parler,  et  les  étrangers  eux-mêmes, 
qui  ne  pouvaient  pas  les  comprendre,  «  les  écoutaient  avec  ravis- 
sement, comme  des  rossignols  mélodieux,  admirant  la  rapidité  de 
leur  parole  et  l'harmonie  de  leurs  belles  phrases.  »  C'étaient  des 


34  s  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lètes  qui  rappelaient  celles  que  le  dithyrambe  et  la  tragédie  don- 
naient autrefois  aux  Athéniens;  la  parole  avait  remplacé  la  poésie  et 
la  musique,  et  les  contemporains  d'Hérode  Atticus  ou  de  Polémon 
prenaient  autant  de  plaisir  en  les  entendant  déclamer  que  leurs 
pères  lorsqu'ils  écoutaient  un  hymne  de  Pindare  ou  un  drame  de 
Sophocle. 

L'admiration  que  les  rhéteurs  excitaient  à  Rome,  pour  être  un 
peu  moins  bruyante,  n'en  était  pas  moins  vive.  Les  représentations 
qu'ils  donnaient  aux  grands  jours  dans  les  salles  de  lecture  pubUque, 
et  plus  tard  à  l'Athénée,  étaient  suivies  par  tous  les  lettrés  et  accueil- 
lies par  des  applaudissemens  unanimes.  C'est  sans  doute  au  sortir 
d'un  de  ces  triomphes  que  Quintilien  appelait  l'éloquence  la  reine 
du  monde  :  regina  rcrum  ot-atio,  et  qu'il  proclamait  d'un  ton  d'oracle 
((  que  c'est  le  don  le  plus  précieux  que  les  dieux  ont  fait  aux 
mortels.  »  S'il  en  est  ainsi,  les  écoles  où  l'on  cultive  ce  présent 
du  ciel  deviennent  de  véritables  sanctuaires,  et  l'art  qui  se  pique 
de  nous  l'enseigner  mérite  toute  notre  vénération.  Aussi  le  même 
Quintilien  va-t-il  jusqu'à  prétendre  «  que  la  rhétorique  est  une 
vertu.  »  Nous  sommes  tentés  de  sourire  de  ces  éloges  exagérés; 
nous  avons  tort,  et  un  peu  de  réflexion  nous  montre  que  l'enthou- 
siasme de  Quintilien  peut  aisément  s'expliquer.  Songeons  que  non- 
seulement  les  nations  civilisées  semblaient  s'être  alors  entendues 
pour  faire  de  la  rhétorique  le  fondement  de  leur  enseignement 
public,  mais  qu'elle  charmait  aussi  les  nations  barbares.  A  peine 
les  armées  romaines  avaient-elles  pénétré  dans  des  pays  inconnus 
qu'on  y  fondait  des  écoles;  les  rhéteurs  y  arrivaient  sur  les  pas  du 
général  vainqueur,  et  ils  apportaient  la  civilisation  avec  eux.  Le 
premier  souci  d'Agricola,  quand  il  eut  pacifié  la  Bretagne,  fut 
d'ordonner  qu'on  enseignât  aux  enfans  des  chefs  les  arts  libéraux. 
Pour  les  pousser  à  s'instruire,  il  les  prit  par  la  vanité.  «  Il  affectait, 
dit  Tacite,  de  préférer  l'esprit  naturel  des  Bretons  aux  talens  acquis 
des  Gaulois  ;  en  sorte  que  ces  peuples,  qui  refusaient  naguère  de 
parler  la  langue  des  Romains,  se  passionnèrent  bientôt  pour  leur 
éloquence.  »  A  peine  les  Gaulois  étaient-ils  vaincus  par  César  que 
s'ouvrit  l'école  d'Aulun.  Elle  fut  vile  florissante,  et  nous  savons  que, 
quelques  années  plus  tard,  sous  Tibère,  les  enfans  de  la  noblesse 
gauloise  venaient  en  foule  y  étudier  la  grammaire  et  la  rhéto- 
rique. Pour  nous  faire  entendre  qu'il  n'y  aura  bientôt  plus  de'bar- 
bares  et  que  les  extrémités  du  monde  se  civilisent,  Juvénal  nous 
dit  que,  dans  les  îles  lointaines  de  l'Océan,  à  Thulé,on  songe  à  faire 
venir  un  rhéteur  : 

De  conducendo  loquitur  jara  rhetore  Thule. 


l'instruction  publique  dans  l'empire  romain.  3/i9 

Est-il  surprenant  que  cet  art,  qui  faisait  ainsi  des  conquêtes  pour 
Rome,  n'ait  pas  semblé  aux  Romains  aussi  frivole  qu'à  nous?  Ils 
sentaient  bien  qu'ils  lui  devaient  une  grande  reconnaissance  et  que 
l'unité  romaine  s'était  fondée  dans  l'école.  Des  peuples  qui  diffé- 
raient entre  eux  par  l'origine,  par  la  langue,  par  les  habitudes  et 
les  mœurs,  ne  se  seraient  jamais  bien  fondus  ensemble  si  l'édu- 
cation ne  les  avait  rapprochés  et  réunis.  On  peut  dire  qu'elle  y 
réussit  d'une  façon  merveilleuse  :  dans  la  liste  des  professeurs  de 
Bordeaux,  telle  qu'Ausone  nous  l'a  laissée,  nous  voyons  figurer,  à 
côté  d'anciens  Romains,  des  fils  de  druides,  des  prêtres  de  Bélé- 
nus,  le  vieil  Apollon  gaulois,  qui  enseignent,  comme  les  autres,  la 
grammaire  et  la  rhétorique.  Les  armes  ne  les  avaient  qu'impar- 
faitement soumis,  l'éducation  les  a  domptés.  Aucun  n'a  résisté 
au  charme  de  ces  études,  qui  é  aient  nouvelles  pour  eux.  Désor- 
mais dans  les  plaines  brûlées  de  l'Afrique,  en  Espagne,  en  Gaule, 
dans  les  pays  à  moitié  sauvages  de  la  Dacie  et  de  la  Pannonie,  sur 
les  bords  toujours  frémissans  du  Rhin ,  et  jusque  sous  les  brouil- 
lards de  la  Bretagne,  tous  les  gens  qui  ont  reçu  quelque  instruction 
se  reconnaissent  au  goût  qu'ils  témoignent  pour  le  beau  langage. 
On  est  lettré,  on  est  Romain,  quand  on  sait  comprendre  et  sentir  ces 
recherches  d'élégance,  ces  finesses  d'expi-essions,  ces  tours  ingé- 
nieux, ces  phrases  périodiques  qui  remplissent  les  harangues  des  rhé- 
teurs. Le  plaisir  très  vif  qu'on  éprouve  à  les  entendre  s'augmente  de 
ce  sentiment  secret  qu'on  montre  en  les  admirant  qu'on  appartient 
au  monde  civilisé.  «  Si  nous  perdons  l'éloquence,  disait  Libanius, 
que  nous  restera-t-il  donc  qui  nous  distingue  des  barbares  ?  » 

Ainsi  les  services  que  cette  éducation  a  rendus  aux  Romains  leur 
en  cachaient  les  défauts.  Elle  leur  avait  été  si  utile  qu'il  ne  venait 
à  l'esprit  de  personne  que  Rome  pût  jamais  s'en  passer.  C'est  ce  qui 
explique  que  ces  pauvres  empereurs,  qui  avaient  tant  d'affaires 
graves  sur  les  bras,  tant  d'ennemis  à  combattre,  tant  d'adversaires 
à  surveiller,  se  soient  occupés  jusqu'au  dernier  moment  avec  tant 
de  sollicitude  des  écoles  et  des  maîtres;  voilà  aussi  pourquoi  le 
christianisme,  à  qui  cette  éducation  était  manifestement  contraire, 
n'a  pas  essayé,  après  sa  victoire,  de  la  détruire  ou  même  de  la 
changt^.r.  Probablement  il  aurait  eu  de  îa  peine  à  y  réussir.  La  société 
romaine  s'y  était  attachée  avec  passion  comme  à  sa  dernière  défense  ; 
elle  lui  semblait  se  confondre  avec  la  civilisation  menacée.  —  Le 
fait  est  qu'elle  ne  disparut  qu'avec  la  civilisation  elle-même,  quand 
l'empire  périt  sous  les  coups  des  Golhs  et  des  Francs. 


Gaston  Boissier. 


UN    CHAPITRE 


L^HÎSTOIRE    FINANCIERE 

DE    LA    FRANCE 


LES  EXCÈS  DE  LA  SPÉCULATION  AU  DÉBUT  DU  RÈGNE 
DE  LOUIS  XV. 


I. 


LA  BANQUE   DE  LAW   ET   LA    COMPAGNIE   DES    INDES.  —  FAVEUR 
DES    BILLETS.  —    HAUSSE   DES   ACTIONS. 


La  mort  de  Louis  XIV  fit  éclater  une  crise  politique.  Louis  XV 
avait  cinq  ans,  et  la  régence  appartenait  au  duc  d'Orléans,  premier 
prince  du  sang.  Mais  le  roi,  par  son  testament,  avait  attribué  tous 
les  pouvoirs  du  gouvernement  et  la  nomination  à  tous  les  emplois 
à  un  conseil  de  régence  qu'il  avait  pris  soin  de  désigner  et  dans 
lequel  il  avait  placé  aux  premiers  rangs  le  duc  de  Bourbon ,  le 
comte  de  Toulouse  et  le  duc  du  Maine  ;  en  donnant  en  outre  à  ce 
prince,  assisté  du  maréchal  de  Villeroy  comme  gouverneur,  l'édu- 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  décembre  1883  et  du  15  janvier  1884, 


HISTOIRE    FINANCIÈRE    DE   LA    FRANCE.  3Ô4 

cation  et  la  garde  du  roi  mineur  avec  le  commandement  de  sa  mai- 
son militaire,  il  faisait  peser  sur  le  régent  une  odieuse  et  perraa?- 
nente  suspicion.  Ces  dispositions,  qui  substituaient  k  la  concentration 
excessive  et  personnelle  du  pouvoir  une  administration  collective 
paralysant  l'action  du  chef  de  l'état,  rencontrèrent  la  double  réac- 
tion aristocratique  et  parlementaire  que  faisait  naître  la  fin  du  grand 
règne.  Aussi,  dans  sa  mémorable  séance  du  2  septembre,  le  parle- 
ment, le  lendemain  même  de  la  mort  de  Louis  XIV  et  avec  un 
empressement  significatif,  déféra  au  duc  d'Orléans,  avec  le  titre  de 
régent,  tous  les  droits  qui  en  dérivaient,  la  nomination  du  conseil 
de  régence,  la  tutelle  et  la  garde  du  roi  mineur,  ainsi  que  le  com- 
mandement de  sa  maison  militaire.  Le  prince,  répondant  aux  senti- 
mens  qui  venaient  de  lui  attribuer  l'autorité  souveraine,  rétablit  le 
parlement  (édit  du  15  septembre)  dans  son  ancien  droit  de  remon- 
trances suspendu  par  les  déclarations  de  1657  et  1673,  et  sacrifia 
le  pouvoir  ministériel  à  la  noblesse,  en  remplaçant  les  secrétaires 
d'état  par  des  conseils  composés  en  partie  de  grands  seigneurs. 

Moins  de  quinze  jours  après  la  séance  du  2  septembre,  le  nouveau 
gouvernement  était  organisé  :  six  conseils  correspondant  aux  anciens 
départemens  ministériels  étaient  chargés  d'examiner,  de  diriger,- 
de  décider  toutes  les  affaires,  et  devaient  les  porter  ensuite  au  con- 
seil de  régence,  où  elles  seraient  réglées  à  la  majorité  des  suffrages  : 
le  régent  conservait  la  disposition  des  charges,  des  emplois,  des 
pensions,  des  gratifications.  Le  contrôle  général  était  supprimé,  et 
le  duc  de  Noailles,  président  du  conseil  des  finances,  avait  la  direc- 
tion des  affaires. 

La  crise  politique  n'avait  pas  éteint  la  crise  financière.  A  peine 
institué,  le  conseil  de  régence  eut  à  pourvoir  à  l'acquit! ement  de  la 
dette  exigible.  Le  duc  de  Saint-Simon  proposa  résolument  de  ne 
pas  reconnaître  les  engagemens  de  Louis  XIV;  mais,  pensant  que  le 
régent  ne  devait  pas  compromettre  son  autorité  nouvelle,  «  par  un 
coup  si  violent,  »  il  demanda  que  les  états  généraux  fussent  convo- 
qués pour  déclarer  la  banqueroute.  Le  duc  d'Orléans  était  peu  dis- 
posé à  exposer  le  pouvoir  qui  venait  de  lui  être  confié  aux  agita- 
tions et  aux  incertitudes  d'une  assemblée  :  le  duc  de  Noailles  et  le 
conseil  repoussèrent  unanimement  la  proposition  par  un  sentiment 
d'honneur  dont  la  sincérité  ne  saurait  être  mise  en  doute.  Cepen- 
dant, lorsqu'ensuite  ils  réduisirent  arbitrairement  les  effets  royaux, 
les  rentes,  les  gages  des  offices  nouveaux  elles  augmentations  de 
gages  qui  avaient  été  vendus,  et  qu'ils  chargèrent  une  chambre  de 
justice  de  faire  restituer  aux  gens  d'affaires,  aux  banquiers,  aux 
traitans,  une  partie  de  leurs  bénéfices,  ils  ne  firent  que  substituer 
des  bauffueroutes  partielles  à  la  banqueroute  générale  qu'ils  avaient 
repoussée  avec  indignation. 


352  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

11  était  surtout  urgent  de  mettre  fin  à  la  situation  violente  dans 
laquelle  se  trouvaient  depuis  plus  d'un  an  les  effets  royaux.  Le 
désordre  avait  été  tel  qu'on  ne  connaissait  même  pas  avec  certitude 
la  nature  de  chacun  d'eux  et  la  somme  totale  à  laquelle  ils  s'éle- 
vaient :  on  savait  que  beaucoup  de  doubles  emplois  en  avaient  aug- 
menté la  quantité.  11  était  nécessaire  de  commencer  par  une  opéra- 
tion qui  pût  procurer  la  connaissance  exacte  de  ces  papiers,  et 
permettre  d'en  suivre  l'origine  et  d'en  constater  les  doubles  emplois. 
Une  déclaration  (7  décembre  1715)  ordonna  que  tous  les  billets  faits 
pour  le  service  de  l'état  jusqu'au  1^"'  septembre:  les  promesses  de 
la  caisse  des  çmprunts,  —  les  billets  de  la  caisse  Legendre,  —  tous 
les  billets  de  l'extraordinaire  de  guerre,  de  la  marine  et  de  l'artil- 
lerie, —  les  assignations  de  toute  nature,  —  les  ordonnances  sur 
le  trésor,  seraient  rapportés,  dans  le  délai  d'un  mois,  devant  des 
commissaires  du  conseil,  chargés  de  viser  chacun  de  ces  effets,  et 
qu'après  le  visa,  il  serait  pourvu  à  leur  liquidation,  à  leur  réduc- 
tion, à  leur  conversion  en  d'autres  billets  qui  seraient  appelés  bil- 
lets de  Vêtat  et  qui  porteraient  intérêt  à  h  pour  100  jusqu'à  leur 
remboursement  :  596  millions  d'effets  royaux  furent  présentés,  et 
l'opération  du  visa  dura  quatre  mois.  On  procéda  alors  à  «  un  exa- 
men scrupuleux  de  la  qualité  et  de  la  profession  de  chaque  pro- 
priétaire, et  à  une  discussion  exacte  de  la  nature  de  chacun  des 
effets  en  suivant  leur  origine  par  rapport  à  la  valeur  qui  en  avait 
été  fournie,  à  leur  destination,  au  commerce  qui  en  avait  été  fait, 
afin  de  rendre  autant  que  possible  la  justice  qui  est  due  aux  por- 
teurs de  chaque  espèce  de  papiers,  proportionnellement  aux  fonds 
que  le  trésor  est  en  état  de  fournir  pour  acquitter  exactement  les 
intérêts  des  nouveaux  billets  qui  seront  donnés  en  échange  de  tous 
les  anciens.  »  Ce  dernier  point  de  vue  donne  bien  à  la  liquidation  le 
caractère  d'une  faillite.  Les  200  millions  de  billets  de  l'état  qu'on  avait 
d'abord  eu  la  pensée  d'y  affecter  furent  portés  à  250  (Déclaration 
d'avril  1715);  mais  sur  cette  somme  190  milHons  seulement  furent 
délivrés  en  échange  des  anciens  effets  royaux  et  60  millions  furent 
employés  à  acquitter  d'autres  dettes  aussi  légitimes  et  également 
exigibles  (1).  L'opération  eut,  en  définitive,  pour  résultat  de  con- 
vertir 596  millions  d'efîets  royaux  en  190  millions  de  billets  de 
l'état,  et  les  porteurs  n'eurent  même  pas  la  consolation  de  posséder 
au  moins  une  valeur  non  dépréciée  ;  car  ces  billets,  dont  le  rem- 
boursement était  promis  sans  être  assuré,  perdirent  immédiate- 
ment sur  le  marché  hO  pour  100. 

Ces  réductions  ne  suffisaient  pas  pour  ramener  l'ordre  dans  les 
finances  de  l'état.  En  1713,  les  rentes  sur  l'Hôtel  de  Ville  avaient 

(1)  Rapport  du  duc  de  Noailles  du  2  juin  1717. 


UISTOIRE   FINANCIÈRE  DE   LA  FRANCE.  353 

été  réduites  du  denier  20  au  denier  25  et  leur  capital  avait  été 
diminué  ;  il  parut  naturel  d'appliquer  le  même  traitement  aux  rentes 
constituées  sur  les  recettes  générales,  dont  les  propriétaires  «  avaient 
dû  compter  eux-mêmes  sur  cette  réduction,  soit  parce  que  le  taux 
de  leurs  rentes  était  excessif,  soit  parce  qu'ils  savaient  que  les 
rentes  de  l'Hôtel  de  Ville  avaient  été  réduites.  »  Les  arrérages  de  ces 
rentes,  dont  quelques-unes  étaient  au  denier  12,  furent  donc  réglés 
au  denier  25  et  réduits  de  6,6/19,000  à  3,/i83,000  ;  c'était  une  ban- 
queroute de  près  de  moitié:  en  outre,  comme  en  1713,  le  capital 
fut  aussi  réduit;  il  était  de  lO/i  millions,  il  fut  diminué  de  2h. 

On  n'obtint  pas  un  résultat  moins  important  en  réduisant  aussi 
au  denier  25  les  augmentations  de  gages  fixes  et  héréditaires,  les 
intérêts  des  finances  d'offices  dues  et  non  liquidées,  les  gages  attri- 
bués aux  offices  créés  depuis  1689.  Rien  n'eût  été  plus  légitime 
et  plus  naturel  que  ces  diminutions  des  émolumens  des  officiers 
publics,  si  la  jouissance  ne  leur  en  avait  pas  été  vendue  à  prix  d'ar- 
gent et  par  des  conventions  qu'il  n'appartenait  pas  à  l'une  des  par- 
ties contractantes  de  changer  à  son  gré. 

Enfin  un  grand  nombre  d'offices,  de  droits  aliénés,  etc.,  furent 
supprimés.  On  avait  constaté  qu'il  n'était  presque  pas  de  création 
d'office  qui  ne  coûtât  à  l'état  10  pour  100  de  la  finance  qui  avait 
été  payée,  tandis  que,  l'office  supprimé,  on  ne  payait  plus  que  4 
pour  100  de  cette  finance  à  liquider  et  à  rembourser,  ce  qui  assu- 
rait au  trésor  un  bénéfice  des  3/5  ;  et,  en  outre,  «  en  remettant  les 
acquéreurs  dans  leur  ancien  état,  on  les  obligeait  à  devenir  utiles 
au  pays  et  à  prendre  leur  part  dans  les  contributions  (1).  » 

Le  visa  et  la  liquidation  des  effets  royaux,  la  réduction  des  rentes, 
des  gages,  des  augmentations  de  gages  diminuaient  les  dettes  de 

(I)  Rapport  du  duc  de  Noailles  du  2  juin  1717.  Il  présente  uu  curieux  tableau  des 
créations  d'olïïces  :  «  Le  royaume  a  été  inondé  d'officiers  de  toute  espèce;  le  titre  de 
conseiller  du  roi  a  été  attribué  à  des  personnes  de  tout  état  et  souvent  uni  aux  fonc- 
tions les  plus  viles;  tous  les  officiers  des  juridiLtions  ordinaires  ont  vu  démembrer 
leurs  charges  pour  composer  d'autres  corps  d'offices  qu'on  divisoit  et  qu'on  niultiplioit 
chaque  jour  à  mesure  que  les  traitans  faisoient  de  nouvelles  proposai tion s  ;  les 
anciennes  et  bonnes  familles  de  provinces  ont  été  ainsi  ruinées  et  détruites  ;  ces  nou- 
velles créations  accompagnées  de  gages,  d'exemptions  et  de  privilèges,  ont  déterminé 
tons  ceux  ayant  quelque  fortune  à  se  faire  pourvoir  de  charges  pour  jouir  d'un  plus 
grand  revenu  et  ne  plus  contribuer  aux  impositions,  d'où  il  résulte  que  l'état  a  con- 
tracté de  grands  engagemens  pour  le  paiement  des  gages  et  intérêts;  que  ces  particu- 
liers ont  abandonné  le  commerce  et  toutes  les  professions  utiles;  que  le  poids  entier 
des  contributions  est  tombé  sur  un  petit  nombre  de  commerçans,  d'artisans  et  de 
laboureurs  perpétuellement  surchargés  do  ce  que  ne  supportoient  pas  les  privilégiés, 
en  sorte  qu'une  partie  des  terres  sont  devenues  incultes  et  abandonnées  ;  que  telle 
paroisse  où  il  y  avoit  vingt  bons  laboureurs,  s'est  vue  réduite  à  cinq  ou  six,  qui  ont 
été  obligés  enfin  de  déserter  pour  aller  mendier  leur  pain,  eux  qui  étoient  nés  pour 
procurer  l'abondance  au  royaume.  » 

TOME  LXII.  —  1884.  23 


354  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

l'état,  mais  ne  procuraient  aucunes  ressources  pour  les  dépenses 
les  plus  urgentes  et  les  plus  nécessaires,  comme  la  solde  des  troupes 
et  le  paiement  des  rentes,  que  le  gouvernement  avait  déclaré  ne 
pas  vouloir  laisser  en  souffrance.  Ce  ne  fut  pas  sans  regret  que, 
pressé  par  cette  nécessité,  le  duc  de  Noailles  fit  adopter  le  projet 
d'une  nouvelle  réforme  monétaire,  violant  ainsi  des  promesses 
récentes  et  solennelles.  Les  abaissemens  successifs  du  cours  des 
espèces,  après  l'élévation  de  1709,  avaient  pris  fin  le  1"  septembre. 
Les  louis  étaient  redescendus  à  14  livres  et  les  écus  à  3  livres 
JO  sols;  ces  réductions,  qui  avaient  causé  bien  des  ruines,  n'étaient 
pas  encore  accomplies  que  déjà  on  craignait  une  hausse  prochaine 
qui  causerait  des  ruines  nouvelles,  et  pour  dissiper  ces  craintes 
Louis  XIV  avait  affirmé  (déclaration  du  :Ï3  août  1715)  qu'il  était 
résolu  «  à  laisser  à  l'avenir  les  espèces  d'or  et  d'argent  sur  un  pied 
fixe  et  immuable.  »  Depuis  sa  mort,  un  arrêt  du  conseil  du  12  octobre 
avait  renouvelé  et  consacré  cet  engagement.  Cependant,  deux  mois 
après,  un  édit  de  décembre  1715  ordonne  que  les  espèces  de  la 
refonte  de  1709  seront  portées  aux  hôtels  des  monnaies,  «  pour  être 
remarquées  sans  être  refondues,  »  et  que  les  espèces  réformées 
circuleront,  les  louis  pour  20  livres  et  les  écus  pour  5  livres  :  on 
revient  aux  cours  de  1709.  Jusqu'au  1^'"  mars  1716,  les  louis  seront 
reçus  aux  Monnaies  pour  16  livres  et  les  écus  pour  h  livres:  ce 
délai  écoulé,  on  ne  les  prendra  plus  que  pour  14  livres  et  3  livres 
10  sols.  Mais  cette  diminution  ultérieure  n'était  annoncée  que  pour 
engager  le  public  à  se  presser  de  porter  son  numéraire  aux  Mon- 
naies, et  des  prorogations  successives  furent  accordées.  La  réforme 
avait  pour  efiet  de  rehausser  les  espèces  de  3/10,  1/10  laissé  au 
public,  et  2/10  réservés  au  roi.  On  estimait  qu'il  devait  y  avoir, 
aux  cours  de  20  livres  et  de  5  livres,  1  milliard  de  numéraire  en 
circulatton  et  on  comptait  sur  un  bénéfice  de  200  millions  :  379  mil- 
lions seulement  furent  réformés  et  le  profit  du  trésor  ne  dépassa  pas 
79  millions,  qui  furent  affectés  aux  dépenses  publiques. 

De  toutes  les  résolutions  prises  par  le  gouvernement  de  la  régence 
aucune  ne  fut  plus  grave  par  le  trouble  et  l'inquiétude  qu'elle  jeta 
dans  les  esprits  comme  dans  les  fortunes,  que  la  création  d'une 
chambre  de  justice  qui,  composée  des  officiers  de  plusieurs  cours, 
fut  chargée  de  connaître  des  abus  et  des  crimes  commis  dans  les 
finances  «  par  quelques  personnes  que  ce  fût,  »  et  de  prononcer  contre 
elles  des  peines  corporelles  et  pécuniaires,  la  confiscatiiin,  la  prison 
et  la  mort  (édit  de  mars  1716).  La  procédure  de  ce  tribunal  exiraor- 
dinaire  fut  exceptionnelle  comme  lui.  Ses  justiciables  devaient 
déclarer  la  valeur  de  leurs  biens,  et  toute  déclaration  fausse,  ou 
seulement  inexacte,  était  punie  des  galères.  Les  délateurs  étaient 
encouragés  par   l'attribution  du  cinquième  des  confiscations  qui 


HISTOIRE   FINANCIERE   DE   LA   FRANGE.  355 

seraient  prononcées;  ils  devaient  recevoir  du  roi  un  brevet  «  de 
sauvegarde  et  protection  spéciale;  n  ceux  qiii  médiraient  d'eux 
seraient  punis  de  mort  (déclaration  du  17  mars  1716.)  Les  domes- 
tiques étaient  autorisés  à  déposer  contre  leurs  maîtres  sous  des  noms 
supposés  (déclaration  du  1^''  avril.)  Quand  la  chambre  de  justice 
commença  à  siéger,  au  couvent  des  Grands- Augustins,  elle  s'entoura 
des  instrumens  de  torture  pour  intimider  les  accusés  et  les  dénon- 
ciateurs et  elle  fit  procéder  à  plusieurs  arrestations.  La  terreur  et  le 
désespoir  s'emparèrent  de  tous  ceux  qai  pouvaient  être  poursuivis. 
On  dit  que  «  l'épouvante  fut  telle  que  plusieurs  hasardèrent  leurs 
jours  par  la  fuite  et  que  d'autres  les  terminèrent  par  le  suicide.  » 
(Lemontey,  Histoire  de  la  régence.) 

Mais  la  conscience  publique  ne  tarda  pas  à  se  soulever  contre  ce 
système  de  violence  et  d'arbitraire.  Le  gouvernement  reconnut 
((  qu'on  ne  pouvait  poursuivre  un  si  grand  nombre  de  personnes 
sans  causer  une  interruption  dangereuse  dans  le  commerce,.,  et 
qu'il  était  à  propos  de  modérer  la  rigueur  de  la  justice  pour  ne  pas 
tenir  plus  longtemps  les  familles  dans  une  incertitude  capable  d'ar- 
rêter le  cours  des  affaires  et  de  suspendre  la  circulation  de  l'ar- 
gent. »  H  se  relâcha  de  la  sévérité  du  premier  édit,  et  convertis- 
sant les  rigueurs  des  anciennes  lois  en  peines  pécuniaires,  il  se 
contenta  «  de  retirer  des  financiers,  par  des  taxes  proportionnées  à 
leurs  facultés,  au  moins  une  partie  de  ce  qu'ils  avaient  exigé  de  la 
nation,  qui  profiteroit  de  cette  restitution  employée  à  libérer  l'état.  » 
Sur  les  quatre  mille  quatre  cent  soixante-dix  personnes  recherchées 
et  poursuivies,  qui  avaient  fourni  un  état  de  leurs  biens  montant  à 
712  millions:,  trois  mille  furent  renvoyées,  et  les  autres  furent 
taxées  à  220  millions,  par  des  rôles  que  prépara  la  chambre  de  jus- 
tice et  qui  furent  ensuite  arrêtés  en  conseil.  En  mars  1717,  un  an 
après  que  la  chambre  de  justice  avait  été  instituée,  un  édit  la  sup- 
prima, en  déclarant  «  qu'il  étoit  temps  de  faire  cesser  un  remède 
exti'aordinaire  que  les  vœux  de  la  France  avoient  demandé  et  dont 
il  sembloit  qu'elle  désiroit  également  la  fin.  »  (Déclaration  du  18 sep- 
tembre 1715  et  édit  de  mars  1717.) 

Lorsque  les  premières  rigueurs  de  la  chambre  de  justice  furent 
modérées  par  le  gouvernement,  le  régent,  qui  d'abord  avait  promis 
d'être  inflexible,  eut  pitié,  en  même  temps  que  le  pubUc,  des  finan- 
ciers poursuivis.  Suivant  un  des  historiens  les  plus  autorisés  de  la 
régence,  «  il  accorda  des  réductions  sur  les  taxes  énormes  qui 
dévoient  grossir  le  trésor.  Ce  fut  bientôt  pour  les  courtisans  une 
spéculation  lucrative  que  de  demander  au  duc  d'Orléans  des  grâces 
qu'il  ne  savoit  pas  refuser.  Dans  leur  premier  elVroi,  les  traitans 
vinrent  implorer  l'appui  des  nobles;  ceux-ci,  quand  l'alarme  com- 
mença à  diminuer,  venoient  eux-mêmes  trouver  les  traitans  et  leur 


356  REVUE   DES  DEUX   MOKDES, 

vendoient  leur  protection  au  rabais.  C'est  de  ce  moment  que  date 
une  alliance  intime  de  la  noblesse  avec  la  finance.  Les  dames  de  la 
cour  s'avilirent  dans  ce  trafic.  Les  membres  de  la  chambre  se  désho- 
norèrent par  leur  vénalité  (1).  » 

Par  l'ensemble  de  ces  mesures,  le  gouvernement  de  la  régence, 
sans  libérer  complètement  le  trésor,  ajourna  les  dangers  les  plus 
pressans  et  atténua  la  crise  dans  ce  qu'elle  avait  de  plus  aigu  ; 
mais  il  ne  fit  qu'accroître  l'ébranlement  et  la  gêne  des  fortunes 
privées,  resserrer  l'argent,  paralyser  les  afl'aires.  L'industrie  sans 
travail,  le  commerce  sans  sécurité,  étaient  inactifs,  et  la  chambre  de 
justice,  qui  devait  porter  un  nouveau  coup  à  la  prospérité  et  à  la 
moralité  publiques,  venait  de  commencer  ses  opérations,  quand 
furent  pubhées,  le  2  mai  1716,  des  lettres  patentes,  portant  pri- 
vilège au  sieur  Laiv  et  à  sa  compagnie  d établir  une  banque  géné- 
rale, et  de  stipuler  en  écus  de  banque  du  poids  et  du  titre  de  ce  jour» 

l. 

Il  serait  superflu  de  retracer  ici  l'origine  et  la  vie  aventureuse  de 
Law,  ses  courses  à  travers  l'Europe  et  sa  passion  pour  le  jeu.  Doué 
d'une  intelligence  vive  et  d'une  aptitude  particulière  à  toutes  les 
connaissances  qui  reposent  sur  le  calcul,  il  fut  frappé  des  services 
que  rendaient  au  commerce  les  banques  déjà  établies  à  Londres,  à 
Amsterdam,  à  Stockholm,  à  Gênes,  à  Venise  ;  il  étudia  leur  méca- 
nisme et  se  fit,  sur  le  numéraire,  sur  le  crédit,  sur  la  circulation 
des  valeurs,  des  opinions  où  l'erreur  tient  plus  de  place  que  la 
vérité,  et. qu'un  historien  économiste  (2)  a  résumées  avec  précision 
et  appréciées  avec  justesse. 

«  Law  établissait  :  1°  Que  toutes  les  matières  qui  ont  des  qua- 
lités propj^es  au  monnayage,  c'est-à-dire  à  la  représentation  et  à  la 
numération  des  valeurs,  peuvent  être  converties  en  espèces,  — Mais 
il  n'y  a  de  bon  numéraire  que  celui  qui  est  en  même  temps  le  signe 
et  le  gage  des  valeurs  échangeables,  qui  non-seulement  sert  à  les 
compter,  mais  qui  les  vaut.  La  valeur  se  compose  toujours  de 
deux  élémens,  le  travail  qu'une  chose  a  coûté  et  le  besoin  qu'on 
en  a.  Quelque  travail  qu'ait  coûté  une  chose,  si  elle  n'est  pas  désirée, 
quelque  désirée  qu'elle  soit,  si  elle  s'obtient  sans  peine  et  sans  frais, 
elle  perd  de  sa  valeur.  Aucune  substance  n'est  propre  au  mon- 
nayage que  quand  elle  coûte  à  produire  à  peu  près  ce  qu'elle  vaut, 
et  quand  le  besoin  qu'on  en  a  équivaut  au  travail  nécessaire  pour 
en  produire  davantage.  2°  Que  l'abondance  des  espèces  est  le  prin- 
cipe du  travail,  de  la  culture,  de  la  population,  —  Mais,  bien  que 

(1)  Lacretelle,  Histoire  de  France  pendant  le  XVIII'  siècle. 

(2)  Sismouii,  Histoire  des  Français,  t.  xxvii. 


HISTOIRE    FINANCIÈRE   DE    LA   FRANCE.  357 

le  numéraire,  en  facilitant  les  échanges,  favorise  l'accroissement  du 
travail,  de  la  culture,  de  la  population,  il  n'en  est  pas  le  principe. 
Ces  trois  choses  peuvent  exister  sans  lui,  et  il  peut  être  abondant 
sans  les  produire,  3°  Que  le  papier  est  plus  propre  que  les  métaux 
à  faire  des  espèces.  —  Le  papier  peut  être  un  signe,  mais  non  point 
un  gage  des  valeurs  ;  il  ne  peut  jamais  être  un  bon  numéraire,  pré- 
cisément à  cause  de  cette  facilité  qui  séduit,  de  le  multiplier  sans 
travail  et  sans  frais.  » 

Au  commencement  de  1708,  Law  était  venu  en  France  offrir  au 
contrôleur-général,  alors  fort  embarrassé,  le  secours  de  son  activité 
et  de  ses  combinaisons  ;  mais  il  n'avait  pu  les  faire  accepter  parDes- 
marets,qui  venait  de  remplacer  Ghamillart:  à  cette  époque,  il  s'était 
lié  avec  le  duc  d'Orléans,  qui  avait  paru  disposé  à  adopter  ses 
idées.  Aussi,  dès  qu'il  apprit  la  mort  de  Louis  XIV,  il  s'empressa  de 
revenir  et  d'adresser  au  régent  des  mémoires  et  des  lettres  :  il  le 
vit  et  il  le  séduisit  par  son  brillant  esprit. 

Le  2/i  octobre  1715,  avant  même  d'avoir  pourvu  aux  nécessités 
les  plus  urgentes  de  la  situation  financière,  le  prince  réunit  au 
conseil  des  finances  quelques  personnes  qui  n'en  faisaient  pas  par- 
tie, ainsi  que  treize  banquiers  et  négocians  dont  il  voulait  avoir 
l'avis.  Le  plan  d'une  banque  dont  les  fonds  seraient  fournis  par 
l'état  et  qui  serait  placée  sous  l'autorité  du  gouvernement,  fut 
exposé,  et,  après  une  délibération  dans  laquelle  chacun  exprima  son 
opinion,  il  fut  repoussé,  à  une  très  grande  majorité,  «  comme  inop- 
portun. ))  Le  régent  leva  aussitôt  la  séance  en  disant  «  qu'il  était 
entré  persuadé  que  la  banque  devoit  avoir  lieu,  mais  qu'après  ce  qu'il 
venoit  d'entendre,  il  étoit  de  l'avis  du  duc  de  Noailles  et  qu'il  falloit 
annoncer  à  tout  le  monde  que  la  banque  n'auroit  pas  lieu  (1).  »  — 
Le  projet  ne  fut  cependant  pas  abandonné.  Renonçant,  au  moins 
momentament,  à  l'établissement  d'une  banque  publique,  Law  lui 
substitua  la  proposition  de  fonder,  à  ses  risques  et  périls,  une  banque 
privée,  et  le  régent  se  chargea  d'entretenir  les  membres  du  conseil  de 
régence  et  du  conseil  des  finances  de  l'utilité  de  cette  société  parti- 
culière de  crédit,  qui  pouvait,  en  effet,  rendre  au  commerce  les  plus 
réels  services  ;  elle  avait  aussi  ses  dangers,  que  Saint-Simon  entrevit 
et  signala  avec  une  perspicacité  qui  montre  une  fois  de  plus  que 
l'emportement  ei  U  passion  n'excluaient  dans  son  esprit  ni  la  saga- 
cité, ni  la  pénétration.  Il  rapporte,  dans  ses  Mémoires,  «  que  le  du« 
d'Orléans  prit  la  peine  d'instruire  en  particulier  chaque  membre  du 
conseil  de  régence  et  de  lui  faire  doucement  entendre  qu'il  désiroit 
que  la  banque  ne  trouvât  pas  d'opposition.  H  m'en  parla  à  fond  : 


(1)  Le  curieux  procès-verbal  de  cette  séance   a  été  textuellement  rapporté  par 
M.Levasseur  dans  ses  savantes  et  intéressantes  Recherches  sur  le  système  de  Law. 


358  RETUE    DES    DEUX   MONDES. 

alors  il  fallut  bien  répondre.  Je  lui  dis  que  je  ne  cachois  point  mon 
ignorance  ni  mon  dégoût  de  toute  affaire  de  finance,  que  néanmoins 
ce  qu'il  venoit  de  m'expliquer  me  paroissoit  bon  en  soi,  en  ce  que 
sans  levée,  sans  frais,  et  sans  faire  tort  ni  embarras  à  personne, 
l'argent  se  doubloit  tout  d'un  coup  par  les  billets  de  cette  banque 
et  devenoit  portatif  avec  la  plus  grande  facilité ,  mais  qu'à  cet  avan- 
tage je  Irouvois  deux  inconvéniens  :  le  premier  de  gouverner  la 
banque  avec  assez  de  prévoyance  et  de  sagesse  pour  ne  pas  faire 
plus  de  billets  qu'il  ne  falloit,  afin  d'être  toujours  au-dessus  de  ses 
forces  et  de  pouvoir  faire  hardiment  face  à  tout,  et  payer  tous  ceux 
qui  vieridroient  demander  l'argent  des  billets  dont  ils  seroient  por- 
teurs ;  l'autre  que  ce  qui  étoit  excellent  dans  une  république  ou  dans 
une  monarchie  où  la  finance  est  entièrement  populaire,  comme  est 
l'Angleterre,  étoit  d'un  pernicieux  usage  dans  une  monarchie  abso- 
lue, telle  que  la  France,  où  la  nécessité  d'une  guerre  mal  entre- 
prise et  mal  soutenue,  l'avidité  d'un  premier  minisire,  d'un  favori, 
d'une  maîtresse,  le  luxe,  les  folles  dépenses,  la  prodigalité  d'un  roi 
ont  bientôt  épuisé  une  banque  et  ruiné  tous  les  porteurs  de  billets, 
c'est-à-dire  culbuté  le  royaume...  Lorsque,  quelques  jours  après, 
il  proposa  la  banque  au  conseil,  j'opinai  tout  au  long,  comme  je  viens 
de  l'expliquer;.,  peu  osèrent  ètie  de  cet  avis,  et  la  banque  passa.  » 

Law  et  sa  compagnie  sont  donc  autorisés  (1)  à  établir,  pour  vingt 
ans,  une  banque  générale,  qui  tiendra  ses  livres  et  stipulera  en 
écus  de  banque  «  du  titre  et  poids  de  ce  jour.  »  Le  fonds  social 
sera  de  1,2U0  actions  de  1,000  écus  (1,200,000  écus  valant  6  mil- 
lions). Les  actions  seront  payées  trois  quarts  en  billets  de  l'état  et  un 
quart  en  numéraire.  La  banque  émettra  des  billets  payables  au  por- 
teur, à  vue  et  non  à  terme,  et  stipulés  en  écus  de  banque.  Elle  rece- 
vra le  numéraire  versé  dans  ses  caisses  en  échange  de  ses  billets, 
et  elle  escomptera  les  effets  de  commerce.  Elle  ne  pourra  emprun- 
ter à  intérêt,  ni  faire  aucun  commerce  particulier  :  mais  elle  pourra 
se  charger  de  la  caisse  des  particuliei  s,  tant  en  recette  qu'en  dépense, 
et  elle  fera  à  leur  choix  les  paiemens,  comptant  ou  en  virtmens  de 
parties,  pour  5  sols  de  banque  pour  1,000  écus. 

La  banque  ainsi  organisée  était  une  banque  de  (!épôt  et  d'es- 
compte (2),  dont  le  plan  était  sage  et  bien  conçu.  Après  tant  de 
variations  monétaires,  la  disposition  qui  exigeait  que  dans  les  livres, 
les  contrats,  les  billets  de  la  banque,  les  sommes  fussent  exprimées 
en  écus  de  banque,  d'un  titre  et  d'un  poids  invariables,  assurait  à 
son  papier  une  fixité  qui  devait  lui  faire  prendre  faveur  ;  mais  Law 

(1)  Lettres  patentes  des  2  et  20  mai  1716. 

(2)  Les  banques  de  Stockholm,  de  Gènes, de  Venise  et  d'Amsterdam  éiaient  des  ban- 
ques de  dépôt.  Celle  de  Londres,  établie  en  1694,  était  seule  banque  de  dépôt,  d'es- 
compte et  même  de  prêt  à  l'état. 


HISTOIRE   FINAJVCIÈRE    DE   LA    FRANCE.  359 

reconnaissait  ainsi  que  les  métaux  précieux  ont  une  aptitude  spé- 
ciale et  exclusive  au  monnayage  •,que  la  monnaie  métallique  ne  vaut 
qu'en  raison  de  la  quantité  d'or  et  d'arp^ent  qu  elle  contient,  et  la 
monnaie  fiduciaire  en  raison  de  la  quantité  d'or  et  d'argent  contre 
laquelle  elle  doit  toujours  être  échangée,  au  gré  de  ceux  qui  la 
détiennent. 

Le  grand  adversaire  de  Law,  Pâris-Duverney,  reconnaît  que  «  la 
banque  eut  des  commencemens  favorables;  »  mais  il  ajoute  «  qu'elle 
se  fût  rendue  plus  utile  encore  si  elle  était  restée  dans  les  termes  de 
son  établissement,  et  si  Law  eût  réglé  sa  conduite  sur  les  discours 
qu'il  tpnoit  sans  cesse  qu'un  banquier  serait  digne  de  mort  s'il  dcli- 
vroit  des  billets  ou  lettres  de  change  sans  avoir  la  valeur  effective 
en  caisse  (1).  » 

Forbonnais,  impartial  et  judicieux,  avait  recueilli  les  souvenirs 
des  contemporains  de  la  création  de  la  banque  et  il  atteste  ses  pre- 
miers succès  (2).  «  L'influence  d'un  établissement  si  sage  et  si 
nécessaire  se  fit  aussitôt  sentir.  La  situation  de  l'état  étant  violente, 
chacun  cher  choit  à  s'en  tirer  et  saisit  cette  nouvelle  issue.  Les  étran- 
gers, pouvant  compter  sur  la  nature  du  paiement  qu'ils  avoient  à 
faire,  consommèrent  nos  denrées.  Les  négocians,  trouvant  à  5  pour 
100  l'avance  de  leurs  lettres  de  change  en  effets  équivalant  à  de 
l'argent,  recommencèrent  leurs  spéculations;  les  manufactures  tra- 
vaillèrent, les  consommations  reprirent  leur  cours;  ceux  qui  appor- 
toient  de  l'argent  dans  le  commerce  durent  suivre  le  taux  d'intérêt 
dont  la  banque  se  contentoit  :  l'usure  cessa.  » 

Le  privilè;:;e  accordé  à  la  banque  ne  permettait  pas  qu'un  éta- 
blissement semblable  lui  fit  concurrence;  mais  il  n'empêchait  pas 
les  négocians  d'émettre,  sous  la  garantie  de  leur  signature,  des 
effets  au  porteur  :  cette  interdiction  fut  prononcée  par  un  édit  spé- 
cial qui  rappelle  et  renouvelle  d'anciens  règlemens  et  qui  n'invoque 
que  des  motifs  d'intérêt  public  ;  cependant  il  est  difficile  de  ne  pas  y 
voir  l'intention  de  favoriser  la  banque  en  lui  réservant  le  monopole 
de  l'émission  des  billets  au  porteur.  L'autorité  publique  donna  un 
témoignage  plus  significatif  des  liens  qui  l'unissaient  à  la  banque, 
bien  qu'elle  ne  fût  qu'une  institution  privée,  et  de  la  protection 
qu'elle  entendait  lui  accorder,  en  ordonnant  que  les  billets  seraient 
reçus  comme  argent,  en  paiement  des  impositions,  dans  tous  les 
bureaux  des  recettes  et  fermes  du  roi  ;  et  même  que  tous  les  comp- 
tables et  tous  ceux  qui  étaient  chargés  du  maniement  des  deniers 
puMics  acquitteraient  à  vue  et  sans  escompte  les  billets  qui  leur 
seraient  présentés,  jusqu'cà  concurrence  des  sommes  qu'ils  auraient 

(1)  Examen  du  livre  intitulé  :  Réflexions  sur  les  finances^  t,  ii,  p.  206. 

(2)  Recherches  sur  les  finances,  t.  ii,  p.  427. 


360  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

en  caisse,  et,  à  défaut  de  fonds  disponibles,  sur  les  premiers  deniers 
qui  leur  rentreraient  :  il  leur  était  enjoint  d'envoyer  aussitôt  ces 
billets  aux  officiers  auxquels  ils  devaient  transmettre  les  fonds  de  leur 
gestion,  et  ceux-ci  en  toucheraient  la  valeur  au  bureau  général  delà 
banque.  Cette  faveur  accordée  aux  billets  devait  donner  une  grande 
extension  à  leur  circulation,  mais  elle  tendait  à  convertir  tous  les 
bureaux  de  recettes  publiques  en  succursales  de  la  banque.  Elle 
rencontra  d'ailleurs  des  résistances  dans  les  provinces.  Les  receveurs 
perdaient  le  bénéfice  des  lettres  de  change  sur  Paris  qu'ils  avaient 
l'habitude  d'acheter  pour  effectuer  leurs  remises  :  soutenus  par 
les  banquiers,  ils  entraînèrent  dans  leur  opposition  les  négociansde 
plusieurs  villes,  et  cette  opposition  fut  des  plus  vives  à  Bordeaux, 
Le  duc  de  iNoailles,qui  au  fond  n'approuvait  pas  la  mesure  et  était 
peu  favorable  à  la  banque,  multiplia  cependant  les  circulaires  et  fit 
obéir  les  receveurs,  en  destituant  les  plus  turbulens.  La  banque 
triompha  d'ailleurs  de  ces  résistances  par  les  avantages  incontesta- 
bles qu'elle  offrait  au  commerce. 

La  nouvelle  institution  de  crédit  ne  faisait  pas  cesser  les  embar- 
ras que  causaient  au  gouvernement  la  liquidation  des  dettes  de 
l'état  et  le  déficit  permanent  du  budget.  Le  duc  de  Noailles  s'ho- 
nora en  voulant  fonder  la  réorganisation  des  finances  sur  des  écri- 
tures et  une  comptabilité  uniforme  et  régulière,  premiers  prin- 
cipes de  l'ordre  financier.  L'usage  des  écritures  en  parties  doubles, 
introduit  en  France  par  les  Italiens,  était  adopté  depuis  longtemps 
par  le  commerce.  A  la  clarté  des  descriptions  qui  conservent  dis- 
tinctement le  détail  de  chaque  opération,  sans  nuire  à  l'ensemble 
de  tous  les  faits  d'une  gestion,  cette  méthode  réunit  l'avantage  non 
moins  précieux  de  porter  avec  elle  son  contrôle  dans  une  balance 
qui  peut  être  journalière.  Sully  avait  voulu  l'appliquer  à  la  comp- 
tabilité publique  et  n'y  était  pas  parvenu.  Le  conseil  des  finances 
qui,  après  plusieurs  mois  de  recherches,  n'avait  pu  ^aire  établir  la 
situation  des  receveurs-généraux  envers  l'état,  vit  dans  les  écri- 
tures en  parties  doubles  un  moyen  assuré  de  prévenir  l'altération 
des  faits  de  comptabilité,  ainsi  que  les  détournemens  de  fonds,  et 
de  porter  ainsi  une  lumière  nouvelle  dans  tout  le  maniement  des 
finances.  11  adopta  ce  nouvel  ordre  pour  la  description  des  opéra- 
tions C.3  tous  les  comptables  (1).  A  l'établissement  de  l'ordre  dans  la 
comptabilité  se  joignit  l'économie  dans  les  taxations  des  receveurs- 
généraux.  De  nouvelles  et  nombreuses  suppressions  de  charges 
furent  ordonnées  (2).  Mais  les  réformes  et  les  améliorations,  poursui- 


(1)  ÉJit  de  juin  et  déclaration  du  10  juin  1717.  —  Forbonnais,  t.  ii,  p.  429  et  suiv. 
—  Bailly,  Ilisluire  financière,  t.  ii,  p.  Cl  et  suiv, 

(2)  Édits  de  maî,  juin  et  septembre  1716. 


HISTOIRE    FINANCIERE    DE   LA    FRANCE.  361 

vies  avec  persévérance,  n'avaient  encore  qu'une  faible  influence  sur 
l'état  général  des  finances.  On  avait  espéré  que  les  dépenses  de 
1716,  y  compris  10  millions  pour  l'intérêt  des  billets  de  l'état,  ne 
dépasseraient  pas  93  millions,  et  que  le  produit  net  des  revenus 
publics  atteindrait  75  millions,  ce  qui  laisserait  encore  un  déficit 
de  18  millions.  Les  économies  projetées  ne  se  réalisèrent  qu'en 
partie  et  les  dépenses  montèrent  à  lil  millions  :  cette  augmen- 
tation des  dépenses  et  un  retard  de  32  millions  dans  la  rentrée  des 
impôts  portèrent  le  déficit  à  93  millions,  et  il  fallut  y  pourvoir  au 
moyen  d'emprunts,  d'anticipations  et  de  quelques  autres  expédions. 

Celte  situation  ne  permettait  pas  de  commencer  à  entreprendre 
le  remboursement  des  billets  de  l'état  :  on  chercha  à  les  éteindre 
au  moyen  de  l'établissement  d'une  loterie,  de  la  création  de 
1,200,000  livres  de  rentes  viagères,  de  la  vente  et  de  l'engage- 
ment des  petits  domaines  (1);  mais  l'établissement  de  la  compagnie 
d'Occident  vint  leur  offrir  un  débouché  bien  plus  étendu. 

Le  commerce  maritime  et  colonial  était  alors  concédé,  dans 
presque  tous  les  pays  d'Europe,  à  des  associations  qui  en  avaient 
le  monopole  ;  Richelieu  et  Golbert  avaient  établi,  en  France,  des 
compagnies  des  Indes,  de  l'Acadie,  du  Canada,  de  Saint-Domingue, 
de  la  Chine,  qui  n'avaient  pas  prospéré.  Une  riche  province  de 
l'Amérique  du  Nord,  la  Louisiane,  plus  étendue  que  la  France, 
traversée  par  l'un  des  plus  grands  fleuves  du  iNouveau-Monde,  le 
Mississipi,  avait  été  récemment  découverte  et  concédée  à  un  négo- 
ciant riche  et  puissant  qui,  n'ayant  pas  réussi  dans  son  entreprise, 
venait  de  renoncer  à  sa  concession  :  le  traité  fait  avec  un  autre 
négociant  pour  le  commerce  des  castors  dans  le  Canada  expirait  à 
la  fin  de  l'année.  Quand  Law  sollicitait  le  privilège  de  la  banque,  il 
avait  écrit  au  régent  «  que  ce  n'étoit  pas  la  plus  grande  de  ses 
idées;  qu'il  produiroit  un  travail  qui  surprendroit  l'Europe  par  les 
changemens  qu'il  porteroit  en  faveur  de  la  France;  »  ce  fut  pour 
réaliser  ce  projet  qu'il  demanda  et  obtint  la  concession  de  la  Loui- 
siane et  de  la  traite  des  castors,  en  présentant  habilement  une 
combinaison  qui  avait  pour  résultat  de  convertir  100  millions  de 
billets  de  l'état  en  rentes  et  d'affranchir  le  trésor  de  l'obligation  de 
les  rembourser. 

Des  lettres  patentes  d'août  1717  portent  qu'il  sera  formé,  sous 
le  nom  de  Compagnie  d'Occident,  une  société  dans  laquelle  pour- 
ront entrer  tous  les  Français,  quels  que  soient  leur  rang  et  leur 
qualité,  sans  pouvoir  être  réputés  avoir  dérogé  à  leur  titre,  et  aussi 
les  sociétés  déjà  établies,  les  corps  et  les  communautés.  —  La 
compagnie  d'Occident  aura  seule  le  droit  de  faire  le  commerce  de 

(1)  Déclaration  et  ûdits  d'août  1717. 


s 65  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  Louisiane  pendant  vingt-cinq  ans  et  la  traite  des  castors  au 
Canada  du  1"  janvier  1718  au  31  décembre  I7à1.  Le  roi  lui  con- 
cède la  propriété  de  toutes  les  terres  découvertes  ou  à  découvrir 
avec  le  droit  de  souveraineté  :  elle  pourra,  à  son  gré,  exploiter  le 
sol,  les  mines,  les  rivières  ou  tout  concéder  à  des  fermiers  ou  à 
des  vassaux.  Les  forts  que  l'état  a  déjà  fait  construire,  les  muni- 
tions en  vivres,  en  armes,  en  argent  qu'ils  contiennent  feront  par- 
tie de  son  domaine;  elle  en  choisira  les  commandaos;  elle  aura  en 
Amérique  et  en  France  ses  officiers  et  ses  troupes  (l).  —  Le  fonds 
social  sera  divisé  en  actions  de  500  livres,  dont  la  valeur  sera  four- 
nie en  billets  de  l'état,  dont  les  intérêts  à  h  pour  100  lui  seront  dus 
depuis  le  l*'''  janvier  1717;  lorsqu'il  sera  déclaré  par  les  directeurs 
qu'il  a  été  délivré  des  actions  pour  faire  un  fonds  suffisant,  le  roi 
fera  fermer  les  livres  de  la  compagnie.  Un  édit  de  décembre  1717 
fixa  définitivement  ce  fonds  à  100  millions  formant200,000  actions. 
Les  profits  et  les  pertes  dans  les  sociétés  de  commerce  n'ayant  rien 
de  fixe,  les  actions  de  la  compagnie  ne  pnivent  être  regardées  que 
comme  rtiarchandises ,  et  il  est  permis  à  chacun  de  les  acheter, 
vendre  et  commercer  comme  bon  lui  semblera.  —  Les  billets  de 
l'état,  donnés  en  paiement  des  actions,  seront  convertis  en  rentes 
A  pour  100  dont  les  intérêts  courront  du  1^''  janvier  1717,  et  ils 
seront  remis  au  garde  du  trésor,  qui  les  portera  à  l'Hôtel  de  Ville, 
où  ils  seront  brûlés  publiquement,  en  présence  d'un  conseiller  du 
roi,  du  prévôt  des  marchands..,  etc.  Les  directeurs  emploieront 
au  commerce  de  la  compagnie  les  arrérages  de  il  17  :  il  leur  est 
expressément  défendu  d'y  employer  aucun  des  arrérages  des  années 
suivantes.  Le  roi  veut  que  les  actionnaires  soient  régulièrement 
payés  des  intérêts  de  leurs  actions  à  compter  du  1^  janvier  iliS. 
Le  paiement  des  actions  en  billets  de  l'état  était  avantageux  au 
trésor  et  avait  été  la  condition  de  la  concession  ;  mais  il  plaçait  la 
compagnie,  à  son  début,  dans  une  situation  difiîcile.  La  colonisa- 
tion de  la  Louisiane,  la  mise  en  valeur  de  son  vaste  territoire,  encore 
inculte  quoique  fertile,  la  recherche  et  l'exploitation  de  ses  mines 
d'or  et  d'argent,  qu'on  disait  aussi  riches  que  celles  du  Mexique  et 
du  Pérou,  le  développement  du  commerce  entre  cette  immense 
colonie  et  la  métropole,  étaient  une  entreprise  immense  qui  pouvait 
donner  de  grands  profits,  mais  qui  exigeait  des  capitaux  considéra- 
bles. Le  fonds  social  de  la  compagnie  était  de  100  millions;  consti- 
tué en  billets  de  l'état  convertis  en  rentes  h  pour  100,  non-seule- 

(1)  La  compagnie  sera  un  souverain  ou  tout  au  moins  un  seigneur;  elle  aura  pour 
blason  s  «  un  c  tusson  de  sinople  à  la  pointe  ondée  d'argent,  sur  laquelle  sera  icou- 
ché  un  fleuve,  au  naturel,  appuyé  sur  une  corne  d'abondance  d'or,  au  chef  d'azur 
semé  de  fleurs  de  lis  d'or,  soutenu  d'une  fasce  en  devise  aussi  d'or,  ayant  deux  sau- 
vages pour  support  et  une  couronne  trélée.  »  (Art.  54  des  let.  pat.) 


HISTOIRE   FINANCIÈRE    DE   LA   FRANCE.  3Ô3 

ment  il  n'était  pas  disponible,  mais  la  compagnie  ne  pouvait  même 
pas  appliquer  à  ses  aiïuircs  les  !i  millions  qu'elle  recevait  annuel- 
lement du  trésor.  Elle  était  obligée  de  les  distribuer  intégralement 
aux  actionnaires,  pour  lesquels  ils  formaient  un  dividende  fixe  que 
pouvaient  accroître  les  profits  du  commerce  et  que  ses  pertes  ne 
pouvaient  diminuer.  On  ne  lui  permettait  de  disposer  que  de  la 
première  annuité  de  1717,  qu'elle  devait  toucher  avant  d'être  défi- 
nitivement constituée.  C'est  avec  h  millions  qu'elle  devait  pourvoir 
à  ses  frais  de  premier  établissement  et  à  ses  opérations  de  culture, 
d'industrie,  de  commerce,  jusqu'au  jour  où  elle  pourrait  leur  affec- 
ter des  bénéfices  déjà  réalisés.  Cette  situation  n'avait  pu  échapper 
à  Law  :  il  devait  donc  nécessairement  compter  sur  la  banque  pour 
lui  fournir  par  ses  billets  les  ressources  qui  allaient  inévitablement 
lui  manquer.  D'un  autre  côté,  les  1,200  actions  de  la  banque,  de 
1,000  écus  (5,000  liv.)  chacune,  ne  se  prêtaient  que  difficilement  au 
commerce  des  valeurs  :  ni  les  négociations  auxquelles  elles  auraient 
donné  lieu  ni  même  leur  coui^  ne  sont  nulle  part  mentionnés.  Les 
200,000  actions  de  la  compagnie,  qui  n'étaient  que  de  500  livres 
et  qu'on  avait  eu  soin  de  déclarer  marchandise  que  chacun  peut 
vendre,  acheter,  marchander  à  son  gré,  ouvraient,  au  contraire, 
par  leur  nombre,  qui  devait  s'accroître,  et  par  leur  quotité  un 
vaste  champ  au  trafic  du  papier.  Comme  sociétés  de  commerce  et 
comme  instrnmens  de  crédit  et  de  spéculation,  la  banque  et  la 
compagnie  d'Occident  se  complétaient  l'une  l'autre  (1);  on  ne  tarda 
pas  à  donner  à  l'ensemble  de  leur  organisation  et  de  leurs  opéra- 
tions le  nom  de  système  de  Law. 

L'établissement  de  la  compagnie  d'Occident  allégeait  la  dette 
publique  remboursable  en  éteignant  100  millions  de  billets  de 
l'état,  mf^is  elle  ne  diminuait  pas  les  charges  annuelles  du  trésor  et 
n'augmentait  pas  ses  revenus  :  l'équilibre  entre  les  recettes  et  les 
dépenses  était  loin  d'être  rétabli.  Cependant  le  régent  et  le  conseil 
des  finances,  «  après  s'être  fait  rendre  un  compte  exact  de  la  situa- 
tion au  l^'sepfembie  1717,  et  des  opérations  qui  avaient  été  faites, 
crurent  ne  pas  devoir  différer  plus  longtemps  de  soulager  la  nation 
par  la  remise  du  dixième,  de  l'une  des  deux  impositions  extraor- 
dinaires dont  elle  était  chargée...  (édit  d'août  17J7.)  Cette  sup- 
pression d'un  impôt  qui  n'avait  été  établi  que  pour  la  guerre  et  à 
titre  temporaire,  bien  qu'au  point  de  vue  financier  elle  fût  inop- 
portune, ne  pouvait  qu'être  bien  accueillie  par  les  contribuables  : 

(I)  La  banque  devint  aussitôt  l'un  des  forts  actionnaires  de  la  compagnie.  Profitant 
de  la  disposition  qui  permettait  aux  sociétés  déjà  formées  «de  prendre  intérêt,»  dansr 
celle  d'Occident,  elle  s'empressa  do  convertir  les  billets  de  l'état  qui  formaient  les 
trois  quarts  de  son  fonds  social  (i, 500,000  francs)  en  neuf  mille  actions  de  la  compa- 
gnie d'Oc:ident. 


3êA  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

il  semble  que  le  gouvernement  ait  tenu  à  associer  cette  mesure 
essentiellement  populaire  à  la  fondation  de  la  société  d'Occident. 
Les  deux  édits,  avec  ceux  qui  avaient  pour  objet  une  loterie,  la 
création  de  1,200,000  livres  de  rente,  la  vente  des  petits  domaines, 
furent  envoyés  ensemble  au  parlement  le  22  août  pour  être  enre- 
gistrés. Les  chambres  assemblées  déclarèrent  aussitôt  qu'elles  ne 
pouvaient  donner  leur  avis  sur  des  actes  aussi  graves  sans  une 
mûre  délibération,  et  elles  demandèrent  «  un  état  détaillé  des  reve- 
nus du  roi  tant  ordinaires  qu'extraordinaires  et  des  charges  de  ces 
mêmes  revenus,  et  un  état  des  dettes  existantes  et  de  la  nature  de 
ces  dettes.  »  Cette  prétention  de  pénétrer  dans  le  détail  de  l'admi- 
nistration des  finances  fut  repoussée  avec  humeur  par  le  régent,  et 
le  parlement,  après  avoir  annoncé  avec  une  certaine  hauteur  qu'il 
examinerait  les  édits  «  à  loisir,  »  n'enregistra  que  le  6  septembre 
celui  qui  établissait  la  compagnie  d'Occident  :  ce  fut  le  premier 
incident  d'une  lutte  qui  devait  s'aggraver  et  se  prolonger. 

Pendant  que  la  compagnie  d'Occident  emploie  les  derniers  mois 
de  1717  à  former  son  capital,  à  s'organiser,  à  commencer  ses  opé- 
rations, la  banque,  plus  anciennement  établie,  développe  régulière- 
ment ses  affaires  et  sa  circulation,  et  elle  termine  l'année  en  réunis- 
sant pour  la  première  fois  l'assemblée  générale  de  ses  actionnaires 
afin  de  lui  présenter  ses  comptes.  Le  régent  préside  la  séance,  à 
laquelle  il  vient  accompagné  d'un  grand  nombre  de  grands  sei- 
gneurs, actionnaires  comme  lui.  L'assemblée  arrête  h  7  1/2  pour  100 
le  dividende  du  dernier  semestre  et  décide  que  l'escompte  fixé 
jusque-là  à  5  pour  100  sera  réduit  à  4  à  dater  du  l*^''  janvier.  Rien 
n'annonce  les  changemens  et  les  mouvemens  qu'un  avenir  pro- 
chain apportera  dans  la  situation  des  deux  sociétés. 

II. 

Au  commencement  de  1718,  Law,  directeur  de  la  banque  et  de 
la  compagnie  d'Occident,  a  toute  la  faveur  du  régent.  Les  plus 
hauts  fonctionnaires  de  l'état,  s'ils  ne  sont  pas  d'accord  avec  lui, 
sont  remplacés;  il  est  la  cause  d'une  crise  ministérielle.  Dangeau 
écrit  que,  «  le  28  janvier  1718,  M.  de  La  Vriliière  alla,  à  sept 
heures  du  matin,  chez  M.  le  chancelier  (d'Aguessean)  lui  redeman- 
der les  sceaux  et  lui  conseiller,  de  la  part  de  M.  le  duc  d'Orléans, 
de  se  retirer  à  sa  terre  de  Fresne  jusqu'à  nouvel  ordre.  »  D'Agues- 
seau  conserva  le  litre  de  chancelier,  qui  ne  pouvait  lui  être  enlevé, 
et  les  sceaux  furent  remis  au  lieutenant-général  de  police,  d'Ar- 
genson,  qui  reçut  en  même  temps  la  direction  el  principale  admi- 
nistration des  finances  [\) -,  le  duc  de  Noailles  avait  prévenu  par 

(1)  De  Luçay,  les  Secrétaires  d'état,  p.  209, 


HISTOIRE  FINANCIÈRE   DE  LA   FRANCE.  365 

une  démission  volontaire  la  retraite  qui  lui  eût  été  imposée.  Saint- 
Simon,  qui  prétend  avoir  conseillé  la  double  nomination  de  d'Ar- 
genson,  en  donne  deux  motifs  :  d'un  côté,  l'ignorance  du  nouveau 
garde  des  sceaux  en  matière  de  finances  semblait  devoir  laisser  plus 
de  liberté  à  Law  et  à  son  système  ;  d'un  autre  côté,  un  caractère  éner- 
gique et  un  grand  éloignement  pour  le  parlement,  avec  lequel  sa 
charge  le  mettait  continuellement  en  hostilité,  donnaient  l'assu- 
rance qu'il  ne  faiblirait  pas  dans  la  lutte  que  le  pouvoir  allait  avoir 
à  engager,  et  ce  motif  explique  aussi  la  retraite  de  d'Aguesseau. 
Les  efiets  de  ces  changemens  ne  tardèrent  pas  à  se  faire  sentir. 
Depuis  la  réforme  monétaire  de  décembre  1715,  les  monnaies 
avaient  peu  varié;  en  1716,  le  trésor  avait  cherché  quelques  res- 
sources dans  la  fabrication  de  nouvelles  espèces  d'or,  et  les  espèces 
d'argent  n'avaient  pas  été  modifiées.  Mais  un  arrêt  du  12  février 
1718  commença  à  permettre  de  porter  aux  Monnaies  les  anciennes 
espèces  non  encore  réformées  avec  un  sixième  en  billets  de  l'état 
ou  en  billets  des  receveurs-généraiix,  et  un  autre  arrêt  du  26 
abaissa  le  cours  des  anciens  louis  (de  30  au  marc)  de  20  livres  à 
18  livres,  et  le  cours  des  anciens  écus  (de  8  au  marc)  de  5  livres  à 
h  livres  10  sols.  Jamais  on  ne  fut  plus  fondé  à  voir  dans  la  baisse 
des  espèces  «  le  prélude  sinistre  d'une  prochaine  hausse.  »  Un  édit 
de  mai  1718  ordonne  une  refonte  générale  du  numéraire  et  prescrit 
de  fabriquer  de  nouveaux  louis  un  peu  plus  lourds  que  les  anciens, 
de  25  au  lieu  de  30  au  marc,  qui  auront  cours  pour  36  livres  au 
lieu  de  18,  et  de  nouveaux  écus,  de  10  au  marc,  un  peu  moins 
lourds  que  les  anciens,  qui  courront  pour  6  livres  au  lieu  de  h  livres 
10  sols.  Pour  subvenir  aux  dépenses  de  la  guerre  d'Espagne,  on 
avait,  en  1709,  haussé  le  cours  des  espèces  d'un  tiers:  on  le  hausse 
de  près  de  moitié,  et  ce  n'est  pas  pour  procurer  directement  des 
ressources  au  trésor.  L'édit  expose  simplement  «  que  la  somme 
considérable  des  billets  de  l'état  qui  restent  en  circulation  et  leur 
discrédit  arrêtant  le  commerce,  le  roi  a  résolu  d'y  remédier  en 
ordonnant  une  refonte  et  une  nouvelle  fabrication  qui,  en  donnant 
aux  porteurs  de  billets  de  l'état  le  moyen  de  les  convertir  en  argent, 
diminuera  la  valeur  des  denrées  et  facilitera  la  levée  des  imposi- 
tions (1),  »  et  il  prescrit  de  recevoir  aux  monnaies  les  anciennes 
espèces  démonétisées  à  raison  de  600  livres  le  marc  d'or  et  de 
hO  livres  le  marc  d'argent  avec  2/5  en  billets  de  l'état  (2)  :  c'est  une 

(1)  Manuscrit  du  ministère  des  finances. 

(2)  «  Le  marc  des  espèces  démonétisées  n'était  reçu  aux  îMonnaies  que  pour  600  liv. 
et  40  livres  l'argent.  Il  était  permis  de  porter  deux  cinquièmes  en  billots  de  l'état,  de 
sorte  qu'un  marc  d'or  d'anciennes  espèces  n'étant  reçu  que  pour  GOO  livres  avec  deux 
cinquièmes  en  billets,  240  livres,  en  tout  840  livres,  on  perdait,  non-seulement  la 
valeur  des  billets,  mais  encore  60  livres  par  marc  d'or  et  Pargent  à  proportion. 
(Manuscrit  du  ministère.) 


366  RETUE   DES   DEUX  MONDES. 

combinaison  semblable  à  celle  qui  avait  été  imaginée,  en  1709, 
pour  éteindre  les  billets  de  monnaies. 

Des  publiciste?  admirateurs  de  Law  ont  écrit  que  cet  édit,  loin 
d'avoir  été  inspiré  par  lui,  «  était  un  contre-coup  manifeste  porté  à 
son  système  (1)  ;  »  mais  les  ordonnances  monétaires  qui,  pendant 
deux  ans,  ne  cesseront  pas  de  modifier  le  cours  des  espèces,  auto- 
risent à  penser  qu'en  1718  Law  essayait  la  première  application 
d'un  plan  calculé  qui  consistait  à  tenir  le  numéraire  dans  une  agi- 
tation continuelle  pour  faire  donner  la  préférence  aux  billets  ;  on 
peut  croire  aussi  que  le  directeur  de  la  compagnie  d'Occident  ne 
fut  pas  fâché  de  voir  éteindre  en  totalité,  ou  au  moins  en  grande 
partie,  ce  qui  restait  des  billets  de  l'état,  afm  qu'on  ne  pût  l'obliger 
à  les  prendre  en  paiement  des  actions  nouvelles  dont  sans  doute 
il  rêvait  déjà  la  création.  Quoi  qu'il  en  soit,  les  délibérations,  les 
remontrances  du  parlement,  dans  le  grave  conflit,  qu'il  élève  aussi- 
tôt, sont  la  preuve  que  personne  alors  ne  considérait  Law  comme 
étant  resté  étranger  à  la  refonte  des  monnaies. 

Conformément  à  une  ancienne  tradition,  qui  remontait  à  1G56, 
l'édit  ne  fut  envoyé  qu'à  la  cour  des  monnaies,  qui  l'enregistra,  et 
il  fut  publié  1p,  20  mai.  Il  venait  d'être  afiiché  dans  les  rues  de  Paris 
quand,  le  2  juin,  une  vive  agitation  se  manifesta  dans  toutes  les 
chambres  du  parlement  :  des  commissaires  furent  nommés,  et,  le 
iZi,  sur  leur  rapport,  il  fut  décidé  que  l'aiïaire  était  assez  grave 
pour  que  toutes  les  cours  souveraines  fussent  convoquées  et  pour 
que  les  six  corps  des  marchands  et  les  principaux  banquiers  fussent 
consultés.  La  chambre  des  comptes,  la  cour  des  aides,  la  cour  des 
monnaies,  demandèrent  inutilement  l'autorisai  ion  de  se  réunir  au 
parlement  :  telles  furent  seulement  autorisées  à  présenter  directe- 
ment et  isolément  leurs  remontrances  (2).  Les  magistrats  ne  se 
découragèrent  pas,  et  le  18  juin,  après  avoir  entendu  les  six  corps 
de  marchands  et  les  banquiers,  ne  se  trouvant  pas  suffisamment 
éclairés,  ils  demandèrent  a  que  la  nouvelle  fabrication  et  distribu- 
tion des  espèces  fût  suspendue  jusqu'à  ce  que  le  nouvel  édit  eût  été 
envoyé,  délibéré  et  registre  en  la  cour,  si  faire  se  doit.  »  Le  sur- 
lendemain (20  juin),  informés  que  le  premier  président  avait  fait 
une  vaine  démarche  auprès  du  régent,  ils  résolurent  de  présenter 
en  corps  des  remontrances,  et,  sans  attendre,  se  laissant  entraîner 
au-delà  des  limites  raisonnables  du  droit  de  remontrance,  ils  ordon- 
naient, par  un  arrêt,  que  l'édit  de  1715  sur  les  monnaies  conti- 

(1)  Louis  Blanc,  Histoire  de  la  Révolution,  t.  i,  p.  291. 

(2)  La  cour  des  monnaies,  qui  avait  oaregistré  l'édit,.  garda  le  silence;  mab  la 
chambre  des  comptes  et  Li  cour  des  aidss  furent  reçues,  le  30  juin,  par  le  régent^  qui 
entendit  et  n'accueillit  pas  leurs  remontrances.  (De  Boislisle,  Histoire  des  j)remiers 
présidens  de  la  chambre  des  comptes,  p.  583.  —  Mémoire  sur  la  régem^  L  ii,  p.  90.) 


HISTOIRE    FINANCIÈRE   DE   LA   FRANCE.  367 

niierait  à  être  exécuté,  et  ils  défendaient  «  d'exposer,  de  livrer,  ni 
recevoir  des  espèces  de  la  nouvelle  refonte  ordonnée  par  l'édit  non 
enregistré,  et  à  tous  payeurs  de  faire  aucun  paiement  en  autres 
espèces  que  celles  ayant  cours  conformément  à  l'édit  de  1715.  » 
C'était  évidemment  s'immiscer  directement  dans  l'administration 
active  des  finances,  et  cette  usurpation  de  pouvoir  fut  réprimée  le 
jour  même  par  un  arrêt  du  conseil,  qui  casse  l'arrêt  du  parlement 
et  ordonne  que  l'édit  de  mai  1718  sera  exécuté.  De  nouvelles 
remontrances,  présentées  le  27  juin  et  le  27  juillet,  furent  encore 
repoussées  avec  hauteur  et  sévérité.  Alors,  exaspéré  par  ces  refus 
successifs,  le  parlement  ne  se  borne  plus  à  s'opposer  à  la  refonte 
des  monnaie,  il  étend  et  généralise  son  opposition,  et,  par  un 
arrêt  du  12  août  qui  vise  les  lettres  patentes  qui  ont  établi  la 
banque,  il  ordonne  «  que  ladite  banque  demeurera  réduite  aux 
termes  et  opérations  portés  par  ces  lettres  patentes,  et,  en  consé- 
quence, fait  défense  aux  directeurs,  inspecteurs,  trésoriers  et  autres 
employés  par  la  banque  de  garder  aucuns  deniers  royaux,.,  et 
ordonne  que  ces  deniers  seront  remis  à  chacun  des  officiers  comp- 
tables pour  être  employés  au  fait  et  exercice  de  leurs  charges...  n 
Et  s'en  prenant  directement  à  Lavv,  sans  le  nommer,  il  termine  «  en 
faisant  défense  à  tous  étrangers,  même  naturalisés,  de  s'immiscer 
directement  ni  indirectement  et  de  participer  en  leurs  noms  ou 
sous  des  noms  supposés  au  maniement  et  administration  des 
deniers  royaux...  »  Mais,  par  un  arrêt  du  conseil  du  21  août,  le 
roi,  «  étant  informé  que  le  parlement  de  Paris,  à  l'instigation  de 
gens  mal  intentionnés  et  contre  l'avis  des  plus  sages  de  cette  com- 
pagnie, abusant  des  difïèrentes  marques  de  considération  dont  il  a 
plu  à  Sa  Majesté  de  l'honorer,.,  fait  continuellement  de  nouvelles 
tentatives  pour  partager  l'autorité  Fouveraine,  s'attribuer  l'admi- 
nistration des  finances,..  »  casse  et  annule  la  délibération  du 
12  août  comme  attentatoire  à  Vautorité  royale^  règle  les  cas  et  les 
formes  dans  lesquels  des  remontrances  pourront  être  présentées  et 
ordonne  «  que,  faute  par  le  parlement  de  les  faire  dans  la  huitaine 
du  jour  que  les  édits,  déclarations  du  roi  et  lettres  patentes  lui 
auront  été  présentés,  ils  seront  réputés  et  tenus  enregistrés.   » 

Cette  situation  ne  pouvait  durer.  L'agitation  commençait  à  se 
rérpandre  dans  Paris  :  on  disait  dans  les  carrefours,  et  aussi  dans 
les  salons,  que  Law  était  décrété  d'accusation.  Un  lit  de  justice  fut 
résolu.  Le  26  août,  toutes  les  mesures  ayant  été  prises  pour  assu- 
rer le  maintien  de  la  tranquillité  publique,  le  parlement  est  mandé 
aux  Tuileries  avec  une  grande  solennité,  et,  «  en  présence  et  aunom 
du  roi,  »  il  lui  est  commandé  d'enregistrer  l'arrêt  du  conseil  du  2 1  août 
et  des  lettres  patentes,  qui,  rappelant  qu'institué  pour  rendre  la  jus- 
tice aux  particuliers,  il  n'a  pas  de  titre  pour  se  mêler  des  affaires  de 


368  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

l'état,  lui  font  défense  de  s'immiscer  jamais  dans  les  questions  de 
finances  et  de  surseoir  plus  de  huit  jours  à  l'enregistrement  d'un 
édit  :  après  ce  délai ,  tout  acte  de  l'autorité  royale  sera  considéré 
comme  enregistré.  Le  premier  président  fait  un  suprême  effort 
pour  obtenir  un  sursis  :  le  garde  des  sceaux  déclare  solennelle- 
ment :  Le  roi  veut  être  obéi  et  obéi  sur-le-champ ,  et  l'enregis- 
trement est  prononcé.  Le  surlendemain,  le  président  de  Blamont 
et  deux  conseillers  qui  avaient  montré  plus  d'ardeur  que  les  autres, 
sont  exilés  aux  îles  Sainte- Marguerite.  —  Le  régent  a  repris 
sur  les  cours  souveraines  l'autorité  de  Louis  XIV,  qu'il  avait  aban- 
donnée le  2  septembre,  et  Law  est  d'autant  plus  puissant  qu'il 
a  été  personnellement  et  inutilement  attaqué.  Depuis  le  mois  de 
janvier,  il  n'a  plus  d'adversaires  apparens  dans  le  gouvernement  : 
depuis  le  26  août,  l'accomplissement  de  se:,  projets  ne  peut  plus 
rencontrer  d'opposition  efficace  au  sein  du  parlement.  La  banque 
générale  devient  la  banque  royale  :  la  compagnie  d'Occident  d'^vient 
la  compagnie  des  Indes. 


III. 

La  première  pensée  de  Law  avait  été  de  faire  de  la  banque  un 
établissement  de  l'état  :  devant  l'opposition  que  ce  projet  avait  sou- 
levée, il  l'avait  ajourné  sans  l'abandonner,  et  il  s'empressa  de  le 
reprendre  dès  qu'il  se  crut  assez  fort  pour  vaincre  les  résistances 
qu'il  pourrait  rencontrer.  Mais  ces  résistances  n'eurent  même  pas 
l'occasion  de  se  produire  :  la  déclaration  qui  transformait  la  banque 
générale  en  banque  royale  fut  soumise  par  le  régent  à  un  conseil, 
réuni  la  nuit,  et  ne  comprenant  que  le  duc  de  Bourbon,  le  garde 
des  sceaux ,  directeur  des  finances,  et  le  duc  d'Antin  :  elle  fut 
envoyée  au  parlement,  qui  supplia  le  roi  «  de  vouloir  bien,  pour  le 
bien  de  ses  affaires,  faire  chercher  d'autres  expédions  plus  propor- 
tionnés à  la  majesté  royale  et  de  plus  facile  exécution;  »  mais,  après 
le  délai  de  huit  jours,  elle  fut  réputée  enregistrée,  conformément 
aux  lettres  patentes  du  26  août  1718. 

La  banque  générale  est  convertie  en  banque  royale  :  à  compter 
du  1"' janvier  1719,  elle  sera  régie  et  administrée  au  nom  et  sous 
l'autorité  du  roi,  suivant  les  ordres  du  duc  d'Orléans,  qui  en  sera 
seul  ordonnateur.  —  Les  6  millions  provenant  des  1,200  actions  de 
la  banque,  qui  appartiennent  au  roi  au  moyen  du  remboursement 
fait  de  ses  deniers  aux  actionnaires,  et  qui  sont  dans  la  caisse  de  la 
banque  en  actions  de  la  compagnie  d'Occident,  y  demeureront  pour 
servir  de  fonds  à  la  banque  et  en  assurer  les  opérations  envers  le 
public.  —  Il  ne  sera  fait  à  l'avenir  aucuns  billets  qu'en  vertu  des 


HISTOIRE   FINANCIÈRE    DE   LA   FRANCE.  369 

ordres  qne  le  roi  donnera  par  des  arrêts  du  conseil  :  ces  billets 
pourront  être  faits  en  écus  de  banque  ou  en  livres  tournois. 

Paris-Duverney  suppose  que  le  directeur  de  la  banque,  en  en 
faisant  un  établissement  de  l'état,  voulut  surtout,  (c  ne  pas  rester 
garant  des  billets  qui  devaient  jouer  un  si  grand  jeu  dans  l'exécu- 
tion de  son  système  ;  »  mais  Law  ne  doutait  pas  du  succès  de  ses 
entreprises  et  ne  craignait  pas  la  responsabilité.  Saint-Simon  est 
plus  exact  quand  il  lui  attribue  l'intention  «  de  donner  à  la  banque 
plus  de  crédit  et  d'autorité,  le  dernier  surtout  ;  pour  le  premier  elle 
y  en  perdit.  »  —  Le  crédit  cependant  ne  manqua  pas  à  la  banque 
royale,  comme  l'indique  Saint-Simon  :  moins  de  trois  mois  après 
sa  transformation ,  elle  put  emprunter  50   millions  par  l'émission 
de  ses  billets  devenus  des  effets  royaux,  alors  que  le  trésor  aurait  eu 
peine  à  trouver  i  million  sur  un  édit  enregistré  au  parlement.  Quant 
à  l'autorité,  elle  lui  fut  prodiguée  :  elle  s'affirma  promptement  par 
un  édit  du  26  décembre ,  qui  établit  un  bureau  de  la  banque  à 
Lyon,  à  La  Rochelle,  à  Tours,  à  Orléans,  à  Amiens,  —  qui  ordonne 
qu'au  !"■  mars  dans  ces  villes,  et  le  1""  janvier  à  Paris,  la  monnaie  de 
billon  ne  sera  plus  reçue  ni  donnée  dans  les  paiemens  au-dessus 
de  6  livres,  et  que  les  espèces  d'argent  ne  pourront  entrer  dans  les 
paiemens  excédant  GOO  livres,  —  et  qui  défend  aux  huissiers  de 
faire  aucun  protêt  contre  les  débiteurs  qui  offriront  des  billets  en 
paiement  dans  les  lieux  où  un  bureau  do  la  banque  les  rembourse  à 
vue.  C'était  changer  déjà  le  caractère  du  billet,  qui,  suivant  l'ex- 
pression juste  de  Forbonnais,  «  ne  devait  recevoir  de  préférence  sur 
l'argent  que  par  la  préférence  des  contractans  ;  »  c'était  donner  en 
partie  à  la  monnaie  fiduciaire  le  caractère  de  papier-monnaie.  L'au- 
torité ne  s'affirma  pas  moins  quand,  le  7  mai  1719,  pour  empêcher 
de  retirer  l'or  déposé  à  la  banque,  elle  abaissa  le  cours  des  louis 
de  36  à  35  livres  et  réduisit  ainsi  brusquement  et  arbitrairement 
à  14. 6A  le  rapport  entre  les  deux  métaux,  qui,  depuis  1686,  était 
de  15  et  quelques  centièmes. 

La  banque  générale  était  obligée  de  faire  ses  billets  en  écus  de 
banque,  d'un  titre  et  d'un  contrepoids  invariable,  et  cette  disposi- 
tion, qui  garantissait  la  monnaie  fiduciaire  contre  les  variations  si 
fréquentes  de  la  monnaie  métallique,  avait  été  accueillie  avec  faveur; 
mais  l'expérience  venait  de  montrer  qu'excellente  en  théorie,  elle 
était,  dans  la  pratique,  d'une  exécution  difficile  quand  le  cours  du 
numéraire  venait  à  varier.  L'édit  de  mai  sur  les  monnaies  donnait, 
pendant  un  certain  temps,  cours  pour  6  livres  aux  anciens  écus  de 
8  au  marc,  tandis  que  les  écus  de  banque  supposés  de  même  titre 
et  de  même  poids  valaient  5  livres.  La  même  quantité  d'argent 
était  exprimée  par  6  livres  et  par  5  livres,  suivant  que  l'écu  était 

TOME  Lxii.  —  1884  2i 


370  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

de  métal  ou  de  papier,  et  il  en  résultait  que  l'écharge  des  billets 
contre  le  numéraire,  et  réciproquement,  et  les  paiemens  en  billets 
de  sommes  toujours  exprimées  en  livres  ne  pouvaient  se  ''aire,  sans 
un  calcul  que  ne  comportait  pas  le  mouvement  nécessairement 
rapide  des  transactions  et  des  marchés  usuels  de  chaque  jour.  Il 
fallut  donc  ordonner  que  les  écus  de  banque  vaudraient  6  livres 
(arrêt  du  conseil  du  1"  juin  1718),  ce  qui  n'altérait  pas  leur  fixité, 
puisqu'ils  exprimaient  to^  jours  la  même  quantité  d'argent.  Mais  il 
en  fut  autrement  quand  les  écus  de  10  au  marc,  avec  le  même  cours 
de  6  livres,  remplacèrent  dans  la  circulation  les  écus  de  8  au  marc. 
On  fit  des  billets  de  ;a  banque  en  écus  de  10  au  marc  (1)  ;  mais 
alors,  pour  qu'ils  représentassent  le  même  poids  d'argent  que  les 
écus  de  8  au  marc,  la  livre  ayant  changé  de  valeur,  il  aurait 
fallu  qu'ils  valussent  7  liv.  8  s.  Pour  assurer  réellement  la  fxité  de 
valeur  des  billets ,  il  eût  fallu  que  cette  valeur  fût  exprimée,  non 
en  livres,  ni  en  écus  de  banque,  mais  par  le  poids  d'argent  qu'ils 
représentaient,  et  cette  combinaison  n'eût  pas  été  plus  pratique  que 
ne  le  serait  aujourd'hui  la  substitution  à  la  valeur  de  nos  monnaies 
exprimée  en  francs  de  l'indication  en  grammes  du  poids  d'or  ou 
d'argent  qu'elles  contiennent.  Ce  fut  à  cause  de  ces  difiicultés  qu'il 
fut  permis  à  la  banque  royale  de  faire  ses  billets  en  livres  tournois: 
elle  usa  de  cette  faculté  dès  le  c'ommencement  du  mois  de  janvier, 
et,  dans  la  suite,  ses  billets  furent  toujours  ainsi  libellés,  d  est  vrai 
qu'un  arrêt  du  conseil  du  22  avril  1719  ordonna  «  que  ces  billets 
en  livres  tournois  nepourroient  être  sujets  aux  diminutions  qui  pour- 
roient  survenir  sur  les  espèces  et  seroient  payés  en  entier.  »  Si  cette 
disposition  avait  eu  pour  but  et  pour  effet  de  donner  à  la  livre  des 
billets  une  valeur  fixe  indépendante  de  celle  de  la  livre  ordinaire 
déduite  du  cours  des  espèces,  elle  aurait  fait  renaître  les  difficultés 
auxquelles  avaient  donné  lieu  les  écus  de  banque  et  aurait  gêné 
de  même  l'emploi  et  la  circulation  des  billets;  elle  signifiait  seu- 
lement que  les  billets  dé  100  livres,  par  exemple,  continueraient  à 
valoir  100  livres,  quand  le  louis,  au  lieu  de  courir  pour  35  livres, 
en  vaudrait  36  ou  34.  C'était  la  condition  de  tous  les  etfets  de 
commerce;  elle  ne  pouvait  empêcher  que  leur  valeur  réelle  ne 
changeât  quand  la  variation  du  cours  des  espèces  faisait  varier  la 
valeur  de  la  livre. 

La  banque  royale  ne  pouvait  faire  aucuns  billets  sans  les  ordres 
du  roi  :  des  arrêts  du  conseil  des  5  janvier,  11  février,  1^',  22  avril  et 
10  juin  l'autorisèrent  successivement  à  en  fabriquer  et  à  en  émettre 
pour  160  millions.  Celui  du  22  avril  ne  se  borne  pas  à  autoii- 
ser  une  fabrication  de  billets  :  il  renouvelle  les  dispositions  de  l'ar- 

(I)  On  ne  possède  pas  l'arrêt  ou  l'édit  qui  les  ordonna,  mais  ils  sont  mentionnés 
dans  un  arrêt  du  8  juillet  1719  qui  les  supprima. 


HISTOIRE   FINANCIÈRE   DE   LA   FRANCE.  371 

rêt  d'avril  1717,  qui  prescrivent  de  recevoir  les  billets  en  paiement 
des  impositions  et  qui  enjoignent  aux  comptables  de  rembourser  en 
espèces  ceux  qui  leur  seront  présentés  jusqu'à  concurrence  de  ce 
qu'ils  auront  dans  leurs  caisses;  et  il  y  ajoute  ces  prescriptions  nou- 
velles et  significatives  :  —  Dans  les  villes  où  la  banque  a  des  bureaux, 
les  comptables  tiendront  leurs  caisses  en  billets,  et  s'ils  y  conser- 
vent du  numéraire,  en  cas  de  diminution  des  espèces,  ils  en  suppor- 
teront la  perte  ;  —  tous  transports  d'espèces  dans  ces  villes  sont 
interdits,  excepté  pour  le  service  de  la  banque  et  sur  un  certificat 
émané  de  ses  bureaux;  —  les  créanciers  pourront  exiger  de  leurs 
débiteurs  le  paiement  en  billets  de  leurs  créances,  excepté  pour  les 
appoints.  Ou  ne  peut  s'y  méprendre  :  la  guerre  est  de  plus  en  plus 
déclarée  aux  espèces  métalliques,  et  c'est  d'autorité  qu'on  entend 
leur  substituer  le  papier  dans  la  circulation. 

La  banque  générale,  institution  privée,  ne  fondant  sa  circulation 
que  sur  la  confiance  qu'elle  inspirait,  aurait  suffi  et  utilement  répondu 
aux  besoins  ordinaires  et  réguliers  du  commerce  :  la  banque  royale, 
établissement  de  l'état,  en  demandant  aux  privilèges  et  à  la  con- 
trainte les  moyens  d'accroître  l'émission  de  ses  billets,  se  prépare 
au  rôle  qu'eli»-.  aura  à  remplir  pour  dévc^lopper  et  transformer  la 
compagnie  d'Occident. 

La  société  concessionnaire  de  la  Louisiane  avait  eu  à  ses  débuts 
(août  1717)  moii)S  de  succès  que  la  banque.  Pendant  un  an,  elle 
forma  son  capital,  organisa  son  administration,  commença  ses  opé- 
rations de  colonisation  et  de  commerce  sans  que  ses  actions  pus- 
sent atteindre  le  pair  :  il  est  vrai  que  le  jour  oix  elles  purent  être 
vendues  500  livres,  les  souscripteurs  primitifs  réalisèrent  un  profit 
de  150  pour  100,  puisqu'ils  n'avaient  eu  à  payer  que  200  livres 
pour  se  procurer  500  livres  en  billets  de  l'état,  qui  perdaient  au 
moins  60  pour  100,  et  qti'ils  avaient  échangés  contre  une  action 
d'Occideat  :  ce  premier  bénéfice  devint  un  puissant  stimulant  pour 
la  spéculation. 

Law  reconnut  que,  pour  exciter  la  confiance  du  public,  il  fallait 
que  la  compagnie  s'assurât  des  profits  moins  éloignés  que  ceux  de 
la  Louisiaae.  Le  tabac  y  était  cultivé  avec  succès  :  l'exploitation  de 
la  ferme  des  tabacs  se  rattachait  donc  naturellement  aux  conces- 
sions de  la  société  et  elle  se  rendit  adjudicataire  de  cette  ferme  (sep- 
tembre 1718)  en  portant  à  h  miUions  le  prix  du  bail,  qui  n'était 
que  de  2,200,000  :  elle  obtint,  en  outre,  sans  augmentation  de  ce 
prix,  le  privilège  exclusif  de  la  vente  des  tabacs,  qui  n'était  pas 
compris  dans  la  ferme.  Ce  fut  le  signal  d'une  hausse  des  actions, 
qui,  à  la  fin  de  171S,  se  négocièrent  quelquefois  à  15  et  20  pour  100 
de  prime,  —  mais  sans  pouvoir  conserver  ce  cours. 

Yers  cette  époque,  Law  imagina,  pour  soutenir  le  cours  des 


372  REVUE    DES    DEliX   MONDES, 

actions ,  d'en  acheter  deux  cents  au  pair  et  de  payer  comptant 
ZiO,000  livres  avec  stipulation  que  cette  somme  serait  perdue  pour 
lui  s'il  ne  remplissait  pas  son  engagement  dans  un  délai  prochain 
et  déterminé  (1).  Ce  mode  d'opération  fit  d'autant  plus  de  bruit  et 
produisit  d'autant  plus  d'effet  qu'il  était  nouveau  et  encore  inconnu; 
mais  ici  celui  qu'on  a  souvent  représenté  comme  un  hardi  novateur 
et  un  profond  économiste  n'est  qu'un  spéculateur,  et  la  grande 
innovation  dont  il  enrichit  la  France  est  le  marché  à  prime. 

Au  commencement  de  1719,  la  compagnie  d'Occident  tint  sa  pre- 
mière assemblée  générale  :  le  régent,  !e  duc  de  Chartres,  le  duc  de 
Bourbon,  le  prince  de  Gonti,  des  maréchaux  et  des  grands  seigneurs 
vinrent  témoigner,  par  leur  présence ,  de  l'intérêt  qu'ils  portaient 
à  la  société  et  de  la  protection  qui  lui  était  assurée.  On  annonça 
aux  actionnaires  que  la  compagnie  venait  d'acheter  1,600,000  livres 
le  privilège  du  Sénégal  avec  tout  son  matériel ,  qui  comprenait  un 
fonds  considérable  de  marchandises  et  onze  vaisseaux  à  la  mer  : 
malgré  cette  dépense  et  celle  qu'il  avait  fallu  faire  pour  la  régie  des 
tabacs,  il  restait  en  caisse  3,577,097  livres  et  la  compagnie  avait 
en  marchandises  destinées  à  la  colonie  5/i8,000  livres  et  220,000  îiv. 
en  peaux  de  castors  :  on  avait  déjà  reçu  96  milliers  de  tabac  de  la 
Louisiane  qui  so  trouvait  supérieur  à  celui  de  la  Yirginie  et  on  était 
informé  que  la  production  de  la  soie  réussissait.  Plusieurs  résolu- 
tions furent  prises  en  vue  do  développer  encore  les  opérations  et 
d'accroître  les  profits.  Cette  situation  favorable,  qu'on  eut  soin  de 
publier,  affermit  et  éleva  le  cours  des  actions. 

Law  préparait  ainsi  la  transformation  plus  conplète  de  la  com- 
pagnie d'Occident.  Un  édit  de  mai  1719  supprime  les  compagnies 
des  Indes  orientales  et  de  la  Chine  et  les  réunit  à  celle  d'Occident, 
qui  s'appellera  désormais  la  Compagnie  des  Indes.  —  Elle  aura, 
pendant  la  durée  de  sa  concession ,  le  privilège  de  négocier  seule 
depuis  le  cap  de  Bonne-Espérance  jusque  dans  les  mers  des  Indes 
orientales,  aux  îles  de  Madagascar,  de  Bourbon  et  de  France,  dans 
la  Mer-Rouge,  en  Chine,  au  Mogol  et  au  Japon,  même  depuis  le 
détroit  de  Magellan  dans  toutes  les  mers  du  Sud.  —  Pour  satis- 
faire les  créanciers  de  la  compagnie  d'Orient,  tant  en  France  qu'aux 
Indes,  elle  pourra  faire  cinquante  mille  actions  nouvelles  {de  500  Iiv., 
au  capital  nominal  de  25  millions)  qui  ne  pourront  être  acquises 
qu'en  argent  comptant  et  en  payant  550  livres  par  action  :  ces 
actions  seront  de  même  nature  que  celles  qui  ont  formé  le  fonds 
social  de  100  millions.  Les  Français  et  les  étrangers  pourront  sou- 
scrire en  payant  comptant  les  50  livres  de  prime,  et  le  principal  de 
500  livres,  en  vingt  mois,  par  portion  égale  chaque  mois. 

(1)  Manuscrit  du  ministère  des  finances.  —  Forbonnais,  t.  ii,  p.  594. 


HISTOIRE    FINANCIÈRE    DE    LA    FRANCE.  373 

Avant  même  la  publication  de  l'édit,  les  anciennes  actions  se 
nf^gocièreiit  avec  30  pour  100  de  prime  (650  livres  l'action)  et 
l'empressemeiit  à  souscrire  les  nouvelles  fut  tel,  qu'en  peu  de  jours 
les  demandes  dépassèrent  50  millions  ;  mais  un  arrêt  du  conseil, 
du  "20  juin,  «  voulant  ôter  tout  prétexte  et  moyen  de  les  acquérir 
par  préférence  et  établir  une  i  égle  générale  qui  ne  fût  susceptiî)le 
d'aucune  faveur,  »  décida  qu'on  ne  serait  reçu  à  souscrire  qu'en 
présentant  quatre  fois  autant  d'actions  anciennes  qu'on  voulait  avoir 
d'actions  nouvelles.  Si  les  100  millions  du  fonds  social  n'étaient  pas 
représentés  pour  acquérir  les  nouvelles  actions,  ce  qui  ne  serait 
pas  demandé  serait  acquis,  après  un  délai  de  vingt  jours,  des 
fonds  de  la  compagnie,  qui  pourrait  ensuite  le  vendre  quand  les 
directeurs  le  jugeraient  convenable.  L'obligation  d'avoir  quatre 
actions  anciennes,  qu'on  appela  les  Dures,  pour  souscrire  à  une  des 
actions  nouvelles,  que,  par  suite,  on  appela  les  filles,  fut  consi- 
dérée et  a  souvent  été  présentée  depuis  comme  une  combinaison 
habile  et  perfide  imaginée  par  Law  pour  amener  l'élévation  des 
cours  :  elle  n'était  cependant  que  le  moyen,  aujourd'hui  bien  connu 
et  souvent  pr;  tiqué,  de  réserver  aux  actionnaires  d'une  société  dout 
le  fonds  social  est  augmenté,  le  privilège  de  souscrire  aux  actions 
nouvelles,  ce  qui  paraît  de  toute  justice.  Elle  fût  amené  la  baisse 
si  le  marché  avait  été  dispohé  à  la  iDaisse  :  the  ne  précipita  la  hausse 
que  parce  que  la  hausse  était  dans  !e  sentiment  public.  En  effet, 
un  grand  nombre  d'anciens  actionnaires,  afin  de  souscrire  aux 
actions  nouvelles,  conservèrent  leurs  titres,  qui  furent  d'autant  plus 
recherchés  qu'ils  étaient  plus  rares  :  après  avoir  souscrit,  ils  vendi- 
rent ensuite  des  actions  à  ceux  qui,  n'ayant  pu  souscrire,  n'en  étaient 
que  plus  désireux  de  devenir  actionuaires.  Les  transactions  furent 
si  nombreuses  que  le  numéraire  n'aurait  pu  y  suffire;  mais  Law 
avait  eu  la  précaution  de  faire  autoriser  la  banque,  le  10  juin,  à 
émettre  pour  50  millions  de  billets.  Ainsi  se  forme  et  apparaît  déjà 
le  lien  qui  unira  toujours  le  mouvement  des  billets  et  celui  des 
actions.  Dans  cette  situation  des  esprits  et  des  afi'aires,  les  actions 
devaient  monter  :  les  mères  et  les  filles  furent  à  1,000  livres  à  la 
fin  du  mois  de  juin,  et  au  commencement  du  mois  de  juillet  on  en 
vendit  1,300  livres,  1,360,  et  1,400  livres  (1)  sur  la  nouvelle  qu'on 
venait  de  découvrir  deux  mines  d'or  considérables  à  la  Louisiane 
et  que  la  banque  s'était  engagée  à  faire  à  la  compagnie  une  avance 
de  25  millions  en  billets  iqui  seraient  envoyés  dans  la  colonie  pour 
y  activer  le  mouvement  du  commerce  (2). 

Le  1"  juillet  1719,  la  banque  générale,  devenue  la  banque  royale, 

(1)  Mémoire  de  la  régence,  t.  i',  p.  3;0. 

(2)  Arrêt  du  16  juillet  1719. 


374  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

a  160  millions  de  billets  en  circulation,  et  la  compagnie  d'Occident, 
devenue  la  compagnie  des  Indes,  a  émis  250,000  actions,  qui,  au 
cours  de  1,000  livres,  représenteront  250  millions,  quand  elles 
seront  toutes  libérées  :  les  deux  élablissemens  ont  ainsi  fait  accepter 
par  le  public  une  valeur  en  papier  de  ZiiO  millions,  et  c'est  déjà 
beaucoup  dans  l'état  du  crédit  et  des  fortunes  privées.  Six  mois 
après,  le  1"  janvier  1720,  les  billets  de  la  ban  ]ue  monteront  à  1  mil- 
liard et  la  compagnie  des  Indes  aura  émis  62Zi,000  actions,  qui, 
évaluées  10,000  livres  (et  il  s'en  vendit  à  15,000  et  18,000  livres), 
représenteront,  quand  elles  seront  toutes  libérées,  6  milliards 
240,000  livres;  avec  les  billets,  7  milliards  2/i0,000  livres  de 
valeurs  entre  les  mains  du  public.  La  France  se  sera  t- elle  donc 
enrichie,  en  six  mois,  de  plus  de  6  milliards  et  demi?  Quels  seront 
et  comment  se  seront  ftjrmés  ces  trésors  ? 


lY. 


Pour  parvenir  à  un  résultat  si  extraordinaire,  ce  n'est  pas  trop 
que  la  banque  et  la  compagnie  combinent  leurs  actes  et  unissent 
leurs  efforts  :  trois  jours  consécutifs  de  la  fui  de  juillet  en  offrent 
un  frappant  exemple.  —  Le  25  juillet,  pour  empêcher  des  retraits 
d'or  qu'on  commencée  effectuer  dans  ses  caisses,  la  banque  obtient 
que  le  cours  des  louis  soit  réduit  de  35  livres  à  3'j  livres,  ce  qui 
abaisse  à  l/i.22  le  rapport  entre  l'or  et  l'argent,  et  en  même  temps 
elle  est  autorisée  à  émettre  pour  2Ù0  millions  de  nouveaux  billets  : 
le  même  jour  aussi,  la  compagnie  obtient  la  concession  de  la  fabri- 
cation des  monnaies,  avec  ses  profits,  pendant  neuf  ans,  moyennant 
50  millions  qu'elle  paiera  en  quinze  mois,  à  compter  du  1"  octobre 
prochain.  —  Le  26,  la  compagnie  annonce  à  ses  actionnaires, 
qu'à  compter  du  1*'''  janvier  le  dividende  sera  de  60  livres  par 
action  :  12  pour  100  sur  le  pair  de  500  livres.  —  Enfui,  le  27, 
pour  se  procurer  les  50  millions  qu'elle  doit  au  trésor,  elle  est  auto- 
risée à  émettre  50,000  actions  nouvelles,  qui  jouiront  des  mêmes 
avantages  que  les  550,000  anciennes,  et  qui  seront  acquises  par 
les  actionnaires  au  prix  de  i,000  livres.  Le  dividende  de  60  livres, 
annoncé  la  veille,  assure  encore  un  intérêt  de  6  pour  100  aux 
actions  qui  seront  payées  1,000  livres  :  si  les  espèces  manquent 
pour  le  paiement  des  nouveaux  titres,  elles  seront  suppléées  par  les 
billets  que,  deux  jours  avant,  la  banque  a  été  autorisée  à  émettre. 

Ces  50,000  actions,  qu'on  appela  les  petites- filles,  furent  encore 
plus  recherchées  que  ne  l'avaient  été  les  filles  :  on  se  disputait  les 
actions  anciennes,  dès  qu'il  en  paraissait  sur  le  marché,  afin  de 
pouvoir  souscrire  aux  actions  nouvelles.  —  «  Law  faisoit  merveille 


HISTOIRE   FINANCIÈRE    DE   LA   FRANCE.  375 

avec  son  Mississipi,  écrit  Saint-Simon  (1);  on  avoit  fait  comme  une 
langue  pour  entendre  ce  mai.ège,  et  pour  pouvoir  s'y  conduire. 
C'était  à  qui  aurait  du  Mississipi.  Il  s'y  faisait  presque  tout  à  coup 
des  fortunes  immerses.  Law,  assiégé  chez  lui  de  siipplians  et  de 
soupirans,  voyoit  forcer  sa  porte,  entrer  du  jardin  par  ses  fenêtres, 
tomber  dans  son  cabinet  par  la  cheminée.  On  ne  parloit  que  par 
millions.  »  Il  ajoute  que,  pressé  de  prendre  des  actions,  il  répondit  : 
w  Depuis  la  fable  du  roi  Midas,  je  n'ai  lu  nulle  part  et  encore  moins 
vu  que  personne  eût  la  faculté  de  convertir  en  or  tout  ce  qu'il  tou- 
choit  ;  je  ne  crois  pas  aussi  que  cette  vertu  soit  donnée  à  Law  ; 
mais  je  pense  que  tout  son  savoir  est  un  savant  jen,  un  habile  et 
nouveau  tour  de  passe-passe,  qui  met  le  bien  de  Pierre  dans  la 
poche  de  Jean  et  qui  n'enrichit  les  uns  que  des  dépouilles  des 
autres;  'ôt  ou  tard  cela  tarira;  le  jeu  se  verra  à  découvert;  une 
infinité  de  gens  demeureront  ruinés...  J'abhorre  le  bien  d'autrui  et 
pour  rien  je  ne  m'en  veux  charger.  » 

Dans  les  premiers  jours  du  mois  d'août,  les  actions  montèrent  à 
1,750  livres,  2,000  livres,  2,250  livres,  3,000  livres  (2);  cepen- 
dant on  ne  promettait  qu'un  dividende  de  60  livres,  et  la  promesse 
était  môme  peut-être  témé  aire  (3).  Mais  on  commençait  à  parler 
d'une  nouve'le  et  plus  considérable  extension  de  la  compagnie;  on 
disait  quf ,  dpjà  concessionnaire  de  la  ferme  des  tabacs  et  de  la 
fabrication  drs  monnaies,  elle  allait  réunir  dans  ses  caisses  le 
recouvrement  de  presque  tous  les  revenus  puilics  (4). 

En  1718,  des  hommes  d'alTaires,  des  banquiers  et,  parmi  eux, 
les  frères  Paris,  qui,  par  leur  habileté  et  leur  fortune,  avaient  acquis 
une  g)  ande  notoriété,  s'étaient  rendus  adjudicataires,  pour  six  ans, 
sous  le  nom  d'Aymard  Lambert,  des  fermes  générales,  et  ils  avaient 
créé  pour  l'exploitation  de  leur  concession  une  compagnie  (5)  dont 
les  formes  étaient  semblables  à  celles  de  la  compagnie  d'Occident 
qui  venait  d'être  établie.  Cette  compagnie,  que  le  public  s'empresr^a 
d'appeler  taniisystème,  avait  des  revenus  moins  loin  ains  et  plus 


(1)  Mémoires,  t.  xvi,  p.  253. 

(2)  Mémoire  de  la  régence,  t.  ii,  p.  321. 

(3)  Un  cli\idende  de  60  livres  à  trois  cent  mille  actions  exigeait  un  produit  annuel 
de  18  millions.  La  compagnie  recevait  de  l'état  une  annuité  de  4  millions  ;  on  peut 
évaluer  le  bénéfice  des  tabacs  à  2  millions,  celui  de  la  fabrication  des  monnaies  à 
4  millions.  Il  aurait  fallu  que  les  b^^néfices  du  commerce  s'élevassent  à  8  millions! 

(4)  «  La  hausse  ne  se  boriia  pas  aux  actions;  une  partie  du  projet  de  Law  ayant 
transpiré,  on  vit  tout  à  coup  nombre  de  personnes  s'empresser  à  se  procurer  des 
billets  de  l'état,  des  billets  des  receveurs-généraux  et  autres  effets  du  l'oi,  qui  per- 
doient  encore  plus  de  33  pour  100.  Cette  grande  recherche  les  fit  monter  au  pair  de 
l'argent  et  la  révolution  qu'elle  amena  de  nouveau  dans  les  fortunes  amena  de  nou- 
veaux concurrens  dans  le  commerce  des  actions.  »  (Forbonnais,  t.  ii,  p.  598) 

(5)  Arrêt  du  16  septembre  1718. 


376  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

assurés  que  la  compagnie  d'Occident.  «  Il  est  constant,  dit  For- 
bonnais,  que  ses  actions  avaient  un  avantage  décidé  par  la  nature 
des  affaires  et  des  bénéfices  qu'elles  embrassaient  :  elle  devait 
gagner  le  dessus  et  cela  arriva  en  effet.  »  C'était  pour  la  compa- 
gnie d'Occident  une  concurrence  redoutable  que  Law  avait  vue 
s'établir  avec  dépit  :  son  désir  de  la  faire  disparaître  s'accrut  encore 
quand  il  put  croire  que  la  compagnie  des  fermes  n'était  pas  restée 
étrangère  aux  manœuvres  qui  avaient  cherché  à  causer  des  embarras 
à  la  banque  par  des  retraits  d'or  considérables  et  précipités. 

Pour  obtenir  de  l'état  qu'il  annule,  après  un  an  de  jouissance 
seulement,  le  bail  passé  pour  six  années  à  Aymard  Lambert,  il  faut 
offrir  des  avantages  considérables  et  il  ne  suffit  pas  de  porter  le 
prix  de  ce  bail  de  A8, 500,000  à  52  millions.  Law  propose  de  prêter 
au  roi  à  3  pour  100  1,200  millions,  qui  seront  employés  à  rem- 
bourser les  rentes  et  les  autres  charges  assignées  sur  les  aides  et 
gabelles,  sur  les  tailles,  sur  les  recettes  générales,  sur  le  contrôle 
des  actes,  sur  les  postes  ;  —  les  100,000  actions  de  la  compagnie 
des  ftrmes  ;  —  les  billets  de  l'état  et  ceux  des  receveurs  généraux, 
les  finances  des  offices  supprimés  ou  à  supprimer.  C'est  l'extinc- 
tion de  presque  toute  la  dette  publique,  et  le  trésor  aora  à  payer 
à  la  compagnie  une  redevance  annuelle  de  36  millions,  au  lieu  des 
!\8  millions  qu'il  paie  à  ses  créanciers,  pour  un  capital  de  1,200  mil- 
lions, depuis  que  les  rentes  et  les  autres  dettes  de  l'état  ont  été 
réduites  à  un  intérêt  de  A  pour  100.  L'offre  est  donc  séduisante  et 
elle  est  acceptée  (1).  — -  La  compagnie  d^^s  Indes  est  autorisée  à 
emprunter  elle-même  les  1,200  millions  en  actions  rentières  au 
porteur  ou  en  contrats,  à  3  pour  100  d'intérêt  par  an.  —  En  con- 
séquence, i02<^^.s  les  rentes  sont  éteintes  et  supprimées  i  les  titres 
seront  rapportés  au  trésor  et  les  rentiers  seront  remboursés  en  assi- 
gnations sur  le  caissier  de  la  compagnie  des  Indes  :  les  ordon- 
nances de  liquidation  des  charges  supprimées,  les  billets  des  rece- 
veurs généraux,  ce  qui  reste  de  billets  de  l'état,.,  etc.,..  seront 
également  présentés  au  trésor,  et  transmis  au  caissier  de  la  com- 
pagnie, qui  les  acquittera  (2). 

Ce  n'était  point  une  entreprise  sans  difficulté,  au  point  de  vue 
économique  et  financier,  que  de  rembourser  presque  immédiate- 
ment 1,200  millions  aux  rentiers  et  aux  créanciers  de  l'état.  Ils 
pouvaient  bien  recevoir,  provisoirement,  en  paiement,  des  billets 
de  la  banque  ;  mais  ces  billets  ne  produisant  pas  d'intérêt,  ils  étaient 
obligés  de  chercher  un  emploi  à  des  capitaux  dont  le  revenu  était 
pour  la  plupart  leur  seul  moyen  d'existence.  Si  ces  1,200  millions 


(1)  Arrêt  du  conseil  du  27  août  1719. 
(2;  Arrêt  du  conseil  du  31  août. 


HISTOIRE    FINANCIERE    DE   LA    FRANCE.  S 77 

avaient  dû  être  employés  en  acquisitions  d'immeubles,  ou  de  valeurs 
mobilières  alors  si  peu  répandues  en  France,  les  prix  en  auraient 
aussitôt  considérablement  monté.  La  compagnie  offrait,  il  est  vrai,  au 
public,  cette  somme  de  1 ,200  millions  en  actions  rentières  (1)  ou  en 
contrats,  à  3  pour  100  ;  mais  comment  espérer  que  les  anciens  ren- 
tiers consentiraient,  s'ils  n'y  étaient  contraints,  à  s'imposer  une 
perle  annuelle  de  1  pour  100  en  acquérant  ces  titres  pour  remplacer 
ceux  qui  leur  rapportaient  h  pour  100  ?  Une  combinaison  nou- 
velle mit  à  leur  disposition  et  à  celle  du  public  des  valeurs  plus 
attrayantes. 

La  concession  des  fermes  générales  avait  encore  fait  monter  les 
actions  ;  «  elle  avait  été,  dit  Forbonnais,  l'espèce  d'enchantement 
qui  enivra  en  quelque  sorte  toute  la  nation.  »  Law  en  profite  aus- 
sitôt pour  faire  autoriser  successivement  la  compagnie  à  émettre 
300,000  actions  nouvelles,  non  plus  à  550  livres  ou  à  1,000  livres 
comme  les  filles  et  les  petites- filles,  mais  à  5,000  livres  :  dix  fois 
le  pair  de  l'action  de  500  livres.  Ces  titres  nouveaux  ne  seront  plus 
réservés  aux  anciens  actionnaires  ;  la  souscription  sera  ouverte  à 
tout  le  monde  ;  le  prix  de  5,000  livres  sera  acquitté  en  dix  paiemens 
égaux,  le  premier  en  souscrivant,  et  les  neuf  autres  de  mois  en 
mois.  Ces  300,000  actions  qui,  à  5,000  livres,  produiront  1,500  mil- 
lions et  qui  ne  recevront  que  le  dividende  qui  pourra  leur  être  dis- 
tribué, remplaceront,  au  grand  profit  de  la  compagnie,  les  actions 
rentières  et  les  contrats  à  3  pour  100,  qui  n'auraient  donné  que 
1,200  millions,  et  auxquels  il  aurait  fallu  servir  un  intérêt  fixe  de 
3  pour  100  :  soit  36  millions. 

L'empressement  à  souscrire  les  nouvelles  actions  fut  tel  que  bien- 
tôt il  parut  nécessaire  de  réserver  un  privilège,  pour  leurs  souscrip- 
tions, aux  rentiers  et  aux  créanciers  de  l'état,  obligés  d'employer 
les  fonds  qui  leur  seraient  remboursés  :  il  fut  décidé  que,  jusqu'à 
nouvel  ordre,  il  ne  serait  délivré  de  souscriptions  qu'à  ceux  qui 
paieraient  en  récépissés  de  caisse  de  la  compagnie,  en  billets  de 
l'état  ou  de  la  caisse  des  receveurs  généraux,  en  actions  de  la  com- 
pagnie des  fermes  (2).  Ces  effets  montèrent  aussitôt  tellement  que 
les  négociations  devinrent  difficiles;  il  fallut  admettre  de  nouveau 
les  suuscripxeurs  à  payer  en  billets  de  banque,  et  ces  billets  ne  furent 
reçus  qu'avec  une  prime  de  10  pour  100  ;  on  eu  était  venu  à  vou- 
loir que  le  papier  fît  prime  sur  les  espèces  métalliques.  Pour  con- 
solider et  pour  accroître  encore,  s'il  était  possible,  cette  faveur  du 
billet  sur  l'or  et  l'argent,  le  cours  des  espèces  fut  réduit,  celui  des 
louis  à  33  livres  et  celui  des  écus  à  5  !iv.  16  s.  (arrêt  du  :'5  s^p- 


(1)  C'est  ce  qu'on  appelle  aujourd'hui  des  obligations. 

(2)  Arrêt  du  conseil  du  26  septembre  1719. 


378  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

tembre).  Mais  l'émission  des  actions,  et  les  négociations  auxquelles 
elle  allait  donner  lieu,  ne  pouvaient  s'opérer  sans  une  quantité 
considérable  de  numéraire  ou  de  billets  :  la  banque  fut  autorisée 
le  12  septembre  à  en  fabriquer  pour  120  millions,  et  le  2h  octobre 
pour  une  somme  égale.  Tandis  que,  jusque-là,  les  billets  avaient 
été  faits  en  coupures  de  1,000  livres,  de  100  livres  et  de  10  livres, 
ceux-ci  furent  tous  émis  en  coupures  de  iOfiOO  livres,  ce  qui 
indique  la  nature,  le  chiftre,  l'importance  des  transactions  aux- 
quelles ils  devaient  servir. 

Depuis  longtemps  les  effets  royaux,  dont  le  discrédit  faisait  sans 
cesse  varier  les  cours,  donnaient  lieu  à  un  trafic  dont  le  siège  s'était 
établi  dans  la  rue  Quiacampoix,  alors  habitée  par  des  banquiers, 
des  gens  d  affaires,  et  même  des  prêteurs  à  la  petite  semaine,  qui 
tous  prirent  uoe  part  active  au  commerce  des  actions  :  des  mères, 
des  fdh's,  des  pctîies-ftlles  et  des  30  i, 000  nouvelles.  A  pariir  du 
jour  de  l'ouverture  de  la  souscription,  la  foule  s'y  porta  :  les  actions 
achetées  et  vendues  au  comptant,  à  term?,  à  prime,  y  atteignirent 
rapidement  le  prix  de  10,000  livres  et  montèrent,  à  la  fin  de 
novembre,  à  15,000  et  18,000  livres,  sans  conserver  toujours  ce 
cours  (1).  A  la  fin  d'octobre,  l'aflluence  devint  si  prodigieuse  rue 
Quincampoix,  qu'afm  de  provenir  les  rixes  et  les  désordres  il  fallut 
y  établir  «  une  garde  de  douze  hommes,  commandés  par  trois  offi- 
ciers, pour  y  rester  tout  le  jour,  et  au  besoin  la  nuit,  veiller  à  la 
liberté  et  à  la  sûreté  des  négocians,  arrêter  les  filous,  les  vaga- 
bonds et  rendre  compte  du  tout.  »  (Arrêt  du  26  octobre.)  —  Les 
deux  extrémités  de  la  rue  furent  garnies  d'un  corps  de  garde  et 
d'une  grille  dont  l'ouverture,  à  six  heures  du  matin,  et  la  ferme- 
ture, à  sept  heures  du  soir,  étaient  annoncées  par  le  son  d'une 


(IJ  On  lit  dans  Forbonnais,  t.  ii,  p.  599  et  601  :  «  La  rue  Quincampoix,  où  demeu- 
roient  le>j  principau.  banquiers,  so  remplit  d'uae  foule  extraordinaire,  et  la  seule 
variation  du  cours  des  actions  dans  Tespace  d'une  journée,  qu'occasionnoit  la  diver- 
sité des  spéculatiois,  étoit  capable  do  procurer  des  gains  considérables  à  ceux  qui 
connaissoient  les  manèges  de  la  place...  Le  mouvement  fut  extraordinaire  pour  se 
procurer  les  effets  propres  à  être  convertis  en  récépissés  de  remboursement.  On  don- 
noit  11,000  livres  en  or  pour  10,000  livres  en  papier  de  l'état,  et  on  payoit  des  cour- 
tages assez  considérables  pour  procurer  de  petites  fortunes  à  ceux  qui  avoient  le 
secret  de  faire  expédier  promptement  cette  conversion.  Les  esprits  étoient  dans  une 
telle  fermentation  qu'on  ne  raisonnoit  plus.  Ou  alla  jusqu'à  imaginer  que  les  nou- 
velles actions  valoient  mieux  que  les  anciennes,  sans  doute  parce  qu'elles  emplo}  oient 
le  remboursement  de  dettes  privilégiées.  Un  assez  grand  nombre  de  gens  s'empressè- 
rent de  les  vendre  afia  d'en  acheter  de  nouvelles,  pour  que  la  valeur  des  anciennes 
baissât  de  8,000  à  4,000,  ce  qui  procura  aux  personnes  un  peu  plus  au  fait  des  négo. 
ciations  le  moyfn  de  faire  de  grandes  fortunes  en  peu  de  temps,  car  il  falloit  que  toutes 
les  actions  tombassent  ou  que  celles-là  revinssent  au  niveau  des  autres,  toutes  étant 
de  môme  espèce,  et  le  remboursement  changeant  la  nature  du  privilège  des  dettes 
du  roi.  » 


HISTOIRE    FINANCIÈRE   DE   LA.   FRANCE.  379 

cloche.  «  Les  personnes  distinguées  de  l'un  et  l'autre  sexe  entraient 
par  la  rue  aux  Ours,  et  le  vulgaire  par  la  rue  Âubry-le-Boucher(l).)) 
—  Toutes  les  maisons,  tous  les  appartemens  furent  convertis  en 
bureaux,  loués  aux  agioteurs  à  raii^on  de  200,  300  ou  liOO  livres  par 
mois,  suivant  leur  étendue  :  une  maison  dont  le  loyer  ordinaire 
était  de  600  à  800  livres  par  an  pouvait  contenir  trente  ou  qua- 
rante bureaux  et  rapporter  de  '0,000  à  12,000  livres  par  mois.  On 
raconte  (2)  qu'un  savetier  dont  l'échoppe,  formée  de  quelques 
planches,  était  adossée  au  mur  du  jardin  du  banquier  Tourton,  la 
transforma  en  bureau  et  gagna  200  livres  par  jour  en  la  mettant  à 
la  disposition  des  spéculateurs,  en  leur  fournissant  des  plumes  et 
du  papier,  en  offrant  des  escabeaux  aux  dames  qui  venaient  con- 
templer ce  spectacle  inouï. 

Mais  la  compagnie  qui  provoquait,  par  ses  opérations,  ces  spé- 
culations excessives,  voulait  aussi  paraître  inspirée  par  des  senti- 
mens  de  bien  public  et  d'intérêt  général.  Elle  recevait  de  l'état  une 
annuité  de  II  millions  pour  l'intérêt  des  100  millions,  en  billets  de 
l'état,  qui  avaient  fait  son  fonds  social.  Elle  représenta  que,  tous 
les  sujets  du  roi  ne  devant  plus  recevoir  que  3  pour  100,  son 
annuité  devait  être  réduite  à  3  millions  ;  et,  comme  l'état  y  gagnait 
1  million,  elle  demanda  et  elle  obtint  facilement  (arrêt  du  19  sep- 
tembre) que  les  contribuables  fussent  soulagés  par  la  suppression 
des  droits  sur  les  huiles,  le  suif  et  les  cartes,  consentant  elle-même 
à  la  suppression  des  24  deniers  pour  livre  sur  le  poisson  qui  fai- 
saient partie  des  fermes  générales.  Ce  désintéressement  fut  géné- 
ralement approuvé,  et  il  contribua  à  la  hausse  des  actions.  Ce  fut 
aussi  dans  un  intérêt  public,  celui  du  trésor,  que  la  compagnie, 
devant  se  procurer  par  l'émission  des  300,000  actions  im  capital 
de  1,500  millions,  crut  devoir  offrir  de  porter  à  cette  somme  son 
prêt  de  1,200  millions.  Ce  supplément  de  300  millions,  qui  fut 
accepté  (3),  devait  permettre  un  remboursement  plus  complet  de 
la  dette  publique.  Il  est  vrai  que,  le  même  jour,  !a  compagnie, 
poursuivant  son  projet  de  réunir  dans  ses  caisses  tous  les  revenus 
de  l'état,  obtenait  la  suppression  des  receveurs  généraux,  qu'elle 
remp'acerait  {!i),  «  parce  qu'il  importe  au  bien  de  tous  que  le 
recouvrement  des  deniers  publics  se  trouve  dans  les  mêmes  mains 
pour  en  faciliter  la  perception.  » 

Le  versement  du  second  dixième  des  actions  allait  être  exigible, 
et  un  grand  nombre  de  f:Ouscripteurs,  ayant  pris  des  engagemens 
fort  au-dessus  de  leurs  ressources,  se  voyaient  à  la  veille  d'être 

(1)  Lemontey,  Histoire  de  la  régence,  p.  311. 

(-2)  Du  Hautchamp,  Histoire  du  système,  t.  iv,  p.  193. 

(3)  Arrêt  du  12  octobre  1719. 

(i)  Ibid. 


380  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

forcés  de  vendre  une  partie  de  leurs  aciions  pour  acquitter  le  terme 
échu  des  autres.  Afin  d^^  prévenir  la  baisse  qui  aurait  pu  en  résul- 
ter, les  époques  de  ver:semens  furent  rendues  trimestrielles,  et  elles 
furent  prorogées  :  la  première,  au  mois  de  décembre;  la  deuxième, 
en  mars;  et  la  troisième,  en  juin  (1).  La  banque  s'engagea,  d'ail- 
leurs, à  prêter  à  2  pour  100  2,500  livres  sur  chaque  action  dépo- 
sée, afin  qu'aucun  actionnaire  ne  fût  embarrassé  pour  effectuer 
ses  versemens.  «  Ces  mesures  successives  soutenaient  la  confiance 
des  actionnaires  et  secondaient  à  merveille  l'enchantement  du 
public  (2).  » 

En  moins  de  trois  mois,  le  nombre  des  actions  a  doublé ,  et 
le  prix  auquel  elles  se  négocient  a  plus  que  décuplé  :  sur  les 
300,000  actions  émises  à  5,000  livres,  ua  dixième  seulement  est 
versé,  et  1,350  millions  restent  à  payer  en  trois  termes  égaux  de 
A 50  millions  chacun.  Pour  de  telles  opérations,  de  tels  paiernens, 
de  telles  spéculations,  les  autorisations  récemment  données  à  la 
banque  de  créer  pour  240  millions  de  billets,  qui  porteront  sa  cir- 
culation à  6li0,  ne  seront  pas  suffisantes;  il  faut  encore  que  la  faveur 
avec  laquelle  seront  reçus  et  circuleront  de  nouveaux  billets  réponde 
à  la  hausse  des  actions  :  dans  cette  vue,  tous  les  moyens  sont  employés 
pour  déprécier  et  discréditer  les  espèces  métalliques.  Les  disposi- 
tions de  l'arrêt  du  25  juillet  sont  renouvelées  et  confirmées;  les 
créanciers  pourront  toujours  exiger  des  billets  de  leurs  débiteurs; 
les  rentiers  et  les  créanciers  de  l'éiat  pourront  en  exiger  de  la  com- 
pagnie pour  les  remboursemens  qu'elle  a  à  leur  faire;  la  compagnie 
pourra  en  exiger  des  contribuables  pour  les  impositions  dont  elle 
fait  le  recouvrement.  Afin  de  dégoûter  le  public  du  numéraire,  on 
imagine  de  frapper  des  pièces  d'or  et  d'argent  d'un  titre  très  élevé, 
mais  très  faibles  de  poids  :  des  qidnzaûis  d'or  fin,  de  65  j-^  au 
marc,  courant  pour  J  5  livres,  et  valant  intrinsèquement  12  fr.  Ih  de 
notre  monnaie,  et  des  livres  d'argent  fin,  de 65  ^^  au  marc,  comme 
les  quinzains,  courant  pour  1  livre,  et  valant  intrinsèquement  0  iV.  81; 
on  pensait  que  des  pièces  d'un  volume  et  d'un  poids  si  minimes 
seraient  peu  agréables  et  peu  commodes,  et,  en  effet,  leur  fabrica- 
tion fut  si  mal  accueillie,  que  bientôt  elle  fut  abandonnée  (3).  Trois 
diminutions  successives  du  cours  des  louis  et  des  écus  sont  ordon- 
nées en  même  temps  :  les  louis  seront  réduits  de  33  livres  à  32, 
immédiatement  ;  à  31  livres,  le  l*'  janvier  ;  à  30  livres,  le  i"  février  ; 
et  les  écus,  aux  mêmes  époques,  de  5  liv.  16  s.  à  5  liv.  12  s.; 
à  5  liv.  8  s.;  à  5  liv.  h  s.  Cette  diminution  des  espèces,  surélevées 


(1)  Arrôt  du  20  octobre. 

(2)  Forbonnais,  t.  ii,  p.  603. 

(3)  Arrêt  du  2  décembre  1719. 


HISTOIRE   FINANCIÈRE    DE  LA    FRANCE.  381 

sans  raison,  a  l'avantage  de  rapprocher  leur  valeur  légale  de  la 
valeur  commerciale  du  uiélal  qu'elles  coutiennent  :  elle  n'en  trouble 
pas  moins  les  intérêts,  et  elle  est  ouéreuse  à  ceux  qui  possèdent 
du  numéraire  au  moment  où  elle  s'effectue;  ils  ne  pourront,  par 
exemple,  donner  que  pour  30  livres  le  louis  qu'ils  ont  reçu  pour 
33  livres.  Les  billets  sont  déjà  admis,  avec  une  prime  de  10  pour  100, 
en  paiement  des  actions  nouvelles;  un  règlement  consacre  et  géné- 
ralise cette  prime  en  la  réduisant  à  5  pour  100.  Quinze  jours  après 
que  les  espèces  ont  été  réduites,  on  ose  déclarer  dans  un  arrêt  (du 
21  décembre)  «  que  le  roi  veut  procurer  à  son  peuple  le  moyen 
d'éviter  les  pertes  que  causent  ordinairement  les  variations  du  cours 
des  monnaies,  »  et,  en  conséquence,  «  l'argent  de  banque  sera  fixé 
à  5  pour  100  au-dessus  de  l'argent  courant ,  auquel  prix  il  sera 
délivré  des  billets  de  banque  ;  sauf,  aux  porteurs  desdits  billets, 
après  que  ceux  de  la  banque  auront  été  distribués,  à  les  négocier 
à  tel  plus  haut  prix  qu'ils  jugeront  à  propos.  »  Pour  compléter  cette 
disposition,  on  ordonne  que  les  espèces  d'argent  ne  seront  plus 
reçues  que  dans  les  paiemens  de  sommes  inférieures  à  10  livres, 
et  les  espèces  d'or  dans  les  paiemens  de  sommes  inférieures  à 
300  livres  ;  tous  les  paiemens  de  sonmies  supérieures  ne  pourront 
être  faits  qu'en  billets,  sous  peine  de  confiscation  et  de  300  livres 
d'amende.  C'est  le  commencement  de  la  proscription  pour  la  mon- 
naie môlailique,  et  le  commencement  du  cours  forcé,  ou  tout  au 
moins  du  cours  légal,  pour  la  moiinuie  fiduciaire. 

Quand  toutes  ces  mesures  paraissent  avoir  suffisamment  élargi 
et  assuré  les  voies  à  la  circulation  et  au  développement  des  billets, 
la  banque  est  autorisée  (le  29  décembre)  à  en  émettre  de  nouveau 
pour  300  millions,  et  sa  circulation  sera  de  un  milliard.  Jusque-là, 
pour  éviter  la  contrefaçon  frauduleuse ■  des  billets,  il  avait  paru 
nécessaire  de  les  graver  ;  mais  la  gravure  exige  un  temps  et  des 
soins  que  les  circonstances  ne  comportent  plus  :  «  la  sûreté  du 
billet  sera  suffisamment  garantie  par  les  caractères  de  l'impression, 
la  marque  du  papier  et  le  sceau  de  la  compagnie.  »  Sur  les  260  mil- 
lions de  billets  autorisés  le  29  décembre,  231  furent  iminimés. 

V. 

Aux  édits,  aux  déclarations,  aux  arrêts  du  conseil,  qui,  dans  les 
six  derniers  mois  de  1719,  portèrent  à  1  milliard  les  billets  en  cir- 
culation, et  à  624,000  les  actions  de  la  cumpagaie,  qui,  au  prix  de 
10,000  livres  (et  il  s'en  négocia  à  15,000  ei  à  18,000),  devaient 
valoir  quand  elles  seraient  entièrement  libérées,  plus  de  6  milliards, 
la  spéculatioQ  établie  rue  Quincaaipoix  répondit  en  faisant  pénétrer 
dans  tous  les  rangs  de  la  société  un  ls^uiî  de  veràge.  Un  muna&ciit 


882  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

inédit  de  la  bibliothèque  du  ministère  des  finances,  détruit  par 
l'incendie  de  1871,  et  qui  devait  remonter  à  un  temps  peu  éloigné 
de  celui  de  Law,  affirmait  «  qu'il  y  eut  alors,  en  France,  un  délire 
général  :  de  tous  les  points  du  royaume,  on  se  consacra  au  com- 
merce des  actions.  Les  gens  de  province  et  les  étrai'gers  accou- 
rurent à  Paris  afin  de  s'enrichir  dans  un  négoce  qu'on  ne  pouvait 
croire  imaginaire  en  voyant  la  fastueuse  et  subite  opulence  de 
beaucoup  de  gens  qui,  de  l'état  le  plus  misérable,  étaient  parvenus 
subitement  à  la  fortune  la  plus  éclatante.  »  Tous  les  cont<  m^orains 
attestent  ce  délire  :  on  n'en  citera  que  deux.  C'est  Saint-Simon  qui 
écrit:  u  Le  commerce  des  actions,  appelées  communément  du  Mis- 
sissipi,  établi  rue  Quincampoix,  de  laquelle  chevaux  et  voitures 
furent  bannis,  augmenta  tellement,  qu'on  s'y  porioit  toute  la  jour- 
née... Jamais  on  n'avoit  ouï  parler  de  folie,  ni  de  fureur  qui  appro- 
chât de  celle-là...  La  banque  de  Law  et  son  Mississipi  étoient  lors 
au  plus  haut  point.  La  confiance  y  étoit  entière.  On  se  préci^âtoit  à 
changer  terres  et  maisons  en  papier,  et  ce  papier  faisoit  que  les 
moindres  choses  étoient  hors  de  prix.  »  C'est  Duclos,  plus  froid, 
mais  non  moins  pénétrant  et  plus  moraliste,  qui  fait  remarquer 
«  que  la  révolution  subite  qui  se  fit  dans  les  fortunes  fut  pareille 
dans  les  lêtes.  Le  déluge  des  billets  de  banque  dont  Paris  fut 
inondé,  et  qu'on  se  procuroit  par  toutes  sortes  de  moyens,  excita 
dans  tous  les  esprits  le  désir  de  participer  à  ces  richesses  de  fiction. 
G'étoit  une  frénésie.  La  contagion  gagna  les  provinces.  On  accou- 
roit  de  toutes  parts  à  Paris,  et  on  estime  à  15^00,000  âmes  ce  qui 
s'y  trouva  à  cette  époque.  » 

Au  milieu  de  l'affolement  général,  quelques  hommes,  cependant, 
conservant  leur  sang-froid  et  leur  raison,  ne  cessèrent  pas  de  juger 
sainement  les  folies  dont  ils  étaient  les  témoins,  et  pnrmi  eux  il 
faut  citer  le  maréchal  de  Yillars.  Le  vainqueur  de  Denain  était 
membre  du  conseil  de  régence,  et,  sans  être  chargé  de  fonctions 
actives,  il  prenait  une  paît  importante  aux  affaires  publiques,  qu'il 
suivait  d'un  œil  attentif.  Rencontrant  un  jour  Law  chez  la  duchesse 
d'Estrées,  il  lui  dit  :  u  II  y  a  présentement  deux  grandes  opérations 
qui  roulent  sur  vous  :  l'une  que  l'on  appelle  le  Mississipi,  l'on  y 
fait,  dit-on,  des  fortunes  immenses.  11  est  bien  difficile  que  cer- 
taines gens  gagnent  si  prodigieusement  sans  que  d'autres  perdent  ; 
j'avoue  que  je  n'y  comprends  rien  et  je  ne  sais  pas,  d'ailleurs,  admi- 
rer ce  qui  est  au-dessus  de  mes  connaissances;  mais  enfin,  sur 
cette  opération,  de  laquelle  je  ne  veux  tirer  aucune  fortune,  je  ne 
puis  que  me  taire.  L'autre  est  la  banque  royale  :  elle  peut  être 
d'un  grand  avantage  pour  le  roi,  parce  que  ce  moyen  lui  donne 
tout  l'argent  de  ses  sujets  sans  en  payer  le  moindre  intérêt  ;  d'un 
autre  côté,  les  sujets  peuvent  y  trouver  aussi  quelque  utilité...  Mais 


HISTOIRE   FINANCIÈRE    DE    LA    FRANCE.  383 

comme  cet  avantage  roule  uniquement  sur  la  confiance,  il  faut  que 
l'ordre  soit  si  régulièrement  observé  que  celui  qui  vous  donnr  son 
argent  sans  intérêt  puisse  le  retrouver  toutes  les  fois  qu'il  le 
demande.  » 

L'historien  du  système,  du  Hautchamp,  a  consacré  tout  un  volume 
au  récit  des  événemens  dont  la  rue  Quincampoix  a  été  le  théâtre 
pendant  les  derniers  mois  de  1719,  des  fortunes  et  des  ruines  qui 
s'y  firent  en  quelques  jours,  des  aventures  extraordinaires  qu'y 
provoqua  l'agiotage,  et  il  raconte  une  foule  d'anecdotes,  les  unes 
gaies  et  boutfonnes,  les  autres  tristes  et  tragiques.  On  ne  saurait 
entreprendre  de  présenter  ici  le  résumé,  même  abrégé,  de  ce  récit; 
mais  il  faut  citer  quelques  lignes  de  la  notice  qu  ;  M.  Thiers  a  con- 
sacrée à  Law  et  qui  fut  l'un  de  ses  premiers  écrits  (1)  :  elles  mar- 
quent ce  temps  étrange  et  le  font  comprendre  par  des  traits  vifs  et 
saisissans.  «  Les  variations  de  la  fortune  étaient  si  rapides  que  des 
agioteurs,  recevant  des  actions  pour  aller  les  vendre,  en  les  gardant 
un  jour  seulement,  avaient  le  temps  de  faire  des  profits  énormes. 
On  en  cite  un  qui,  chargé  d'aller  vendre  des  actions,  resta  deux 
jours  sans  paraître.  On  crut  les  actions  volées ,  point  du  tout  :  il  en 
rendit  fidèlement  la  valeur  ;  mais  il  s'était  donné  le  temps  de  gagner 

I  million  pour  lui.  Cette  faculté  qu'avaient  les  capitaux  de  produire 
si  rapiden  ent  avait  amené  un  trafic  :  on  prc/ait  les  fonds  à  l'heure, 
et  on  exigeait  un  intérêt  dont  il  n'y  a  pas  d'exemple.  Les  agioteurs 
trouvaient  encore  à  payer  l'intérêt  exigé  et  à  recueillir  un  profit 
pour  eux-mêmes.  On  pouvait  gagner  jusqu'à  1  million  par  jour. 

II  n'était  donc  pas  étonnant  que  les  valets  devinssent  tout  à  coup 
aussi  riches  que  des  seigneurs.  On  en  cite  un  qui,  rencontrant  son 
maître  par  un  mauvais  temps,  fit  arrêter  son  carrosse  et  lui  offrit 
d'y  monter.  » 

Cependant  cette  folie  de  quelques  semaines  eut  des  conséquences 
plus  durables  et  plus  graves  sur  l'état  social  et  sur  l'état  moral  du 
pays.  Ou  ne  voyait  pas  seulement  rue  Quincampoix  des  spéculateurs 
de  profession,  d'anciens  traitans  qui  cherchaient,  les  uns  à  retrou- 
ver quelques-uns  des  bénéfices  que  leur  avaient  procurés  autrefois 
les  affaires  extraordinaires,  et  les  autres  à  réparer  les  pertes  que  la 
chambre  de  justice  leur  avait  fait  éprouver,  ou  les  rentiers  et  les 
créanciers  de  l'état,  qui  poursuivaient  l'emploi  des  capitaux  dont 

(1)  Cette  notice  a  paru,  en  1820,  dans  la  première  livraison  de  V Encyclopédie  pro- 
gressive. On  y  trouve  quelques  inexactitudes  et  oq  peut  ne  pas  adopter  tous  les  juge- 
mens  qu'elle  porte  sur  Law  et  sur  quelques-unes  de  ses  opérations,  mais  elle  révèle 
chez  M.  Thiers,  qui  avait  alors  vingt-huit  ans,  et  qui  s'occupait,  pour  la  première  fois 
peut-être,  de  finances  et  d'économie  publique,  la  puissance  et  la  pénétration  d'esprit 
que  toute  sa  vie  devait  mettre  en  lumière. 


384  REVUE    DES    DEOX    MONDES. 

le  remboursement  venait  de  leur  être  imposé  :  on  y  trouvait,  con- 
fondus et  s'enivrant  des  mêmes  chimères,  toutes  les  classes  de  la 
société,  des  princes,  des  grands  seigneurs,  des  gens  d'église,  des 
militaires,  des  magistrats,  des  bourgeois,  des  commerçans,  des 
artisans,  des  cultivateurs,  des  domestiques.  Leurs  illusions  étaient 
d'autant  plus  vives  et  leur  cupidité  d'autant  plus  excitée  que, 
depuis  trente  ans,  le  désordre  financier,  la  variation  des  monnaies,  les 
banqueroutes  partielles,  mais  successives,  de  l'état,  les  avaient  ruinés 
ou  appauvris,  et  qu'ils  avaient  le  spectacle  des  fortunes  immenses 
et  rapides  que  pouvaient  produire  les  affaires,  l'agiotage,  le  trafic  du 
papier.  Beaucoup  d'honnêtes  propriétaires,  séduits  par  l'espérance 
du  gain,  vendirent  leurs  seigneuries, leurs  domaines,  leurs  maisons, 
leurs  terres  et  leurs  bois  pour  acheter  à  des  prix  excessifs,  à  10,000  li- 
vres, à  15,000  livres,  à  18,000  livres  des  actions  qui  devaient  pro- 
chainement ne  pas  valoir  leur  pair  de  500  livres.  Des  actionnaires 
avisés  et  prévoyans  ne  tardèrent  pas,  au  contraire,  à  réaliser  leurs 
bénéfices  en  vendant  leurs  actions;  ces  réaliseurs  recherchèrent 
des  immeubles  et,  à  défaut,  des  diamans,  des  pierreries  et  même 
des  marchandises,  qui,  bien  que  payés  le  prix  excessif  auquel  la 
concurrence  les  avait  fait  monter,  conservèrent  toujours  la  plus 
grande  partie  de  leur  valeur.  Quand  le  système  se  fut  écroulé,  les 
premiers  restèrent  ruinés  et  les  seconds  restèrent  enrichis,  il  y  eut 
un  déplacement  des  fortunes  privées  et  des  situations  sociales  qu'on 
ne  vit  jamais  se  produire  sous  un  gouvernement  régulier  et  dans  un 
pays  que  ne  bouleverse  pas  une  révolution.  Au  point  de  vue  moral, 
sans  parler  des  plaisirs  et  des  désordres  qui  accompagnent  les  for- 
tunes rapidement  acquises,  c'est  encore  Duclos  qui  affmne  «  que 
le  bouleversement  des  fortunes  n'a  pas  été  le  plus  malheureux  effet 
du  système  de  la  régence.  Une  administration  sage  aurait  pu  réta- 
blir les  affaires;  mais  les  mœurs,  une  fois  dépravées,  ne  se  réta- 
blissent que  par  la  révolution  d'un  état,  et  je  les  ai  vues  s'al- 
térer sensiblement.  —  Dans  le  siècle  précédent,  la  noblesse  et 
le  militaire  n'étaient  animés  que  par  l'honneur  ;  le  magistrat  cher- 
chait la  considération;  l'homme  de  lettres,  l'homme  à  talent,  ambi- 
tionnaient la  réputation;  le  commerçant  se  glorifiait  de  sa  fortune 
parce  qu'elle  était  une  preuve  d'intelligence,  de  vigilance,  de  travail 
et  d'ordre.  Les  ecclésiastiques  qui  n'étaient  pas  vertueux  étaient  du 
moins  forcés  de  le  paraître.  Toutes  les  classes  de  l'état  n'ont  aujour- 
d'hui qu'un  objet,  c'est  d'être  riches,  sans  que  qui  que  ce  soit  fixe 
les  bornes  de  la  fortune  où  il  prétend...  —  Nos  lois  sont  toujours 
les  mêmes  ;  nos  mœurs  seules  sont  altérées ,  se  corrompent  de 
jour  en  jour  :  et  les  mœurs,  plus  que  les  lois,  font  et  caractérisent 
une  nation.  »  —  Duclos  appliquait  cette  réflexion  à  la  France  du 


HISTOIRE   FINANCIÈRE   DE    LA   FRANCE.  385 

XVIII'  siècle  ;  mais  elles  ne  perdront  pas  leur  à-propos,  comme  l'a  si 
justement  écrit  M.  Baudrillart  (1),  «  tant  que  la  séduction  de  la 
richesse  facile  n'aura  pas  cessé  d'agir  sur  l'imagination  hallucinée 
de  la  foule.  » 

Le  développement  prodigieux  qu'avait  pris,  depuis  six  mois,  la 
compagnie  des  Indes,  le  cours  élevé  de  ses  actions,  l'agiotage  de  la 
rue  Quincampoix,  tout  se  réunissait  pour  donner  un  intérêt  particu- 
lier à  l'assemblée  générale  de  la  fin  de  l'année.  Elle  fut  convoquée 
pour  le  30  décembre;  le  régent  vint  la  présider,  accompagné  du 
duc  de  Bourbon,  du  prince  de  Gonti,  etc.,  et  Law  n'eut  pas  de  peine 
à  obtenir  des  actionnaires  la  ratification  de  tous  les  actes  qui  avaient 
porté  les  actions  du  cours  de  1,000  livres,  qu'elles  atteignaient  à 
peine  à  la  fin  de  juin,  à  ceux  de  10,000  livres,  15,000  livres, 
18,000  livres.  Mais,  à  cette  époque,  les  directeurs  de  la  compagnie 
avaient  annoncé  que  le  dividende  des  actions,  en  1720,  serait  de 
60  livres  pour  300,000  actions,  et  ce  chiffre  ne  répondait  plus  à  la 
situation  nouvelle;  l'assemblée  s'empressa,  sur  la  proposition  nou- 
velle des  directeurs,  de  fixer  la  répartition  qui  serait  faite  en  1720 
à  200  livres  par  action  (ÙO  pour  100  du  pair  de  500  livres),  ce  qui, 
pour  600,000  actions,  exigeait  une  somme  annuelle  de  120  mil- 
lions. C'était  là  une  promesse  qui  ne  pouvait  être  tenue.  Quelques 
efforts  qu'il  eût  faits  pour  évaluer  à  un  chiffre  élevé  les  revenus  et 
les  bénéfices  de  la  compagnie,  Law  ne  pouvait  les  porter,  dans  ses 
prévisions,  qu'à  91  millions,  et  cette  évaluation  était  encore  exagé- 
rée ;  Du  Tôt,  l'un  de  ses  disciples  les  plus  sincères  et  les  plus  con- 
vaincus, la  réduit  à  80  millions.  Quelques  ventes  faites  par  ceux  qui 
commençaient  à  réaliser  avaient  rapproché  les  cours  de  10,000  li- 
vi'es ,  et  80  millions  répartis  entre  600,000  actions ,  c'est-à-dire 
133  hvres  par  action,  ne  donnaient,  à  ce  prix,  qu'un  intérêt  de 
1.33  pour  100;  en  supposant  même  que  le  dividende  promis  de 
200  livres  eût  pu  être  distribué,  ce  n'était  encore  que  2  pour  100 
du  prix  de  10,000  livres.  Cependant  lorsque  les  dôUbérations  de 
l'assemblée  furent  connues  rue  Quincampoix,  elle  ne  provoquèrent 
pas  la  baisse;  le  soir  même  de  la  réunion,  les  actions  montèrent 
à  15,000  livres  :  à  ce  prix,  le  dividende  peu  probable,  quoique 
annoncé,  de  200  livres  n'assurait  qu'un  intérêt  de  1.33  pour  100. 

Mais  quand  les  titres  d'une  société  financière ,  industrielle  ou 
commerciale,  sont  l'objet  d'une  hausse  semblable,  ce  n'est  pas  à  rai- 
son du  dividende  qu'elle  pourra  donner,  c'est  à  raison  du  bénéfice 
qu'on  espère  trouver  dans  une  hausse  nouvelle.  On  a  vu  des  actions 
de  500  livres  monter  à  1,000,  à  2,000,  à  5,000,  à  10,000,  à 

(1)  Histoire  du  luxe,  t.  iv,  p.  250. 
TOME  Lxii.  —  1884.  23 


386  REVUE    DES   DEUX   MONDES, 

18,000,  sans  que  cette  progression  s'explique  par  l'accroissement 
des  profits  ;  on  se  laisse  entraîner  à  croire  qu'il  n'y  a  pas  de  raison 
pour  que  cette  progression  s'arrête  et  qu'elle  sera  sans  limite  ;  on 
achète  à  18,000  livres  sans  considérer  le  revenu  qu'on  peut  espé- 
rer, mais  dans  l'espérance  de  revendre  à  20,000,  à  25,000,  etc. 
Cependant  la  hausse  a  nécessairement  un  terme,  que  le  moindre 
événement  peut  déterminer;  dès  que  ce  terme  est  arrivé  et  que 
seulement  les  prix  restent  stationnaires,  quelques  porteurs,  ne  comp- 
tant plus  sur  une  hausse  nouvelle,  commencent  à  vouloir  réaliser 
et  à  vendre;  leur  exemple  est  suivi;  bientôt  il  se  trouve  plus  de 
vendeurs  que  d'acheteurs  et  les  prix  baissent;  les  premières  baisses 
ne  font  que  précipiter  le  mouvement  des  ventes ,  tandis  que  les 
acheteurs  font  absolument  défaut.  La  baisse  est  plus  rapide  que  ne 
l'avait  été  la  hausse;  il  arrive  même  souvent  que,  par  un  effet  d'ima- 
gination, elle  descend  fort  au-dessous  de  la  valeur  raisonnable  du 
titre,  comme,  par  un  effet  d'imagination  aussi,  la  hausse  l'avait 
beaucoup  dépassée.  Ce  phénomène  économique  et  commercial 
n'était  sans  doute  ni  analysé  ni  aperçu  au  commencement  du 
xviii^  siècle;  mais  au  xix®,  où  la  spéculation  a  eu  aussi  ses  exagérât^ 
tions  et  ses  aveuglemens,  on  l'a  vu  si  souvent  se  produire  qu'il  est 
facile  à  comprendre,  sans  cependant,  si  on  s'en  rapporte  aux  faits, 
qu'il  paraisse  toujours  facile  à  prévoir. 

La  situation  de  la  banque  ne  peut  être  séparée  de  celle  de  la 
compagnie  des  Indes.  Le  30  décembre,  ses  billets  étaient  émis  ou 
autorisés  pour  1  milliard,  et,  en  qttatre  mois,  le  1"  mai,  ils  allaient 
monter  à  2  milliards  600  millions  (et  même  à  3  milliards,  suivant 
le  préambule  d'un  édit  du  5  juin  1725)  ;  or  ces  billets  ne  trouvaient 
un  gage  suffisant  ni  dans  le  numéraire  déposé  dans  les  caisses  ni 
dans  les  effets  de  commerce,  à  échéance  déterminée,  escomptés  et 
placés  dans  le  portefeuille.  La  réserve  métallique  n'était  pas  très 
considérable  et  pouvait  être  épuisée  rapidement;  l'escompte  des 
effets  de  commerce,  bien  que  ce  fût  l'un  des  objets  principaux  de 
l'institution,  n'était  jamais  entré  que  pour  une  faible  part  dans  ses 
opérations.  Les  billets  furent  presque  tous  employés  soit  à  fournir 
au  trésor  les  1,500  millions  destinés  au  remboursement  de  la 
dette  publique,  et  représentés  par  une  rente  de  hb  millions  consti- 
tuée au  profit  de  la  compagnie,  soit  à  mettre  la  compagnie  à  même 
de  racheter  ses  actions.  Le  3  décembre,  en  effet,  le  jour  même  de 
l'assemblée  des  actionnaires,  Law,  informé  que  les  réaliseurs  com- 
mençaient à  vendre  leurs  valeurs ,  fit  décider  que  la  compagnie 
achèterait,  à  bureau  ouvert,  ses  actions  au  prix  de  9,600  livres 
alors  qu'elle  venait  de  les  émettre  à  5,000,  et  avant  même  qu'elles 
lussent  libérées.  Celte  résolution ,  dès  qu'elle  fut  connue ,  aurait 
dû  rendre  le  cours  des  actions  à  peu  près  fixe ,  et  cependant ,  on 


lilSTOIRE   FINANCIÈRE   DE   LA   FRANCE.  387 

verra  qu'il  s'éleva  le  5  janvier  à  18,000  livres;  pendant  quelques 
jours,  elle  ne  reçut  donc  aucune  exécution  ;  mais  les  circonstances 
ne  tardèrent  pas  à  lui  faire  donner  une  application  si  large  qu'elle 
entraîna  la  chute  du  sysihne. 

La  théorie,  confirmée  par  la  pratique,  enseigne  que  des  billets  au 
porteur  ne  peuvent  être  émis  avec  sécurité  par  une  banque  que 
sur  dépôt  d'espèces  métalliques  ou  en  échange  de  valeurs  com- 
merciales, à  courte  échéance,  dont  le  remboursement  fait  rentrer 
des  billets  ou  fait  verser  du  numéraire  dans  sa  caisse  ;  c'est  alors 
seulement,  et  à  !a  faveur  du  mouvement  continu  qui  s'établit  entre 
les  espèces  et  les  billets,  qu'une  banque  peut  aussi  faire  des 
avances  sur  dépôt  de  titres,  à  la  condition  que  ces  avances  ne  soient 
jamais  qu'une  partie  prudemment  restreinte  de  ses  opérations.  La 
ban'jue  royale  n'observa  aucune  de  ces  règles  et  ne  s'astreignit  à 
aucune  de  ces  garanties. 

II  n'est  pas  moins  nécessaire  que  la  mom  aie  fiduciaire  reste  dans 
un  certain  rapport  avec  la  monnaie  m<  talîique,  contre  laquelle  elle 
doit  toujours  être  échangée,  à  moins  d'aboutir  au  cours  forcé.  Or 
la  France  n'avait,  au  milieu  du  règne  de  Louis  XIV,  que  500  mil- 
lions de  numéraire;  si,  en  1719,  elle  paraissait  en  avoir  1  mil- 
liard ou  1,200  millions,  c'est  que,  par  suite  de  l'élévation  du  cours 
des  espèces,  la  valeur  de  la  livre  était  tombée  de  1  fr.  95  à  0  fr.  82; 
mais  ces  1,200  millions  de  livres  ne  représentaient  pas  plus  d'or  et 
d'argent  que  les  500  millions  du  temps  de  Colbert.  Les  2  milliards 
600  millions  de  billets  s'élevèrent  à  plus  de  cinq  fois  Ctrtte  quantité 
d'or  et  d'argent;  comme  si,  aujourd'hui  que  nous  avons  -4  ou  5  mil- 
liards de  numéraire,  'a  banque  avait  20  ou  25  milliards  de  billets. 
La  monnaie  métallique,  par  la  hausse  excessive  du  cours  des  espèces, 
était  presque  devenue  une  valeur  fictive  comme  les  actions  et  les 
billets.  Ces  deux  dernières  fictions  s'étaient  pour  ainsi  dire  engen- 
drées et  se  soutenaient  l'une  l'autre.  Fans  le  milliard  de  billets,  qui 
fut  bientôt  plus  que  doublé,  les  600,000  actions  n'auraient  pas  été 
émises,  n'auraient  pas  atteint  le  prix  de  18,000  livres,  n'auraient 
pas  conservé  celui  de  9,600  livres  ;  sans  les  actions  de  la  compa- 
gnie des  Indes,  les  billets  de  la  banque  n'auraient  pas  trouvé  de 
contre  valeurs  en  échange  desquelles  ils  pussent  être  délivrés.  Si 
l'une  de  ces  fictions  tombait,  elle  devait  entraîner  l'autre  dans  sa 
chute.  Au  moment  Qh  pour  la  foule  aveugle  et  cupide  qui  se  pressait 
rue  Quincampoix,  et  même  pour  la  France  presque  entière,  il  faut 
le  reconnaître,  les  deux  établissemens  fondés  par  Law  paraissaient 
avoir  atteint  le  plus  haut  degré  de  crédit,  de  puissance,  de  stabilité, 
ils  touchaient  à  leur  déclin  et  à  leur  ruine. 

Ad.  Vl'itry. 


LA 


PRÉCISION  DANS  L'ART 


ÉTUDE     DE     PSYCHOLOGIE     ESTHÉTIQU; 


Autrefois  il  y  avait  des  lois  d'esihéti.|UB  qui  paraissaient  avoir 
été  fixées  pour  jamais  par  ce  qu'on  appelait  la  savante  antiquité. 
Ces  lois  ont  régné  à  travers  les  siècles,  et  nul  ne  scngsai:  à  se 
révolter  contre  elles;  si  on  leur  désobéissait,  ce  n'était  guer.'  que 
par  impuissance.  Elles  formaient  comme  ua  code  sacré,  «  la  légis- 
lation du  Parnasse,  »  et  la  critique  n'était  qu'une  sorte  de  juris- 
prudence qui  conflrmait  ou  expliquait  ces  lois.  Il  en  était  à  peu  près 
de  l'art  comme  de  la  morale,  qui  était  renfermée  en  de  précises 
règles  Ihéologiques.  Mais,  de  même  que  les  nécessités  nouvelles 
de  la  vie,  certains  progrès  de  la  science,  rompirent  les  cadres  trop 
fixes  de  la  théologie;  ainsi  des  seutiiuens  nouveaux,  des  idées  plus 
étendues,  se  trouvant  de  plus  en  plus  à  i'étroit  entre  les  barrières 
du  goût  traditionnel,  finirent  par  les  renverser.  Aujourd'hui  il  n'y 
a  plus  dans  l'art  de  lois  universellement  reconnues.  Il  n'est  plus  de 
critique  fondée  sur  des  principes,  ou  du  moins  les  principes  hasar- 
dés par  les  uns  sont  dédaigneusement  rejetés  par  les  autres.  L-js 
lecteurs  et  les  spectateurs,  dans  un  théâtie  ou  dans  un  musée,  peu- 
vent bien  dire  qu'une  chose  leur  plaît  ou  leur  déplaît  (encore  ne  le 
saveTit-ils  pas  toujours),  mais  chacun  juge  selon  sa  fantaisie  du 
moment  et  n'essaie  même  pas  de  se  rendre  compte  de  celte  fautai- 


LA    PRÉCISION    DANS   l'aRT.  389 

sie,  faute  de  pouvoir  recourir  à  un  principe  quelconque.  On  a  le 
plus  souvent  peur  de  se  prononcer.  De  là  tous  ces  jugemens  évasifs 
qui  courent  le  monde,  tels  que  ceux-ci  :  «  C'est  assez  joli,  cela  n'est 
pas  mal,  »  jugemens  qui  n'affirment  rien,  qui  ne  nient  rien,  qui 
n'engagent  pas  et  qui  permeltnnt  de  reculer  décemment,  de  se 
replier  devant  une  opinion  contraire.  Dans  cette  incertitude  et  ce 
scepticisme,  on  en  arrive  à  une  indifférence  qui  décide  au  hasard 
qu'une  chose  est  belle  ou  qu'elle  ne  l'est  pas.  Puisqu'il  n'est  plus 
de  loi  imposée  et  reconnue  comme  jadis,  ne  serair-il  pas  possible, 
ainsi  qu'on  a  fait  souvent  en  morale,  de  sp.  faire  soi  même  une  loi 
et,  en  s'interrogeant,  en  observant  ce  qui  nous  surprend  et  nous 
charme  dans  tous  les  arts,  de  découvrir  nous-mêmes  un  certain 
nombre  de  règles  ou  de  conditions  nécessaires?  Au  lieu  de  fonder 
l'esthétique  sur  des  spéculations  abstraites  et  de  la  rattacher  à  une 
métaphysique  obscure  et  sans  crédit,  comme  on  l'a  bien  souvent 
tenté,  ne  pourrai'-on  pas  l'établir  sur  des  observations  person- 
nelles en  les  généralisant?  Chacun  ne  sent-il  pas  en  soi  que  l'esprit 
critique  et  le  goût  ne  sont  que  le  résultat  acquis  à  la  longue  d'un 
examen  délicat  des  effets,  agréables  ou  désagréables,  que  les  œu- 
vres de  l'art  produisent  sur  notre  âme?  Pour  nous,  nous  pensons 
qu'il  est  des  lois  fondamentales  de  l'esprit  humain  que  nulle  ima- 
gination, si  originale  qu'elle  suit,  ne  doit  méconnaître,  qu'il  est 
des  qualités  si  nécessaires  qu'elles  s'imposent  également  aux  arts 
plastiques  et  à  la  poésie,  qu'il  est  une  qualité,  entre  autres,  sans 
laquelle  aucun  ouvrage  ne  peut  produire  un  plaisir  profond  et 
durable,  que  cette  qualité  indispensable  doit  dominer  la  composi- 
tion et  le  style,  l'idée  et  la  forme.  Telle  œuvre  d'art  a-t  elle  ce 
mérite,  elle  est  bonne;  n^  l'a-t-elle  qu'à  demi,  elle  est  médiocre; 
si  elle  en  manque  tout  à  fait,  elle  est  mauvaise.  Nous  aurions  donc 
une  règle  de  jugement.  Ce  mérite  est  la  précision  qu'aujourd'hui 
tout  le  monde  se  pique  d'avoir,  qui  est  plus  rare  qu'on  ne  pense, 
du  moins  dans  les  art.s.  et  dont  l'absence  est  la  cause  souvent  ina- 
perçue de  presque  tous  les  déplaisirs  qu'on  éprouve  au  Salon  et 
ailleurs.  Qu'est-ce  que  la  précision  dans  l'art?  Nous  voudrions  la 
définir  surtout  par  des  exemples;  mais,  avant  démontrer  ce  qu'elle 
es!,  il  convient  de  dire  ce  qu'elle  n'est  pas. 

I. 

Comme  il  est  bon  quelquefois,  pour  mettre  en  lumière  une  vérité, 
de  signaler  l'erreur  contraire  et  de  l'exposer  dans  tout  son  excès  et 
son  absurde  extravagance,  il  y  avait  un  peuple  grec,  les  Pihodieiis, 
qui,  au  u^  siècle  de  notre  ère,  ont  singulièremei,t  manqué  de 
précision  dans  la  statuaire.   C'était  moins,  il  est  vrai,  par  défaut 


390  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

d'esprit  que  par  la  faute  des  circonstances.  Ce  peuple  ami  des  arts, 
très  prodigue  de  statues,  assez  riche  pour  se  permettre  ce  beau 
luxe,  avait  pris  l'habitude  d'honorer  d'un  marbre  ou  d'un  bronze 
ses  héros  et  ses  magistrats.  Mais,  comme,  sous  la  domination 
romaine,  les  magistrats  se  succédaient  bien  \ite  et  que,  dans  la 
servitude  rniverselle,  il  y  avait  d'autant  plus  de  héros  qu'il  y  avait 
moins  d'occasions  de  déployer  un  véritable  héroï^^me,  les  statues  se 
multipliaient  d'une  manière  accablante  pour  les  finances  de  la  ciié. 
Que  firent  les  Rhodiens?  Ce  peuple  commerçant,  par  économie, 
établit  l'usage  d'effacer  le  nom  d'une  ancienne  statue  pour  la  con- 
sacrer à  un  nouveau  personnage.  La  même  image  pouvait  ainsi 
servir  à  glorifier  toute  une  suite  de  magistrats.  11  pouvait  même 
arriver,  par  la  plus  ridicule  rencontre,  que  la  statue  d'un  vieillard 
devînt  la  prétendue  image  d'un  jeune  homme.  Un  jour,  un  sévère 
philosophe  prêcheur,  passant  par  Rhodes,  Dion  Chrysostome,  s'éleva 
avec  éloquence,  dans  un  discours  que  nous  possédons,  contre  cet 
usage  trompeur,  qui  privait  les  anciens  héros  de  leur  gloire,  qui 
leur  faisait  banqueroute  et  qui  honorait  d'ailleurs  fort  peu  les  ser- 
vices nouveaux  rendus  à  l'état.  11  fit  voir,  en  philosophe,  tout  ce 
qu'il  y  avait  de  peu  moral  dans  cette  indécente  et  parcimonieuse 
coutume  ;  il  aurait  pu  ajouter,  s'il  s'était  occupé  de  l'art,  que  ces 
statues,  devenues  si  peu  précises,  ne  devaient  pas  être  bien  inté- 
ressantes pour  les  amateurs  de  la  sculpture. 

H  ne  faut  pas  trop  se  moquer  de  ces  coutumes,  car,  dans  nos 
ateliers  d'artistes,  il  en  est  de  ^  areilles,  bien  que  moins  visiblement 
choquantes.  Voici  ce  qui  doit  arriver  souvent  chez  nous,  à  en  juger 
tous  les  ans  par  le  caractère  mal  défini  de  certains  tableaux  du 
Salon.  Un  peintre  de  loisir,  ne  s'étant  pas  encore  arrêté  à  un  sujet, 
s'avise,  pour  ne  pas  perdre  son  temps,  de  faire  poser  un  modèle, 
une  femme,  et  s'applique  de  son  mieux  à  cette  étude  d'après 
nature.  Ce  n'est  pour  lui  qu'un  simple  et  utile  exercice.  Mais, 
une  fois  l'étude  terminée,  s'il  est  content  de  cette  peinture  entre- 
prise sans  but  et  sans  idée  préconçue,  il  la  contemple,  il  rêve 
pour  elle  un  sort,  un  bel  avenir  et  pense  à  en  faire,  sans  grands 
frais  d'imagination,  un  tableau  véritable.  «  Si  je  peignais,  se  dit-il, 
aux  pieds  de  cette  femme  des  flots,  ce  pourrait  être  une  Vénus;  ou 
bien  si  je  plaçais  à  côté  d'elle  un  puits,  ce  serait  la  Vérité;  ou  bien, 
pourquoi  n'en  ferais-je  pas  une  candide  Chloé?  »  Mais,  si  habile 
que  soit  le  choix  du  nom,  quel  que  soit  le  bonheur  peut-être  de 
certaines  rencontres  fortuites,  il  ebt  clair  que  cette  figure  n'aura  pas 
en  tout  l'attitude  et  l'expression  qu'elle  doit  avoir.  Ce  serait 
miracle  si  cette  peinture  avait  une  justesse  qui  n'a  pas  été  cher- 
chée et  si  elle  s'adaptait  exactement  par  hasard  à  un  sujet  imaginé 
aorès  coup.  Certains  traits  de  réalité  vulgaire,  trop  fidèlement 


LA   PRÉCISION    DANS  l'aRT.  391 

conformes  au  vulgaire  modèle,  donneront  à  penser  au  spectateur 
que  cette  prétendue  Vénus  est  loin  d'être  sortie  des  flots  purs  de 
la  mer,  que  cette  Vérité  a  couru  déjà  les  rues  ou  que  cette  Gliloé 
n'a  plus  rien  à  apprendre.  L'artiste  a  fait  en  peinture  ce  qu'on 
reprochait  de  faire  en  littérature  à  un  célèbre  académicien,  écri- 
vain trop  ingénieux,  dont  on  disait,  à  tort  sans  doute,  mais  non 
sans  esprit  et  sans  malice,  qu'il  commençait  par  faire  sa  phrase  et 
pensait  ensuite  «  à  ce  qu'il  mettrait  dedans.  »  Quel  que  soit  le 
mérite  technique  d'une  pareille  figure,  elle  choquera  les  yeux  et 
l'esprit  parce  qu'elle  n'est  pas  ce  qu'elle  prétend  être.  Gomme 
simple  étude  du  corps  humain,  on  aurait  pu  l'estimer,  l'admirer 
peut-être,  mais,  comme  tableau,  elle  impatiente  par  le  manque  de 
justesse  précise.  Elle  ne  répond  pas  à  son  nom.  C'est  une  erreur 
assez  répandue,  et  parfois  bien  fièrement  soutenue,  que  les  belles 
formes  suffisent;  oui,  elles  suffisent  si  elles  n'ont  pas  d'autre  pré- 
tention que  d'être  de  belles  formes;  mais,  du  moment  où  votre 
figure  devient  par  le  titre  que  vous  lui  donnez  un  être  déterminé, 
il  faut  qu'elle  ait  le  caractère  et  l'expression  qui  lui  sont  propres. 
C'est  vous-même  qui  le  voulez,  puisque  vous  lui  donnez  un  nom 
dont  elle  aurait  pu  se  passer  et  qu'elle  ne  vous  demandait  pas.  Les 
plus  grands  artistes  ne  viol  nt  pas  impunément  cette  loi,  comme 
on  a  pu  s'en  assurer  par  un  remarquable  exemple  au  Salon  de 
1882.  Un  de  nos  peintres  les  plus  admirés  avait  exposé  un  enfant 
mort,  un  jeune  garçon  dont  l'âge  flottait  entre  l'enfance  et  la  jeu- 
nesse, d'un  dessin  exquis,  de  la  couleur  la  plus  poétique.  On  con- 
templait avec  ravissement  ce  corps  idéal  jusqu'au  moment  où,  en 
ouvrant  le  livret,  on  lisait  le  nom  de  Bara,  le  petit  tambour  héi'oïque 
de  l'armée  révolutionnaire,  tué  dans  un  combat  en  Vendée.  Non,  ce 
n'est  point  là  un  petit  Français  des  faubourgs,  c'est  un  jeune  ber- 
ger d'Axadie,  ou  bien  un  fil»  de  Niobé  tombé  sous  les  flèches  d'or 
d'Apollon.  Les  baguettes  de  tambour  mises  entre  les  doigts  du 
pauvre  petit  éphèl)e  sont  un  trop  simple  artifice  pour  nous  faire 
voir  un  enfant  de  troupe  dans  cette  charmante  vision  mytholo- 
gique. On  a  cru  donner  un  intérêt  présent  au  tableau  en  lui  appli- 
quant un  nom  moderne  et  on  n'a  fait  que  déconcerter  le  spectateur 
en  manquant  à  une  des  premières  nécessités  de  l'art,  à  une  des 
plus  naturelles  exigences  de  l'esprit. 

Ce  qui  nous  fuit  croire  que,  pour  beaucoup  d'artistes,  la  préci- 
sion dont  nous  parlons  n'est  pas  un  grand  souci,  c'est  que  les  jeunes 
talens  qui  concourent,  soit  en  peinture,  soit  en  sculpture,  pour  le 
prix  de  Rome,  semblent  souvent  n'avoir  pas  pris  la  peine  de  lire 
sérieusement  le  programme  imposé  et  laissent  leur  imagination 
errer  autour  ou  à  côté  du  sujet  pourtant  bien  défini  qu'on  leur  a 
donné.  Poui'  prendre  un  exemple  qui  revient  à  notre  mémoire,  il  y 


392  REVUE   DES    DEUX   MONDES, 

a  peu  d'années,  le  sujet  de  sculpture  était  Orphée  après  la  mort 
d'Eurydice,  parcourant  les  montagnes  à  travers  les  rochers  et  chan- 
tant son  amour  à  jamais  évanoui.  Il  s'agissait  de  représenter,  selon 
Virgile,  un  amoureux  délire,  l'égarement  du  désespoir,  l'innocente 
démence  d'un  amant  et  d'un  poète  qui  va  droit  devant  lui  sans 
savoir  où  il  met  le  pied.  Le  sujet  fut  très  finement  saisi  par  le  jeune 
artiste  qui  eut  le  prix.  11  fallait  vraiment  n'avoir  pas  lu  le  programme 
pour  représenter,  comme  ont  fait  d'autres  concurrens,  Orphée  assis 
ou  bien  chantant  immobile  avec  le  calme  d'un  acteur  correct  qui 
se  fait  entendre  dans  un  concert.  Nous  nous  rappelons  aussi  qu'en 
peinture  on  proposa  pour  sujet  la  mort  de  Démoslhène  et  que  plus 
d'un  concurrent  peignit  le  grand  orateur,  non  pas  mourant,  mais 
mort,  ce  qui  était  détruire  l'intérêt  du  tableau  et  en  esquiver  les 
difficultés.  Du  reste,  nous  avons  remarqué  chaque  année  que  le 
jury,  comme  s'il  donnait  raison  à  la  théorie  que  nous  soutenons, 
décerne  le  prix  à  celui  qui  reste  le  plus  fidèle  au  programme.  Il 
est  probable  que  ce  n'est  pas  la  docilité  qu'on  récompense,  mais 
encore  et  surtout  les  mérites  techniques  que  cette  docilité,  c'est-à- 
dire  la  nette  inlelligence  du  sujet,  entraîne  avec  elle,  car  il  est 
indubitable  qu'un  sujet  bien  compris  et  bien  défini  est  pour  l'ar- 
tiste un  soutien.  S'il  n'est  pas  nettement  conçu,  toute  l'exécution 
sera  incertaine.  Le  sentiment  du  personnage  ordonne  tout  le  reste. 
Il  ne  se  reflète  pas  seulement  dans  l'expression  du  visage,  il  se 
répand  dans  tout  l'être;  il  entraîne  des  mouvemens  certains,  il 
ondule  en  lignes  qui  ne  sont  qu'à  lui  jusqu'au  bout  des  pieds,  il 
n'y  a  qu'une  pensée  précise  qui  puisse  conduire  à  un  juste  dessin. 
On  est  amené  quelquefois  à  faire  de  pareilles  réflexions,  même  à 
l'exposition  triennale,  où  ne  paraissent  pourtant  que  des  œuvres  de 
choix.  Nous  venons  d'y  voir  un  groupe  de  statuaire  intitulé  :  l'Amour 
et  la  Folie,  sujet  tiré  d'une  fable  de  La  Fontaine,  œuvre  gracieuse 
à  première  vue,  de  la  plus  jolie  exécution,  où  un  rare  talent  laisse 
voir  dans  les  moindres  détails  tous  les  soins  qu'il  a  pris,  sauf  le 
soin  de  lire  La  Fontaine,  ce  qui  pourtant  n'eût  pas  été  long.  Le 
fabuliste  raconte  que  l'Amour  et  la  Folie,  évidemment  dans  leur 
enfance,  jouant  ensemble  et  se  disputant,  la  Folie  eut  le  malheur 
de  donner  à  l'Amour  un  coup  si  furieux  qu'il  en  perdit  la  clarté 
des  vieux.  Les  dieux  pris  pour  juges  condamnèrent  la  coupable  à 
servir  désormais  de  guide  au  petit  aveugle.  L'artiste,  pour  avoir 
peu  lu  la  fable,  représente  l'Amour  en  enfant,  ce  qu'il  doit  être,  en 
effet,  mais  la  Folie  en  grande  personne  qui  pourrait  bien  avoir 
vingt  ans.  Gomment  cette  grande  fille  a-t-elle  pu  être  assez  brutale 
pour  aveugler  dans  une  dispute  son  petit  ami?  Et,  au  moment  où 
elle  conduit  cette  pauvre  victime,  comment  peut-elle  rire  si  gaî- 
ment,  d'un  air  tout  triomphant,  et  trouver  si  spirituel  ce  qu'elle  a 


LA   PRÉCISION    DANS   l'aRT.  393 

eu  le  malheur  de  faire?  On  a  beau  s'appeler  la  Folie,  on  ne  fait  pas 
ces  choses-là  à  cet  âge.  Ce  n'est  plus  une  folie  imprudente,  c'est 
une  folie  dangereuse  qu'il  faudrait  enfermer  si  elle  n'était  de  marbre 
et  si  d'ailleurs  on  n'avait  grand  plaisir  à  la  contempler,  du  moins 
dans  l'élégance  de  ses  formes  plastiques. 

Dans  les  arts  comme  dans  les  lettres,  peindre,  c'est  définir,  et 
définir,  comme  le  mot  mêtne  l'indique,  c'est  tracer  les  limites  entre 
un  objet  et  un  autre  objet  plus  ou  moins  S'^mblable,  c'est  lui  donner 
les  attributs  essentiels  qni  le  distinguent,  qu'il  ne  partage  avec  aucun 
autre  de  même  espèce  ;  c'est,  en  un  mot  le  spécifier,  ou,  pour  ne 
point  employer  la  langue  de  la  logique,  c'est  lui  donner  son  carac- 
tère. Nous  ne  demandons  pa=:,  comme  on  pourrait  croire,  qu'on 
exprime  soit  avec  la  plume,  soit  avec  le  pinceau,  son  idée  avec  séche- 
resse, car  la  sécheresse  est  un  des  plus  déplaisans  défauts.  Rien 
n'empêche  d'accumuler  les  traits,  de  prodiguer  les  couleurs,  pourvu 
que  ces  traits  et  ces  couleurs  contribuent  à  mettre  en  lumière  le 
caractère  propre  de  la  scène  représentée.  Tous  les  accessoires,  s'ils 
s'accordent  et  s'ils  concourent  au  dessein  général,  peuvent  être 
considéré?  comme  un  amas  de  petites  définitions.  C'est  à  distinguer 
les  scènes  ou  les  sentimens  les  plus  semblables  que  l'art  doit  s'ap- 
pliquer; caries  choses  qui  ne  se  ressemblent  pas  se  distinguent  et 
se  différencient  d'elles-mêmes.  Il  est  clair,  par  exemple,  que  la  dou- 
leur physique  ne  ressemble  pas  à  la  douleur  morale,  ni  Laocoon  à 
Niobé;  mais  combien  n'y  a-t-il  pas  de  douleurs  morales  plus  ou 
moins  pareilles,  et  pourtant  différentes!  L'art  est  tenu  de  saisir  les 
nuances  et  ne  plaît  que  s'il  les  exprime  avec  une  déUcate  justesse. 
Toute  l'œuvre  du  critique  consiste  donc  à  voir  si  le  sujet  est  bien 
défini,  et  l'intensité  du  plaisir  produic  par  la  poésie  ou  par  l'art  se 
mesure  à  la  délicatesse  de  cette  exaclitude. 

Lorsqu'on  recherche  les  principes  de  l'art,  on  fait  bien  toujours 
de  recourir  aux  anciens,  de  consulter  surtout  les  Grecs,  de  recueillir 
leurs  jugeraens  ou  les  émotions  qu'ils  ont  éprouvées  en  présence  de 
leurs  chefs-d'œuvre,  car  non-seulement  ils  ont  été  de  tous  les  peu- 
ples le  mieux  doué  ;  mais  encore  n'étant  pas  entêtés  de  systèmes, 
privés  d'ailleurs  de  toutes  les  ressources  matérielles  qui  font  quel- 
quefois illusion  aux  modernes,  ils  ont  été  frappés  surtout  par  ce 
qu'il  y  a  de  plus  nécessaire  dans  l'art.  Quand  en  Grèce  les  peintres 
commencèrent  à  donner  à  leurs  figures  de  l'expression,  ce  qu'on 
admira  tout  d'abord,  ce  fut  la  justesse  précise  qui  savait  saisir  le 
sentiment  du  personnage,  et  on  admirait  encore  plus  quand  le  peintre, 
pour  être  plus  précis,  avait  su  exprimer  à  la  fois  avec  une  adresse 
qui  paraissait  inconcevable  deux  sentimens  contraires  qui  se  par- 
tageaient l'âme  du  héros.  En  effet,  si  on  veut  représenter  Médée, 
par  exemple,  au  moment  où  elle  va  égorger  ses  enfans ,  il  ne  suffit 


394  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

pas  de  montrer  une  femme  animée  par  une  sombre  et  meurtrière 
jalousie,  il  faut  encore  laisser  voir  la  mère  émue  de  tendresse  mater- 
nelle. C'est  là  le  point,  le  point  difficile,  impossible  à  saisir,  à  ce  qu'il 
semble,  et  qu'il  faut  saisir  pourtant,  ou  bien  cette  femme  ne  sera 
plus  Médée.  Elle  sera  Judith,  Clytemnestre  ou  tout  autre  person- 
nage pareil  que  l'on  voudra.  Aussi  les  anciens  ont-ils  célébré  de 
siècle  en  siècle  le  tableau  de  Timomaque,  où  Médée,  lai  poignard  à 
la  main,  sur  le  point  de  frapper  ses  petits  enfans,  les  contemplait 
d'un  regard  à  la  fois  farouche  et  attendri.  Comment  l'artiste  avait-il 
pu  unir  et  fondre  ensemble  ces  deux  expressions  contraires?  iNous 
l'ignorons.  C'était  là  précisément  la  merveille.  Il  semble,  d'après  de 
nombreuses  pièces  de  vers  composées  en  l'honiieur  de  ce  tableau 
(il  y  a  neuf  pièces  dans  l'Anthologie  grecque),  il  semble  que  des 
yeux  terri})les  de  Médée  coulaient  des  larmes.  Au  v®  siècle  de  notre 
ère,  l'admiration  n'était  pas  encore  épuisée,  et  le  poète  laiin  Ausone 
s'exprimait  encore  comme  les  poètes  grecs  : 

Ira  subest  lacrymis  :  miseratio  non  caret  ira  ; 
Alterutrum  videas  ut  sit  in  alterutro. 

La  fureur  paraissait  dans  la  pitié  et  la  pitié  dans  la  fureur,  si  bien 
qu'un  de  ces  poètes  de  l'Anthologie,  qui  sans  doute  n'avait  pas  vu 
la  peinture,  mais  qui  l'admirait  de  confiance  et  par  tradi  ion,  écrivit 
ridiculement  que  le  peintre  avait  donné  à  Médée  deux  yeux  diffé- 
rens,  l'un  furieux  et  l'autre  tendre.  Même  cette  inepte  description 
laisse  voir  combien  les  anciens  avaient  été  sensibles  à  cette  préci- 
sion de  la  peinture.  C'a  été  chez  nous  l'erreur  commode  de  bien  des 
peintres  qui  ont  cru  faire  une  Médée,  en  représentant  tantôt  une 
femme  furieuse  maniant  le  glaive,  tantôt  une  mère  attendrie  en 
présence  de  ses  enfans;  dans  l'un  et  dans  l'autre  cas,  c'était  man- 
quer le  sujet,  ce  sujet  qui  ne  consiste  que  dans  ce  tragique  conflit 
de  la  fureur  et  de  l'amour. 

Voilà  pourquoi  il  n'y  a  jamais  en  peinture  de  véritable  imitation 
ou  de  plagiat  quand  deux  vrais  artistes  traitent  le  même  sujet. 
Comme  il  est  impossible  de  supposer  que  la  conception  première  du 
tableau  soit  absolument  la  même  chez  les  deux  peintres ,  il  s'ensui- 
vra, en  vertu  de  cette  loi  de  justesse  qui  s'impose  à  l'art,  qu'à  une 
idée  légèrement  différente  correspondront  des  gestes,  des  mouve- 
mens,  des  expressions  dissemblables;  tout,  pour  bien  s'ajuster  à 
l'idée  nouvelle,  sera  nouveau.  Est-il  un  sujet  plus  commun,  plus 
rebattu  que  celui  de  la  Vierge?  Traité  mille  fois,  mille  fois  encore 
on  le  traitera;  mais  chaque  peintre  le  renouvelle  dans  l'ensemble  et 
dans  le  détail,  parce  que  l'idée  de  chacun  n'est  pas  celle  de  son 
devancier.  Ce  sera  tantôt  l'image  de  la  virginité,  tantôt  celle  de  la 


LA    PRÉCISION    DANS    l'aRT.  395 

maternité.  Ici  ce  sera  une  mère  mortelle  en  adoration  devant  l'En- 
fant divin  ;  là,  avec  moins  de  mysticisme,  ce  sera  une  simple  et 
honnête  mère  allaitant  son  nourrisson.  Le  tableau  sera  ou  mysti(]ue 
ou  religieux, ou  idéal  ou  réel; mais, quelle  que  soit  la  conception  du 
peintre,  il  conformera  tous  les  traits,  tous  les  détails  à  son  idée,  à 
son  sentiment.  11  n'y  aura  point,  par  exemple,  de  familiarité  dans 
une  image  divine,  il  peut  y  en  avoir  dans  une  peinture  se  rappro- 
chant de  la  vie  réelle.  Dans  le  tableau  de  Raphaël, la  Vierge auvoile^ 
on  aurait  de  la  peine  à  se  figurer  l'adorable  Enfant  jouant  avec  son 
pied,  comme  fait  avec  un  naturel  si  charmant,  un  naturel  tout 
humain,  le  robuste  petit  garçon  suspendu  au  sein  de  la  Vierge 
d'Andréa  Solari.  Ces  tableaux  sont  diversement  admirables,  chacun 
dans  son  genre,  malgré  la  communauté  du  snjnt,  parce  que  cha- 
cun, dans  l'ensemble  et  dans  des  détails  bien  ajustés  à  la  pensée  de 
l'artiste,  a  un  caractère  défmi  qui  le  distingue  de  tous  les  autres 
analogues.  Dans  la  peinture,  comme  du  reste  dans  la  belle  littéra- 
ture, il  n'y  a  pas  de  lieux-communs,  pas  plus  qu'il  n'y  a  de  syno- 
nymes dans  la.  langue.  1'  ne,  p^ut  y  avoir  de  lieu-commun  ni  de 
synonyme  là  où  il  y  a  de  la  précision. 

Parmi  les  peintres  contemporains,  il  en  est  un  qui  semble  avoir 
compris  tout  d'abord  que  la  précision  est  la  plus  nécessaire  qualité 
d'un  tableau,  et  qui,  pour  être  resté  toute  sa  vie  fidèle  à  ce  prin- 
cipe, a  eu  le  rar  e  privilège  d'une  gloire  non  discutée  :  c'est  M.  Meis- 
sonier.  Comme  si,  par  son  ex'^mple,  il  avait  voulu  mettre  en  lumière 
cette  loi  do  l'art,  i!  a  choisi  souvent  les  sujets  les  plus  analogues, 
les  plus  voisins,  les  plus  semblables,  en  marquant  si  finement  ce  qui 
les  distingue  les  uns  des  autres,  que  le  regard  est  surpris  et  charmé 
par  la  sûreté  de  ses  pittoresques  dèfiiiitiotis.  11  s'est  plu,  par  exemple, 
à  pf^ind'-e  des  joueurs,  mais  l'attention  n'est  pas  la  même  selon 
qu'on  joue  aux  échecs  ou  aux  cartes  ;  et  aux  cartes  même  elle  est 
différente  selon  qu'on  joue  pour  l'honneur  ou  pour  le  ga'n,  ou  pour 
passer  le  temps.  Quand  l'artiste  nous  fait  voir  un  liseur  dans  son 
fauteuil,  on  pourrait  dire  quel  genre  de  livre  il  lit.  Que  de  nuances 
dans  l'attention  des  personnages,  nuances  qui  ne  paraissent  pas 
seulement  dans  les  visages,  mais  dans  les  attitudes  et  dans  les  plis 
du  vêtement,  car  on  n'est  pas  seulement  attentif  des  yeux  et  des 
oreilles,  on  l'est  des  bras  et  des  jambes.  Et  pour  que  rien  ne  puisse 
distraire  le  spectateur  dans  la  contemplation  de  cette  exquise  justesse, 
il  n'y  a  jamais  le  moindre  accessoire  inutile,  l'artiste  sachant  bien 
que,  dans  un  tableau  comme  dans  un  livre,  la  netteté  est  la  pre- 
mière joie  des  yeux  et  de  l'esprit. 

Si  aujourd'hui,  dans  la  peinture  de  genr  •,  un  certain  nombre 
d'artistes  d'un  talent  fin  et  sobre  pratiquent  avec  succès  cet  art,  oii 
M.  Meissonier  est  passé  maître,  il  semble  que,  dans  la  grande 


396  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

peinture,  on  se  croie  moins  obligé  à  cette  précision  dont  nous 
essayons  de  marquer  le  caractère.  Là,  bien  souvent,  la  pensée  n'est 
pas  nette,  elle  ne  se  présente  pas  d'elle-même  aux  yeux,  et  peut- 
être,  pour  avoir  été  indécise  dans  l'esprit  de  l'artiste,  elle  flotte  dans 
une  composition  encombrée  de  personnages  non  nécessaires,  avec 
des  gestes  de  hasard,  avec  des  vêtemens  qui  voudraient  être  plus 
intéressans  que  les  visages,  avec  toute  sorte  de  hors-d'œuvre  écla- 
tans  qui  dispersent  l'attention  ou  la  disloquent  avec  violence.  Ce 
ne  sont  point  là  les  traditions  de  la  grande  école  française.  Bien 
que  le  Poussin  ne  soit  plus,  aux  yeux  de  l'art  contemporain,  un 
modèle  en  tout  parfait,  personne,  je  le  suppose,  ne  lui  refusera  la 
science  de  la  composition.  Or  cette  science,  fruit  de  longues  médi- 
tations et  d'un  génie  grave  qui  ne  prend  pas  la  peinture  comme  un 
simple  jeu  de  couleurs,  consiste  visiblement  à  élaguer  d'une  claire 
conception  tout  ce  qui  risquerait  de  la  troubler,  ce  qui  est  oiseux  ou 
indifférent,  tout  ce  qui  pourrait  égarer  les  yeux  et  les  distraire  du 
sujet;  si  bien  que  les  personnages  les  plus  éloignés  du  centre  de 
l'action  vous  ramènent  encore  par  leur  attitude  et  leur  expression 
à  la  pensée  principale.  Tout  est  sacrifié  à  l'unité  des  in^pressions. 
Il  suffit  de  rappeler  ici  certains  tableaux  bien  connus  qui  sont  au 
Louvre,  les  Bergers  d'Ârcadie,  la  Femme  adultère,  le  Jugement  de 
Salomoii,  Éliôzer  et  Rébecca.  Dans  ce  dernier  tableau,  ou  peut 
saisir  dans  toute  sa  simplicité  cet  art  d'une  si  sévère  grâce.  Pen- 
dant qu'à  la  fontaine  Éliézer  oilre  au  nom  de  son  maître  des  !  ijoux 
à  Rebecca,  cinq  ou  six  jeunes  filles,  venues  pour  chercher  de  l'eau, 
regardent  la  scène  en  souriant.  Un  mariage  fait  toujours  sourire, 
surtout  quand  on  le  devine.  A  l'extrémité  du  tableau  se  trouve  un 
personnage  qu'on  dirait  d'abord  inutile,  puisqu'il  ne  peut  voir 
ce  qui  se  passe.  C'est  une  fillette  d'un  âge  non  encore  curieux  de 
mystères,  à  genoux  devant  un  vase  déjà  trop  plein  que  continue 
pourtant  à  remplir,  d'un  mouvement  distrait,  une  grande  compagne 
trop  occupée  de  la  scène  principale.  La  iilleite  regarde  en  l'air,  fort 
étonnée  de  cette  distraction  et  en  rit,  si  bien  que,  même  en  tom- 
bant sur  ce  personnage  accessoire,  les  ^eux  du  spectateur  sont 
ramenés  au  centre;  ils  vont  sûrement  de  la  surprise  rieuse  de  cette 
enfant  à  l'étonrderie  de  la  grande  distraite,  de  son  étourderie  à  sa 
curiosité,  laquelle  est  suspendue  à  l'otfre  des  bijoux.  Toutes  les 
lignes,  tous  les  fils  de  la  pensée  aboutissent  à  ce  nœud.  Et  cepen- 
dant, dans  tout  le  tableau,  il  n'y  a  rien  de  géométrique;  on  n'y 
trouve  de  la  géométrie  que  la  clarté  et  la  rigueur. 

Cette  précision  dans  l'ordonnance  générale  d'un  tableau  est  un 
si  grand  attrait  pour  l'esprit,  elle  est  si  bien  le  nourrissant  plaisir 
qu'il  cherche  et  qui  est  fait  pour  lui,  que  le  spectateur  entrant  dans 
le  Salon,  après  un  vague  coup  d'œil  jeté  sur  les  tableaux  qui  l'en- 


LA   PRÉCISION    DANS   LART.  397 

tourent,  marche  tout  d'abord,  comme  d'instinct,  vers  la  toile  où  de 
loin  reluit  cette  qualité.  Mille  couleurs  plus  voyantes  ont  beau  vous 
solliciter  de  toutes  parts,  vingt  sujets  ou  dramatiques,  ou  bizarres, 
ou  tumultueux,  ont  beau  vouloir  forcer  votre  attention,  je  ne  sais 
comment,  vous  allez  droit  à  ce  lointain  tableau  que  vous  ne  faites 
qu'entrevoir,  mais  qui  vous  promet  quelque  chose  de  lucide.  Yous 
ne  savez  pas  encore  de  quoi  il  s'agit,  et  déjà  vous  êtes  attiré  comme 
par  une  clarté.  L'esprit  court  à  la  précision  comme  la  paupière 
s'ouvre  d'elle-même  aux  premiers  rayons  du  jour.  Aussi,  lorsque 
dans  nos  expositions  annuelles  vous  vous  sentez  pris  d'une  fatigue 
qui  n'a  point  sa  pareille  et  qu'on  n'éprouve  que  là,  quand  vous  en 
arrivez  à  la  torpeur  et  à  la  défaillance,  ne  dites  pas,  comme  on  le 
répète,  que  c'est  le  trop  grand  nombre  de  tableaux  qui  produit  en 
vous  cet  anéantissement,  car  vous  ne  sentez  lien  de  semblable  ni 
au  Louvre  ni  même  à  l'exposition  triennale,  où  les  œuvres  sont 
choisies  :  non,  le  mal  a  pour  cause  le  grand  nombre  de  tableaux 
qui  n'offient  pas  de  prise  à  l'esprit,  bi  brillans  qu'ils  puissent  être 
d'ailleurs;  car  dès  que  vous  rencontrez  ici,  là,  quelque  chose  qui 
vous  présente  une  claire  pensée,  votre  santé  morale  se  rétablit. 
L'esprit  souffre  plus  qu'on  ne  peut  dire  de  ce  qui  e&t  incertain  et 
diffus,  et  souffre  plus  encore  quand  cette  diffusion  vous  assaille 
d'étincelantes  couleurs  et  vous  contraint  de  la  regarder.  Ainsi,  sans 
nous  élever  à  une  haute  métaphysique,  sans  recourir  à  des  prin- 
cipes abstrus  toujours  contestés,  à  n'interroger  que  nous-même,  à 
ne  consulter  que  les  plus  naturelles  exigences  de  notre  propre 
esprit  et  nos  intimes  satisfactions,  vous  pouvez  d'abord  mesurer 
votre  estime  à  la  précision  des  œuvres  et  trouver,  en  dehors  de  tout 
appareil  savant,  une  première  règle  de  vos  jugemens  dans  les  arts. 
Nous  n'avons  pas  la  peu  modeste  prétention  de  donner  des  leçons 
aux  artistes,  n'étant  qu'un  simple  amateur  qui  défend  ici  ses  graves 
plaisirs  contre  des  théories  de  plus  en  plus  accréditées,  lesquelles 
semblent  vouloir  autoriser  l'absence  de  la  méditation  et  les  diva- 
gations du  pinceau.  Nous  disons  voloniiers  comme  Lucien,  de  tous 
les  critiques  de  l'antiquité  celui  qui  paraît  avoir  le  plus  juste  et  le 
plus  fin  sentiment  sur  les  arts  :  «  Il  est  des  beautés  qui  échappent 
en  partie  à  l'œil  d'un  ignorant  tel  que  moi.  La  correction  exquise 
du  dessin,  la  combinaison  des  couleurs,  les  effets  de  saillie  et 
d'ombre,  je  les  laisse  à  louer  aux  peintres  qui  ont  mission  de  les 
comprendre.  Pour  moi,  j'admire  Zeuxis  pour  avoir  donné  à  son 
personnage  des  traits  si  bien  définis,  des  traits  qui  ne  convien- 
nent qu'à  lui  (1).  »  Tout  le  monde  est  juge  compétent  pour  voir 

(I)  Lucien,  Zeuxis,  ch.  v;  nous  résumons  son  opinion  longuement  développée. 


39S  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

si  dans  une  œuvre  quelconque  ont  été  observées  les  lois  générales 
de  l'esprit  humain  et,  en  particulier,  une  loi  qui  règne,  nous  l'ai- 
Ions  voir,  dans  la  poésie  comme  dans  l'art. 

II. 

On  peut  dire  que  la  poésie  considérée  comme  art  n'a  jamais  été, 
dès  les  premiers  temps  du  monde,  qu'un  effort  pour  arriver  à  la  pré- 
cision, et  qu'à  l'origine  les  divers  genres  de  poésie  ne  furent  créés 
que  pour  enserrer  la  pensée,  pour  captiver  cette  vagabonde  et  la 
soumettre  à  de  certaines  lois  que  de  clairs  et  naï!"s  génies  ont 
d'abord  reconnues  comme  les  plus  capables  de  charmer  l'e^sprit. 
Dans  les  premiers  âges,  les  hommes  ont  dû  faire  bien  des  récits 
héroïques  longs,  diffus,  sans  règle  et  sans  fm,  quand  un  homme 
mieux  doué  que  les  autres,  un  Homère,  par  exemple,  s'avisa  de 
contenir  ces  verbeuses  inspirations  qui  allaient  à  l'aventure,  de  les 
enfermer  dans  un  sujet  unique,  d'y  ramener  les  épisodes  qui  s'éga- 
raient, de  tout  diriger  vers  un  dénoûment.  Le  poème  épique  est 
une  narration  dont  on  a  élagué  tout  le  superflu,  pour  ne  conserver 
et  mettre  en  belle  lumière  que  ce  qui  soutient  l'intérêt.  Il  en  fut 
de  même  du  drame.  De  bonne  heure,  les  hommes  se  divertirent  à 
présenter  en  dialogues  improvisés  une  action  ou  divine  ou  humaine, 
quand  l'art  peu  à  peu  retrancha  de  ces  libres  improvisations  tout 
ce  qui  n'allait  pas  au  fait,  les  scènes  non  nécessa'res  et  les  vaines 
paroles,  jusqu'au  moment  où,  de  progrès  en  progrès,  c'est-à-dire 
de  retranchement  en  retranchement,  il  n'ait  plus  gardé  que  la  vraie 
substance  du  drame  et  qu'il  ait  produU  à  la  longue,  par  ces  élimi- 
nations successives,  le  chef-d'œuvre  de  la  simplicité  et  de  la  préci- 
sion tragique,  YOEdipe  roi.  On  peut  se  figurer  ce  lent  travail  des 
siècles  par  ce  que  nous  voyons  encore  faire  autour  de  nous.  Quand 
un  directeur  de  théâtre  reçoit  une  pièce  nouvelle,  il  en  fait  retran- 
cher des  scènes  ou  abréger  le  dialogue,  il  taille,  il  émonde,  avec  la 
serpe  ou  même  avec  la  hache,  jusqu'à  ce  qu'il  ne  reste  plus  que  la 
partie  vivante  oii  circule  la  sève  utile  et  qu'enfin  soit  tombé  tout 
ce  qui  est  inerte,  infécond  et  luxuriant.  Et  même  quand  cette  pièce 
ainsi  réduite  a  été  plus  ou  moins  goûtée  du  public,  si  on  la 
reprend  quelques  années  plus  tard,  on  s'aperçoit  qu'il  faut  retran- 
cher encore,  et  à  cette  nouvelle  représentation  n'arrive  t-il  pas 
qu'une  pièce  en  cinq  actes  soit  réduite  à  deux?  Bien  plus,  si  le  dia- 
logue, quoique  juste,  est  un  peu  mou,  c'est-à-dire  peu  précis, 
n'appelle-t-on  parfois  à  l'aide  un  des  maîtres  de  l'art,  un  homme 
expert  en  style  dramatique,  pour  jeter  çà  et  là  dans  la  pièce  de  ces 
phrases  nettes  et  frappantes  qui  résument  vivement  une  situation, 


LA    PRÉCISION    DANS    l'aRT.  399 

qui  illumiDent  un  sentiment  ou  un  caractère?  C'est  que  l'esprit 
humain  demande  à  l'art,  non  un  vague  plaisir,  mais  un  plaisir 
intense,  non  un  demi-bonheur,  mais,  s'il  se  peut,  une  complète  féli- 
cite. 

Naturellement  la  largue  elle-même  a  partout  suivi  ces  progrès 
de  la  pensée  se  travaillant  pour  arriver  à  des  formes  précises.  Dans 
toutes  les  littératures,  dans  celles,  du  moins,  qui  se  sont  dévelop- 
pées lentement,  la  langue  est  d'abord  incertaine,  elle  balbutie  et 
bavarde  ;  puis,  à  mesure  que  la  pensée  est  moins  diffuse,  la  langue 
aussi  prend  des  contours  plus  nets  et  plus  fermes.  Et  ce  travail 
continue  toujours  à  travers  les  siècles,  alors  même  qu'il  ne  reste 
plus,  à  ce  qu'il  semble,  de  progrès  à  accomplir.  C'est  ainsi  qu'en 
France  après  la  renaissance,  quand  notre  langue  avait  déjà  été 
façonnée  par  de  grands  écrivains,  par  Montaigne  et  Rabelais,  l'es- 
prit français,  comme  s'il  se  sentait  encore  mal  à  l'aise  en  des 
phrases  flottantes,  comme  s'il  craignait  de  trébucher  dans  une  robe 
trop  ample,  se  donna  un  vête  ment  de  mieux  en  mieux  ajusté,  au 
risque  de  se  priver  de  certaines  grâces  ondoyantes.  Il  n'a  eu  de 
repos  qu'il  ne  soit  parvenu  à  la  perfection  de  la  justesse  et  de  la 
brièveté  ;  et  lorsque,  vers  la  fin  du  xv!!!*"  siècle  et  au  commence- 
ment du  nôtre,  il  eut  perdu,  par  fatigue  et  par  usure,  ces  vertus 
littéraires  si  longtemps  poursuivies  et  si  lentement  acquises,  il  ne 
tarda  pas  à  faire  de  nouveaux  efforts  pour  les  reconquérir.  De  là 
vint  le  soulèvement  contre  la  littérature  de  l'empire,  qui  en,  était 
arrivée  au  point  de  n'oser  plus  rien  définir  ni  nommer.  C'est  au 
nom  de  la  précision  que  le  romantisme  a  levé  et  si  fort  agité  son 
drapeau  ;  c'e^t  aussi  au  nom  de  la  précision  que  plus  tard  le  réa- 
lisme, mécontent  à  son  tour,  a  déployé  son  petit  fanion.  Ces  deux 
révoltes,  d'inégale  importance,  étaient  plus  ou  moins  If^gilimes  dans 
leur  principe  et  leur  ambition  ;  mais,  comme  toutes  les  révolutions, 
elles  n'ont  pas  tenu  ce  qu'elles  avaient  promis.  Le  romantisme  a 
cru  qu'il  suffisait  de  peindre  exactement  l'extérieur  de  l'homme,  ses 
vêtemens,  son  mobilier,  et  a  négligé  la  justesse  de  l'observation 
morale  ;  le  réalisme,  à  son  tour,  a  mis  son  exactitude  à  tout  dire, 
mais  surtout  à  dire  ce  qu'il  était  convenu  depuis  des  siècles  qu'on 
ne  dirait  pas.  L'un  s'est  consumé  dans  l'inutile  et  l'autre  dans  l'in- 
décent, mais  tous  deux  ont  obéi  à  un  invincible  désir  de  la  pensée 
humaine,  qui  cherche  son  plaisir  dans  ce  qui  est  nettement  défini. 

Cette  loi  se  manifeste  avec  éclat  non-seulement  dans  l'ordon- 
nance générale  des  ouvrages,  mais  encore  dans  les  détails,  à  l'ori- 
gine même  des  littératures,  du  moins  en  Grèce,  où  il  nous  est 
donné  d'assister  à  la  naissance  de  la  poésie  et  à  sa  floraison  spon- 
tanée. Cette  exactitude  dans  le  détail  poétique  ne  doit  pas  trop 
étonner,  car  la  juste  observation  et  la  vive  peinture  des  choses  phy- 


AOO  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

siques  et  morales,  c'est  la  poésie  même.  Aussi  le  plus  ancien  des 
poètes,  Homèie,  sans  théorie  apparemment,  sans  science,  sans 
réflexion  peut-être,  a-t-il  du  premier  coup,  dans  la  pure  naïveté 
de  son  génie,  donné  sur  ce  point  l'exemple,  tant  cette  loi  de  la 
précision  dans  l'art  s'impose  naturellement.  On  peut  même  dire 
qu'il  posséda  tout  d'abord  cette  qualité  au  suprême  degré,  pour 
avoir  eu  le  génie  poétique  au  degré  suprême,  ou  bien  que,  pour 
avoir  été  le  plus  précis  des  poètes,  il  passe  pour  le  plus  grand. 
Homère,  en  peignant  les  sentimens  de  ses  personnages,  a  le  même 
souci  de  l'exacte  définition  que  nous  avons  plus  haut  remarqué 
chez  le  peintre  Timo  naque  dans  son  tableau  de  Médée.  Qu'on  nous 
permette  de  rappeler  seulement  un  ou  deux  passages  de  Y  Iliade 
et  de  l'Odyssée,  des  vers  que  nous  choisissons  à  dessein  parmi  les 
plus  célèbres  et  les  plus  connus,  pour  être  dispensé  de  longs  récits, 
en  nous  confiant  aux  souvenirs  du  lecteur.  Qui  peut  avoir  oublié 
cette  scèn3  à  la  fois  si  pathétique  et  si  noblement  familière  où 
Hector,  allant  au  combat  et  peut-être  à  la  mort,  s'entretient  avec 
Andromaque,  qui  le  supplie  de  ne  pas  sortir  des  murs?  comment 
le  tendre  héros,  voulant  embrasser  son  petit  Astyanax  effrayé  par 
la  crinière  du  casque,  dépose  son  casque  sur  la  terre,  et,  après 
avoir  levé  dans  ses  bras  l'enfant  pour  appeler  sur  lui  la  protec- 
tion des  dieux  et  la  gloire,  le  remet  sur  le  sein  de  sa  mère,  qui 
pleure  et  sourit  ?  Si  Homère  s'était  contenté  de  montrer  Ândro- 
maque  pleurant,  la  scène  aurait  pu  paraître  juste;  s'il  l'avait  mon- 
trée souriant,  la  scène  eût  encore  paru  vraisemblable  et  charmante. 
Mais  en  la  représentant,  dans  cette  circonstance  terrible  pour  l'épouse 
et  douce  pour  la  mère,  à  la  fois  avec  des  larmes  et  un  sourire,  il  a 
distingué  la  scène  de  toute  autre  plus  ou  moins  pareille,  et  c'est 
cette  précision,  que  la  grâce  de  l'expression  ^ax.puo£v  -ye"XaGa(ja  rend 
plus  précise  encore,  qui  fait  que  le  vers  s'est  fixé  dans  l'imagiaa- 
tion  des  en  fans  et  des  hommes. 

On  pourrai .  nous  objecter  qu'il  est  dans  Homère  des  vers  déli- 
cieux qui  n'ont  rien  à  démêler  avec  la  précision  et  dont  le  charme, 
dit-on,  tient  au  vague  de  l'expression  ou  de  l'image;  on  pourrait, 
par  exemple,  nous  citer  ce  passage  de  YOdyssôc  où  Ulysse,  depuis 
si  longtemps  éloigné  de  sa  patrie,  «  désire  voir  la  fumée  qui  s'élance 
au-dessus  de  son  ch^^r  pays  (1).  »  En  effet,  l'image  et  le  sentiment 
qu'elle  recouvre  ont  quelque  chose  de  mystérieux  et  d'indéterminé, 
mais  le  vers  ne  paraît  vague  qu'à  celui  qui  n'en  a  pas  bien  pénétré 
le  sens.  Il  renferme,  au  contraire,  une  très  fine  observation  psycho- 

(1)  Odyssée,  i,  58.  Ce  vers  avait  frappé  Ibs  Grecs  et  devint  proverbe.  On  disait  cou- 
ramment d'un  expatrié,  «  qu'il  désire  voir  la  fumée  d'Athènes.  »  (Philostrate,  Images, 
1,15) 


LA   PRÉCISION    DANS   l'aRT.  ^01 

logique  qui  ferait  honneur  à  un  philosophe.  Quelle  est  donc  cette 
fantaisie  de  voir  la  fumée  de  son  pays?  Pourquoi  ne  pas  dire  qu'il 
veut  revoir  sa  maison,  sa  femme,  son  enfant,  sa  Pénélope,  son 
Télémaque?  C'est  que,  dans  l'ardente  impatience  de  la  nostalgie, 
Ulysse  ne  se  figure  pas  arrivé  déjà,  mais  arrivant,  épiant  du  plus 
loin  le  premier  signe  qui  lui  annonce  la  terre  natale,  dévorant  des 
yeux  et  du  cœur  ce  premier  et  encore  lointain  témoignage  de  son 
foyer  habité  et  vivant.  Rien  de  plus  vrai  que  ce  sentiment,  si  subtil 
qu'il  puisse  paraître;  vous  et  moi  nous  l'avons  éprouvé,  et  les  plus 
simples  âmes  non-seulement  l'éprouvent,  mais  l'expriment  à  peu 
près  comme  Homère.  C'est  ainsi  qu'un  jeune  soldat  mélancolique 
dans  une  caserne  veut  revoir  le  clocher  de  son  village,  parce  que 
son  imagination,  en  route  vers  son  village,  se  représente  ce  qu'il 
verra  d'abord  de  plus  loin,  ce  qui  lui  annonce  et  lui  promet  tout 
le  reste.  Parlez  de  ses  peines  à  un  habitant  de  Strasbourg  aujour- 
d'hui expatrié,  il  vous  dira  qu'il  désirerait  voir  la  flèche  de  la  cathé- 
drale, parce  qu'on  l'aperçoit  tout  d'abord  à  dix  lieues  en  descen- 
dant des  Vosges.  Le  regard  et  l'âme  avides  de  l'exilé  se  plaisent  à 
s'emparer  déjà  à  distance  de  leur  douce  proie.  Ce  n'est  donc  pas  la 
nostalgie  qu'exprime  le  vers  d'Homère,  c'est  l'impatience  de  la 
nostalgie.  La  fumée  est  ici  la  caractéristique  de  ce  sentiment,  c'en 
est,  si  on  peut  dire,  le  caractère  spécifique.  La  pénétrante  beauté 
du  vers  tient  à  cette  délicate  justesse.  C'est  la  plus  poétique  des 
définitions. 

Cette  recherche  naïve  ou  méditée  de  la  précision,  on  peut  la 
remarquer  plus  ou  moins  chez  tous  les  grands  poètes  de  l  aniiquitô 
et  chez  les  historiens,  qui,  selon  le  mot  de  Cicéron,  sont  aussi  des 
poètes.  Pour  ne  citer  qu'un  nom,  dans  les  ouvrages  de  Tacite,  qui 
sont  comme  une  galerie  où  se  pressent  des  milliers  de  portraits, 
il  n'y  en  a  pas  deux  qui  se  ressemblent.  Chaque  personnage,  sou- 
vent en  un  mot,  est  marqué  d'un  trait  qui  n'est  qu'à  lui.  Dans 
l'histoire  ancienne,  cette  loi  s'applique  à  tout,  même  aux  petites 
anecdotes,  qui  n'ont  de  prix  que  si  elles  sont  bien  caractéristiques, 
si  elles  peignent  un  homme  et  non  un  autre.  Plutarque  est  l'écri- 
vain sachant  le  mieux  peindre  un  héros  par  une  historiette,  par 
un  détail  en  apparence  sans  valeur,  qui  pourtant  le  fait  plus  vive- 
ment connaître  que  ne  feraient  de  longues  réflexions.  J.-J.  Rous- 
seau a  célébré  ce  mérite  dans  une  page  excellente,  et  tout  lecteur 
de  Plutarque  attribue  à  cet  art  si  particulier  le  charme  de  ses  écrits. 
Il  ne  suffit  pas,  en  effet,  de  dire  d'un  homme  qu'il  est  brave,  si  on 
ne  distingue  son  genre  de  bravoure;  qu'il  est  généreux,  si  on  ne 
montre  dans  sa  nuance  son  genre  de  générosité.  Qu'on  nous  laisse 
citer  un  seul  de  ces  traits  que  rien  ne  pourrait  remplacer.  Quand 

TOME  LXII.  —  1884.  26 


^2'  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

l'innombrable  armée  de  Xerxès  marcha  sm'  Athènes,  les  Athéniens, 
ne  pouvant  défendre  leur  ville  ouverte,  montèrent  sur  les  vaisseaux^ 
pour  combattre  à  Salamine,  et  envoyèrent  leurs  femmes  et  leurs 
enfans  à  Trézène,  où  ils  furent  très  bien  reçus.  Pour  montrer  la 
grâce  particuUère  de  cette  hospitalité,  Plutarque  ne  dédaigne  pas 
de  nous  apprendre  que  les  Trézéniens  firent  un  décret  par  lequel  il 
était  permis  aux  enfans  athéniens  de  cueillir  à  leur  fantaisie  des 
fruits  dans  la  campagne,  et  il  croit  devoir  ajouter  que  l'auteur  du 
décret  fut  un  nommé  Nicagoras.  L'honnête  historien  tient  à  envoyer 
le  nom  de  ce  brave  homme  à  la  postérité.  Le  trait  peut  paraître 
bien  simple  et  même  un  peu  puéril ,  et  pourtant  qu'y  a-t-il  qui 
pourrait  mieux  montrer  combien  à  Trézène  les  cœurs  étaient  atten- 
dris à  la  vue  de  ces  orphelins  exilés,  dont  la  patrie  allait  être  détruite 
par  une  épouvantable  invasion,  et  dont  les  pères  allaient  mourir 
pour  le  salut  de  la  Grèce  ?  Ce  n'était  pas  une  hospitalité  ordinaire 
que  prétendait  donner  la  cité  de  Trézène,  mais  une  hospitalité  de 
famille.  Moralement  le  trait  est  exquis,  historiquement  il  est  on  ne 
peut  plus  démonstratif,  parce  qu'il  ne  ressemble  à  aucun  autre. 

Évidemment  on  peut  faire  les  mêmes  remarques  sur  les  poètes 
modernes,  car,  si  différens  qu'ils  puissent  être  des  anciens,  ils  se 
montrent  soumis  à  cette  loi  de  précision,  et  c'est  même  la  constance 
de  cette  soumission  qui  prouve  que  c'est  une  loi.  Ainsi  s'expliquent 
les  plus  originales  beautés  de  Shakspeare  et  de  Corneille.  Leurs 
mots  sublimes  qui  donnent  à  qui  les  entend  pour  la  première  fois 
une  si  soudaine  émotion,  qui  arrêtent  le  sang  ou  le  précipitent,  ils 
ne  sont  que  des  vérités  strictes  qui  résument  et  resserrent  en  briè- 
veté éclatante  une  situation  dramatique  ou  un  état  de  l'âme.  C'est 
de  la  lumière  condensée,  un  éclair  qui  foudroie.  Us  font  tressaillir 
la  foule  par  l'imprévu  de  leur  étonnante  justesse.  Avec  raison  nous 
les  appelons  sublimes,  puisqu'ils  passent  notre  conception,  mais 
nous  pourrions  aussi  les  appeler  justes,  car  s'ils  ne  l'étaient  point, 
ils  ne  porteraient  pas  coup.  Ce  ne  seraient  que  de  ces  fusées  bril- 
lantes, comme  il  en  part  souvent  dans  nos  drames,  que  le  public 
applaudit,  comme  toutes  les  fusées,  dont  il  est  ébloui  sans  être  ému. 
Même  ailleurs  qu'au  théâtrecessortes  de  sentences,  sans  avoir  besoin 
d'être  sublimes,  produisent  un  grand  effet  par  la  seule  vertu  de  leur 
brièveté  lumineuse.  En  politique,  par  exemple,  elles  ont  souvent 
une  puissance  souveraine  ;  aussi  les  chefs  d'état  ou  les  tribuns  ne 
manquent  pas  de  créer  de  ces  formules  dont  la  justesse,  apparente 
ou  réelle,  puisse  surprendre  et  dominer  l'opinion  populaire  ;  même 
plus  d'une  fois  des  hommes  d'esprit  et  de  ressource  ont  eu  pour 
fonction  de  frapper  de  ces  médailles  reluisantes,  et  sont  devenus 
comme  les  fournisseurs  attitrés  des  rois  ou  de  leurs  ministres.  Sous 
la  restauration,  le  comte  Beugnot,  en  plus  d'une  circonstance,  a  été 


LA   PRÉCISION   DANS    l'aRT,  A03 

requis  de  faire  de  ces  mots  pour  d'augustes  personnes,  et  quand, 
dans  leur  première  rédaction,  ils  n'avaient  pas  une  rigueur  par- 
faite, on  le  priait  de  les  refaire,  jusqu'à  ce  qu'ils  répondissent  exac- 
tement à  l'intéiôt  ou  à  la  passion  du  moment  et  que  leur  rapide 
précision  pût  les  faire  voler  à  travers  la  France. 

Si  la  précision  est  le  nerf  de  ce  qui  est  fort,  elle  est  aussi  la  grâce 
de  ce  qui  est  délicat.  La  délicatesse  ne  mérite  son  nom  que  si  elle 
définit  un  sentiment  avec  une  si  juste  mesure  qu'un  mot  de  plus, 
un  mot  de  moins,  la  feraient  également  évanouir.  Bien  qu'elle  soit 
de  nature  si  déliée  qu'elle  échappe  à  l'analyse  et  ne  peut  être  que 
sentie,  disons  qu'elle  est  ce  qu'il  y  a  de  plus  fin  dans  la  justesse, 
quand  il  s'agit  des  choses  de  l'âme.  Un  exemple  iera  comprendre 
ce  que  la  critique  ne  peut  exprimer  clairement.  Quand  la  Phèdre 
de  Racine,  honteuse  de  son  amour,  ne  veut  pas  révéler  à  OEnone 
qui  l'interroge  le  nom  de  celui  qu'elle  aime,  et  que  de  proche  en 
proche  OEnone  finit  par  le  deviner  et  s'écrie  :  Ilippolyte,  grands 
dieux!  Phèdre  répond  :  Cest  Zoî  (/mH' «5 /lom?;^^.  Schiller  traduisant 
Racine,  appuie  plus  qu'il  ne  faut  et  fait  dire  à  Phèdre  :  «  C'est  toi  qui 
l'as  nommé,  ce  n'est  pas  moi*  »  Tout  le  monde  sentira  la  différence. 
Racine  a  été  délicat  et  Schiller  a  cru  l'être.  Il  convient  ici  de  remar- 
quer à  la  décharge  du  poète  allemand  que  déjà  Euripide  avait  mis 
dans  la  bouche  de  Phèdre  cet  indiscret  complément.  Seul  le  poète 
français  a  senti  par  le  plus  sûr  instinct  qu'il  y  avait  là  quelque  chose 
qui  excédait  la  vérité  et,  sans  se  laisseï^  entraîner  par  l'imitation  du 
grand  tragique  grec,  il  a  ramené  le  sentiment  à  sa  vraie  nuance. 
Petites  et  subtiles  sont  ces  observations,  je  le  veux  bien;  mais  le 
lecteur  qui  ne  se  soucie  point  d'en  faire  de  pareilles  pour  son  propre 
compte  en  lisant  les  poètes,  et  qui  professe  d'être  insensible  à  ces 
nuances  de  délicatesse,  celui-là  fera  bien  de  lire  autre  chose  que 
Racine. 

Puisqu'il  nous  faut,  dans  cette  étude  de  psychologie  esthétique, 
nous  mettre  au-dessus  du  dédain  qui  s'attache  aujourd'hui  à  de 
semblables  remarques,  allons  plus  loin  et  osons  montrer  que,  chez 
Racine,  les  choses  en  apparence  les  plus  insignifiantes  ont  du  prix 
par  la  justesse  précise  de  l'observation  morale.  Le  public  ne  sait 
plus,  parce  qu'il  n'a  plus  le  temps  d'y  regarder  de  si  près,  jusqu'où 
va  sur  ce  point  l'attention  de  notre  poète.  Ainsi,  lorsque  dans  un 
récit  un  personnage  appelle  son  interlocuteur  par  son  nom,  ce  qui  est 
fort  ordinaire  dans  la  tragédie  comme  dans  la  conversation,  ce  nom 
jeté  dans  le  vers  et  qui  ne  semble  destiné  qu'à  le  remplir,  est  au 
contraire  chez  Racine  un  trait  de  sentiment,  et  on  regretterait  qu'il 
n'y  fût  pas.  Quand  Esther  raconte  à  sa  compagne  que,  dans  le  célèbre 
concours  pour  la  beauté,  elle  a  comparu  devant  Assuérus,  devant 
la  redoutable  majesté  du  roi  des  rois,  et  qu'elle  dit  : 


àOà  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Devant  ce  fier  monarque,  Élise,  je  parus, 

ce  nom  d'ÉIise,  à  cette  place,  n'est-il  pas  l'expression  naturelle  de 
la  modestie  encore  terrifiée  à  ce  seul  souvenir?  Et  quand  elle  raconte 
qu'étant  orpheline,  elle  fut  élevée  avec  un  soin  plus  que  paternel 
par  son  oncle  Mardochée  : 

Mais  lui,  voj'ant  en  moi  la  fille  de  son  frère, 
Me  tint  lieu,  chère  Élise,  et  de  père  et  de  mère, 

ce  nom,  ici  encore,  n'est-il  pas  le  signe  discret  de  la  reconnaissance 
qui  tout  à  coup  s'attendrit?  Et  combien  ces  simples  mots  sont  plus 
touchans  quand  on  se  rappelle  que  c'est  une  reine  qui  parle  avec 
une  amitié  si  confiante  à  une  pauvre  fille,  jadis  sa  compagne  d'escla- 
vage ?  Que  Racine  soit  le  plus  élégant  de  nos  poètes,  on  l'a  bien 
assez  répété  ;  qu'il  soit  le  plus  touchant,  ce  n'est  pas  ce  que  nous 
avons  à  prouver,  mais  il  nous  appartient  de  montrer  que  sa  poésie 
est  précise  au  point  de  noter  chez  ses  personnages  les  plus  impal- 
pables mouvemens  du  cœur,  et  nous  pouvons  conclure  par  un  mot, 
bien  que  ce  mot  soit  déplaisant  quand  il  s'agit  de  tant  de  grâce, 
que  sa  délicatesse  consiste  dans  son  exactitude. 

Il  est  in  poète  français  qui,  par  les  mérites  dont  nous  parlons, 
est  encore  supérieur  à  Corneille  et  à  Racine,  c'est  Molière,  condamné 
qu'il  était  parfois  par  la  nature  de  son  art,  par  la  comédie,  à  recher- 
cher une  précision  double.  Ce  que  nous  entendons  par  ces  mots, 
un  exemple  peut  seul  le  montrer.  Quand  Oigon  fait  un  éloge  enthou- 
siaste de  Tartufe,  il  peint  son  ardente  piété,  son  humilité,  sa  cha- 
rité en  termes  si  sincères,  en  traits  si  nets,  avec  des  circonstances 
si  bien  définies  qu'on  ne  peut  douter  de  cette  parfaite  vertu,  et 
pourtant  ce  sont  ces  traits  si  nets,  ces  circonstances  si  bien  définies 
qui  donnent  au  spectateur  l'idée  de  la  plus  parfaite  hypocrisie  : 

Chaque  jour,  à  l'église,  il  venait  d'un  air  doux, 
Tout  vis-à-vis  de  moi,  se  mettre  à  deux  genoux. 
Il  attirait  les  yeux  de  l'assemblée  entière, 
Par  l'ardeur  dont  au  ciel  il  poussait  sa  prière  ; 
Il  faisait,  des  soupirs,  de  grands  élancemens, 
'  Et  haisait  humblement  la  terre  â  tous  momcns; 

Et,  lorsque  je  sortais,  il  me  devançait  vite 
Pour  m'aller,  à  la  porte,  off"rir  de  l'eau  bénite. 
Instruit  par  son  garçon,  qui  dans  tout  l'imitait, 
Et  de  son  indigence,  et  de  ce  qu'il  était. 
Je  lui  faisais  des  dous  ;  mais,  avec  modestie, 
Il  me  voulait  toujours  en  rendre  une  partie. 
«  —  C'est  trop,  me  disait-il,  c'est  trop  de  la  moitié  ; 
Je  ne  mérite  pas  de  vous  faire  pitié.  » 
Et,  quand  je  refusais  de  vouloir  le  reprendre. 
Aux  pauvres,  à  mes  yeux,  il  allait  le  répandre. 


LA    PRÉCISION   DANS   l'aRT.  hlb 

Lisez  ces  vers  d'abord  comme  un  éloge,  examinez  les  mots  l'un 
après  l'autre,  chacun  de  ces  mots  sera  la  preuve  la  plus  saisissante 
de  la  vraie  piété,  telle  qu'on  se  la  figurait  au  xvii«  siècle  ;  relisez- 
les  maintenant  comme  une  satire,  chacun  de  ces  mêmes  mots  sera 
la  preuve  la  plus  saisissante  de  la  piété  fausse.  Dans  le  premier  cas, 
il  n'y  a  pas  un  trait  qui  sente  la  critique;  dans  le  second  cas,  il  n'en 
est  pas  un  qui  ne  la  sente.  Comme  par  un  singulier  jpu  de  lumière 
et  par  le  plus  ingénieux  arrangement  de  perspect^^e,  selon  que 
devant  ce  portrait  vous  vous  penchez  à  droite  ou  à  gauche,  vous 
verrez  ou  le  chrétien  accompli  ou  le  vil  imposteur,  et  l'un  et  l'autre 
dans  une  perfection  égale.  C'est  un  tour  d'adresse  et  de  force  qui 
peut-être  n'a  point  son  pareil.  Quelle  ligne  inconcevablement  déliée 
a  dû  suivre  le  génie  du  poète  pour  marcher  sur  la  limite  de  ces 
deux  contraires  sans  encombre  ou  fanx  pas?  Quel  choix  de  mots  ne 
faut  il  pas  pour  répondre  également  à  deux  nécessités  si  opposées? 
Eh  bien  !  c'est  au  prodige  de  cette  double  précision  que  tient  le 
ravissement  du  spectateur. 

Chez  les  grands  écrivains,  jusque  dans  les  moindres  détails  du 
style  et  de  la  langue,  la  pensée  a  toujours  le  souci  de  se  définir, 
de  se  distinguer  d'une  pensée  voisine  qu'on  pourrait  confondre  avec 
elle.  Pour  prendre  toujours  des  exemples  connus,  quand  Chimène 
dit  à  Rodrigue  :  «  Va,  je  ne  te  hais  point,  »  au  lieu  de  dire  :  Je  t'aime, 
comme  elle  eût  dit  sans  doute  dans  un  drame  de  1830,  Chimène  laissa 
voir  qu'elle  devrait  haïr  le  meurtrier  de  son  père,  mais  qu'elle  ne 
le  peut  pas,  et  marque  ainsi  l'exacte  nuance  de  son  sentiment.  Aussi 
quand  l'actrice  sait  donner  à  ces  mots  le  ton  nuancé  qui  leur  con- 
vient, cette  nuance  les  rend  adorables.  Il  y  a  chez  h'S  poètes  cer- 
taines expressions  singulières,  fort  célébrées  par  la  rhétorique,  qui 
paraissent  au  premier  abord  peu  logiques,  qu'on  appelle  des  alliances 
de  mots,  qui  sembhnt  plutôt  des  contradictions,  où  l'adjectif  heurte 
le  substantif,  comme  dans  ces  exemples  partout  cités  :  l'orgueilleuse 
faiblesse  d'Agamemnon  ,  la  fuite  triomphante  des  Hébreux.  Ces 
expressions  insolites  ne  sont  pas  de  l'emphase.  Les  deux  mots  con- 
traires en  se  rencontrant  se  limitent  l'un  l'autre,  et  produi-ent  ainsi 
la  ligne  d'une  rigoureuse  définition.  On  appelle  ces  formes  de  lan- 
gage des  ornemens  et  des  artificps,  quand  ce  ne  sont  que  les  efforts 
de  la  pensée  à  la  recherche  de  la  justesse.  Elles  brillent  sans  doute 
par  l'étincelle  du  choc,  mais  elles  ne  sont  faites  que  pour  éclairer. 
Sans  passer  ici  en  revue  tous  les  procédés  de  l'esprit,  il  n'est  pas  sans 
intérêt  de  montrer  que  de  tous  ces  procédés  même  le  plus  suspect, 
le  plus  discrédité  par  ses  abus,  celui  qui  a  fait  mourir  toute  la  littéra- 
ture de  l'empire  comme  par  une  funeste  contagion,  —  la  périphrase, 
puisqu'il  faut  l'appeler  par  son  nom,  —  est  elle-même  un  des  plus 


llQÔ  REVDE   DES    DEDX   MONDES. 

délicats  instrumens  de  précision.  Nous  ne  parlons  pas,  bien  entendu, 
de  la  périphrase  à  la  façon  de  Delille,  laquelle  n'est  le  plus  souvent 
qu'un  jeu  d'esprit  ou  une  aristocratique  aversion  pour  le  mot  propre. 
Bien  des  gens  semblent  ignorer  qu'elle  n'est  qu'une  forme  logique 
qui,  loin  de  dissiper  la  pensée,  l'enserre  et  l'étreint.  Tantôt  elle  défi- 
nit une  chose  au  lieu  de  la  nommer  et  fait  sortir  du  mot  ce  qu'il 
contient,  tantôt  elle  présente  à  l'imagination  un  net  dessin  que  le  mot 
propre  ne  donnerait  pas,  ou  bien  éveille  en  nous  un  sentiment  que 
le  simple  nom  laisserait  dormir.  La  périphrase,  qu'on  a  regardée 
non  sans  raison  comme  la  ressource  de  pauvres  écrivains,  est,  au 
contraire,  du  plus  fréquent  emploi  chez  les  orateurs  les  plus  exacts 
et  les  plus  hardis.  Ils  en  ont  besoin,  non  comme  d'un  ornement, 
mais  comme  d'une  démonstration.  Quand  Bossuet,  en  présence  de 
Louis  XIV  assis  au  pied  de  la  chaire,  commence  ainsi  :  (c  Celui 
qui  règne  dans  les  cieux,  de  qui  relèvent  tous  les  empires...  est 
aussi  le  seul  qui  se  glorifie  de  faire  la  loi  aux  rois,  »  il  emploie  une 
forme  logique,  et  en  désignant  Dieu  par  ses  attributs  au  lieu  de  le 
nommer  simplement,  il  montre  au  grand  roi  qu'il  n'est  qu'un  vassal 
de  la  monarchie  divine,  et  fait  ainsi  un  raisonnement  aussi  ferme 
que  l'intention  en  est  religieusement  courageuse.  Quelquefois  la 
périphrase  enferme  dans  ses  plis  un  sentiment  avec  l'idée  et  dis- 
pense ainsi  l'auteur  de  les  énoncer  séparément.  Chose  qui  peut 
paraître  étonnante,  elle  devient  un  effort  de  concision.  Ainsi,  quand 
Alfred  de  Musset  fait  voir  aux  jeux  de  Bade  les  paysans  «  fils  de  la 
Forêt-Noire  »  mettant  leur  dernier  écu  sur  la  roulette,  il  les  peint 
dans  leur  horrible  anxiété  suivant  des  yeux,  quoi?  Est-ce  la  bille  qui 
roule?  Non,  ce  serait  le  mot  propre,  mais  le  mot  inerte  :  il  peint  les 
pauvres  gens 

Suivant  des  yeux  leur  pain  qui  courait  devant  eux  ; 

beau  vers,  bien  fait  pour  réconcilier  avec  la  périphrase  tous  ses 
ennemis,  et  qui  prouve  que  même  les  détours  de  langage  ramènent 
à  la  précision  et  en  sont  quelquefois  le  chemin  le  plus  court. 

On  a  dit  et  répété  bien  souvent  dans  notre  siècle,  et  ceux  dont 
les  souvenirs  remontent  un  peu  haut  peuvent  se  le  rappeler,  que 
la  poésie  est  d'autant  plus  touchante  qu'elle  est  plus  vague,  et, 
pour  le  prouver,  on  montrait  avec  quelle  puissance  mystérieuse 
s'étaient  emparés  des  imaginations  Chateaubriand,  Lamartine  et 
d'autres  poètes  français  ou  étrangers,  aujourd'hui  peu  lus,  mais 
qui  ont  ému  toute  une  génération  par  leurs  mélancoliques  rêve- 
ries. On  disait  même,  en  des  livres  de  critique,  non-seulement  que 
là  est  la  vraie  poésie,  mais  encore  qu'elle  n'est  que  là.  Sans  doute, 


LA    PRECISION    DANS  L  ART. 


407 


on  avait  raison  de  se  livrer  à  ces  enchanteurs,  mais  on  se  trompait 
en  croyant  que  le  charme  tenait  à  la  molle  incertitude  de  leurs  pen- 
sées. Au  contraire,  ces  poètes,  avec  une  pénétration  toute  nouvelle, 
ont  surpris  dans  l'homme  des  sentimens  qui,  jusqu'alors,  avaient 
échappé  à  l'observation  la  plus  attentive,  ils  ont  noté  les  plus  vagues 
rumeurs  de  l'âme,  comme  un  musicien  essaie  de  noter  les  bruits 
insensibles  de  la  nature  ;  ils  sont  descendus  dans  des  profondeurs 
jusque-là  inexplorées,  dans  un  monde  de  demi -ténèbres,  saisissant 
l'insaisissable,  cherchant  à  définir  ce  qui  ne  peut  être  défini  ;  ils 
ont  trouvé  une  langue,  des  couleurs,  une  harmonie  pour  peindre 
et  pour  chanter  ce  royaume  nouveau  des  ombres,  et  s'ils  ont 
étonné  le  lecteur,  c'est  surtout  par  la  lucidité  relative  de  leurs 
révélations  et  de  leurs  découvertes.  Ils  ont  donné  une  forme  à  l'en- 
nui,  à  la  mélancolie,  aux  troubles  d'un  scepticisme  qui  s'ignore 
ou  ne  s'avoue  pas  lui-même,  à  toute  sorte  de  souffrances  confuses, 
inexpliquées,  fuyantes  ;  en  un  mot,  ils  ont  étalé  à  la  lumière  du  jour 
des  curiosités  morales  dont  il  n'avait  été  donné  à  personne  de  soup- 
çonner même  l'existence.  Que  ces  poètes,  et  surtout  leurs  langou- 
reux imitateurs,  aient  abusé  quelquefois  du  droit  qu'on  peut  avoir 
d'être  vague  en  des  sujets  si  fluides,  nous  sommes  loin  de  le  con- 
tester, mais  René,  de  Chateaubriand,  est  un  livre  de  science  autant 
que  de  poésie.  C'est  pourquoi  les  esprits  les  plus  philosophiques 
peuvent  le  relire  encore  aujourd'hui.  Ce  qu'on  admire  dans  le  Lac 
de  Lamartine,  c'est  que  le  poète  a  su  offrir,  sous  une  forme  juste 
et  pure ,  un  sentiment  difficile  à  démêler,  plus  difficile  encore  à 
peindre,  un  amour  inquiet  dans  ses  délices  présentes,  qui  se  sent 
périssable  et  voudrait  être  immortel  et  qui  essaie  de  confier  le  secret 
de  son  bonheur  éphémère  à  la  nature,  plus  durable  que  l'homme  : 

O  lac,  rochers  muets,  grotte,  forêt  obscure, 
Vous  que  le  temps  épargne  ou  qu'il  peut  rajeunir, 
Gardez  de  cette  nuit,  gardez,  belle  nature, 
Au  moins  le  souvenir. 

Si  on  examine  la  pièce  dans  son  ordonnance,  dans  ses  expressions, 
dans  son  harmonie,  on  sentira  ce  qu'il  a  fallu  de  délicatesse  psycho- 
logique dans  l'observation  et  dans  la  prise  d'un  sentiment  si  fugitif. 
Sans  doute,  en  de  pareilles  peintures,  il  y  aura  toujours  quelque 
mollesse,  et  il  serait  fâcheux  qu'il  n'y  en  eût  pas.  A  toutes  les  véri- 
tés il  ne  faut  donner  que  le  genre  de  précision  qu'elles  comportent. 
Un  sujet  de  sa  nature  un  peu  vaporeux  ne  doit  pas  être  emprisonné 
dans  une  concision  cornélienne.  A  la  grâce  morale  ne  conviennent 
pas  les  hgnes  rigides.  Le  poète  qui  peint  certains  mystères  flottans 


hOS  REVOE   DES   DEUX   MONDES, 

de  l'âme  ressemble  à  l'artiste  qui,  peignant  de  voltigeans  nuages» 
se  garde  bien  de  leur  donner  des  contours  trop  arrêtés,  et  chercha 
au  contraire,  à  les  fixer  sur  la  toile  dans  leur  suspension  aérienne 
et  leur  diffuse  mobilité. 

Si,  dans  la  poésie,  tous  les  plaisirs,  les  plaisirs  profonds,  tien- 
nent à  la  justesse,  non  pas  à  une  justesse  simplement  approchante, 
mais  à  ceHe  qui  serre  de  plus  près  les  choses  et  les  sentimens, 
il  s'ensuit  que  nos  plus  grands  déplaisirs  seront  produits  par  le 
défaut  contraire.  De  là  vient  la  souffiance  que  nous  cause  dans 
le  discours  public  la  déclamation.  Quand  il  y  a  excès  de  gestes, 
de  voix  ou  de  ton,  le  ridicule  est  si  sensible  qu'il  est  inutile  ici  d'en 
parler.  L'auditeur,  selon  son  caractère,  en  rit  ou  s'en  afflige,  ou 
même  en  éprouve  une  sorte  de  honte.  On  se  sent  comme  déshonoré 
soi-même  en  assistant  à  un  spectacle  si  révoltant  pour  l'esprit  et  si 
contraire  à  la  dignité  humaine.  Mais  la  déclamation  ne  consiste  pas 
seulement  dans  l'emphase;  elle  peut  se  servir  d'un  style  très  simple 
et  très  noble.  Est  déclamation  tout  ce  qui  n'appartient  pas  au  sujet, 
fût-ce  une  vérité  incontestable.  Un  développement  dont  on  n'a  que 
faire ,  une  pensée  exprimée  avec  une  chaleur  que  le  sujet  ne 
demande  pas,  une  disproportion  quelconque  entre  l'idée  exprimée 
et  le  sentiment  qui  lui  convient,  tout  cela  est  de  la  déclamation, 
alors  même  que  les  phrases  sont  agréables,  bien  construites  et  har- 
monieuses. F'échier  a  donné  des  modèles  de  ces  beautés  oratoires 
qui  n'en  sont  pas,  et  si  vous  considérez  de  près  ces  faux  chefs- 
d'œuvre  de  diction,  si  vous  analysez  l'impression  défavorable  qu'ils 
produisent  en  vous,  vous  sentez  que  toutes  ces  apparences  exquises 
manquent  de  crédit  et  déplaisent,  parce  que,  chez  le  bel  orateur, 
de  petites  choses  sont  devenues  grandes,  que  le  style  déborde  tou- 
jours par  quelque  endroit,  que  la  simplicité  est  ornée,  que  la  majesté 
se  balance  avec  grâce,  qu'une  pensée  commune  voudrait  être  tou- 
chante; en  un  mot,  que  ces  périodes,  si  pures  de  forme,  si  lucides, 
laissent  voir  à  travers  leur  rotondité  cristalline  une  foule  de  petits 
manquemens  à  la  justesse  des  idées  et  des  sentimens.  On  ne  peut 
se  figurer,  si  on  n'a  pas  eu  l'occasion  de  voir  les  choses  de  près, 
combien  à  certaines  époques,  même  en  France,  à  part  les  hommes 
de  génie,  on  avait  perdu  le  sens  de  la  loi  que  nous  soutenons.  Vers 
la  fin  du  xviii®  siècle,  dans  la  critique  littéraire,  quand  on  faisait  un 
portrait,  genre  alors  à  la  mode,  on  donnait  même  figure  aux  écri- 
vains anciens  et  modernes.  Tous  étaient  comme  affublés  d'invariables 
épithètes.  De  même  que,  chez  les  poètes  bucoliques  du  temps,  tous 
les  ruisseaux  étaient  murmurans  et  tous  les  troupeaux  bêlans  :  ainsi, 
dans  la  critique,  tous  les  écrivains  étaient  présentés  comme  élé- 
gans.  On  aurait  pu  échanger  les  noms  de  ces  portraits  et  faire,  en 


LA   PRÉCISION   DANS   l'aRT.  409 

littérature,  ce  que  les  Rhodiens,  nous  l'avons  vu,  avaient  fait  en  sta- 
tuaire. Si  on  peignait  Homère,  c'était  avec  des  traits  qui  pouvaient 
convenir  tout  aussi  bien  à  Sophocle  ou  naêinc  à  l'auteur  de  la  Ilen- 
riade.  Il  arrive  même  quelquefois  que  ce  portrait,  si  mal  défini,  par 
la  plus  malheureuse  des  chances,  rappelle  qui  vous  voudrez,  excepté 
celui  dont  il  porte  le  nom.  C'est  ainsi  qu'un  critique  qui  ne  man- 
quait pas  de  talent  ni  de  renommée,  Thomas,  voulant  définir  le 
style  d'un  des  plus  grands  écrivains  de  l'antiquité,  dit  que  dans  ses 
écrits  (c  tout  se  développe  avec  rapidité  et  mesure,  comme  une  armée 
bien  ordonnée  qui  n'est  ni  tumultueuse,  ni  lente,  et  dont  les  soldats 
se  meuvent  d'un  pas  égal  et  harmonieux  pour  avancer  au  même 
but.  ))  Quel  est  ce  grand  écrivain?  Ce  pourrait  être  Démosthène,  ou 
Cicéron;  à  la  ligueur,  ce  pourrait  être  Tite  Live  ou  tel  autre.  11  n'y 
a  qu'un  seul  grand  écrivain  de  l'antiquité  auquel  ces  traits  ne  peu- 
vent nullement  s'appliquer,  puisque  rien  n'est  moins  militairement 
rangé  que  son  style,  c'est  Platon,  et  c'est  précisément  Platon  qu'on 
a  voulu  peindre.  Faut-il  être  peu  favorisé  par  le  hasard,  quand  on 
écrit  au  hasard,  pour  faire  un  portrait  qui  ressemble  à  peu  près  à 
tout  le  monde,  sauf  à  l'homme  qu'on  peint? 

Il  en  est  du  jeu  des  acteurs  comme  du  talent  des  écrivains.  Ce  jeu 
est  d'autant  plus  parfait  qu'il  est  plus  précis.  Oa  dit  d'ordinaire,  par 
une  sorte  de  convention,  que  dans  nos  grands  théâtres  on  joue  bien  ; 
nous  appelons  bien  jouer  faire  des  gestes  d'une  vérité  approchante; 
dans  le  fait,  ces  gestes  ne  sont,  le  plus  souvent,  que  des  à-peu-près 
dont  nous  nous  contentons.  Mais  si  tout  à  coup  un  acteur,  par  une 
heureuse  inspiration,  dans  un  moment  de  sûr  instinct  et  de  vive 
lumière,  rencontre  un  geste  d'une  justesse  tout  à  fait  précise,  ou 
une  intonation  d'une  vérité  saisissante,  le  pubHc  est  transporté,  il 
éclate  en  applaudissemens.  C'est  la  précision  que  le  public  salue. 
Un  pareil  geste  est  une  révélation,  une  découverte,  une  création 
qui  ne  sera  pas  perdue.  11  a  si  fort  frappé  par  sa  justesse  nouvelle, 
qu'il  sera  imité  par  d'autres  acteurs  et  pourra  même,  dans  la  suite, 
être  banal  ;  car  il  est  dans  la  destinée  des  choses  originales  de  deve- 
nir, à  la  longue,  communes  par  les  hommages  mêmes  qu'elles  reçoi- 
vent de  l'imitation  admirative.  On  peut  faire  la  même  remarque  en 
peinture.  Quand,  au  Salon,  un  artiste  fait  voir  dans  un  de  ses  tableaux 
une  altitude  inconnue  ou  un  de  ces  gestes  qu'on  appelle  trouvés,  ce 
geste  d'une  vérité  exacte  frappe  si  vivement  les  artistes  que  dans 
les  expositions  suivantes  vous  pouvez  être  certain  de  le  retrouver 
d'une  manière  plus  ou  moins  bien  dissimulée  dans  un  grand  nombre 
de  tableaux.  C'a  été  une  conquête  dont  tout  le  monde  serait  heureux 
de  s'emparer.  C'est  la  précision  qui  fait  ces  sortes  de  conquêtes,  et 
elle  pourra  en  faire  longtemps  encore.  La  nature  physique  et  morale 


410  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  l'homme  n'est  pas  encore  connue,  malgré  toutes  les  apparences 
contraires  ;  elle  est  si  diverse  et  si  fine  qu'elle  se  dérobe  sans  cesse 
aux  plus  pénétrans  regards.  Elle  offre  bien  des  nuances  qui  ont 
échappé,  des  attitudes,  des  gestes,  des  expressions,  par  exemple, 
des  étonnemens  d'enfant,  des  candeurs  de  jeune  fille,  des  sérénités, 
des  tristesses  que  ni  peintre,  ni  poète,  ni  acteur  n'a  encore  aper- 
çus, ou  n'a  su  saisir.  Il  y  a  dans  l'humanité  des  choses  ravis- 
santes que  le  hasard  nous  fait  quelquefois  remarquer  et  qui  n'ont 
été  reproduites  par  aucun  art.  Sur  les  fronts  humains  il  a  passé 
bien  des  nuages  ou  bien  des  rayons  qui  n'ont  pas  laissé  de  traces. 
Il  est  de  divins  sourires  qui,  depuis  des  siècles,  errent  sur  des 
lèvres  humaines,  qui  n'ont  jamais  été  surpris  au  passage  par  un 
artiste  et  qui  se  sont  évanouis  ;  mais  soyez  sûr  qu'un  jour  quel- 
qu'un les  remarquera  et  les  fixera  sur  la  toile  ou  dans  la  poésie. 
Voilà  pourquoi  l'art  est  immortel  et  peut  se  renouveler  sans  cesse. 
Il  a  devant  lui,  sous  ses  yeux,  tous  les  jours,  bien  des  beautés  jus- 
qu'ici invisibles,  bien  des  grâces  plus  ou  moins  fuyantes  qu'il  s'agit 
de  poursuivre  et  d'atteindre.  C'est  la  précision  de  l'art  qui  réserve 
aux  siècles  futurs  ces  surprises  et  ces  délices. 

Si  nous  ne  craignions  de  trop  peser  sur  notre  sujet,  nous  pour- 
rions montrer  que  notre  loi  s'applique  même  aux  produits  de  l'in- 
dustrie. La  langue  des  simples  ouvriers  nous  fournirait  des  méta- 
phores expressives  et  lumineuses.  Dans  la  sculpture  des  meubles, 
par  exemple,  qu'appelle-t-on  «  une  exécution  lâchée,  une  facture 
molle?  »  Dans  l'industrie  du  vêtement,  qu'est-ce  que  m  la  confec- 
tion? »  Tout  cela  signifie  un  manque  de  justesse  exacte.  C'est  pour- 
quoi les  produits  de  ces  industries  peu  rigoureuses  excitent  le 
dédain  et  coûtent  peu,  ne  coûtant  que  ce  qu'ils  valent.  En  tout, 
c'est  l'exactitude  qu'on  honore  et  qui  se  paie.  Dans  l'industrie, 
comme  dans  les  arts,  c'est  la  précision  qui  fait  la  valeur  et  donne 
du  prix. 

Pour  revenir  à  la  littérature,  de  nos  jours  aucun  auteur  qui  se 
respecte  n'oserait  plus  écrire,  comme  Thomas  ou  ses  successeurs, 
avec  une  si  majestueuse  incurie.  Nous  exigeons  aujourd'hui  l'exacti- 
tude, non-seulement  dans  la  critique,  où  nous  sommes  devenus  très 
méticuleux,  mais  encore  dans  les  œuvres  d'imagination,  où  nous  ne 
demandons  le  plus  souvent,  il  est  vrai,  que  l'exactitude  matérielle 
et  pittoresque.  Dans  ces  sortes  d%  descriptions  ou  plutôt  de  pein- 
tures, on  est  même  arrivé  à  un  relief  surprenant  et,  à  force  de  tour- 
menter la  langue,  on  a  su  en  faire  la  rivale  des  arts  plastiques.  Je 
ne  crois  pas  qu'en  aucun  temps  il  y  ait  eu  un  si  grand  nombre 
d'écrivains  sachant  donner  aux  objets  dépeints  l'apparence  de  la 
réalité  même.  C'est  là   ce  que  le  public  aime  et,  naturellement, 


LA   PRÉCISION  DANS   l'aRT.  411 

on  s'empresse  de  le  servir  selon  son  goût.  Mais  si  nous  récla- 
mons cette  vérité  exacte  dans  la  description  physique,  si  nous  la 
cherchons  dans  les  moindres  détails  et  les  minces  accessoires ,  si 
enfin  nous  nous  plaisons  dans  ce  qui  peut  se  voir  et  se  comprendre 
du  premier  coup,  nous  tenons  beaucoup  moins  à  des  qualités  plus 
cachées,  à  la  justesse  générale  de  la  composition,  qui  nous  deman- 
derait un  effort,  à  ceUe  de  l'obseiTation  morale,  qui  veut  être  péné- 
trée, à  la  mesure,  qui  est  une  justesse  fine,  à  la  délicatesse,  qui  est 
une  justesse  plus  fine  encore.  Dans  les  arts,  devant  un  tableau, 
nous  ne  demandons  pas  une  lente  délectation,  mais  une  courte  sur- 
prise, la  surprise  d'un  sujet  piquant  ou  celle  d'un  talent  sans  mys- 
tère. Au  théâtre,  nous  voulons  être  étonnés,  secoués  avec  violence, 
et  si,  dans  un  drame,  les  personnages  ne  parlent  pas  selon  la  nature, 
ou  selon  leur  caractère,  s'ils  ne  disent  pas  ce  qu'ils  devraient  dire, 
pourvu  qu'ils  nous  enlèvent,  çà  et  là,  par  quelques  vers  éclatans, 
nous  ne  tenons  pas  à  la  juste  expression  des  sentimens.  Nous  avons 
même  trouvé  un  euphémisme  très  courtois  pour  pallier  cette  inexac- 
titude ,  et  nous  appelons  cela  le  lyrisme  dans  le  drame.  En  des 
théâtres  moins  littéraires,  il  nous  arrive  même  de  nous  divertir 
longuement  de  ce  qui  n'a  pas  de  suite  et  parfois  de  ce  qui  n'a  pas 
de  sens.  Il  est  inutile  d'insister,  car  notre  pensée  n'est  pas  d'accu- 
ser la  littérature  contemporaine,  qui  est  plutôt  prodigue  que  pauvre, 
et  qui  jette  à  tous  les  vents  beaucoup  de  talent  et  d'esprit.  Nous 
voudrions,  au  contraire,  faire  remarquer,  pour  excuser  l'art  con- 
temporain, que  la  faute  en  est  au  public,  qui  ne  veut  que  des  jouis- 
sances faciles  et  qui  estime  que  les  plus  grands  plaisirs  sont  ceux 
qui  coûtent  le  moins  de  peine. 

Pour  le  critique  qui  étudie  le  xvii^  siècle,  un  grand  sujet  d'éton- 
nement,  ce  n'est  pas  qu'il  se  soit  produit  un  Corneille  ou  un  Racine, 
car  dans  tous  les  temps  peut  paraître  un  beau  génie;  c'est  qu'ils 
aient  rencontré  un  public  capable  de  goûter  et  d'encourager  de 
si  sévères  compositions  tragiques.  Gomment  Corneille  a-t-il  pu  se 
croire  obligé,  ou  plutôt  comment  a-t-il  pu  se  croire  permis,  sans 
rien  jeter  en  pâture  aux  yeux,  d'offrir  une  intrigue  si  savamment 
compliquée,  d'enfermer  le  sentiment  en  des  raisonnemens  difficiles 
à  suivre,  en  style  si  plein,  avec  une  concision  qui,  de  vers  en  vers, 
demande  une  si  forte  contention  d'esprit?  Gomment  Racine  a-t-il 
pu  espérer,  en  composant  ses  pièces  et  en  distillant  ses  pensées, 
que  le  public  saisirait  au  passage,  à  la  volée,  ses  sentimens  si  déli- 
cats et  ses  expressions  si  méditées?  11  fallait  bien  qu'ils  eussent  le 
droit  de  compter  sur  une  continuelle  attention  à  toutes  leurs  paroles, 
car,  chez  les  deux  poètes,  composition,  intrigue,  style,  tout  est  si 
serré  que  la  moindre  distraction  des  spectateurs  les  aurait  privés 


/il 2  REVUE   DES   DEUX   MOKDES. 

de  tout  leur  plaisir.  Et  pourtant  quels  étaient  ces  spectateurs?  Des 
princes ,  des  courtisans  souvent  très  évaporés ,  des  dames  parfois 
plus  évaporées  encore  ;  mais  ce  beau  monde  léger  n'était  pas  léger 
quand  il  s'agissait  de  son  plaisir;  il  consentait  à  l'acheter  par  une 
attention  soutenue,  à  le  payer  ce  qu'il  vaut,  à  n'en  rien  laisser 
perdre,  et  il  ne  comprenait  le  bonheur  littéraire  que  dans  sa  pléni- 
tude. Aujourd'hui,  nous  sommes  loin  de  ces  goûts  et  de  ce  cou- 
rage, n'ayant  plus  les  beaux  loisirs  d'autrefois.  Il  se  produit  même 
un  singulier  phénomène,  c'est  que  nous  demandous  aux  arts  moins 
de  précision  à  mesure  que  nous  en  exigeons  davantage  dans  la  vie 
pratique  et  journalière.  Dans  la  vie,  tout  est  réglé  cà  l'heure  et  à  la 
minute;  dans  le  commerce,  dans  l'industrie,  dans  l'administration, 
tout  est  poussé  jusqu'à  une  ponctualité,  à  une  rigueur  qui  va  jus- 
qu'au supplice.  La  science  aussi  est  de  plus  en  plus  rigoureuse,  on 
pourrait  dire  minutieuse,  si  la  minutie  n'était  souvent  la  science 
même.  On  ne  peut  douter  qu'il  ne  se  soit  partout  établi  des  exi- 
gences d'exactitude  autrefois  inconnues.  Nous  sommes  partout  atten- 
tifs, excepté  dans  nos  plaisirs.  Dans  les  arts  et  dans  la  littérature, 
nous  ne  voulons  plus  avoir  le  souci  fatigant  de  la  justesse  précise. 
La  couleur,  le  mouvement,  la  véhémence,  tout  ce  qui  frappe  la 
vue,  tout  ce  qui  ne  demande  ni  réflexion  ni  poursuite  nous  con- 
tente. Le  changement  des  mœurs  explique  celui  des  goûts.  Au 
XVII®  siècle,  la  vie  de  la  cour  étant  frivole,  le  plaisir  était  sérieux  ; 
aujourd'hui,  la  vie  étant  sérieuse,  le  plaisir  est  frivole.  Quand  l'es- 
prit a  été  longtemps  dissipé,  il  aime  à  ramasser  sa  force  et  à  se 
recueillir:  quand  il  a  été  lontemps  trop  tendu,  il  cherche  à  se 
détendre.  Une  anecdote  très  familière  peut  ici  servir  d'apologue. 
On  raconte  que  Lablache,  logeant  un  jour  dans  un  hôtel  à  côté  d'un 
nain  célèbre,  le  général  Tom  Pouce,  une  dame,  curieuse  de  voir  de 
près  cette  merveille  abrégée  de  la  nature,  se  trompa  de  porte  et 
vint  frapper  à  celle  du  corpulent  et  facétieux  acteur,  qui  ouvrit  lui- 
même  :  «  Monsieur  le  général?  fit  la  visiteuse. —  C'est  moi,  madame; 
cela  vous  étonne,  rien  n'est  plus  simple.  Quand  je  suis  dans  le 
monde,  je  me  fais  tout  petit;  mais  rentré  chez  moi,  je  me  mets  à 
mon  aise.  »  Voilà  l'image  du  public  contemporain.  Pendant  le  jour, 
il  est  contraint  de  se  ramasser  sous  la  pression  des  affaires,  de  se 
refouler  sur  lui-même;  le  soir  venu,  il  se  dilate. 

De  ces  incomplètes  remarques,  qu'on  pourrait  multiplier  à  l'infini, 
il  est  opportun  peut-être  de  tirer  une  conclusion  pratique.  Si,  en 
effet,  dans  cette  rapide  étude  de  psychologie  esthétique,  nous  avons 
démontré  que  la  précision  est  le  fond  et  le  principal  soutien  des 
arts,  de  la  littérature  et  même  de  la  poésie,  nous  pouvons  ici  offrir 
une  consolation  à  la  cruelle  perplexité  de  certains  pères  de  famille, 


LA    PRÉCISION    DANS    L'ART.  413 

qui  se  demandent  avec  angoisse,  et  nous  ont  souvent  demandé  à 
nous-mêmes,  s'il  convient  de  donner  à  leurs  enfans  l'éducation  lit- 
téraire. Ils  ont  entendu  répéter  sans  cesse  que  les  lettres  ont  fait  leur 
temps,  qu'il  faut  leur  accorder  le  moins  d'heures  possible  et  les 
remplacer  au  plus  tôt  par  les  sciences.  On  accuse  les  lettres  de 
n'apprendre,  comme  on  dit,  que  des  mots  et  des  phrases  et  de  ne 
pas  former  les  esprits  à  l'exactitude.  Par  une  révolution  qui  peut 
paraître  singulière,  surtout  en  France,  les  lettres,  qui  ont  fait  la 
gloire  de  notre  pays,  qui  lui  assurèrent  en  Europe  un  long  et  inno- 
cent empire,  plus  durable  que  celui  de  ses  armes,  ces  lettres  glo- 
rieuses, on  est  obligé  aujourd'hui  de  les  défendre.  Leur  cause  est 
même  si  compromise  devant  une  certaine  opinion  publique  que 
leurs  défenseurs  en  sont  réduits  à  demander  grâce  pour  elles.  Cette 
année  même,  à  la  distribution  des  prix  du  concours  général,  dans 
la  plus  belle  fête  de  la  jeunesse,  un  orateur  distingué,  choisi  dans 
l'ordre  des  sciences,  sans  doute  pour  n'être  pas  suspect  et  pour 
avoir  plus  de  crédit,  est  venu  au  secours  de  ces  pauvres  clientes  et  a 
plaidé  pour  elles  avec  autant  de  générosité  que  de  talent.  Elles  sont 
accusées  et  en  péril,  puisqu'on  leur  donne  un  avocat  d'office.  Pour 
nous,  si  nous  avions  à  les  défendre  contre  des  esprits  qu'on  appelle,  on 
ne  sait  pourquoi,  des  esprits  positifs,  nous  nous  garderions  bien  de 
parler  de  leur  charme,  de  leur  vertu  morale,  de  l'élévation  qu'elles 
peuvent  donner  aux  caractères,  dans  la  crainte  de  n'être  pas  com- 
pris et  de  passer  pour  un  rêveur  gâté  parla  littérature;  nous  dirions 
simplement  que  l'étude  des  lettres  est  une  occasion  perpétuelle  de 
façonner  la  jeunesse  à  l'exactitude.  N'en  faut-il  pas,  en  elFet,  pour 
appliquer  les  règles  de  la  grammaire,  pour  essayer  de  traduire  les 
pensées  des  plus  grands  génies,  pour  distinguer  plus  tard,  dans  la 
poésie  et  dans  l'éloquence,  les  nuances  des  idées  et  y  conformer  soi- 
même  la  nuance  des  expressions?  Dans  les  lettres,  comme  dans  les 
sciences,  tout  doit  être  distinct  et  nettement  défini,  et  comme  il 
s'agit  à  la  fois  d'idées  et  de  sentimens,  on  peut  se  figurer  combien  la 
vue  de  l'esprit  doit  prendre  d'acuité  dans  ces  délicats  exercices.  La 
littérature,  elle  aussi,  a  des  lignes  qui  n'ont  pas  plus  d'épaisseur 
que  celles  de  la  géométrie;  elle  a  des  balances  plus  sensibles  que 
celles  de  la  physique  et  de  la  chimie. 

Les  mathématiques,  dit-on,  donnent  par  excellence  la  précision  ; 
oui,  elles  la  donnent  en  mathématiques,  mais  non  pas  dans  la  vie, 
car,  s'il  en  était  autrement,  comme  nulle  part  il  n'importe  davan- 
tage d'avoir  de  la  précision  que  dans  les  afïaires  publiques,  on 
devrait  ne  faire  entrer  que  des  mathématiciens  dans  les  grands  con- 
seils de  l'étU,  aller  même  jusqu'à  mettre  la  géométrie  sur  le  trône. 
Encore  faudrait- il  placer  les  lettres  sur  les  marches  pour  célébrer 


hill  REVDE   DES   DEUX   MONDES. 

dignement  la  souveraine.  On  se  plaît  souvent  à  citer  les  bizarreries 
et  les  écarts  des  écrivains  et  des  poètes,  et  on  rend  les  lettres  res- 
ponsables de  leur  esprit  peu  réglé  ou  de  leur  peu  solide  jugement; 
mais  l'histoire  des  sciences  exactes  n'a-t-elle  pas  aussi  ses  légendes, 
ses  héros  de  la  distraction  et  ses  étourderies  illustres?  11  y  a  eu 
dans  l'antiquité  des  peuples  sans  autre  culture  que  la  culture  litté- 
raire qui  ont  fait  belle  figure  dans  le  monde,  les  Romains,  par 
exemple,  qui  ne  connaissaient  en  arithmétique  que  le  calcul  usuel, 
en  géométrie  que  le  peu  qu'il  en  fallait  pour  la  castramélation  et 
l'arpentage,  ce  qui  ne  les  a  pas  empêchés  de  montrer  en  tout  une 
raison  pratique  qui  depuis  n'a  pas  été  égalée,  de  tenir  le  monde  sous 
la  précision  de  leurs  règlemens  et  d'élever  le  plus  solide  monument 
de  sagesse  juridique  sous  lequel  nous  sommes  heureux  encore  de 
nous  abriter.  Si  les  sociétés  modernes  ont  des  besoins  nouveaux,  et 
si  les  sciences  par  leurs  surprenantes  découvertes,  par  leurs  bienfaits 
visibles  et  palpables,  méritent  autant  de  reconnaissance  que  d'admi- 
ration, on  ne  doit  point  oublier  qu'il  y  a  dans  la  vie  humaine  une 
autre  précision  que  celle  de  la  science,  une  précision  qui  de  mille 
façons  se  dérobe  et  qu'il  faut  apprendre  à  saisir,  et  une  exactitude 
morale  qu'il  faut  savoir  démêler.  Ne  savons-nous  pas  d'ailleurs  que 
les  lois  du  monde  moral  ont  aussi  leur  beauté  et  leur  constance, 
qu'elles  sont  aussi  puissantes,  aussi  souveraines,  et,  par  conséquent, 
aussi  utiles  à  connaître  que  les  lois  du  monde  physique?  Loin  de 
nous  la  ridicule  pensée  d'opposer  les  lettres  aux  sciences  pour 
exalter  les  unes  aux  dépens  des  autres  !  Dans  l'éducation,  elles  doi- 
vent être  unies  et  elles  le  sont  en  effet.  Elles  ne  paraissent  enne- 
mies qu'à  l'ignorance  présomptueuse  qui  les  juge  avec  des  préoc- 
cupations vulgaires,  sans  pouvoir  s'élever  à  ce  haut  point  où  les 
deux  méthodes  se  concilient  et  se  donnent  la  main.  Demandez  aux 
juges  des  examens  et  des  concours,  ils  vous  diront  que  les  meil- 
leurs esprits  sont  ceux  qui  ont  été  lentement  formés  par  les  lettres 
et  par  les  sciences  ;  consultez  surtout  ces  tribunaux  redoutés  qui 
gardent  l'entrée  des  grandes  écoles  scientifiques  de  l'état,  ils  vous 
répondront  que,  sauf  de  rares  exceptions,  les  plus  brillans  et  les  plus 
solides  concurrens  ont  été  préparés  par  une  forte  éducation  litté- 
raire. Voilà  ce  que  le  monde  ignore,  ce  qu'ignorent  même  souvent 
ceux  qui  sont  sortis  vainqueurs  de  la  lutte.  Us  oublient  volontiers 
qu'ils  ont  pu  traverser  avec  tant  d'aisance  les  rigoureuses  précisions 
de  la  science  pour  avoir  longtemps  familiarisé  leur  esprit,  quel- 
quefois même  en  se  jouant,  avec  les  fines  et  flexibles  précisions  de 
la  littérature. 

Constant  Martha. 


UNE 


RESTAURATION 

EN    1672 


LE  RÉTABLISSEMENT  DU  STATHOUDERAT  EN  HOLLANDE. 


La  république  des  Provinces-Unies  s'était  personnifiée  et  en  quel- 
que sorte  incarnée  dans  la  maison  d'Orange,  à  laquelle  elle  était  rede- 
vable de  son  indépendance  conquise  sur  l'Espagne.  Elle  avait  eu  à 
son  service  une  dynastie  de  princes  patriotes  et  populaires  :  Guil- 
laume le  Taciiurne,  Maurice,  Frédéric- Henri,  l'avaient  tour  à  tour 
affranchie  et  gouvernée,  en  exerçant  comme  stathouders  le  pou- 
voir civil,  partagé  avec  les  états  des  provinces,  et  en  recevant  de 
l'assemblée  de  la  confédération,  les  états- généraux,  le  pouvoir  mili- 
taire de  capitaine-général.  Mais  l'ambition  de  Guillaume  II  avait  mis  à 
l'épreuve  la  fidélité  d'une  nation  reconnaissante;  sa  tentative  de 
coup  d'état  manqiiée,  suivie  de  sa  mort  prématurée,  avait  empêché 
que  la  succession  de  ses  charges  ne  passât  à  son  dernier  descen- 
dant. Exploitant  habilement  les  défiances  qu'il  avait  suscitées,  le 
parti  républicain,  représenté  par  la  bourgeoisie  hollandaise,  mit  à 
profit  la  minorité  de  son  fils  pour  tenir  à  l'écart  du  pouvoir  le  jeune 
prince  qni  devait  être  un  jour  Guillaume  III,  et  auquel  de  si  grandes 
destinées  étaient  réservées.  Cet  interrégne  du  stathoudérat  durait 
depuis  vingt  ans,  et  le  gouvernement  d'un  grand  ministre,  le  pen- 


^16  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

sionnaire  de  Hollande,  Jean  de  Witt,  avait  glorieusement  rempli 
cette  période,  en  mettant  une  petite  république  au  rang  des  pre- 
mières monarchies  de  l'Europe. 

Cette  longue  prospérité  s'était  tout  à  coup  changée  en  désastres 
qui  ne  pouvaient  manquer  de  préparer  et  de  précipiter  un  change- 
ment de  gouvernement.  Réduites  à  toute  extrémité  par  l'invasion 
française,  à  demi  conquises  en  un  mois,  menacées  d'un  démembre- 
ment par  Louis  XI Y  et  son  allié,  le  roi  d'Angleterre  Charles  II,  les 
Provinces-Unies  devaient  nécessairement  chercher  un  sauveur.  Le 
prince  d'Orange,  qui  venait  d'atteindre  sa  majorité,  paraissait  pré- 
destiné à  ce  rôle:  c'était  celui  qui  avait  appartenu  à  ses  ancêtres, 
il  semblait  devoir  en  hériter.  Il  avait  pour  lui  le  prestige  des  sou- 
venirs, qui  sont  une  part  de  la  vie  des  peuples  ;  il  y  joignait,  avec 
l'attrait  de  la  jeunesse,  le  don  précoce  du  commandement.  Tout  en 
lui  révélait  celui  qui  sait  se  faire  obéir  :  son  impénétrable  réserve, 
son  sang-froid  inaltérable,  son  invincible  opiniâtreté.  Dès  que  la 
déclaration  de  guerre  fut  devenue  inévitable,  la  charge  de  capi- 
taine-général avait  été  rétablie  en  sa  faveur.  Quoiqu'elle  ne  lui  eût 
été  attribuée  que  pour  la  durée  d'une  campagne,  sous  la  surveil- 
lance des  commissaires  des  états-généraux,  elle  lui  permettait  aisé- 
ment de  s'élever  au  pouvoir  qu'il  convoitait  comme  stathouder,  mal- 
gré l'édit  perpétuel  qui  avait  aboli  le  stathoudérat  en  Hollande  et 
interdit  sous  serment  d'en  proposer  le  rétablissement. 

Autour  du  prince  d'Orange,  le  parti  qui  était  resté  fidèlement 
attaché  à  sa  fortune  se  grossissait  de  tous  ceux  que  le  désir  ou  la 
prévision  d'une  prochaine  restauration  lui  ralliaient.  II  ne  se  con- 
tentait pas  de  réclamer  l'extension  du  commandement  qui  lui  appar- 
tenait en  voulant  que  la  charge  de  capitaine-général  lui  fût  confé- 
rée à  vie  et  avec  la  plénitude  des  prérogatives  du  pouvoir  militaire; 
il  revendiquait  en  sa  faveur  le  pouvoir  civil  de  stathouder  et  se  mon- 
trait impatient  de  lai  rendre  ainsi  la  puissance  qui  était  le  patrimoine 
de  sa  famille.  On  se  plaignait  avec  violence  de  la  défiance  qui  lui  avait 
été  témoignée  dans  l'instruction  qui  hmitait  ses  pouvoirs  de  capi- 
taine-général, et  l'on  imputait  les  malheurs  de  la  guerre  à  la  sup- 
pression du  stathoudérat.  a  II  était  temps,  disaient  tous  ceux  qui 
recevaient  le  mot  d'ordre  des  amis  du  prince,  de  mettre  Son  Altesse 
hors  de  tutelle  et  de  donner  à  la  république  un  chef  à  la  fois  mili- 
taire et  civil  dont  elle  ne  pouvait  plus  longtemps  se  passer  ;  autre- 
ment il  n'y  avait  pas  de  salut  à  espérer.  » 

I. 

Il  n'y  avait  qu'un  homme  qui  pût 'se  mettre  en  travers  de  cette 
réaction.   Seul,  le  grand-pensionnaire  de  Witt  avait  jusqu'alors 


UNE   RESTAURATION   EN    1672.  hil 

empêché  le  parti  orangiste  de  reprendre  possession  du  gouverne- 
ment. Pendant  dix-neuf  années  d'un  grand  ministère,  il  avait  su,  par 
la  fermeté  de  sa  conduite  et  la  supériorité  de  son  intelligence,  sur- 
monter tous  les  obstacles,  déjouer  les  manœuvres  de  ses  adver- 
saires et  conserver  le  gouvernement  sans  stathouder,  tel  qu'il  avait 
été  organisé  en  1650,  après  la  mort  de  Guillaume  II.  Scrupuleuse- 
ment fidèle  à  son  serment,  qui  l'obligeait  à  n'y  laisser  porter  aucune 
atteinte,  il  s'était  fait  de  la  résistance  au  parti  orangiste  le  plus 
impériaux  devoir  de  sa  charge.  Toutefois,  loin  de  traiter  le  jeune 
prince  en  ennemi,  il  ne  lui  avait  pas  ménagé  les  témoignages  de 
respect  et  même  d'affection.  Il  l'avait  fait  élever  comme  pupille  des 
états  de  Hollande  et  avait  lui-même  dirigé  son  éducation  jusqu'à  ce 
que  les  obstacles  de  tout  genre  qui  lui  avaient  été  suscités  l'eus- 
sent obligé  à  y  renoncer.  «  Il  peut  arriver  malheur  à  mon  parti, 
disait-il  avec  un  désintéressement  patriotique  qui  l'honore,  et  il 
faut  que  ce  jeune  homme  soit  un  jour  en  état  de  gouverner  la  répu- 
blique. ))  A  mesure  que  le  jeune  prince  grandissait,  il  avait  espéré 
désarmer  ses  partisans,  non-seulement  en  le  faisant  nommer  con- 
seiller d'état  avant  ses  vingt  ans  révolus,  mais  encore  en  lui  lais- 
sant attribuer  le  commandement  en  chef  de  l'armée  et  en  lui  don- 
nant la  plus  fidèle  assistance.  Malheureusement  pour  lui,  il  n'avait 
pas  su  se  faire  un  mérite  de  cette  politique  de  conciliation.  Quand 
les  concessions  étaient  devenues  inévitables,  il  les  avait  disputées, 
au  lieu  de  hâter  un  accord,  donnant  ainsi  un  nouvel  aliment  aux 
inimitiés  et  aux  ressentimens  du  parti  orangiste. 

Tous  les  coups  destinés  à  le  faire  succomber  dans  une  lutte  qui 
devenait  chaque  jour  plus  inégale  lui  avaient  éié  portés.  Les  pro- 
grès si  rapides  de  l'invasion  donnèrent  contre  lui  le  signal  d'une 
explosion  de  haine  implacable,  en  permettant  d'exploiter  pour  le 
perdre  la  crédulité  populaire.  Vainement  avait-il  tout  mis  eu  œuvre 
pour  la  défense,  pris  les  mesures  pour  la  concentration  de  l'armée 
après  les  premiers  désastres  et  préparé  à  l'avanct;  le  plan  des  inon- 
dations auxquelles  la  république  dut  son  salut;  vainement,  loin  de 
se  laisser  décourager  par  les  conquêtes  de  i'enneuii,  avait-il  tracé 
le  fier  programme  de  la  résistance  en  écrivant  cette  mémorable 
dépêche  qui  n'est  pas  l'un  de  ses  moindres  titres  d'honneur  devant 
la  postérité  :  «  iNous  devons  nous  servir  d'Amsterdam  comme  du 
cœur  de  l'état  pour  porter  secours  à  tous  les  membres,  afin  que, 
sous  la  garde  de  Dieu,  nous  disputions  le  pays  à  l'ennemi  jusqu'au 
dernier  homme  et  avec  une  constance  batave...  »  de  Witi  n'en  était 
pas  moins  accusé  d'être  devenu  le  complice  du  roi  de  France,  et  il 
était  représenté  comme  le  chef  d'un  grand  complot  préparé  depuis 
longtemps  pour  lui  livrer  les  Provinces-Unies,  alin  d'empêcher  que 

TOME  LXII.  —  1884.  27 


Al  8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

le  prince  d'Orange  ne  les  gouvernât.  De  nombreux  pamphlets  pro- 
pageaient ces  calomnies,  tandis  que  les  prédications  des  ministres 
calvinistes  restés  fidèles  au  dernier  descendant  des  stathouders 
retentissaient  comme  un  appel  à  la  vengeance  transformée  en  œuvre 
de  justice.  «  J'éprouve,  écrivait  le  grand- pensionnaire  à  l'amiral 
Ruyter  avec  une  douloureuse  résignation,  la  vérité  de  ce  qu'on 
appliqua  autrefois  à  la  république  romaine  :  Prospéra  omnes  sibi 
vindicant,  advcrsa  uni  imputantur  (Chacun  veut  s'attribuer  la  gloire 
du  succès,  mais  les  malheurs  publics  sont  imputés  à  un  seul).  » 

Les  passions  déchaînées  contre  cet  honnête  serviteur  de  l'état  et 
auxquelles,  deux  mois  plus  tard,  il  devait  être  si  cruellement  sacrifié 
comme  une  victime  expiatoire,  armèrent  une  première  fois  le  poi- 
gnard des  assassins.  La  révolution  qui  se  préparait  allait  être  faci- 
litée par  cet  attentat,  auquel  il  devait  survivre,  mais  en  se  trouvant 
mis,  par  ses  blessures,  hors  d'état  de  garder  la  direction  des  affaires 
publiques.  Le  mardi  21  juin  1672,  malgré  la  nuit  déjà  commencée, 
il  travaillait  dans  son  cabinet,  à  côté  de  la  salle  des  états,  pour  y 
achever  sa  tâche  a  et  terminer  chaque  jour  les  affaires  du  jour,  » 
suivant  la  maxime  qu'il  aimait  à  répéter  et  à  mettre  en  pratique.  A  la 
même  heure,  dans  le  voisinage,  quatre  conjurés  étaient  réunis  pour 
le  faire  tomber  sous  leurs  coups.  Les  deux  fils  d'un  conseiller  à  la 
cour  de  Hollande,  Jacob  et  Pierre  van  der  Graef,  s'étalent  associé 
pour  cette  criminelle  entreprise  Adolphe  Borrebagh,  maître  de  poste 
de  Maestricht,  et  Corneille  de  Bruyn,  marchand  grainetier,  lieute- 
nant d'une  des  compagnies  bourgeoises  de  La  Haye.  Profitant  de 
l'éloignement  de  leur  père,  qui  s'était  retiré  à  Delft  pour  y  mettre 
sa  fortune  en  sûreté  contre  l'invasion,  ils  avaient  invité  leurs  com- 
plices à  sonper  et  s'étaient  entretenus  avec  eux  des  malheurs 
publics,  en  les  imputant  au  grand-pensionnaire.  Soit  que  leur  pro- 
jet fût  médité  à  l'avance,  soit  qu'ils  ne  fissent  que  céder  subite- 
ment à  une  inspiration  criminelle,  ils  s'arrêtèrent  devant  l'étang  ou 
viv'er  qui  borde  le  palais  des  états,  sous  les  arbres  de  l'avenue 
qui  y  ïùi  face.  La  lumière  qu'ils  aperçurent  dans  le  cabinet  du 
grand-pensionnaire  les  décida,  sur  la  remarque  de  Borrebagh,  à 
profiter  de  l'obscurité  et  de  la  solitude  pour  l'attendre  à  son  pas- 
sage et  le  faire  périr  dans  cette  embuscade. 

Troublés  par  la  crainte,  au  lieu  de  l'attaquer  tous  quatre,  ils  tirè- 
rent au  sort  pour  choisir  celui  qui  le  frapperait  le  premier,  et  deux 
fois  de  suite  le  sort  désigna  de  Bruyn.  Pendant  qu'ils  délibéraient, 
Jean  de  Witt  sortit  de  la  cour  intérieure  du  palais  entre  onze  heures 
et  minuit  pour  regagner  tranquillement  sa  demeure,  qui  était  très 
rapprochée.  Il  était  précédé  d'un  de  ses  serviteurs,  qui  portait  un 
flambeau  pour  l'éclairer,  et  suivi  de  son  premier  clerc,  qui  était 
chargé  de  son  sac  à  dépêches.  Les  conjurés,  protégés  par  l'ombre 


UNE   RESTAURATION   EN    1672.  419 

des  arbres,  occupaient  le  chemin  qu'il  devait  suivre.  Quand  le 
grand -pensionnaire  eut  franchi  l'arcade  de  la  cour,  ils  marchè- 
rent à  sa  rencontre.  Borrebagh  commença  l'attaque  en  arrachant 
brusquement  le  flaiiibeau  des  mains  du  serviteur  qui  le  portait, 
pendant  que  Pierre  van  der  Graef,  enlevant  au  commis  le  sac  qui 
lui  était  confié,  lempêchaitde  secourir  sou  maître;  en  même  temps, 
de  Bruyn,  obéissant  à  la  consigne  qu'il  avait  reçue,  se  précipita  sur 
Jean  de  Witt  et  l'atteignit  d'un  coup  de  sabre  sur  le  cou. 

Quoique  surpris  et  sans  armes,  le  grand-pensionnaire  eut  le  cou- 
rage et  la  présence  d'esprit  de  saisir  le  meurtrier  et  de  le  terras- 
ser. Ses  complices  vinrent  aussitôt  à  son  aide  pour  le  dégager,  et 
tandis  que,  dans  cette  lutte  corps  à  corps,  ils  se  meurtrissaient  la 
main,  ils  firent  à  Jean  de  Witt  de  nouvelles  blessures.  Jacob  van 
der  Graef  lui  porta  par  derrière  un  coup  de  couteau  qui,  pénétrant 
dans  l'épaule,  le  fit  tomber  à  terre  si  violemment  que  la  tête  reçut 
une  forte  contusion.  Les  assassins,  croyant  qu'il  était  mort,  se  reti- 
rèrent en  toute  hâte,  pendant  que  le  grand-pensionnaire,  qui  n'était 
qu'ensanglanté,  avait  la  force  de  se  relever  et  rentrait  dans  sa 
maison.  Les  médecins  des  états,  van  der  Straeten  et  Helvetius, 
et  les  deux  chirurgiens  de  Wilde,  qui  furent  appelés  aussitôt  auprès 
de  lui,  reconnurent  qu'aucune  de  ses  blessures  n'était  mortelle.  Il 
se  mit  au  lit  avec  une  fièvre  ardente,  entouré  des  soins  que  lui 
prodiguaient  son  vieux  père,  sa  vaillante  sœur,  Johanna  de  Witt, 
mariée  à  Beveren,  seigneur  de  Zwyndrecht,  et  sa  fille  aînée  Anna. 
Toujours  fidèle  à  ses  devoirs,  il  surmonta  ses  souffrances  pour 
écrire  aux  états  de  Hollande  une  lettre  calme  et  simple  dans  laquelle, 
remerciant  Dieu  de  l'avoir  sauvé  d'une  mort  presque  certaine,  il 
leur  racontait  avec  les  détails  les  plus  précis  l'attentat  auquel  il  avait 
échappé  et  les  priait  de  le  dispenser  de  remplir  sa  charge  jusqu'à 
son  rétablissement. 

Les  états  de  Hollande,  en  apprenant  cette  tentative  d'assassinat 
contre  le  premier  ministre  de  leur  province,  lui  firent  témoigner 
leurs  tristes  sympathies,  auxquelles  les  principaux  personnages  de 
la  république  s'associèrent.  Inquiets  pour  eux-mêmes  et  craignant 
un  vaste  complot ,  ils  prirent  pour  leur  sûreté  les  précautions 
nécessaires,  en  mettant  sur  pied  les  compagnies  bourgeoises,  qui 
s'empressèrent  de  répondre  à  leur  appel.  Ils  ne  se  montrèrent  pas 
moins  vigilans  pour  la  poursuite  et  la  punition  du  crime.  Ils  pres- 
crivirent à  la  cour  de  Hollande  toutes  les  recherches  qui  permet- 
traient de  découvrir  les  coupables,  firent  fermer  les  portes  de  la 
ville  pour  les  empêcher  de  s'échapper  et  promirent  5,000  florins  à 
ceux  qui  les  dénonceraient. 

L'un  d'eux,  Jacob  van  der  Graef,  fils  aîné  du  conseiller  à  la  cour 
de  Hollande,  était  déjà  arrêté.  Se  croyant  sûr  de  l'impunité,  et 


Il20  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

préoccupé  de  ne  donner  aucun  éveil,  il  avait  achevé  la  nuit  avec 
ses  complices  dans  la  maison  du  libraire  van  Dyck,  où  les  assas- 
sins s'étaient  retirés  pour  faire  panser  la  blessure  reçue  par  l'un 
des  conjurés,  de  Bruyn.  Le  lendemain  matin,  empruntant  à  son 
hôte  un  manteau  pour  n'être  pas  reconnu,  il  crut  pouvoir  rentrer 
sans  danger  dans  la  maison  paternelle,  mais  il  la  trouva  gardée. 
Un  médecin  qui  passait  sur  la  promenade  au  moment  où  Graef 
retournait  sur  ses  pas  pour  s'assurer  si  de  Wilt  était  tué  avait 
entendu  prononcer  à  voix  basse  ces  paroles  :  «  Graef  !  Graef  I  où 
êtes-vous?  Venez  vite.  »  Dès  qu'il  eut  connaissance  de  l'attentat,  il 
se  rendit  chez  le  grand-pensionnaire,  auquel  il  signala  cet  indice 
de  crime,  et  les  ordres  furent  aussitôt  donnés  pour  que  les  abords 
de  la  maison  du  conseiller  fussent  soigneusement  surveillés.  Quand 
Jacob  van  der  Graef  s'y  présenta,  croyant  en  trouver  l'accès  libre, 
il  ne  comprit  pas  les  signes  d'intelligence  qui  lui  étaient  faits  par 
quelques-uns  des  bourgeois  mis  en  faction,  qui  désiraient  le  faire 
échapper.  Les  taches  de  sang  qu'il  portait  sur  lui,  et  dont  il  ne  se 
doutait  pas,  suffisaient  pour  le  dénoncer.  Après  de  vaines  explica- 
tions, il  fut  conduit  à  la  conciergerie  de  la  cour  et  ensuite  à  la 
prison,  et  confirma  les  soupçons  de  son  crime  en  conjurant  les 
bourgeois  qui  l'escortaient  de  le  laisser  s'enfuir.  Au  troisième  inter- 
rogatoire, il  fut  obligé  de  s'avouer  coupable  et  donna  le  nom  de  ses 
complices. 

Il  avait  été  déconcerté  quand  on  lui  avait  représenté  son  épée 
tombée  de  son  fourreau  et  ramassée  à  la  place  où  l'attentat  venait 
d'être  commis.  Il  déclara  «  qu'il  ne  pouvait  se  rendre  compte  d'au- 
cune raison  qui  l'eût  porté  à  commettre  cette  tentative  d'assassinat, 
sinon  qu'il  était  abandonné  de  Dieu,  n  et  il  en  témoigna  tout  son 
repentir.  «  Lorsque  j'eus  résolu  d'assassiner  le  grand-pensionnaire 
de  Witt,  avoua-t-il,  je  demandai  à  Dieu  de  vouloir  bien  faire  réussir 
mon  entreprise  si  le  grand-pensionnaire  était  un  traître,  mais  de 
me  faire  perdre  la  vie  s'il  était  un  honnête  homme.  »  Il  n'avait 
d'autre  excuse  que  celle  du  fanatisme,  et  il  fut  condamné  à  mort. 
Sa  jeunesse  (il  était  encore  étudiant  à  l'université  de  Leyde),  la 
considération  dont  jouissait  sa  famille,  la  fuite  de  ses  complices, 
qui  avaient  pu  s'évader  de  La  Haye,  intéressaient  à  son  sort,  malgré 
l'indignation  qu'inspirait  ce  lâche  guet-apens. 

D'après  des  récits  plus  ou  moins  contestables,  qui  ne  sont  con- 
firmés par  aucun  témoignage,  Jean  de  Wilt  aurait  été  pressé  par 
des  amis  de  solliciter  des  états  la  grâce  du  coupable  afin  de  rega- 
gner par  sa  clémence  la  faveur  populaire  qu'il  avait  perdue.  Le 
grand-pensionnaire,  ne  se  départant  pas  de  son  austère  rigidité, 
se  serait  refusé  à  faire  cette  démarche,  en  disant  que,  s'd  pardon- 
nait de  bon  cœur  à  son  assassin,  il  n'en  était  pas  moins  obligé  de 


UNE   RESTAURATION   EN    1672.  421 

laisser  à  la  justice  son  libre  cours,  afin  que  la  sécurité  des  autres 
régens  ne  fût  pas  compromise  par  l'impunité  du  crime.  A  ces  sup- 
positions on  peut  opposer  une  déclaration  contraire,  d'après  laquelle 
aucune  demande  d'intercession  en  faveur  du  condamné  n'avait  pu 
être  adressée  à  Jean  de  Witt,  «  la  fièvre  continue  qu'il  eut  pnndant 
plus  de  huit  jours  n'ayant  permis  de  l'entretenir  d'aucune  affaire.» 
Quoi  qu'il  en  soit  de  ces  allégations,  le  sursis  à  l'exécution  de  la 
sentence  ne  fut  pas  accordé,  et  Jacob  van  der  Graef  mourut  avec 
courage,  mutilé  par  le  bourreau  de  Haarlem,  qui  le  mnnqua  une 
première  fois  avant  de  lui  trancher  la  tête.  Le  jour  de  l'exécution, 
il  fallut  faire  garder  l'échafaud  et  prendre  les  mesures  qui  devaient 
empêcher  la  population  de  la  campagne  de  venir  tenter  une  émeute 
à  La  Haye.  Le  pasteur  David  Amya,  qui  avait  visité  Jacob  van  der 
Graef  dans  sa  prison,  publia  la  relation  de  sa  captivité  et  de  son 
supplice,  qui  fut  vendue,  en  quelques  jours,  à  plusieurs  milliers 
d'exemplaires  ;  il  y  faisait  un  parallèle  criminel  entre  l'assassin  de 
Jean  de  Witt  et  l'ange  de  la  Bible  qui  avait  soutenu  la  lutte  contre 
le  patriarche  Jacob.  Les  ennemis  du  grand-pensionnaire  se  ser- 
virent de  ce  libelle  pour  faire  considérer  son  assassin  comme  un 
martyr. 

Les  trois  autres  meurtriers  avaient  échappé  à  toute  poursuite.  Ils 
s'étaient  réfugiés  au  camp  du  prince  d'Orange  et  y  trouvèrent  un 
asile,  malgré  les  recherches  des  états,  qui  les  désignèrent  vaine- 
ment au  prince  ainsi  qu'aux  chefs  de  l'armée.  «  iNous  prenons  cette 
affaire  fort  à  cœur,  lui  écrivirent-ils,  et  nous  avons  résolu  de  faire 
voir  notre  ressentiment  aux  auteurs  d'un  attentat  commis  sur  la 
personne  de  notre  premier  ministre.  »  Ils  allèrent  mêtne  jusqu'à 
dénoncer  la  protection  occulte  qui  semblait  dérober  les  fugitifs  à  la 
justice,  «  Nous  sommes  informés,  écrivaient-ils  qu'ils  se  sont  sauvés 
parmi  les  troupes  de  l'état  qui  sont  campées  à  Bodegrave  ou  en 
d'autres  endroits  que  Votre  Altesse  sait  bien.  »  Ces  soupçons  étaient 
justifiés.  Non-seulement  les  complices  de  Jacob  van  der  Graef  ne 
furent  pas  inquiétés;  mais  encore,  deux  mois  plus  tard,  ils  purent 
profiter  de  l'amnistie  générale  pour  rentrer  dans  leurs  demeures  : 
l'un  d'eux,  Borrebagh,  conserva  son  emploi  de  maître  de  poste  et 
en  obtint  la  survivance  pour  son  fils,  tandis  que  l'autre,  de  Bruyn, 
fut  choisi  par  le  nouveau  stathouder  comme  l'un  des  magistrats 
municipaux  de  La  Haye.  La  scandaleuse  récompense  de  leur  crime 
leur  fut  ainsi  accordée. 

Un  secret  mot  d'ordre  semblait  avoir  désigné  les  deux  frères  aux 
coups  des  meurtriers.  Quatre  jours  après  l'attentat  ourdi  à  La  Haye 
contre  le  grand-pensionnaire.  Corneille  de  Witt,  qui  avait  été  obligé 
par  ses  douleurs  articulaires  de  quitter  la  Hotte,  où  il  venait  de 
se  signaler  glorieusement  comme  commissaire  des  états-généraux, 


/l22  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

faillit  également  être  la  victime  d'un  assassinat.  Le  lendemain  de 
son  retour  à  Dordrecht,  au  commencement  de  la  nuit,  quatre  incon- 
nus dont  l'attitude  était  suspecte  et  menaçante  vinrent  frapper  à  sa 
maison  en  demandant  à  lui  parler  d'affaires  importantes;  l'entrée 
leur  ayant  été  refusée  à  raison  de  l'heure  tardive,  ils  tentèrent  de 
la  forcer.  Mais  la  garde  bourgeoise,  qui  faisait  le  service  de  nuit, 
fut  prévenue  à  temps  par  les  domestiques,  auxquels  une  porte 
dérobée  avait  permis  de  sortir  précipitamment  pour  donner  l'alerte; 
elle  accourut  en  hâte  et  fit  prendre  la  fuite  aux  malfaiteurs,  qu'elle 
ne  put  arrêter. 

II. 

Ces  criminelles  tentatives  contre  la  vie  du  grand-pensionnaire  et 
de  son  frère  devaient  servir  à  précipiter  le  mouvement  général 
destiné  à  rétablir  la  charge  de  stathouder  au  profit  du  prince 
d'Orange.  Cette  révolution  avait  été  habilement  préparée  par  les 
fausses  nouvelles  qui  étaient  propagées  pour  entraîner  la  popula- 
tion aux  derniers  excès.  «  Le  bruit  de  la  mort  du  prince  ayant  été 
répandu  à  Amsterdam,  écrivait  ;'envoyé  de  l'électeur  de  Brande- 
bourg, Blaspiel,  le  peuple  se  mit  dans  la  plus  grande  agitation  et 
voulait  courir  à  La  Haye  pour  tirer  vengeance  de  ceux  qui  lui  étaient 
signalés  comme  les  ennemis  de  Son  Altesse.  » 

La  Zeiande  donna  la  première  le  signal  du  changement  de  gou- 
vernement, et  ce  fut  la  ville  de  Ter-Yeere,  dont  le  prince  d'Orange 
était  le  seigneur,  qui  en  prit  l'initiative.  Le  jour  même  où  les  bles- 
sures reçues  par  Jean  de  Witt  le  mettaient  hors  d'état  de  continuer 
l'exercice  de  ses  fonctions,  les  habitans  de  Ter-Veere  s'attroupèrent 
pour  aller  demander  aux  membres  du  conseil  de  la  vil!e  de  se  pro- 
noncer en  faveur  du  prince  d'Orange,  et  ceux-ci,  intimidés  ou 
complices,  le  proclamèrent  stathouder.  Le  mouvement,  une  fois 
commencé,  se  communiqua  à  toute  la  province,  sans  rencontrer 
aucune  résistance  :  presque  partout  le  peuple  ne  faisait  que  pré- 
venir les  secrets  désirs  des  régens,  qui,  sans  oser  rompre  l'accord 
conclu  avec  les  états  de  Hollande,  étaient  tout  disposés  à  se  laisser 
faire  violence.  La  déclaration  des  états  de  Zélande  en  faveur  du 
prince  d'Orange  était  inévitable,  quand  le  soulèvement  de  la  Hol- 
lande la  rendit  superflue. 

Quelques  jours  avaient  suffi  pour  que  l'exemple  donné  par  les 
habitans  de  Ter-Yeere  fût  suivi  par  la  ville  de  Dordrecht,  qui,  plus 
que  toute  autre,  semblait  intéressée  à  conserver  une  inébranlable 
fidélité  au  gouvernement  des  états.  Elle  était  considérée  comme  le 
fief  de  Jean  et  de  Corneille  de  Y\''itt,  qui  y  étaient  nés,  et  qui ,  soit 
eux-mêmes,  soit  par  leurs  parens  et  leurs  amis,  avaient  été  jus- 


UNE   RESTAURATION   EN    1672.  523 

qu'alors  les  maîtres  du  conseil  des  régens.  Sa  défection  devait 
donc  porter  au  parti  républicain  un  coup  irréparable.  Elle  fut  pré- 
parée par  des  soupçons  perfidement  accrédités  contre  les  magis- 
trats municipaux.  Les  députés  envoyés  aux  états  par  le  conseil  de 
Dordrecht  s'étant  prononcés  pour  la  paix,  la  bourgeoisie  se  laissa 
persuader  que  les  conseillers  négociaient  déjà  avec  l'ennemi  la 
capitulation  de  la  ville.  Elle  leur  fit  demander  s'ils  étaient  résolus 
à  la  défendre,  dans  le  cas  où  elle  serait  attaquée.  Ils  répondirent 
qu'ils  sacrifieraient  leur  fortune  et  leur  vie  pour  résister  à  l'invasion. 

Cette  réponse  ne  suffit  pas  pour  rendre  confiance  aux  habitans. 
La  visite  des  magasins  fut  exigée  pour  constater  les  moyens  de 
défense.  L'absence  du  gardien,  chez  lequel  on  alla  ch.^rcher  les 
clés,  donna  un  prétexte  au  cri  de  trahison,  qui  fut  répété  de  toutes 
parts.  Vainement  les  magasins  furent-ils  ensuite  ouverts,  de  telle 
sorte  qu'on  pût  s'assurer  à  l'aise  qu'ils  étaient  suffisamment  pour- 
vus; la  foule  s'était  rassemblée  en  manifestant  les  dispositions  les 
plus  hostiles,  et  les  meneurs  qui  la  dirigeaient  donnèrent  le  signal 
de  l'émeute  en  faisant  arborer  deux  pavillons  au  haut  de  la  tour  : 
l'un,  de  couleur  orange,  flottait  au-dessus  de  l'autre,  qui  était 
blanc,  avec  cette  inscription:  Orange  op  (dessus);  Wit  onder 
(dessous).  Le  nom  patronymique  de  Jean  de  Witt  signifiant  hlanc 
en  hollandais,  ce  jeu  de  mots  était  destiné  à  servir  de  ralliement 
contre  le  grand-pensionnaire  et  son  parti.  Pour  obéir  aux  injonc- 
tions populaires,  le  conseil  des  régens  est  obligé  de  se  réunir.  Un 
ouvrier  arrête  le  bourgmestre  Halling,  qui  voulait  s'échapper,  et, 
la  hache  à  la  main,  le  menace  de  lui  fendre  la  tête  s'il  oppose  la 
moindre  résistance  aux  volontés  des  haMtans.  N'osant  pas  rester 
fidèles  à  l'édit  perpétuel  qu'ils  avaient  juré  de  mainteiàr  intact  et 
craignant,  s'ils  consentaient  à  l'abroger,  d'avoir  à  rendre  compte 
aux  états  de  la  violation  de  leur  serment,  les  réarens  se  flattent  de 
trouver  un  expédient  :  ils  font  annoncer  à  son  de  trompe  le  choix 
de  députés  envoyés  vers  le  prince  d'Orange,  à  son  camp  de  Bode- 
gi'ave,  pour  le  conjurer  de  se  rendre  sans  retard  à  Dordrecht. 
Toujours  attentif  à  ne  pas  se  compromettre,  le  prince,  qui  tenait 
à  se  garantir  contre  toute  accusation  de  complicité  avec  la  sédition, 
commence  par  refuser  de  répondre  à  leur  appel  en  alléguant  la 
nécessité  de  rester  à  son  poste.  Redoutant  l'explosion  de  la  colère 
populaire  s'ils  ne  peuvent  annoncer  son  arrivée,  les  députés  le 
pressent  de  se  mettre  en  route,  et  il  cède  à  leurs  prières,  en 
paraissant  se  laisser  vaincre. 

Le  lendemain  matin,  il  fait  son  entrée  solennelle  en  compagnie 
des  membres  de  la  députation,  auxquels  s'était  joint  le  beau-frère 
de  Jean  et  Corneille  de  Witt,  Jacob  de  Beveren,  seigneur  de  Zwyn- 
drecht,  commissaire  des  états  de  Hollande,  Les  habitans  escor- 


tl'ill  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tent  le  jeune  prince  et  le  conduisent  à  l'hôtel  de  ville,  où  il  se  rend 
à  pied  et  la  tète  couverte.  Les  régens  le  suivent  chapeau  bas  et 
l'invitent  avec  empressement  à  prendre  séance  dans  le  conseil,  mais 
ils  se  gardent  de  lui  faire  aucune  ouverture,  afin  de  le  rendre  res- 
ponsable de  la  décision  qui  sera  prise.  Ils  lui  demandent  s'il  a 
quelque  proposition  à  leur  communiquer.  Le  prince,  surpris  de 
leur  silence,  dissimule  son  étonnement  et  leur  rappelle  qu'il  n'est 
venu  qu'à  leur  demande,  afin  d'écouter  ce  qu'ils  ont  à  lui  dire. 
Ceux-ci,  sans  se  départir  de  leur  réserve,  le  remercient  de  l'honneur 
qu'il  leur  fait  en  se  rendant  dans  la  ville  et  l'invitent  à  en  visiter 
les  fortifications  et  les  magasins,  espérant  ainsi  donner  le  change  à 
la  foule.  Mais,  au  retour  de  cette  tournée,  les  habitans,  craignant 
d'être  trompés,  se  pressent  autour  de  son  carrosse,  et  pour  obéir 
au  mot  d'ordre  qui  leur  a  été  donné  par  le  pasteur  Henri  Dibbets, 
refusent  de  le  laisser  sortir  avant  de  s'être  assurés  du  vote  des 
régens. 

Le  prince  s'étant  contenté  de  déclarer  qu'il  était  satisfait,  les 
plus  exaltés  demandent  à  grands  cris  si  les  régens  l'ont  proclamé, 
déclarant  qu'ils  sauront  bien  lui  faire  rendre  les  charges  de  ses 
pères;  pour  obtenir  une  réponse,  ils  couchent  en  joue  l'un  des 
bourgmestres,  qui  l'accompagnait.  Vainement,  celui  ci,  se  mettant 
à  la  portière,  essaie  de  les  calmer  en  criant  :  «  Vive  Orange  !  »  la 
foule  irrité  témoigne  qu'elle  ne  se  laissera  pas  abuser  par  de  vains 
mots.  Elle  suit  le  prince  jusqu'à  l'auberge  du  Paon,  où  les  régens 
lui  avaient  fait  préparer  un  repas,  et  menace  de  les  massacrer  s'ils 
ne  représentent  pas  l'acte  destiné  à  rétablir  en  sa  faveur  le  sta- 
thoudérat.  L'un  des  séditieux  entrant  dans  la  salle  et,  s' adressant  au 
prince,  lui  dit:  u  Que  Votre  Altesse  demande  tout  ce  qui  lui  plaira, 
et  nous  ferons  en  sorte  qu'elle  l'obtienne.  »  Les  régens,  obligés  de 
céder,  et  n'osant  pas  quitter  l'auberge  sans  avoir  consenti  à  la  satis- 
faction qui  leur  était  imposée,  ordonnent  au  secrétaire  du  conseil 
de  rédiger  la  résolution  dans  laquelle  ils  déclarent  qu'au  nom  de 
la  ville,  ils  font  choix  du  prince  d'Orange  comme  stathouder.  Le 
prince,  prudent  jusqu'au  bout,  se  crut  obligé  d'invoquer  l'engage- 
ment solennel  qu'il  avait  pris  le  jour  de  sa  nomination  comme  capi- 
taine-général, en  jurant  obéissance  à  i'édit  perpétuel.  Il  fallut  que 
les  régens  le  fissent  relever  de  son  serment  par  les  deux  pasteurs 
qui  s'étaient  signalés  dans  le  soulèvement  de  la  journée.  Le  premier 
acte  de  la  révolution  était  accompli. 

Dans  cet  entraînement  auquel  tous  cédaient,  il  n'y  eut  qu'une 
seule  tentative  de  résistance,  et  ce  fut  le  frère  de  Jean  de  Witt, 
Gorneillt;  de  Witt,  qui,  inaccessible  à  toute  défaillance,  s'opposa 
opiniâtrement  aux  impérieuses  exigences  de  ses  concito}  eus.  Lorsque 
la  délibération  qui  prononçait  le  rétablissement  du  stathoudérat  eut 


UNE   RESTAURATION    EN    1572.  425 

été  signée  par  les  dix-sept  conseillers  présens,  on  fit  observer  dans 
la  foule  qui  restait  ameutée  que  sa  signature  manquait,  et  ses  enne- 
mis ne  voulurent  pas  laisser  échapper  cette  occasion  de  l'hunilier. 
Il  continuait  à  être  retenu  au  lit  par  la  maladie  et,  pour  l'obliger  à 
ratifier  la  résolution  prise  en  son  absence,  on  lui  envoya  le  secrétaire 
de  la  ville,  accompagné  du  capitaine  de  la  bourgeoisie.  A|)rès  avoir 
pris  connaissance  de  l'acte  dont  la  signature  lui  était  imposée,  Cor- 
neille de  W  itt  demanda  si  la  rédaction  en  pouvait  être  changée  «  en 
y  employant  des  termes  moins  positifs,  »  La  réponse  ayant  été  néga- 
tive, il  déclara  qu'il  aimerait  mieux  mourir  sur  son  lit  et  avoir  la 
tête  brisée,  plutôt  que  d'y  donner  son  consentement.  «  Vous  pouvez 
me  trancher  le  cou  avec  1  epée  que  vous  avez  au  côté,  dit-il  au  capi- 
taine de  la  bourgeoisie.  Quant  à  moi,  j'ai  prêté  serment  à  l'édit 
perpétuel,  je  veux  le  tenir  puisque  je  n'en  suis  pas  dispensé.  »  Le 
capitaine  ayant  protesté  qu'il  n'était  pas  venu  pour  être  un  assassin, 
il  lui  répliqua  laconiquement  :  «  Je  ne  peux  pas  signer,  quoi  qu'il 
arrive.  » 

Toutefois,  l'intervention  de  sa  femme  ébranle  la  fermeté  de  son 
refus,  en  mettant  aux  prises  les  sentimens  du  mari  et  du  père  avec 
ceux  du  citoyen.  Maria  van  Berkel,  craignant  que  sa  demeure  ne 
fût  envahie  par  la  population  attroupée  devant  la  porte,  et  que  le 
capitaine  de  la  bourgeoisie  pouvait  à  peine  contenir,  avait  senti  flé- 
chir sa  grande  âme.  Quoiqu'elle  eût  toujours  fait  preuve  d'une  intré- 
pidité toute  virile  au  milieu  des  périls  qui  avaient  plus  d'une  fois 
menacé  son  mari,  elle  le  presse  avec  instance  de  céder.  Corneille  de 
Witt  résistant  encore  à  ses  prières,  pour  avoir  raison  de  son  refus, 
elle  lui  déclare  avec  désespoir  qu'elle  n'a  plus  d'autre  parti  à  prendre 
que  celui  de  s'éloigner,  se  croyant  tenue  comme  mère  d'aller 
mettre  en  sûreté  la  vie  de  ses  enfans.  Vaincu  par  ses  larmes,  Cor- 
neille de  Witt  prend  la  plume  dont  sa  main  endolorie  peut  à  peine 
faire  usage;  il  éciit  son  nom  et  y  ajoute  ces  deux  lettres  :  V.  C  qui 
voulaient  dire  :  Vî  coaetm  (contraint  par  la  force.)  Le  secrétaire 
Muys  lui  en  demande  l'explication  et  le  supplie  de  les  faire  dispa- 
raître pour  ne  pas  donner  un  nouveau  signal  aux  fureurs  de  la 
foule.  «  Je  ne  les  retirerai  pas,  dit-il,  parce  qu'autrement  je  ne 
consentirais  pas  à  signer.  );  Pendant  que  sa  femme  les  efface  à  son 
insu,  prévoyant  ce  pieux  subterfuge  de  la  tendresse  conjugale,  il 
demande  au  secrétaire  de  dresser  un  procès-verbal  de  sa  protesta- 
tion, dont  il  se  fit  plus  tard  remettre  la  copie.  Il  s'était  mis  en 
mesure,  ainsi  qu'il  affirmait  lui-même  avec  orgueil,  de  témoigner 
aux  états  ses  maîtres  qu'il  n'était  pas  un  parjure. 
,  Le  mouvement  populaire  de  Dordrecht  ne  resta  pas  isolé  et  fut 
comme  une  traînée  de  poudre  qui  propagea  l'incendie.  A  Rotter- 
dam, le  complot  fut  préparé  par  les  officiers  de  la  bourgeoisie.  A  la 


ll2Q  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

première  nouvelle  de  l'insurrection  de  Dordrecht,  l'un  d'eux,  vou- 
lant profiter  de  l'office  religieux  qui  réunissait  les  habitans  à  la 
grande  église,  fit  occuper  par  sa  compagnie  les  avenues  qui  y  con- 
duisaient et  obligea  tous  ceux  qui  sortaient  du  prêche  à  se  déclarer 
partisans  du  prince  ou  des  états.  Une  assemblée  se  trouva  ainsi 
improvisée  pour  demander  la  nomination  d'un  stathouder;  elle  fut 
haranguée  par  le  pasteur  Borstius,  et  l'un  des  régens,  gagné  à  la 
cause  orangiste,  s'offrit  pour  transmettre  aux  conseillers  la  volonté 
populaire,  pendant  que  le  drapeau  orange,  hissé  en  haut  du  clocher 
de  la  ville,  annonçait  le  changement  de  gouvernement.  Menacés 
du  pillage  de  leur  maison  et  de  la  morl,  les  conseillers  se  réunirent 
pour  sanctionner  la  résolution,  à  laquelle  les  deux  bourgmestres 
opposèrent  seuls  une  vigoureuse  résistance.  Le  lendemain,  des 
députés  furent  envoyés  au  prince  d'Orange  pour  lui  notifier  sa 
nomination,  et  le  bourgmestre  qui  les  accompagnait  ne  craignit  pas 
de  lui  dénoncer  la  violence  faite  aux  magistrats.  Celui-ci,  mécon- 
tent, sans  doute,  de  cette  déclaration  hardie,  ou  préoccupé  da  gar- 
der encore  certains  ménagemens,  les  accueillit  avec  une  froide 
réserve.  Il  les  reçut  auprès  de  son  camp  de  Bodegrave,  sans  des- 
cendre de  son  carrosse,  ayant  auprès  de  lui  le  commissaire  des 
états-généraux,  Beverningh,  et  se  contenta  de  répondre  qu'il  n'ac- 
cepterait la  charge  de  stathouder  que  pour  le  bien  de  l'état. 

III. 

Quand  les  mêmes  scènes  de  violence  se  furent  renouvelées  impu- 
nément dans  un  grand  nombre  de  villes  de  la  province,  les  états 
de  Hollande  se  trouvèrent  désarmés  et  réduits  à  l'impuissance. 
Assaillis  à  la  fois  par  les  épreuves  d'une  invasion  victorieuse 
et  d'une  révolution  imminente,  privés  de  la  direction  de  leur 
grand-pensionnaire,  retenu  dans  sa  demeure  par  les  blessures  qui 
avaient  failli  lui  coûter  la  vie,  ils  ne  pouvaient  plus  ni  arrêter  ni 
ralentir  un  mouvement  devenu  irrésistible.  L'union  persévérante 
de  tous  les  membres  de  leur  assemblée  aurait  à  peine  suffi  pour 
leur  permettre  de  résistei'.  Elle  était  déjà  ébranlée  par  l'impatience 
de  tous  ceux  qui  se  sentaient  libres  de  manifester  désormais  leurs 
seci-ètes  préférences  ou  qui  étaient  intéressés  à  s'assurer,  par  des 
témoignages  de  zèle  tardif,  les  bonnes  grâces  d'un  nouveau  maître. 
Ils  étaient  néanmoins  arrêtés  par  la  crainte  du  parjure,  l'édit  per- 
pétuel auquel  les  députés  avaient  prêté  serment  leur  interdisant 
avec  la  plus  grande  rigueur  toute  proposition  de  rétablissement  du 
stathoudérat.  Aussi,  les  députés  des  deux  villes  les  plus  favorables 
aux  intérêts  du  prince  d'Orange,  Leyde  et  Ilaarlem,  s'étaient-ils  con- 
tentés de  proposer  l'extension  de  ses  pouvoirs  militaires  ;  ils  rôcla- 


UNE   RESTAURATION   EN    1672.  427 

maient  pour  lui  la  pleine  indépendance  du  commandement,  qui 
devait  l'affranchir  de  toute  sujétion  à  l'égard  des  commissaires 
civils,  ou  députés  au  camp,  et  demandaient  que  la  délivrance  des 
patentes  nécessaires  à  la  marche  des  troupes  cessât  d'appartenir  aux 
états  des  provinces.  Les  états  de  Hollande  se  montrèrent  disposés 
à  faire  ces  concessions;  ils  espéraient  encore  qu'elles  leur  permet- 
traient d'échapper  aux  nouvelles  exigences  qu'ils  redoutaient.  Mais 
cette  satisfaction  ne  pouvait  plus  suffire  aux  partisans  du  prince 
d'Orange,  et  le  jour  même  où  elle  leur  fut  accordée  par  un  vote 
unanime,  ils  demandèrent  le  changement  du  gouvernement. 

Ils  y  étaient  encouragés  par  Téloignement  de  Jean  de  Witt  et  par 
le  départ  de  son  parent  Vivien,  qui,  en  sa  qualité  de  pensionnaire  de 
Dordrecht,  était  chargé  de  le  remplacer,  mais  venait  d'être  rappelé 
par  les  régens  de  la  ville  :  ils  n'avaient  pas  dès  lors  à  craindre  la 
résistance  inflexible  qui  aurait  pu  leur  être  opposée.  Au  contraire, 
ils  comptaient  sur  le  pensionnaire  de  Leyde,  Burgersdyck,  qui,  à 
défaut  des  pensionnaires  de  Haarlem  et  de  Delft,  également  absens, 
devait  présider  l'assemblée.  Dès  la  veille,  ils  avaient  eu  soin  de  se 
rendre  compte  des  dispositions  avec  lesquelles  la  motion  impatiem- 
ment attendue  serait  accueillie.  Les  commissaires  envoyés  a  La 
Haye  par  les  régens  de  Rotterdam  pour  y  transmettre  aux  états  la 
résolution  qui  venait  d'être  prise  par  le  conseil  de  la  ville,  en  faveur 
du  rétablissement  du  stathoudérat,  avaieut  demandé  aux  députés 
de  Rotterdam,  encore  hésitans,  de  prendre  les  devans  pour  inter- 
venir et  s'élaieot  mis  en  rapport  avec  Burgersdyck.  Ce  fut  celui-ci 
qui,  à  la  fin  de  îa  séance,  invita  les  membres  des  états  à  examiner 
«  si  l'on  ne  pouvait  pas  donner  à  quelques  députés  la  liberté  de  faire 
une  proposition  pour  le  bien  du  pays,  quoiqu'elle  dût  être  contraire 
aux  résolutions  ayant  force  de  loi.  »  Cette  proposition  fut  accueillie 
avec  faveur.  Le  procédé  qui  permettait  d'éluder  le  serment  prêté  à 
l'édit  perpétuel  était  désormais  trouvé ,  et  les  députés  pouvaient 
impunément  s'affranchir  des  engagemens  qu'il  leur  imposait. 

La  séance  du  lendemain  fut  assombrie  par  de  funestes  communi- 
cations. Les  rigueurs  de  la  mauvaise  fortune  s'appesantissaient  sur 
les  états.  De  Groot  venait  de  leur  faire  le  rapport  des  conditions 
inexorables  que  Louis  XIV  prétendait  leur  faire  subir  et  qui  ne  leur 
permettaient  plus  d'acheter  la  paix  qu'au  prix  de  l'humiliation  et 
du  démembrement.  Ils  étaient  aux  prises  avec  les  embarras  d'un 
parti  à  prendre  sur  l'acceptation  et  le  refus  de  ces  dures  exigences, 
quand  les  nouvelles  de  la  sédition  de  Dordrecht,  du  soulèvement 
de  Rotterdam  et  des  violences  exercées  à  Delft  ainsi  qu'à  Haarlem 
se  succédèrent  tour  à  tour  comme  les  tintemens  lugubres  de  la  cloche 
d'alarme  et  achevèrent  de  répandre  la  consternation  dans  l'assem- 
blée. L'heure  était  favorablement  choisie  pour  hâter  le  dénoûment 


Zi28  REVDE   DES   DEDX   MONDES. 

de  la  révolution  que  les  états  allaient  être  obligés  de  sanctionner. 

Encouragés  jDar  les  premières  ouvertures  qui  avaient  été  faites 
la  veille  à  l'assemblée,  les  députés  de  Rotterdam  prirent  des  mesures 
détournées  pour  provoquer  la  délibération,  qui  ne  pouvait  plus  être 
retardée.  La  motion  fut  faite  par  le  bourgmestre  Pesser,  qui  avait 
jusqu'alors  été  considéré  comme  l'un  des  principaux  adversaires  du 
parti  orangiste  II  commença  par  déclarer  qu'il  avait,  de  la  part  de 
sa  ville,  une  communication  importante  à  faire  pour  le  service  du 
pays,  mais  que  l'honneur  et  la  loi  ne  lui  permettaient  pas  de  rendre 
publique,  à  moins  qu'il  n'obtînt  l'autorisation  expresse  d'en  donner 
connaissance.  Les  nobles  n'étaient  présens  à  l'assemblée  qu'au  nombre 
de  trois,  MM.  de  Duvenwoorde,  d'Asperen  et  Maasdam  ;  ils  affectè- 
rent la  surprise  et  réclamèrent  des  explications  plus  précises,  mais 
en  faisant  entendre  qu'il  fallait  se  donner  les  uns  aux  autres  pleine 
liberté  de  proposer  toutes  les  résolutions  réclamées  par  l'intérêt  de 
l'état.  Les  députés  de  Dordrechi,  ne  voulant  pas  donner  un  décaenti 
à  l'inflexible  résistance  dont  leur  concitoyen,  Corneille  de  Witt, 
venait  de  leur  donner  l'exemple,  essaient  vainement  d'arrêter  le 
courant;  ils  déclarent  qu'ils  ne  se  croient  pas  autorisés  à  laisser 
parler  d'une  affaire  sur  laquelle  une  loi  fondamentale  interdit  toute 
délibération  ;  leur  voix  reste  isolée.  Les  députés  de  Delft  font 
savoir  qu'ils  se  croient  libres  d'opiner  s'ils  y  sont  autorisés  par  le 
conseil  de  leur  ville.  Les  députés  de  Haarlem,  moins  timides,  se 
prononcent  en  faveur  de  la  demande  de  Rotteidam,  en  représen- 
tant la  nécessité  de  donner  une  prompte  satisfaction  au  peuple  et 
le  danger  de  la  refuser.  Plus  hardis,  les  députés  de  Leyde  renon- 
cent aux  ménagemens  que  les  membres  de  l'assemblée  sem- 
blaient encore  vouloir  garder  et  n'usent  plus  d'aucun  détour.  Le 
pensioDi'aire  Burgersdyck  représente  en'  leur  nom  qu'il  est  inutile 
de  dissimuler  plus  longtemps  et  constate  que  la  proposition  de 
Rotterdam  a  pour  but  l'abolition  de  l'édit  perpétuel  ;  il  demande 
qu'elle  soit  dès  lors  mise  en  délibération,  mais  en  ajoutant  qu'il  ne 
peut  se  prononcer  sans  avoir  reçu  les  instructions  des  régens  de 
Leyde,  dont  il  n'est  que  le  délégué. 

Cette  franche  déclaration  fait  cpsser  toute  incertitude,  et  les 
députés,  procédant  à  un  second  tour  de  scrutin,  n'hésitent  plus  à 
opiner  ouvertement  sur  l'abrogation  de  l'édit  perpétufl.  Les  nobles 
se  prononcent  les  premiers  pour  la  dispense  du  serment.  Le  pen- 
sionnaire d'Haarlem,  ne  voulant  pas  se  laisser  devancer,  demande 
qu'on  se  hâte  de  pourvoir  à  la  nomination  du  prince  d'Orange 
comme  stathouder,  afin  d'éviter  des  retards  qui  ne  peuvent  être 
que  préjudiciables.  Les  autres  députés,  plus  circonspects  pour  la 
plupart,  se  tiennent  sur  la  réserve;  mais  ils  se  mettent  d'accord 
pour  se  dispenser  du  serment  et  en  relèvent  également  les  magis- 


UNE   RESTADRATION    EN   1672.  A29 

trats  des  villes,  afin  de  pouvoir  les  consulter.  Pour  éviter  toute  perte 
de  temps,  on  convient  que  les  résolutions  des  conseils  des  villes 
seront  communiquées  à  la  prochaine  séance,  qui  est  fixée  au  sur- 
lendemain, et  pour  laquelle  tous  les  membres  des  états  se  donnent 
solennellement  rendez-vous.  «  Il  y  a  eu  à  l'assemblée  une  très  longue 
délibération  touchant  un  grand  point  qui  regarde  Votre  Altesse,  » 
écrit  au  prince  d'Orange  son  principal  confident  d'Asperen,  prési- 
dent des  conseillers  députés,  qui  étaient  les  membres  de  la  com- 
mission permanente  des  états.  «  Je  pense  que,  dans  trois  jours,  Votre 
Altesse  sera  stathouder.  11  y  a  déjà  onze  voix  qui  sont  acquises,  et 
le  resce  se  prépare;  dimanche  prochain,  toutes  les  voix  seront  assu- 
rées à  Votre  Altesse.  En  écrivant,  vos  affaires  avancent  en  poste.  » 

11  restait  à  savoir  quelle  serait  l'attitude  de  la  ville  d'Amsterdam, 
qui  ne  s'était  pas  encore  prononcée.  Vingt  ans  auparavant,  elle  avait 
opposé  une  énergique  résistance  au  dernier  stathouder,  père  du 
prince  d'Orange,  et  était  restée  longtemps  l'auxiliaire  le  plus  fidèle 
du  parti  républicain  ;  mais  depuis  que  les  habitans  s'étaient  pas- 
sionnés pour  la  continuation  de  la  guerre,  ils  réclamaient  avec 
emportement  un  nouveau  gouvernement,  afin  de  mettre  obstacle  à 
toutes  les  tentatives  de  négociation.  «  II  est  temps,  écrivait -on 
d'Amsterdam  à  l'figent  français  Bernard,  que  les  magistrats  renon- 
cent à  l'édjt  perpétuel,  parce  que  le  peuple  se  trouve  déjà*  dans  la 
rue  pour  les  y  contraindre,  »  D'ailleurs,  les  régens  qui,  dans  la 
crainte  d'un  soulèvement  populaire,  venaient  de  se  prononcer  contre 
les  pleins  pouvoirs  donnés  à  de  Groot  pour  traiter  avec  Louis  XIV, 
étaient  disposés  à  se  laisser  faire  la  loi  plutôt  qu'à  résister.  La  plu- 
part témoignaient  les  dispositions  les  plus  favorables  ;  u  prince 
d'Orange  ;  ils  y  étaient  encouragés  par  Van  Beuningen  et  par  Val- 
kenier,  devenu  le  plus  fougueux  partisan  de  la  cause  orangiste. 
Toutefois,  ils  n'osèrent  prendre  l'initiative  d'une  proposition  ten- 
dant au  rétablissement  du  stathoudérat  et  ils  éludèrent  l'envoi 
d'une  députai  ion  au  prince  d'Orange,  qui  leur  était  demandé  par 
le  conseiller  Outshoorn. 

La  prudente  réserve  du  premier  bourgmestre ,  Henri  Ilooft, 
appuyée  par  l'écheviu  Bontemantel  et  par  André  de  Graef,  oncle  de 
Jean  de  Witt,  fit  prévaloir  une  politique  de  temporisation.  Les  députés 
de  la  ville  aux  états  ayant  demandé  des  instructions  sur  la  conduite 
à  tenir,  le  conseil  leur  fit  savoir  qu'ils  devaient  s'abstenir  de  toute 
ouverture  et  ne  les  autorisa  à  donner  un  vote  favorable  qu'en  cas 
d'unanimité  de  l'assemblée.  Peu  s'en  fallut  qu'André  de  Graef, 
auquel  ce  message  avait  été  confié,  dénoncé  comme  l'un  des  com- 
pUces  du  parti  de  la  paix  et  soupçonné  d'être  envoyé  à  La  Haye 
pour  ratifier  les  propositions  du  roi  de  France,  ne  fût  la  victime 
des  violences  populaires.  Cette  irritation  se  calma  le  lendemain, 


â30  REVUE   DES    DEUX   MONDES, 

quand  le  conseil,  apprenant  que  les  membres  des  états  s'étaient 
dégagés  de  leur  serment  et  avaient  laissé  les  régens  des  villes  libres 
de  se  prononcer,  mit  fin  à  ses  hésitations. 

D'après  le  récit  manuscrit  de  la  séance,  telle  qu'elle  a  été  repro- 
duite par  l'échevin  Bontemantel,  qui  y  assistait,  aucun  débat  n'au- 
rait eu  lieu  dans  le  conseil  sur  le  vote  qui  révoquait  l'édit  perpé- 
tuel, si  pour  se  singulariser,  Valkenier  n'avait  pas  proposé  de 
nommer  le  prince  d'Orange  comte  de  Hollande,  sans  rien  changer 
d'ailleurs  à  la  résolution  solennelle  qui  avait  aboli  la  charge  de  sta- 
thouder.  C'était  rétablir  le  stathoudérat  sous  un  autre  titre  et  avec 
des  pouvoirs  bien  plus  étendus,  qui  auraient  fait  du  prince  d'Orange 
le  souverain  de  la  Hollande.  Non-seulement  Valkenier  prétendait 
s'éviter  ainsi  l'embarras  de  révoquer  l'édit  dont  il  avait  été  le 
principal  promoteur,  mais  encore  il  se  flattait  de  dépasser  par  son 
projet  les  propositions  qui  avaient  été  faites  jusqu'alors  par  les 
partisans  les  plus  déclarés  d'une  restauration.  Il  y  avait  déjà  rallié 
plusieurs  conseillers,  quand  Bontemantel  représenta  énergiquement 
qu'on  réveillerait  ainsi  les  craintes  et  les  inimitiés,  le  titre  de  comte 
paraissant  menaçant  pour  la  liberté  du  pays.  11  ajouta  que  les  mem- 
bres des  états,  qui  étaient  prêts  à  s'entendre  pour  la  nomination  d'un 
stathouder,  se  diviseraient  inévitablement  si  une  autre  proposition 
leur  était  faite  et  fit  valoir  la  nécessité  de  leur  union  pour  le  salut 
de  la  république.  Les  régens  d'Amsterdam,  se  laissant  persuader, 
se  contentèrent  de  donner  l'ordre  à  leurs  députés  d'appuyer  la 
demande  de  rétablissement  du  stathoudérat  et  leur  recommandè- 
rent de  n'épargner  aucun  effort  pour  obtenir  un  vote  unanime. 

Partout  ailleurs,  les  conseils  des  villes  se  hâtèrent  de  donner  leur 
assentiment  à  la  proposition  d'abrogation  de  l'édit  perpétuel,  et 
quand  les  états  de  Hollande  se  réunirent  le  dimanche  soir,  3  juil- 
let 1672,  il  n'y  avait  plus  qu'à  sanctionner  le  vote  des  régens.  Tous 
les  membres  de  l'assemblée,  sauf  ceux  de  Schiedam,  qui  n'arrivè- 
rent qu'au  cours  de  la  délibération,  étaient  présens  à  l'ouverture  de  la 
séance.  Ils  étaient  résolus  ou  résignés  à  reconnaître  la  nécessité  de 
faire  cesser  l'interrègne  de  la  maison  d'Orange,  qui  durait  depuis 
vingt  ans.  En  l'absence  du  grand-pensionnaire  de  Witt  et  de  son 
suppléant  Vivien,  la  délibération  était  conduite  par  le  pensionnaii*e 
de  Delft,  Van  der  Dussen. 

Une  fois  la  discussion  ouverte,  aucune  observation  n'est  faite  sur 
la  dispense  du  serment,  qui  est  solennellement  enregistrée.  Le  réta- 
blissement du  stathoudérat  est  aussitôt  proposé  par  les  députés 
d'Amsterdam  ;  mais  quoique  tous  les  membres  soient  d'accord  pour 
y  adhérer,  les  pouvoirs  qui  doivent  être  donnés  au  stathouder  pro- 
voquent un  conflit  d'opinions,  et  ce  sont  les  députés  jusque-là  les 
plus  favorables  au  prince  d'Orange  qui  font  leurs  réseiTes.  Haaiv 


UINE  RESTAURATION    EN    1672.  ASl 

lem  et  Leyde  réclament  la  conservation  des  privilèges  des  villes  et 
demandent  que  le  choix  des  magistrats  municipaux  continue  d'ap- 
partenir aux  conseils.  Leyde  représente  en  outre  que  les  états  de 
Hollande  ne  doivent  pas  précipiter  leur  résolution  sans  s'être 
entendus  préalablement  avec  les  états-généraux ,  qui,  par  l'acte 
d'harmonie,  avaient  déclaré  incompatibles  les  deux  charges  de  sta- 
thouder  et  de  capitaine-général.  Mais  les  députés  d'Amsterdam,  au 
nom  desquels  André  de  Graef  prend  la  parole,  se  prononcent  contre 
toute  restriction  et  tout  ajournement.  Ils  font  observer  qu'il  ne 
faut  rien  faire  à  demi  si  l'on  veut  donner  satisfaction  au  peuple  et 
ajoutent  que  le  moindre  délai  met  en  péril  l'indépendance  du  pays, 
«  La  personne  du  prince  d'Orange,  déclare  l'un  de  leurs  bourg- 
mestres, vaut  bien  une  armée  de  vingt  mille  hommes.  »  Ils  résu- 
ment leur  avis  dans  ces  mots  laconiques  :  u  Hodie  constat,  hodie 
agaïur  (Aujourd'hui,  on  est  d'accord,  c'est  aujourd'hui  qu'il  faut 
agir).  » 

Malgré  ces  pressantes  instances,  les  députés  de  plusieurs  villes, 
entre  autres  ceux  de  Gouda,  se  montrent  indécis,  et  quelques-uns, 
tels  que  ceux  d'Alkmaar  et  de  Purmerende,  refusent  péremptoire- 
ment de  laisser  le  prince  d'Orange  maître  des  magistratures  muni- 
cipales. D'ailleurs,  cette  nomination  des  régens  n'étant  pas  comprise 
de  plein  droit  dans  les  attributions  légales  du  stathouder  et  ne  pou- 
vant lui  appartenir  sans  une  résolution  spéciale  des  états,  les  dépu- 
tés, pour  se  mettre  d'accord,  prennent  le  parti  de  considérer  cette 
extension  de  ses  pouvoirs  comme  une  question  réservée.  Le  sta- 
thoudérat  était  ainsi  rétabli  sans  que  les  libertés  des  villes  fussent 
sacrifiées.  Les  députés  qui  représentaient  le  parti  républicain  pou- 
vaient dès  lors  se  flatter  d'avoir  à  la  dernière  heure  obtenu  une  trans- 
action qui  les  mettait  à  l'abri  d'une  trop  grande  dépendance.  Sauf  la 
prérogative  du  choix  des  régens,  les  éiats  reconnaissaient  d'ailleurs 
au  nouveau  stathouder  toutes  les  dignités  qui  avaient  appartenu  à 
ses  ancêtres.  La  résolution  qui  rétablissait  en  sa  faveur  le  stathoudé- 
rat  le  mettait  en  même  temps  pour  sa  vie  en  possession  de  la  charge 
de  capitaine  et  amiral-général  de  la  province.  Les  états  décidèrent 
qu'une  députation,  qui  comprenait  l'un  des  membres  de  la  noblesse 
et  les  bourgmestres  des  villes  de  la  province,  lui  serait  envoyée  pour 
lui  ofîrir  la  première  magistrature  du  pays,  en  même  temps  que 
pour  le  dispenser  du  serment  par  lequel  il  s'était  engagé  à  la  refu- 
ser. Le  lundi  A  juillet  1672,  à  quatre  heures  du  matin,  la  résolu- 
tion de  l'assemblée  était  enregistrée  comme  un  vote  définitif,  aux 
termes  de  laquelle  le  prince  d'Orange,  qui  n'avait  pas  encore  vingt- 
deux  ans  accomplis,  fut  proclamé,  sous  le  nom  de  Guillaume  III, 
stathouder,  capitaine  et  amiral-général  de  Hollande. 

Deux  jours  auparavant,  les  états  de  Zélande,  dominés  par  la 


!lZ'2  REVDE    DES    DEUX   MONDES. 

volonté  populaire,  avaient  pris  les  devans  par  le  rétablissement  du 
stathoudérat  de  leur  province  en  faveur  du  tils  de  Guillaume  II. 
Les  autres  provinces  ne  pouvaient  suivre  cet  exemple;  trois  d'entre 
elles,  la  Gueldre,  Utrecht  et  Overyssel,  étaient  en  partie  conquises 
et  leurs  états  ne  pouvaient  se  réunir.  Les  deux  autres,  la  Frise  et 
Groningue,  avaient  conservé  comme  staihouder,  sous  la  tutelle  de 
sa  mère,  le  jeune  fils  de  leur  ancien  gouverneur,  Henri-Casimir  de 
Nassau.  Quant  aux  états-généraux,  ils  s'empressèrent  de  mettre  en 
harmonie  avec  les  nouveaux  pouvoirs  du  prince  d'Orange  les  attri- 
butions du  commandement  en  chef  telles  qu'elles  devaient  désor- 
mais lui  appartenir.  Le  vendredi  8  juillet,  sur  la  proposition  des  états 
de  Hollande,  sous  la  présidence  du  député  Horenkum,  en  présence  de 
vingt-cinq  députés,  ils  reconnurent  le  prince  d'Orange  comme  capi- 
taine et  amiral-général  de  la  répubhque,  nommé  à  vie  et  ayant,  à  ce 
titre,  sous  ses  ordres,  avec  le  libre  usage  de  son  commandement,  l'ar- 
mée et  la  flotte  des  Provinces-Lnies.  Cinq  commissaires  de  leur  assem- 
blée, représentant  les  provinces  qui  n'étaient  pas  conquises  par  l'en- 
nemi et  dont  les  députés  pouvaient  dès  lors  continuer  à  siéger  dans 
l'assemblée  fédérale,  lui  furent  envoyés  pour  lui  donner  connaissance 
de  la  résolution  qui  joignait  le  pouvoir  militaire  dans  toute  sa  pléni- 
tude au  pouvoir  civil  dont  il  était  désormais  investi. 

Aux  lélicitaiions  officielles  qui  lui  étaient  adressées  se  joignirent 
celles  de  sa  grand'mère,  la  princesse  douairière,  heureuse  dans  sa 
vieillesse  d'avoir  assez  vécu  pour  voir  le  descendaut  de  la  maison 
d'Orange  recouvrer  les  charges  qui  avaient  appartenu  tour  à  tour 
à  son  mari,  Frédéric-Henri,  et  à  son  lils,  Guillaume  II.  «  Je  suis 
de  ceux,  écrivait-elle  à  son  pelit-fils,  qui  avaient  fort  tardé  à  vous 
souhaiter  le  bonheur  de  toutes  les  charges  que  cet  état  vous  a 
données.  Je  vous  plains  que  c'est  en  ce  temps  que  tout  est  en 
trouble,  mais  j'espère  que  Dieu  vous  assistera.  Je  vous  souhaite  la 
patience  et 'la  constance  de  votre  grand-père,  et  je  ne  doute  pas, 
quand  vous  demanderez  à  Dieu  son  assistance,  qu'il  vous  bénira  en 
toutes  choses.  » 

Le  jeune  prince  recueillit  également  le  témoignage  de  satisfac- 
tion et  les  encouragemens  que  le  vieux  maître  chargé  de  l'éduca- 
tion religieuse  de  son  enfance,  Cornélius  ïrigland,  lui  fit  parvenir  à 
son  lit  de  mort  :  «  Je  prie  Dieu,  lui  écrivait-il,  pour  que  Votre  Aliesse 
reste  sérieusement  attachée,  comme  elle  l'a  toujours  été,  à  la  religion 
chrétienne  réformée  et  qu'elle  suive  les  maximes  de  ses  illustres 
prédécesseurs.  Si  je  ne  dois  plus  revoir  votre  personne,  vous  [)en- 
serez  que  je  vous  ai  servi  avec  toute  fidéhté  et  que  je  vous  appris  le 
fondement  du  bonheur,  celui  avec  lequel  sont  morts  tous  les  saints 
de  l'ancien  et  du  Nouveau-Testament,  et  qui  est  réservé  à  Votre 
Altesse  si  elle  bâtit  dessus.  Je  prie  que  Dieu  vous  donne  tous  les 


UNE   RESTAURATION   EN    1672.  Û33 

dons  nécessaires  pour  exercer  dignement  vos  charges ,  qu'il  vous 
accorde  de  longs  jours  et  fasse  votre  salut,  qu'il  couvre  votre 
tête  au  jour  du  combat  et  qu'il  vous  couronne  de  gloire  et  de  vic- 
toire, qu'il  vous  rende  maître  de  vos  ennemis  et  de  ceux  qui  vous 
haïssent,  qu'il  vous  fasse  revenir  en  triomphe;  et  là-dessus,  je  baise 
vos  mains  avec  tout  respect.  » 

Le  prince  d'Orange  accueillit  avec  son  calme  ordinaire  le  rapide 
changement  de  fortune  qui  lui  rendait  l'héritage  de  ses  ancêtres. 
En  recevant  dans  son  camp  de  Bodegrave  les  députés  des  états  de 
Hollande,  il  ne  sortit  pas  de  ses  habitudes  de  circonspection  et 
se  contenta  de  leur  demander  s'il  était  dispensé  de  son  serment. 
Sur  leur  réponse  affirmative,  il  les  chargea  de  ses  remercîraens,  en 
leur  promettant  de  faire  usage  de  son  autorité  pour  la  délivrance 
du  pays  et  le  rétablissement  de  la  tranquillité  intérieure.  Les  dépu- 
tés des  états-généraux,  qui,  quatre  jours  plus  tard,  se  présentèrent 
devant  lui ,  le  trouvèrent  disposé  à  venir  prendre  possession  de 
ses  charges,  et,  le  lendemain  de  la  résolution  qu'ils  étaient  venus 
lui  notifier,  il  se  rendit  dans  l'assemblée  de  la  confédération  pour  y 
prêter  un  nouveau  serment  en  qualité  de  capitaine  et  amiral-général 
nommé  à  vie.  Il  avait  commencé  par  se  faire  recevoir  comme  sta- 
thouder  par  les  états  de  Hollande.  Dès  les  premières  heures  de  la 
matinée,  on  l'avait  introduit  dans  leur  assemblée,  avec  le  cérémonial 
en  usage  pour  ses  prédécesseurs,  sous  la  conduite  de  Vivien,  qui 
remplissait  provisoirement  les  fonctions  de  grand-pensionnaire,  et 
de  Duvenwoorde,  l'un  des  membres  de  la  noblesse,  accompagnés 
des  députés  de  Dordrecht,  d'Amsterdam  et  d'Alkmaar.  Invité  à  sié- 
ger dans  un  fauteuil  de  velours,  au  haut  bout  de  la  salle,  au-dessus 
des  sièges  occupés  par  les  nobles,  il  avait  ensuite  été  conduit  dans 
la  cour  de  Hollande,  afin  d'y  être  reconnu  comme  chef  de  la  jus- 
tice. Avec  autant  de  tact  que  de  prudence,  il  s'abstint  de  tout  dis- 
cours et,  le  même  jour,  il  repartit  pour  le  quartier-général. 

«  Yoilà  le  gouvernement  du  pays  changé  en  moins  de  quinze 
jours,  écrit  à  l'agent  français  Bernard  l'un  de  ses  correspondans  de 
La  Haye  ;  tout  dépend  maintenant  de  la  volonté  du  prince  :  étant 
maître,  il  n'y  a  personne  qui  osera  le  contredire.  C'est  en  lui  que 
réside  principalement  aujourd'hui  ce  qui  reste  d'autorité  chez  les 
états;  il  est  souverain,  sans  le  nom  seulement.  »  Saint-Évremond 
avait  prédit  cette  révolution  à  Jean  de  Witt.  On  Ut  dans  ses  œuvres  : 
«  Il  me  souvient  avoir  dit  souvent  en  Hollande,  et  même  au  grand- 
pensionnaire,  qu'on  se  méprenait  sur  le  caractère  des  Hollandais. 
Ils  appréhenderaient  un  prince  avare ,  capable  de  prendre  leurs 
biens,  un  prince  violent  qui  pourrait  leur  faire  des  outrages  ;  mais 
ils  s'accommodent  de  la  qualité  de  prince  avec  plaisir.  Les  magis- 

TOME  LXII.  —  188  L  28 


AâA  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

trats  aiment  leur  indépendance  pour  être  en  état  de  gouverner  des 
gens  qui  dépendent  d'eux,  et  le  peuple  est  disposé  à  se  soumettre 
plus  aisément  à  l'autorité  d'un  chef  qu'à  celle  de  magistrat&qui, 
pour  lui,  sont,  à  proprement  parler,  des  égaux.  » 

Ce  chef  ne  pouvait  être  autre  que  le  dernier  héritier  des  princes 
d'Orange.  Menacées  d'être  englouties  par  le  flot  de  l'invasion,  les 
Provinces-Unies  lui  demandèrent  leur  salut.  Il  suffisait  que  le  pou- 
voir exercé  par  ses  ancêtres  lui  fût  rendu  pour  que  les  défenseurs 
du  pays  retrouvassent  l'élan  patriotique  qui  jusqu'alors  leur  avait  fait 
défaut.  Tandis  que  la  confiance  publique,  prompte  à  renaître,  faisait 
remonter  les  obligations  de  h  province  de  Hollande  de  30  florint,  à 
90  florins,  dans  l'espoir  de  nouvelles  alliances  qu'une  restauration 
princière  pouvait  assurer  à  la  république,  les  correspondances  secrèles 
adressées  au  roi  de  France  l'informaient  qu'il  n'y  avait  plus  que 
résolution  témoignée  de  continuer  la  guerre.  «  Les  bourgeois  et  les 
paysans,  ajoutaient-ils,  au  lieu  de  continuer  à  se  dérober  au  service, 
demandent  d'eux-mêmes  à  marcher  sous  les  ordres  du  prince;  ceux 
de  INord-Hollande  fourniront  jusqu'à  trente  mille  hommes  s'il  le 
désire.  En  confondant  sa  destinée  avec  celle  des  fondateurs  de  son 
indépendance,  la  république  semblait  s'être  interdit  toute  capitula- 
tion. Elle  se  seiJtait  soutenue  par  les  espérances  que  Guillaume  III  lui 
donnait;  elle  lui  en  tenait  compte  comme  de  services  rendus,  et, 
dans  les  jours  de  grands  dangers,  ce  sont  les  espérances  qui  font 
souvent  le  salut  des  peuples.  C'était  une  nation  tout  entière  qui  avait 
confiance  en  lui,  malgré  sa  jeunesse  et  son  inexpérience  militaire, 
sans  se  laisser  décourager  par  l'infériorité  des  forces  qu'il  pouvait 
opposer  à  l'invasion,  et  cette  confiance  fut  justifiée  avec  éclat. 

A  peine  âgé  de  vingt-deux  ans,  n'ayant  appris  jusqu'alors  la 
guerre  et  la  politique  que  dans  les  livres,  Guillaume  III  devait  se 
révéler,  dans  sa  lutte  contre  Louis  XIV,  comme  l'un  des  grands 
généraux  et  l'un  des  premiers  hommes  d'état  de  son  siècle.  Sou- 
tenu à  la  fois  par  le  patriotisme  et  par  l'ambition,  il  allait  opposer 
aux  malheurs  publics  le  plus  intrépide  courage  en  même  temps 
que  la  plus  inébranlable  fermeté  d'âme,  et  c'est  en  ne  désespérant 
pas  de  son  pays  qu'à  force  d'opiniâtreté  il  s'en  fit  le  libérateur. 
Cette  œuvre  de  délivrance  ne  devait  pas  moins  lui  profiter  qu'aux 
Provinces-Unies;  elle  ne  lui  valut  pas  seulement  une  restauration 
qui,  en  rétablissant  le  stathoudérat,  le  rendait  maître  du  gouverne- 
ment d'une  république,  elle  lui  prépara  en  outre  le  grand  rôle 
qu'il  fut  appelé  à  jouer  dans  la  politique  européenne  et  qui,  seize 
ans  plus  tard,  lui  permit  de  s'emparer  par  une  révolution  du  trône 
de  la  Grande-Bretagne,  en  lui  assurant  ainsi  la  possession  d'un 
royaume, 

Antonin  Lefèvre-Pontalis. 


MŒURS      FINANCIERES 

DE     LA     FRANCE 


LE     CHEMIN     DE     C  0  NST  AN  TINOPLE. 


Quelle  est  la  voie  la  plus  courte,  la  plus  favorable  aux  intérêts 
politiques,  aux  opérations  commerciales,  aux  échanges  de  peuple  à 
peuple,  qui  conduise  du  milieu  et  de  F  occident  de  l'Europe  à  la 
capitale  de  la  Turquie,  à  cette  ville  que  tant  d'ambitions  opposées 
se  disputent  et  dont  on  prévoit,  dans  un  avenir  prochain,  la  con- 
quête, ou  du  moins  la  transformation?  En  quoi  ce  grave  problème 
depuis  tant  d'années  soulevé  et  dont  la  solution  suscite  tant  de  con- 
troverses, se  relie-t-il  à  l'étude  en  apparence  si  étrangère  de  nos 
mœurs  financières  et  quel  rapprochement  pouvons-nous  faire  entre 
les  deux? 

Il  fut  un  temps,  sans  remonter  à  l'âge  héroïque  des  croisades,  où 
d'autres  préoccupations  que  celles  des  intérêts  matériels  passion- 
naient les  esprits.  A  coup  sûr,  dans  le  dernier  siècle  et  la  première 
moitié  de  celui-ci,  nul  n'était  indifférent  au  soin  de  sa  fortune  et  ne 
négligeait  absolument  les  moyens  de  l'améliorer,  mais  que  d'autres 
amours  faisaient  battre  les  cœurs,  que  d'autres  ambitions  armaient 
les  bras!  Étaient-elles  plus  hautes  et  avons- nous  dégénéré?  Nous 
avons  suivi  les  lois  naturelles,  et  les  faits  ont  développé  leurs  consé- 
quences. Après  avoir  lutté  pour  les  droits  du  citoyen,  pour  l'égalité 
politique  et  sociale,  nous  travaillons  aujourd'hui  à  l'exploitation  des 


436  REVUE   DES  DEUX    MONDES. 

richesses  que  la  terre  met  à  la  disposition  de  tous,  à  l' amélioration 
des  conditions  de  la  vie  matérielle;  nos  mœurs  financières  consta- 
tent la  recherche  de  ce  but  constant  de  nos  efforts. 

Or,  s'il  existe  dans  les  habitudes  financières  du  pays  une  préfé- 
rence, si  le  public,  au  moyen  des  épargnes  disponibles,  poursuit  un 
bénéfice  qui  l'attire  d'une  façon  particulière,  c'est  à  coup  sûr  l'em- 
ploi qu'il  leur  donne  dans  les  affaires  qui  se  font  à  l'étranger.  L'ar- 
gent français  est  toujours  prêt  à  émigrer  :  emprunts  d'états,  entre- 
prises industrielles,  grands  travaux  publics  ou  privés,  il  se  laisse 
facilement  séduire  pour  y  participer.  C'est  un  fait  notoire,  et  tous 
ceux  qui  ont  pu  recueillir  des  renseignemens  à  cet  égard  atteste- 
raient par  la  vue  des  titres  qui  remplissent  les  caisses  de  nos  grandes 
sociétés  financières  qu'aucune  comparaison  ne  peut  être  établie 
entre  le  nombre  d'étrangers  associés  aux  affaires  françaises  et  celui 
des  Français  possédant  des  titres  étrangers.  La  quantité  de  ceux-ci 
est  immense.  Serait-ce  que  chez  nous  le  mode  d'emplois  mobiliers 
fasse  défaut,  que  notre  capital  dépasse  l'importance  des  affaires  se 
présentant  à  lui,  que  l'offre  n'égale  pas  la  demande,  ou  que  les 
profits  n'atteignent  pas  chez  nous  les  proportions  des  entreprises 
étrangères?  Loin  de  là,  mais  il  faut  reconnaître  qu'à  cet  égard  l'ima- 
gination joue  un  certain  rôle,  que  notre  caractère  se  prête  aux 
œuvres  de  confraternité,  que  de  ce  côté  comme  du  côté  politique, 
nous  faisons  preuve  de  sympathie  et  d'absence  de  préjugés.  Sans 
citer  comme  un  indice  du  libéralisme  français  les  entreprises  si 
populaires  du  percement  des  isthmes  de  Suez  et  de  Panama,  pas- 
sionnément poursuivies  par  tous  nos  capitaux  grands  et  petits,  il  y 
a  lieu  de  signaler  les  participations  que  nous  avons  prises  dans  les 
emprunts  de  chaque  état,  aussi  bien  en  Italie,  en  Autriche  qu'en 
Russie,  en  Suède,  en  Orient,  etc.;  il  faut  reconnaître  aussi  que,  sous 
des  noms  étrangers,  bien  des  affaires  sont  des  affaires  mi-françaises, 
telles  que  les  chemins  de  fer  autrichiens  et  espagnols,  dont  les  litres, 
actions  et  obHgations  sont  cotés  sur  nos  marchés ,  «constituent  des 
placemens  durables  qui  persistent,  se  renouvellent  et  n'ont  rien 
du  caractère  de  la  spéculation. 

Les  dispositions  générales  du  public  étant  ainsi  connues,  il  reste, 
dès  qu'une  nouvelle  affaire  se  fonde  à  l'étranger,  à  rechercher  si  la 
contrée  où  elle  se  trouve  engagée  nous  attire  et  si  l'entreprise  mérite 
que  nous  l'encouragions  par  nos  efforts.  Ceci  constaté,  ni  l'attention 
des  capitalistes,  ni  les  sollicitudes  du  public  ne  lui  feront  défaut. 
Or,  à  cet  égard,  le  titre  qui  précède  ces  lignes  donne  toute  assu- 
rance, et  nous  sommes  certains  de  ne  point  appeler  en  vain  l'in- 
térêt ou  la  curiosité  du  public  français  sur  ce  que  nous  nommons 
le  chemin  de  Constantinople. 

Il  s'agit  ici,  bien  entendu,  non  pas  de  l'extension  à  donner  aux 


MOEURS   FINANCIÈRES    DE    LA    FRANCE.  A 37 

relations  maritimes  entre  l'Europe  et  la  Turquie;  celles  qui  existent 
suffisent,  et  le  régime  qui  leur  est  appliqué  et  qui  ne  pourrait  être 
modifié  tant  que  subsistera  l'empire  ottoman,  ne  permettrait  guère 
de  les  rendre  plus  faciles.  Ce  n'est  point  par  le  sud,  par  la  voie  qui 
traverse  la  mer  de  l'Archipel,  le  détroit  des  Dardanelles,  la  mer  de 
Marmara  et  le  Bosphore,  qu'il  s'agit  de  créer  des  communications 
nouvelles  et  d'ouvrir  de  faciles  accès  au  commerce  européen  :  c'est 
au  nord  par  les  rives  de  la  Mer-lNoire  en  améliorant  les  bouches  du 
Danube,  c'est  surtout  au  centre  par  la  voie  de  terre,  par  les  Prin- 
cipautés Danubiennes,  le  passage  des  Balkans,  par  le  raccordement 
de  toutes  les  provinces  peuplées  de  Slaves,  d'Albanais,  de  Bulgares, 
de  Boumains  ou  de  Grecs,  qu'il  faut  laisser  un  large  passage  au  tor- 
rent européen  qui  se  précipite  de  toutes  parts  vers  la  capitale  de 
la  Turquie. 

Les  dernières  années  du  siècle  verront-elles  se  produire  le  grand 
mouvement  que  l'histoire  moderne  prépare  depuis  tant  d'années, 
que  poursuivent  tant  d'efforts,  vers  lequel  tendent  toutes  les  aspi- 
rations des  souverains  et  des  peuples,  c'est-à-dire  la  mort  ou  la 
guérison  de  l'homme  malade  des  bords  de  la  Mer-Noire? 

Sans  aborder  cette  redoutable  question,  il  en  existe  une  autre 
plus  secondaire,  mais  dont  l'importance  croît  chaque  jour  :  celle  de 
la  mise  en  valeur  de  toute  la  partie  sud-est  de  notre  continent,  de 
ces  terres  merveilleusement  fertiles,  habitées  par  les  races  les  plus 
diverses,  dont  quelques-unes  cependant  sont  aptes  aux  travaux  du 
commerce  et  de  l'industrie  et  n'ont  besoin  que  de  guides  expéri- 
mentés et  de  collaborateurs  sympathiques  pour  donner  tous  leurs 
fruits.  Le  flot  de  l'émigration  des  pays  allemands,  autrichiens,  fran- 
çais, italiens,  etc.,  n'attend  qu'une  chose,  à  savoir  que  la  porte 
s'ouvre  pour  s'y  précipiter.  Il  n'a  pas  de  longues  distances  à  fran- 
chir, ainsi  qu'aux  pays  d'Amérique  et  d'Océanie,  pour  y  chercher 
de  nouveaux  champs  ouverts  à  l'industrie  humaine  :  à  deux  ou  trois 
jours  de  notre  Occident,  aux  confins  de  la  Hongrie,  à  la  proximité 
de  tienne  et  de  Berlin,  sous  l'œil  de  la  Bussie,  il  n'y  a  pour  ainsi 
dire  qu'à  étendre  la  main  pour  rencontrer  des  terres  vierges,  des 
mines  abondantes;  les  habitans  du  sol  consentiraient  aisément  à 
en  partager  la  mise  en  valeur  et,  par  conséquent,  à  jouir  des  béné- 
fices de  l'exploitation.  Pour  hâter  le  jour  de  ce  partage  pacifique, 
de  faibles  distances  restent  à  parcourir,  un  mince  capital  peut  suf- 
fire :  le  nôtre  est  disposé  à  concourir  à  l'œuvre  commune;  nous 
avons  donc  pu  invoquer  les  bonnes  dispositions  des  mœurs  finan- 
cières de  la  France  pour  en  augurer  l'ouverture  pacifique  et  prompte 
du  chemin  de  Gonstantinople. 


Zi38  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


I. 


Avant  tout,  constatons  l'état  du  terrain  qu'il  s'agit  d'aborder: 
depuis  quelques  années,  de  grands  changemens  se  sont  opérés  en 
Orient  au  détriment  de  la  puissance  mahométane.  La  guerre  avec 
la  Russie  semblait  l'avoir  laissée  à  la  merci  du  tsar,  et  l'Europe 
entière  eut  à  intervenir  en  sa  faveur;  mais,  à  voir  ce  que  le  sultan 
a  dû  sacrifier  pour  être  soustrait  aux  mains  du  vainqueur,  n'eût-il 
pas  mieux  fait  peut-être  de  traiter  directement  avec  lui  ?  La  Grèce 
agrandie,  les  provinces  du  nord-ouest  lui  échappant,  deux  royaumes 
et  deux  principautés  nouvelles  créées  à  l'ouest  et  au  nord,  c'est- 
à-dire  un  groupe  d'adversaires  réuni  sur  toutes  ses  frontières  pour 
en  ouvrir  les  portes,  voilà  ce  qu'il  en  a  coûté  à  la  Porte  d'être  pro- 
tégée, disait-on,  contre  l'envahissement  du  Moscovite  après  le  pas- 
sage des  Balkans. 

L'importance  politique  de  ces  contrées  arrachées  au  sultan  reste 
hors  de  contestation,  mais  ce  n'est  point  ce  que  nous  cherchons  à 
élucider,  nous  demeurons  sur  le  terrain  purement  économique.  Or, 
sous  le  rapport  de  l'augmentation  de  la  richesse  matérielle  et  des 
avantages  financiers,  la  transformation  qui,  sous  la  pression  euro- 
péenne, en  arrachant  la  Porte  aux  serres  russes,  l'a  si  fortement 
morcelée,  présente-t-elle ,  même  pour  elle,  des  résultats  utiles? 
Y  a-t-il  lieu,  surtout  pour  les  provinces  soustraites  au  joug  musul- 
man, c'est-à-dire  pour  la  Grèce  augmentée,  pour  le  Monténégro 
consolidé,  pour  la  Roumanie  et  la  Serbie  érigées  en  royaumes,  de 
même  que  la  Bulgarie  en  principauté,  enfin  pour  les  parties  de  la 
Bessarabie  retournées  à  l'empire  russe,  comme  pour  la  Bosnie  et 
l'Herzégovine  attribuées  à  l'Autriche,  y  a-t-il  sujet  de  se  réjouir  de 
la  vie  nouvelle  à  laquelle  tous  ces  pays  viennent  d'être  appelés? 
Aucune  hésitation  n'est  permise  à  cet  égard;  une  reconnaissance 
gét}érale  a  salué  !e  traité  de  Berlin. 

Quelles  que  soient  les  dépenses  administratives  et  financières 
exigées  par  ces  transformations,  et,  comme  on  dit  en  langage 
financier,  quels  que  soient  les  frais  généi  aux  dus  à  l'érection  des 
nouveaux  états,  il  reste  hors  de  doute  que  le  revenu  du  sol  va  s'aug- 
menter dans  de  fortes  proportions,  que  l'industrie  et  le  commerce 
feront  des  progrès  sensibles,  que  l'introduction  seule  de  poprila- 
tions  limitrophes  appartenant  à  des  groupes  plus  avancés  en  civi- 
lisation suffira  pour  transformer  les  pays  qui  ont  été  séparés  de 
l'ancien  ensemble,  à  leur  grand  profit  d  abord,  au  profit  même  de 
ce  qui  subsiste  encore  et  demeure  soumis  au  sceptre  du  suhan. 

Assurément,  il  règne  parmi  ces  populations  une  telle  différence 
de  mœurs,  ces  contrées  offrent  de  si  grandes  variétés  de  cultures 


MOEURS   FINANCIÈRES   DE  LA   FRANCE.  A39 

et  de  produits,  qu'il  serait  bien  difficile  de  préciser  les  progrès  à 
faire,  surtout  d'en  dresser  la  statistique.  Au  sud,  par  exemple,  les 
Albanais  se  refusent  à  tout  travail,  la  guerre  est  la  seule  occupation 
des  hommes,  tandis  que  les  Roumains  et  les  Bulgares  se  prêtnt 
aux  labeurs  pacifiques.  Dans  certaines  provinces  montagneuses, 
les  bois  occupent  le  pays  entier  ;  dans  d'autres,  les  cultures  les  plus 
diverses  peuvent  être  tentées,  la  vigne  y  pousse  à  côté  du  coton, 
du  tabac  et  de  la  canne  à  sucre,  les  céréales  mûrissent  auprès  des 
rizières,  des  troupeaux  de  tous  genres  y  paissent  les  plus  verts 
pâturages.  iNe  recevons-nous  pas  en  France  de  grands  arrivages  de 
vins  qu'on  appelle  vins  turcs  et  vins  d'Asie,  lesquels  sont  le  plus 
souvent  fabriqués  avec  des  raisins  secs  venus  de  cet  avant-Orient? 
Tous  ceux  qui  l'ont  parcouru  ne  tarissent  pas  d'éloges  sur  les  béné- 
fices à  retirer  de  l'exploitation  de  ces  terres,  que  l'étranger  est 
aujourd'hui  admis  à  acquérir  pour  des  prix  minimes,  où  il  trou- 
vera les  bras  nécessaires  à  la  culture  s'il  sait  respecter  les  pré- 
jugés de  race  et  se  plier  aux  coutumes  religieuses.  Une  seule  chose 
lui  est  nécessaire,  la  facilité  des  communications. 

Avant  de  savoir  quelles  voies  seraient  les  meilleures  pour  arri- 
ver promptement  chez  elle,  la  Turquie  s'était  préoccupée  de  satis- 
faire ses  besoins  intérieurs  et  de  relier  sa  capitale  à  ses  frontières. 
Dès  1869,  le  gouvernement  ottoman  avait  concédé  un  réseau  de 
voies  ferrées  qui,  partant  de  Constantin ople  et  dirigé  vers  la  fron- 
tière de  la  Save,  en  traversant  la  Bosnie,  devait  desservir,  soit 
directement,  soit  par  embranchement,  Andrinople,  Phiîippopoli,  Énos, 
Bourgas  et  Salonique  :  les  concessionnaires  avaient  aussi  le  droit 
de  prolonger  la  ligne  de  Bourgas  jusqu'à  Varna.  Éventuelleuient, 
et  sur  la  demande  du  gouvernement,  une  annexe  se  détachant  de 
la  ligne  principale,  pouvait  se  diriger  vers  la  frontière  serbe. 
Par  Varna  on  atteignait  ainsi  la  Mer-iNoire,  par  Énos  et  Salonique 
les  deux  rives  de  l'archipel  ;  Phiîippopoli  et  Andrinople  étaient  à 
l'intérieur  les  annexes  de  la  capitale  elle-même. 

Toutes  ces  lignes,  mesurant  environ  2,000  kilomètres,  avaient  été 
concédées  à  une  société  anonyme  de  construction,  fondée  au  capital 
de  50  millions,  qui  rétrocéda  à  forfait  les  travaux  à  une  société 
d'exploitation.  Pour  constituer  le  capital  de  premier  établissement 
du  réseau  concédé,  le  prix  du  kilomètre  fut  évalué  en  moyenne  à 
260,000  francs,  et  tout  d'abord  le  gouvernement  accorda  à  la  com- 
pagnie une  subvention  de  28  millions  de  francs,  payable  annuelle- 
ment pendant  toute  la  durée  delà  concession;  1,980,000  titres, 
d'une  valeur  nominale  de  AOO  francs  remboursables  par  tirages  au 
sort,  furent  émis  pour  capitaliser  cette  annuité;  ils  portent  le  nom 
de  «  Lots  turcs.  »  Tous  ceux  qui  s'occupent  d'affaires  savent  le  sort 
de  ces  titres,  dont  le  gouvernement  ottoman  a  garanti  la  valeur  et 


àkO  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

qui  sont  tombés'à  très  bas  prix,  depuis  que  la  société  de  construc- 
tion a  été  dissoute  et  que  les  emprunts  de  la  Turquie,  parmi  lesquels 
les  lots  figurent,  ont  vu  leurs  intérêts  cesser  tout  d'abord,  pour 
reprendre  ensuite  un  chiffre  si  minime. 

La  société  de  construction,  en  sus  de  ces  lots  représentant  254  mil- 
lions 1/2  de  francs,  consacra  270  millions  environ  pour  exécuter 
ses  travaux  :  elle  trouva  à  ses  côtés  la  société  dite  d'exploita- 
tion, qui  réunit  un  capital  de  150  millions  au  fur  et  à  mesure  de 
l'ouverture  du  réseau  sur  une  étendue  de  1,250  kilomètres.  Le 
concessionnaire  des  travaux  garantissait  à  celle-ci  une  rente  de 
8,000  francs  par  kilomètre;  par  contre,  tous  les  produits  de 
l'exploitation  lui  appartenaient  jusqu'à  concurrence  d'une  recette 
brute  de  22,000  francs.  Il  n'entre  pas  dans  notre  plan  de  donner 
des  détails  précis  sur  toute  cette  entreprise.  Dès  1872,  la  conces- 
sion a  été  retirée  à  la  société  de  construction  :  la  société  d'exploita- 
tion, devenue  tout  récemment  une  société  autrichienne,  continue 
d'exploiter  les  lignes  construites,  mais  ne  publie  aucun  détail  sur 
ses  opérations  ;  on  sait  seulement  qu'entre  elle  et  le  gouvernement 
turc  s'élèvent  de  grandes  contestations;  elle  réclame  du  gouverne- 
ment turc,  qui  s'est  mis  à  la  place  de  la  société  de  construction 
dissoute  par  lui,  le  paiement  de  la  rente  promise  de  8,000  francs 
par  kilomètre  et  l'achèvement  de  travaux  auxquels  il  s'était  engagé; 
de  son  côté,  l'état  élève  des  prétentions  sur  les  recettes  brutes  per- 
çues par  la  compagnie  et  demande  des  comptes  qui  restent  à  four- 
nir. Au  milieu  de  ce  conflit,  ce  qui  est  plus  grave,  c'est  que  les 
travaux  restent  suspendus,  que  les  relations  ne  s'établissent  pas 
avec  le  dehors  et  que  les  communications  ne  s'exécutent  point.  Il  en 
sera  ainsi  tant  que  le  conflit  ne  s'apaisera  pas  et  qu'un  règlement 
définitif,  soit  avec  le  concessionnaire  exploitant,  soit  avec  toute 
autre  société  prenant  son  lieu  et  place,  ne  tranchera  pas  ces  difficul- 
tés du  passé.  Or  le  litige  peut  durer  longtemps,  une  des  deux  par- 
ties n'ayant  guère  intérêt  à  le  faire  cesser.  Il  résulte  de  renseigne- 
mens  assez  précis  que  les  chemins  exploités  font  une  recette  brute 
de  9,000  francs  par  kilomètre  contre  une  dépense  de  moins  de 
7,000  francs.  Le  solde  s'accumule  dans  les  mains  de  celui  qui  les 
exploite  et  qui  invoque  pour  ne  pas  s'en  dessaisir  les  revendications 
qu'il  lui  reste  à  adresser  au  gouvernement.  Un  plus  grand  bénéfice 
encore  demeure  réservé  au  commerce  maritime  et  surtout  au  com- 
merce anglais,  affranchi  de  toute  concurrence  terrestre.  La  presse 
allemande  a  fait  ressortir  avec  une  grande  véhémence  la  part 
minime  laissée  à  son  pays  dans  les  relations  avec  l'Orient,  tant  que 
la  question  du  raccordement  direct  avec  les  chemins  de  fer  otto- 
mans ne  sera  pas  résolue.  Or  il  n'a  été  établi  sur  aucun  point.  En 
1864  et  en  1867,  on  a  construit  la  ligne  de  Rustchuk-\'arna,  qui  a 


MOEURS   FINANCIÈRKS    DE   LA   FRANCE.  hki 

ouvert  le  Bas-Danube,  mais  c'est  encore  un  sucoès  pour  le  com- 
merce des  Anglais  :  aussi  ont-ils  favorisé  la  construction  de  tous  les 
tronçons  qui  de  l'intérieur  du  pays  aboutissent  à  des  ports  de  mer 
et  ne  servent  qu'à  favoriser  la  concurrence  maritime  ;  la  ligne  qui 
aboutit  à  Salonique  est  dans  ce  cas. 

Sans  entrer  dans  la  polémique  soulevée  à  ce  sujet,  sans  récrimi- 
ner contre  le  passé,  il  suffit  aujourd'hui,  —  et  tous  les  gouvernemens 
européens  sont  d'accord  à  cet  égard,  —  de  rectifier  les  erreurs  com- 
mises volontairement  ou  non,  de  reprendre  les  travaux  d'après  un 
plan  arrêté  et  conçu  dans  l'intérêt  général,  d'y  convier  les  hommes 
compétens  en  travaux  de  chemins  de  fer  et  de  solliciter  le  concours 
de  sociétés  financières  assez  puissantes  pour  attirer  les  capitaux 
sans  lesquels  on  ne  peut  faire  rien  d'utile  et  rien  de  grand.  Le  traité 
de  Berlin  avait  indiqué  le  but,  les  conférences  qui  l'ont  suivi  l'ont 
déterminé  ;  reste  aux  hommes  d'affaires  à  l'atteindre  en  en  fournis 
sant  les  moyens. 

II. 

En  constatant  ainsi  la  lenteur  et  presque  l'indifférence  avec 
laquelle  a  été  abordé  jusqu'à  présent  le  problème  de  communica- 
tions terrestres  à  établir  entre  l'Europe  centrale  et  l'Orient,  n'avons- 
nous  pas  cependant  à  signaler  des  projets  habilement  conçus,  des 
plans  mûrement  étudiés  en  dehors  même  des  actions  gouverne- 
mentales, que  des  incidens  imprévus  ont  empêchés  de  voir  le  jour 
et  qu'il  serait  utile  de  mettre  en  lumière,  parce  qu'ils  peuvent  ser- 
vir à  des  combinaisons  futures  et  qu'ils  éclairent  d'ailleurs  l'his- 
toire financière  de  ce  temps  ?  Il  en  est  un  spécialement  que  nous 
tenons  à  décrire  pour  bien  des  raisons  dont  le  lecteur  sera  juge. 

Nous  avons  parlé  ici  même,  il  y  a  plusieurs  années,  d'une  société 
restée  le  type  des  entreprises  créées  par  le  concours  des  influences 
de  nationalités  diverses,  la  Société  autrichienne  impériale  royale 
privilégiée  des  chemins  de  fer  de  l'état,  désignée  en  Autriche  sous 
le  nom  de  Staats-Bahn;  elle  fut  conçue  dans  une  pensée  de  dévoû- 
ment  loyal  envers  le  gouvernement  autrichien,  en  un  moment  de 
grandes  difficultés  financières ,  par  un  groupe  de  capitalistes  qui 
comptait  parmi  ses  membres  français  MM.  Pereire,  André,  Mallet, 
d'Eichthal;  où  figurait  M.  Baring  de  Londres,  où  MM.  Sina, 
Eskélès,  représentaient  l'Autriche,  dont  le  conseil,  tout  d'abord 
présidé  par  M.  Sina,  n'a  cessé  depuis  longues  années  d'avoir  à  sa 
tête  le  baron  de  Wodianer.  La  Société  I.  R.  P.  comprend  des  chemins 
de  fer,  des  usines,  des  mines;  elle  possède  d'immenses  domaines 
et  des  forêts  séculaires;  elle  a  été  dirigée  par  des  ingénieurs 
sortis  de  notre  École  polytechnique,  dont  le  premier,  M.  Maniel, 


Ai  2  REVDE    DES   DEUX   MONDES. 

a  laissé  en  Autriche  le  renom  de  l'organisateur  par  excellence; 
elle  n'a  cessé  depuis  son  origine  de  poursuivre  tous  les  développe- 
mens  qui  lui  étaient  permis  pour  accroître,  avec  sa  propre  fortune, 
la  richesse  intérieure  des  pays  où  s'étend  son  action.  Le  réseau 
qu'elle  dessert  aboutit  au  nord  de  la  Saxe,  traverse  la  Bohême  et 
se  dirige  par  un  embranchement  vers  la  Prusse  et  les  provinces 
de  la  Baltique;  de  son  centre  principal,  Vienne,  il  pousse  un 
rameau  vers  la  Galicie ,  qui  confine  à  l'empire  des  tsars,  puis  il 
atteint  Pesth,  suit  le  Danube  sur  la  rive  gauche  et  s'arrête  à  Bazias, 
où  le  fleuve  lui  sert  de  prolongement  jusqu'aux  embouchures  de 
la  Mer-Noire  ;  mais  auparavant,  il  a  dirigé  sur  Temeswar  un  autre 
embranchement  qui,  terminé  à  Orsova,  peut  y  recevoir  tous  les 
produits  de  la  Roumanie  et  servir  au  commerce  de  transit  que  les 
pays  au  sud  des  Balkans  déverseraient  par  cette  voie. 

Le  caractère  des  lignes  de  la  Société  autrichienne  était  donc  de 
se  porter  du  nord  au  sud  en  s'inclinant  dans  leur  parcours  du  côté 
de  l'est  et,  tout  en  développant  dans  une  énorme  proportion  le  trafic 
local  des  provinces  autrichiennes  traversées  par  elles,  de  se  diriger 
vers  la  Prusse  supérieure,  la  Russie  polonaise,  la  Roumanie  russe, 
dont  le  voisinage  attirait  vers  elles  le  trafic  de  transit  tout  entier.  A 
l'attention  des  administrateurs  de  la  société,  ainsi  tournée  à  l'est, 
vint  s'offrir  le  projet  auquel  nous  faisions  allusion  et  qui  fut  tout 
de  suite  qualifié  du  nom  de  chemin  d'Orient-Occident.  Une  ligne 
fut  étudiée  et  préparée  avec  le  plus  grand  soin  pour  aboutir  de 
Pesth  à  Gonstantinople  et  à  l'archipel  par  la  Roumanie  et  la  Bul- 
garie, et  r.ubsiituer  à  la  navigation  sur  le  Danube  et  à  la  navigation 
sur  la  Mer-Noire  une  voie  ferrée  qui  franchirait  le  fleuve  et  traver- 
serais les  Balkans. 

Déjà,  en  1876,  l'oaverture  de  l'embranchement  de  Temeswar  à 
Orsova  par  la  Société  autrichienne  avait  pu  donner  l'idée  première 
du  chtmin  Orient-Occident;  la  navigation  du  Danube  était,  en  effet, 
suppriaiée  dans  sa  plus  difficile  partie  à  Bazias,  et  c'était  ainsi  la 
jonction  avec  l'Est,  avec  la  Roumanie.  Quant  à  la  réui)ion  de  l' Au- 
triche-Hongrie avec  la  Serbie,  on  parlait  bien  de  relier  Pesth  à 
Gonstantinople  par  Belgrade,  Nisch,  Sofia,  Bellova  et  de  reprendre 
ensuite  la  voie  ferrée  ottomane  de  Bellova  à  Gonstantinople,  de  même 
que  de  traverser  la  Bosnie  par  Novi- Bazar  et  Serajevo;  mais  la 
longueur  des  lignes  à  construire,  l'exagération  des  dépenses,  ne 
permettaient  point  de  s'arrêter  à  ce  projet,  et  l'on  se  borna  à  mûrir 
celui  qui  faisait  suite  à  la  ligne  de  Temeswar  à  Orsova  et  néces- 
sitait un  pont  sur  le  Danube  et  la  traversée  des  Balkans. 

Sans  entrer  dans  tous  les  détails  du  travail  préparé  par  les  ingé- 
nieurs de  la  Société  autrichienne,  il  suffira  de  dire  que  la  ligne 
devait  s'embrancher  aux  chemins  roumains  existans  vers  Grajova, 


MOEURS   FINANCIÈRES    DE   LA   FRANCE.  A/iS 

gagner  le  Danube  à  Zimitza,  franchir  le  fleuve  en  aval  de  Sistov 
puis  traverser  les  Balkans  par  le  défilé  de  Ghipka,  sur  le  territoire 
de  la  Roumélie,  et  atteindre  leni-Sagra,  où  s'elTectuait  le  raccorde- 
ment avec  la  ligne  turque  de  Philippopoli  à  Andrinople.  Les  diffi- 
cultés techniques  se  trouvaient  ainsi  concentrées  sur  les  deux 
points  principaux  de  la  traversée  du  Danube  et  du  passage  des 
Balkans;  la  ligne  desservait  en  Valachie  la  partie  la  plus  fertile 
du  territoire,  s'assurait  tout  le  trafic  roumain,  rencontrait  en  Bul- 
garie une  population  douce  et  laborieuse  et  aboutissait  au  versant 
sud  des  Balkans  dans  la  Roumélie,  la  plus  belle  contrée  de  la  Tur- 
quie d'Europe.  Ce  chemin  d'Orient- Occident  ne  comprenait  que 
351  kilomètres  à  construire,  dont  ih7  en  Roumanie,  132  en  Bulgarie 
et  72  en  Turquie. 

Quelques  mots  d'explication  deviennent  ici  nécessaires.  Nous 
avons  jusqu'à  présent  attribué  à  la  Société  autrichienne  la  paternité 
du  projet  dont  nous  venons  de  parler.  Sans  doute,  elle  a  joué  un  rôle 
prépondérant  dans  la  préparation  d'un  chemin  de  fer  qui  était  en 
quelque  sorte  le  prolongement  de  sa  ligne  de  Temeswar-Orsova  : 
c'était  aussi  la  préoccupation  de  ses  administrateurs  de  s'attacher 
aux  développemens  que  l'entreprise  pouvait  recevoir  au  nord  et  à 
l'est,  et  une  des  dernières  pensées  du  plus  ancien  d'entre  eux,  le 
regretté  M.  Isaac  Pereire,  fut  l'exécution  du  chemin  si  bien  nommé 
Orient-Occident.  Dans  ce  dessein,  les  agens  de  la  Société  autrichienne 
et,  à  leur  tête,  le  directeur  des  travaux,  M.  de  Serres,  avaient 
dressé  les  plans,  les  devis,  arrêté  tous  les  calculs  de  dépenses,  etc., 
mais  de  grandes  sociétés  financières,  de  hautes  influences,  à  Vienne, 
à  Berlin,  en  Russie  même,  s'associaient  aussi  au  projet,  qui  faillit 
être  mis  à  exécution  et  qui  satisfaisait  tant  d'intérêts.  Toutefois,  il 
faut  bien  le  reconnaître,  il  en  négHgeait,  il  en  mécontentait  même 
de  bien  plus  importans  qui  furent  les  plus  forts  :  la  victoire  passa 
d'un  autre  côté;  le  projet  ainsi  conçu  a  été  abandonné;  peut-être 
sera-t-il  repris,  au  moins  en  partie,  et  c'est  parce  que  l'avenir  n'est 
pas  entièrement  perdu  de  ce  côté  qu'il  a  paru  bon  de  mentionner 
la  tentative  ainsi  faite. 

C'était  avec  le  gouvernement  autrichien  que  la  Staatsbahn  avait 
traité  à  sa  création,  et  nous  avons  montré,  il  y  a  bien  des  années, 
tout  l'avantage  que  les  finances  de  l'état  avaient  retiré  de  cet  appel 
à  l'industrie  privée;  mais,  depuis  l'établissement  du  dualisme,  la 
Hongrie,  obéissant  surtout  à  des  visées  politiques  et  ne  rencontrant 
pas  d'ailleurs  des  facilités  analogues,  suivit  une  autre  voie;  elle 
chercha  surtout  à  créer  un  réseau  de  chemins  d'état  et  à  ramener 
vers  sa  capitale  de  Buda-Pesth  toutes  les  voies  qui  pouvaient  abou- 
tii'  à  ses  frontières,  tant  au  nord  qu'au  sud,  à  l'ouest  et  à  l'est. 
Le  principal  désir  du  gouvernement  hongrois  était  de  se  rattacher 


hhh  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

à  Vienne  par  des  lignes  directes  et  de  raccorder  Pesth  à  Semlin 
vers  le  Danube  par  une  voie  traversant  la  Hongrie  dans  toute  sa 
longueur  et  par  le  milieu  même. 

Or  elle  se  heurtait,  pour  réaliser  ces  desseins,  à  la  Staatsbahn, 
qui,  maîtresse  d'un  court  tronçon  jusqu'à  Raab,  sur  la  rive  droite 
du  Danube,  ne  joignait  Vienne  à  Pesth  que  par  la  rive  gauche  du 
fleuve;  de  même  qu'au-delà  de  Pesth  son  raccordement  avec  la 
Roumanie  vers  Orsova  tendait  à  favoriser  le  trafic  turco-russe  au 
détriment  du  trafic  turco-serbe.  Un  dissentiment  secret  semblait  donc 
régner  entre  la  Société  autrichienne  et  le  gouvernement  hongrois. 
Au  fond,  il  n'y  avait  point  de  désaccord  réel,  et  le  projet  du  chemin 
de  fer  Orient-Occident  n'avait  été  conçu  que  parce  qu'il  avait  paru 
d'une  exécution  plus  facile  et  que  toutes  les  parties  semblaient  s'être 
mises  d'accord  à  son  endroit.  11  suffit  d'une  explication  catégorique 
avec  les  membres  du  ministère  hongrois  pour  que  les  administra- 
teurs de  la  Staatsbahn  se  soumissent  à  ses  vues  et  que  tous  leurs 
adhérens  portassent  leurs  efforts  vers  le  but  auquel  la  Hongrie  et, 
avec  elle,  l'Autriche  et  l'Allemagne,  tendaient  unanimement.  L'entente 
s'est  faite  l'an  dernier  ;  le  dualisme  a  prévalu,  et  la  Société  autri- 
chienne des  chemins  de  fer  de  l'état  a,  de  même  que  la  Banque 
impériale  de  Vienne,  subi  dans  son  organisation  une  réforme  qui 
donne  toute  satisfaction  aux  aspirations  hongroises  :  cette  modifi- 
cation dans  la  forme  dut  s'accomplir  en  même  temps  qu'au  fond  le 
plan  adopté  pour  l'exécution  des  nouvelles  lignes  était  changé.  Sus- 
pendue pendant  de  longues  années,  l'exécution  se  fait  rapidement, 
et  la  question  toujours  pendante  se  résoudra  à  bref  délai.  C'est,  à 
vrai  dire,  un  service  indirect  rendu  par  la  mise  au  jour  de  ce  chemin 
d'Orient-Occident,  qu'on  n'a  pu  le  rejeter  qu'en  lui  en  substituant 
immédiatement  un  autre  plus  populaire,  plus  approprié  aux  besoins 
nouveaux  que  les  changemens  politiques  survenus  en  Turquie  ont 
fait  naître  de  tant  de  côtés  à  la  fois. 

L'administration  de  la  Société  autrichienne  a  donc  été  l'objet 
d'une  transformation  sérieuse.  De  Société  impériale  royale  privi- 
légiée des  chemins  de  fer  de  l'état,  elle  est  devenue  Société  autri- 
chienne-hongroise; une  direction  a  été  établie  à  Pesth,  ainsi  qu'à 
Vienne.  Un  conseil  d'administration  siège  dans  l'une  et  l'autre 
ville,  s'occupant  des  affaires  spéciales  à  chacun  des  deux  états. 
Paris,  comme  par  le  passé,  conserve  toujours  un  nombre  égal 
d'administrateurs  qui  forment  un  comité  représentant  les  intérêts 
étrangers.  Les  conseils  spéciaux  se  réunissent  à  époques  détermi- 
nées en  un  conseil  général  siégeant  tantôt  à  Pesth,  tantôt  à  Vienne, 
ce  qui  maintient  l'unité  sociale,  qu'il  importe  avant  tout  de  conser- 
ver. Ce  n'est  pas  tout,  et,  à  la  suite  de  cette  réforme,  un  traité  a  dû 
être  conclu  avec  le  gouvernement  hongrois  pour  bien  accentuer  le 


MCEURS   FINANCIÈRES   DE  LA   FRANCE.  445 

caractère  de  l'entente  qui  venait  d'être  établie  et  donner  aux  deux 
parties  les  satisfactions  nécessaires. 

Que  voulait  le  gouvernement  hongrois?  Un  chemin  direct  appar- 
tenant à  l'état  et  reliant  Pesth  à  Vienne  par  la  voie  la  plus  courte. 
Il  voulait  encore  pouvoir  intervenir  dans  la  fixation  des  tarifs  et  le 
partage  du  trafic,  tant  pour  favoriser  le  commerce  local  que  pour 
profiter  du  commerce  de  transit.  A  partir  de  Pesth,  il  fallait  établir 
une  ligne  directe  d'état  vers  Belgrade  et  Semlin ,  c'est-à-dire  vers 
la  Serbie,  pour,  de  là,  rejoindre  les  chemins  turcs,  tout  en  se 
garantissant  contre  la  concurrence  d'Orsova,  qui  était  devenue  un 
fait  acquis.  Le  traité  conclu  avec  la  Société  autrichienne,  avec  l'ap- 
probation du  gouvernement  de  Vienne,  a  résolu  toutes  ces  difficul- 
tés, La  société  a  cédé  à  la  Hongrie  la  ligne  de  Bruck  à  New-Zony,  qui 
passe  par  Raab  et  Comorn  et  sera  poursuivie  jusqu'à  Buda-Pesth, 
De  son  côté,  et  par  voie  d'échange,  l'état  hongrois  transporte  à 
la  Staatsbahn  la  ligne  de  la  vallée  de  la  Vaag  avec  prolongement  de 
Trenschin  à  Sillein,  etc.,  c'est-à-dire  facilite  les  développemens 
naturels  de  la  société  vers  la  Silésie,  le  Nord  et  l'Est  et  la  ramène 
ainsi  à  sa  pente  naturelle.  A  ces  concessions  premières  en  sont 
ajoutées  d'autres,  soit  déterminées  déjà,  soit  à  fixer  d'un  commun 
accord. 

Une  disposition  du  traité  interdisait  à  la  Staatsbahn  de  réaliser  le 
raccordement  de  son  réseau  hongrois  avec  le  réseau  roumain,  mais 
dans  le  cas  où  le  raccordement  aurait  lieu,  elle  doit  partager  tout 
le  trafic  dirigé  de  ce  côté,  à  Temesvar,  suivant  des  règles  déjà  éta- 
blies. Or  le  fait  est  acquis,  puisqu'au  moment  où  le  traité  a  été  signé, 
le  raccordement  existait  déjà.  En  revanche,  fétat  assure  à  la  société 
le  partage  du  trafic  remis  à  Semlin  par  les  chemins  serbes.  Le 
trafic  roumain,  le  trafic  serbe,  seront  ainsi  divisés  entre  les  deux 
parties  contractantes,  qui  s'engagent  à  ne  pas  se  servir  de  leurs 
lignes  construites  ou  à  construire  pour  se  faire  une  concurrence 
ruineuse,  mais  établiront,  pour  le  trafic  desservi  par  elles,  un 
mode  de  partage  équitable. 

Nous  avons  dit  que  ce  traité  avait  été  approuvé  par  le  gouverne- 
ment autrichien,  qui,  de  son  côté,  vient  d'accorder  à  la  Staatsbahn  de 
nouvelles  concessions  dans  son  ancien  domaine,  favorisant  tout  le 
mouvement  qui  se  porte  vers  Stettin  et  Breslau.  En  particulier,  la 
ligne  dite  chemin  tranversal,  accordée  en  Bohême,  développera 
grandement  le  commerce  et  l'industrie  locale,  celle  des  mines  spé- 
cialement, et  la  Staatsbahn,  qui  en  possède  de  très  abondantes  de  ce 
côté,  en  profitera  largement.  On  le  voit,  le  nouveau  traité  sert  à 
tous,  et  il  nous  reste  à  montrer  avec  quelle  rapidité  les  consé- 
quences pourront  se  produire,  puisque  les  travaux  s'exécutent  déjà  ; 
mais,  en  ce  moment,  nous  voudrions  parler  d'autres  efforts  faits 


446  REVDE    DES   DEUX   MONDES. 

parallèlement  à  ceux  des  entreprises  de  chemins  de  fer,  qui  con- 
tribuent pour  une  large  part  à  cette  amélioration  de  l'Orient,  objet 
de  nos  recherches  et  de  nos  préoccupations. 

III. 

Nous  n'avons  mentionné  jusqu'ici  que  les  moyens  matériels,  pour 
ainsi  dire,  qui  doivent  ouvrir  l'empire  d'Orient  à  la  civilisation  euro- 
péenne, et,  parmi  ceux-ci,  les  routes  de  terre  et  de  mer,  les  chemins 
de  fer  principalement.  Or  on  peut  chercher  d'autres  voies  non 
moins  fécondes;  de  nouveaux  rapports  tout  aussi  étroits  peuvent 
être  créés  pour  arriver  au  même  but,  et,  tout  en  restant  sur  le 
terrain  des  intérêts  positifs,  certaines  entreprises  qui  se  fondent, 
nécessaires  même  au  succès  des  chemins  de  fer  à  créer,  doivent  en 
outre  avancer  plus  que  tout  autre  mode  de  propagande  l'œuvre 
du  progrès  à  obtenir.  Nous  voulons  parler  des  sociétés  financières 
formées  depuis  quelques  années  en  Turquie,  sous  l'égide,  non  pas 
seulement  du  capital  européen,  mais  surtout  avec  la  protection  et 
l'initiative  d'hommes  rompus  aux  grandes  affaires,  connus  sur 
toutes  les  places  de  l'Occident  pour  leur  aptitude  supérieure  et 
leurs  richesses. 

En  parlant  de  cette  intervention  de  l'argent  occidental  sur  le  mar- 
ché de  Constantinople,  il  n'est  point  question  des  prêts  que  l'Europe 
depuis  trop  longtemps  ne  cessait  de  consentir  au  gouvernement 
ottoman  pour  ses  dépenses  militaires,  ses  prodigalités  ruineuses,  le 
luxe  de  ses  souverains,  prêts  qu'on  a  toujours  vus  se  résoudre  en 
vexations  intolérables  envers  les  malheureux  sujets,  en  fortunes 
improvisées  en  faveur  des  courtisans  du  maître,  en  banqueroutes  à 
l'égard  du  public  étranger,  et  dont  quelques  spéculateurs  avisés 
ont  seuls  tiré  parti.  Les  finances  ottomanes  ont  été  l'objet  de  nom- 
breuses études  où  la  lumière  a  été  faite  sur  tous  ces  points. 
Nous  voulons  seulement  parler  de  la  création  récente  de  sociétés 
nouvelles  qui,  au  profit  de  tous,  avec  un  cachet  plus  ou  moins  offi- 
ciel, ont  plus  fait  pour  la  conquête  de  l'Orient  qu'aucune  puissance 
européenne  et  collaboré  ainsi  à  l'œuvre  des  chemins  de  fer.  En  tête 
de  ces  sociétés  financières  nous  citerons  la  Banque  ottomane. 

Elle  s'est  reconstituée  sous  sa  forme  actuelle,  en  1874,  au  capital 
de  250  millions  de  francs,  dont  la  moitié  versée,  pour  suivre  toutes 
affaires  rentrant  dans  les  opérations  d'une  institution  de  banque,  et 
en  outre  pour  exploiter  certains  privilèges.  Elle  a  le  droit  exclusif 
d'émettre  des  billets  au  porteur  remboursables  à  vue  et  ayant  cours 
légal.  Gomme  trésorier-payeur-général  de  l'empire,  elle  jouit  de  la 
manutention  générale  des  fonds  du  trésor  impérial,  et  à  cet  effet 
touche  une  commission  sur  les  sommes  encaissées  et  payées.  Elle 


MCEUBS  FINANCIÈRES   DE   LA   FRANCE.  hh7 

est  chargée,  à  l'exclusion  de  tout  autre  établissement,  de  la  négo- 
ciation des  effets  de  trésorerie  émis  par  le  gouvernement  turc;  à 
conditions  égales,  elle  a  la  préférence  sur  les  autres  sociétés  de 
crédit  pour  les  opérations  financières  que  pourrait  tenter  le  gou- 
vernement. Elle  est  de  droit  représentée  dans  la  commission  du 
budget  par  un  de  ses  directeurs  ou  de  ses  administrateurs  et  est 
ainsi  tenue  au  courant  de  tout  ce  qui  touche  aux  intérêts  publics 
ou  privés.  En  revanche,  la  Banque  ottomane  s'était  engagée  tout 
d'abord  à  faire  au  gouvernement  des  avances  jusqu'à  concurrence 
de  67  1/2  millions  de  francs  à  valoir  sur  la  rentrée  des  impôts,  et 
elle  a  reçu  en  garantie  de  ces  avances  175  millions  de  francs  en 
rente  turque,  capital  nominal.  Enfin,  pour  les  besoins  de  son  ser- 
vice de  trésorier-payeur-général,  elle  a  dû  établir  des  succursales 
aux  sièges  des  vilayets  de  l'empire  moyennant  une  subvention 
annuelle. 

Les  auteurs  de  cette  subvention,  qui  a  réglé  jusqu'au  V  jan- 
vier 1880  les  rapports  de  la  banque  avec  le  gouvernement  turc, 
poursuivaient  le  double  but  de  la  régularisation  des  budgets  et  du 
service  de  la  dette  publique,  mais  ni  l'un  ni  l'autre  ne  pouvaient 
être  atteints,  puisque  la  banque  n'avait  pas  la  perception  des 
impôts  restée  dans  les  attributions  des  fonctionnaires  impériaux 
et  que  le  service  de  la  dette  était  fait  sur  des  délégations  de  reve- 
nus émanées  du  ministre,  lequel  avant  toutes  autres  dépenses  don- 
nait la  préférence  à  celles  qui  intéressaient  les  services  intérieurs 
de  l'empire.  Les  emprunts  étrangers  se  trouvaient  donc  au  second 
rang  des  préoccupations  ministérielles. 

Vint  l'époque,  on  se  le  rappelle,  où  le  service  de  la  dette  publique 
fut  suspendu,  même  supprimé,  où  le  gouvernement  turc  cessa  tous 
les  paieraens,  et,  où,  contrairement  à  la  convention  de  187Zi,  qui 
avait  interdit  formellement  la  création  de  papier-monnaie,  l'émis- 
sion des  caïiûés  remplaça  tout  autre  mode  de  salder  les  dépenses, 
à  plus  forte  raison  ne  put  servir  de  gage  valable  à  donner  aux 
avances  que  réclamait  le  Trésor  ottoman. 

Les  avances  à  fournir,  c'était,  à  vrai  dire,  l'objet  principal  de  la 
création  de  la  Banque  ottomane.  Il  y  avait  été  pourvu  à  la  naissance 
de  la  société  :  depuis  lors,  le  chiffre  primitif  s'était  accru;  au 
moment  où  parurent  les  caïmés,  il  devenait  plus  nécessaire  que 
jamais  de  les  augmenter  encore.  Mais  comment  faire,  quelle  sécurité 
demander,  comment  gager  ces  avances  grossissantes  faites  par  la 
société  seule,  ou  en  participation  avec  d'autres  groupes  financiers 
et  même  des  maisons  particulières  importantes?  Telle  fut  l'habi- 
leté de  la  direction  de  la  Banque  ottomane,  qu'elle  a  su  pourvoir 
aux  besoins  de  la  Turquie,  lui  procurer  de  grandes  ressources  et 
améliorer  pour  elle-même  sa  situation,  défendre  l'intérêt  de  ses 


Zi48  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

actionnaires,  enfin  substituer  partout  aux  anciens  errenoens  des  pro- 
cédés réguliers,  c'est-à-dire  nos  habitudes  d'administration  et  de 
perception  d'impôts,  et  soulager  ainsi  les  populations  elles-mêmes. 
Si,  dans  le  cours  de  cette  période,  l'immixtion  des  puissances  euro- 
péennes semble  avoir  favorisé  la  tâche  de  la  banque,  on  doit  recon- 
naître que  la  diplomatie  n'a  pas  marché  aussi  rapidement  qu'elle, 
ni  soutenu  aussi  énergiquement  la  cause  de  la  répartition  équitable 
des  charges  publiques,  puisque,  comme  nous  le  verrons  plus  loin, 
elle  n'a  pas  su  encore  faire  répartir,  dans  les  provinces  séparées 
récemment  de  l'empire,  la  charge  proportionnelle  qui  leur  incombe 
dans  le  total  de  la  dette  publique. 

Depuis  l'époque  des  caïmés,  la  Banque  ottomane  a  fait  avec  le 
gouvernement  turc  trois  arrangemens  successifs  :  en  1878,  le  syn- 
dicat des  grandes  avances,  c'est-à-dire  l'association  de  tous  ceux 
qui  avaient  consenti  à  prêter  au  trésor  l'argent  quotidien  néces- 
saire à  l'existence  de  l'état,  se  fit  appliquer  en  déduction  de  ces 
créances  les  gages  qu'il  détenait  déjà  et  qu'il  réalisa  à  sa  volonté, 
sauf  les  caïmés,  et  comme  ceux-ci  ne  représentaient  plus  qu'une 
somme  dérisoire,  on  chercha  à  leur  substituer  un  autre  gage  maté- 
riel de  quelque  valeur.  La  convention  du  22  novembre  1879,  pas- 
sée entre  le  gouvernement  turc  et  un  syndicat  de  ses  plus  gros 
créanciers,  attribua  à  celui-ci  l'affermage  de  quatre  impôts,  lui 
donna  à  bail  pour  dix  ans  la  perception  des  impôts  du  timbre,  des 
spiritueux  des  vilayets,  de  l'impôt  de  pêche  à  Constantinople,  de 
la  dîme  des  soies  de  la  banlieue  de  la  capitale  et  d'Andrinople,  mais 
réserva  les  droits  de  douanes  perçus  sur  les  spiritueux  et  les  soies. 

En  sus  de  la  perception  de  ces  impôts,  le  gouvernement  confia 
aux  contractans  pour  la  même  durée  l'administration  en  régie  du 
monopole  du  sel  et  du  tabac.  Les  conditions  du  bail  de  ces  impôts 
et  de  la  régie  du  sel  et  des  tabacs  attribuaient  un  premier  prélève- 
ment au  profit  des  créances  du  syndicat  et  un  second  aux  porteurs 
de  la  dette  turque,  qui  devaient  profiter  aussi  des  revenus  encaissés 
de  Chypre  et  de  la  Roumélie  ;  le  solde  des  recettes,  après  ces  pré- 
lèvemens,  fixé  au  maximum  de  2,Zi50,000  livres  turques,  soit  en 
francs  55  millions,  revenait  au  trésor  impérial. 

Une  dernière  convention,  celle  de  1881 ,  a  modifié  encore,  mais  tou- 
jours en  l'améliorant,  la  situation  de  la  Banque  ottomane.  Des  délais 
plus  courts  sont  assignés  à  la  rentrée  des  avances  :  des  titres  nou- 
veaux pourront  être  créés  pour  la  représentation  des  caïmés  de  toute 
nature  et  seront  revêtus  d'un  endos  de  la  garantie  accordée  par  la 
nouvelle  société  formée  spécialement  pour  la  régie  des  tabacs  au 
capital  de  100  millions  de  francs.  La  surveillance  de  tous  ces  inté- 
rêts, les  versemens  à  faire  par  la  société  de  la  régie,  la  confection 
des  nouveaux  titres  des  dettes  publiques,  sont  confiés  à  une  corn- 


MOEUrS    FINANCIÈRES    DE    TA    FRANCE.  hL9 

mission  internationale  qui  représente  l'universalité  des  créanciers 
de  la  Turquie. 

D'après  des  évaluations  très  sérieuses  et  à  la  suite  des  arran- 
gemens  intervenus  avec  les  représentans  des  porteurs  des  dettes 
turques,  le  chiflre  entier  s'élève  à  la  somme  nominale  de  106  mil- 
lions de  livres  sterling;  au  taux  actuel,  cette  dette  ne  représente 
pas  plus  de  550  millions  de  francs,  dont  l'intérêt,  fixé  d'abord  à 
1  pour  100,  s'élèvera  jusqu'à  h  pour  100  au  fur  et  à  mesure  de 
l'augmentation  des  recettes;  du  1*"' janvier  1882  au  1"  mars  1883, 
les  revenus  des  impôts  affectés  au  service  de  la  dette,  ainsi  qu'il 
résulte  du  rapport  de  la  commission  européenne,  ont  dépassé  52  mil- 
lions de  francs.  N'oublions  pas  d'insister  sur  ce  fait  regrettable  que 
toutes  les  recettes  concédées  par  la  Turquie  à  ses  créanciers  ne  sont 
pas  encore  versées  dans  les  mains  de  cette  commission,  puisque  la 
part  contributive  due  par  les  provinces  détachées  de  la  Turquie  lui 
échappe,  et  que  les  puissances  intervenant  au  règlement  n'ont  pas 
encore  su  la  déterminer. 

Perception  plus  régulière  des  impôts,  amélioration  des  produits, 
égalité  dans  la  répartition,  ordre  introduit  dans  les  finances  publi- 
ques, c'est-à-dire  progrès  de  la  civilisation  en  tous  genres  par  l'in- 
vasion de  nos  mœurs  européennes  ,  voilà  les  résultats  acquis  par 
ces  transactions  financières  dont  les  hommes  d'affaires  proprement 
dits  se  sont  faits  si  heureusement  les  promoteurs. 

Nous  ne  saurions  trop  faire  ressortir  le  caractère  entièrement 
nouveau  et  tout  particulier  de  cette  immixtion  dans  les  affaires  otto 
mânes.  Lorsque,  autrefois,  on  voulait,  sous  un  prétexte  ou  sous 
un  autre,  intervenir  auprès  de  la  Porte,  on  essayait  de  peser  sur 
elle,  de  forcer  sa  volonté  ;  on  lui  imposait  de  gré  ou  de  force  des 
fonctionnaires  étrangers,  on  attentait  ainsi  à  son  indépendance. 
C'est,  au  contraire,  par  la  persuasion,  en  se  servant  de  ses  natio- 
naux, en  gardant  son  entière  liberté,  que  le  gouvernement  turc  pro- 
cède aujourd'hui  à  toutes  les  réformes  qui  s'exécutent  et  dont  la 
Banque  ottomane  est  le  principal  auteur,  à  savoir,  le  relèvement 
de  son  crédit  et  la  plus-value  des  impôts  ;  la  Banque  ottomane  est 
une  société  vraiment  indigène  en  ce  sens  que  ses  fonctionnaires 
relèvent  du  gouvernement  et  exécutent  ses  ordres  sans  que  le 
moindre  désaccord  se  soit  manifesté  sur  aucun  point.  La  Banque 
ottomane  est  incontestablement  la  plus  importante  des  sociétés  qui 
aient  établi  leur  siège  à  Gonstantinople,  elle  n'est  pas  la  seule,  et 
l'on  peut  citer  encore  le  Crédit  général  ottoman,  la  Banque  de  Con- 
stantinople,  une  Société  ottomane  de  change  et  de  crédit,  etc. 

Le  Crédit  général  ottoman  a  été  fondé,  en  janvier  1869,  par 
M.  Tubini,  notable  banquier  à  Galata,  et  par  des  sociétés  étrangères. 

TOME  LXII.  —  1884.  29 


Zi50  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Le  capital  social  est  de  50  millions,  ses  fonctions  sont  celles  de  toute 
maison  de  banque  et  consistent  à  contracter  des  emprunts  publics, 
faire  des  prêts  et  avances  sur  titres,  exploiter  ou  faire  exploiter  des 
régies  de  contributions,  établir  des  succursales  dans  les  provinces 
ou  à  l'étranger,  etc.  Les  intérêts  des  actions  sont  payables  à  Gon- 
stantinople  ou  à  Londres  :  c'est  une  doublure  de  la  Banque  ottomane 
moins  le  succès.  Les  opérations  du  Crédit  général  ottoman  se  sont 
étendues  à  d'autres  pays  que  la  Turquie,  à  l'Espagne,  à  l'Améri- 
que, etc.  Il  a  participé  à  l'émission  des  obligations  émises  pour  la 
construction  des  chemins  de  fer  de  la  Turquie  d'Europe,  à  savoir 
les  Lots  turcs,  à  l'émission  des  bons  du  trésor  de  1868  et  de  1872, 
aux  emprunts  ottomans  de  1871,  1873,  1874,  aux  grosses  avances 
de  1875,  et  a  pris,  en  conséquence,  une  part  proportionnelle  dans  les 
derniers  arrangemens  contractés  avec  l'état  :  il  a,  de  ce  chef,  droit 
de  recevoir  une  quantité  déterminée  des  nouveaux  titres  à  émettre, 
mais  on  doute  qu'il  puisse  rentrer  même  par  ce  moyen  dans  son 
capital  intégral;  en  cas  de  liquidation,  ses  actionnaires  subiraient 
une  perte,  leurs  titres  dès  à  présent  sont  cotés  au-dessous  du  pair. 

La  Banque  de  Gonstantinople  date  de  1872;  elle  peut  établir  des 
agences  ou  succursales  partout  où  elle  le  jugerait  convenable  :  jus- 
qu'ici elle  n'en  possède  que  deux,  à  Londres  et  à  Paris.  Le  capital 
social  a  été  fixé  à  25  millions  de  francs  représenté  par  100,000  actions 
de  250  fran 'S  seulement,  sur  lesquelles  150  francs  ont  été  versés. 
Elle  a  su  se  mettre  à  l'abri  de  trop  grosses  avances  à  faire  à  l'état  : 
au  31  décembre  1880,  le  total  n'atteignait  pas  5  millions  de  francs, 
et  le  règlement  de  1881  les  couvre  presque  entièrement.  C'est  vers 
l'Egypte  que  ses  opérations  ont  été  les  plus  actives  et  les  plus  fruc- 
tueuses :  elle  vit  surtout  d'opérations  d'escompte  avec  le>  particu- 
liers et,  sans  ambitionner  de  jouer  un  rôle  politique,  jouit  d'un  bon 
crédit  de  banquier.  Les  aciionnaires  ont  touché  chaque  a'mée  des 
intérêts  sufiisans,  qui,  en  1881,  se  sont  élevés  à  plus  de  26  francs, 
mais  ont  été  réduits  à  18  en  1882. 

La  Société  ottomane  de  change  et  de  crédit  a  également  son  siège 
à  Gonstantinople  ;  son  capital  s'élève  à  15  millions  de  francs,  dont 
la  moitié  versée  ;  elle  est  dégagée  de  tout  intérêt  avec  le  gouverne- 
ment ottoman;  ses  affaires  sont  réduites,  ses  bénéfices  faibles  et  son 
importance  modeste. 

Sans  pousser  plus  loin  l'énumération  des  sociétés  financières  qui 
existent  en  Turquie,  ce  qui  précède  suffira  pour  faire  apprécier 
le  rôle  que  joue  et  jouera  le  capital  européen  dans  la  création 
même  des  sociétés  industrielles  qu'il  importe  tant  de  développer  et 
quel  élément  civilisateur  il  apporte  dans  l'œuvre  de  rénovation  dont 
nous  suivons  les  progrès  avec  la  conviction  intime  d'un  succès 
définitif. 


MŒURS   FINANCIÈRES   DE   LA   FRANCE.  451 


IV. 

Revenons  au  chemin  de  Gonstantinople.  La  route  maritime  n'a 
été,  comme  nous  l'avons  dit,  l'objet  d'aucune  amélioration  spéciale; 
elle  demeure  toujours  ouverte  et  particulièrement  accessible  aux 
marines  les  plus  riches  en  navires,  en  équipages,  en  correspondans 
connus.  Inutile  de  faire  à  cet  égard  des  calculs  de  statistique  et 
d'indiquer  des  rangs.  De  ce  fait  dépend  naturellement  la  réserve, 
presque  l'abstention  de  l'Angleterre  dans  la  question  du  raccorde* 
ment  des  chemins  de  fer  européens  aux  lignes  ottomanes.  Gomme 
navigation  fluviale,  l'entrée  et  la  surveillance  du  Danube  dans  la 
partie  voisine  des  embouchures  ont  été  l'objet  de  conventions  nou- 
velles entre  les  riverains;  il  y  a  donc  de  ce  côté  un  progrès  sensible. 
Quant  aux  chemins  de  fer,  deux  tendances  ont  été  successive- 
ment manifestées  :  l'une  a  été  un  moment  préférée,  puis  en  défi- 
nitive mise  de  côté.  Des  deux  modes  de  pénétration  de  l'Occident  en 
Orient,  celui  qui  relierait  le  Nord-Est  européen,  la  Russie  et  l'Alle- 
magne depuis  les  rives  de  la  mer  du  Nord,  par  la  Roumanie,  n'est 
plus  en  discussion  ;  l'autre,  qui  se  dirige  par  la  Serbie,  par  l'em- 
branchement des  lignes  hongroises,  par  l'Allemagne  du  Sud,  et,  on 
peut  le  dire,  qui  rattache  la  Bavière  même  et  le  Tyrol  au  réseau 
ottoman,  et  tout  en  aboutissant  à  Gonstantinople,  vise  Andrinople 
principalement,  a  en  définitive  été  adopté;  il  s'exécute,  il  touche 
à  l'heure  de  l'accomplissement.  Quelques  pessimistes,  qui  calculent 
sur  les  lenteurs  voulues  de  la  Porte,  doutent  seuls,  non  pas  du 
succès,  mais  d'un  succès  immédiat.  La  longueur  des  voies  à  con- 
struire dans  les  pays  traversés  est  déterminée,  et  des  marchés  ont 
été  passés  avec  des  adjudicataires;  les  points  de  jonction  sont  tous 
désignés;  partout  le  traité  de  Berlin  porte  ses  conséquences  :  la 
dernière  commission  nommée  pour  en  surveiller  l'exécution,  celle 
dite  des  quatre,  c'est-à-dire  des  puissances  directement  intéres- 
sées, a  souverainement  prononcé,  et,  semble-t-il,  tans  appel. 
La  Hongrie  a  la  première  terminé  sa  tâche;  de  Buda-Pesth  à 
Semlin,  le  chemin  d'état  qui  traverse  par  le  milieu  le  territoire 
national  va  être  achevé  :  le  trafic  local  ne  paraît  pas  devoir  donner 
tout  de  suite  de  bien  grands  résultats,  mais  le  trafic  de  transit  en 
profitera,  les  concurrences  seront  désarmées  et  l'esprit  public  est 
satisfait.  La  Serbie  vient  ensuite,  les  travaux  sont  concédés,  les 
marchés  passés;  on  se  hâte.  De  Semlin-Belgrade  à  Nissa,  la  lon- 
gueur est  de  288  kilomètres;  de  Nissa  à  Vranja,  de  126  ;  de  Nissa 
à  Pirot,  de  90.  Toutes  ces  lignes  serbes  ont  été  concédées  à  un 
groupe  de  capitalistes,  qui  ont  choisi  pour  entrepreneur  général 
M.  Vitali,  connu  pour  de  grands  travaux  en  Italie  :  80  pour  100  des 


A52  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

terrassemens  à  faire  ont  été  déjà  livrés,  les  rails  sont  posés  sur  une 
grande  partie  du  parcours.  On  compte  que  l'exécution  du  réseau 
serbe  sera  terminée  en  ISSA  ou  1885  au  plus  tard. 

La  troisième  puissance  représentée  dans  la  commission  des  quatre, 
la  Bulgarie,  n'est  pas,  à  beaucoup  près,  aussi  avancée  ;  les  120  kilo- 
mètres de  Vakarel  à  Garibrod,  qui  prolongent  la  ligne  serbe  de 
JNissa  à  Pirot,  n'ont  été  l'objet  d'aucune  adjudication  ;  il  en  est  de 
même  des  hO  kilomètres  de  Garibrod  à  Bellova,  en  Turquie,  pour 
atteindre  à  la  frontière  la  grande  ligne  qui  se  poursuit  vers  Phi- 
lippopoli  et  Andrinople,  ainsi  que  des  75  kilomètres  de  Vranja 
à  ifskuba  :  c'est  à  peine  si  on  prévoit  qu'ils  seront  commencés 
avant  un  an.  Jusqu'ici,  la  Porte  avait  tardé  à  désigner  le  point  oii 
ses  propres  lignes  se  raccorderaient  pour  opérer  la  jonction  du  grand 
chemin  de  Vranja  vers  Andrinople  :  le  ministre  de  la  guerre  vient 
enfin  d'indiquer  la  localité  de  Liplyan.  Toutefois,  on  doute  encore 
d'une  résolution  définitive  à  cet  égard,  et  l'on  prétend  même  qu'un 
autre  tracé  est  à  l'étude. 

Deux  motifs  plus  ou  moins  graves  expliquent  jusqu'à  un  certain 
point  ces  atermoiemens  :  le  bénéfice  à  attendre  immédiatement  de 
ces  entreprises  ne  provoque  pas  un  très  grand  enthousiasme  dans 
les  dernières  provinces  qu'il  s'agit  de  raccorder;  le  trafic  local,  qui 
forme  les  neuf  dixièmes  des  recettes,  est  en  progrès,  mais  le  trafic 
de  transit  n'éveille  pas  les  mêmes  espérances^;  on  ne  comprend  pas 
quelle  utilité  il  peut  y  avoir  à  en  faciliter  à  bref  délai  le  succès 
rapide.  A  cet  égard,  les  concurrences  subsistent  encore  à  l'état 
latent,  la  Piussie  et  la  Roumanie  jettent  des  regards  envieux  du  côté 
de  la  Serbie  ;  le  régime  auquel  la  navigation  du  Danube  sera  sou- 
mise cache,  ainsi  que  la  question  du  passage  des  Balkans,  des 
mécontentemens  sourds  que  la  Porte  préfère  laisser  dormir  le  plus 
longtemps  possible  :  le  mieux  eût  été  sans  doute  d'aborder  et  de 
résoudre  toutes  ces  difficultés  et  de  faire  deux  chemins  de  Gonstan- 
tinople  au  lieu  d'un  seul  ;  l'avenir  en  décidera.  Pour  le  moment, 
on  développe  les  sources  du  trafic  local,  qui  est  susceptible  de 
grandes  augmentations,  et  l'on  rapproche  autant  que  possible  les 
distances  qui  séparent  toutes  ces  lignes,  en  laissant  pour  la  fin  le 
dernier  vide  à  combler  (1).  D'ailleurs,  la  Porte  n'est  pas  en  mesure 
de  lever  l'obstacle  qui  doit  tout  aplanir. 

(1}  Un  changement  assez  imprévu  semble  s'être  fait  du  côté  de  la  Russie.  La  Bulga- 
rie ne  paraît  pas  avoir  tenu  ce  qu'on  se  promettait  d'elle.  En  Rouméliii,  les  disposi- 
tions ne  sont  plus  les  mêmes,  et  loin  de  se  rattacher  plus  étroitement  à  l'influence 
russe,  le  sentiment  public  se  rapproche  plus  de  la  Porte  :  Tenvie  e»t  donc  moins 
grande  pour  la  Russie  de  voir  les  raccordemens  roumains  s'établir  du  côté  dos  Bal- 
kans, puisque  les  nouveaux  états  limitrophes  uc  montrent  pas,  comme  on  l'avait  sup- 
posé, d'hostilité  imminente  envers  la  Turquie. 


MŒURS   FINANCIÈRES    DE   LA    FRANCE.  453 

A  qui  appartiennent  les  chemins  dits  de  la  Turquie  d'Europe?  Il 
faut  que  le  sort  de  la  société  d'exploitation  se  décide  et  se  règle 
définitivement  pour  que  les  voies  ferrées  de  l'Europe  occidentale 
aboutissent  à  un  point  final;  la  question  de  l'embouchure,  si  l'on 
peut  ainsi  parler,  ne  peut  rester  en  suspens,  mais  le  gouverne-, 
ment  turc  n'a  pas  encore  résolu  le  problème  entre  lui  et  la  société 
d'exploitation,  et  le  procès  reste  toujours  à  vider.  S'entendra-t-il 
à  nouveau  avec  la  compagnie  d'exploitation?  Gédera-t-il  ses  droits  à 
une  autre  en  indemnisant  les  possesseurs  actuels?  Ne  formera-t-on 
qu'un  tout  des  chemins  serbes,  bulgares  et  ottomans?  Cette  solu- 
tion dernière  semblerait  contraire  aux  habitudes  du  gouvernement 
turc,  hostile  à  l'ingérence  trop  manifeste  des  étrangers.  Si  la  société 
d'exploitation  constituait  un  nouveau  groupe  où  l'élément  national 
eût  la  prédominance,  toute  difficulté  s'aplanirait  promptement,  le 
point  de  jonction  ne  tarderait  pas  à  être  fixé  d'une  manière  défi- 
nitive et  le  but  que  l'on  touche  déjà  de  la  main  ne  manquerait  pas 
d'être  atteint  au  jour  fixé. 

Les  lenteurs  de  la  diplomatie,  les  hésitations  d'un  gouvernement 
qui  ne  voudrait  pas  que  des  étrangers  fissent  chez  lui  le  bien  qu'il 
lui  est  difficile  d'opérer  lui-même,  tout  cela  peut  retarder  l'entrée 
définitive  de  la  Turquie  dans  le  concert  européen;  mais  rien  ne 
saurait  l'empêcher,  il  y  a  des  courans  qu'on  ne  remonte  pas.  Des 
provinces  entières ,  grandes  commes  des  royaumes ,  ont  été  déta- 
chées de  l'empire  ottoman,  elles  ne  lui  reviendront  plus,  la  civi- 
lisation les  a  marquées  de  son  empreinte  à  tout  jamais;  deux 
royaumes,  une  principauté,  ont  été  créés,  dont  les  souverains  peu- 
vent être  changés,  et  le  seront  sans  doute,  mais  le  sultan  n'y 
régnera  plus.  Le  Monténégro,  la  Grèce,  la  Russie,  l'Autriche,  se  sont 
agrandis  de  dépouilles  dont  la  possession  donne  encore  lieu  à  des 
contestations,  à  des  troubles  intérieurs;  on  n'est  pas  entièrement 
satisfait  du  présent,  mais  on  ne  retournera  pas  au  passé.  S'il  sub- 
siste des  antagonismes  de  races,  si  le  pouvoir  n'est  pas  solidement 
assis,  si  de  nouvelles  révolutions  semblent  toujours  à  craindre,  le 
plus  petit  événement  rétablit  ausshôt  le  calme;  il  suffit  du  voyage 
d'un  ministre  moscovite  en  Allemagne,  d'une  lettre  de  souverain  à 
souverain  qui  témoigne  de  sentimens  pacifiques,  d'un  changement 
de  ministre,  et  les  bruits  de  coups  d'état  disparaissent,  les  réformes 
de  constitution  ne  restent  plus  à  l'ordre  du  jour.  C'est  qu'au  fond, 
malgré  leur  état  social  inférieur  au  nôtre,  toutes  ces  populations 
ont  senti  le  flot  de  la  vie  nouvelle  les  pénétrer,  des  besoins  incon- 
nus ont  surgi ,  et  l'étranger  qui  est  à  leur  porte ,  qui  leur  amène 
les  satisfactions  attendues,  qui  traverse  si  aisément,  si  rapidement 
leur  pays,  les  séduit  d'une  façon  irrésistible  par  les  espérances  dont 


/^54  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

il  les  berce.  Quoi!  Vienne,  Pesth,  Berlin,  Paris,  sont,  pour  ainsi 
dire,  à  leur  portée,  et  des  querelles  de  princes,  de  chefs  valaques 
ou  bulgares  détourneraient  ces  populations  curieuses  et  avides 
d'ouvrir  leurs  oreilles  aux  bruits  des  chemins  de  fer,  leurs  yeux  aux 
merveilles  de  notre  industrie,  leurs  bouches  aux  fruits  de  nos  terres, 
leurs  mains  à  l'or  dont  nous  paierons  leurs  propres  produits  !  Non, 
il  faut  le  redire  et  croire  aveuglément  à  cette  vérité,  le  mouvement 
ne  s'arrêtera  plus,  la  locomotive  est  lancée  et  ne  déraillera  pas  :  le 
chemin  de  Gonstantinople  est  ouvert.  Pour  le  fermer  il  faudrait 
qu'une  révolution  suprême  éclatât  en  Europe,  que  notre  monde 
moderne  disparût,  que  la  race  blanche  reculât  devant  cette  race 
jaune  dont  on  a  prédit  l'avènement  et  que  des  plateaux  de  l'Asie  cen- 
trale descendissent  des  hordes  innombrables  qui,  à  l'imitation  des 
anciennes  invasions  des  barbares,  changeraient  encore  une  fois  la 
face  du  monde.  Dieu  merci!  nous  n'en  sommes  point  encore  là. 

Sans  donc  s'arrêter  à  ces  prophéties  lugubres,  quand  on  songe  à 
la  grandeur  du  but  auquel  on  touche  de  si  près,  n'est-on  pas  émer- 
veillé à  la  fois  de  la  facilité  avec  laquelle  on  peut  l'obtenir  et  attristé 
en  même  temps  de  la  nature  des  obstacles  qui  pourraient  s'y  oppo- 
ser encore?  Que  sont,  en  effet,  de  minimes  intérêts  privés  ou  des 
susceptibilités  politiques  sans  cause  sérieuse  lorsqu'il  s'agit  d'ou- 
vrir un  nouveau  monde  à  tous  les  travailleurs  européens  ?  Avec 
quelques  centaines  de  kilomètres  de  voies  ferrées,  au  prix  de  quel- 
ques millions,  en  laissant  pénétrer  de  plus  en  plus  en  Orient  des 
commerçans  et  des  marchandises,  au  lieu  d'une  arène,  on  n'y  trou- 
vera plus  que  des  bazars  ouverts,  on  ne  se  livrera  plus  qu'à  des 
échanges  au  Ueu  de  s'exposer  aux  massacres  et  aux  combats,  et 
à  côté  du  bien  matériel,  le  progrès  moral  s'accomplira  insensible- 
ment. La  paix,  au  lieu  de  la  guerre,  la  paix  féconde,  la  solution 
pour  le  bien  de  tous  et  pour  la  Turquie  d'abord,  de  cette  question 
d'Orient,  qui  menace  l'Europe  entière,  l'accomplissement  de  l'œuvre 
qui  glorifiera  notre  siècle,  voilà  donc  quels  seront  les  fruits  des 
progrès  effectués  de  nos  jours  dans  les  sciences  et  les  arts  indus- 
triels. Des  banquiers  probes  et  intelligens,  des  ingénieurs  habiles, 
des  commerçans  actifs  auront  suffi  à  cette  tâche  :  il  faut,  nous  le 
répétons,  glorifier  l'œuvre,  et  il  n'est  que  juste  d'en  reconnaître  et 
d'en  louer  les  promoteurs  et  les  ouvriers. 


Bailleur  de  Marisy. 


REVUE    DRAMATIQUE 


A  PROPOS  D'UN  PROCES  D'UN  THEATRE. 


Un  jugement  du  tribunal  de  la  Seine,  rendu  le  8  de  ce  mois,  soulève 
une  rumeur  dans  les  théâtres.  Tel  qu'il  est,  sans  nous  surprendre,  il 
a  de  quoi  nous  émouvoir  ;  tel  qu'on  le  publie  et  qu'on  l'interprète,  il 
étonne  et  fait  scandale. 

M.  de  La  Rounat,  directeur  de  l'Odéon,  voulait  reprendre  les  Dani- 
cheff.  On  sait  que  cet  ouvrage,  signé  Pierre  Newtki,  a  deux  auteurs  : 
MM.  Dumas  fils  et  de  Corvin.  M,  Dumas  permettait  cette  reprise,  M.  de 
Corvin  s'y  opposait  :  le  tribunal  a  fait  défense  à  M.  de  La  Rounat  de 
passer  outre. 

Pressés  et  dis-traits,  les  journaux  voient  ce  résultat  :  ils  en  concluent 
tout  net  que  le  veto  de  l'un  des  auteurs  suffit  pour  empêcher  la  repré- 
sentation d'une  pièce.  M.  Dumas  lui-même,  d'après  les  récits  qu'ils 
font,  n'a  garde  de  conclure  autrement  :  lésé  par  cette  sentence,  il  est 
heureuK  d  en  exagérer  le  sens  pour  en  multiplier  les  effets;  il  s'associe 
le  p'us  de  victimes  qu'il  peut;  c'est  la  meilleure  manière  d'intéresser 
beaucoup  de  gens  à  son  sort,  d'incliner  l'opinion  en  sa  faveur  et  de  se 
concilier  le  public  :  malice  de  dramaturge  !  —  Imaginez  que  M.  Mei'hac, 
toucli'î  par  la  lecture  de  VAbbé  Constantin,  entre  en  religion,  et  que 
renonçant  aux  biens  comme  à  la  gloire  de  ce  monde,  il  veuille  faire 
de  ses  œuvres  un  sacrifice  agréable  à  Dieu,  il  pourra  d'un  seul  coup, 
tarir  une  bonne  partie  des  revenus  de  M.  Ludovic  Halévy  et  nuire  à  l'en- 
tretien de  sa  renommée.  Supposez  que  M.  Halévy,  devenu  membre  de 
l'Académie  française,  craigne  les  succès  de  théâtre  comme  frivoles  et 
malséans,  il  pourra  jouer  ce  même  tour  à  M.  Meilhac.  Ainsi  le  veut, 
d'après  les  journaux  et  d'après  M.  Dumas,  le  tribunal  civil  de  la  Seine. 


hbÔ  REVUE   DiS    DtUX    MONDES. 

Cependant  on  cite  en  opposition  à  ce  jugement  un  arrêt  de  la  cour  de 
Paris,  rendu  le  21  février  1873.  M.  Sauvage,  auteur  du  livret  de  Gilleet 
Gillotin,  voulait  que  cet  opéra-comique  vît  le  jour;  M.  Thomas,  auteur  de 
la  musique,  voulait  qu'il  restât  dans  les  cartons  :  la  cour  donna  gain  de 
cause  à  M.  Sauvage.  On  rappelle  cet  arrêt;  on  en  conclut  que,  l'autori- 
sation de  l'un  des  auteurs  suffit  pour  qu'une  pièce  soit  représentée. 

Après  ces  documens,  il  est  inutile  de  fouiller  la  jurisprudence  ;  on 
n'y  trouvera  pas  de  décisions  qui  paraissent  plus  contraires  que  celles- 
là  :  en  effet,  si  l'interprétation  que  l'on  donne  de  l'une  et  de  l'autre 
est  exacte,  elles  sont  purement  contradictoires.  Notons,  d'ailleurs, 
que  l'une  et  l'autre  est  conforme  à  l'absolue  justice. 

Qu'une  maison  appartienne  à  deux  maîtres,  et  que  l'un  veuille  la 
donner  à  bail,  tandis  que  l'autre  s'y  refuse,  cette  maison  devra  être 
mise  aux  enchères  et  le  prix  de  la  vente  partagé  entre  les  deux  : 
«  Nul  n'est  tenu  de  rester  dans  l'indivision.  »  Mais  la  propriété  d'un 
ouvrage  de  l'esprit  est  et  demeure  indivisible  :  la  licitation  en  serait 
barbare.  Le  droit  de  chaque  auteur  sur  l'œuvre  commune  est  égal  au 
droit  de  l'autre  et  ne  saurait  cesser  d'être  entier.  C'est  affaire  à  l'opi- 
nion de  démêler  si  la  Chanoincsse  doit  davantage  à  M.  Cornu,  son 
inventeur,  ou  bien  à  M.  Scribe;  les  Danichcff,  à  M.  de  Corvin  ou  bien  à 
M.  Dumas  fils.  M.  Cornu,  à  ce  qu'on  assure,  avait  composé  un  mélo- 
drame plein  d'horreur  et  très  long;  M.  Scribe  a  tiré  de  ce  fatras  un 
vaudeville  joyeux  et  très  court.  M.  de  Corvin,  si  j'en  crois  son  adver- 
saire, avait  écrit  un  ouvrage  dont  le  titre  est  presque  indicible,  — 
de  Chava  à  Chava,  —  et  dont  l'intérêt  se  perdait  aussitôt  après  le 
premier  acte,  le  héros  étant  mort,  dans  des  questions  d'héritage; 
M.  Dumas  fils  a  modelé  ce  chaos  en  forme  de  drame  et  tout  Paris  a 
battu  des  mains.  M.  Cornu,  au  théâtre,  est  un  pauvre  sire,  et  M.  Scribe 
un  demi-dieu;  M.  de  Corvin  est  l'auteur  de  la  Princesse  Borowska^  et 
M.  Dumas  est  M.  Dumas.  A  des  présomptions  naturelles  joignez  des 
.légendes  de  coulisses  ou  les  indiscrétions  d'un  avocat,  vous  pourrez 
faire  la  part  de  chaque  auteur  dans  votre  estime  :  celle  d'un  Cornu  ou 
d'un  Corvin  sera  petite;  celle  d'un  Scribe  ou  d'un  Dumas  sera  grande, 
soit!  Mais,  s'agit-il  des  droits  du  plus  faible  et  du  plus  fort  sur  l'œuvre 
commune,  ils  sont  égaux.  M.  Scribe  ou  M.  Dumas  serait  mal  venu  à 
vouloir  amplifier  le  sien  par  la  raison  fameuse  :  Quia  nominor  leo  ! 
MM.  Cornu  et  de  Corvin,  admis  au  rang  de  collaborateurs  par  des 
maîtres,  sont  ici  leurs  pairs.  Le  moyen,  je  vous  prie,  d'établir  un  autre 
régime?  Avec  quelle  balance  faire  le  départ  de  ce  qui  appartient  maté- 
riellement à  celui-ci  et  à  celui-là?  Il  faut  bien  que  celui-ci  et  celui-là, 
même  différens  en  mérite,  soient  pareils  en  droits  :  il  le  faut  de  toute 
nécessité.  On  ne  dit  pas  que  deux  auteurs  aient  fait  deux  fractions 
inégales  de  drame,  dont  la  somme  forme  un  entier,  on  dit  qu'ils  ont 
fait  un  drame. 


REVUE    DRAMATIQDE.  A57 

Un  drame,  entendez-vous,  et  non  deux  moitiés,  non  plus  que  deux 
fractions  inégales.  Il  suit  de  là  que  chacun  est  l'auteur  du  tout  et 
possède  sur  ce  tout  un  droit  parfait. 

M.  Thomas  est  l'auteur  de  GiUe  et  Gillotin.  Il  a  pris  de  l'importance 
depuis  qu'il  a  composé  cet  opuscule;  il  craint  de  compromettre  les 
honneurs  dont  il  est  chargé;  il  respecte  Hamlet,  qu'il  a  produit  dans 
l'intervalle,  et  Françoise  de  Rimini,  qu'il  sent  déjà  peser  en  lui  ;  il 
défend  que  Gille  et  Gillotin  soit  représenté  :  à  merveille  I  Porter  mal- 
gré lui  son  vieux  péché  sur  la  scène  et  le  forcer  à  rougir  de  ce  diver- 
tissement, ne  serait-ce  pas  un  attentat  manifeste  au  droit  de  pro- 
priété ?  L'auteur  peut  détruire  son  ouvrage  :  à  plus  forte  raison  peut-il 
le  garder  en  poche.  Oui,  mais  voici  M.  Sauvage  ;  il  veut  que  Gille  et 
Gillotin  soit  représenté:  quels  sont  ses  titres?  Il  est  l'auteur:  Gille 
et  Gillotin  est  le  fruit  de  son  intelligence  et  lui  appartient  de  la  façon 
la  plus  immédiate;  arrêter  la  pièce,  n'est-ce  pas  tarir  le  droit  de  pro- 
priété dans  sa  source  la  plus  intime  et  la  plus  pure?  n'est-ce  pas  l'al- 
térer dans  son  essence  et  blesser  la  personne  humaine?  —  La  volonté 
d'un  auteur  suffit  pour  qu'une  pièce  soit  représentée;  la  volonté  d'un 
auteur  suffit  pour  qu'une  pièce  soit  interdite.  La  cour  a-t-elle  établi  le 
premier  point?  Le  tribunal  a-t-il  établi  le  second?  La  cour  et  le  tri- 
bunal auraient  prononcé  selon  l'absolue  justice;  et  pourtant  l'arrêt  et 
le  jugement  seraient  contradictoires,  et  l'un  et  l'autre  auraient  consacré 
une  injustice  parfaite:  Summum  jus,  summa  injuria. 

Mais  regardons-y  de  plus  près;  lisons  les  considéransde  Tune  et  de 
l'autre  sentence  :  nous  verrons  que  ni  la  cour,  au  bénéfice  de  M.  Sau- 
vage, ni  le  tribunal,  au  bénéfice  de  M.  de  Gorvin,  n'ont  dit  ce  qu'on  leur 
fait  dire,  et  que  leurs  décisions  ne  se  contrarient  pas.  La  cour  a 
déclaré  que  MM.  Thomas  et  Sauvage  ayant,  d'un  commun  accord,  donné 
leur  pièce  à  un  théâtre,  M.  Thomas  tout  seul  ne  pouvait  se  raviser  et 
se  dédire;  en  conséquence,  elle  a  voulu  que,  malgré  l'opposition  de 
M.  Thomas,  Gille  et  Gillotin  fût  représenté.  Selon  le  tribunal,  dans  l'af- 
faire des  Danicheff,  il  n'est  pas  prouvé  que  le  commun  accord  des' 
auteurs  pour  restituer  la  pièce  à  l'Odéoa  ait  existé  à  aucun  moment, 
depuis  qu'ils  l'en  avaient  retirée  :  voilà  pourquoi  le  tribunal  fait 
défense,  malgré  l'autorisation  de  M.  Dumas,  de  représenter  les  Dani- 
chcf]\  D'ailleurs  l'avocat  de  M.  de  La  Rounat  lui-même  n'avait  pas  plaidé 
que  celte  autorisaiion  dût  suffire,  mais  que  M.  de  Corvin,  lui  aussi, 
avait  donné  la  sienne.  Les  deux  sentences,  loin  de  se  détruire,  se 
corroborent  :  d'après  la  première,  lorsqu'une  pièce,  de  par  le  consen- 
tement de  ses  auteurs,  est  dans  un  théâtre,  la  volonté  de  l'un  d'eux 
ne  suffit  pas  pour  l'interdire;  d'après  la  seconde,  lorsqu'une  pièce 
n'est  pas  dans  un  théâtre  de  par  le  consentement  de  ses  auteurs, 
la  volonté  de  l'un  d'eux  ne  suffit  pas  pour  l'y  faire  jouer.  A  vrai  dire, 
ces  deux  jurisprudences  n'en  forment  qu'une  seule,  qui  n'a  pas  le 


Û58  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

caractère  de  généralité  qu'on  prêtait,  soit  à  l'arrêt  de  la  cour,  soit  au 
jugement  du  tribunal,  et  partant,  se  trouve  à  la  fois  moins  conforme  et 
moins  contraire  à  l'absolue  justice. 

Que  vaut-elle,  cette  jurisprudence?  Est-il  bon,  sinon  juste,  —  puis- 
qu'il faut  renoncer  au  juste  en  ces  affaires,  les  droits  des  deux  parties 
étant  contradictoires,  —  est-il  bon  qu'un  auteur,  une  fois  d'accord  avec 
son  camarade  pour  donner  l'œuvre  commune  à  un  théâtre,  ne  puisse  en 
aucun  cas,  l'interdire  tout  seul?  La  chose  paraît  douteuse.  Est-il  boa 
qu'un  auteur,  lorsqu'il  a,  d'accord  avec  son  camarade,  retiré  l'œuvre 
commune  d'un  théâtre,  ne  puisse  en  aucun  cas,  la  faire  jouer  tout 
seul?  L'événement  d'aujourd'hui  et  celui  de  demain  répondent  claire- 
ment que  non.  Aujourd'hui  en  effet,  il  n'est  pas  prouvé  que  M.  de 
Corvin  ait  rapporté  avec  M.  Dumas  les  danicheff  à  TOdéon  :  défense  est 
faite  à  M.  de  La  Rounat  de  représenter  les  Banicheff.  Si  demain  il  n'est 
pas  prouvé  que  M.  Dumas,  de  concert  avec  M.  de  Corvin,  ait  donné  la 
pièce  au  Gymnase,  M.  Koning  sera  empêché  de  la  jouer.  Voilà,  pour 
un  temps  indéfini,  l'ouvrage  réduit  à  néant  :  c'est  le  plus  grand  dom- 
mage possible  pour  les  auteurs,  et  le  plus  grand  aussi  pour  le  public. 

Il  est  facile  d'imaginer  la  jurisprudence  opposée  :  sera-t-elle  meil- 
leure ?  Sera-t-il  expédient  qu'un  auteur,  après  qu'il  a,  de  compagnie 
avec  son  collaborateur,  offert  sa  pièce  à  un  théâtre  et  qu'elle  a  été 
acceptée,  reste  exposé  au  caprice  le  plus  imprévu,  !e  plus  absurde, 
le  plus  malveillant  de  ce  compère?  On  n'oserait  pas  le  soutenir.  Y 
aura-t-il  avantage  à  ce  qu'un  auteur,  après  avoir  retiré  sa  pièce  d'un 
théâtre  avec  l'assentiment  de  son  collaborateur,  puisse  en  autoriser 
tout  seul  la  rpprésentation  dans  des  conditions  dont  il  sera  le  seul 
juge?  Même  au  lendemain  de  ce  jugement  qui  le  blesse,  M.  Dumas 
ne  défendrait  pas  cette  thèse.  Si  M.  de  Corvin,  l'année  dernière,  sous 
prétexte  que  les  Danicheff  n'étaient  plus  à  l'Odéon,  avait  prétendu  les 
faire  représenter  à  Déjazet,  M.  Dumas  sans  doute  se  serait  mis  en 
travers;  il  eût  été  bien  aise  de  trouver  le  tribunal  pour  faire  défense  au 
directeur  de  passer  outre. 

De  cette  controverse  que  faut-il  conclure,  sinon  qu'en  pareille 
matière  il  ne  devrait  pas  exister  de  loi  ni  même  de  jurisprudence? 
Il  existe  des  espèces,  dont  aucune  n'est  semblable  à  aucune  autre. 
En  tel  cas,  il  serait  bon  de  dire  que  la  volonté  d'un  auteur  suffit 
pour  interdire  la  pièce;  en  tel  cas  ensuite,  qu'elle  suffit  pour  la 
faire  jouer,  —  et  cela  sans  examiner  si,  d'un  commun  acconi,  les 
deux  auteurs  avaient  porté  la  pièce  dans  un  théâtre  ou  l'en  avaient 
retirée.  Ce  n'est  pas  sur  ce  fait,  où  paraît  s'arrêter  maintenant  toute 
l'attention  des  juges  en  quête  d'un  semblant  de  droit  (et  le  moyen 
de  leur  demander  autre  chose?),  ce  n'est  pas  sur  ce  fait,  mais  sur  une 
infinité  d'autres,  plus  délicats,  plus  fuyans,  mais  plus  utiles,  que  se 
dirigerait  l'examen.  On  rechercherait  l'intérêt  de  chaque  auteur  :  dans 


REVUE   DRAMATIQUE,  459 

le  cas  où  celui  de  l'un  combattrait  celui  de  l'autre,  on  verrait,  en 
simple  équité,  lequel  serait  le  moins  respectable  et  souffrirait  le 
moins  de  sa  défaite;  on  ferait  céder  celui-là  selon  une  certaine 
mesure,  avec  des  accommodemens  humains.  Mais  le  plus  souvent  on 
découvrirait  que  les  intérêts  des  deux  parties  se  concilient  et  même 
se  confondent,  n'étant  rien  autre  chose,  en  somme,  que  l'intérêt  bien 
entendu  de  l'ouvrage.  Vaut-il  mieux  pour  la  pièce  être  jouée  dans  de 
telles  conditions  ou  ne  l'être  pas  ?  Voilà  ce  qu'il  s'agirait  de  discer- 
ner. Dans  l'impossibilité  oîi  l'on  est  de  respecter  les  droits  contradic- 
toires des  adversaires,  au  moins  leur  ferait-on  accepter  leur  commun 
bénéûce,  ou  leur  épargnerait-on  un  commun  dommage.  Le  public  y 
trouverait  son  compte.  Enfin  cette  manière  de  procéder,  où  l'on  trai- 
terait l'œuvre  dramatique  à  peu  près  comme  une  personne  morale, 
conviendrait  mieux  que  toute  autre  à  la  dignité  des  lettres. 

Mais  une  cour,  mais  un  tribunal  peut-il  mener  à  bien  une  pareille 
enquête?  Il  est  permis  de  poser  cette  question  sans  offenser  personne. 

Ce  grand  corps  judiciaire,  quelque  crise  qu'il  subisse,  est  réputé 
toujours  sain;  chacun  sait  d'ailleurs  que,  depuis  quatre  mois  et  demi, 
l'inamovibilité  de  la  magistrature  n'est  plus  suspendue  (apparem- 
ment e'ie  est  par  terre);  MM.  les  conseillers  et  MM.  les  juges  sont 
assurés  de  nos  respects.  Aussi  bien  professent-ils,  ainsi  que  les 
présidens,  un  grand  zèle  pour  les  affaires  de  théâtre.  Est-ce  un  effet 
de  la  mode  et  faut-il  croire  que  la  robe  et  l'hermine  même  ne  défen- 
dent pas  un  homme  de  cette  contagion?  Jamais  autant  qu'aujourd'hui 
on  ne  s'est  occupé  des  choses  et  des  gens  des  coulisses.  M.  Augier  ou 
M.  X...,  —  que  je  désigne  ainsi  parce  qu'il  est  inconnu,  —  ne  peut 
avoir  l'intention  d'écrire  en  tête  d'une  feuille  de  papier  blanc  :  «  Acte  l«% 
scène  r"  »  sans  qu'un  reporter  l'annonce  et  prenne  date  fièrement 
pour  constater  qu'il  publie,  le  premier  cette  nouvelle.  M.  Coquelin  ne 
peut  demander  à  M.  Perrin  un  jour  de  sortie  pour  aller  visiter  Bruxelles 
ou  conseiller  le  tsar  sans  que  vingt  journaux  s'en  émeuvent;  M.  Baron, 
des  Variétés,  a-t-il  oui  ou  non  payé  son  dédit?  On  dispute  là-dessus  et 
sur  le  chiffre  et  si  la  somme  est  en  or  ou  bien  en  papier.  M""  Lureau  se 
marie,  et  M"«  Nevada  se  fait  catholique;  mais  la  tante  maternelle  de 
M""  Lureau  est  morte,  et  la  marraine  de  M"'=  Nevada  s'intimide;  l'une 
des  cérémonies  est  retardée,  l'autre  avancée;  pour  l'une,  on  distribue 
des  billets  comme  pour  une  première,  l'autre  est  comme  une  répétition 
générale  à  huis-clos.  Cependant  la  femme  de  M.  Guitry,  l'ex-jeune 
pensionnaire  du  Gymnase,  est  accouchée  d'un  fils  à  Pétersbourg;  les 
prénoms  de  l'enfant,  les  voici,  et,  par  surcroît,  le  nom  de  l'accou- 
cheur!.. N'est-ce  pas  à  peu  près  ce  que  les  Anglais  et  les  Américains 
reçoivent  de  nous  en  échange  du  Times  et  du  New- York  Herald?  Quoi 
de  surprenant  si  l'importance  des  choses  et  des  gens  de  théâtre  enva- 
hit même  le  Palais?  «  Le  Palais  de  justice,  devra  dire  M.  Du  Camp  dans 


460  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

une  prochaine  édition  de  Paris  et  ses  Organes,  est  un  édifice  borné  au 
nord-ouest  par  le  théâtre  du  Châtelet,  au  nord-est  par  le  Théâtre-Ita- 
lien, au  sud-est  par  le  théâtre  de  TOdéon,  au  sud-ouest  par  le  théâtre 
Cluny  ;  »  et  celte  définition  ne  choquera  personne,  pas  même  les  magis- 
trats. En  six  mois,  M.  Koning,  poursuivant  un  comédien  qui  refuse  de 
payer  son  dédit,  obtient  un  jugement  et  un  arrêt  :  pendant  combien 
d'années  voit-on  se  traîner  des  causes  où  sont  intéressés  l'honneur 
et  la  vie  des  familles!  L'affaire  Corvin  contre  La  Rounat  dure  un 
mois,  M.  le  président  Auhépin  s'étant  permis  d'être  malade  quinze 
jours  :  après  la  seconde  remise  à  huitaine,  le  public  s'échauffe  d'impa- 
tience, la  presse  commence  à  gronder,  il  faut  que  le  président  gué- 
risse ou  passe  la  main;  il  pousse  la  bonne  volonté  jusqu'à  guérir. 

Ce  n'est  donc  pas  la  négligence  des  cours  ni  des  tribunaux  qui  nous 
serait  suspecte  en  pareille  matière  ;  ce  n'est  pas  l'entrain  qui  leur 
manquerait,  ni  le  soin,  ni  la  bienveillance  envers  l'objet  de  leurs  déli- 
bérations. «  Quand  j'ai  ma  toque,  dit  un  juge  d'opérette,  je  ne  connais 
plus  personne;  »  quand  ils  ont  leur  toque,  les  vrais  magistrats  con- 
naissent parfaitement  les  gens  de  théâtre  et  les  font  passer  avant  le 
public;  ils  s'occupent  d'eux  avec  un  plaisir  manifeste,  ils  ont  pour  eux 
des  coquetteries  singulières.  Sans  doute  les  procès  de  cet  ordre  leur 
paraissent  une  récréation  entre  des  causes  plus  ingrates,  un  régal  qui 
rompt  l'ordinaire  de  leur  régime.  D'ailleurs,  les  hommes  graves  par 
caractère  ou  par  profession  ne  sont  pas  fâchés,  lorsqu'ils  se  frottent 
par  hasard  à  des  gens  qu'ils  supposent  frivoles,  de  montrer  qu'ils  ne 
sont  pas  des  ours  :  ils  s'improvisent  fanfarons  de  frivolité. 

Qu'est-ce  donc  qui  ferait  défaut  à  messieurs  les  conseillers  et  les  juges 
pour  discerner  l'intérêt  bien  entendu  d'un  ouvrage?  C'est,  en  un  mot, 
la  compétence;  —  et  comment  l'auraient-ils?  Comment  connaîtraient- 
ils  au  jour  le  jour  l'état  de  chaque  théâtre  et  de  sa  troupe,  le  talent  de 
ses  acteurs  et  lesquels  peuvent  s'employer,  le  plus  ou  moins  d'habileté 
de  son  directeur,  la  convenance  du  tout  à  cette  comédie  ou  à  ce  drame, 
les  dispositions  du  public  et  celles  qu'il  est  près  d'avoir?  11  faut  pour- 
tant connaître  toutes  ces  menues  conditions  pour  savoir  s'il  est  plus 
avantageux  à  une  pièce  d'être  autorisée  sur  telle  scène,  à  telle  époque, 
ou  d'être  interdite.  Rarement  il  s'agira,  en  vérité,  comme  dans  le  cas 
de  Gille  et  Gillotin,  de  prononcer  s'il  vaut  mieux  pour  l'ouvrage  être 
joué  ou  ne  pas  l'être.  Là-dessus  il  n'y  a  guère  de  doute  :  l'ouvrage  est  né 
pour  la  lumière  du  théâtre  ;  il  veut  y  paraître  plutôt  que  d'être  rejeté  dans 
les  ténèbres  extérieures  :  Brid'oison  suffirait  à  trancher  ce  débat.  Mais^ 
d'ordinaire,  il  s'a^nt  de  choisir  entre  telle  scène  et  telle  époque  dési- 
gnées, et  telle  autre  scène  et  telle  autre  époque  désignées  ou  non.  Et  le 
choix  d'ordinaire  est  délicat  :  la  preuve  en  est  que  l'un  des  auteurs,  néces- 
sairement, se  trompe  sur  l'intérêt  de  l'œuvre,  et  de  bonne  foi  sans 
doute  :  comment  des  magistrats  ne  seraient-il  pas  exposés  à  s'y  tromper? 


REVUE   DRAMATIQUE.  !i6i 

Nous  supposions  tout  à  l'heure  que  M.  de  Corvin  voulût  donner  les 
Danichpf[h  Déjazet;  des  juges  ou  des  conseillers  eussent  bien  vu  qu'il 
était  plus  proûtable  à  la  piècç  d'attendre  une  autre  occasion;  mais 
M.  de  Corvin  l'aurait  bien  vu  tout  seul  :  jamais  il  n'a  conçu  pareille 
idée.  C'est  au  Gymnase  qu'il  prétend  porter  son  drame;  M.  Dumas  pré- 
tend le  restituer  à  i'Odéon.  L'un  et  l'autre,  assurément,  croit  pour- 
suivre l'avantage  de  la  propriété  cootimune;  l'un  d'eux  se  fourvoie,  tout 
auteur  qu'il  est:  des  magistrats,  s'ils  cherchent  le  même  objet,  ne  ris- 
quent-ils pas  de  faire  aussi  fausse  route?  L'un  ou  l'autre  s'égare  ;  pour 
déclarer  lequel,  il  faut  avoir  certainement  plus  de  lumières  que  lui. 
Faut-il  dire  qu'à  I'Odéon  la  pièce  ne  déchoit  pas,  qu'elle  aura  telle 
ou  telle  distribution  honorable,  et  qu'elle  sera  jouée  tout  de  suite?  Va 
pour  I'Odéon  î  Faut-il  dire  qu'au  Gymnase  la  pièce  trouvera  toute  prête 
la  faveur  du  public,  qu'elle  y  piquera  sa  curiosité,  qu'elle  s'y  rajeunira? 
Va  pour  le  Gymnase  !  L'un  et  l'autre  sort  est  acceptable,  en  somme  ; 
aussi  l'un  agrée  à  M.  Dumas,  l'autre  à  M.  de  Corvin.  Lequel  pourtant 
est  préférable?  Il  faut  pour  en  décider  peser  un  nombre  infini  de  détails 
que  la  justice  ordinaire  ne  saurait  mettre  en  ses  balances.  Quelle  juri- 
diction extraordinaire  allons-nous  proposer?  Hé!  mon  Dieu!  toute  natu- 
relle ! 

11  existe  une  société  des  auteurs  et  compositeurs  dramatiques, 
laquelle  est  une  société  d'assurance  mutuelle  pour  Texécunon  de  trai- 
tés librement  consentis  ;  elle  a  des  statuts  auxquels,  à  plusieurs 
reprises,  alors  que  leur  légalité  était  mise  en  doute,  les  tribunaux  ont 
donné  leur  sanction,  et  ces  statuts  peuvent  se  compléter;  elle  s'admi- 
nistre elle-même  par  une  commission  de  quinze  membres  élus  pour 
trois  ans.  Cette  commission  jugerait  les  débats  entre  collaborateurs,  et 
les  procès  qui  s'y  réduisent,  avec  plus  de  connaissance  de  cause  que  le 
corps  judiciaire;  et,  pour  que  ces  débats  et  ces  procès,  sans  en  excep- 
ter un  seul,  fussent  portés  devant  elle,  il  suffirait  d'introduire  dans 
les  statuts  de  la  société  un  article  pareil  à  celui-ci,  que  je  lis  dans  les 
règlemens  de  nos  clubs  :  «  Les  membres  du  cercle  s'interdisent  tout 
recours  devant  les  tribunaux;  les  contestations  qui  pourraient  naître 
soit  sur  l'interprétation  du  règlement,  soit  sur  son  exécution  et  tout  ce 
qui  peut  s'y  rattacher,  sont  jugées  en  dernier  ressort  par  le  comité.  » 

J'entends  bien  que  cette  commission,  placée  par  le  suffrage  au-des- 
sus du  monde  des  théâtres,  est  recrutée  d'ordinaire  parmi  les  grands 
de  ce  monde  ,  et  que  les  petits  soupçonneraient  ces  hauts  barons 
d'un  peu  de  complaisance  envers  leurs  pairs.  «  Devant  le  tribunal, 
dira-t-on,  M.  de  Corvin  et  M.  Dumas  sont  égaux  ;  devant  la  commis- 
sion, qui  sait?..  »  Il  faut  ajouter  que,  pour  sa  part,  la  commission 
aime  autant  se  décharger  sur  un  tribunal  du  soin  de  prononcer,  le  cas 
échéant,  contre  M.  Dumas;  quoi  d'étonnant  qu'elle  n'ait  pas  un  cou- 
rage inutile?  C'est  à  la  société  de  choisir  des  mandataires  intègres  et 


Zi62  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

de  faire  désormais,  en  bornant  tous  les  débats  à  leur  justice,  que  le 
courage  leur  soit  nécessaire.  Aussi  bien  ces  juges  naturels  auront  des 
scrupules  nouveaux  quand  ils  sauront  que  leurs  justiciables  volon- 
taires n'ont  aucun  recours  contre  leurs  sentences.  EnGn,  n'est-il  pas 
permis  de  compter  que  le  respect  des  lettres  l'emportera  sur  l'inclina- 
tion pour  les  personnes?  Toutes  les  fois,  jusqu'ici,  qu'on  a  soumis  à  la 
commission  un  différend  de  ce  genre,  elle  a  fait  précisément  ce  que  nous 
demandons:  elle  a  jugé  selon  l'intérêt  de  l'ouvrage.  Elle  seule  peut 
le  faire,  elle  le  fera  :  il  faut  que  les  auteurs  lui  en  imposent  la  tâche. 
Jusqu'à  cette  révolution,  nous' avons  dit  de  quelle  jurisprudence  les 
auteurs  restent  sujets.  L'accord  des  propriétaires  d'une  pièce  esi  néces- 
saire, soit  pour  la  porter  dans  un  théâtre,  soit  pour  l'en  retirer;  la  der- 
nière volonté  qu'ils  aient  exprimée  en  commun,  soit  pour  l'un,  soit  pour 
l'autre  objet,  prévaut  contre  la  volonté  de  celui  qui  se  ravise.  Voilà  ce 
que  signifient  l'arrêt  du  21  février  1873  et  le  jugement  du  8  mars  1884, 
dont  les  effets  sont  différens,  mais  dont  le  sens  est  le  même.  Nous 
avons  détruit  l'interprétation  qui  se  faisait  de  ce  dernier  texte  :  elle 
était  fausse  et  dangereuse.  S'il  avait  été  prouvé  que  M.  de  Corvin, 
d'accord  avec  M.  Dumas,  eût  rapporté  les  Danicheffh  l'Odéon,  M.  de 
Curvin  ne  pourrait  aujourd'hui  s'opposer  à  la  reprise.  Il  est  donc  faux 
de  soutenir  que,  dans  tous  les  cas,  le  veto  d'un  collaborateur  suffit 
pour  empêcher  la  représentation  de  l'œuvre  commune;  il  est  dange- 
reux de  le  publier,  car  prêter  aux  gi^ns  un  droit  qu'ils  n'ont  pas,  dans 
ce  pays  d^i  France  et  dans  ce  glorieux  temps,  c'est  les  tenter  un  peu; 
c'est  les  inviter  à  usurper  ce  droit  et  préparer  une  jurisprudence  qui 
les  absolve.  Uu  article  du  code  veut  que  le  meurtre  de  la  femme 
par  le  mari  soit  excusable,  s'il  l'a  surprise  en  flagrant  délit  d'adul- 
tère :  encore  faut-il  qu'il  l'ait  frappée  à  l'instant  même.  Là-dessus  la 
renommée  s'établit  que  l'époux  a  le  droit  de  tuer  l'épouse  coupable  ; 
et,  comme  un  bon  Français  doit  user  de  tous  ses  droits,  comme 
l'abstention  est  une  faute  civique,  cette  licence  de  tuer  devient  un 
devoir;  les  revolvers  partent  en  feux  de  file  et  le  jury  acquitte  les 
meurtriers.  Si  nous  laissions  se  répandre,  après  ce  jugement  du 
8  mars,  la  version  que  donnent  les  journaux  et  que  M.  Dumas  accepte, 
il  ferait  beau  voir  quelles  disputes  s'élèveraient  bientôt  dans  les 
théâtres:  la  tentation  serait  trop  forte,  pour  les  mauvais  corjpagnons, 
de  jouer  un  tour  à  leur  prochain;  même,  — il  faut  tout  prévoir,  — 
au  plaisir  de  nuiri  un  malpropre  calcul  pourrait  se  joindre,  et  le 
chantage,  pour  dire  le  mot,  risquerait  de  s'exercer.  Mais  l'état  des 
directeurs  et  des  auteurs  n'est  pas  si  précaire  qu'on  le  dépeint  : 
quand  une  pièce,  de  l'aveu  de  ses  propriétaires,  est  dans  un  théâtre, 
elle  y  reste,  et  le  mauvais  vouloir  de  l'un  d'eux  ne  peut  ni  l'en 
faire  sortir  ni  l'arrêter  dans  la  coulisse  :  elle  est  là  pour  être  jouée, 
elle  le  sera.  La  jurisprudence  n'est  pas  si  fâcheuse  qu'on  le  prétend  : 


REVUE   DRAMATIQUE.  Û63 

est-ce  à  dire  qu'elle  n'offre  point  de  certains  dangers?  Les  directeurs  et 
les  auteurs,  par  ce  récent  exemple,  en  sont  avertis.  Quand  un  directeur 
laisse  retirer  une  pièce  de  son  théâtre,  il  doit  savoir  qu'elle  n'y  pourra 
rentrer  que  par  l'accord  de  ses  propriétaires  et  que  la  volonté  de  l'un 
d'eux  suffira  pour  la  tenir  dehors  :  Quand  des  auteurs  retirent  une  pièce, 
chacun  doit  savoir  que  le  caprice  de  son  collaborateur  pourra  l'eitjpê- 
cher  désormais  de  la  faire  jouer.  Et  sans  doute  les  choses  resteront 
ainsi  jusqu'au  changement  de  juridiction  que  nous  proposons,  jusqu'à 
ce  que  la  commission  toute  seule,  et  non  les  tribunaux  ni  les  cotirs, 
soit  appelée  à  trancher  ces  débats  selon  l'iniérêt  des  œuvres. 

Mais  peut-être  il  n'est  pas  mauvais  que  la  jurisprudence  actuelle  sus- 
pende ces  menaces  sur  les  directeurs  et  sur  les  auteurs.  Au  moins,  en 
attendant  le  nouveau  régime,  serions-nous  consolés  du  présent  si  nous 
voyions  les  gens  qui  peuvent  en  souffrir  profiter  de  l'avertissement 
qu'ils  reçoivent.  Aujourd'hui  les  directeurs,  absorbés  par  la  recherche 
ou  dans  la  jouissance  d'ouvrages  qui  fournissent  une  interminable 
suite  de  soirées,  laissent  trop  facilement  sortir  de  chez  eux  les  meil- 
leures pièces.  Pour  les  retesiir  (sans  compter  qu'ils  pourraient  faire 
à  leurs  auteurs  certains  avantages,  qui  seraient  comme  un  loy^rp'us  ou 
moins  fixe),  ils  n'auraient  qu'à  les  représenter  chaque  anne'e  un  petit 
nombre  de  fois;  si  ce  délai  d'une  anuée  est  trop  court,  on  pourrait  le 
prolonger  de  gré  à  gré.  Mais  les  directeurs  n'ont  cure  d'entretenir  ainsi 
leur  fonds  :  ils  sont  occupés  à  poursuivre  un  succès  inépuisable  et, 
l'ont-iîs  atteint,  à  l'épuiser;  à  peine  s'ils  tournent  la  tête  pour  faire 
un  frigne  d'intelligence  ou  plutôt  d'ii. différence,  quand  un  auteur 
les  avertit  qu'il  remporte  son  bien.  A  ce  jeu,  les  théâtres  subvention- 
nés gardent  seuls  un  répertoire  :  encore  la  Comédie-Française  a-t-elle 
laissé  partir,  sans  un  effort  pour  les  garder,  tous  les  ouvrages  de 
M.  Feuillet,  et  nous  voyons  que  l'Odéon  n'a  pas  su  conserver  les  Dani- 
cheff.  Qu'importe  à  M.  Koning  si  tous  les  auteurs  joués  au  Gymnase, 
M.  Ohnet  excepté,  lui  signifient  le  retrait  de  leurs  comédies  et  de  hurs 
drames?  Il  compte  jouer  le  /'.aitre  de  forges  sept  années  de  suite.  De 
même,  les  directeurs  du  Palais-Royal,  en  1881,  comptaient  jouer  Divor- 
çons jusqu'à  la  fin  du  siècle  :  ils  n'auraient  pas  bronché  si  M.  Labiche, 
d'accord  avec  ses  collaborateurs,  leur  avait  retiré  toutes  ses  pièces. 
Pour  les  recouvrer  ensuite,  ils  auraient  dû  rentrer  en  grâce  non-seu- 
lement auprès  de  M.  Labiche,  mais  auprès  de  tous  ses  collaborateurs; 
l'opposition  de  tel  ou  tel  suffirait  pour  faire  rentrer  sous  les  planches,  à 
la  veille  d'une  reprise,  un  de  ces  chefs-d'œuvre  de  bouffonnerie.  Cepen- 
dant, à  ne  voir  qu'une  pièce  dans  un  théâtre  pendant  toute  une  saison, 
le  public  s'abêtit  ;  son  goût  devient  paresseux  et  grossier.  A  ne  jouer 
qu'une  seule  chose,  le  talent  des  acteurs  se  raidit,  s'alourdit  et 
s'émousse;  quant  à  ceux  de  leurs  camarades  qui,  pendant  ce  temps-là, 
ne  font  rien,  est-il  besoin  de  dire  qu'ils  se  rouillent?  Si  le  jugement  du 


h6h  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

8  mars  poussait  les  directeurs  à  varier  leur  affiche  pour  maintenir  tout  au 
moins  au  répertoire  les  ouvrages  écrits  en  collaboration,  ce  serait  déjà 
un  bien  ;  le  mieux  viendrait  peut-être  ensuite,  et  les  auteurs  qui  pro- 
duisent tout  seuls  ne  seraient  pas  plus  mal  traités  que  les  autres  ;  les 
amis  de  la  littérature  dramatique  devraient  bénir  le  tribunal. 

Est-ce  le  seul  bienfait  possible  de  cette  jurisprudence  ?  Nous  sou- 
haitons surtout  que  ces  périls  fassent  hésiter  les  écrivains  sur  le  choix 
de  la  compagnie  qu'ils  acceptent.  On  nous  dispensera  de  rédiger 
aujourd'hui  un  traité  de  la  collaboration.  D'aucuns  prétendent  que  ce 
procédé  blesse  la  dignité  de  l'art  et  s'écrient  que  les  maîtres  ne 
l'ont  jamais  pratiqué  :  l'œuvre  littéraire,  à  leur  avis,  doit  être  toute 
personnelle.  D'autres,  au  contraire,  vantent  cet  usage  moderne: 
«  Si  l'art  dramatique  français  règne  partout,  à  qui  le  devons-nous? 
A  la  collaboration...  »  Il  appartenait  à  M.  Legouvé  de  prononcer  cette 
parole.  La  vérité  est  que  certaines  collaborations,  d'une  sorte  rare, 
entre  des  talens  qui  ne  sont  pas  égaux,  mais  équivalons,  sont  à  la  fois 
utiles  et  honorables  ;  on  les  peut  comparer  à  des  mariages  heureux. 
Celle  de  MM.  Meilhac  et  Halévy  en  est  le  modèle  :  la  combinaison  de 
ces  deux  esprits  a  été  parfaite,  profitable  à  tous  les  deux  et  délicieuse 
pour  le  public.  Que  ce  fût  une  combinaison  et  non  une  association, 
trop  d'ouvrages  l'attestent,  qui  forment  un  théâtre  original,  d'une 
fantaisie  et  d'un  comique  singulièrement  exquis  :  le  bénéfice  et  la 
gloire  en  doivent  revenir  à  tous  les  deux.  Un  académicien,  jadis,  a 
bien  pu  répondre  à  M.  Mazères,  quand  il  sollicitait  sa  voix  et  lui  citait 
comme  titre  à  son  estime  une  comédie  écrite  avec  M.  Empis,  la  Mhre 
et  la  Fille  :  «  Nous  avons  déjà  reçu  quelqu'un  pour  cela!  »  Cette  bou- 
tade, en  l'espèce,  avait  une  apparence  de  justice'.  Quand  l'auteur  de 
la  Famille  Cardinal, qui  déjà  s'approche  de  l'Académie,  en  aura  franchi 
la  porte,  on  serait  mal  venu  à  la  refermer  devant  l'auteur  du  Petit-fds 
de  Mascarille  en  lui  jetant  cette  vieille  plaisanterie  au  nez;  on  serait 
mal  venu  à  la  reprendre  par  avance  pour  gêner  l'entrée  de  son  col- 
laborateur-, autant  vaudrait  dire  :  «  La  preuve  que  vous  n'êtes  pas  le 
père  de  cet  enfant,  c'est  que  j'en  aperçois  la  mère,  »  et  réciproquement. 
Mais  les  coUaboratious  de  cet  ordre,  hélas  !  sont  trop  rares.  Plus  sou- 
vent que  des  mariages  de  ce  genre,  on  voit  des  rencontres  comme 
celles  dont  parle  Figaro,  —  «  marchés  dans  lesquels  il  y  a  un  fripon 
et  une  dupe,  quand  il  n'y  en  a  pas  deux.  »  11  y  en  a  toujours  deux,  — 
deux  dupes,  s'entend,  —  lorsqu'une  des  parties  est  de  beaucoup  plus 
forte  que  l'autre  :  ainsi  le  déclare  M.  Damas  fils  avec  l'autorité  de 
l'expérience;  c'est  le  dernier  mot  d'une  épître  insérée  dans  ses 
Entr'actes.  Dumas  père  à  'peu  près  seul  a  fait  la  Tour  de  Nesle,  mais  la 
Tour  de  Nesle  a  fait  deux  dupes  :  Gaillardet  et  Dumas  père;  au  moins 
chacun,  de  bonne  foi,  parut-il  se  compter  pour  une.  Même  opinion  de 
soi-même  chez  MM.  Dumas  fils  et  de  Girardin  après  le  Supplice  d'une 


REVUE   DRAMATIQUE.  Û65 

femme;  chez  MM.  Dumas  fils  et  Durantin  après  Héloïse  Paranquet;  chez 
M\l.  Damas  ûls  et  de  Gorvin  ,  après  les  Danicheff.  Tous  dupes,  si 
nous  laissons  à  chacun  le  utre  qu'il  se  donne  :  à  Dieu  ne  plaise  que 
nous  lui  infligions  le  titre  qu'il  reçoit  de  son  compère!  nous  sommes 
plus  courtois  ainsi,  et  peutôire  plus  juste.  M.  Dumas  fils  aujourd'hui 
sait  mieux  que  jamais  qu'on  peut  être  dupe  d'un  plus  petit  que  soi  : 
est-il  besoin  de  démontrer  qu'on  peut  être  dupe  d'un  plus  grand? 

Et  pourtant  ce  n'est  pas  encore  à  cette  sorte  de  collaboration,  pro- 
duite par  l'infirmité  spiriiuelle  ou  matérielle  d'un  débutant,  par  l'obli- 
geance ou  le  goût  d'accaparement  d'un  auteur  en  vogue,  par  la  pru- 
dence ou  la  superstition  d'un  directeur,  ce  n'est  pas  encore  à  celle-là 
que  j'en  veux.  Elle  n'a  pris,  il  est  vrai,  que  trop  d'importance;  elle 
encourage  la  paresse  et  la  médiocrité  de  quelques-uns;  elle  dévore 
le  talent  d'écrivains  trop  charitables;  ainsi  M.  Gondinet,  pour  avoir 
laissé  les  petits  auteurs  venir  à  lui,  n'est  plus  guère  que  leur  proie  : 
n'a-t-on  pas  dit  d'un  de  ses  confrères,  qui,  dans  un  genre  inférieur, 
fait  par  industrie  ce  qu'il  lait  par  faiblesse  d'âme  et  pratique  ce  métier 
de  lécher  les  oursons  d'autrui  :  a  G'est  le  Gondinet  du  pauvre  1  »  Un 
Vincent  de  Paul  comme  M.  Gondinet,  en  lisant  le  jugement  du  8  mars, 
peut  s'aviser  qu'en  telle  occasion,  sinon  dans  toutes,  après  qu'il  a  fait 
d'un  avorton  un  enfant  présentable,  celui  qui  naguère  a  remis  l'avor- 
ton entre  ses  mains  a  le  droit  de  renvoyer  l'enfant  dans  les  limbes.  11 
y  a  peut-être  là  de  quoi  rendre  la  pitié  plus  sage,  en  rompre  le  cours 
sinon  en  tarir  la  source,  et  ramener  l'esprit  à  un  meilleur  emploi  de 
son  lemps;  la  charité,  en  ces  matières,  ne  doit  pas  être  une  habitude. 
Cependant  ce  genre  de  collaboration  n'est  pas  par  lui-même  haïs- 
sable; son  objet,  en  fin  de  compte,  est  litiéraire;  les  parties  ne  colla- 
borent pas  pour  collaborer,  mais  pour  mieux  faire;  l'une  veut  tirer  le 
meilleur  parti  de  ce  qu'elle  a  conçu,  et  l'autre,  en  effet,  améliorer  cette 
conception.  Ce  n'est  pas  aux  dangers  de  cette  sorte  il'union  ou  d'al- 
Uance,  sous  la  jurisprudence  aciuelle,  que  je  désire  voir  s'appliquer  la 
méditation  des  auteurs. 

«  Qu  est-ce  qu'un  vaudevilliste?  »  demande  un  personnage  dans 
une  parade  imaginée  par  MM.  de  Concourt,  et  le  compère  de  répondre  : 
«  G'est  un  homme  qui  collabore.  »  H  y  a  des  gens  dont  la  profession 
est  de  collaborer  toujours  sans  travailler  jamais  :  par  leurs  relations, 
par  leur  entregent,  par  la  force  de  la  coutume,  ils  exercent  parmi  les 
vaudevillistes  une  puissance  tellement  respeciée  qu'on  a  pu  les  prendre 
sans  injustice  pour  les  types  de  la  confrérie.  Les  plus  petits,  ici,  sont 
les  plus  forts  :  leurs  droits  d'auteur  sont  les  meilleurs.  Les  plus  grands 
sont  toujours  dupes,  et  le  savent  :  pour  pénétrer  dans  tel  théâtre,  ils 
subisseut  les  conditions  d'un  syndicat.  Parfois,  ils  essaient  timide- 
ment de  se  défendre.  Un  tel,  qui  n'est  pas  le  premier  venu,  avait  fait 

TOME     LXII.—  1884.  30 


à66  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

une  pièce,  ornée  par  un  compositeur  d'airs  nouveaux;  cette  pièce  était 
reçue  et  même  distribuée.  «  Elle  sera  jouée  de  meilleure  grâce,  vient-on 
dire  à  l'auteur,  si  votre  musicien  admet  pour  collaborateur  M.  X... 
—  Soit,  fait  le  poète,  je  le  lui  proposerai;  pour  moi,  cela  m'est  égal.  » 
Peu  après,  il  a  gagné  l'assemiment  de  son  camarade;  il  vient  l'an- 
noncer au  directeur  :  «  Boni  fait  celui-ci.  Maintenant,  pour  que  nous 
montions  l'ouvrage  avec  entrain,  il  ne  vous  manque  plus  que  d'ad- 
mettre M.  Z...  pour  collaborateur  au  livret.  »  L'auteur  regimbe,  la 
pièce  est  reculée  de  quelques  semaines,  puis  de  quelques  mois;  un 
beau  jour,  par  un  délicat  stratagème,  on  obtient  qu'il  la  retire...  La 
pièce  n'a  jamais  été  jouée. 

Un  autre,  et  des  plus  huppés,  pour  éviter  ces  tribulations,  ces 
mécomptes  et  s'épargner  des  disputes  commerciales  qui  répugnent  à 
son  caractère,  a  formé  le  projet  de  dire  une  fois  pour  toutes  à  son 
imprésario  principal  :  «  Je  veux  tant  pour  cent  sur  les  droits  d'auteur; 
pourvu  que  cette  part  me  soit  faite  et  que  j'écrive  la  pièce  tout  seul, 
adjoignez-moi  qui  vous  voudrez,  donnez-moi  tous  les  compagnons 
qu'il  vous  plaira;  metiez-en  df^ux,  trois,  quatre  pour  les  paroles  et 
davantage  pour  la  musique!  »  11  va  sans  dire  que,  si  le  directeur,  pour 
quelque  raison,  choisit  pour  collaborateur  de  l'écrivain  le  souffleur  et 
le  garçon  d'accessoires,  à  défaut  du  bâtard  de  son  apothicaire,  on  ne 
les  admettra  pas  à  l'honneur  de  signer;  l'agent  chargé  de  la  percep- 
tion des  droits  sera  le  seul  témoin  de  leur  gloire.  Mais,  cette  réserve 
faite,  ils  seront  les  auteurs  de  l'ouvrage  au  même  rang  que  le  véri- 
table; même  il  arrivera  nécessairement,  au  cours  des  répétitions,  qu'ils 
donneront  leuravis  sur  telle  ou  telle  scène  pour  la  corriger  et  l'esquisser 
d'autre  manière,  et,  comme  ils  seront  deux  contre  un,  leur  avis  pré- 
vaudra. Cependant  si,  quelque  jour,  notre  auteur  veut  retirer  sa  pièce 
de  ce  théâtre,  il  ne  pourra  le  faire  sans  l'agrément  du  souffleur  et  du 
garçon  d'accessoires.  Les  aura-t-il  séduiis  en  procurant  à  chacun  une 
meilleure  place?  Il  ne  pourra  jamais,  sans  l'adhésion  de  l'un  et  de 
l'autre,  porter  de  nouveau  Touvrage  sur  cette  scène  ni  nulle  part 
ailleurs.  Ainsi  le  veut  la  jurisprudence,  non  pas  interprétée  par  ceux 
qui  la  poussent  à  l'absurde,  mais  réduite  à  ce  qu'elle  est  vraiment. — 
Nous  voyons  là  de  quoi  faire  réfléchir  un  paradoxal  homme  de  lettres 
sur  les  iuconvéniens  de  la  carte  blanche  donnée  à  un  patron  de 
théâtre,  et  tous  ses  confrères  sur  le  choix  de  leurs  collaborateurs. 
C'est  la  grâce  qu'il  faut  leur  souhaiter  d'abord;  on  sait  à  quel  change- 
ment nous  les  pressons  de  conspirer  pour  Tavenir. 


Louis  Ganderax. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


14  mars. 


Ce  ne  sont  pas  certes  les  questions  sérieuses  et  même  les  points 
noirs,  comme  on  disait  autrefois,  qui  manquent  pour  le  moment  dans 
la  politique  de  notre  pays.  Dût-on  considérer  comme  une  dernière  for- 
tune les  succès  qui  étaient  dus,  qui  ne  pouvaient  manquer  à  notre 
•petite  armée  du  Tonkin,  entrée  aujourd  hui  victorieusement  dans  Bac- 
Ninh,  ces  succès  ne  sont  pas  sans  mélange,  puisqu'ils  sont  loin  d'être 
le  dénoûment  d'une  entreprise  engagée  un  peu  au  hasard.  En  dehors 
de  cette  satisfaction  de  voir  de  vaillans  soldats  porter  au  loin  le  dra- 
peau, les  difticultés  deviennent,  en  vérité,  assez  nombreuses  et  assez 
pressantes  pour  créer  une  de  ces  situations  où  les  esprits  les  plus 
confians  n'envisagent  plus  sans  crainte,  sans  émotion,  le  lendemain. 

Les  difTicultés,  elles  sont  partout.  Elles  ne  sont  pas  seulement  dans 
risolemeiit  diplomatique  fait  à  la  France  au  milieu  des  luttes  d'in- 
fluence qui  se  partagent  l'Europe,  elks  sont  encore  plus  peut-être 
dans  nosalTaires  intérieures.  Elles  sont  dans  les  finances,  épuisées  par 
un  système  d'imprévoyantes  dépenses  et  toujours  menacées  par  les 
entrepreneurs  de  réformes  meurtrières.  Elles  t^ont  dans  ces  grèves, 
qui  meitent  en  Uiouvement  des  piipulaiions  surexcitées,  égarées  par 
les  déclamateurs,  qui  ^ont  comme  l'expression  douloureuse  et  redou- 
table d'une  crise  piolonde  du  travail  et  de  l'industrie.  Elles  sont  dans 
ces  discussions  sur  celte  loi  municipale,  sur  ces  lois  scolaires,  qui 
brouillent  tout  et  confondent  tout,  qui  montrent  le  sénat  lui-même  se 
contredisant  d'un  jour  à  l'autre,  voiaut  la  publicité  des  séances  des 
conseils  communaux  après  l'avoir  repous.^ée  et  faisant  de  simples 
assemblées  locales  de  petits  parlemens.  Les  difficultés,  elles  sont 
dans   presque  tout  ce  qui  se  fait  aujourd'hui.    Et  ai,  au  milieu  de 


468  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

tout  cela,  on  sentait  une  certaine  force  de  direction  et  de  prévoyance 
qui  pourrait  à  un  moment  décisif  intervenir  avec  quelque  efficaciié 
l^our  arrêter  le  désordre,  pour  redresser  une  situation  visiblement 
faussée,  il  n'y  aurait  encore  rien  d'irréparable.  Si  nos  atlaires  parais- 
sent si  graves,  si  compromises,  c'est  justement  parce  qu'on  sent  bien 
qu'elles  échappent  à  toute  direction,  qu'elles  sont  livrées  à  l'aventure, 
à  des  ministères  qui  n'ont  que  oes  résolutions  intermittentes,  à  des 
politiques  de  parti,  qui,  le  plus  souvent,  n'écoutent  ni  la  raison  ni  la 
prévoyance,  qui,  dans  tout  ce  qu'ils  font,  ne  voient  qu'un  vulgaire 
intérêt  de  domination.  On  disait  jadis  que  les  républicains  étaient  des 
exaltés,  même,  si  l'on  v^^ut,  des  fous,  mais  qu'ils  avaient  du  moins 
quelque  chose  de  chevaleresque  et  de  généreux  jusque  dans  leurs 
emportemens.  Les  républicains  d'aujourd'hui  sont  vraiment  guéris  de 
cette  infirmité;  ils  n'ont  plus,  on  leur  doit  cette  justice,  aucune  pas- 
sion pour  l'idéalité.  Ils  ont  pris  goût  au  pouvoir  que  les  circonstances 
leur  ont  donné,  et  pour  le  garder,  pour  établir  leur  règne,  ils  ne  sont 
pas  dithciles  dans  le  choix  des  moyens.  Ils  sont  prêts  à  mettre  tout  ce 
qu'ils  ont  de  petites  passions  et  de  petits  calculs  dans  leurs  lois,  à 
renier  ce  qu'ils  ont  soutenu,  à  se  servir  des  armes  les  plus  suspectes 
des  régimes  qu'ils  n'ont  cessé  de  combattre,  à  tout  sacrifier,  les  tra- 
ditions de  la  France,  les  garanties  libérales,  Tordre  financier,  le  travail 
national,  la  dignité  de  la  magistrature.  E"  c'est  ainsi  qu'ils  croient  ser- 
vir, accréditer  la  république!  Ils  ne  réussissent  qu'à  organiser  sous  le 
nom  de  lepublique  une  espèce  d'oligarchie  versatile  de  parti  et  de 
secte,  pratiquant  sans  scrupule  le  fanatisme  le  plus  vulgaire,  le  gas- 
pillage et  l'exclusion,  persuadée  que  tout  lui  est  permis  pour  régner. 
Voilà  le  mal  croissant  qui  envahit  tout  et  compromet  tout. 

L'autre  jour,  comme  on  discutait  au  Palais-Bourbon  cett<^  loi  sur  les 
instituteurs  primaires,  pour  laquelle  on  oublie  et  les  traditions  libé- 
rales et  les  nécessites  financières,  un  professeur  distingué  de  1  Univer- 
sité, M.  Lenient,  disait  avec  une  naïveté  toute  volontaire  :  «  Y  aurait-il 
donc  deux  sagesses  et  deux  morales,  l'une  quand  on  est  au  pouvoir  et 
l'autre  quand  on  n'y  est  pas?  »  Il  paraît  bien  qu  il  en  est  ainsi,  —  elles 
maîtres  du  jour  ne  se  font  pas  faute  de  le  prouver  en  recommen- 
çant tout  ce  qu'ils  ont  blâmé,  en  reprenant  pour  leur  compte  tous  ces 
procédés  de  police,  d'arbitraire,  de  vexations  discrétionnaires  qu'ils 
ont  tant  reprochés  à  d'autres  :  témoin  cette  récente  aventure  d'un 
petit  morceau  de  littérature  administrative  qui  a  un  moment  égayé  le 
public.  Décidément  les  circulaires  ne  portent  pas  bonheur  aux  minis- 
tres de  riniérieur  et  à  leurs  subordonnés.  Un  se  souvient  encore  de 
cette  circulaire,  devenue  presque  légendaire,  par  laquelle  un  sous- 
secrétaire  d'état  demandait  aux  préfets  un  certain  nombre  de  rensei- 
gnemena  de  police  sur  la  presse  et  pour  laquelle  on  fit  tant  de  bruit 
il  y  a  quelque  dix  aui,  au  lendemain  du  2k  mai.  M.  Gambetta,  — 


REVUE.    —   CHRONIQUE,  469 

M.  Gambetta  en  personne,  —  prenait  la  défense  de  la  morale  poli- 
tique outragée.  Il  avait  trouvé  le  moyen  de  ?e  procurer  cette  circu- 
laire, et  en  la  déroulant  savamment  devant  l'assemblée,  il  donnait 
un  peu  la  comédie.  Il  raillait,  il  s'indignait,  il  n'admettait  pas,  par 
exemple,  qu'il  y  eût  deux  opiniotis  sur  un  tel  méfait.  Les  rppuidicains 
se  sentaient  offensés  dans  leur  pudeur  et  se  voilaient  la  tête:  le>i 
conservateurs  restaient  un  instant  un  peu  abasourdis,  —  et  peu  s'en 
fallut  que  le  malheureux  Beulé,  alors  ministre  de  l'intérieur,  ne  dis- 
parût dans  cette  aventure.  Fort  bien!  c'était  un  beau  puritanisme  d;- 
la  part  des  républicains,  et  on  aurait  pu  en  conclure  que  jamais,  au 
grand  jamais,  ils  ne  feraient  rien  de  semblable.  Point  du  tout,  ils  ont 
aussi  maintenant  leur  circulaire.  Ce  n'est  plus  un  sous-secrétaire  d'état, 
c'est  M.  le  directeur  de  la  sûreté  générale  qui  demande  à  ses  préfets 
toute  sorte  de  renseignemens  de  police.  11  ne  s'agit  plus,  il  est  vrai, 
de  surveiller  la  presse,  il  s'agit  de  soumettre  à  une  savante  inquisition 
les  monarchistes,  leurs  comités,  leurs  journaux,  leurs  menées. 

C'est  la  chose  la  pins  simple  du  monde,  observe-t-on.  Le  directeur 
de  la  sûreté  générale  est  institué  pour  être  au  courant  de  tout,  il  est 
fait  pour  renseigner  le  gouvernement,  il  est  dans  son  rôle.  Au  fond 
c'est  un  peu  notre  avis.  Seulement,  si  l'on  pense  ainsi,  que  signi- 
fiait la  comédie  d'indignation  de  M.  Gambetta  et  de  ses  amis  dans 
un  autre  temps?  Si  M.  Gambetta  était  dans  la  vérité,  comment  l'inqui- 
sition d'aujourd'hui  serait-elle  moins  un  abus  que  rinquisition  contre 
laquelle  on  déployait  une  si  vertueuse  et  si  bruyante  éloquence?  Quelle 
est  la  différence? —  La  différence,  elle  est  tout  simplement  dans  ce  fait 
qu'on  était  dans  l'opposition  en  1873  et  qu'on  est  maintenant  au  pouvoir, 
que  ce  qui  était  un  abus  de  la  part  des  conservateurs  n'est  pour  les 
républicains  que  l'usage  le  plus  naturel  d'une  autorité  légitime.  Ah! 
si  M.  le  directeur  de  la  sûreté  publique  avait  eu  l'idée,  qu'on  lui  a  un 
instant  attribuée,  d'étendre  impartialement  sa  surveillance  à  tous  les 
partis,  aux  radicaux  comme  aux  autres,  il  aurait  commis  un  intolé- 
rable excès;  dès  qu'il  ne  procède  que  contre  les  royalistes,  tout  lui  est 
permis!  Et  puis,  pour  tout  justifier  ou  pour  tout  expliquer,  il  y  a  tou- 
jours la  ressource  d'une  conspiration.  Règle  générale  :  dès  que  les 
républicains  du  jour  ne  savent  plus  que  faire,  on  peut  s'attendre  à 
une  campagne  de  diversion  contre  le  cléricalisme  ou  contre  les  princes. 
On  commence  par  une  circulaire  qui  prête  à  rire,  pour  arriver  bientôt 
à  la  menace,  sans  savoir  si  on  n'ira  pas  jusqu'à  des  iniquités,  ne 
fût-ce  que  pour  avoir  l'air  de  se  justifier.  Plaisans  politiques,  qui 
n'échappent  aux  embarras  qu'ils  se  cré'-nt  ou  au  ridicule  que  par  des 
violences  et  qui  ne  trouvent  rien  de  mieux  que  de  se  faire  les  imita- 
teurs vulgaires  de  tout  ce  qu'ils  ont  condamné  ou  batoué  sous  d'autres 
régimes  ! 

Un  exemple  aussi  bizarre,  aussi  caractéristique  et  plus  sérieux  d« 


470  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

ces  versatilités  de  parti,  de  ces  abus  de  domination,  c'est  ce  qui  arrive 
à  propos  drt  cette  loi  des  instituteurs,  qui  touche  à  tout,  —  aux  finances 
par  des  accrois«emens  démesurés  de  dépenses,  aux  iatérêis  libéraux 
ou  moraux  par  le  cho'x  des  maîtres  de  l'enseignement  primaire.  Pour 
les  finances,  il  est  entendu  qu'il  n'y  a  plus  à  se  gêner.  Certes,  de  tout 
temps,  on  s'est  assez  vivement  élevé  con  re  les  augmentations  de  trai- 
temens,  contre  la  progression  des  dépt-nses  publiques,  contre  l'aggra- 
vation des  charges  des  coniribuables.  Aujourd'hui  il  ne  s'agit  plus  de 
cela,  il  n'y  a  plus  à  compter,  et  lorsque  M.  le  ministre  des  finances, 
d'un  ton  pathétique,  demande  un  peu  de  répit  en  montrant  son 
budget  en  déficit,  les  recettes  diminuant  de  mois  en  mois,  le  cré- 
dit affaibli,  les  réformateurs  répondent  lestement  que  ctla  ne  les 
regarde  pas,  que  l'état  doit  payer  les  frais  de  leurs  hallucinations,  de 
leurs  expériences.  On  en  est  là  :  que  le  budget  ait  des  ressources  ou 
qu'il  n'en  ait  pas,  M.  Paul  Bert  entend  avoir  sa  dotation  scolaire;  il  la 
disputera  avec  son  âpreté  de  sectaire  jusqu'au  bout,  il  ne  s'arrêtera 
pas  devant  l'ajournement  qui  vient  de  lui  êire  imposé.  La  question 
est  aujourd'hui  entre  ceux  qui  demandent  bien  timidement  à  réfléchir 
avant  d'aller  plus  loin  et  ceux  qui  veulent  dépenser  sans  compter,  qui 
prétendent  que  les  millions  sont  dus  aux  instituteurs.  C'est  le  côté 
financier;  mais  ce  qu'il  y  a  de  plus  grave,  de  plus  délicat  dans  cette 
loi  nouvelle,  c'est  le  mode  de  nomination,  le  choix  de  ces  instituteurs 
qui  vont  former  une  armée  de  cent  mille  fonctionnaires  de  plus. 

Comment  les  maîtres  de  l'enseignement  primaire  seront-ils  nom- 
més? Au  premier  abord,  avec  un  peu  de  bonne  volonté  et  d'impartia- 
lité, il  ne  serait  pas  sans  doute  impossible  d'arriver  à  une  solution 
d'équité  et  de  raison.  Si  l'on  voulait  tenir  compte  des  diversités  locales, 
des  intérêts  ou  des  convenances  des  communes,  des  sentimens  des 
pères  de  famille  à  qui  on  impose  une  obligation,  on  pourrait  donner 
aux  conseils  municipaux  un  certain  droit  d'intervention  dans  le  choix 
de  leurs  instituteurs.  Si  on  voulait  ne  considérer  que  l'intérêt  scolaire 
ou  universitaire,  il  y  aurait  une  autorité  naturelle  de  qui  devraient  rele- 
ver les  instituteurs  primaires,  ce  serait  le  recteur.  C'est  l'opinion  qui 
avait  prévalu  jusqu'ici,  qui  a  été  habilement  soutenue  dans  la  discussion 
récente.  M.  le  président  du  conseil  avait  paru,  à  un  certain  moment, 
l'accepter.  Le  rapporteur  de  la  loi,  M.  Paul  Bert  lui-même,  se  montrait, 
il  y  a  un  ou  deux  ans  à  peine,  le  champion  résolu  de  l'autorité  universi- 
taire, l'adversaire  intraitable  de  l'immixtion  des  préfets;  il  le  publiait,  il  le 
proclamait.  Que  s'est-il  passé  ?  Tout  s'est  trouvé  changé  en  peu  de  temps. 
Il  n'est  plus  question  bien  entendu  de  consulter  les  conseils  municipaux, 
qui  ne  ressemblent  pas  tous  au  conseil  municipal  de  Paris,  ni  de  s'en 
remettre  à  l'autorité  naturelle  du  recteur.  C'est  le  préfet  seul  qui  doit 
avoir  le  droit  de  nomination  et  de  révocation  à  merci  sur  tous  les  insti- 
tiiteurs,  et  M.  Paul  Bert,  avec  ce  tempérament  de  sectaire  qui  ne  lui 


BEVUE.    —    CHRONIQUE.  Ù71 

rend  pas  les  évolutions  faciles,  met  maintenant  à  défendre  le  droit  4es 
préfets  autant  de  violence  qu'il  en  mettait  naguère  à  combattre  leur 
intervention.  Mais,  direz-vous,  c'est  là  pourtant  une  chose  assez  grave. 
Remettre  aux  préfets  le  soin  de  manier  cet  immense  personnel  scolaire, 
c'est  rompre  avec  toutes  les  idées  de  prudence  et  de  libéralisme,  c'est 
reprendre  tout  simplement  une  tradition  de  l'empire,  c'est  introduire 
la  politique  avec  ses  partialités,  avec  ses  représailles  dans  l'enseigne- 
ment. —  C'est  précisément  pour  cela,  au  dire  des  nouveaux  réforma- 
teurs, c'est  parce  que  le  préfet  est  l'agent  direct  du  gouvernement,  le 
représentant  actif  et  militant  de  la  politique,  qu'il  doit  avoir  ce  droit, 
—  bien  entendu  un  peu  en  commun  avec  les  députés  de  la  majorité 
républicaine.  C'est  le  préfet  qui  peut  seul  soutenir  l'instituteur  «  contre 
le  curé,  »  qui  doit  diriger  la  lutte  de  l'enseignement  laïque  contre  les 
influences  relii^àeuses  et  savoir  probablement  aussi  se  servir  de  cet 
innombrable  personnel  aux  jours  d'élections.  Des  instituteurs  bien 
payés,  bien  flattés,  et  des  préfets  de  combat,  «  fonctionnaires  vigou- 
reux, énergiques,  »  pour  faire  marcher  la  France  avec  les  institu- 
teurs, voilà  l'idéal! 

Oui  sûrement,  nous  avons  fait  du  chemin.  Autrefois,  au  temps 
des  simples  idées  libérales,  on  songeait  avant  tout  à  diminuer  le 
nombre  des  fonctionnaires,  à  restreindre  autant  que  possible  la  pré- 
potence  de  l'état.  Aujourd'hui  on  donne  à  l'état  une  armée  de  cent 
mille  fonctionnaires  de  plus;  si  on  eût  écouté  certains  radicaux,  on  eût 
donné  au  gouvernement  deux  ou  trois  cent  mille  employés  de  chemins 
de  fer  chargés  de  répandre  la  bonne  doctrine.  Et  ceux  qui  pensent, 
qui  agissent  ainsi,  ne  s'aperçoivent  pas  qu'avec  cela  ils  préparent  un 
formidable  instrument  de  domination  et  de  despotisme  dont  tous  les 
partis  peuvent  se  servir  tour  à  tour,  au  détriment  de  la  France,  l'éter- 
nelle victime  des  réactions  contraires  et  des  idées  fausses. 

On  veut  mettre  la  politique  de  parti  et  de  secte  un  peu  partout 
aujourd'hui,  et  malheureusement  il  est  trop  clair  que,  si  cette  politique 
n'a  que  de  désastreux  effets  dans  l'enseignement  public  tel  qu'on  veut 
l'organiser,  elle  n'est  pas  plus  heureuse  dans  les  affaires  de  l'indus- 
trie et  du  travail.  Elle  compromet  tout  ce  qu'elle  touche  en  créant  des 
difficultés  là  où  il  n'y  en  a  pas  et  en  aggravant  les  difficultés  qui  exis- 
tent, qui  sont  inévitables.  Elle  est  dans  ces  incohérens  témoignages  qui 
se  succèdent  devant  cette  commission  d'enquête  des  quarante-quatre, 
à  laquelle  des  délégations  ouvrières  vont  demander,  comme  remède 
à  leurs  maux,  la  revision  de  la  constitution  ou  la  mise  en  surveil- 
lance de  la  haute  finance  ;  elle  est  dans  cette  grève  qui  attriste  le 
bassin  d'Anzin,  qui  se  prolonge  depuis  quelque  temps  déjà  et  qui 
n'est  qu'un  épisode  d'une  crise  plus  vaste.  Que  ces  problèmes  du  tra- 
vail qu'on  soulève  souvent  si  légèrement,  qui  touchent  à  la  puissance 
de  l'industrie  aussi  bien  qu'aux  intérêts   de  la  masse  laborieuse. 


472  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

que  ces  problèmes  soient  des  plus  sérieux,  qu'ils  soient  de  plus 
toujours  délicats,  toujours  diffîdles  à  manier,  cela  n'est  point  certes 
douteux.  Ils  sont  difficiles,  ils  ne  sont  pas  absolument  insolubles  tant 
qu'ils  restent  dans  leurs  vraies  limites.  Évidemment  si,  dans  cette 
grève  qui  se  poursuit  à  Anzin,  il  n'y  avait  que  des  questions  d'in- 
dustrie, de  travail  et  de  salaire,  elles  ne  résisteraient  pas  à  un 
sérieux  effort  d'équité  et  de  conciliation.  On  arriverait  facilement  à 
s'entendre,  d'autant  plus  que  la  vieille  et  grande  compagnie  s'est 
toujours  distinguée  par  sa  sollicitude  humaine  et  éclairée.  Elle  a  pu 
avoir  autrefois  de  grands  profits,  elle  n'en  a  plus  aujourd'hui,  et 
tandis  que  ses  bénéfices  ont  diminué,  les  salaires  n'ont  cessé  de 
s'élever  par  degrés.  Elle  n'a  rien  négligé  pour  venir  f^n  aide  à 
s°s  ouvriers  par  des  retraites,  par  des  maisons  qu'elle  met  à  leur 
disposition,  par  des  écoles,  par  le  chauffage  gratuit,  par  les  serours 
de  tonte  sorte.  Elle  est  la  première  intéressée  à  ne  pas  interrompre 
ses  travaux,  comme  les  ouvriers  sont  intéressés,  de  leur  coté,  à  ne  pas 
prolonger  un  chô>nage  ruineux;  mais  il  est  bien  clair  que  c'est  la  poli- 
tique qui  s'est  mêlée  de  l'affairepour  l'envenimer.  C'est  la  politique  qui 
est  dans  cette  grève,  qui  la  prolonge  par  ses  excitations.  Et,  avec  tout 
cela,  à  quoi  arrive-t-on?  Une  grande  industrie  souffre,  cela  est  bien 
certain;  les  ouvriers  souffrent  aussi  :  le  travail  diminue  et  la  concur- 
rence étrangère  seule  profite  d'une  crise  entretenue  par  les  propa- 
gandes socialistes. 

Que  le  gouvernement  lui-même  comprenne  le  danger  de  ces  agita- 
tions qu'on  provoque,  aussi  bien  que  des  lois  départi  et  des  dépenses 
démesurées  qu'on  lui  impose,  nous  le  voulons  bien.  Le  malheur  est 
que  le  gouvernement  n'ose  pas  toujours  accepter  franchement  son  rôle 
et  ses  obligations  jusqu'au  bout.  Il  suit  son  système,  il  veut  et  il  ne  veut 
pas.  Qu'est-il  arrivé,  l'autre  jour,  à  propos  de  cette  dotation  démesurée 
des  instituteurs,  que  M.  Paul  Bert  voulait  faire  voter  à  l'aveugle,  sans 
plus  de  retard,  par  la  chambre?  M.  le  ministre  des  finances,  M.  le 
président  du  conseil,  ont  résisté,  ils  ont  eu  raison  ;  mais,  où  était  la 
nécessité  de  se  réfugier  dans  l'équivoque  d'un  simple  ajournement, 
de  renvoyer  la  question  au  budget,  comme  si,  au  moment  de  la  discus- 
sion du  budget,  on  devait  avoir  les  ressources  qu'on  n'a  pas  aujour- 
d'hui? Le  ministre  des  travaux  publics,  M.  Raynal,  interpellé  sur  les 
affaires  d'Anzin,  a  parlé,  nous  en  convenons,  en  politique  correct  et 
mesuré.  11  a  rétabli  h  vérité  qu'on  cherchait  à  obscurcir  sur  le  droit 
et  le  rôle  de  l'état,  sur  les  rapports  de  la  rompagnie  et  de  ses  ouvriers; 
mais,  à  côté  ou  autour  de  M.  le  ministre  des  travaux  oublies,  d'autres 
qui  se  disent  les  amis  du  gouvernement,  les  défenseurs  privilégiés 
de  la  république,  n'encouragent-ils  pas  l'agitation  ?  Ces  fédérations 
universelles  d'ouvriers  qu'on  vient  de  créer  nar  une  loi  définitive- 
ment votée  maintenant,  ne  sont-elles  pas  une  excitation  permanente? 


REVUE.  —    CHRONIQDE.  473 

On  cherche  souvent  les  causes  des  difTicultés,  des  malaises  qui  se 
multiplient,  et  «-'ont  on  ne  peut  avoir  raison.  Ces  causes,  elles  sont 
dans  une  politique  de  parti  qui  remue  tout  sans  prévoyance,  sans 
mesure,  et  dans  les  hésitations  d'un  gouvernement  qui  craint  de  se 
montrer  sensé  et  modéré;  elles  ne  peuvent  disparaître  ou  être  atténuées 
que  le  j^ur  où  l'on  comprendra  que  l'avenir  même  des  institutions 
qu'on  veut  défendre  e^t  au  prix  de  l'ordre  dans  les  finances,  de  la 
sagesse  dans  les  lois,  de  la  paix  dans  les  consciences  comme  dans  les 
intérêts,  — d'une  politique,  en  un  mot,  faite  pour  rendre  quelque  con- 
fiance à  un  pays  trop  longteiDps  et  trop  cruellement  éprouvé. 

C'est  donc  un  fait  accompli  en  Europe.  Lhistoire  diplomatique 
compte  un  chapitre  ou  une  péripétie  de  plus,  qui,  selon  les  circon- 
stances, s'appellera,  si  l'on  veut,  la  reconstitution  de  l'alliance  des 
trois  empereurs  ou  le  rapprochement  de  l'Allemagne  et  de  la  Russie. 
Tout  avait  été  préparé  depuis  quelques  mois  avec  un  certain  mystère, 
dn  moins  avec  beaucoup  de  discrétion.  Aujourd'hui,  le  rapprochement 
est  fait,  avéré  et  se  dessine  de  toute  façon.  Il  n'est  pins  attesté  seu- 
lement parles  visites  de  M.  de  Giers  aux  résidenf^es princières  où  M.  de 
Bismarck  médite  ses  coups  de  théâtre,  par  le  déplacement  du  prince 
Orlof  envoyé  en  Allem?<gne  pour  représenter  la  politique  nouvelle  du 
cabinet  de  Saint-Petersbourc  Tout  dernièrement,  une  mission  à  la  tête 
de  laquelle  était  le  grand-duc  Mirhel,  est  allée  avec  quelque  apparat  à 
Berlin  pour  porter  les  complimens  du  tsar  au  vieil  empereur  Guil- 
laume, et  cette  mission  a  été  reçue  avec  un  éclat  officiel  mêlé  de  cor- 
diîilité.  On  a  rappelé,  par  la  même  occasion,  le  temps  déjà  lointain  où 
l'empereur  Guillaume  faisait  ses  premières  armes  ^ous  les  yeux  de 
l'empereur  Alexandre  V  et  recevait  une  décoration  russe.  Le  général 
Goufko,  qui  s'est  distinf^ué  il  y  a  quelques  mois  par  des  discours  guer- 
riers dont  on  s'est  ému  en  Alleniagne,  est  allé,  lui  aussi,  à  Berlin 
comme  pour  faire  oublier  son  langage  de  Varsovie  et  renouer  l'ancienne 
intimité  militaire  avec  l'armée  allemande.  Ces  jours  passés  enfin,  à  l'ou- 
verture du  parlement  allemand,  le  message  lu  parle  secrétaire  d'état, 
M.  de  Bœtticher,  au  nom  du  vieux  souverain,  a  déclaré  que  les  rela- 
tions de  l'empire  avec  l'extérieur  étaient  de  nature  à  dissiper  les 
rumeurs  alarmantes  et  les  inquiétudes  répandues  pour  faire  douter 
du  caractère  pacifique  de  la  politique  allemande;  il  a  mentionné  d'une 
façon  toute  particulière  «  la  consolidation  de  l'amitié  traditionnelle  qui 
unit  l'Allemagne,  ses  princes  et  les  cours  impériales  voisines.  »  C'est  donc 
un  fait  constaté,  enregistré  :  la  réconciliation  de  la  Russie  et  de  l'Alle- 
magne est  accomplie.  Ce  qui  n'est  point  du  tout  ériairci  encore,  c'est 
le  cnracière  de  cette  évolution  diplomatique.  La  question  est  toujours 
de  savoir  ce  qui  a  motivé  le  rapprochement,  sous  quelle  forme  précise 
il  s'est  réalisé,  quelles  conséquences  il  aura,  comment  il  se  combine 
avec  l'alliance  nouée  depuis  quelques  années  entre  l'Allemagne  et  l'Au- 


474  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

triche.  Ici  tout  est  controverse  et  contradiction.  Les  commentaires  se 
succèdent  et  se  croisent  au  sujet  d'un  événement  assez  énigmatique 
qui  n'est  point  apprécié  de  la  même  manière  à  Berlin,  à  Saint-Péters- 
bourg ou  à  Vienne,  à  Londres,  à  Paris  ou  à  Rome,  et  qui,  dans  tous 
les  cas,  peut  avoir  son  influence  sur  l'ensemble  des  rapports  européens. 

Le  rapprochement  existe  sans  doute,  il  a  son  importance  et  son  rôle 
dans  les  affaires  de  l'Europe-,  il  a  l'avantage  de  mettre  fin  pour  le 
moment  à  cette  phase  de  «  rumeurs  alarmantes  et  d'inquiétudes,  » 
dont  l'empereur  Guillaume  a  parlé  dans  son  dernier  discours.  On  s'est 
fatigué  de  part  et  d'autre  de  cet  état  prolongé  de  suspicion  et  d'anta- 
gonisme qui  laissait  toujours  cioire  à  un  choc  inévitable,  à  une  guerre 
prochaine,  et  de  là  ont  dû  naître  les  négociations  qui  ont  conduit  au 
rapprochement,  à  la  «  consohdation  de  l'amitié  traditionnelle.  »  Dans 
quels  termes  s'est  formulée,  précisée  cette  alliance  renaissante?  On 
s'est  hâté  de  dire  qu'un  traité  avait  été  signé  et  on  s'est  plu  même  à 
énumérer  les  dispositions  principales  du  traité  qui  réglerait  les  nou- 
veaux rapports  entre  Berlin  et  Saint-Pétersbourg.  L'imagination  des 
nouvellistes  s'est  mise  un  peu  trop  vite  en  campagne.  Il  n'y  a  vraisem- 
blablement aucune  convention  écrite  :  on  ne  signe  un  traité  que  pour 
un  objet  déterminé.  Tout  s'est  nécessairement  borné  à  des  arrange- 
ments confidentiels,  à  une  entente  verbale  sur  les  points  essentiels  de 
la  politique  du  jour,  et,  à  l'heure  qu'il  est,  il  n'est  pas  impossible  de 
pressentir  ce  qui  a  pu  être  admis  entre  les  cabinets.  Ces  conditions 
sont  indiquées  par  la  nature  des  choses.  On  s'est  entendu  certaine- 
ment pour  écarter  des  démonstrations  militaires  dangereuses  ou  inu- 
tiles. On  a  dû  s'entendre  pour  confirmer  une  fois  de  plus  ce  qui  a  été 
fait  par  le  congrès  de  Berlin,  pour  adoucir  les  antagonismes  souvent 
assez  vifs  en  Orient.  On  s'est  surtout  retrouvé  d'intelligence  pour 
défendre  des  intérêts  conservateurs  communs  aux  puissances  monar- 
chiques du  continent. 

Dans  quelle  mesure  l'Autriche  a-t-elle  participé  aux  négociations 
qui  ont  été  le  prélude  de  ce  rapprochement?  Jusqu'à  quel  point  l'al- 
liance renouée  par  le  chancelier  de  Berlin  avec  la  Russie  se  concilie- 
t-elle  avec  l'alliance  austro-germanique?  C'est  là  sans  contredit  un 
des  élémens  de  la  question.  Il  est  certain  qu'ici  tout  n'est  pas  clair, 
que  dans  une  partie  du  monde  politique  de  Vienne  et  de  Pesth,  il  y  a 
eu  au  premier  moment  une  impression  assez  pénible.  On  a  paru  éprou- 
ver un  mécompte  ou  une  crainte  vague.  Il  est  cependant  difficile  d'ad- 
mettre que  l'Autriche  ait  été  laissée  à  l'écart  des  négociations,  qu'elle 
ne  les  ait  pas  connues,  et  tout  semble  indiquer  que,  dans  la  pensée  des 
cabinets,  la  rentrée  de  la  Russie  dans  le  concert  des  trois  empires 
p'exclut  pas  l'alliance  austro-germanique.  On  assure  qu'il  en  est  ainsi; 
c'est  présumable,  quoiqu'il  ne  soit  pas  impossible  que  M.  de  Bismarck 
ait  songé  à  sp  servir  de  la  Russie  pour  peser  sur  l'Autriche,  pour  l'ame- 


REVLt.    —  CHUONÏQDiS.  4^5 

ner  à  de  nouveaux  arrangemens  plus  conformes  à  ses  vues.  Se  servir 
de  la  Russie  contre  l'Autriche,  de  l'Autriclie  contre  ia  Russie,  et  rester 
entre  les  deux  comme  un  régulateur  souverain,  c'est  encuj  d  une  con- 
ception diplomatique  devant  laquelle  ne  reculerait  pas  sans  doute  le 
tout-puissant  chancelier.  Faudrait-il  voir  enfin  dans  cette  alliance  plus 
ou  moins  laborieusement  renouée  ou  remaniée  quelque  intention 
réservée,  quelque  dessein  dont  M.  de  Bismarck  se  promettrait  de 
révéler  bientôt  le  secret?  On  dit  que  le  chancelier  de  Berlin,  tou^our^ 
préoccupé  de  la  paix,  n'aurait  songé  à  se  faire  le  médiateur  de  tous  les 
rapprochemens,  de  toutes  les  alliances,  que  pour  arriver  d'ici  à  peu  à 
une  proposition  de  désarmement.  Il  formerait  ainsi  une  grande  ligue 
de  la  paix  à  laquelle  tout  le  monde  serait  invité  à  se  rallier.  Ce  n'est 
pas  la  première  fois  qu'on  parle  d'un  désarmenient  comme  d'une 
garantie  souveraine  pour  la  paix  universelle.  La  difficulté  est  toujours 
d'arriver  à  des  combinaisons  pratiques,  de  commencer,  et  M.  de  Bis- 
marck, qui  est  un  tout-puissant,  un  victorieux,  a  dans  tous  les  cas  à  sa 
disposition  un  moyen  décisif,  c'est  de  donner  l'exemple  en  commen- 
çant par  diminuer  l'année  allemande. 

On  ne  voit  pas  que  ces  armemens  démesurés  et  ruineux  qui  pèsent 
sur  les  natious  contemporaines  ne  sont  pas  seulement  une  fantaisie, 
comme  on  le  croit,  qu'ils  ne  sont  qu'un  symptôme,  qu'ils  tiennent  à 
un  cfeitain  état  violent  du  monde,  et,  tant  que  l'Europe  sera  dans  cet 
état  artificiellement  violent,  ce  sera  à  qui  refusera  de  désarmer  le 
premier.  M.  de  Bismarck  a  certes,  un  immense  pouvoir;  il  a  déployé, 
dans  sa  diplomatie,  des  merveilles  de  sagacité  et  d'habileté;  il  ne 
désire  même  que  la  paix,  si  l'on  veut,  il  n'a  dans  ses  conceptions 
d'autre  objectif  que  la  paix,  nous  l'admettons,  —  et  à  quoi  cependant 
est-il  arrivé?  Il  a  tout  épuisé.  Il  a  commencé  par  se  faire  une  alliée 
de  la  Russie,  il  a  imaginé  ensuite  ce  qu'on  a  appelé  l'alliance  des 
trois  empereurs;  puis  il  s'est  détourné  de  la  Russie  pour  aller  cher- 
cher une  alliée  plus  intime  à  Vienne.  Aujourd'hui  il  revient  à  la  Rus- 
sie et  à  l'alliance  des  trois  empires.  Il  multiplie  les  expédions,  et, 
avant  que  les  événemens  contre  les(|uels  il  cherche  à  se  prémunir 
soient  arrivés,  il  aura  eu  le  temps  de  changer  plus  d'une  fois  encore. 
Il  ne  réussit  qu'à  ottiir  le  speciacle  de  combinaisons  éphémères  parce 
qu'il  manque  quelque  chose  au  monde  européen,  —  et,  s'il  y  avait 
dans  notre  pays  un  gouvernement  aux  intentions  pacifiques,  mais 
ayant  assez  d'autorité ,  assez  de  prévoyance  pour  suivre  une  poli- 
tique, il  montrerait  bientôt  quel  pourrait  être  le  rôle  de  la  France 
dans  l'intérêt  même  du  la  paix,  qu'on  prétend  consolider  sans  elle, 
peut-être  contre  elle.  Un  homme  d'esprit,  M.  de  Blowitz,  qui  a  publié 
récemment  un  livre  de  voyage  piquant  et  instructif,  une  Course  à 
Comtantinople ,  a  voulu,  lui  aussi,  tracer  son  plan  de  diplomatie;  il  a 


A76  REVUE   DES    DEUX   MONDES, 

écrit  un  chapitre  d'une  vivacité  ingénieuse  où  il  démontre  que  la 
question  de  l'indéppndance  européenne  est  toujours  en  Orient,  à 
Constantinople,  que  l'alliance  de  l'Angleterre  et  de  la  France  peut 
seule  résoudre  cette  question,  qui  domine  toutes  les  autres.  Le  jour  oîi 
cette  alliance  redeviendrait  une  réalité  sérieuse,  les  combinaisons 
artificielles  qui  disposent  de  l'Europe  ne  disparaîtraient  pas  entière- 
ment et  du  premier  coun  sans  doute,  elles  rentreraient  du  moins  dans 
leurs  vraies  limites  et  toutes  les  politiques  reviendraient  à  leurs  affi- 
nités naturelles.  L'Autriche  comprendrait  que  ses  intérêts  sont  avec  la 
France  et  l'Angleterre.  L'Italie  verrait  qu'elle  n'a  rien  à  gagner  aux 
alliances  absolutistes.  Ce  n'est  là.  peut-être,  qu'un  rêve  aujourd'hui, 
et  ce  n'est  point,  à  coup  si'ir,  le  rêve  du  chancelier  de  Berlin.  M.  de 
Bismarck  nous  rappelle  toujours  Napoléon  demandant,  au  commence- 
ment de  l'empire,  à  un  Italien  éminent,  un  projet  d'organisation  pour 
la  péninsule.  L'Italien,  tout  naïvement,  offrit  un  p'an  qui  constituait 
une  Italie  indépendante,  et  comme  Napoléon,  impatienté,  se  récriait, 
son  interlocuteur  lui  demanda  si  ce  qu'il  voulait  était  l'organisation 
de  la  suprématie  française.  «  C'est  cela  1  »  reprit  vivement  l'empe- 
reur. II  en  est  un  peu  ainsi  dti  chancelier  de  Berlin  avec  ses  combi- 
naisons qui  tendent  toutes,  plus  ou  moins,  à  assurer  la  prépondérance 
allemande,  —  et  voilà  pourquoi,  même  en  aimant  un  peu  plus  la  paix 
que  Napoléon.  M.  de  Bismarck  ne  peut  réussir  mieux  que  lui  avec  ses 
alliances  changeantes  créées  arbitrairement  par  l'artifice  d'une  volonté 
impérieuse. 

Les  grandes  affaires  ne  se  font  pas  aisément,  et  les  Anglais  pour 
leur  part  sont  occupés  aujourd'hui  à  résoudre  de  graves  questions  exté- 
rieures et  intérieures.  Comment  ils  sortiront  de  ces  affaires  d'Egypte 
où  ils  se  sont  engagés  sans  rien  prévoir,  sans  avoir  mesuré  ce  Qu'ils 
allaient  faire,  ils  ne  le  savent  pas  bien  eux-mêmes.  Pressé  chaqtie 
jour  d'interpelbtions,  de  récriminations,  harcelé  de  toutes  parts,  le 
ministère  est  réduit  à  répéter  sans  cesse  qu'il  ne  veut  ni  annexei*  ni 
occuoer  indéfiniment  l'Egypte,  qu'il  quittera  la  vallée  du  Nil  aussitôt 
que  le  pays  sera  pacifié.  C'est  la  réponse  invariable  qui  ne  contente 
personne,  pas  même  peut-être  ceux  qui  la  font.  Il  est  bien  clair  que, 
pour  le  moment,  tout  dépend  de  l'action  militaire,  de  la  marche  du 
général  Graham  qui  après  (m  premier  avantage  sur  Osman-Disrma  et 
ses  bandes  de  Bédouins,  vient  d'obtenir  un  nouveau  succès  dans  un 
combat  d'hier.  Le  général  Graham  réussira  sans  nul  doute  à  dégager 
les  abords  de  la  Mer-Rnuge,  à  mettre  hors  d'atteinte  Soiiakim  et  quel- 
ques autres  ports,  en  refoulant  victorieusement  les  bandes  du  mahdi, 
en  rétablissant  une  certaine  sûreié  là  où  flottera  le  drapeau  ane:lais. 
Mallieureusement  ce  n'est  pas  tout  de  vaincre  les  premiers  Bédouins  . 
qu'on  rencontre;  le  succès  définitif  tient  non-seuleuieut  à  la  marche 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  &77 

du  général  Graham,  mais  à  tout  un  ensemble  d'opérations  laborieuses, 
difficiles,  et  l'Angleterre  a  toujours  devant  elle  une  œuvre  politique 
autant  que  militaire.  Cette  œuvre,  aggravée  peut-être  d'avance  par  bien 
des  hésitations,  le  ministère  anglais  n'est  sûrement  p  is  près  de  l'avoir 
accomplie,  et  taudis  qu'il  en  est  encore  aux  débuis  de  cette  nouvelle 
campagne,  il  poursuit  d'un  autre  côté  sans  interruption  le  travail  de 
réformes  intérieures  qu'il  a  entrepris.  La  question  de  la  réforme  élec- 
torale vient  de  faire  son  entrée  dans  là  chambre  des  couimunes  par 
un  projet  ministériel  et  par  un  discours  de  M.  Gladstone.  Ce  n'est 
encore,  il  est  vrai,  qu'un  projet  partiel.  Il  ne  s'agit  aujourd'hui  que 
de  l'extension  du  droit  de  suffrage;  un  nouveau  bill  modifiera  ie  sys- 
tème des  circonscriptions  électorales.  Telle  qu'elle  est,  cette  réforme 
est  assurément  une  œuvre  hardie;  elle  ajoute  deux  millions  d'électeurs 
aux  deux  millions  cinq  cent  mille  qui  existent  déjà.  Ce  qu'il  y  a  de 
grave  pour  le  ministère,  c'est  qu'il  n'a  pas  seulement  contre  lui  ses 
adversaires  naturels,  les  conservateurs,  conduits  par  sir  Stafford  North- 
coie;  il  a  d'autres  adversaires,  des  libéraux,  M.  Goschen  lui-mêtne, 
qui  a  déjà  pris  position  contre  le  bill.  La  réforme  triomphera-t-elle 
définitivement  ?  La  question  peut  être  décisive  pour  l'avenir  de  l'An- 
gleterre et  de  ses  institutions. 

GH.    DE   MAZADE. 


MOUVEMENT  FINANCIER  DE  LA  QUINZAINE. 


La  première  quinzaine  de  mars  a  vu  se  produire  une  hausse  impor- 
tante de  presque  tous  les  fonds  d'état  européens,  accompagnée  d'un 
mouvement  analogue  sur  la  plupart  des  bonnes  valeurs  étrangères 
et  sur  les  actions  de  nos  grandes  compagnies  de  chemins  de  fer. 
C'est  un  f.iit  notoire  aujourd'hui  que  les  agissemens  aventureux  par 
lesquels  les  finances  de  la  France  ont  été  amenées  au  point  où  nous 
les  voyons  ont  ébranlé  la  confiance  dans  la  solidité  de  notre  crédit 
national  et  déterminé  un  courant  d'émigration  des  capitaux  français 
vers  les  placemeus  étraogeri.  _^ 


478  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

La  permanence  du  déficit  et  la  perspective  d'un  impôt  sur  la  rente 
ont  certainement  enlevé  à  nos  fonds  publics  une  partie  de  leur  ancienne 
clientèle,  qui  s'est  décid  e  à  ro  porter  ses  capitaux  sur  des  fonds  d'état 
présentant  à  la  fois  des  r  ;ranties  suffisantes  et  des  probabilités  de  plus- 
value.  Les  Fonds  américains  et  les  Consolidés  anglais  étant  à  des  prix 
trop  élevés,  on  s'est  rabattu  sur  les  rentes  de  la  Belgique  et  de  la  Hol- 
lande, sur  les  deux  k  pour  100  de  l'Autriche  et  de  la  Hongrie  à  inté- 
rêt payable  en  or,  sur  le  5  pour  100  italien,  tout  à  fait  acclimaté  chez 
nous  et  encore  assez  au-dessous  du  pair  pour  laisser  une  marge  impor- 
tante à  un  mouvement  de  progression.  Le  calme  dont  jouit  le  royaume 
italien  sous  l'administration  sage  et  intelligente  de  M.  Depretis,  la 
bonne  situation  des  finances  du  pays,  le  succès  de  l'opération  concer- 
nant la  reprise  des  paiemens  en  espèces,  les  grandes  combinaisons 
qui  s'élaborent  pour  une  refonte  du  système  d'exploitation  des  voies 
ferrées,  telles  sont  les  principales  raisons  qui  ont  accru  la  confiance 
de  l'épargne  dans  la  Rente  italienne  et  fait  gagner  à  ce  fonds  en  moins 
de  trois  mois  cinq  ou  six  unités.  En  Espagne,  le  retour  du  parti  conser- 
vateur au  pouvoir  a  produit  un  revirement  subit  dans  les  dispositions 
de  la  spéculation  à  l'égard  de  la  Rente  espagnole.  La  crainte  d'une  révo- 
lution avait  peu  à  peu  fait  baisser  l'Extérieure  à  55  francs.  La  confiance 
qu'inspirent  les  talens  aussi  bien  que  l'éuergie  du  nouveau  chef  de 
cabinet  à  Madrid  ont  bouleversé  tous  les  calculs  des  vendeurs  à  décou- 
vert et  déterminé  des  rachats  qui  ont  effacé  rapidement  les  traces  de  la 
baisse  et  relevé  le  fonds  presque  à  62  francs. 

Le  rapprochement  des  cours  de  Berlin  et  de  Saint-Pétersbourg,  et 
les  déclarations  pacifiques  de  l'empereur  d'Allemagne  dans  son  dis- 
cours à  l'ouverture  du  Reichstag  ont  donné  une  nouvelle  impulsion  à 
ce  relèvement  général  des  fonds  étrangers,  en  écartant  définitivement 
toute  appréhension  relative  à  l'éventualité  d'une  grande  guerre  euro- 
péenne au  printemps.  La  place  de  Berlin  a  paru  enfiévrée  de  hausse, 
les  fonds  russes  et  austro-hongrois  ont  immédiatement  monté.  Les 
perspectives  de  paix  profiteront  même  aux  fonds  des  petits  états,  dont 
les  finances  ne  sont  pas  encore  établies  sur  des  bases  bien  solides.  C'est 
ainsi  que  la  Roumanie  voit  s'élever  lentement,  mais  continûment,  le 
taux  de  son  crédit,  que  la  Grèce  fait  de  louables  efforts  pour  inspirer 
confiance  aux  capitaux  étrangers,  et  que  la  Serbie  se  prépare  elle-même 
à  demaader  le  concours  des  capitaux  étrangers  pour  la  création  d  une 
dette  serbe. 

Les  fonds  ottomans  n'ont  eu  jusqu'ici  que  peu  de  part  à  cet  engoue- 
ment des  capitaux  pour  les  valeurs  étrangères,  ils  ont  été  cependant 
bien  tenus  et  le  montant  du  coupon  détaché  sur  les  catégories  diverses 
de  la  dette  turque  se  trouvera  aisément  regagné.  L'Unifiée  d'Egypte 
s'est  raffermie  à  mesure  que  semble  s'accroître  la  probabilité  de  l'éta- 
blissement définitif!    du  protectorat  anglais  sur  l'Egypte. 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  A79 

Financièrement,  la  situation  de  l'Egypte  ne  peut  paraître  bonne, 
puisque  son  budget  succombe  sous  le  poids  des  charges  que  lui  impo- 
sent et  la  déplorable  administration  des  fonctionnaires  anglais  et 
l'entretien  des  troupes  anglaises.  Mais  la  loi  de  liquidation  a  sauve- 
gardé les  intérêts  des  créanciers  de  l'Égypie  en  leur  réservant  le  pro- 
duit d'une  catégorie  déterminée  de  revenus.  Or  ce  produit  est  plus  que 
suffisant  pour  satisfaire  au  service  de  la  dette.  L'Angleterre,  il  est  vrai, 
cherchera  à  obtenir  une  modification  à  la  loi  de  liquidation.  Elle  ne 
réussira  qu'à  la  condition  d'assumer  formellement  le  protectorat  et  de 
substituer,  pour  les  créanciers,  sa  garantie  directe  à  celle  de  l'Egypte. 

La  hausse  générale  des  fonds  étrangers  pouvait  difficilement  laisser 
notre  marché  tout  à  fait  indifférent.  Nos  fonds  publics  se  sont  donc 
associés  au  mouvemeni,  avec  une  certaine  timidité  d'abord,  puis  un 
peu  plus  nettement  dans  les  derniers  jours.  La  situation  de  la  place 
comportait  une  reprise.  On  avait  baissé  pendant  tout  le  mois  de  février, 
avant  et  après  l'emprunt.  L'amortissable,  émis  à  76.60,  était  tombé 
à  76  francs.  Il  était  à  prévoir  que  les  banquiers  qui  avaient  pris  la 
plu§  grosse  part  a  la  souscription  feraient  tous  leurs  efforts  pour 
relever  les  cours  aussitôt  qu'une  occasion  favorable  se  présenterait. 
La  liquidation  ayant  été  très  facile  et  les  capitaux  s'étant  prêtés  à  des 
conditions  excepiionnellement  douces  pour  les  reports,  le  marché  de 
nos  fonds  publics  a  commencé  à  se  raffermir.  L'argent  étant  abondant 
à  2  et  2  1/2  pour  100,  on  en  pouvait  conclure  que  les  vendeurs  à 
découvert  avaient  presque  exclusivement  servi  de  contre-partie  aux 
acheteurs  désireux  de  se  faire  reporter.  Les  banquiers  ont  donc  pensé 
que  le  moment  était  venu  de  provoquer  un  courant  de  reprise.  On 
avait  d'ailleurs,  outre  une  situation  de  place  se  prêtant  à  cette  tenta- 
tive, deux  événemens  favorables  à  escompter,  une  victoire  du  cabinet 
dans  la  question  du  traitement  des  instituteurs,  et  la  prise  certaine 
de  Bac-Ninh. 

Pour  enlever  le  vote  de  la  chambre  dans  cette  question  des  institu- 
teurs, le  cabinet  s'était  décidé  à  montrer  la  situation  financière  sous  son 
vrai  jour,  ce  qui  l'a  fait  apparaître  peu  brillante.  En  même  temps,  le 
projet  de  loi  pour  le  budget  de  1885  a  été  déposé.  Ce  projet  présente 
les  recettes  et  les  dépenses  en  équilibre,  à  200,000  francs  près.  Mais, 
comme  on  le  peut  croire,  cet  équilibre  est  des  plus  instables.  11  n'a  été 
obtenu  qu'au  prix  d'expédiens  dont  quelques-uns  sont  misérables.  Les 
chiffres  du  budget  de  1884  ont  été  pris  pour  base;  mais  il  a  fallu  aug- 
menter les  dépenses  de  23  millions,  tandis  que  les  recettes  présentaient 
une  moins-value  de  35  millions  :  total  58  millions  à  trouver.  M.  Tirard 
croit  les  avoir  découverts  dans  des  remaniemens  apportés  à  la  percep- 
tion de  certains  impôts  et  destinés  à  prévenir  la  fraude.  Il  est  fort  à 
craindre  que  les  espérances  fondées  sur  ces  remaniemens  ne  soient 


480  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

chimériques.  En  tout  cas,  le  produit  des  contributions  indirectes  con- 
tinue à  rester  inférieur  aux  évaluations  budgétaires.  La  moins-value 
est  déjà  de  11  millions  pour  les  deux  premiers  mois  de  \SSk.  On  sait 
quelles  conséquences  eût  entraînées  l'adoption  des  propositions  rela- 
tives à  rélévation  du  traitement  des  instituteurs. 

Si  nous  comparons  les  cours  actuels  de  nos  divers  types  de  rentes 
avec  les  cours  du  1"  mars,  nous  constatons  une  hausse  de  1  franc  sur 
le  k  1/2,  de  0  fr.  70  sur  le  3  pour  100  ancien,  et  de  0  fr.  45  à  0  fr.  55 
sur  les  deux  amortissables.  Il  est  vrai  que  les  cours  du  1"  mars 
n'étaient  guère  plus  élevés  que  les  plus  bas  que  la  baisse  eût  fait 
coter  en  février. 

Un  certain  nombre  de  valeurs  ont  été  également  l'objet  d'un  retour 
de  faveur  à  la  suite  des  fonds  étrangers  et  des  rentes  françaises  :  la 
Banque  de  Paris  a  monté  de  837  à  870,  cet  établissement  de  crédit, 
par  ses  relations  et  ses  affaires  en  Italie  et  en  Espagne,  n'ayant  qu'à 
gagner  à  la  prospérité  des  finances  dans  ces  deux  pays.  Le  Crédit  fon- 
cier s'est  relevé  de  12  fr.  à  1,240.  C'est  sunout  aux  actions  et  aux 
obligations  des  Chemins  français  qu'est  allée  cette  partie  de  l'épargne 
qui  reste  fidèle  aux  valeurs  nationales.  La  hausse  sur  les  actions  du 
Lyon,  du  Nord,  du  Midi  et  de  l'Orléans  a  été  d'une  quinzaine  de  francs. 
Les  obligations  sont  constamment  recherchées  et  se  maintiennent  à  de 
hauts  prix,  bien  que  les  compagnies  ne  manquent  pas  de  titres  à 
offrir. 

A  la  suite  d'une  séance  fertile  en  incidens,  les  actionnaires  de  la 
Compagnie  de  Suez  ont  voté,  à  une  majorité  de  83  voix,  les  conclu- 
sions du  rapport  de  M.  Ferdinand  de  Lesseps.  La  convention  arrêtée 
de  concert  avec  les  armateurs  anglais  a  été  ratiQée  ;  nous  avions  prévu 
ce  résultat  et  nous  constatons  que  la  contiance  inspirée  par  M.  de 
Lesseps  à  ses  actionnaires  n'a  pas  été  démentie  dans  une  certaine 
mesure.  Nous  espérons  que  les  actions  de  Suez  n'auront  plus  à  sup- 
porter une  pareille  crise. 

Nous  avons  dit  que  la  hausse  des  fonds  étrangers  avait  profité  à  la 
plupart  des  valeurs  étrangères  se  négociant  sur  notre  marché.  La  cote 
constate  en  etîet,  depuis  le  1"  mars,  une  hausse  de  15  francs  sur  le 
Crédit  foncier  d'Autriche  et  la  Banque  ottomane;  de  18  francs  sur  le 
Mobilier  espagnol;  de  6  francs  sur  les  Chemins  autrichiens;  de  4  francs 
sur  les  Lombards;  de  12  francs  sur  le  INord  de  l'Espagne;  de  7  francs 
sur  le  Saragosse.  Le  Gaz  a  monté  de  40  francs;  les  Allumettes  et  les 
Voitures  de  12  francs.  Le  Panama  s'est  maintenu  à  500  francs. 


Le  directeur-gérant  :  G.  Buloz. 


ÉTUDES   DIPLOMATIQUES 


LA    PREMIERE    LUTTE   DE    FREDERIC    II    ET    DE    MARIE-THERE! 
D'APRÈS    DES  DOCUMENS    NOUVEAUX. 


L'AMBASSADE     DE    VOLTAIRE     A    BERLIN. 


I. 

La  bataille  de  Dettiiigue  et  l'évacuation  de  la  Bavière  avaient  eu 
lieu  presque  simultanément  dans  les  derniers  jours  du  mois  de  juin, 
au  début  de  la  saison  d'été,  la  seule  qui,  dans  les  habitudes  mili- 
taires encore  subsistantes,  pût  être  utilement  consacrée  aux  opé- 
rations de  guerre.  Les  alliés  avaient  ainsi  devant  eux  le  temps 
nécessaire  pour  tirer  profit  de  leur  double  victoire,  et  tout  les  invi- 
tait à  se  mettre  à  l'œuvre  pour  le  bien  employer.  Deux  grandes 
armées,  l'une  manœuvrant  sur  le  Rhin,  —  celle  que  commandait 
le  roi  d'Angleterre;  —  l'autre,  celle  qui,  sous  les  ordres  du  prince 
Charles  de  Lorraine,  traversait  à  grandes  marches  et  sans  obstacle 
la  Bavière,  pouvaient  soit  en  se  réunissant,  soit  en  concertant  leurs 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1"',  du  15  janvier,  du  15  février  et  da  1'^''  mars. 

TOME  LXII.  •—  1"  AVRIL  1884.  31 


A82  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mouvemens  pour  rentrer  en  France,  le  même  jour,  par  deux  points 
difFérens,  porter  sur  notre  territoire  la  plus  redoutable  des  attaques. 

Effectivement  on  put  d'abord  croire  que  nos  ennemis  sentaient 
leur  force  et  ne  tarderaient  pas  à  en  faire  usage.  Lord  Stairs  répé- 
tait tout  haut  aux  envoyés  des  petits  souverains  d'Allemagne,  qui 
venaient  apporter  leurs  hommages  au  camp  anglais,  que  son  maître 
allait  fondre  sur  la  France  comme  un  foudre  de  guerre.  Tel  était 
aussi  le  langage  du  Hongrois  Mentzel,  qui  commandait  l'avanl- 
garde  du  prince  Charles,  composée  presque  exclusivement  de 
Hongrois  et  de  Pandours,  dont  l'aspect  farouche  terrifiait  les  popu- 
lations. Ce  chef  de  bandes,  qui  ressemblait  plus  à  un  brigand 
qu'à  un  soldat,  vociférait  dans  des  ordres  du  jour  incendiaires  que 
l'Alsace  et  la  Lorraine  étant  les  biens  propres  de  sa  maîtresse;  qui- 
conque, dans  ces  deux  provinces,  ne  ferait  pas  de  bonne  grâce  sa 
soumission  serait  livré  au  feu  et  au  pillage.  C'est  pour  répondre  à 
cette  double  menace  que  Noailles,  repassant  le  Rhin,  vint  se  placer 
aux  environs  de  Landau,  le  long  de  la  Queiche,  prêt  à  faire  tête  à 
l'armée  anglaise  si  elle  apparaissait  sur  la  frontière  du  Nord,  tandis 
que  le  maréchal  de  Coigny,  placé  sous  ses  ordres  pour  commander 
l'armée  qu'avait  ramenée  le  maréchal  de  Broglie  et  aidé  du  comte 
de  Saxe,  restait  en  armes  entre  Strasbourg  et  Colmar,  surveillant 
tous  les  mouvemens  du  prince  Charles. 

A  la  surprise  générale  des  spectateurs  (sentiment  que  l'historien 
ne  peut  s'empêcher  de  partager),  tout  cet  éclat,  un  moment  si 
bruyant,  s'apaisa  subitement.  Au  lieu  de  marcher  en  vainqueurs 
sur  la  France,  le  roi  George  vint  s'enfermer  dans  Worms,  d'où  il  ne 
bougea  de  tout  l'été;  le  prince  Charles,  à  la  vérité,  fit  son  appari- 
tion attendue  sur  les  bords  supérieurs  du  Rhin  et  tenta  à  plusieurs 
reprises  de  franchir  le  fleuve,  mais  avec  tant  d'hésitation  et  tant  de 
mollesse  que  le  maréchal  de  Coigny,  tout  vieux  et  assez  inerte  qu'il 
était,  n'eut  besoin  que  de  peu  d'efforts  pour  l'en  empêcher.  La 
plus  heureuse  de  ces  tentatives  ne  réussit  qu'à  faire  passer  dans 
l'île  de  Rheinau,  au-dessus  de  Colmar,  de  huit  à  dix  mille  hommes 
qui  en  furent  débusqués  peu  de  jours  après,  et  on  en  était  encore 
là  aux  premiers  jours  d'octobre,  quand  des  pluies  précoces  four- 
nirent au  prince  un  prétexte  pour  reprendre  avant  le  temps  ordi- 
naire ses  quartiers  d'hiver.  Tout  le  résultat  de  la  campagne  se 
borna  ainsi  à  la  soumission  des  forts  d'Égra  et  d'Ingolstadt,  les 
deux  seuls  points  que  les  Français  occupassent  encore  en  Alle- 
magne et  qui,  bien  que  très  faiblement  défendus,  ne  se  rendirent 
qu'à  de  bonnes  conditions. 

Cette  inaction  prolongée  des  Allemands  prêta  à  des  commen- 
taires de  toute  espèce  dont,  dans  le  camp  français,  on  ne  se  faisait 


ÉTUDES   DIPIOMATIQUES.  hSZ 

pas  faute  de  se  divertip.  «  Le  roi  d'Angleterre,  écrivait  Maurice  de 
Saxe  à  son  frère  le  roi  de  Pologne,  partit  hier  avant  raidi  sans  prendre 
congé  de  moi.  Quoique  cela  ne  soit  pas  poli,  j'en  suis  bien  aise, 
car  il  m'a  causé  quelque  insomnie  avec  sa  grande  vilaine  armée. 
Dieu  le  conduise,  lui  donns  bon  voyage  et  bon  vent  pour  revoir 
l'Angleterre!  Il  est  apparent  que  M.  le  prince  Charles  s'en  ir;  vers 
le  lac  de  Constance.  II  fera  bien,  car,  sans  cela,  nous  pou]  i'ions 
bien  le  galoper  pour  peu  qu'il  tardât  à  s'en  aller.  »  Les  soldats  ne 
plaisantaient  pas  de  moins  bon  cœur  que  le  chef.  Ainsi,  on  rap'^orte 
que  les  sentinelles  qui  montaient  la  garde  la  nuit  sur  les  borc-^  du 
Rhin  avaient  fait  de  leiir  cri  de  veille  accoutumé  un  petit  dis'ique 
ainsi  conçu  : 


Prenez  garde  à  vous  ! 
Le  prince  Charles  est  soûl. 


Et,  dans  les  cabarets,  on  chantait  à  gorge  déployée  : 

Charles  dit  avec  audace, 
Guidé  par  le  dieu  du  vin, 
Qa'il  veut  passer  en  Alsace, 
Pour  y  vendanger  soudain. 
Ses  projets  sont  inutiles, 
Nos  bords  sont  trop  difficile?, 
Il  boira  de  Peau  du  Rhin, 
Il  boira,  il  boira, 
De  l'eau  du  Rhin. 

11  n'était  pas  surprenant  que  les  soldats  français  revenus  sur  le 
sol  natal  eussent  repris  leur  entrain  et  leur  gaîté  ordinaires.  Aprèsi 
un  si  long  séjour  au  milieu  de  populations  hostiles,  ils  jouissaient 
de  se  retrouver  entourés  de  compatriotes  qu'animait  comme  eux 
la  haine  contre  l'étranger,  et  des  paysans  de  la  généreuse  pro- 
vince d'Alsace,  qui  les  aidaient  spontanément  à  défendre  la  fron- 
tière depuis  lîuningue  jusqu'à  Strasbourg.  Leur  joie  était  donc  bien 
naturelle;  mais  ce  qui  l'est  moins,  c'est  que  le  prince  Charles, 
averti  de  leurs  plaisanteries,  en  fit  faire  ses  plaintes  au  commandant 
français  et  que  les  rapports  étaient  devenus  si  faciles  entre  géné- 
raux qui  se  faisaient  si  peu  de  mal  que  Coigny  promit  d'y  mettre 
ordre  et  tint  parole  (1). 

Au  demeurant,  cette  sorte  de  trêve  amicale  succédant  à  une 


(1)  Ces  couplets  et  cette  anecdote  se  trouvent  dans  une  correspondance  du  temps, 
que  son  possesseur,  M.  de  Trudert,  a  bien  voulu  mettre  à  ma  disposition.  (Maurice 
de  Saxe,  par  Vitzthum,  p.  473.) 


484  REVUE   DES   DEUX  MONDES, 

mêlée  sanglante  et  à  des  menaces  formidables,  s'établit  à  peu  près 
d'un  commun  accord,  sur  toute  la  ligne  des  deux  armées.  Si  je  ne 
craignais  d'allonger  ce  récit  par  des  digressions  inutiles,  j'en  donne- 
rais quelques  preuves  ;  ce  serait  une  occasion  de  faire  comprendre 
aux  lecteurs  de  nos  jours  (qui  peut-être  en  seraient  surpris)  ce  que 
pouvait  être,  dans  le  feu  même  de  la  guerre,  la  courtoisie  des  rap- 
ports mutuels  entre  des  chefs  d'armée,  toujours  pris  alors,  quelle 
que  fût  leur  patrie,  dans  l'élite  de  la  société  polie. 

Voici,  par  exemple,  l'échange  de  correspondances  que  je  ren- 
contre exactement  à  cette  date  entre  Noailles  et  Carteret;  c'est 
Noailles  qui  commence  en  priant  le  ministre  anglais  de  s'acquitter 
de  je  ne  sais  quelle  commission  envers  un  prisonnier  français  :  «  II 
y  a  longtemps,  dit-il,  si  je  ne  me  trompe,  que  j'ai  eu  l'honneur  de 
voir  Votre  Excellence  en  France,  et  je  ne  me  serais  pas  douté  que 
notre  correspondance  dût  commencer  à  l'armée.  Je  ne  puis  cepen- 
dant pas  dire  que  Votre  Excellence  ne  me  soit  pas  beaucoup  plus 
connue  par  la  réputation  de  son  esprit  et  de  ses  talens  qu'elle  ne 
me  l'est  personnellement,  avec  cette  différence  que  je  souhaiterais, 
pour  ma  propre  satisfaction  et  le  plaisir  que  j'y  trouverais,  à  con- 
naître par  moi-même  ce  que  je  ne  connais  encore  que  par  les 
autres.  Il  faut  espérer  que  des  temps  plus  tranquilles  m'en  fourni- 
ront l'occasion.  En  attendant,  monsieur,  je  vous  prie  de  considérer 
que,  lorsque  j'aurai  l'honneur  de  vous  écrire,  c'est  un  militaire  qui 
le  fait,  qui  ne  connaît  d'autre  façon  de  traiter  que  celles  qui  sont 
conformes  au  métier,  qui  sont  ouvertes,  franches,  généreuses  ;  qui 
ne  cherche  point  à  surprendre  et  qui  voudrait  fort  n'être  pas  sur- 
pris; de  qui  vous  n'aurez  jamais  de  mauvaises  difficultés  à  essuyer 
et  qui  se  flatte  de  trouver  en  vous  la  réciproque.  » 

Carteret  répond  :  «  C'est  par  milord  Stairs,  je  crois,  que  j'ai  eu 
l'honneur  d'être  introduit  chez  Votre  Excellence  à  Paris,  je  ne  dirai 
pas  il  y  a  combien  d'années.  Votre  Excellence  était  alors  à  la  tête 
du  ministère  et  moi  trop  jeune  et  trop  inconsidérahle  pour  pré- 
tendre à  son  souvenir.  Mais  je  ne  pourrais  oublier  le  gracieux  accueil 
que  vous  avez  bien  voulu  me  faire  dans  le  haut  rang  où  vous  vous 
trouviez  déjà;  c'est  par  un  pur  hasard  et  un  jeu  de  fortune  que  je 
me  trouve  à  l'heure  qu'il  est  engagé  avec  Votre  Excellence  dans 
une  correspondance  purement  militaire...  Tout  ce  que  vous  vou- 
drez bien  m'adresser  sera  immédiatement  mis  devant  le  roi  et  je 
vous  feiai  parvenir  la  réponse  dès  que  je  serai  autorisé  à  le  faire. 
Votre  Excellence  reconnaîtra  toujours  en  moi  une  manière  ouverte, 
franche,  exempte  de  tous  préjugés  nationaux,  au-dessus  de  la 
moindre  démarche  contraire  à  la  bonne  foi,  à  la  candeur  dont  j'ai 
toujours  usé  envers  amis  et  ennemis...  Je  supplie  Votre  Excellence 


ÉTDDES   DIPLOMATIQUES.  485 

de  croire  que  ce  sont  mes  véritables  sentimens  et  que  je  serai  tou- 
jours avec  une  très  grande  vénération...  » 

Qu'on  me  laisse  citer  encore  (et  ce  sera  tout)  quelques  phrases 
du  même  maréchal  de  Noailles  adressées  à  un  autre  général  autri- 
chien, Khevenhûller,  à  propos  du  sujet  plus  délicat  des  violences 
exercées  par  le  Hongrois  Mentzel  :  «...  S'il  est  survenu  entre  nous 
quelques  difficultés,  lui  dit-il,  c'est  qu'on  a  cru,  de  ce  côté,  avoir  à 
se  plaindre  de  la  manière  dont  font  la  guerre  quelques-unes  de  vos 
troupes,  qui  ont  des  noms  connus  en  Europe  et  qui  véritablement 
ne  sont  point  de  toutes  les  nations  de  cette  partie  du  monde  celles 
qui  se  piquent  le  plus  de  faire  la  guerre  avec  noblesse  et  généro- 
sité. Je  ne  parlerai  pas,  par  exemple,  à  Votre  Excellence  de  l'indé- 
cence des  écrits  qui  ont  été  répandus  par  le  colonel  Mentzel  et  qui 
étaient  plutôt  dans  le  style  d'un  incendiaire  que  dans  celui  d'un 
homme  de  guerre.  Je  pense  et  je  suis  persuadé  que  Votre  Excel- 
lence est  du  sentiment  qu'il  convient  toujours  mieux  à  tous  égards, 
avec  tout  le  monde,  de  faire  la  guerre  noblement  et  généreusement. 
Je  suis  aussi  persuadé  que,  dans  toutes  les  affaires  de  votre  com- 
pétence et  de  la  mienne,  nous  rechercherons  de  part  et  d'autre,  avec 
la  même  vérité  et  la  même  droiture,  à  éloigner  toutes  les  difiicul.- 
tés...  J'adresse  ceci  au  gouvernement  de  Fribourg  pour  vous  le  faire 
tenir  dans  la  région  que  vous  habiterez,  car,  quoique  assez  curieux 
sur  les  choses  qui  peuvent  avoir  rapport  à  la  sphère  où  je  me 
trouve,  je  ne  dépense  rien  en  espions  pour  les  choses  qui  n'en  sont 
pas,  et  je  n'ai  actuellement  d'autre  intérêt  de  savoir  où  est  Votre 
Excellence  que  celui  que  je  prendrai  toujours  à  !a  conservation 
d'une  personne  que  j'honore,  que  j'estirne  et  que  je  respecte,  et 
j'en  dirais  davantage  dans  des  circonstances  plus  tranquilles  (1).  » 

Quelle  que  pût  être  cependant  la  gracieuseté  de  ces  procédés 
réciproques,  comme  ces  gens  de  si  bonne  compagnie  n'en  avaient 
pas  moins  montré  qu'ils  étaient  capables  de  s'aborder  moins  poli- 
ment sur  les  champs  de  bataille,  ce  ne  pouvait  être  là  la  cause  qui 
refroidit  subitement  leur  humeur  belliqueuse.  Les  raisons  de  ce 
changement  d'attitude  sont  nombreuses,  et,  au  fond,  ce  sont 
celles-là  n'ême  qui  paralysent  habituellement  l'action  de  toutes  les 
coalitions,  celles  dont  l'alliance  franco-prussienne  avait  eu  à  souffrir 
et  dont  les  Anglo-Autrichiens  subissaient  à  leur  tour  la  fâcheuse 
influence. 

(1)  Noailles  à  Cartcret.  —  Carteret  à  Noaillos,  10  septembre.  —  Noailles  à  Kheven- 
htiller,  16  octobre  1742.  (Correspondances  de  divers  généraux  étrangers.  —  Allemagne. 
—  Ministère  des  affaires  étrangères.)  —  Voltaire  a  été  frappé  de  ces  rapports  courtois 
établis  entre  les  généraux  ennemis,  à  cette  époque,  et  en  fait  l'objet  d'une  remarque 
dans  le  Siècle  de  Louis  XV* 


486  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

C'était,  en  premier  lieu,  comme  toujours,  la  différence  des  tem- 
péramens  et  les  rivalités  d'intérêts  des  généraux.  Pour  commen« 
cer,  le  roi  George,  tout  étonné  de  se  trouver  un  héros  (bonne  for- 
tune à  laquelle  il  ne  s'était  jamais  attendu),  mais  encore  très  ému 
des  périls  personnels  qu'il  avait  courus,  n'était  nullement  pressé  de 
s'aventurer  une  seconde  fois  dans  ce  jeu  où  il  avait  vu  serrer  de 
si  près  sa  lourde  personne  royale.  Il  repoussa  presque  sans  le  dis- 
cuter le  plan  de  marche  immédiate  et  de  vive  agression  que  Stairs 
lui  soumit  dès  le  lendemain  de  Dettingue.  Stairs,  doit  le  caractère 
était  très  irritable  et  qui  se  savait  d'ailleurs  mal  vu  dans  l'entou- 
rage du  roi,  ne  put  cacher  son  mécontentement.  De  vives  alterca- 
tions s'ensuivirent  entre  lui  et  les  courtisans,  qu'il  accusait  de 
lâcheté,  et  pendant  plusieurs  jours  le  camp  anglais  offrit,  dit  un 
témoin  oculaire,  l'aspect  d'une  république  où  personne  n'obéissait 
et  où  chacun  disait  tout  haut  son  sentiment.  Enfin  Stairs,  dans  un 
dernier  mouvement  de  colère,  offrit  une  démission  que  ses  enne- 
mis (Garteret  était  da  nombre)  furent  très  empressés  d'accepter. 

La  timidité  n'était  pas  d'ailleurs  le  seul  défaut  de  George;  il  y 
joignait  aussi  l'avarice,  défaut  encore  accru  chez  lui  par  la  jalousie 
avec  laquelle  le  parlement  surveillait  l'emploi  des  subsides  accordés 
aux  armées  continentales.  Quand  les  princes  allemands  qui  venaient 
lui  rendre  hommage  parlèrent  des  dégâts  que  leur  avaient  causés 
les  réquisitions  supportées  par  leurs  sujets  et  murmurèrent  quel- 
ques mots  de  dédommagement,  le  roi  leur  coupa  la  parole  en  leur 
disant  que  c'était  le  moins  qu'ils  pussent  faire  que  de  défrayer  de 
tout  leur  libérateur,  et  qu'il  verrait  à  les  indemniser  en  raison  de 
la  conduite  qu'ils  tiendraient  à  son  égard.  Après  cette  déclaration, 
personne  ne  se  soucia  plus  de  faire  un  pas  en  avant  (1). 

Chose  singulière,  celui  de  tous  qui  le  pressa  le  moins  d'agir,  ce 
fut  le  prince  Charles,  ou  du  moins  son  envoyé,  le  généra^  Brown, 
qui  était  venu  de  sa  part  au  quartier-général  anglais  pour  arrêter  le 
plan  de  la  campagne  d'été.  Le  prince  sentait  que,  s'il  liait  trop 
étroitement  sa  partie  avec  l'armée  anglaise,  ce  serait  George  qui, 
en  vertu  de  sa  qualité  royale,  devrait  prendre  le  commandement 
suprême,  et  il  n'avait  nul  goût  à  se  mettre  sous  les  ordres  d'un  chef 
dont  lestalens,  pas  plus  que  le  courage,  ne  lui  inspiraient  la  moindre 
confiance.  Il  fut.  servi  à  souhait  par  la  démission  de  Stairs;  mais 
alors,  se  trouvant  isolé,  il  craignit  d'avoir  sur  les  bras  les  deux 
armées  de  Noailles  et  de  Goigny  réunies,  et  n'opéra  qu'avec  des  pré- 
cautions qui  expliquent  comment  son  action  fut  si  peu  efficace  (2), 


(1)  Frédéric,  Histoire  de  mon  temps,  chap.  viii. 

(2)  D'Arneth,  t.  ir,  p.  264,  267. 


ÉTUDES   DIPLOMATIQUES..  487 

La  démission  de  Stairs  eut  encore  pour  conséquence  de  laisser  le 
miuistre  Carterct  maître  dans  le  conseil  du  roi  d'Angleterre,  et,  avec 
lui,  le  goût  dt  s  solutions  diplomatiques  reprit  le  dessus  sur  le  parti 
des  coups  de  force  et  de  la  politique  à  outrance.  Ce  fut  ce  que  l'un 
des  généraux  autrichiens  appelait  une  manière  philosophe  de  faire 
Ja  guerre  qui  ne  servirait  qu'à  rendre  la  campagne  infructueuse.  En 
conséquence,  deux  négociations  furent  immédiatement  rouvertes, 
l'une  et  l'autre  très  épineuses  et  dont  les  lenteurs  servirent  de  rai- 
son ou  de  prétexte  pour  motiver  le  retard  des  opéraiions  militaires. 
Ce  fut  d'abord  la  reprise  d'une  tentative  déjà  tant  de  fois  faite  et 
souvent  si  près  d'aboutir,  afin  de  décider  l'empereur  à  une  volte-face 
qui,  moyennant  un  salaire  modeste,  l'aurait  fait  passer  dans  !e  camp 
de  ses  ennemis  de  la  veille.  Il  semblait  que,  dans  l'état  d'exaspéra- 
tion et  de  détresse  auquel  ce  malheureux  prince  était  réduit,  il  ne 
devait  pas  être  malaisé  de  le  déterminer  à  ce  changement  de  front. 
Rancune  et  misère,  tout  paraissait  l'y  porter,  et  l'opération  eût  été 
facile,  en  effet,  si  seulement  Marie-Thérèse  eût  maintenu  les  con- 
ditions déjà  si  sévères  qu'elle  exigeait  avant  la  victoire,  ou  si  le 
cabinet  anglais  l'eût  obligée  à  s'en  contenter.  Mais  le  succès 
enivrait  tout  le  monde,  et  l'Àrigleterre,  hier  encore  si  accommo- 
dante, devenait  a[.rès  son  triomphe  presque  plus  exigeante  que 
son  alliée.  Ce  n'était  pas,  à  la  vérité,  la  faute  personnelle  de  George, 
qui,  ne  connaissant  pas  d'intérêt  plus  cher  ni  plus  pres&ant  que  de 
pacifier  l'Allemagne  pour  protéger  le  Hanovre,  se  montrait  toujours 
assez  traitable ;  mais  il  avait  affaire,  chez  lui,  à  un  parlement  ombra- 
geux et  sur  ses  gardes,  qui,  se  méfiant  justement  de  cette  fai- 
blesse, ne  voulait  pas  que  le  sang  anglais  eût  coulé  à  Dettingue 
uniquement  pour  sauver  les  possessions  particulières  de  la  maison 
de  Brunswick.  Vienne  et  Londres  se  mirent  ainsi  d'accord  pour 
offrir  ou  plutôt  pour  imposer  à  Charles  Vil  des  conditions  telles 
qu'une  abdication  immédiate  eût  été  cent  fois  préférable  :  on  ne  lui 
promettait  en  effet  de  lui  rendre  son  patrimoine  électoral  qu'à  la 
condition  de  laisser  aux  Autrichiens  toutes  les  places  fortes  en  otage 
jusqu'à  ce  qu'une  diète  solennelle,  convoquée  par  lui-même,  eût 
déclaré  sur  sa  demande  la  guerre  à  la  France  au  nom  de  l'empire 
et  assuré  la  succession  impériale  à  l'époux  de  Marie-Thérèse, 

Sous  l'empire  de  cette  effroyable  pression,  Charles  se  débattait, 
comme  un  condamné  subissant  la  question  ordinaire  et  extraordi- 
naire. Il  eût  peut-être  sacrifié  soit  l'honneur,  soit  l'intérêt;  mais 
tous  deux  ensemble,  en  vérité,  c'était  trop  :  a  Ce  ne  sont  pas  les 
renonciations  qu'on  me  demande,  disait-il  au  ministre  de  France, 
qui  m'arrêtent  :  je  n'ai  plus  rien  à  perdre,  mais  (mettant  la  main  sur 
son  cœur)  c'est  ceci  qui  me  retient  :  je  suis  le  parent  et  l'allié  du  roi, 


488  RE7DE   DES    DEUX   MONDES. 

et  je  ne  puis  digérer  certaines  conditions.  Et  cependant,  ajoutait-il, 
comment  faire  quand  on  y  est  réduit  en  même  temps  par  l'ennemi 
et  par  l'ami?  » 

Averti  de  ce  scrupule,  Noailles  ne  manquait  aucune  occasion  de 
lui  en  faire,  au  nom  de  Louis  XV,  de  chaleureux  complimens  en  y 
joignant,  sous  forme  de  quelques  millions  de  subsides,  des  moyens 
plus  substantiels  pour  l'engager  à  y  persévérer  :  car  depuis  qu'il 
s'était  approché  de  l'Allemagne,  Noailles  comprenait  mieux  que  l'on 
ne  faisait  peut-être  à  Paris  l'intérêt  de  conserver  ce  fantôme  d'em- 
pereur «  comme  une  idole,  disait-il,  à  présenter  à  l'empire  afin  de 
l'empêcher  de  se  livrer  aveuglément  aux  vues  des  Anglais  et  des 
Autrichiens  (1).  » 

Mais,  parallèlement  à  cette  négociation,  une  autre  était  poursui- 
vie qui  tenait  bien  plus  au  cœur  du  cabinet  anglais  et  dont  il  fai- 
sait, en  réalité,  dépendre  la  continuation  de  son  intervention  en 
faveur  de  Marie-Thérèse  :  celle-là  avait  pour  but  de  convertir  en 
une  alliance  définitive  la  transaction  précaire  et  bizarre  qui  réu- 
nissait sous  un  même  drapeau,  en  Italie,  l'armée  autrichienne  et 
l'armée  du  roi  de  Sardaigne.  J'ai  dit  en  quoi  consistait  cet  arran- 
gement peut-être  sans  exemple  dans  les  annales  diplomatiques.  Sans 
renoncer  à  ses  prétentions  personnelles  sur  la  Lomburdie,  Charles- 
Emmanuel  avait  consenti  à  en  ajourner  la  discussion  et  à  unir,  en 
attendant,  ses  forces  à  celles  de  Marie-Thérèse  pour  éloigner  un 
ennemi  commun  (l'infant  d'Espagne  don  Philippe),  représentant 
de  la  puissance  et  de  l'ambition  de  la  maison  de  Bourbon  en  Italie. 
Leurs  armées  réunies  avaient  été  heureuses,  car,  à  la  suite  d'une 
bataille  livrée  en  avant  de  Bologne,  à  Gampo-Santo,  le  général 
espagnol  Gagés  avait  été  forcé  de  se  retirer  au-delà  de  Rimini.  Le 
Milanais  était  délivré  :  c'était  ce  résultat  qu'il  s'agissait  de  confirmer 
et  d'étendre  en  convertissant  une  coalition  temporaire  et  purement 
défensive  en  une  amitié  solide  fondée  sur  des  concessions  réci- 
proques. 

Mais  c'était  là  justement  le  pas  que  Gharles-Emmanuel  hésitait  à 
franchir,  ou,  du  moins,  qu'il  ne  voulait  faire  qu'à  bon  escient, 
et  en  calculant  jusqu'aux  moindres  sou  et  denier  ce  qu'il  aurait  à  y 
gagner.  A  vrai  dire,  s'il  avait  voulu  et  si  ses  troupes  eussent  tiré  parti 
de  leur  victoire,  la  retraite  des  Espagnols  eût  été  changée  aisément 
en  une  déroute  ;  mais  il  n'avait  eu  garde  de  pousser  ce  succès  assez 
loin  pour  que  Marie-Thérèse,  n'ayant  plus  rien  à  craindre,  n'eût 

(l)  Correspondance  de  Bavière,  ]m\\et  et  août,  passim.  —  Blondel  à  Amelot,  7  août 
1743.  —  Lautrec  à  Amelot,  11  août  1743.  —  Chambrier  au  roi  de  Prusse,  23  août 
1743.  —  (Ministère  des  affaires  étrangères.  —  Rousset,  t.  i.  Introduction,  p.  lxxvi.) 


ÉTUDES  DIPLOMATIQUES.  hSO 

plus  besoin  de  le  ménager,  ou  pour  que  les  Espagnols,  n'ayant  plus 
rien  à  espérer,  n'eussent  plus  d'intérêt  à  lui  rien  offrir.  Écraser  un 
des  adversaires  eût  été  le  moyen  de  ne  plus  rien  obtenir  d'aucun  des 
deux.  Rien  ne  lui  convenait  mieux  au  contraire  que  sa  situation 
d'allié  conditionnel  et  provisoire  de  l'Autriche.  Il  y  trouvait  l'avan- 
tage de  faire  manœuvrer  librement  des  soldats  sur  les  deux  rives  du 
Pô,  puis,  une  fois  le  Milanais  évacué,  et  sa  parole  ainsi  dégagée,  il 
pouvait,  sans  manquer  à  la  foi  jurée,  ouvrir  de  nouveau  l'oreille  aux 
propositions  qui  ne  pouvaient  manquer  de  lui  venir  du  côté  des  Pyré- 
nées et  des  Alpes.  Tenir  la  balance  entre  les  parties  adverses  qui 
se  disputent  la  prépondérance  soit  en  Italie,  soit  en  Europe,  et  pas- 
ser incessamment  de  l'une  à  l'autre,  c'était  et  c'est  même  resté  jus- 
qu'à nos  jours  la  tradition  héréditaire  de  la  maison  de  Savoie;  mais, 
celte  fois,  on  avait  perfectionné  la  vieille  pratique,  et  c'était  une 
trouvaille ,  en  vérité ,  que  de  pouvoir  jouer  le  double  jeu  à  ciel 
ouvert  sans  même  être  accusé  de  duplicité.  Aussi  rien  n'a  jamais 
autant  ressemblé  à  un  bureau  de  commissaire-prif  eur  mettant  une 
propriété  aux  enchères  que  le  palais  de  Charles-Emmanuel  pen- 
dant cet  été  de  17/i3,  et  surtout  le  cabinet  de  son  ministre,  le  rusé 
Savoyard  marquis  d'Orméa. 

A  peine,  en  effet,  l'échec  de  Campo-Santo  eut-il  appris  aux  Espa- 
gnols qu'ils  étaient  hors  d'état  de  faire  leurs  affaires  à  eux  seuls 
dans  la  Haute-Italie,  que  le  cabinet  français,  qui  n'avait  jamais 
renoncé  i^u'à  regret  à  l'alliance  savoyarde,  persuada  à  celui  de 
Madrid  de  rentrer  en  pourparlers  à  Turin.  Il  s'agissait  de  savoir 
si  la  crainte  d'avoir  trop  avancé  le  si^ccès  d'une  des  parties  ne  ren- 
drait pas  Emmanuel  disposé  à  rétablir  l'équilibre  en  se  portant  du 
côté  de  l'autre.  Ce  n'eût  pas  été  le  compte  de  l'Angleterre,  beaucoup 
plus  soucieuse  au  fond  (je  l'ai  déjà  dit)  de  poursuivre  la  maison  de 
Bourbon  en  Italie  qu'en  Allemagne  et  sur  la  Méditerranée  que  sur 
le  Rhin. 

De  là  deux  ordres  de  propositions  :  les  unes  portées  par  les 
agens  français ,  les  autres  émanées  des  agens  anglais  et  dans  les- 
quelles les  provinces  lombardes,  objet  de  la  convoitise  héréditaire 
de  la  maison  de  Sardaigne,  étaient,  en  quelque  sorte,  découpées  en 
des  sens  différens,  suivant  l'intérêt  de  chacun  des  postulans  qui,  les 
uns  et  les  autres,  rivalisaient  ainsi  auprès  d'Emmanuel  d'avances 
et  de  séductions.  La  France,  au  nom  de  l'Espagne,  traçait  une  ligne 
de  démarcation  dans  le  sens  de  la  longueur,  abandonnant  à  la  Sar- 
daigne la  rive  gauche  du  Pô  jusqu'à  Mantoue,  c'est-à-dire,  en  réa- 
lité, le  Milanais  tout  entier,  à  condition  que  sur  la  rive  droite  les 
duchés  de  Parme  et  de  Plaisance,  et  la  Toscane  même  au  besoin, 
deviendraient  l'apanage  de  l'infant  Philippe.  L'Angleterre,  au  con- 
traire, au  nom  de  l'Autriche,  ne  détachait  en  faveur  de  Charles- 


4@0  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Emmanuel  qu'une  ligne  très  étroite  du  Milanais  et  de  la  rivière  de 
Gènes ,  mais  lui  livrait  toutes  les  provinces  centrales  de  l'Italie,  à 
la  condition  d'en  exclure  absolument  les  Espagnols. 

D'Orméa  recevait  publiquement  ces  offres  diverses,  en  pesait  les 
inconvéniens  et  les  avantages  et  les  discutait  même  sur  la  carte  et 
sans  aucun  mystère  avec  chacun  des  prétendans.  Ceux-ci  répon- 
daient en  vantant  leur  marchandise  aux  dépens  de  celle  de  leur 
concurrent.  —  «  Pourquoi  donc,  lui  disait  un  jour,  par  exemple,  l'am- 
bassadeur de  France,  le  marquis  de  Senneterre,  préférpz-vous  une 
petite  partie  du  Milanais  acquise  par  le  moyen  de  l'Angleterre  au 
Milanais  tout  entier  par  le  moyen  de  la  France?  —  En  voici  la  rai- 
son, répondit  d'Orméa  :  nous  croyons  que  cette  partie  vaut  mieux 
sans  un  prince  de  Bourbon  en  Italie  que  la  totalité  avec  l'infant  à 
nos  côtés  ;  l'infant  a  des  narens  trop  puissans.  —  Mais,  au  moins, 
reprit  l'ambassadeur,  vous  n'avez  pas,  comme  on  le  dit,  accepté  de 
l'argent  des  Anglais?  —  Pardonnez -moi,  répliqua  le  ministre  avec 
un  sang-froid  imperturbable  :  deux  cent  mille  livres,  mais  sans  aucun 
engagement  de  notre  part  ;  »  et,  tirant  son  carnet  de  sa  poche,  il  lui 
laissa  lire  cette  note  :  «  Deux  cent  mille  livres  envoyées  par  l'Angle- 
terre, qui  ne  seront  pas  restituées  si  la  Sardaigne  s'engage  envers 
la  reine  de  Hongrie,  mais  le  seront  dans  le  cas  contraire.  »  D'autres 
fois,  par  bravade  ou  par  calcul,  il  se  plaisait  à  exprimer  tout  haut 
ses  hésitations.  Ainsi ,  Senneterre  lui  ayant  rerais  une  lettre  du 
ministre  Amelot,  qui  détaillait  tous  les  avantages  des  propositions 
françaises,  il  la  lut,  la  commenta  paragraphe  par  paragraphe;  puis 
il  se  leva,  et  malgré  sa  sciatique  (cette  sciatique  lui  servait  souvent 
à  éviter  les  visites  importunes),  il  se  promena  dans  son  cabinet  en 
parlant  tour  à  tour  français  et  piémontais,  tantôt  haut,  tantôt  bas, 
a  de  façon,  dit  Senneterre,  que  je  ne  pouvais  rien  comprendre.  »  — 
«  Eh  bien  !  lui  dis-je,  quelle  réponse  voulez-vous  que  je  fasse  au 
Poi?  —  Vous  m'y  voyez  rêver,.,  je  ne  vous  dissimule  pas  mon 
embarras...  Je  ne  veux  fermer  la  porte  ni  à  Vienne  ni  à  Madrid... 
Tenez,  je  ne  vous  engage  pas  à  venir  souvent  chez  moi,  parce  que 
les  ministres  de  Vienne  et  de  Londres  ne  manqueraient  pas  d'en- 
voyer des  courriers  à  leur  cour  pour  les  presser  d'en  finir,  et  si  je 
veux  avoir  de  meilleures  conditions  d'eux,  je  n'ai  qu'à  vous  revoir 
deux  fois  de  suite  (1).  » 

Mais  ce  qui  n'est  pas  moins  curieux  que  ce  marchandage  diplo- 
matique fait  ainsi  en  public,  c'est  que,  tandis  que  les  ministres  de 
France  et  d'Angleterre  s'escrimaient  à  l'envi  à  Turin,  le  texte  des 
propositions  qu'ils  voulaient  faire  admettre  n'était  complètement 

(1)  Senneterre  à  Amelot,  23  mars  1743.  (Correspondance  de  Turin.  —  Ministère  des 
affaires  étrangères.) 


ÉTUDES  DIPLOMATIQUE&.  491 

accepté  ni  à  Vienne  ni  à  Madrid  :  ni  la  France  n'avait  plein  pou- 
voir de  Philippe  pour  traiter  en  son  nom,  ni  le  cabinet  anglais  n'était 
autorisé  à  se  porter  fort  pour  Marie-Thérèse.  Chacun  des  augustes 
cliens  murmurait,  grondait,  protestait  contre  toutes  les  concessions 
que  son  avocat  voulait  faire  en  son  nom  ;  et  des  deux  parts  (coïnci- 
dence encore  plus  étrange),  ces  protestations  avaient  le  caradère 
passionné  et  peu  réfléchi  de  la  colère  féminine.  La  partie  carrée 
était  ainsi  complète  :  à  Madrid,  c'était  Elisabeth  Farnèse,  qui,  à 
chaque  lambeau  qu'on  lui  demandait  de  céder  des  possessions 
qu'elle  convoitait  pour  son  fils  bien-aimé,  s'écriait  qu'elle  était 
trahie,  abandonnée,  sacrifiée  par  Louis  XV,  qui  d'ailleurs,  disait- 
elle,  avait  toujours  détesté  son  oncle  ;  à  Vienne,  c'était  Marie-Thé- 
rèse, plus  obstinée  que  jamais  à  ne  pas  lâcher  un  pouce  de  plus  de 
son  patrimoine  que  le  traité  de  Breslau  ne  lui  en  avait  enlevé.  L'ir- 
ritation des  deux  parts,  presque  égale  en  violence,  se  ressentait 
pourtant  de  la  différence  de  caractère  des  deux  princesses.  Chez 
Elisabeth,  c'était  un  emportement  dont  l'expresîion  était  souvent 
vulgaire,  parce  que  le  mobile  n'était  que  l'anjbition  de  s'approprier 
le  bien  d'autrui  et  n'avait  en  soi  rien  de  noble  ni  d'élevé;  chez 
Marie-Thérèse,  c'était  toujours  la  confiance  hautaine  du  droit  qui 
se  défend.  C'étaient  des  éclats  d'éloquence,  parfois  mêlés  de  gémis- 
semens,  de  larmes,  en  un  mot,  cette  attitude  de  victime  dont  elle 
avait  gardé  l'habitude  depuis  ses  premières  épreuves  et  qui  n'était 
plus  justifiée  depuis  que  la  victoire  lui  avait  fait  changer  de  rôle. 
Telle  était  pourtant  la  ressemblance  des  situations  qu'elle  triom- 
phait à  certains  momens  de  la  diversité  des  natures  et  que  souvent 
les  mêmes  argumens  se  retrouvaient  sur  les  lèvres  des  deux  reines 
«  Si  on  m'abandonne,  s'écriait  Elisabeth,  nous  irons  traiter  avec 
l'Angleterre;  après  tout,  le  roi  d'Espagne  est  libre  de  traiter  avec 
qui  il  veut.  »  —  «  J'aimerais  mieux  traiter  avec  la  France,  disait 
Marie-Thérèse  à  Robinson,  qui  la  pressait  trop  vivement  de  consen- 
tir à  la  cession  de  Parme  et  de  Plaisance  ;  —  elle  ne  me  deman- 
derait rien  et  m'aiderait  peut-être  à  recouvrer  ce  que  j'ai  perdu.  » 
—  A  cette  iésistance  prolongée  et  qui  semblait  inflexible  l'Angle- 
terre n'avait  qu'un  moyen  à  opposer,  c'était  de  retarder  ou  de  ralen- 
tir son  action  en  Allemagne  tant  qu'elle  n'aurait  pas  obtenu  ce  qu'elle 
demandait  en  Italie,  et  ce  calcul,  très  \isible  dans  teintes  les  dépê- 
ches anglaises  de  cette  époque,  explique  mieux  que  toute  autre 
cause  la  stagnation  étrange  des  opérations  militaires  pendant  toutO' 
une  saison  (1). 


(1)  Correspondance  d'Espagne,  1743,  passim.  (Ministère  dea  affaires  étrangères.)  — 
D'Arneth,  t.  ii,  p.  280,  2.S8.  —  Correspondance  de  Vienne,  juillet,  août  1743,  passim. 


492  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

;  Dans'le  cours  de  ces  transactions  si  nombreuses,  qui  se  croisè- 
rent ainsi  en  tous  sens  pendant  cet  été  de  17/13,  on  s'étonnera  sans 
doute  de  ne  plus  voir  reparaître  le  nom  de  Frédéric.  Avait-il  donc 
cessé  de  se  regarder  lui-même  et  d'être,  au  fond,  regardé  par  tout 
le  monde  comme  l'arbitre  véritable  de  la  situation?  Cessait-on,  à 
Londres  comme  à  Paris,  d'appeler  son  intervention?  En  aucune 
manière;  sa  pensée  était  toujours  présente  à  tous  les  esprits  et 
tous  les  regards  étaient  encore  tournés  vers  lui  avec  un  mélange 
de  crainte  et  d'espérance.  Seulement  une  telle  incertitude  planait 
sur  les  véritables  senti  mens  de  Frédéric,  de  telles  contradictions 
régnaient  dans  ses  discours  et  sa  parole  inspirait  si  peu  de  con- 
fiance, que  personne  n'osait  plus  l'interroger.  Jamais  même  cette 
incobérence  de  langage,  suite  de  la  perplexité  de  son  esprit,  n'avait 
plus  étonné  ses  auditeurs  et  rendu  la  conversation  avec  lui  plus 
difficile  que  depuis  qu'il  avait  appris  l'issue  douteuse  de  la  journée 
de  Dettingue,  si  tristement  commentée  par  la  retraite  de  l'armée 
de  Bavière.  Ce  résultat,  contraire  à  toutes  ses  prévisions,  paraissait 
le  jeter  dans  un  véritable  égarement.  Au  premier  moment,  ce 
n'étaient  dans  sa  bouche  qu'invectives  et  épigrammes  contre  les 
généraux  français  :  «  Ne  me  parlez  plus  des  Français,  s'écriait-il,  je 
ne  veux  plus  entendre  nommer  leur  nom;  je  ne  veux  plus  qu'on 
me  parle  de  leurs  troupes  et  de  leurs  généraux.  Voyez  où  j'en 
serais  si  je  m'étais  embarqué  avec  ces  gens-là.  On  sera  habile  si 
on  m'y  rattrape  !  »  Mais,  peu  de  jours  après,  craignant  évidemment 
de  faire  lui-même  la  partie  trop  belle  à  la  reine  de  Hongrie  et  à  ses 
alliés  :  «  Yoilà  bien  du  bruit  pour  peu  de  choje,  reprenait-il,  et  bien 
des  gens  tués  inutilement.  Cette  victoire  tant  criée  du  roi  d'Angle- 
terre se  réduit  au  seul  champ  de  bataille  qu'il  a  maintenu,  et 
perte  égale  des  deux  côtés.  »  Puis  venaient  des  plaisanteries  impi- 
toyables sur  l'attitude  gauche  et  la  bravoure  douteuse  du  roi 
George,  et  l'indiscipline  des  troupes  anglaises  :  «  Vos  gens  vont 
mourir  de  faim,  disait-il  à  Hyndford;  ils  ne  vivent  que  de  pil- 
lage. »  Et  comme  l'envoyé  anglais  assurait  que  le  roi  d'Angleterre 
avait  déjà  ramené  son  armée  sur  les  bords  du  Rhin ,  où  elle  ne 
manquait  de  rien  :  «  M.  de  Mayence,  dit-il,  sera  un  habile  homme 
s'il  peut  avoir  des  tables  servies  pour  tant  de  convives ,  mais  la 
nappe  pourra  lui  coûter  cher.  »  —  a  Et  au  même  moment,  ajoute 
Hyndford,  il  se  tourna  du  côté  de  M.  de  Valori  et  lui  dit  cent  imper- 
tinences sur  le  maréchal  de  Broglie,  puis  se  retira  dans  une  chambre 


(Record  Office.)  —  Presque  toutes  les  dépêches  de  cette  date  sort  relatives  aux  affaires 
d'Italie  et  font  connaître  les  efforts  réitérés  et  longtemps  impuissans  des  Anglais  pour 
obtenir  des  concessions  de  Marie-Thérèse. 


ÉTUDES   DIPLOMATIQUES.  A93 

voisine  avec  cet  ambassadeur,  qui  lui  remit  un  papier  dont,  autant  que 
j'ai  pu  le  voir  de  la  chambre  où  j'étais  resté,  il  n'eut  pas  l'air  d'être 
mécontent.  »  Enfin,  un  peu  plus  tard,  nouveau  changement  d'al- 
titude. «  Je  ne  suis  pour  rien  dans  tout  ceci,  disait-il  à  un  ministre 
étranger,  j'aime  à  voir  ces  gens-là  se  battre,  et  il  m'est  bien  égal 
qui  l'emporte.  » 

A  travers  ces  hésitations  qui,  réelles  ou  calculées,  n'en  avaient 
pas  moins  l'eiTet  de  dépister  tout  effort  fait  pour  pénétrer  ses  des- 
seins, une  seule  chose  était  certaine,  c'est  qu'il  remettait  ostensi- 
blement son  armée  sur  le  pied  de  guerre  et  réparait  toutes  ses  for- 
teresses, tant  sur  les  frontières  de  Bohême  que  dans  le  voisinage  du 
Rhin,  de  manière  à  les  préserver  de  toute  surprise.  Évidemment  il 
voyait  le  moment  venir  où  il  dev  it  reparaître  sur  la  scène,  s'il  ne 
voulait  pas  que  le  drame  se  dénouât  sans  son  concours.  Mais  quel 
rôle  prendrait-il  et  à  quelle  heure?..  Se  remettrait-il  avec  les  vain- 
cus pour  les  aider  à  se  relever  ou  avec  les  vainqueurs  pour  partager 
le  butin  ?  C'est  ce  qu'il  ne  savait  pas  encore  lui-même  ou  ne  voulait 
pas  laisser  savoir.  En  attendant,  Valori  et  Hyndford,  aussi  las  que 
dégoûtés  d'être  si  souvent  trompés  et  de  ne  recevoir  que  des  rebuf- 
fades, ne  faisaient  plus  que  se  communiquer  mutuellement  leurs 
répugnances,  et  leurs  dépêches,  qu'on  dirait  copiées  les  unes  sur  les 
autres,  envoyaient,  à  Versailles  comme  à  Londres,  ce  refrain  uni- 
forme :  «  N'espérez  jamais  rien  obtenir  de  cet  homme-ci,  quoi  qu'il 
vous  dise;  il  n'agira  que  le  jour  où  il  saura  bien  certainement  de 
quel  côté  est  la  force  ou  bien  où  il  se  sentira  menacé  dans  son 
intérêt  personnel  (1).  » 

II. 

A  défaut  cependant  des  ministres  ordinaires  de  la  diplomatie 
régulière  qui  donnaient  ainsi  la  démission  de  leur  métier,  un  ambas- 
sadeur vraiment  extraordinaire  se  rencontra  pour  tenter^  encore 
l'aventure.  Celui-là  ne  fut  autre  que  Voltaire,  qui,  s'étant  déjà 
employé  une  fois  dans  une  mission  officieuse  de  ce  genre  sans 
beaucoup  de  succès,  n'aurait  pas  dû  être  bien  tenté  de  revenir  à  la 
charge.  Gomment  il  se  laissa  engager  de  nouveau  dans  une  seconde 
entreprise,  qui  ne  devait  pas  mieux  réussir  que  la  première,  et 
comment  il  s'en  acquitta,  c'est  une  histoire  qui  vaut  la  peine  d'être 
contée  avec  quelque  détail,  car  c'est  peut-être  l'un  des  plus  curieux 

(1)  Valori  à  Amelot,  18  juin,  16  juillet  1743.  {Correspondance  de  Prusse.  —  Ministère 
des  affaires  étrangères.)  —  H}  udford  à  Carteret,  G,  16  juillet,  15  août  1743.  (Record 
Office.)  —  Frédéric  au  comte  de  Rotteabourg,  3,  13  juillet  1743.  {Pol.  Corr.^  t.  ii, 
p.  381,  385.) 


h9k  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

incidens  de  la  vie  de  cet  homme  illustre  aussi  bien  que  de  son 
royal  ami. 

Je  n'ai  pas  besoin  de  rappeler  au  lecteur  l'accueil  si  peu  patrio- 
tique que  le  poète  français  avait  fait  à  la  paix  perfide  par  laquelle 
Frédéric  nous  avait  faussé  compagnie  au  jour  du  malheur,  la 
lettre  de  félicitation  qu'il  n'avait  pas  craint  d'adresser  à  ce  sujet 
à  Berlin,  puis  la  publicité  inattendue  que  cette  épître  reçut,  enfin 
l'indignation  générale  qui  s'ensuivit.  Pour  préserver  Yollaire  de 
mesures  de  rigueur  qui  n'auraient  été  que  trop  bien  méritées,  il  ne 
fallut  pas  moins,  on  l'a  vu,  que  des  désaveux  répétés  de  sa  part, 
auxquels  le  ministère  voulut  bien  faire  semblant  d'ajouter  foi.  Une 
telle  conduite  avait  fait  sans  doute  beaucoup  de  toit  à  sa  réputation 
d'honnête  homme  et  de  bon  citoyen;  elle  n'avait  rien  pu  enlever 
pourtant  ni  à  la  renommée  du  grand  écrivain,  ni  à  l'admiration  du 
public  pour  son  génie.  Bientôt  même  le  désir  de  ménager  Frédéric 
devint  si  général  parmi  les  politiques  qu'il  en  rejoillit  quelque  chose 
sur  celui  qui  pouvait  se  vanter  d'être  son  i.mi.  Lui-même  alors,  au 
lieu  de  continuer  à  se  défendre  et  à  rougir  d'une  amitié  qu'on 
n'osait  plus  lui  reprocher,  trouva,  au  contraire,  quelque  avantage  à 
l'étaler  sans  mystère  et  à  s'en  vanter  en  toute  occasion.  C'était 
comme  une  haute  protection  qu'il  invoquait  pour  se  préserver  des 
dangers  que  pouvaient  lui  faire  courir  l'audace  croissante  et  sou- 
vent l'inconvenance  de  ses  écrits.  «  Vous  devriez  avenir  charitable- 
ment Vohaire,  disait  (au  récit  du  chroniqueur  Eaibier)  une  dame 
de  qualiîé  à  un  homme  de  marque,  de  ne  pas  parler  si  souvent  du 
roi  de  Prusse  et  des  liens  intimes  qu'il  a  avec  ce  monarque.  Malgré 
son  crédit,  il  pourrait  donner  de  l'inquiétude  au  ministère;  on  a 
plus  de  prétextes  qu'il  n'en  faut  pour  le  chagriner,  et  il  me  semble 
qu'il  devrait  être  plus  sage  qu'un  autre.  —  Vous  êtes  dans  l'erreur, 
madame,  reprit  l'homme  de  marque.  Yoltaire  sait  qu'il  ne  tient  à 
rien  ici,  qu'il  a  le  parlement  à  dos,  et  profite  de  la  circonstance  des 
affaires.  On  a  besoin  du  roi  de  Prusse  et  on  a  garde  de  le  cliagri- 
iier,  et  de  l'humeur  singulière  dont  est  ce  prince,  il  se  formalise- 
rait sûrement,  si  on  faisait  un  mauvais  parti  à  ce  poète.  Aussi  Vol- 
taire ne  demande  pas  mieux  qu'on  le  croie  bien  avec  ce  prince,  et 
je  suis  persuadé  qu'il  ne  néglige  rien  pour  accréditer  cette  opinion. 
D'ailleurs  on  peut  se  servir  de  lui  pour  traiter  avec  le  roi  de  Prusse. 
En  voilà  plus  qu'il  n'en  faut  pour  mettre  cet  homme  à  l'abri  des 
dangers  que  vous  imaginiez  qu'il  courait  (1).  » 

Fut-ce  cette  confiance  dans  l'appui  d'une  si  haute  amitié  qui  sug- 
géra à  Voltaire  une  idée  assurément  très  singulière,  celle  de  pré- 

/    urnal  de  Barbier,  t.  vni,  p.  262. 


ETUDES   DIPLOMATIQUES.  595 

tendre  à  la  succession  du  cardinal  de  Fleury  pour  le  fauteuil  que 
la  mort  de  ce  ministre  laissait  vacant  à  l'Académie  française  ?  Que 
Voltaire,  à  près  de  cinquante  ans,  après  OEdipe,  Brutus,  Zalre^  et 
tant  d'autres  triomphes,  n'eût  point  encore  fait  son  entrée  à  l'Aca- 
démie, c'est  ce  que  notre  génération  aura  peine  à  croire,  et  ce  dont 
l'Académie  n'a  point  à  se  vanter.  «  S'il  n'en  est  pas,  qui  est-ce  qui 
en  est  donc?  »  disait  un  petit  souverain  d'Allemagne,  et  chacun  de 
nous  est  prêt  à  faire  la  même  réflexion.  Mais  qu'après  avoir  attendu 
si  longtemps  pour  se  mettre  en  avant  (sans  doute  parce  qu'il  con- 
naissait la  nature  des  obstacles  qu'il  devait  rencontrer)  il  ait  choisi 
pour  les  braver  le  jour  où  il  aurait  à  prendre  la  place  d'un  prince 
de  l'église,  c'est  de  quoi  il  y  a  lieu  aussi  d'être  surpris.  L'éloge 
du  cardinal  de  Fleury,  au  point  de  vue  religieux  présentait  déjà 
plus  d'une  difficulté;  mais  dans  la  bouche  de  l'auteur  des  Lettres 
philosophiques,  c'eût  été  une  étrangeté  touchant  à  l'inconvenance. 
Le  roi,  pourtant,  dit-on,  désirant  entendre  bien  parler  de  son 
ancien  maître,  avait  paru  donner  son  agrément  à  une  candidature 
si  mal  appropriée  à  la  circonstance;  mais  il  fut  bientôt  averti  du 
scandale  par  les  réclamations  de  tout  le  parti  religieux,  encore  très 
puissant  à  la  cour,  et  représenté  à  l'Académie  même  par  l'arche- 
vêque de  Sens,  Lenglet,  auteur  d'une  Vie  de  Marie  Alacoque  et 
par  le  théatin  Boyer,  évêque  démissionnaire  de  Mirepoix.  Ce  der- 
nier venait,  en  outre,  d'être  chargé  de  présenter  à  la  signature 
royale  toutes  les  nominations  aux  dignités  ecclésiastiques  et,  à  ce 
titre,  il  se  croyait  investi  d'un  droit  de  contrôle  à  l'égard  de  toutes 
les  fonctions  qui  pouvaient  exercer  une  action  sur  l'état  des  mœurs 
et  de  l'esprit  publics,  et  l'Académie  au  premier  chef  lui  paraissait 
de  ce  nombre. 

A  la  vérité,  aux  scrupules  qu'on  faisait  naître  dans  la  conscience 
du  roi,  Voltaire  pouvait  se  flatter  d'opposer  l'attrait  du  charme  qui 
touchait  son  cœur,  car  par  l'intermédiaire  d'un  ami  commun  le 
duc  de  Richelieu,  il  s'était  assuré  du  concours  très  empressé  de 
M'"^  de  La  Tournelîe.  Mais  cette  alliance  elle-même  n'était  pas  sans 
inconvénient,  car  elle  avait  déterminé  sur-le-champ  l'hostilité  décla- 
rée du  ministre  Mauropas,  toujours  mal  vu  de  sa  cousine,  et  qui 
trouvait  l'occasion  favorable  pour  la  contrarier.  Maurepas,  le  plus 
léger,  le  plus  frivole  des  ministres  qui  aient  jamais  pris  part  au 
gouvernement  d'un  état,  avait  dans  son  département  les  rapports 
avec  les  théâtres  et  les  gens  de  lettres,  et  tout  en  continuant  à  com- 
poser pour  son  compte  et  à  collectionner  des  chansons  obscènes 
il  n'en  prit  pas  moins  parti  avec  éclat  pour  la  religion  et  la  morale 
outragées. 

A  toutes  ces  oppositions  combinées  Voltaire  fit  tête  avec  toutes 


A96  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  ressources  que  pouvait  lui  fournir  la  prodigieuse  variété  de  son 
esprit,  servie  par  une  souplesse  de  conscience  au  moins  égale.  Le 
plus  loyal,  le  plus  légitime  de  ses  moyens  de  défense,  celui  qui, 
en  bonne  justice,  aurait  dû  vaincre  toutes  les  résistances,  ce  fut 
l'immense  succès  qu'il  sut  obtenir  pour  sa  pièce  de  Mêrope,  repré- 
sentée pour  la  première  fois  le  21  février  de  cette  année.  Jamais 
triomphe  dramatique  ne  fut  plus  complet,  et  le  mérite  en  fut  d'au- 
tant plus  grand  que  la  pièce,  réellement  belle,  était  d'une  sévérité 
très  rare  au  théâtre,  puisque  le  mot  même  d'amour  n'y  était  pas 
prononcé.  Le  nom  de  l'auteur  fut  salué  par  des  cris  d'une  admira- 
tion frénétique  :  «  On  m'est  venu  prendre,  écrit  Voltaire  lui-même, 
dans  une  cache  oii  je  m'étais  tapi,  et  on  m'a  mené  de  force  dans  la 
loge  de  la  maréchale  de  Villars,  où  était  sa  belle-fille.  Le  parterre 
était  fou  :  il  cria  à  la  duchesse  de  Villars  de  me  baiser,  et  il  a  fait 
tant  de  bruit  qu'elle  a  dû  en  passer  par  là.  J'ai  été  baisé  publi- 
quement, comme  Alain  Ghartier  par  Marguerite  d'Ecosse,  mais  il 
dormait,  et  moi  j'étais  fort  éveillé  (1)  ». 

Quelque  austère  pourtant  que  fût  une  pièce  de  théâtre,  ce  n'était 
pas  là  un  titre  qui  suffît  pour  désa^-mer  l'opposition  des  Boyer  et 
des  Lenglet.  Voltaire,  qui  ne  s'y  trompait  pas,  prit  son  parti,  sans 
hésiter,  de  leur  envoyer  à  l'un  et  à  l'autre  une  profession  de  foi 
franchement  et  même  dévotement  catholique  :  u  11  y  a  longtemps, 
monseigneur,  écrivait-il  à  Boyer,  que  je  suis  persécuté  par  la  calom- 
nie et  que  je  la  pardonne.  Je  sais  que,  depuis  Socrate  jusqu'à  Des- 
cartes, tous  ceux  qui  ont  eu  un  peu  de  succès  ont  eu  à  combattre 
les  fureurs  de  l'envie.  Quand  on  n'a  pas  attaqué  leurs  ouvrages  ou 
leurs  mœurs,  on  s'est  vengé  en  attaquant  leur  religion.  Grâce  au 
ciel,  la  mienne  m'apprend  à  savoir  souffrir.  Le  Dieu  qui  l'a  fondée 
fut,  dès  qu'il  daigna  être  homme,  le  plus  persécuté  de  tous  les 
hommes.  A()rès  un  tel  exemple,  c'est  presque  un  crime  de  se 
plaindre.  Gorrigeons  nos  fautes  et  soumettons-nous  à  la  tribulation 
comme  à  la  mort...  Je  puis  dire  devant  Dieu  qui  m'écoute  que  je 
suis  bon  citoyen  et  vrai  catholique,  et  je  le  dis  uniquement  parce 
que  je  l'ai  toujours  été  dans  le  cœur...  Mes  ennemis  me  reprochent 
je  ne  sais  quelles  Lettres  philosophiques;  j'ai  écrit  plusieurs  lettres 
à  mes  amis,  mais  jamais  je  ne  les  ai  intitulées  de  ce  titre  fastueux  : 
celles  qu'on  a  imprimées  sous  mon  nom  ne  sont  pas  de  moi;  j'ai 
des  preuves  qui  le  démontrent.  » 

Et  à  Lenglet  :  «  J'ai  écrit  contre  le  fanatisme,  qui,  dans  la  société, 
répand  tant  d'amertume,  et  qui,  dans  l'état  politique,  amène  tant 
de  troubles,  mais  plus  je  suis  ennemi  de  cet  esprit  de  faction,  d'en- 

(1)  Desnoiresterres. 


ÉTUDES   DIPLOMATIQUES.  A97 

thousiasme,  de  rébellion,  plus  je  suis  l'adorateur  d'une  religion 
dont  la  morale  fait  du  genre  humain  une  famille  et  dont  la  pra- 
tique est  établie  sur  l'indulgence  et  les  bienfaits.  Comment  ne  l'ai- 
merais-je  pas,  moi  qui  l'ai  toujours  célébrée?..  Vous  dans  qui  elle 
est  si  aimable,  vous  suffiriez  à  me  la  rendre  chère...  Elle  nous  sou- 
tient dans  le  malheur,  dans  l'oppression,  dans  l'abandonnement 
qui  le  suit,  et  c'est  peut-être  la  seule  consolation  que  je  doive 
implorer,  après  trente  années  de  tribulations  et  de  calomnies  qui 
ont  été  le  fruit  de  trente  ans  de  travaux...  J'avoue  que  ce  n'est  pas 
ce  respect  véritable  pour  la  religion  chrétienne  qui  m'inspire  de 
ne  faire  jamais  aucun  ouvrage  contre  la  pudeur  ;  il  faut  l'attribuer 
à  l'éloignement  naturel  que  j'ai  eu,  dès  mon  enfance,  pour  ces  sot- 
tises faciles,  pour  ces  indécences  ornées  de  rimes  qui  plaisent,  par 
le  sujet,  à  une  jeunesse  effrénée.  »  Notez  que  la  Pucelle  était  com- 
posée depuis  dix  ans  et  circulait  assez  publiquement,  bien  que  sous 
le  manteau,  entre  les  mains  des  amateurs  (1). 

Avec  Maurepas,  qui  était  homme  d'esprit,  et  faiseur  comme  lui 
de  petits  vers,  Voltaire  voulait  essayer  ce  que  pourrait  le  charme  de 
sa  conversation  sur  un  confrère  en  poésie  légère.  Il  l'alla  voir  et, 
après  un  entretien  où  il  déploya  toutes  ses  grâces  en  le  comblant 
de  complimens  :  «  Parlons  franchement,  lui  diî-il;  vous  êtes 
brouillé  avec  AP®  de  La  Tournelle  que  le  roi  aime,  et  avec  le  duc 
de  Richelieu  qui  la  gouverne.  Mais  quel  rapport  y  a-t-il  entre  cette 
brouillerie  et  une  pauvre  place  à  l'Académie  française?  C'est  une 
affaire  entre  M'"'  de  La  Tournelle  et  l'évêquede  Mirepoix.  Si  M'"^  de 
La  Tournelle  l'em'porte,  vous  y  opposerez- vous?  »  Maurepas.  jusque-là 
de  bonne  humeur,  se  recueillit  un  moment,  puis  d'un  air  sérieux  : 
«  Oui,  dit -il,  et  je  vous  écraserai.  »  En  sortant.  Voltaire  tout  déconfit 
et  très  irrité,  jura,  dit-on,  assez  haut,  qu'il  saurait  bien  venir  à  bout 
de  la  prêlraille,  puisqu'il  avait  pour  lui  les  appas  de  la  favorite.  » 
(J'avertis  le  lecteur  que  le  mot  d'appas  est  ici  substitué  à  un  autre 
beaucoup  plus  précis  que  l'écrivain,  tout  à  l'heure  si  pudique, 
n'avait  pas  craint  d'employer  et  qui  ne  pourrait  être  imprimé  en 
toutes  lettres.)  La  liberté  du  propos,  dont  M""^  de  La  Tournelle  eut 
connaissance,  au  lieu  de  la  blesser,  la  fit  sourire.  Elle  fit  venir  Vol- 
taire, et  le  reçut  à  sa  toilette,  ce  qui  était  assez  l'usage  des  dames  du 
temps,  mais  ce  qui  lui  permettait  de  se  montrer  dans  le  costume  le 
plus  approprié  pour  faire  apprécier  le  genre  d'avantages  sur  lesquels 
Voltaire  comptait  pour  sa  candidature.  «  Eh  bien  !  monsieur  de  Vol- 

(1)  Voltaire  à  Boyer,  mars  17i3.  {Correspondance  générale.)  —  L'autre  lettre  de  la 
même  date  ne  porte  pas  de  suscription;  mais  tous  les  éditeurs  de  Voltaire  ont  pensé 
qu'elle  était  adressée  à  l'archevêque  de  Sens,  et  une  lettre  de  Frédéric  qu'on  trouvera 
plus  loin  confirme  cette  opinion. 

TOMB  LXII.  —  1884.  32 


Û98  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

taire,  lui  dit-elle,  vous  parlez  de  mes  appas  :  qu'en  feriez-vous  si 
vous  en  étiez  le  maître?  —  Madame,  dit  Voltaire  en  se  jetant  à  ses 
pieds,  je  les  adorerais  (I).  » 

Mais  Voltaire  était  loin  de  compte  s'il  ignorait  que  le  roi  était 
d'autant  plus  empressé  à  rendre  des  hommages  extérieurs  à  la 
religion  qu'il  mattait  dans  sa  conduite  personnelle  moins  de  scru- 
pule à  en  observer  les  préceptes.  Il  n'eut  garde  d'entrer  en  lutte, 
pour  un  sujet  qui  touchait  si  peu  son  indifférence,  avec  des  hommes 
qu'il  respectait  et  de  qui  il  avait  beaucoup  à  se  faire  pardoimer.  Si 
les  gens  religieux,  d'ailleurs,  furent  peu  touchés  des  pieuses  cour- 
bettes de  Voltaire,  le  public  en  fut  à  la  fois  diverti  et  dégoûté,  et 
on  eut  moins  de  peine  qu'on  en  eût  peut-être  éprouvé,  sans  cette 
fausse  manœuvre,  à  trouver  un  candidat  à  lui  opposer.  A  la  vérité, 
plusieurs  à  qui  on  avait  songé,  l'archevêque  de  Narbonne  entre 
autres,  se  refusèrent  à  une  concurrence  qui  avait  sou  côté  ridi- 
cule et,  Voltaire  se  flatta  même  un  instant  qu'il  allait  prendre  la 
place  par  famine.  Mais  en  ce  genre,  quand  on  cherche,  on  trouve 
toujours,  et  jamais  la  crainte  de  faire  trop  mauvaise  figure  n'a 
empêché  un  sot  ou  un  intrigant  de  prétendre  à  une  place  vacante. 
Dans  le  cas  présent,  celui  qui  se  sacrifia  fut  l'abbé  de  Luynes, 
frère  du  duc  et,  par  là  même,  très  bien  en  cour.  Le  jour  de  l'élec- 
tion, pas  une  voix  ne  lui  manqua,  et  on  l'aurait  même  reçu  d'emblée, 
dans  la  séance  si,  avec  une  modestie  digne  d'éloges,  mais  peut- 
être  un  peu  tardive,  le  nouvel  élu  n'avait  demandé  le  temps  de 
préparer  son  discours,  le  sujet  qu'il  avait  à  traiter  étant  d'une  trop 
grande  étendue  pour  ne  pas  mériter  beaucoup  de  réflexions  (2). 

L'irritation  de  Voltaire,  comme  on  le  pense  bien,  fut  portée  au 
comble  et  se  traduisit,  ainsi  que  c'était  son  ordinaire,  par  un  déluge 
d'épigrammes,  en  vers,  en  prose,  par  écrit  ou  en  conversation, 
plus  mordantes  les  mies  que  les  autres,  et  chacune  d'elles  contenant 
une  plaisanterie  qui  emportait  la  pièce.  La  meilleure,  sans  contredit, 
fut  celle  qui,  dénaturant  la  signature  connue  de  Boyer  {l'anc, 
évcque  de  Mirepoix),  faisait  de  lui,  par  un  sobriquet  qui  lui  resta 
toute  sa  vie,  Mne  évêque  de  Mirepoîx.  Naturellement,  toutes  ces 
facéties  étaient  expédiées  par  chaque  courrier  à  Frédéric,  très 
curieux  de  tout  ce  qui  faisait  rire  à  Paris  et  aussi  de  tout  ce  qui  lui 

(1)  Voltaire,  3/emoires.  —  Journal  de  Barbier,  t.  viii,  p.  370. —  Le  récit  de  Voltaire 
a  fait  l'objet  de  beaucoup  de  contestations  ;  Maurepas  notamment  s'est  toujours 
défendu  de  lui  avoir  fait  la  réponse  brutale  qui  lui  est  prêtée  et  qui  effectivement 
n'est  pas  conforme  au  caractère  connu  de  ce  ministre.  Il  est  à  remarquer  que  Voltaire 
appelle  toujours  dans  ce  passage  M'""  de  La  Tournelb,  la  duchesse  do  Cliàteauroux, 
titre  qu'elle  ne  porta  qu<3  quelques  mois  plus  tard. 

(2)  Mémoires  du  duc  de  Luynes,  t.  iv,  p.  -152. 


ÉTLDES   DIPLOMATIQUES.  499 

permettait  de  rire  aux  drpens  des  Parisiens.  Voltaire,  d'ailleurs, 
veillait  habituellement  à  ne  le  laisser  en  ce  genre  chômer  de  rien  ; 
seulement,  cette  fois,  les  envois  de  Voltaire  ne  furent  pas  complets, 
car  il  eut  soin  de  n'y  pas  comprendre  les  lettres  édifiantes  qu'il 
avait  écrites,  avant  le  combat,  aux  représentans  de  l'église  à  l'Aca- 
démie, pour  les  fléchir.  Mais  Frédéric,  qui  avait  plus  d'un  collec- 
tionneur à  son  service,  les  avait  eues  de  première  main,  et  en 
répondant  à  Voltaire  soi-disant  pour  le  consoler  de  son  échec,  il  ne 
manqua  pas,  suivant  son  habitude  charitable,  de  lui  retourner  le 
poignard  dans  la  plaie.  Dans  des  vers  moins  mal  tournés  que  ne 
l'étaient  d'ordinaire  ses  essais  de  poésie  française,  il  le  raillait  sans 
pitié  de  ses  accès  subits  de  dévotion. 

Depuis  quand  (disait-il),  Voltaire, 
Êtes-vous  donc  dégénéré? 
Chez  un  philosophe  éclairé 
Quoi  !  la  grâce  efficace  opère  ! 
Par  âlirepoix  endoctriné 
Et  tout  aspergé  d'eau  i-énite, 
Abattu  u'un  jpùne  obstiné, 
Allez-vous  devenir  ermite? 


Je  vois  Newton  du  haut  des  cieux, 
Se  disputant  avec  saint  Pierre, 
Auquel  en  partage  des  deux 
Pourrait  enfin  tomber  Voltaire. 

Mais  quel  objet  me  frappe,  ô  dieux! 
Quoi!  de  douleur  tout  éplorée, 
Jo  vois  la  triste  Chàtelet  : 
«  Iléias  !  mon  perfide  me  troque. 
Dit-elle,  il  me  plante  là,  net, 
Podr  qui?  Pour  Marie  Alacoque!  « 


«  C'est  ce  que  je  présume  du  moins,  fsjoutait-il,  par  la  lettre  qiic 
vous  avez  écrite  à  i'évêque  de  Sens...  Les  Midas  mitres  tiiompheni 
donc  des  Voltaire  et  des  grands  hommes  !  Je  crois  que  la  France  est 
le  seul  pays  où  les  ânes  et  les  sots  fassent  à  présent  fortune.  »  En 
terminant  cependant,  pour  adoucir  la  plaisanterie  par  un  témoignage 
de  confiance,  il  lui  envoyait  l'avant- propos  de  son  Histoire  de  la 
campagne  de  Silésie,  à  laquelle  il  travaillait  déjà  dans  ses  momens 
perdus.  Ce  n'était  qu'une  première  ébauche,  et  il  y  exposait  avec 
une  crudité  naïve  (lort  adoucie  dans  les  textes  suivans)  les  motifs 
d'ambition  et  de  pure  convoitise  qui  l'avaient  déterminé  à  se  jeter 
sans  droit  sur  le  patrimoine  de  Marie-Thérèse. 

On  conçoit  à  la  rigueur  que  Voltaire  avait  trop  d'affaires  à  Paris  et 


500  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

trop  besoin  de  trouver  appui  à  Berlin  pour  ne  pas  prendre  ces 
cruelles  consolations  en  bonne  part.  On  peut  admettre  aussi  que  la 
communication  confidentielle  d'un  document  tout  à  fait  intime  était 
de  la  part  d'un  souverain  une  faveur  dont  il  fallait  le  remercier. 
Mais  était-il  nécessaire  pourtant  de  pousser  la  reconnaissance  jus- 
qu'à se  montrer  plus  indulgent  pour  le  spoliateur  de  Marie-Thérèse 
que  ce  moraliste  si  peu  délicat  ne  l'était  pour  lui-même,  jusqu'à 
se  mettre  en  peine  de  tranquilliser  sa  conscience  sur  des  scrupules 
qui  ne  la  troublaient  guère  ;  en  un  mot,  jusqu'à  prendre  devant 
lui  le  rôle  du  renard  de  La  Fontaine  devam  le  lion,  et  à  l'assurer 
qu'en  mettant  la  main  sur  la  Silésie,  il  lui  avait  fait  en  la  croquant 
beaucoup  d'honneur  ? 

C'est  pourtant  à  ce  raffinement  d'adulation  que  Voltaire  ne  crai- 
gnit pas  de  descendre  dans  sa  réponse  aux  complimens  aigres-doux 
de  son  protecteur.  «  Je  vous  avouerai,  lui  dit-il,  grand  roi,  avec  une 
franchise  impertinente,  que  je  trouve  que  vous  vous  sacrifiez  un  peu 
dans  cette  belle  préface  de  vos  Mémoires.  Pardon,  ou  plutôt  point 
de  pardon  :  vous  laissez  trop  entrevoir  que  vous  avez  négligé  l'es- 
prit de  morale  pour  l'esprit  de  conquête.  Qu'avez-vous  donc  à  vous 
reprocher?  N'aviez- vous  pas  des  droits  réels  sur  la  Silésie,  au  moins 
sur  la  plus  grande  partie?  Le  déni  de  justice  ne  vous  autorisait-il 
pas  assez?  Je  n'en  dirai  pas  davantage  :  mais  sur  tous  les  articles, 
je  trouve  que  Votre  Majesté  est  trop  bonne,  et  qu'elle  est  bien  jus- 
tifiée de  jour  en  jour.  »  Suivait  naturellement  une  invective  contre 
Boyer,  sur  lequel  il  avait  soin  pourtant  de  concentrer  prudemment 
toute  sa  colère.  «  Le  choix  que  Sa  Majesté  a  fait  de  cet  homme, 
disait-il,  est  le  seul  qui  ait  affligé  la  nation  :  tous  les  autres  ministres 
sont  aimés,  le  roi  l'est  :  il  s'applique,  il  travaille,  il  est  juste,  il  aime 
de  tout  son  cœur  la  plus  aimable  femme  du  monde.  Il  n'y  a  que 
le  Mirepoix  qui  obscurcisse  la  sérénité  du  ciel  de  Versailles  et  de 
Paris,.,  il  répand  un  nuage  bien  sombre  sur  les  belles-lettres.  Il  est 
vrai  (ajoutait-il,  arrivant  au  point  tout  à  fait  délicat)  que  ce  n'est 
pas  lui  qui  a  fait  Marie  Alacoque;  mais,  sire,  il  n'est  pas  vrai  que 
j'aie  écrit  à  l'auteur  de  Marie  Alacoque  la  lettre  qu'on  s'est  plu  à 
faire  courir  sous  mon  nom.  Je  n'en  ai  écrit  qu'une  à  l'évêque  de 
Mirepoix,  dans  laquelle  je  me  suis  plaint  à  lui  très  vivement  et  très 
inutilement  des  calomnies  de  ses  délateurs  et  de  ses  espions...  Je 
ne  fléchis  pas  le  genou  devant  Baal.  » 

La  réplique  n'eût  pas  été  difficile  à  Frédéric,  qui  avait  toutes  les 
pièces  en  main,  s'il  lui  eût  convenu  de  pousser  plus  loin  la  plaisan- 
terie; mais  il  y  avait  longtemps  qu'il  n'avait  plus  rien  à  apprendre 
sur  la  valeur  des  désaveux  de  Voltaire,  pas  plus  que  sur  la  sincérité 
de  ses  complimens.  Satisfait  de  s'être  diverti  au  point  de  le  piquer 


ÉTUDES   DIPLOMATIQUES.  501 

jusqu'au  sang,  il  pansa  lui-même  la  blessure,  en  portant  tout  haut 
ce  jugement  qui  fit  fortune  et  courut  Paris  :  «  La  France  est  un 
singulier  pays  :  elle  n'a  qu'un  bon  général,  c'est  Belle-Isle;  qu'un 
bon  ministre,  c'est  Ghauvelin;  qu'un  grand  poète,  c'est  Voltaire  : 
elle  va  trouver  moyen  de  se  priver  de  tous  les  trois  (1).  » 

Effectivement,  Frédéric  voyait  juste,  et  le  séjour  de  la  France  ne 
devait  plus  êire  longtemps  possible  à  Voltaire.  Avec  son  intempé- 
rance de  langue  plus  déchaînée  que  jamais,  sa  bile  en  mouvement, 
son  exaspération  croissante  contre  toutes  les  autorités  ecclésiasti- 
ques, il  allait  droit  à  s'attirer  une  lettre  de  cachet  de  la  secrétai- 
rerie  d'étal,  ou  un  ajournement  personnel  du  parlement.  «  11  tonne 
contre  nous,  »  écrivait-il  lui-même  à  Frédéric.  Ses  meilleurs  amis 
lui  conseillèrent  de  laisser  passer  l'orage,  et  de  s'éloigner  spontané- 
ment pour  quelque  temps  ;  mais  quels  furent  ceux  qui  imaginèrent 
que  cet  exil  volontaire  portant  tuus  les  caractères  d'une  disgrâce 
pourrait  cependant  être  mis  à  profit,  pour  utiliser,  dans  l'intérêt 
de  l'éiat,  les  services  de  Voltaire  et  le  rapprocher  lui-même  du 
pouvoir  ministériel  qu'il  avait  intérêt  à  ménager  ?  Oii  attribue  géné- 
ralement cette  ingénieuse  pensée  au  duc  de  Richelieu,  et  je  serais 
porté  à  croire  qu'on  a  raison,  bien  qu'une  lettre  de  M'"°  de  Tencin 
à  ce  seigneur  fasse  plutôt  supposer  qu'il  ne  connut  le  projet  qu'au 
moment  de  son  exécution.  Quoi  qu'il  en  soit,  le  plan  fut  celui-ci,  qui 
fait  honneur  à  l'inventeur,  qu(  1  qu'il  puisse  être. 

Du  moment  où  Voltaire  quittait  la  France  pour  éviter  la  persécu- 
tion, Berlin,  où  ou  l'attendait  pour  le  fêter,  était  le  lieu  où  il  devait 
naturellement  porter  ses  pas.  Quand  Frédéric  le  verrait  arriver 
mécontent,  parlant  mal  du  roi  et  des  ministres,  on  pouvait  espérer 
que  lui-même  ne  se  gênerait  pas  pour  en  parler  aussi  à  son  aise  et 
découvrir  le  fond  de  son  cœur.  Voltaire  n'aurait  alors  qu'à  ouvrir 
l'oreille  et  même  à  poser  avec  art  quelques  questions  pour  démêler 
quel  était  le  secret  de  ces  intentions  redoutables  et  mystérieuses 
qui  tenaient  toute  l'Europe  en  peine.  S'il  consentait  ensuite  à  faire 
connaître  à  Versailles  par  quelque  canal  souterrain  le  résultat  de  son 
enquête,  la  France  saurait  enfin  si  elle  devait  renoncer  définitive- 
ment, ou  si  elle  pouvait  prétendre  encore  rallier  à  sa  cause  ce  puissant 
et  perfide  auxiliaire.  Tel  fut  l'artifice  que  M""*  de  La  Tournelle  fut 
chargée  de  proposer  à  Louis  XV,  et  ce  prince  montrant,  ce  jour-là, 
pour  la  première  fois,  ce  goût  pour  les  négociations  secrètes  et  pour 
la  diplomatie  occulte  qui  fut  (comme  je  l'ai  raconté  dans  d'autres 
écrits)  un  des  traits  les  plus  singuliers  de  son  caractère,  y  entra  sans 
difficulté.  Le  ministre  des  affaires  étrangères  Ainelot,  d'Argenson, 

(1)  Voltaire  à  Frédéric,  juin  1743.  {Correspondance  générale.) 


502  REVUE   DES   DEOX   MONDES. 

ministre  de  la  guerre,  et  Maurepas,  qui  était  heureux  en  se  récon- 
ciliant avec  Voltaire  d'échapper  au  feu  de  ses  ép igramiia.es,  furent 
seuls  mis  dans  la  confidence. 

Avec  quel  empressement  Voltaire  adopta  la  pensée  de  transformer 
son  e^èil  en  mission  confideDtielle,  c'est  ce  que  devineront  sans  peine 
ceux  qui  savent  combien  les  hommes  de  lettres,  même  les  plus 
illustres,  fatigués  d'être  traités  de  rêveuis  et  de  vivre  de  spécula- 
tion, sont  souvent  pressés  de  descendre  des  hauteurs  sereines  de  la 
pensée  pour  se  mêler  au  théâtre  agité  et  subalterne  de  la  \ie  active. 
Notre  siècle  a  vu  plus  d'un  exemple  de  ce  genre  d'impatience  qui 
n'a  pas  toujours  été  justifiée,  et  Voltaire,  s'il  eût  vécu  de  nos  jours, 
n'eût  point  fait  exception.  Il  se  croyait  d'ailleurs  sincèrement  très 
propre  à  traiter  d'affaires  avec  les  princes  et  les  gens  en  puissance, 
l'art  qu'il  savait  mettre  dans  son  langage  lui  faisant  illusion  sur  ce 
qui  lui  manquait  en  fait  d'adresse  et  de  sagacité  véritables.  Aussi, 
dans  son  contentement,  il  ne  s'arrêta  pas  à  regarder  trop  près  de 
quelle  nature  était  la  tâche  qu'on  voulait  lui  confier  et  hi  elle  ne 
tenait  pas  de  l'espion  plus  que  de  l'ambassadeur,  11  ne  prit  pas  le 
temps  de  remarquer  qu'en  le  chargeant  de  sonder,  sous  un  faux  pré- 
texte, les  intentions  du  roi  de  Prusse,  —  c'est-à-dire  de  lui  soutirer 
sa  confiance  pour  en  abuser,  —  on  ne  le  chargeait  pourtant,  dans  le 
cas  où  il  trouverait  ces  intentions  favorables,  d'aucune  proposition 
à  lui  soumettre  et  d'aucun  pourparler  à  engager  :  il  ne  demanda 
pas  de  lettres  de  créance  et  pas  même  d'instructions. 

Deux  choses  cependant  apportèrent  quelque  retard  à  cet  empres- 
sement :  d'abord,  le  désespoir  de  sa  savante  amie.  M"  °  du  Châlelet, 
qui,  même  pour  quelques  semaines,  ne  pouvait  se  décider  à  se 
séparer  du  compagnon  de  sa  vie  intime  comme  de  ses  travaux,  et 
d'un  amant  qui  était  en  même  temps  son  collaborateur  en  mathé- 
matiques. Elle  craîgnait  toujours,  d'ailleurs,  qu'une  fois  en  sûreté 
auprès  d'un  roi  qui  le  comblait  de  caresses,  l'infidèle  ne  fût  pas 
pressé  de  lui  revenir  et  ne  trouvât  sur  son  chen)ia  quelque  motif 
d'oubli  ou  de  consolation.  Voltaire  avait  bien  dit  à  Frédéric  en  lui 
annonçant  sa  venue  :  «  M"'®  du  Ghâtelet  ne  pourra  m'en  empêcher, 
je  quitterai  Minerve  pour  ipollon.  »  Quand  Minerve  fut  avertie,  elle 
fit  éclater  tant  de  colère,  suivie  d'un  tel  déluge  de  larmes  que  tout 
Paris  le  sut  et  s'en  divertit.  «  Elle  a  pleuré  toute  la  journée,  dit 
Barbier,  d'être  obligée  de  quitter  son  Adonis.  »  Pour  la  calmer,  il 
fallut  l'initier  elle-même  à  la  confidence  et  lui  promettre  surtout 
qu'aucune  correspondance  ne  passerait  que  par  ses  iiaaius  (1). 

Le  règlement  des  frais  de  voyage  et  des  honoraires  ne  fut  pas 

[  (1)  Barbier,  t.  viii,  p.  301-309.  —  Voltaire,  Mémoires. 


ÉTUDES   DIPLOMATIQUES.  503 

non  plus  sans  difficulté.  Cette  fois,  comme  ce  n'était  pas  Frédéric 
qui  prenait  l'initiative  de  l'invitation,  il  n'y  avait  pas  moyen  de 
compter  sur  lui  pour  les  déboursés,  et  d'ailleurs  Voltaire  savait  par 
expérience  que  Frédéric  n'était  ni  large  ni  accommodant  sur  ce  cha- 
pitre. «  Je  reçus,  dit-il,  dans  ses  Mémoires^  l'argent  que  je  voulus 
sur  mes  reçus  de  M.  de  Montmartel.  »  Mais  il  n'ajoute  pas  qu'il 
demanda  et  qu'il  obtint,  après  quelque  négociation,  un  supplément 
de  viatique  sous  une  autre  forme.  Ce  fut  un  marché  de  fouruitures 
pour  les  armées  en  campagne,  accordé  à  ses  cousins  MM.  Marchand 
père  et  fils,  et  dans  lequel  il  fut,  chacun  le.  savair,  largement  inté- 
ressé. Ces  négociais  avaient  déjà  l'entreprise  des  fourrages,  mais 
ils  prétendaient  qu'ils  y  perdaient  et  demandaient  en  dédommage- 
ment qu'on  leur  accordât  aussi  celle  des  subsistances  et  des  babille- 
mens,  «  Nous  perdons  considérablement,  écrivait  Yoliaire  à  d'Ar- 
genson,  à  nourrir  nos  chevaux  :  voyez  si  vous  avez  la  bonté  de  nous 
indemniser  en  nous  faisant  vêtir  nos  hommes...  Je  vous  demande 
en  grâce  de  surseoir  à  l'adjudication  jusqu'à  la  semaine  prochaine... 
Marchand  père  et  fils  ne  songent  qu'à  vêtir  et  à  alimenter  les  défen- 
seurs de  la  France  (1).  » 

Ces  délais  et  ces  pourparlers  à  la  veille  d'un  voyage  dont  la  cause 
transpirait  toujours  plus  ou  moins  n'étaient  pas  sans  inconvénient  : 
car  un  mécontent  cherchant  à  se  venger  d'une  injustice,  ou  un 
fugitif  pressé  de  se  préserver  d'un  péril,  n'aurait  pas  fait  tant  de 
façons  pour  se  mettre  en  route.  Aussi  le  bruit  que  les  sévérités  du 
ministre  et  les  ressentimens  de  Voltaire  n'étaient  que  des  feintes  qui 
cachaient  sous  jeu  une  aflaire  secrète  commença-t-il  à  se  répandre 
avant  même  que  tous  les  préparatifs  du  départ,  dont  tout  le  monde 
parlait,  fussent  terminés.  «  Ne  faites  mine  de  rien  savoir,  au  moins 
par  moi,  écrivait  au  duc  de  Richelieu  M"'^  de  Tencin  (qui  venait  elle- 
même  de  faire  semblant  d'apprendre  en  confidence  de  M"""  du  Châ- 
telet  ce  qu'elle  savait  déjà  par  la  rumeur  publique),  car  M^^  du  Châ- 
telet  est  persuadée  que  Voltaire  serait  perdu  si  le  secret  échappait 
par  sa  faute...  Ce  secret  est  à  peu  près  celui  de  la  comédie.  Amelot 
a  ti'ès  habUement  écrit  à  Voltaire  des  lettres  contresignées;  le  secré- 
taire de  Voltaire  l'a  dit,  et  le  bruit  s'en  est  répandu  jusque  dans  les 
cafés.  Il  est  pourtant  vrai  que  la  chose  ne  peut  réussir  que  par  une 
conduite  toute  coniraire  et  que  le  roi  de  Prusse,  bien  loin  de  prendre 
confiance  dans  Voltaire,  sera,  au  contraire,  très  in'ité  contre  lui  s'il 
découvre  qu'on  le  trompe  et  que  ce  prétendu  exilé  est  un  espion 
qui  sonde  son  cœur  et  abuse  de  sa  confiance...  Pour  mon  frère 
ajoute  la  chanoinesse,  on  ne  lui  en  a  rien  dit  ;  il  est  vrai  que  lors- 
qu'il en  a  parlé,  sur  la  publicité,  on  ne  lui  a  pas  nié...  Maurepas 

(1)  Voltaire  à  d'Argcnsan,  8,  15  juillet  i:4>.  [Ccrrespondance  générale.) 


504  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

lui  a  dit  :  «  Ce  n'est  pas  pour  négocier,  comme  bien  vous  pensez.  » 
Vous  voyez  par  là  le  cas  que  ces  messieurs  font  de  Voltaire,  et  la 
récompense  qu'il  peut  en  attendre  (1).  » 

La  comédie  était  ainsi  percée  à  jour  avant  même  qu'on  eût 
commencé  la  représentation.  Il  devint  nécessaire  d'y  rendre  quelque 
vraisemblance  au  moyen  d'un  supplément  d'artifice  :  on  résolut 
donc  de  donner  à  Voltaire  un  nouveau  grief,  bien  formel  cette 
fois,  et  bien  public,  le  touchant  en  apparence  au  point  le  plus 
sensible,  qui  lui  permît  de  jeter  avec  ostentation  feu  et  flamme 
et  d'être  cru  sur  parole  partout  où  il  irait  porter  l'expression  de 
son  mécontentement.  L'occasion  ne  fut  pas  difficile  à  trouver, 
car  avec  l'incroyable  fécondité  dont  il  était  doué,  à  peine  avait-il 
pris  le  temps  de  jouir  du  triomphe  de  Mêrope  qu'il  sollicitait  déjà 
l'autorisation  de  faire  jouer  une  autre  pièc^,  la  Mort  de  César,  cette 
imitation  heureuse  bien  qu'affaiblie  de  l'admirable  tragédie  de 
Shakspeare.  Le  censeur  de  la  Comédie  -Française,  qui  n'était  autre 
que  le  célèbre  Grébillon,  s'était  prononcé  contre  la  permission 
demandée  par  ce  motif  que  l'auteur  mettait  le  meurtre  du  tyran 
romain  sous  les  yeux  mêmes  du  spectateur,  au  lieu  d'en  faire  un 
récit  à  la  mode  classique,  ce  qui  était  contraire  à  la  décence  de  la 
scène.  «  Il  soutient,  disait  assez  ;3aîment  Voltaire,  que  Brutus  a  tort 
d'assassiner  César  :  il  a  raison  ;  il  ne  faut  assassiner  personne.  Mais 
il  a  bien  mis  lui-même  sur  la  scène  un  père  qui  boit  le  sang  de  son 
enfant,  et  une  mère  amoureuse  de  son  fils,  et  je  ne  vois  pas  qu'Atrée 
ni  Sémiramis  en  aient  éprouvé  le  moindre  remords.  »  Effective- 
ment, on  n'avait  tenu  aucun  compte  de  cette  raison,  qui  n'en  était 
pas  une  :  la  pièce  était  montée,  les  rôles  appris  par  les  acteurs, 
lorsqu'à  la  fin  d'une  répétition,  arriva  de  la  police  une  interdiction 
inattendue  de  passer  outre.  Nul  doute  que  ce  coup  de  théâtre  n'eût 
été  combiné  avec  Voltaire,  car  ce  fut  le  10  juin  à  minuit  que  fut 
envoyé  l'ordre  de  la  police,  et,  l'avant -veille  encore,  le  8,  il  écri- 
vait à  d'Argenson  :  «  Je  pars  vendredi  pour  l'affaire  que  vous  savez: 
c'est  le  secret  du  sanctuaire,  ainsi  n'en  sachez  rien.  »  Il  n'en  donna 
pas  moins  à  sa  colère  tout  l'éclat  qu'on  pouvait  désirer,  et  avant  la 
fin  de  la  semaine,  il  était  parti,  secouant  la  poussière  de  ses  pieds 
contre  cette  terre  de  Visigvths^  où  le  génie  n'avait  pas  liberté  de 
se  produire  (2). 

C'est  à  La  Haye  qu'il  se  rendit  en  droiture,  dans  le  dessein, 
disait-il,  d'attendre  que  le  roi  de  Prusse  lui  eût  envoyé  les  permis  de 
poste  et  les  passeports  qui  étaient  nécessaires  pour  traverser  l'Alle- 
magne en  sécurité,  au  milieu  des  troubles  de  la  guerre.  Le  lieu 


(1)  M"«  de  Tencin  au  duc  de  Richelieu,  18  juin  1743. 

(2)  Voltaire  à  d'Argenson,  8  juin  1743.  {Correspondance  gieH^aZe.)— Desnoiresterres. 


ÉTUDES   DIPLOMATIQUES.  505 

d'ailleurs  était  bien  choisi  ;  la  Hollande  étant  par  tradition  l'asile 
de  la  liberté  d'écrire  et  de  penser,  si  maltraitée  dans  tout  le  reste 
de  l'Europe,  rien  d'étonnant  qu'un  auteur  persécuté  vînt  y  chercher 
la  sécurité  de  sa  personne  et  des  imprimeurs  pour  ses  ouvrages. 
De  plus,  dans  un  précédent  voyage,  Vo' taire  avait  contracté  une 
liaison  assez  intime  avec  l'envoyé  prussien  dans  cette  capitale,  le 
jeune  comte  Podewils,  neveu  du  ministre  d'état  du  même  nom  qui 
a  déjà  figuré  tant  de  fois  dans  ce  récit.  D'un  naturel  plus  ardent  et 
d'un  caractère  p'us  ouvert  que  son  oncle,  Podewils  était  comme  lui 
très  avant  dans  la  confidence  du  maître.  On  pouvait  donc  espérer 
déjà  tirer  quelque  lumière  de  sa  conversation.  Le  jeune  diplomate 
devançant,  par  ordre  sans  doute,  l'hospitalité  qui  attendait  le  fugi- 
tif à  Berlin,  l'établit  tout  de  suite  dans  sa  propre  demeure,  assez 
médiocre  logis,  —  vaste  et  ruiné  palais,  dit  Voltaire,  —  mais  qui  avait 
l'avantage  d'être  inviolable,  non-seulement  comme  maison  diploma- 
tique, mais  aussi  comme  propriété  particulière  du  roi  de  Prusse  ; 
et  grâce  à  des  relations  intimes  et  tendres  qui  existaient  entre  son 
hôte  et  l'aimable  femme  d'un  des  premiers  magistrats  de  la  cité, 
Voltaire  se  trouva  transporté  du  premier  coup  dans  le  centre  même 
de  la  politique  hollandaise. 

C'était  en  même  temps  le  foyer  de  l'hostilité  la  plus  déclarée 
contre  la  France  :  car  de  toutes  les  Provinces-Unies,  celle  dont  La 
Haye  était  le  chef-Ueu  était  la  plus  soumise  au  joug  de  l'Angle- 
terre, et  le  parti  qui  y  dominait  était  le  plus  belliqueux.  La  vie 
commune  avec  les  ennemis  de  son  pays  eût  pu  causer  quelque  gêne 
à  un  patriotisme  plus  délicat  que  celui  de  Voltaire  ;  mais  rien  n'était 
plus  conforme  à  l'attitude  de  frondeur  et  de  mécontent  qu'il  voulait 
prendre  et  même  de  plus  utile  pour  le  rôle  qu'il  devait  jouer.  Aussi, 
dès  le  premier  jour,  dut-il  à  cette  situation  l'avantage  de  recueillir 
dans  les  conversations  qu'on  tenait  devant  lui  sans  précaution  deux 
informations  très  importantes,  dont  il  fit  sans  scrupule  part  à  Ver- 
sailles :  l  une  était  l'indication  exacte  du  chifire  et  de  la  composi- 
tion des  forces  que  la  répubhque  pourrait  mettre  en  ligne  le  jour 
où  elle  se  déciderait  à  prendre  effectivement  part  à  la  guerre  : 
l'autre,  les  conditions  d'un  emprunt  négocié  par  Frédéric  sur  la 
place  d'Amsterdam,  précaution  qui  semblait  indiquer  qu'il  se  pré- 
parait à  quelque  opération  coûteuse  et  qui  permettait  de  supposer 
que,  son  trésor  n'étant  plus  très  bien  garni,  il  ne  serait  pas  insen- 
sible, le  cas  échéant,  à  l'offre  d'un  subside  pécuniaire  (1). 

C'était  bien  le  genre  de  services  que  pouvait  rendre  un  observa- 
teur inteUigent,  caché  sous  un  déguisement  d'emprunt,  dans  un 


(1)  Voltaire  à  d'Argeuson,  15,  18,  23  juillet  à  Amelot,  2  août  1743.  (Correspondance 
générale.) 


506  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

camp  ennemi,  el  c'est  ce  que  Voltaire  appelait  par  euphémisme 
«  faire  tourner  à  l'avantage  de  la  France  l'heureuse  obscurité  à 
l'abri  de  laquelle  il  pouvait  être  reçu  partout  avec  assez  de  fami- 
liarité. »  Il  était  pourtant  un  lieu  à  La  Haye  où,  même  dans  ces 
conditions  d'action  restreinte  et  d'une  loyauté  douteuse,  la  pré- 
sence de  ce  visiteur  suspect  ne  pouvait  manquer  de  causer  quelque 
ombrage  :  c'était  l'ambassade  de  France.  Cette  importante  légation 
était  confiée  alors  à  un  chef  très  estimable,  porteur  d'un  nom  qui, 
par  une  singulière  coïncidence,  est  du  petit  nombre  de  ceux  qu'on 
peut,  dans  l'ordre  du  talent  et  de  la  renommée,  mettre  à  côté  de 
celui  de  Voltaire;  car  c'était  le  marquis  de  Fénelon,  neveu  de  l'il- 
lustre prélat  et  élevé  sur  ses  genoux,  l'aimable  Fan  fan,  en  un  mot, 
à  qui  sont  adressées,  dans  une  correspondance  qu'on  ne  saurait 
trop  relire,  des  lettres  charmantes,  modèles  inimitables  de  grâce  et 
de  douceur  paternelle. 

Avec  les  années,  Fanfan  avait  grandi  et  même  vieilli;  s'il  n'avait 
pas  hérité  du  génie  de  son  oncle,  il  avait  au  moins  profité  de  ses 
leçons:  il  était  devenu  le  chef  respectable  d'une  nombreuse  famille; 
un  brave  général  ayant  conquis  tous  ses  grades  sur  le  champ  de 
bataille  et  dont  on  avait  fait  sans  peine  un  diplomate  éclairé  et  pru- 
dent. Fénelon  était  d'ailleurs  utilement  secondé  par  un  jeune  ecclé- 
siastique qu'il  avait  amené  lui-même  comme  précepteur  de  ses 
enfans,  dont  il  avait  ensuite  fait  son  secrétaire,  et  dont  le  mérite 
avait  été  si  vite  reconnu  qu'on  le  laissait  sans  inquiétude  chargé 
des  affaires  pendant  les  fréquentes  absences  de  son  chef.  L'abbé  de 
La  Ville  était  lui-même  un  écrivain  fort  distingué  en  son  genre, 
puisque  bien  des  années  plus  tard,  après  avoir  dirigé  longtemps  les 
bureaux  des  affaires  étrangères,  il  fut  appelé  à  siéger  à  l'Académie 
française,  —  bonne  fortune  qui  n'est  arrivée,  je  crois,  après,  lui  dans 
les  mêmes  conditions,  qu'à  mou  ami  M,  de  Viel-Gastel. 

A  eux  deux,  à  force  de  soins  et  de  prudence,  ces  dignes  agens 
avaient  réussi,  sinon  à  changer  la  tendance  naturelle  de  la  poli- 
tique hollandaise  qui  la  rapprochait  de  l'Angleterre,  au  moins  à  en 
paralyser  les  effets.  Ils  avaient  su  opposer  avec  art  le  flegme  flamand 
aux  ardeurs  autrichiennes  et  britanniques,  les  intérêts  commer- 
ciaux et  pacifiques  aux  susceptibilités  républicaines  et  protestantes. 
S'ils  n'avaient  pu  former  un  parti  qui  disputât  la  majorité,  ils  grou- 
paient du  moins  autour  d'eux  tous  les  esprits  raisonnables  et  modé- 
rés auxquels  répugnaient  les  partis  extrêmes,  et  jouissaient  auprès 
de  tous  d'une  considération  véritable.  En  un  mot,  ils  avaient  réussi 
(et  c'était  1-e  comble  de  ce  qu'on  pouvait  espérer)  à  faire  de  la 
Hollande,  suivant  l'expression  de  La  Ville,  une  non-valeur  dans  les 
comptes  de  l'Angleterre. 

Ce  n'étaient  pas  là  des  serviteurs  qu'on  pût  traiter  sans  mena-. 


ÉTUDES   DIPLOMATIQUES.  &07 

gement.  Aussi,  usant  avec  eux  de  meilleurs  procédés  que  Louis  XV 
n'en  eut  plus  tard  avec  ses  ambassadeurs  et  même  ses  ministres, 
on  ne  leur  avait  pas  fait  mystère  de  la  mission  secrète  de  Voltaire. 
Ils  n'avaient  donc  pas  lieu  d'être  trop  surpris  de  son  attitude,  mais 
ils  n'en  étaient  pas  moins  très  gênés.  La  présence  d'un  homme 
dont  la  réputation  était  européenne,  venant  apporter  le  prestige  de 
son  amitié  aux  adversaires  qu'ils  n'avaient  cessé  de  combattre, 
—  détruisant  par  là  une  partie  de  l'effet  de  leurs  conseils  et  de 
leurs  menaces,  —  laissant  échapper  à  tout  moment,  soit  dans  des 
accès  d'humeur,  soit  pour  mieux  cacher  son  jeu,  des  épigrammes 
piquantes  contre  la  cour,  les  ministres  et  les  généraux  français, 
qui  circulaient  de  bouche  en  bouche  et  finissaient  par  passer  dans 
les  gazettes,  —  c'était  là  un  appui  dont  ils  se  seraient  bien  passés. 
Ce  partenaire  brouillait  leurs  cartes;  aussi,  malgré  leur  respect 
pour  l'ordre  ministériel,  r;e  pouvaient-ils  s'em-êcher  d'en  témoi- 
gner discrètement  leur  humeur  dans  leurs  dépêches  :  «  M.  de  Vol- 
taire est  arrivé,  écrivait  Fénelon  le  21  juillet  ;  il  voit  toutes  sortes 
de  monde.  »  —  a  II  est  plus  à  portée  que  personne,  ajoutait-il  le 
6  août,  de  vous  faire  connaître  les  dispositions  réelles  ou  affectées 
des  plus  grands  ennemis  que  la  France  ait  dans  ce  pays,  car  c'est 
avec  eux  qu'il  vit  dans  la  plus  intime  familiarité...  Il  n'y  a  qu'à 
souhaiter  qu'il  ne  se  méprenne  pas  dans  la  façon  dont  on  lui  fait 
envisager  les  choses  et  dans  le  compte  qu'il  a  l'honneur  de  vous  en 
rendre.  » 

Quelques  jours  après,  l'abbé  d";  La  Ville  envoyait,  en  pièce  jointe 
à  sa  dépêche  officielle,  une  comédie  miitu\ée  la  Prcsoinption  puniêy 
qu'on  jouait  publiquement  sur  le  théâtre  d'A<nsterdam,  aux  applau- 
dissemens  de  la  foule.  On  y  voyait  un  vieux  bailli  impuissant  qui, 
ne  pouvant  séduire  une  jeune  fille,  tâchait  de  la  priver  de  la  suc- 
cession d-'  son  père  et  finissait  par  être  mis  à  la  raison  par  un 
cousin  nommé  Chariot  :  c'étaient  Fleury,  Marie-Thérèse  et  Charles 
de  Lorraine.  Le  jeu,  comme  le  costume  des  acteurs,  ne  permettait 
pas  de  s'y  tromper.  L'auteur  était,  disait-on,  un  médecin  de  La 
Haye.  —  «  M.  de  Voltaire,  écrivait  La  Ville,  est  plus  en  état  que 
personne  de  vous  donner  des  notions  sur  ce  médecin,  avec  lequel 
il  vit  en  particularité.  »  Et  effectivement,  à  la  même  date,  Voltaire 
envoyait  cette  facétie  au  duc  de  Pùchelieu  en  l'accompagnant  d'une 
plaisanterie  d'un  goût  douteux  :  «  J'aime  mieux,  disait-il,  cette 
farce  que  celle  de  Dettingue;  on  y  casse  moins  de  bras  et  de 
jambes  (1).  » 

(i)  Fénelon  à  Amelot,  21  juillet,  2,  6  août  1743.  (Correspondance  de  Hollande. 
Ministère  des  affaires  étrangères.)  —  Voltaire  à  Richelieu,  G  août  16i3.  (Correspon- 
dance gênerai  .) 


508  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Il  faut  ajouter  que  Voltaire,  novice  dans  le  métier  autant  qu'im- 
patient de  s'y  distinguer,  et  ne  pouvant  tenir,  deux  jours  durant, 
la  même  conduite,  s'y  prenait  avec  un  manque  d'égards,  de  suite 
et  de  ménagemens  qui  auraient  agacé  les  nerfs  du  tempérament 
diplomatique  le  plus  calme.  Ainsi,  un  jour,  Fénelon  lisait  dans 
la  Gazette  de  Bruxelles  qu'un  courrier  d'ambassade  français  venait 
de  traverser  la  ville  à  bride  abattue;  n'ayant  aucune  mémoire  d'avoir 
fait  cet  envoi,  il  alla  sur-le-champ  aux  informations.  «  M.  de  Vol- 
taire ne  m'a  pas  dissimulé,  écrit-il  au  ministre,  que  c'était  lui  qui 
avait  fait  partir,  par  cet  exprès,  une  lettre  pour  vous,  et  il  m'a 
même  dit  qu'il  était  en  grande  inquiétude  sur  le  sort  de  ce  cour- 
rier, dont  il  n'avait  aucune  nouvelle  depuis  son  expédition.  »  Une 
autre  fois,  il  arrivait  chez  l'ambassadeiT,  déployant  une  grande 
lettre  du  roi  de  Prusse,  dont  il  ne  lui  laissait  lire  qu'une  partie. 
Puis  il  empruntait  le  chiffre  de  la  chancellerie  pour  rendre  compte 
de  cette  pièce  à  Paris,  dans  une  dépêche  dont  il  ne  donnait  aussi  à 
Fénelon  qu'une  communication  incomplète.  Une  ignorance  absolue 
eût  paru  moins  désagréable  à  l'ambassadeur  que  des  demi- confi- 
dences qui  blessaient  son  amour-propre  et  engageaient  à  l'aveugle 
sa  responsabilité. 

Tout  alla  bien  pourtant,  ou  du  moins  tolérablemertt,  tant  que 
Voltaire  consentit  à  se  renfermer  dans  son  rôle  d'agent  d'obser- 
vation et  même,  au  besoin,  d'agent  provocateur;  mais,  exalté  par 
les  premiers  complimens  qu'il  reçut  de  Paris,  il  ne  tarda  pas  à  se 
lasser  de  ce  métier  en  soi-même  un  peu  louche  et  qui  ne  mettait 
pas  suffisamment  en  lumière,  à  son  gré,  les  talens  dont  il  se  croyait 
pourvu.  11  avait  beau  écrire  au  ministre  :  «  11  ne  m'appartient  pas 
d'avoir  d'opinion.  Je  laisse  le  jugement  à  M.  l'ambassadeur  et  à 
M.  l'abbé  de  La  Ville,  dont  les  lumières  sont  trop  supérieures  à 
mes  faibles  conjec*ures.  Je  n'ai  ici  d'autre  avantage  que  celui  de 
mettre  les  partis  différons  et  les  ministres  étrangers  à  portée  de  me 
parler  librement.  Je  me  borne  et  me  bornerai  toujours  à  vous 
rendre  un  compte  simple  et  fidèle;..  »  ce  rôle  d'auditeur  et  de  rap- 
porteur ne  lui  suffisait  pas,  il  iaspirait  à  exercer  lui-même  une  action 
qui  pût  constater  son  influence  par  quelque  résultat  de  nature  à  lui 
faire  honneur.  Ce  fut  sur  le  jeune  Podewils  d'abord  qu'il  essaya  ou 
se  vanta  d'exercer  son  empire.  Dans  les  mouvemens  militaires  qui 
se  préparaient,  quelques  officiers  hollandais  avaient  eu  le  tort  d'em- 
prunter, pour  le  passage  de  leurs  troupes,  une  lisière  des  provinces 
prussiennes  limitrophes  des  Pays-Bas  ;  Podewils  ayant  dû  rendre 
compte  de  cette  irrégularité,  Frédéric,  qui  n'entendait  pas  raillerie 
sur  le  moindre  de  ses  droits,  envoya  sur-le-champ  à  son  ministre 
l'ordre  de  demander  réparation.  Voltaire  vit  dans  cette  démarche 


ÉTUDES   DIPLOMATIQUES.  509 

une  occasion  toute  trouvée  pour  lui  d'amener,  entre  la  république 
et  la  Prusse,  une  rupture  favorable,  suivant  lui,  aux  intérêts  français. 
Prenant  feu  sur  cette  espérance,  il  oublia  qu'il  était  censé  à  La  Haye 
la  victime  de  l'injustice  et  non  le  serviteur  des  intérêts  de  la  France. 
Il  conseilla  et  crut  avoir  persuadé  à  Podewils  de  donner  à  ses  récla- 
mations un  grand  éclat  et  d'en  aggraver  même  le  caractère  en  inter- 
disant, pour  l'avenir,  non-seulement  tout  passage  de  troupes,  mais 
tout  transport  de  munitions  de  guerre  à  travers  le  territoire  prussien. 
«  Je  fais  fermenter  ce  petit  levain,  «  écrivait-il  tout  joyeux  à  Amelot. 
Puis  il  vint  annoncer  mystérieusement  à  Fén' Ion  qu'on  allait  voir, 
grâce  à  ses  utiles  excitations,  le  ministre  prussien  adresser  aux 
états-généraux  une  note  de  telle  nature  et  conçue  dans  de  tels 
termes  que  le  séjour  de  La  Haye  ne  lui  serait  pas  longtemps  pos- 
sible. Frédéric  se  trouverait,  par  cette  retraite,  engagé  bon  gré 
mal  gré,  dans  une  voie  d'hostilité  déclarée  avec  l'un  au  moins  des 
ennemis  de  la  France. 

Fénelon  savait  par  expérience  qu'il  y  avait  toujours  lieu  de  rabattre 
un  peu  des  menaces  proférées  par  Frédéric  dans  un  premier  accès 
d'humeur;  il  doutait  encore  plus  que  ce  prince,  à  la  fois  irascible 
et  prudent,  attendît  les  conseils  de  personne,  pas  même  de  Vol- 
taire, pour,  prendre  souci  de  sa  dignité.  Il  se  borna  donc  à  faire  son 
compliment  sur  la  bonne  nouvelle  avec  un  léger  sourire  d'incrédu- 
lité. Il  n'avait  pas  tort;  car,  dès  !a  semaine  suivante,  c'était  Voltaire 
lui-même  qui  venait  lui  annoncer,  la  tête  basse,  que  décidément 
Podewils  était  trop  attaché  au  séjour  de  La  Haye  par  le  charme 
qui  l'y  retenait  pour  se  décider  à  faire  quoi  que  ce  soit  qui  pût 
l'en  éloigner  :  u  La  mésintelligence,  écrivait-il  à  Amelot,  que  j'avais 
trouvé  l'heureuse  occasion  de  préparer,  était  fondée  sur  l'intérêt. 
Celle  qui  naît  du  passage  des  troupes  vient  du  juste  maintien  de 
la  dignité  de  la  couronne.  Je  souhaiterais  que  ces  deux  grands 
motifs  pussent  servir  à  déterminer  le  monarque  au  grand  but  oti  il 
faudrait  l'amener.  Mais  j'ai  peur  que  son  ministre  à  La  Haye,  qui  a 
plus  d'une  raison  d'aimer  ce  séjour,  ne  ménage  une  réconciliation, 
et  je  ne  m'attends  plus  à  une  rupture  ouverte.  »  En  réalité,  ni  Pode- 
wils, ni  sa  maîtresse  n'étaient  pour  rien  dans  ce  changement  de 
front.  C'était  tout  simplement  Frédéric  lui-même  qui,  ne  se  souciant 
pas  qu'on  lui  fît  faire  un  pas  de  plus  qu'il  ne  lui  convenait,  avait 
prescrit  à  son  agent  de  modérer  ses  exigences  de  manière  à  ne  pas 
alarmer  les  états-généraux,  a  II  est  regrettable,  écrivait  mahcieu- 
sement  Fénelon,  que  les  espérances  de  M,  de  Voltaire  ne  soient 
pas  mieux  justifiées  (1).  » 

(1)  Voltaire  à  Amelot,  2,  3,  17  août  1743.  {Correspondance  générale.)  —  Fénelon  à 
Amelot,  9,  23  août  1743.  (Ministère  des  affaires  étrangères.)  —  Frédéric  à  Podewils. 
(Pol.  Corr.,  t.  II,  p.  390,401.) 


510  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

N'ayant  jamais  compté  sur  rien,  Fénelon  n'éprouvait  que  peu  de 
mécomptes  ;  mais  une  autre  manœuvre  de  Yoltairc,  plus  déplacée 
encore,  quoique  moins  importante,  vint  lui  causer  plus  de  surprise 
et  d'impatience.  On  lui  écrivit  de  Paris  pour  lui  demander  qui 
était  un  sieur  van  Haren,  à  qui  Voltaire,  de  son  chef  et  sans  con- 
sulter personne,  avait  offert  de  le  faire  désigner  pour  le  poste  d'am- 
bassadeur à  Paris.  Le  titulaire  en  exercice  de  cette  fonction  était 
un  brave  docteur  van  Hoey,  excellent  homme,  aimé  à  Paris  et  s'y 
plaisant,  s'employant  toujours  de  son  mieux  à  accommoder  tous 
les  différends,  très  bon  chrétien  d'ailleurs,  ne  parlant  que  par  cita- 
tions de  l'Écriture  sainte  et  méritant  lui-même  toutes  les  béatitudes 
que  l'Évangile  promet  aux  pacifiques.  Dans  les  circonstances  pré- 
sentes, c'était,  par  la  simplicité  de  son  esprit  et  la  droiture  de  son 
cœur,  un  diplomate  tout  à  fait  à  souhait  pour  ceux  qui  avaient  à 
traiter  avec  lai.  On  n'avait  aucune  raison  de  désirer  sa  retraite 
et  moins  encore  de  le  mécontenter  en  y  travaillant  sous  main. 
Qu'était-ce  donc  que  le  successeur  que  Voltaire  imaginait  de  lui 
donner? 

Fénelon  n'eut  pas  de  peine  à  répondre,  car  il  ne  connaissait  que 
trop  bien  le  protégé  de  Voltaire.  C'était  un  tout  jeune  homme, 
récemment  nommé  aux  états  de  Hollande,  où  il  affectait  des  allure 
de  tribun,  et,  par  son  déchaînement  passionné  contre  la  France, 
scandalisait  même  cette  petite  assemblée,  très  malveillante  pour 
nous,  mais  toujours  paisible  de  caractère.  De  plus,  il  était  poète  à 
ses  heures  et  consacrait  sa  verve  à  célébrer  les  vertus  de  Marie- 
Thérèse  et  à  exciter  par  des  vers  enflammés  le  tempérament,  à  son 
gré  trop  peu  militaire,  de  ses  compatriotes.  Quand  viendrait  le  jour 
-décisif,  il  annonçait  qu'il  paraîtrait  lui-même  sur  le  champ  e 
bataille,  et  ses  amis  lui  avaient  frappé  d'avance  une  médaille  avec 
cette  inscription  :  Quœ  canit,  ipse  facit.  Voltaire,  en  le  saluant  à 
son  arrivée,  l'avait  baptisé  lui-môme  de  Tyrtée  des  états-généraux, 
(t  Je  suis  bien  aise,  avait-il  dit,  pour  l'honneur  de  la  poésie,  que 
ce  soit  un  poète  qui  ait  contribué  ici  à  procurer  des  secours  à  la 
reine  de  Hongrie  et  que  la  trompette  de  la  guerre  ait  été  la  très 
humble  servante  de  la  lyre  d'Apollon.  »  Naturellement  van  Haren 
avait  répondu  à  ces  complimens  par  d'autres  pareils,  comme  c'est 
assez  l'usage  entre  poètes,  surtout  quand  ils  ne  sont  ni  rivaux  ni 
compatriotes.  Il  n'en  fallut  pas  davantage  pour  que  Voltaire  s'ima- 
ginât qu'il  avait  exercé  sur  lui  une  séduction  irrésistible,  et  tel  était 
l'homme  à  qui  il  proposait  de  faire  confier,  dans  les  conjonctures  les 
plus  délicates,  une  mission  dont  pouvait  dépendre,  à  un  moment 
donné,  la  sécurité  môme  de  la  frontière  française.  Il  comptait  sans 
doute  ainsi  compléter  la  preuve  qu'il  donnait  déjà  dans  sa  personne 
de  l'union  naturelle  du  génie  poétique  et  de  l'habileté  diplomatique. 


ÉTUDES   DIPLOMATIQUES.  511 

H  II  m'a  paru,  écrivait-il  à  Amelot,  qu'il  aime  la  gloire  et  les  ambas- 
sades, »  Van  Haren  n'était  pas  absolument  le  seul  à  qui  on  pût  appli- 
quer cette  appréciation  piquante  (1). 

Il  ne  fut  pas  difficile  à  Fénelon  de  faire  comprendre  qu'un  dithy- 
rambe fait  en  l'honneur  de  Marie-Thérèse  n'était  pas  un  titre  suffi- 
sant pour  devenir  à  Paris  un  négociateur  prudent  et  pacifique.  Le 
seul  résultat  de  ces  fausses  manœuvres  fut  d'avoir  amené  Voltaire  à 
découvrir  imprudemment  son  secret  et  à  rendre  sa  situation,  dans 
ses  rapports  surtout  avec  la  société  qu'il  s'était  choisie,  des  plus 
embarrassantes.  Cette  ardeur  subite  qui  l'enflammait  pour  les  inté- 
rêts français  dessillait,  en  eifet,  tous  les  yeux;  car  tant  de  zèle 
patriotique  eût  supposé  chez  un  mécontent  une  vertu  surhumaine 
dont,  avec  la  meilleure  volonté  du  monde,  ni  le  caractère  ni  le 
passé  connu  du  grand  écrivain  ne  permettaient  de  le  croire  capable. 
Et  que  devaient  penser  van  Haren  et  ses  amis  d'un  proscrit  qui 
se  croyait  assez  bien  en  cour  pour  promettre  des  ambassades 
au  premier  venu?  La  feinte,  ainsi  mise  à  nu,  n'était  plus  qu'une 
supercherie  enfantine  propre  seulement  à  offenser  ceux  qui  avaient 
été  assez  simples  pour  s'y  laisser  prendre.  Le  bruit  que  Voltaire 
n'était  que  l'agent,  assez  mal  déguisé,  du  cabinet  de  Versailles  se 
répandit  aussitôt  dans  toute  la  Hollande  et  les  gazettes  se  diverti- 
rent aux  dépens  des  dupes  qu'il  avait  pu  faire. 

((  En  même  temps,  monseigneur,  écrivait  La  Ville  à  son  ministre, 
que  je  me  fais  un  devoir  de  rendre  témoignage  au  zèle  de  M.  de 
Voltaire,  à  son  envie  de  devenir  utile  au  service  du  roi  et  au  désir 
extraordinaire  qu'il  a  de  mériter  votre  approbation,  je  ne  dois  pas 
vous  dissimuler  que  le  motif  de  son  voyage  auprès  du  roi  de  Prusse 
n'est  plus  un  secret.  La  Gazette  de  Cologne,  en  faisarit  usage  de 
ce  qui  se  trouve  à  ce  sujet  dans  le  supplément  de  celle  d'ici,  du 
16  de  ce  mois,  n'a  été  que  l'écho  de  ce  qui  se  dit  publiquement  (2).  » 

Voltaire  lui-même  ne  tarda  pas  à  sentir  la  gaucherie  de  sa  posi- 
tion et  laissa  apercevoir  assez  clairement  son  embarras  à  l'ambas- 
sadeur. Le  marquis,  dont  le  bon  sens  et  la  droiture  souffraient 
depuis  longtemps  d'être  mêlés  à  une  comédie  assez  peu  honnête, 
lui  conseilla  tout  simplement  d'y  renoncer  et  de  se  donner  sans 
détour  pour  ce  qu'il  était  :  «  Je  lui  ai  dit,  écrivait-il,  qu'il  ne  pou- 
vait se  couvrir  plus  longtemps  de  ce  masque.  Il  me  parla  encore 
hier,  dans  ce  qu'il  me  fit  voir  qu'il  vous  écrivait,  de  ce  qu'il  con- 

(1)  Voltaire  à  Amelot,  16  août;  à  Thiôriot,  6  août  1743.  {Correspondance  générale.) 
—  Féneloa  à  Amelot,  août  1743.  {Correspondance  de  Hollande.  Ministère  des 
affaires  étrangère?.) 

(2)  L'abbé  de  La  Ville  à  Amelot,  20  août  1743.  (Correspondance  de  Hollande.  Minis- 
tère des  affaires  étrang-ères.) 


512  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

certait  avec  le  comte  de  Podewils,  en  l'engageant  à  écrire  au  roi 
son  maître,  dans  un  esprit  tout  français.  Gomment  concilier  cette 
manière  de  se  conduire  envers  ce  ministre  avec  la  disposition  d'un 
homme  sorti  de  France  mécontent?..  Je  lui  ai  donc  conseillé  de 
déposer  toute  cette  fiction  et,  quand  il  verrait  le  roi  de  Prusse,  de 
couper  court  sur  ce  point  en  répondant  laconiquement  à  ce  prince 
qu'il  ne  pouvait  être  que  très  content  puisqu'il  se  voyait  arrivé 
auprès  de  lui.  Après  ce  début,  ce  serait  à  lui  de  se  prévaloir,  sans 
mélange  de  déguisement,  des  occasions  que  la  familiarité  du  prince 
lui  donnerait  de  placer  à  propos  toules  les  réflexions  lumineuses 
que  lui  fournissait  votre  dépêche,  que  je  lui  ai  remise,  et  dont  il 
ne  pouvait  trop  se  remplir  pour  en  former  son  langage.  J'ai  dit 
aussi  ma  pensée  à  M.  de  Voltaire  sur  ses  idées  au  sujet  de  M.  van 
Haren.  Puisqu'il  s'était  avancé  jusqu'à  lui  parler  de  l'ambassade 
en  France  et  à  le  flaiter  des  agrémens  personnels  qu'il  y  trouverait, 
il  était  sans  doute  de  son  devoir  et  de  sa  fidélité  de  vous  rapporter 
l'impression  qu'il  se  figurait  lui  avoir  faite  et  ce  qu'il  en  espérait 
pour  le  changer  en  notre  faveur.  Mais  j'ai,  en  même  temps,  averti 
M.  de  Voltaire  de  l'obligation  où  j*^  me  croyais,  de  mon  côté,  de 
vous  donner  à  considérer  le  revers  de  la  médaille,  de  ce  qui  pour- 
rait être  regardé  comme  une  recherche  de  la  part  de  M.  van  Ilaren. 
Je  ne  connaissais  rien  de  plus  propre  à  nous  faire  tomber,  ici,  dans 
le  mépris  et  à  confirmer  l'opinion  que  l'on  voudrait  si  fort  accré- 
diter, de  notre  faiblesse,  et  qu'elle  est  si  grande  qu'il  n'y  a  rien 
que  nous  ne  soyons  disposés  à  subir  pour  nous  tirer  d'embar- 
ras... 11  y  avait  une  autre  manière  de  s'y  prendre  avec  M.  van 
Haren,  et  qui,  à  mon  jugement,  serait  la  seule  décente  :  au  lieu  de 
le  flatter,  on  pourrait  profiter  du  désir  que  M.  de  Voltaire  croit  lui 
avoir  reconnu  de  pouvoir  figurer  en  France  pour  lui  remontrer 
avec  ménagement,  mais  néanmoins  sans  lui  dissimuler  la  vérité, 
combien  il  a  à  réparer  avant  de  pouvoir  concevoir  l'espérance  de 
rien  de  semblable.  On  pourrait  en  même  temps  lui  représenter 
notre  cour  comme  n'étant  point  implacable,  et  la  France  comme 
pleine  de  gens  qui  sauraient  priser  ses  talens  et  lui  faire  honneur 
quand  on  l'aurait  vu  faire  des  démarches  qui  marquassent  que,  s'il 
s'était  laissé  aller  à  son  feu  dans  la  cause  qu'il  avait  prise  en  main, 
il  savait  en  revenir  quand  il  était  temps  et  qu'il  n'y  a  plus  de  pré- 
texte d'animer  cette  république  contre  la  France.  Il  faut  bien  du 
temps  et  une  longue  expérience  de  ce  pays-ci  pour  ne  se  pas 
méprendre  dans  le  discernement  à  y  faire  des  choses...  Enfin,  con- 
cluait Fénelon,  quand  j'aurais  parlé  à  mon  fils,  je  n'aurais  su  lui 
dire  rien  de  plus  pour  lui  indiquer  les  moyens  de  réussir.  »  Ces 
réflexions  étaient  si  sages  qu'à  Paris  on  s'y  rendit  sans  peine 


ÉTDDES   DIPLOMATIQUES,  513 

et  qu'on  écrivit  à  Voltaire  pour  lui  faire  savoir  que  le  temps  des 
feintes  était  passé  et  que,  pour  lui  rendre  plus  facile  son  change- 
ment d'attitude  et  de  langage,  on  était  prêt  à  lever  l'interdiction 
de  sa  pièce  de  Jules  César  et  à  lui  ôter  ainsi  son  motif  de  plainte  le 
plus  apparent  (1). 

Mais  ce  changement  de  front,  sur  place,  en  plein  champ  de 
manœuvre  diplomatique,  n'était  pas  si  aisé  à  opérer,  et  quand  on 
est  sorti  de  la  voie  droite,  il  n'est  pas  si  commode  d'y  rentrer  que 
le  pensait  le  bon  ambassadeur.  Après  avoir  fait  retentir  La  Haye  de 
l'écho  de  ses  plaintes  et  s'être  glissé  à  la  faveur  de  ces  fausses  con- 
fidences dans  l'intimité  des  chefs  d'un  parti  politique,  venir  tout  à 
coup  leur  avouer  qu'on  n'était  que  l'agent  secret  du  gouvernement 
qu'on  accusait  la  veille,  c'était  se  donner  à  soi-même  un  triste 
démenti  et  confesser  qu'on  avait  joué  un  singulier  personnage. 
Heureusement  pour  Voltaire,  un  billet  du  roi  de  Prusse,  auquel 
étaient  joints  les  passeports  qu'il  avait  demandés,  vint  le  tirer  de 
peine.  Le  prince,  de  retour  d'une  tournée  en  Silésie,  l'attendait 
avec  impatience  à  Berlin.  «  Ce  ne  sont  pas,  disait-il,  en  lui  envoyant 
ses  permis  de  poste,  des  Encéphales  qui  vous  amèneront,  ni  des 
Pégases  non  plus;  mais  je  les  aimerai  davantage  parce  qu'ils 
m'amèneront  mon  Apollon.  »  Voltaire  ne  se  le  fit  pas  dire  deux 
fois,  ravi  de  trouver  une  bonne  raison  pour  se  dérober  au  rôle 
ridicule  d'un  comédien  dont  on  a  reconnu  la  voix  sous  le  masque 
et  d'un  trompeur  pris  dans  son  piège. 

Quant  à  Frédéric  lui-même,  il  y  avait  longtemps  qu'il  savait  à 
quoi  s'en  tenir  sur  le  caractère  de  la  visite  qu'il  allait  recevoir. 
Soupçonnant  tout  de  suite  quelque  artifice,  il  mit  en  œuvre  pour  le 
déjouer  un  de  ces  procédés  d'une  malice  dénuée  de  scrupule  qui 
lui  étaient  familiers.  Parmi  les  épigrammes  envoyées  par  Vol- 
taire, sous  l'empire  d'un  premier  accès  d'irritation,  il  fit  choix  de 
celles  qui  contenaient  les  traits  les  plus  sanglans  contre  l'évêque  de 
Mirepoix,  et,  les  expédiant  à  un  ami  sûr  qu'il  avait  à  Paris,  il  le 
chargea  de  trouver  quelque  moyen  détourné  pour  faire  passer  ces 
outrages  sous  les  yeux  du  prélat  offensé  lui-même.  «  Je  veux,  écri- 
vait-il à  ce  correspondant,  brouiller  si  bien  Voltaire  avec  la  Fiaace 
qu'il  ne  puisse  plus  quitter  Berlin.  »  Et  telle  est,  en  effet,  l'expli- 
cation que  Voltaire  lui-même  (informé  plus  tard,  comme  on  va  le 
voir,  du  tour  qui  lui  était  joué)  en  a  donné  dans  ses  Mémoires.  Il 
y  en  a  une  plus  vraisemblable  :  Frédéric  avait  tout  simplement 

(1)  Fénelon  à  Amelot,  17  août  1743.  —  Amelot  à  Voltaire,  22  août  1743.  {Carres- 
pondance  de  Hollande.  Ministère  des  affaires  étrangères.) 

TOME  LXII.  —  1884.  33 


514  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

calculé  que  Boyer,  piqué  au  vif,  irait  porter  plainte  auprès  des 
ministres  et  demander  justice.  S'il  ne  l'obtenait  pas,  si  quelque  lettre 
d'exil  ou  quelque  arrêt  du  parlement  (auquel  plus  d'un  livre  de 
Voltaire  avait  déjà  été  dénoncé)  ne  venait  pas  venger  l'autorité 
offensée,  c'est  que  cette  autorité  elle-même  avait  quelque  raison 
de  ne  pas  s'émouvoir  :  c'est  qu'injure,  colère  et  disgrâce,  tout 
n'était  qu'un  jeu  concerté  dont  on  prétendait,  lui,  Frédéric,  le 
rendre  dupe. 

La  pièce  envoyée  dans  ce  dessein  était  bien  choisie,  car  elle 
contenait  un  trait  qui,  passant  par-dessus  la  tête  de  l'évêque, 
devait  atteindre  plus  haut  que  lui  et  était  presque  un  acte  de  lèse- 
majesté. 

Non,  non  (y  était-il  dit),  pédant  de  Mirepoix, 

Prêtre  avare,  esprit  fanatique, 

Qui  prétends  nous  donner  des  lois, 

Sur  moi  tu  n'auras  pas  de  droits. 

Loin  de  ton  ignorante  clique, 

Loin  du  plus  stupide  des  rois, 

Je  vais  oublier  à  la  fois 

La  sottise  de  Mirepoix 

Et  la  sottise  académique. 

Les  choses  se  passèrent  pourtant  exactement  comme  Frédéric 
l'avait  prévu,  et  cette  incligne  supercherie  (que  Frédéric  qualifie 
lui-même  d'une  expression  beaucoup  plus  vive)  eut  tout  le  succès 
qu'il  s'était  promis.  Boyer,  qui  n'était  prévenu  de  rien,  laissa  écla- 
ter son  ressentiment,  mais  les  ministres  firent  la  sourde  oreille  à 
ses  réclamations.  Louis  XV,  ou  ne  fut  pas  averti  de  ce  qui  le  tou- 
chait, ou  s'en  émut  pas,  et  Maurepas  conseilla  au  prélat  le  par- 
don des  injures.  Tout  était  clair  alors  :  le  prétendu  proscrit  n'était 
qu'un  agent  déguisé;  celui  dont  on  voulait  sonder  les  intentions 
était  mis  sur  ses  gardes;  on  voulait  se  jouer  de  lui,  ce  fut  lui  qui 
s'apprêta  à  se  bien  divertir  (1), 

Voltaire  à  peine  débarqué  à  Berlin,  la  plaisanterie  commença. 
L'artifice  de  Frédéric,  cette  fois  très  innocent,  surtout  pour  un 
homme  mis  en  défense  légitime,  consista  tout  simplement  à  aller 
lui-même,  avec  une  franchise  apparente,  au-devant  des  explications 

(11  Frédéric  au  comte  de  Rottenbourg,  17  et  27  août  1743.  {Correspondance  géné- 
rale de  Frédéric,  dans  ses  OEuvrcs  complûtes,  t.  xv,  p.  .^23  à  525.)  Si  le  lecteur  est 
curieux  de  savoir  comment  Frédéric  lui-même  qualifie  lo  procédé  qu'il  emploj  a  dans 
cette  occasion,  cette  indication  lui  en  donne  le  moyen.  La  décence  ne  me  permet  pas 
d'en  dire  davantage. 


ÉTUDES   DIPLOMATIQUES.  515 

qu'on  espérait  tirer  de  lui  par  surprise.  Si  Voltaire  s'était  flatté  de 
prendre  son  temps,  de  commencer  par  reconnaître  son  terrain  et 
de  guetter  l'heure  favorable  où  le  prince,  entraîné  par  la  chaleur 
de  la  conversation,  laisserait  échapper  quelque  parole  indiscrète,  il 
était  loin  de  compte,  car  on  ne  lui  donna  pas  même  un  jour  pour 
se  mettre  en  observation.  Il  raconte  bien,  dans  ses  Mémoires,  qu'il 
eut  l'adresse  d'amener  insensiblement  Frédéric  de  la  littérature  à  la 
politique  et  de  le  faire  causer  des  affaires  courantes  sans  qu'il  s'en 
aperçût,  à  propos  de  YÉiuide  et  de  Virgile  ;  mais  ses  lettres  à  Ame- 
lot  (dont  il  ne  pouvait  avoir  perdu  le  souvenir,  puisqu'il  en  gardait 
la  minute,  qui  est  imprimée  dans  ses  OEuvres)  attestent  que  tant 
d'art  ne  lui  fut  pas  nécessaire.  Ce  fut,  au  contraire,  Frédéric  lui- 
même  qui,  le  soir  même  de  l'arrivée  de  Voltaire,  après  l'avoir  com- 
blé d'embrassades  et  de  complimens,  puis  établi  dans  un  apparte- 
ment d'honneur  du  palais,  le  fit  dîner  presque  en  tôte-à-tôte  avec 
l'ambassadeur  de  France  (celui  qu'il  ne  cessait  d'appeler  mon  gros 
ami  Valori),  comme  s'il  eût  voulu  tout  de  suite  témoigner  qu'entre 
le  représentant  officiel  de  Versailles  et  l'envoyé  secret  qu'on  lui 
députait  en  éclaireur,  il  ne  faisait  vraiment  pas  de  différence. 
Pais,  dès  le  lendemain  matin,  c'est  encore  Frédéric  lui-même  qui 
entre  familièrement  chez  son  hôte  :  «  J'ai  été  bien  aise,  lui  dit-il, 
de  vous  faire  dîner  avec  l'envoyé  de  France,  afin  d'inquiéter  un 
peu  ceux  qui  seraient  fâchés  de  cette  préférence.  »  Et,  là-dessus,  il 
entame  au  pied  levé  toutes  les  questions  du  jour  avec  une  abon- 
dance et  une  hberté  de  largage,  mais  aussi  une  confusion  de  pen- 
sées dont  son  interlocuteur  (dans  le  compte  visiblement  embarrassé 
qu'il  en  rend)  paraît  à  la  fois  surpris,  flatté  et  déconcerté.  Quelque 
effort,  en  effet,  que  fasse  Voltaire  pour  donner  à  ce  premier  entre- 
tien la  gravité  d'une  conférence  diplomatique  où  il  s'attribue  à  lui- 
même  un  assez  beau  rôle,  rien  ne  ressemble  moins  à  une  conver- 
sation sérieuse  que  la  suite  d'assertions  incohérentes  qui  sortent, 
pour  ainsi  dire,  pêle-mêle  de  la  bouche  de  Frédéric.  Tous  les  points 
y  sont  abordés  et  aucun  n'est  résolu.  Ce  sont  alternativement  des 
sarcasmes  amers  contre  les  armées  françaises  et  des  invectives 
méprisantes  contre  le  roi  d'Angleterre  :  puis  une  énumération  for- 
midable des  ressources  militaires  de  la  Prusse,  de  la  force  de  ses 
citadelles  et  de  l'effectif  de  son  armée,  suivie  du  serment  de 
rester  en  paix  et  de  ne  jamais  sortir  de  la  stricte  neutralité;  le 
tout  dit  d'ailleurs  par  le  roi  avec  bonhomie,  en  quelque  sorte  le 
cœur  sur  la  main.  Il  n'évite  même  pas  les  souvenirs  les  plus 
délicats  à  réveiller,  puisqu'il  ne  craint  pas  de  convenir  du  tour 
qu'il  nous  avait  joué  à  Breslau  et  de  demander  (à  la  vérité,  dit 
Yoltaire  en  baissant  les  yeux)  si  la  France,  dans  le  cas  d'une  alliance 


516  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

nouvelle,  ne  lui  en  garderait  pas  toujours  rancune  et  ne  lui  ren- 
drait pas  à  l'occasion  la  pareille.  Le  silence  le  plus  affecté  eût  été 
moins  énigmatique  que  ces  idées  sans  suite  noyées  dans  un  flux 
de  paroles. 

Les  mêmes  scènes  se  renouvelèrent  plusieurs  jours  de  suite  et 
se  continuèrent  même  par  écrit  au  moyen  de  petits  papiers  tracés 
au  courant  de  la  plume  et  échangés  d'un  appartement  à  l'autre 
quand  le  roi,  retenu  par  ses  occupations,  n'avait  pas  le  temps  de 
sortir  du  sien.  La  seule  chose  peut-être  qu'un  observateur  vraiment 
sagace  aurait  relevée  dans  ce  rapide  passage  de  pensées  incohé- 
"^entes,  c'étaient  des  complimens  un  peu  ironiques  à  l'adresse  de 
Louis  XV.  Ces  flatteries  aigres-douces  étaient  sans  doute  destinées, 
î^i  elles  passaient  sous  les  yeux  du  monarque  français,  à  le  piquer 
d'honneur  en  lui  montrant  qu'on  mettait  encore  en  question,  en 
Europe,  les  résolutions  viriles  dont  on  lui  témoignait,  à  Paris,  une 
reconnaissance  prématurée  (1). 

«  Vous  me  dites  tant  de  bien  de  la  France  (écrit  par  exemple 
Frédéric  dans  un  de  ces  billets  du  matin)  et  de  son  roi,  qu'il  serait 
à  souhaiter  que  tous  les  souverains  eussent  de  pareils  sujets  et 
toutes  les  républiques  de  semblables  citoyens...  Cette  nation  est  la 
plus  charmante  de  l'Europe,  et  si  elle  n'est  pas  crainte,  elle  mérite 
qu'on  l'aime.  Un  roi  digne  de  la  commander,  qui  gouverne  sage- 
ment et  qui  s'acquiert  l'estime  de  l'Europe  entière,  peut  lui  rendre 
son  ancienne  splendeur...  C'est  assurément  un  ouvrage  digne  d'un 
prince  doué  de  tant  de  mérite  que  de  rétablir  ce  que  les  autres 
ont  gâté,  et  jamais  souverain  ne  peut  acquérir  plus  de  gloire  que 
lorsqu'il  défend  ses  peuples  contre  des  ennemis  furieux  et  que, 
faisant  changer  la  face  des  affaires,  il  trouve  le  moyen  de  réduire 
ses  adversaires  à  lui  demander  la  paix  humblement.  J'admirerai 
tout  ce  que  fera  ce  grand  homme,  et  personne  de  tous  les  souve- 
rains d'Europe  ne  sera  moins  jaloux  que  moi  de  ses  succès.  Mais 
je  n'y  pense  pas  de  vous  parler  politique  :  c'est  précisément  pré- 
senter à  sa  maîtresse  une  coupe  de  médecine...  Adieu,  cher  Vol- 
taire. Veuille  le  ciel  vous  préserver  des  insomnies  de  la  fièvre  et  des 
fâcheux  (2)  !  » 

Au  bout  de  quelques  jours  passés  dans  cet  échange  de  commu- 
nications stériles.  Voltaire  sentit  pourtant  la  nécessité  d'arriver  à 

(1)  Voltaire  à  Amelot,  3  septembre  1743.  {Correspondance  générale.)  —  Les  dépê- 
ches de  Voltaire  à  Amelot,  datées  de  Berlin,  sont  imprimées  dans  sa  Correspondance 
générale,  d'après  les  minutes  qu'il  avait  sans  doute  conservéos  lui-même.  Le  texte 
définitif  ne  s'en  trouve  pas,  ou  n'a  pu  être  mis  à  ma  disposition  au  ministère  des 
affaires  étrangères. 

(2)  Frédéric  à  Voltaire,  7  septembre  1743.  {Correspondance  générale.) 


ÉTUDES    DIPLOMATIQUES.  51 7 

quelques  informations  plus  précises.  Le  temps  pressait,  en  effet, 
car  le  roi  annonçait  son  prochain  départ  de  Berlin  pour  Baireuth, 
où  il  devait  faire  visite  à  sa  sœur,  la  margrave,  femme  du  souverain 
de  ce  petit  état,  et  il  ne  cachait  pas  qu'il  comptait  y  rencontrer 
plusieurs  princes  importans  d'Allemagne  et  s'entretenir  avec  eux  des 
intérêts  de  l'eiiipire.  Tout  le  désir  de  Voltaire  était  d'être  emmené 
avec  lui,  comme  conseiller  et  comme  auxiliaire,  dans  cette  tournée 
diplomatique.  iMais  auparavant,  il  semblait  pourtant  Lécessaire  de 
savoir  ce  qu'on  y  allait  faire.  Voltaire  saisit  donc  l'occasion  d'une 
lettre  qu'il  avait  reçue  de  l'abbé  de  La  Ville,  lui  annonçant  des  pro- 
positions de  paix  faites  par  un  magistral  hollandais,  et  en  commu- 
niquant ce  renseignement  à  Frédéric,  il  crut  pouvoir  lui  poser  quel- 
ques questions  dont  il  le  priait  de  mettre  en  marge  les  réponses.  Le 
roi  ne  s'y  refusa  pas,  et  celte  pièce,  écrite  sur  deux  colonnes,  a  été 
conservée  dans  les  manuscrits  de  Voltaire,  qui  en  fait  mention  avec 
complaisance  dans  ses  Mémoires.  Bien  qu'elle  soit  connue  sans 
doute  de  plus  d'un  lecteur,  je  ne  puis  me  refuser  le  plaisir  de  la 
citer  intégralement,  quand  ce  ne  serait  que  pour  la  recommander 
à  l'attention  des  faiseurs  de  Maximes  et  de  Carartih-es,  des  La  Roche- 
foucauld ou  des  La  Bruyère  futurs  qui  seraient  tentés  de  moraliser 
sur  les  illusions  de  l'amour-propre.  Si  Voltaire,  en  effet,  qui  avait 
assez  raillé  en  sa  vie  pour  s'entendre  en  plaisanterie,  ne  s'est  pas 
aperçu,  ce  jour-là,  à  quel  point  on  se  moquait  de  lui,  c'est  que 
les  nuages  élevés  par  la  vanité  dans  l'intelligence  sont  trop  épais 
pour  que  tout  l'esprit  du  monde  suffise  à  les  dissiper. 


A  Frédéric  II,  roi  de  Prusse. 


Septembre  17't3. 

Votre  Majesté  aurait-elle  assez  de  bonté  pour  mettre  en  marge  ses  réflexions 
ses  ordres  7 


1"  Votre   Majesté  saura  que  le  sieur  i*  Ce  Bassecour  est  apparemment  celui 

Bnssecour,  premier  bourgmestre  d'Ams-  qui   a  soin   d'engraisser  les  ch^^pons  et 

terdam,  est  venu  prier  M.  de  La  Ville,  mi-  les  coqs  d'Inde  pour  Leurs  Hautes  Puis- 

nistrede  France,  de  faire  des  popo>ilions  sances? 
de   paix.  La    Ville  a  répondu  que  si  les 
Hollandais  avaient  des  offres  à  faire,   le 

roi  son  maître  pourrait  les  écouter.  • 


5!  8 


REVUE    DES    DEUX   MOTTOES. 


2"  N'est-il  pas  clair  qne  le  parti  pacifique 
l'emportera  infailliblement  en  Hollande, 
puisque  Bassecour,  l'un  des  plus  détermi- 
nés à  la  guerre,  commence  à  parler  de 
paix?  N'est-il  pas  clair  que  la  France  montre 
de  la  vin  eur  et  de  la  sagesse? 

3°  Dans  ces  circonstances,  si  Votre  Ma- 
jesté parlait  en  maître,  si  elle  donnait 
l'exemple  aux  princes  de  l'empire  d'assem- 
bler une  armée  de  neutralité,  n'arrache- 
rait-elle pas  le  sceptre  de  l'Europe  des 
mains  des  Anglais  qui  vous  bravent  et 
qui  pari' nt  hautement  de  vous  d'une  ma- 
nière révoltante,  aussi  bien  que  le  parti 
des  Bentinck,  dt-s  Fagel,  des  Obdam?  Je 
les  ai  entendus  et  je  ne  vous  dis  rien  qrie 
de  très  véritable. 

4»  Ne  vous  couvrez-vous  pas  d'une  glnire 
immortelle  en  vous  déclarant  efficacement 
le  protecteur  de  l'empire?  Et  n'est-il  pas 
de  votre  plus  pressant  intérêt  d'empêcher 
que  les  Anglais  ne  fassent  votre  ennemi 
le  grand-duc  roi  des  Romains? 

5"  Quiconque  a  parlé  seulement  un 
quart  d'heure  au  duc  d'Aremberg,  au 
comte  de  Harrach,  au  lord  Stairs,  à  touw 
les  partisans  d'Autriche,  leur  a  entendu 
dire  qu'ils  brûlent  d'ouvrir  la  campagne 
en  Silésie.  Avez-vous,  en  ce  cas,  sire,  un 
autre  allié  que  la  Fran'-.eî  et,  quelque 
puissant  que  vous  soyez,  un  allié  vous 
est-il  inutile?  Vous  connaissez  les  res- 
sources de  la  maison  d'Autriche,  et  com- 
bien de  princes  sont  unis  i*i  elle.  Mais 
résisteraient-ils  à  votre  puissance  jointe 
à  celle  de  la  maison  de  Bourbon? 

6"  Si  vous  faites  seulement  marcher  des 
troupes  à  Glôves,  n'inspirezvous  pas  la 
terreur  et  le  respect,  sans  crainte  que  l'on 
ose  vous  l'aire  la  guerre?  N'est-ce  pas,  au 
contraire,  le  seul  moyen  de  forcer  les  Hol- 
landais à  concourir  sous  vos  ordres  à  la  pa- 
cification dd  l'empire  et  au  rétablissement 
de  l'empereur,  qui  vous  devra  deux  fois  son 
trôneetqni  aid^-raa  la  splendeur  du  vôtre? 

7»  Quelque  parti  que  Votre  Majesté 
prenne,  daignera  t-elle  se  confier  à  moi 
comme  à  son  serviteur,  comme  à  celui  qui 
désire  de  passer  ses  jours  à  votre  cour? 
Voudra  t-elle  que  j'aie  l'honneur  de  l'ac- 
compagner à  Baireuth  et,  si  elle  a  cette 
bonté,  veut-elle  bien  me  le  déclarer  afin 
que  j'aie  le  temps  de  mo  préparer  pour  ce 
vojage?  Pour  peu  qu'elle  daigne  m'écrire 
quelque  chose  de  favorable  dans  la  lettre 
projetée,  cela  suffira  pour  me  procurer  le 
bonheur  où  j'aspire  depuis  six  ans  de 
vivre  auprès  d'elle. 


2»  J'admire  la  sagesse  de  la  France; 
mais  Dieu  me  préserve  à  jamais  de 
l'imiter! 


3»  Ceci  serait  plus  beau  dans  une  ode 
que  dans  la  réalité.  Je  me  soucie  fort  peu 
de  ce  que  les  Hollandais  et  Anglais  disent, 
d'autant  plus  que  je  n'entends  point  leur 
patois. 


4"  La  France  a  plus  d'intérêt  que  la 
Prusse  de  l'empêcher;  et  en  cela,  cher 
Voltaire,  vous  êtes  mal  informé  :  car  on 
ne  peut  faire  une  élection  de  roi  des  Ro- 
mains sans  le  consentement  unanime  de 
l'empire.  Ainsi  vous  sentez  bien  que  cela 
dépend  toujours  de  moi. 


5o 


On  les  y  recevra, 

Biribi, 
A  la  façon  de  Barbari, 

Mon  ami. 


Vous  voulez  donc  qu'en  vrai  dieu  de  machine, 

J'arrive  pour  le  dénoîinient; 
Qu'aux  Anglais,  aux  Pandours,  à  ce  peuple  insolent, 

J'aille  donner  la  discipline  ? 

Mais  examinez  mieux  ma  mine  ; 

Je  ne  suis  pas  assez  méchant, 


7°  Si  vous  voulez  venir  à  Baireuth,  je 
serai  bien  aise  de  vous  y  voir,  pourvu  que 
le  voyage  ne  dérange  pas  votre  santé.  Il 
dépendra  donc  de  vous  de  prendre  quelles 
mesures  vous  jugerez  à  propos. 


ÉTUDES    DIPLOMATIQUES.  519 

8*  Si,  pendant  le  court  séjour  que  je  dois  8"  Je  ne  suis  dans  aucune  liaison  avec 

faire  cet  automae  auprès  de  Votre  Majesté,  la  France  ;  je  n'ai  rien  à  craindre  ni  à  es- 
elle  pouvait  me  rendre  porteur  de  quelque  pérer  d'elle.  Si  vous  voulez,  je  forai  un 
nouvelle  agréable  à  ma  cour,  je  la  sup-  panégyrique  de  Louis  XV,  où  il  n'y  aura 
plierais  de  m'honorer d'une  telle  commis-  pas  un  mot  de  vrai;  mais,  quant  aux  af- 
siou.  •  faires  politiques,  il  n'en  e^t  aucune  à  pré- 

sent qui  nous  lie  ensemble  ;  rt  d'autant 
plus,  ce  n'est  point  à  moi  à  parler  le  pre- 
mier. Si  l'on  me  demande  quelque  chose, 
il  est  temps  d'y  répondre  ;  mais  vous  qui 
êtes  si  raisonnable,  sentez  bien  le  ridicule 
dont  je  me  chargerais  si  je  donnais  des 
proji  ts  politiques  à  la  France  sans  à-pro- 
pos, et,  de  plus,éciiisde  ma  propre  main. 
9"  Faites  tout  ce  qu'il  vous  plaira;  j'ai-  9°  Je  vous  aime  de  tout  mon  cœur,  je 

merai  toujours  Votre  Majesté  de  tout  mon  vous  estime,  je  ferai  tout  pour  vuus  avoir, 
cœur.  hormis  des  folies  et  des  chopes  qui  me 

donneraient  à  jamais   un  ridicule   dans 
Voltaire.  l'Europe,  et  seraient  dans  le  fond,  con- 

traires à  mes  intérêts  et  à  ma  gloire.  La 
seule  commission  que  je  puisse  vous 
donner  pour  la  France,  c'est  de  leur  con- 
seiller de  se  conduire  p'us  sagement 
qu'ils  n'ont  fait  jusqu'à  présent.  Cette 
monarihie  est  un  cor^js  très  fort,  sans 
âme  et  sans  nerfs. 

Frédéric. 

11  eût  été  impossible,  on  en  conviendra,  d'être  moins  pressé  que 
Voltairene  l'était  par  Frédéric  de  le  suivre  à  Baireuth;  aussi  hés>ita-t-il 
un  peu  à  user  d'une  permission  si  froidement  dounée.  «  Je  ne  sais, 
écrivait-il  à  Amelot,  si  le  roi  me  meitra  du  voyage  ;  ma  situation 
pourra  devenir  très  épineuse.  »  ;1  se  décida  cependant  à  partit-  avec 
le  roi,  à  la  surprise  de  ceux  qui,  l'ayant  entendu  se  plai.adre  de  sa 
santé  et  des  fatigues  du  voyage,  ne  trouvaient  peut-êsre  pas  qu'il 
fût  nécessaire  de  s'en  imposer  de  nouvelles  pour  se  rendre  à  une 
invitation  assez  peu  chaleureuse.  On  sait,  en  etfet,  qu'il  ne  cessait 
de  gémir  de  ses  infirmités  et  qu'il  est  resté  mourant  tciute  sa  vie 
jusqu'à  quatre-vingt-quatre  ans.  Pour  un  leuipérameut  délicat,  Fré- 
déric, avec  ses  allures  brusques  et  pressées,  était  un  compagnon 
de  route  assez  incommode  ;  aussi  Yalori,  qui  en  savait  quelque 
chose  par  expérience,  fit-il  honneur  à  Voltaire  de  cet  acte  de  dévoû- 
ment  dans  ses  dépêches  avec  une  nuance  d'ironie  :  «  M.  de  Voltaire, 
dit-il,  va  partir  avec  le  roi  de  Prusse  :  il  s'expose  à  aller  un  train 
inconnu  aux  Muses...  J'admire  beaucoup  son  courage  dans  l'état 
oili  il  est,  car  il  ne  paraît  avoir  qu'un  souille  de  vie...  11  peut  être 
d'une  grande  utilité,  si  l'on  en  juge  par  son  zèle  et  par  la  manière 
dont  il  s'est  conduit  ici.  » 

Le  sacrifice  était  plus  méritoire  encore,  à  ce  qu'il  paraît,  que 
Valori  ne  le  supposait;  car  au  moment  où  cet  envoyé  fermait  sa 
lettre,  il  vit  Voltaire  lui-même  entrer  chez  lui  pour  lui  confesser 


620  REVUE   DES    DEUX   MONDES, 

que  ce  voyaiiîje  de  Baireuth,  en  retardant  son  retour  à  Paris,  l'expo- 
sait, de  la  part  d'une  belle  abandonnée,  à  de  tendres  reproches  dont 
l'éclat  pouvait  être  fâcheux.  En  conséquence,  il  demandait  à  ajouter 
lui-même  à  la  dépêche  annonçant  son  départ  un  post-scriptum 
qu'on  y  retrouve,  en  effet,  tout  entier  écrit  de  sa  main  et  qui  est 
ainsi  conçu  :  «  Le  roi  de  Prusse  me  donne  l'ordre  de  le  suivre  à 
Baireuth.  J'y  vais,  monseigneur,  uniquement  pour  votre  service.  Je 
vous  supplie  d'engager  M.  le  comte  de  Maurepas  à  le  faire  entendre 
à  une  personne  qui  se  plaint  trop  d'une  absence  nécessaire.  Sauvez- 
moi  le  ridicule  en  faveur  de  mon  zèle  (1).  »  Je  ne  sais,  en  vérité, 
pourquoi  Voltaire  s'est  plaint  dans  ses  Mémoires  de  n'avoir  ren- 
contré chez  Valori,  pendant  le  cours  de  sa  mission  secrète,  que 
méfiance  et  jalousie;  ce  simple  détail  tout  intime,  inséré  dans  une 
lettre  oflicielle,  montre  que  la  confiance  entre  eux  était  complète  et 
que  l'ambassadeur  même  ne  manquait  pas  de  complaisance. 

Au  demeurant,  si  Voltaire,  en  se  mettant  en  route,  éprouvait  encore 
quelque  scrupule  de  se  'aire  de  fête  là  où  il  n'était  pas  précisé- 
ment appelé,  l'accueil  qu'il  reçut  à  Baireuih  eut  bien  vite  dissipé 
ce  léger  embarras.  De  la  part  de  la  margrave  elle-même  d'abord, 
il  n'avait  rien  à  craindre,  car,  depuis  son  premier  voyage  à  Berlin, 
il  avait  dans  cette  princesse  une  admiratrice,  une  correspondante 
assidue,  presque  une  amie.  De  toutes  les  sœurs  du  roi  de  Prusse 
Frédérique-Wilhelmine,  margrave  de  Baireuth,  était  la  plus  spiri- 
tuelle, la  plus  aimable,  la  plus  chère  aussi  à  son  illustre  frère.  Asso- 
ciée à  tous  ses  malheurs,  pendant  leur  jeune ^se  commune,  confi- 
dente de  toutes  ses  peines,  dévouée,  depuis  qu'il  était  roi,  à  tous 
les  intérêts  de  sa  gloire,  elle  partageait  même  de  loin  toutes  ses 
préoccupations  et  tous  ses  goûts.  Dans  la  petite  ville  obscure  qui 
servait  de  capitale  à  son  mince  état  et  qui  était  pour  elle  un  lieu 
d'exil,  elle  vivait  consacrée  au  culte  des  lettres,  de  la  philosophie 
et  des  arts.  Elle  avait  même  élevé  aux  Muses  (pour  parler  le  lan- 
gage du  temps)  un  véritable  temple  dont  elle  a  fait  la  description 
dans  les  piquans  Mémoires  qu'elle  nous  a  laissés.  C'était  un  château 
d'un  seul  étage,  bâti  à  quelque  distance  de  la  ville,  dans  un  site 
agréable  et  solitaire.  De  vastes  salles  dont  les  parois  étaient  revê- 
tues de  marbres  rares  et  de  boiseries  du  Japon  conduisaient  à  une 
salle  de  spectacle  et  de  concert  dont  toutes  les  frises  étaient  sur- 
montées des  plus  belles  peintures.  A  la  suite  venait  un  petit  cabi- 
net décoré  de  laque  brune,  ouvrant  par  une  seule  fenêtre  sur  le 
jardin.  C'était  la  retraite  où  Wilhelmine  se  réfugiait  pour  se  livrer, 
loin  des  importuns,  à  ses  études  favorites.  Combien  de  fois  et  avec 


(I)  Valori  à  Amelot,  7  et  10  septembre  1743  {Correspondance  de  Prusse.  Ministère 
des  affaires  étrangères.) 


ÉTUDES    DIPLOMATIQUES.  521 

quelle  dévotioa  le  nom  de  Voltaire  avait  été  prononcé  dans  cet  ai-ile 
de  méditations  savantes  ou  rêveuses!  C'était  là  qu'après  chaque 
envoi  de  France,  étaient  dévorés  avec  avidité  les  moiudres  écrits 
sortis  de  sa  plume,  les  moindres  fruits  de  sa  verve  poétii)ue.  C'était 
là  aussi  qu'étaient  reçues  et  serrées  précieusement  les  lettres  flat- 
teuses qu'il  adressait  à  «  la  princesse  philosop'  e,  la  protectrice  des 
arts,  la  musicienne  parfaite,  le  moi  èle  de  la  politesse  et  de  l'aifa- 
bilité.  »  Le  recevoir  en  personne  dans  ce  lieu  où  on  avait  si  sou- 
vent parlé  de  lui  était  un  bien  inespéré.  C'était  vraiment  le  dieu 
qui  paraissait  dans  le  sanctuaire. 

Ce  furent  aussitôt  de  longues,  d'intei minai. les,  de  charmantes 
conversations  auxquelles  la  princesse  se  prêta  avtc  d'autant  plus 
d'empressement  que  le  commerce  de  la  petite  noblesse  allemande, 
telle  qu'elle  nous  l'a  dépeinte,  lui  inposait  pour  son  régime  ordinaire 
un  jeûne  plus  complet  des  plaisirs  d'esprir.  Les  ccinfidei  ces  allèrent 
même  assez  loin,  s'il  est  vrai,  comme  le  rapporte  Voltaire,  qu'en  lui 
racontant  les  malheurs  de  son  jeune  âge,  elle  r.e  se  borna  pas  à  lui 
parler  des  violences  matérielles  que  lui  avait  infligées  la  main  brutale 
de  son  père  :  «  Elle  en  gardait,  dit-d,  des  cicatrices  au-dessous  du 
sein  gauche,  qu'elle  m'a  fait  l'honneur  de  me  montrer  (j).  » 

Le  margrave  lui-même,  jeune  prince  moins  ami  des  lettres,  mais 
encore  très  épris  de  sa  femme  et  subissant  entièrement  sa  domina- 
tion, s'associa  de  bonne  grâce  à  cette  réception  chaleureuse,  et  il 
ne  fut  pas  le  seul  ;  car  la  cité,  ordinairement  peu  animée,  de  Bai- 
reuth  devint  tout  de  suite  le  rendez-vous  de  tous  les  princes  du  voi- 
sinage appelés  par  Frédéric  ou  accourus  pour  lui  faire  leur  cour. 
Toutes  les  puissances  petites  ou  grandes  du  cerc!e  de  Franconie, 
têtes  couronnées  ou  mitrées,  noblesse,  magistrature,  se  pressaient 
autour  du  héros  du  jour.  L'illustre  Français  qui  vivait  dans  la  fami- 
liarité du  grand  homme  devint  ainsi  lui-même  l'objet  d'une  curiobiié 
universelle.  Son  nom  était,  d'ailleurs,  du  petit  nombre  de  ceux  qui 
étaient  apportés  dans  ces  pays  reculés  par  les  échos  lointains  de  la 
renommée.  C'était  le.  représentant  de  ce  génie  français  dont  le  pres- 
tige éblouissait,  depuis  des  siècles,  l'Allemagne  entière.  Aussi,  dans 
une  suite  de  fêtes  brillantes,  disposées  avec  art  par  le  goût  éclairé 
de  la  margrave,  Voltaire  se  vit-il  entouré  d'hommages  qui  lui  cau- 
sèrent un  véritable  enivrement  et  lui  firent  oublier  pour  un  moment 
ses  soucis  et  ses  prétentions  politiques  :  «  J'ai  suivi  à  Baireuth, 
écrivait -il  tout  en  extase  à  Podewils,  l'Orphée  couronné!  J'y  ai  vu 
une  cour  où  tous  les  plaisirs  de  l'esprit  et  tous  les  goûts  de  la 

(I)  Desmircsieries,  Voltaire  et  la  Société  au  xyui'  siècle,  t.  ii,  p.  401.  -  Voltaire, 
Mémoires. 


522  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

société  sont  rassemblés.  Nous  y  avons  des  opéras,  des  comédies, 
des  chasses,  des  soupers  délicieux.  Ne  faut-il  pas  être  possédé  du 
malin  esprit  pour  s'exterminer  sur  le  Danube  ou  sur  le  Rhin,  au 
lieu  de  couler  aussi  doucement  sa  vie  ?  »  Son  entraînement  était 
tel  que,  oubliant  tout,  il  négligea  quinze  jours  de  suite  d'écrire  à 
M™®  du  Châtelet  (1).  Le  crédit  de  Voltaire  a^^près  de  Frédéric  était 
d'ailleurs  si  bien  établi  dans  la  pensée  de  tous  que  les  princes 
e^x-mémes  recouraient  à  lui  pour  les  g^râc^s  qu'ils  voulaient  obte- 
nir. C'est  ainsi  que,  mandé  un  jour  par  la  duchesse  régente  de 
Wurtemberg,  il  la  trouva  tout  éplorée,  et  le  suppliant  presque  à 
genoux  de  lui  faire  rendre  son  fils,  qui,  bien  que  déjà  en  âge  de 
régner,  était  retenu  presque  de  force  à  la  cour  de  Prusse.  Voltaire 
promit  son  intercession  et  eut  la  jouissance  de  se  faire  bénir  d'une 
princesse  en  séchant  des  larmes  maternelles  (2). 

Mais  pendant  que  la  royauté  littéraire  était  ainsi  comblée  d'en- 
cens et  de  cnra|.liraens,  que  faisait  le  roi  véritable  et  de  quoi  par- 
lait-il dans  ses  entretiens  particuliers  avec  les  princes  qui  s'étaient 
rendus  à  son  appvl?  Évidemment,  des  projets  d'alliance  et  de  con- 
fédération étaient  toujours  en  travail  dans  son  esprit  :  mais  dans 
quel  sens  et  dans  quel  dessein?  Était-ce  pour  venir  en  aide  à  la 
France  ou  pour  se  passer  d'elle  en  lui  fermant  les  portes  de  l'Alle- 
œagne?  C'est  ce  que  Voltaire,  malgré  l'étourdissement  des  plaisirs, 
aurait  pourtant  désiré  savoir  et  sur  quoi  il  essaya,  à  plus  d'une  fois, 
d'obtenir  des  corrfidences.  Mais  ces  tentatives  furent,  cette  fois,  très 
mal  accueillies.  Frédéric  se  plaignit  avec  amertume  que  la  France, 
ne  savait  que  mendier  la  paix  à  tout  le  monde,  qu'elle  frappait  à 
toutes  les  portes  pour  l'obtenir  et  fit  entendre  qu'il  était  obligé  de 
se  mettre  en  garde  contre  la  tentation  qu'elle  pourrait  avoir,  pour 
se  tirer  d'affaire,  d'entrer  dans  des  arrangemens  contraires  aux  inté- 
rêts de  la  Prusse.  Voltaire,  il  faut  lui  rendre  cette  justice,  ne  crai- 
gnait pas  d'user,  même  avec  les  princes,  d'une  hardiesse  gracieuse 
qui  lui  avait  plus  d'une  fois  réussi.  11  essaya  donc,  sans  se  troubler, 
de  prendre  le  ton  plaisant  et  demanda  au  toi  en  souriant  s'il  n'avait 
pas  lui-même  quelque  péché  de  ce  genre  sur  la  conscience  et  si  on 
ne  pourrait  pas  le  prendre  en  flagrant  délit  de  pourparlers  avec  les 
ennemis  de  la  France.  Mais  le  roi  s'en  défendit  avec  une  vivacité 
maussade  :  «  S'il  ne  le  faisait  pas,  dit-il,  c'est  qu'il  ne  lui  plaisait 
pas  de  le  faire,  car  il  en  était  pressé  tous  les  jours,  et  s'il  offrait  seu- 
lement dix  mille  hommes  à  l'Angleterre  et  à  l'Autriche,  il  ferait  la 
loi  à  son  gré  dans  l'empire.  Que  la  France  gardât  seulement,  ajou- 

(1)  Voltaire  à  Podewils,  3  octobre  1743.  (Correspondance  générale.) 
(2J  Voltaire  à  Amelot,  3  octobre  1743.  {Correspondance  générale.) 


.  ETUDES   DIPLOMATIQUES.  523 

tait-il,  ses  frontières  pendant  une  année  et  il  se  chargeait  à  lui  seul 
de  protéger  l'empereur  (1).  » 

Éconduit  ainsi  sans  façon,  Voltaire  essaya  encore  de  revenir  à  la 
charge  par  une  voie  indirecte.  Le  jeune  margrave,  à  qui  son  puis- 
sant beau-frère  venait  de  faire  décerner  le  titre  de  feld-maréclial  du 
cercle  de  Franconie,  brûlait  de  se  distinguer  et,  avec  l'ardeur  natu- 
relle à  son  âge,  accusait  souvent  tout  haut  les  lenteurs  et  les  hésita- 
tions de  la  politique  prussienne.  Voltaire  lui  persuada  que  s'il  détenait 
seulement  de  Frédéric  la  disposition  d'un  corps  de  dix  mille  hommes, 
on  lui  ferait  aisément  avancer  par  la  France  un  subside  suffisant  pour 
lyver  lui-même  une  force  pareille;  ces  troupes,  jointes  aux  débris  de 
celles  qui  restaient  autour  de  l'empereur  pourraient  former  le  noyau 
d'une  petite  armée  qui,  sous  le  nom  d'armée  des  cercles,  arbore- 
rait l'étendard  de  la  liberté  germanique  et  à  laquelle  plus  d'un  prince 
de  l'empire  serait  empressé  de  se  rallier.  Le  prince  entra  avec  cha- 
leur dans  cette  pensée  et  en  fit  part  à  Frédéric.  Celui-ci,  sans  le 
décourager  absolument,  lui  annonça  qu'il  allait  faire  une  courte 
visiie  au  margrave  d'Anspach,  mari  d'une  autre  de  i-es  sœurs,  chez 
qui  il  verrait  les  princes  du  cercle  de  Souabe,  et  ajouta  d'un  air 
mystérieux,  qu'il  reviendrait  de  là  avec  de  grands  desseins  et  peut- 
être  de  grands  succès.  Le  voyage  d'Anspach  eut  heu  eu  eifet  et  dura 
quelques  jours,  au  bout  desquels  Frédéric  revint  à  Baireuih  et  ne  dit 
rien  du  tout  à  son  beau-frère,  ce  qui,  dit  Voltaire,  l'élonna  beaucoup. 
Force  était  donc  bien  de  regagner  Berlin  aussi  incertain  qu'on  en 
était  parti,  et  Voltaire,  sortant  de  son  enchantement,  dut  fuire  part 
de  son  niécompte  au  minisire  sur  un  ton  de  découragement  :  h  Sa 
Majesté  prussienne  est  partie  pour  Leipsig  et  n'a  rien  déttrminé... 
Mais  toutes  ses  conversations  me  font  voir  évidemmcni  qu'il  ne  se 
mettra  à  découvert  que  quand  il  verra  l'armée  autrichienne  presque 
détruite. . .  »  —  «  Je  reviens  de  Franconie ,  écrivait-il  en  même  temps  à 
un  ami,  à  la  suite  d'un  roi  qui  est  la  terreur  desposiilloi.s  comme  de 
l'Autriche,  et  qui  fait  tout  en  poi>te.  11  traîne  ma  momio  après  lui  (2),  » 
A  Ber'in,  Valori  l'attendait  avec  une  révélation  qui  n'était  pas 
faite  pour  le  mettre  en  meilleure  humeur  :  l'ambassadeur  avait 
découvert,  je  ne  sais  comment,  la  perfidie  royale  qui  avait  hvré  à 
l'évêque  de  Mirepoix  les  épigrammes  sanglantes  du  candidat  refusé 
par  l'Académie.  Voltaire  apprit  ainsi  ce  qu'd  devait  penser  des 
fausses  caresses  dont  il  était  bercé,  et  comme  "Valori  n'avait  pas 
manqué  de  faire  rapport  de  tout  au  ministre  (  qui  devait  déjà  en 
savoir  quelque  chose),  il  était  clair  que  la  mystification  était  corn- 
ai) Voltaire  à  Amelot,  13  septembre  1743.  {Correspondance  générale.) 
(2)  Voltaire  à  Amelot,  3  octobre.  —  A  Tiiiériot,  8  octobre  1743.  {fiorrespondunce 
générale.) 


524  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

plète  et  qu'on  s'amusait  à  ses  dépens  à  Versailles  comme  à  Paris. 
Jamais  réveil  ne  fut  plus  pénible,  et  son  dépit  fut  tel,  qu'un  moment 
il  songea  à  partir  sans  prendre  congé  :  «  Ce  que  vous  mande  M.  de 
Valori,  touchant  la  conduite  du  roi  de  Prusse  à  mon  égard,  écri- 
vit-il à  Amelot,  n'est  que  trop  vrai...  Ne  pouvant  me  gagner  autre- 
ment, il  croit  m'acquérir  en  me  perdant  en  France,  mais  je  vous 
jure  que  j'aimerais  mieux  vivre  dans  un  village  suisse  que  de  jouir 
à  ce  prix  de  la  faveur  dangereuse  d'un  roi  capable  de  mettre  de  la 
trahison  dans  l'amitié  même;  ce  serait,  en  ce  cas,  un  trop  grand 
malheur  de  lui  plaire.  Je  ne  veux  point  du  palais  d'Alcine,  oîi  l'on 
est  esclave  parce  qu'on  est  aimé,  et  je  préfère  surtout  vos  bontés 
vertueuses  à  une  faveur  si  funeste.  Daignez  me  conserver  ces  bontés 
et  ne  parlez  de  cette  aventure  curieuse  qu'à  M.  de  Maurepas  (l).  » 
Qui  l'aurait  cru,  pourtant?  les  cha  mes  d'Alcine  furent  encore  les 
plus  forts,  et  huit  jours  n'étaient  pas  écoulés  que  déjà  le  plaisir  de 
paraître  le  favori  d'un  souverain  l'emportait  sur  le  déplaisir  d'avoir 
été  sa  dupe.  Frédéric,  d'ailleurs,  en  était  sûr  d'avance  ;  car,  averti 
que  sa  ruse  était  éventée,  il  en  donnait  avis,  en  riant  sous  cape,  à 
son  complice  de  Paris  :  «  La  Barbarina,  disait-il  (  c'était  le  nom 
d'une  danseuse  italienne  attendue  par  l'opéra  de  Berlin),  ne  pourra 
venir  qu'au  mois  de  février,  étant  déjà  engagée  à  Venise.  A  propos 
de  baladins,  Voltaire  a  déniché  la  petite  trahison  que  nous  lui  avons 
faite,  il  en  est  étrangement  piqué;  il  se  défàchera,  j'espère.  »  Le 
moyen,  en  effet,  de  rester  fâché  contre  un  prince  qui  avait  aidé 
lui-même  à  mettre  en  musique  le  bel  opéra  de  Métastase,  la  Clé- 
mence de  Titus,  et  qui  vint  offrir  à  Voltaire  d'en  faire  donner  une 
représentation  tout  exprès  en  son  honneur?  «  En  quatre  jours  de 
temps,  écrivait  Voltaire  le  8  octobre,  Sa  Majesté  prussienne  daigne 
faire  ajuster  sa  magnifique  salle  de  machine  et  faire  mettre  son 
opéra  au  théâtre,  le  tout  parce  que  je  suis  curieux  (1).  »  Un  tel  pro- 
cédé ne  réparait-il  pas  toutes  les  injures  du  monde?  Puis,  au  cours 
de  la  représentation  même,  un  bon  sentiment,  suivi  d'une  bonne 
œuvre,  vint  encore  contribuer  à  apaiser  le  ressentiment  du  poèie. 
Il  y  avait  dans  la  prison  de  Spandau  un  pauvre  Français  enrôlé  de 
force  dans  l'armée  de  Frédéric-Guillaume,  en  raison  de  sa  belle  taille, 
puis  condamné,  pour  désertion,  à  la  captivité  perpétuelle,  après  avoir 
eu  le  nez  et  les  oreilles  coupés.  Il  avait  fait  appel  à  la  puissante  inter- 
cession de  Voltaire.  «  Je  pris  mon  temps  (disent  les  Mérnoires)  pour 
recommander  à  la  clémence  de  Titus  ce  pauvre  Franc -Comtois  sans 
oreilles  et  sans  nez...  Le  roi  promit  quelque  adoucissement,  et  il  eut 
la  bonté  de  mettre  le  genlilhomme  dont  il  s'agissait  à  l'hôpiial  à  six 


(i)  Voltaire  à  Amelot  et  à  Thiériot,  8  octobre  1743.  [Correspondance  générale.) 
FréJéric  à  Rottenbourg,  ii  octobre  1743.  {Correspondance  générale.) 


ETUDES    DIPLOMATIQUES.  525 

SOUS  par  jour.  Il  avait  refusé  celte  grâce  à  la  reine  mère,  qui,  appa- 
remment, ne  l'avait  demandée  qu'en  prose  (1).  » 

Dès  lors  tout  fat  oublié.  Frédéric,  ne  craignant  même  plus  les 
explications,  eut  l'art  de  persuader  à  l'offensé  que  le  tour  qu'il  lui 
avait  joué,  loin  de  devoir  être  pris  en  mauvaise  part,  ne  faisait 
qu'attester  l'excès  de  son  amitié  et  son  désir  ardent  de  le  garder  à 
sa  cour.  H  lui  arracha  même  la  promesse  qu'il  reviendrait  le  plus 
tôt  possible,  pour  ne  plus  quitter.  «  Choisissez,  lui  dit-il,  apparte- 
ment ou  maison,  réglez  vous-même  ce  qu'il  vous  faut  pour  l'agré- 
ment et  le  superQu  de  la  vie,.,  vous  serez  toujours  libre  et  entière- 
ment maître  de  votre  sort.  Je  ne  prétends  vous  enchaîner  que  par 
l'amitié  et  le  bien-être  (2).  » 

Mais,  en  attendant  le  retour  d'un  ami  si  cher,  il  fallait  bien  se 
résigner  et  se  préparer  à  son  départ.  Le  mot  d'ordre  fut  donné 
d'éblouir  Voltaire,  pendant  ces  derniers  jours,  par  une  profusion 
de  coquetteries  sans  conséquence  et  de  politesses,  à  la  vérité,  tou- 
jours étrangères  à  la  politique.  «  Tout,  ici,  est  tranquille,  écrit 
Hyndford  à  Carteret,  et  le  roi  de  Prusse  ne  semble  plus  occupé 
qu'à  préparer  des  opéras  et  des  bals.  M.  Voltaire  est  revenu  ;  il  est 
constamment  avec  Sa  Majesté  prussienne,  qui  semble  décidée  à  lui 
donner  la  matière  d'un  poème  sur  les  divertissemens  de  Berlin.  On 
ne  parle  que  de  Voltaire.  11  lit  des  tragédies  aux  deux  reines  et  aux 
princesses  jusqu'à  les  faire  fondre  en  larmes,  il  dépasse  le  roi  lui-' 
même  en  verve  satirique  et  en  saillies  extravagantes.  Personne  ne 
passe  pour  u  •  -  me  bien  élevé  s'il  n'a  pas  la  tête  et  les  poches 
pleines  des  compositions  de  ce  poète  et  s'il  ne  parle  pas  en  vers. 
J'espère  cependant  que  Votre  Seigneurie  m'excusera  si  je  prends  la 
liberté  de  l'assurer,  sur  le  ton  de  mon  refrain  ordinaire  (m  hiun- 
ming),  que  j'ai  l'honneur,  etc.  » 

Le  même  Hyndford  raconte  pourtant  que,  quelque  soin  que  mît  Fré- 
déric à  ne  pas  mêler  dans  ses  représentations  brillantes  la  politique  à 
la  poésie  et  aux  arts,  l'habitude  parfois  l'emportait,  et  des  coups  de 
langue  lui  échappaient  qu'il  ne  pouvait  retenir.  Ainsi,  à  un  ballet 
d'opéra,  un  incident  assez  comijue  survint:  avant  la  représentation, 
le  rideau  se  trouva  à  moitié  levé,  et  l'on  aperçut  les  jambes  des  dan- 
seuses françaises,  qui  essayaient  leurs  pas,  sans  qu'on  pût  voir  leur 
visage.  Le  roi  se  mit  à  rire  et  dit  à  demi- voix,  mais  assez  haut  pour 
être  entendu  de  l'envoyé  de  France  :  «  Voilà  le  ministère  de  France, 
des  jambes  qui  remuent  et  point  de  tête.  —  Voilà  mon  paquet,  dit 
Valori  à  Hyndtord,  et  pour  ce  soir,  c'est  moi  qui  l'empoche  (3).  » 

(1)  Voltaire  i  Tfiif^riot,  8  octobre  1743.   (Correspondance  générale.)  —  Mémoires. 

(2)  Frédéric  à  Voltaire,  7  octobre  t843.  (Correspondance  générale.) 

(3)  Hyadfordà  Carteret,  3  et  29  octobre  1743.  (Correspondance  de  Prusse.  Record 
OQice.) 


526  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Mais  Frédéric  était  le  seul  qui  prît  la  liberté  d'interrompre  par 
des  traits  piquans  de  si  belles  réunions.  Toute  la  cour,  d'ailleurs 
fidèle  à  la  même  consigne  ou  subissant  le  même  entraînement,  ne 
semblait  sensible  qu'au  plaisir  de  posséder  encore  l'homme  de 
génie  et  troublée  seulement  par  le  chagrin  de  le  quitter.  Les  prin- 
cesses, plus  que  tous  autres,  étaient  sous  le  charme,  et  une  en  par- 
ticulier, la  princesse  Ulrique,  plus  tard  reine  de  Suède.  De  toutes 
les  sœurs  de  Frédéric  si  Wilhelmine  était  la  plus  spirituelle, 
Ulrique  était  la  plus  Jolie.  C'est  pour  ce  motif  sans  doute  que  Vol- 
taire semblait  aussi  plus  empressé  de  lui  plaire,  et  on  vit  s'établir  entre 
eux  un  échange  de  propos  aimables  qui  semblaient  parfois  dépas- 
ser, chez  l'une,  la  mesure  de  l'admiration  et,  chez  l'autre,  les  bornes 
du  respect.  Il  est  vrai  qu'il  est  admis  que  c'est  en  ce  genre  surtout 
que  la  poésie  a  ses  licences,  et  que  ce  qui  se  dit  en  vers  n'est  jamais 
compromettant.  Aussi  assure-t-on  que  la  princesse  permit  au  poète 
de  lui  faire  une  déclaration,  sous  la  seule  condition  que  le  mot 
d'amour  n'y  serait  pas  prononcé,  et  c'est  alors  que,  sur  place  et 
sur-le-champ,  il  improvisa  ce  madrigal,  qui  est  dans  toutes  les 
mémoires  et  qui  est  vraiment  la  perle  du  genre. 


Toujours  un  peu  de  vérité 
Se  mêle  aa  plus  grossier  mensonge. 
Cette  nuit,  dans  l'erreur  d'im  songe, 
Au  rang  des  rois  j'étais  monté. 

Je  vous  aimais  alors  et  j'osais  vous  le  dire. 

Les  dieux  à  mon  réveil  ne  m'ont  pas  tout  ôté 
Je  n'ai  perdu  que  moa  empire. 


Ulrique  n'était  pas  de  force  à  répondre  séance  tenante,  sur  le 
même  ton,  aussi  ne  fit-elle  (c'est-elle  qui  le  dit  elle-même)  qu'une 
assez  chétive  réplique.  Mais  la  nuit  porte  conseil,  et  aidée  par  son 
frère,  elle  renvoyait  le  lendemain  une  pièce  plus  longue,  plus 
lourde,  où  elle  entrait  dans  la  plaisanterie,  avec  beaucoup  moins 
de  grâce,  mais  non  sans  un  certain  art  pour  garder  son  rang  et 
éloigner  la  familiarité.  C'était  Apollon,  qui,  informé  qu'elle  avait 
reçu  des  vers  de  son  favori,  l'avertissait  qu'il  s'était  trompé 
d'adresse,  et  qu'en  songe  il  l'avait  prise  pour  la  belle  Emilie. 


Quand  vous  fûtes  ici,  Voltaire, 

Berlin,  de  l'arsenal  de  Mar-, 

Devint  le  temple  des  beaux-art?, 
Mais  trop  plein  de  l'objet  dont  !e  cœur  sut  vous  plaire, 
Emilie  est  toujours  présente  à  vos  regards. 


ÉTUDES    DIPLOMATIQUES.  527 

Au  sortir  do  ce  songe  heureux, 
La  vérité,  toujours  sévère, 
A  Bruxelles  bientôt  dessillera  vos  yeux. 


Je  sens  assez  de  nous  la  différence  extrême  ; 

Au  haut  de  l'Hélicon  vous  vous  placez  vous-même, 

Moi,  je  tiens  tout  de  mes  aïeux. 

Tel  est  l'arrêt  du  sort  suprême, 
Le  hasard  fait  les  rois  :  la  vertu  fait  les  dieux  (1). 

Faut-il  croire  que  pendant  que  Frédéric  dictait  à  sa  sœur  cette 
réponse  pleine  de  tact  et  de  dignité,  il  s'amusait  à  en  versifier  à 
huis-clos  une  tout  autre,  qui  parut  plus  tard  sous  son  nom,  où 
Voltaire  était  traité  de  faquin,  et  où  sa  prétention  d'aspirer,  au 
moins  en  songe,  à  la  main  d'une  princesse,  était  comparée  au  rêve  d'un 
chien  qui  aboie  à  la  lune?  —  Les  biographes  de  Voltaire  contestent 
avec  une  sorte  d'indigtiation  l'authenticité  de  cette  grossière  bou- 
tade. Pour  l'honneur  du  bon  goût  comme  de  la  dignité  royale,  nous 
ne  demandons  pas  mieux  que  d'en  douter  avec  eux.  Mais  les  édi- 
teurs allemands  sont  moins  délicats  ;  car  dans  la  collection  officielle 
des  œuvres  de  Frédéric,  les  deux  pièces  mises  dans  la  bouche 
d'Ulrique  sont  insérées  à  la  suite  l'une  de  l'autre,  sans  qu'ils  aient 
l'air  de  se  douter  du  joli  trait  de  caractère  que,  par  ce  rapproche- 
ment et  ce  contraste,  ils  prêtent  à  leur  souverain. 

La  date  fatale  du  12  octobre  fixée  pour  le  départ  arriva  enfin,  et 
Voltaire,  faisant  son  compte  à  la  dernière  heure,  dut  tristement 
reconnaître  qu'il  s'en  retournait  absolument  les  mains  vides,  sans 
rapporter  même  un  indice,  même  un  soupçon  des  véritables  inten- 
tions du  roi.  11  se  résolut  alors  de  tenter  un  dernier  effort,  vérita- 
blement désespéré  et  pourtant  très  modeste.  Il  supplia  le  roi  de 
Prusse,  dans  un  dernier  entretien,  de  lui  donner  à  porter  un  mot  de 
sa  main,  un  seul,  propre  à  être  mis  sous  les  yeux  de  Louis  XV,  et 
qui  pût  attester  que  son  langage  à  Berlin  n'avait  tendu  qu'à  rappro- 
cher les  deux  souverains  et  à  faire  tomber  les  préjugés  qui  les  éloi- 
gnaient j'uu  de  l'autre.  11  demandait  cette  légère  faveur  non  comme 
un  acte  utile  à  la  politique,  mais  comme  un  service  personnel,  propre 
à  lui  faire  obtenir  à  Versailles  le  retour  des  grcâces  royales  dont  on 
l'avait  privé.  «  Je  n'ambitionne  point  du  tout,  disait-il,  d'être  chargé 
d'affaires  comme  Deslouches  et  Prior,  deux  poètes  qui  ont  fait  deux 
paix  entre  la  France  et  l'Angleterre.  Vous  ferez  tout  ce  qu'il  vous 
plaira  avec  tous  les  rois  du  monde  sans  que  je  m'en  mêle;  mais  je 
vous  conjure  instamm'^iit  de  m'écrire  un  mot  que  je  paisse  montrer 
au  roi  de  France...  Je  ne  demande  autre  chose,  sinon  que  vous 
êtes  satisfait  aujourd'hii  des  dispositions  de  la  France,  que  personne 

(1)  Ulrique  à  Voltaire,  octobre  1743.  {Correspondance  générale.) 


528  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ne  vous  a  jamais  fait  un  portrait  si  avantageux  de  son  roi,  que  vous 
me  croyez  d'autant  plus  que  je  ne  vous  ai  jamais  trompé,  et  que 
vous  êtes  bien  résolu  à  vous  lier  avec  un  prince  aussi  sage  et  aussi 
ferme  que  lui.  Ces  mots  vagues  ne  vous  engagent  à  rien  et  j'ose 
dire  qu'ils  feront  un  très  bon  effet  :  car,  si  on  vous  a  fait  des  pein- 
tures peu  honorables  du  roi  de  France,  je  dois  vous  assurer  qu'on 
vous  a  peint  à  lui  sous  les  couleurs  les  plus  noires,  et  assurément 
on  n'a  rendu  justice  ni  à  l'un  ni  à  l'autre.  Permettez  donc  que  je 
profite  de  cette  occasion  si  naturelle  pour  rendre  l'un  à  l'autre 
deux  monarques  si  chers  et  si  estimables.  Ils  feront  de  plus  le 
bonheur  de  ma  vie  :  je  montrerai  votre  lettre  au  roi,  et  je  pourrai 
obtenir  la  restitution  d'une  partie  de  mon  bien  que  le  bon  cardinal 
m'a  ôtô.  Je  viendrai  dépenser  ici  ce  bien  que  je  vous  devrai  (1).  » 

Gomme  nous  ne  trouvons  pas  de  réponse  à  celte  supplication,  il 
est  à  présumer  que  Frédéric  fui  insensible,  et  ce  qui  prouve  bien 
que  même  cet  acte  de  bonne  grâce  fut  refusé,  c'est  que,  pour  y 
suppléer,  Voltaire  fut  réduit  à  citer  dans  une  dépêche  postérieure 
adressée  au  ministre,  un  fragment  d'une  des  lettres  royales  que 
j'ai  citées  et  où  le  nom  de  grand  homme  était  décerné  à  Louis  XV, 
dans  un  sens  que  la  tournure  de  la  phrase  rendait  manifestement 
ironique.  Cette  rigueur  n'empêcha  point  Frédéric  d'assurer  au  voya- 
geur, du  plus  grand  sérieux  du  monde,  avant  de  le  mettre  en  voi- 
ture, qu'il  avait  eu  tort  de  ne  pas  apporter  de  lettres  de  créance, 
ce  qui  aurait  permis  de  traiter  avec  lui. 

Ce  n'est  pas  là,  je  le  sais,  le  compte  que  rendent  de  ce  dernier 
entretien  les  écrivains  qui  s'en  sont  fiés  aux  Mémoires  de  Voltaire. 
Tous  racontent,  au  contraire,  qu'au  moment  de  le  quitter,  Frédéric 
lui  glissa  dans  l'oreille  ces  simples  paroles  :  Que  la  France  déclare 
la  guerre  à  V Angleterre  et  je  marche  avec  elle.  Par  malheur,  rien 
de  pareil  ne  se  trouve  dans  les  correspondances,  et  comme  elles 
sont  imprimées  depuis  longtemps,  tous  les  narrateurs  auraient  pu 
prendre  la  peine  de  s'en  assurer.  La  suite  des  faits  fera  voir  d'ail- 
leurs que  cette  exigence  imposée,  en  effet,  par  Frédéric  à  la  France, 
ne  lui  vint  à  l'esprit  que  beaucoup  plus  tard  et  par  suite  de  circon- 
stances qui  n'étaient  pas  encore  réalisées  (2). 

Voltaire  partit  donc,  —  il  le  fallait  bien;  •'■-  mais  il  s'éloignait 
à  regret,  se  rendant  non  en  droiture  à  Paris,  où  il  n'avait  rien  à 
dire,  mais  à  Bruxelles,  où  M""^  du  Châtelet    se  mourant  d'impa- 

(1)  Voltaire  à  Frédéric,  octobre  1743.  [Correspondance  générale.) 
[-1)  Voltaire  à  Amelot,  Bruxelles,  5  novembre  1743.  Correspondance  de  Hollande. 
Ministère  des  affaires  étrangères.)  —  On  trouve  dans  la  Correspondance  générale  de 
Voltaire,  une  lettre  également  adressée  à  Amelot  en  date  du  27  octobre,  et  qui  est  si 
semblable  pour  le  fond,  et  souvent  même  pour  la  forme,  à  celle-ci,  qu'il  est  à  présu- 
mer que  l'une  n'est  que  le  brouillon  dont  l'autre  est  le  texte  définitif. 


ÉTUDES    DIPLOMATIQUES.  529 

lience,  était  venue  l'attendre  et  où  il  ne  paraît  pas  qu'il  fût  égale- 
ment pressé  d'arriver  ;  car  il  s'arrêta  de  ville  en  ville,  dans  les 
petites  cours  d'Allemagne,  où  chacun  voulait  le  retenir,  entre  autres 
à  Brunswick,  pendant  deux  mortelles  journées  dont  Emilie  comp- 
tait toutes  les  minutes.  «  C'est  un  voyage  céleste,  écrivait-il,  où  je 
passe  de  planète  en  planète.  »  Et,  la  tournée  finie,  il  ne  demandait 
pas  mieux  que  de  recommencer;  il  proposait,  au  contraire,  à  Âme- 
lot  de  repartir  sans  débrider  si  on  voulait  le  charger  de  lettres 
pressantes  de  Charles  VU  pour  tous  les  princes  de  l'empire,  afin 
de  les  décidera  agir  en  commun  sur  les  résolutions  de  Frédéric.  Il 
ne  savait  pas,  et  personne  ne  lui  fit  savoir  que,  pendant  qu'il  cher- 
chait ainsi  à  renouer  les  fils  d'une  négociation  qui  n'avait  pas 
même  été  entamée,  Frédéric  faisait  venir  Valori  dans  son  cabinet 
et  lui  proposait  d'aller,  de  sa  personne,  porter  à  Versail'es  le  plan 
d'une  action  commune  avec  la  France.  La  comédie  était  jouée;  la 
partie  sérieuse  allait  commencer  (1). 

«  Ce  siècle-ci,  dit  Frédéric  dans  Y  Histoire  de  mon  temps,  est 
bien  fait  pour  les  événemens  singuliers  et  extraordinaires,  car  je 
reçus  un  ambassadeur  poète  et  bel  esprit  de  la  part  de  la  France  : 
c'était  Voltaire,  un  des  plus  beaux  génies  de  l'Europe,  l'imagina- 
tion la  plus  brillante  qu'il  y  ait  peut-être  jamais  eu,  mais  l'homme 
le  moins  né  pour  la  politique.  En  même  temps,  il  n'avait  point  de 
créditif;  mais  aussi  peux-je  assurer  qu'il  ne  s'était  pas  débité  ambas- 
sadeur sans  fondement;  sa  négociation  fut  une  plaisanterie,  et  elle 
en  resta  là  (2).  » 

Les  modernes  éditeurs  des  papiers  politiques  de  Frédéric  ont  vu 
dans  cette  appréciation  dédaigneuse  une  leçon  qu'ils  ont  cru  devoir 
suivre;  aussi  ont-ils  retranché  avec  soin  de  leur  publication  tout 
ce  qui  pouvait  rappeler  la  négociation  prétendue  de  Voltaire;  son 
nom  même  n'est  pas  prononcé  dans  leur  recueil,  et  ils  ont  poussé 
le  scrupule,  je  dirais  volontiers,  la  pruderie,  jusqu'à  faire  dispa- 
raître de  plusieurs  lettres  des  paragraphes  où  ce  nom  figurait  (3), 

(1)  Voltaire  à  Amelot,  dépêche  citée.  —  Valori  à  Amelot,  5  octobre  1744.  (Corres- 
pondance générale.  Ministère  des  affaires  étrangères.) 

(2)  Frédéric,  Histoire  de  mon  temps,  chap.  ix.  Nous  extrayons  ce  passage  du  teite 
primiiif  dont  les  archives  de  Berlin  ont  donné  récemment  connaissance  au  public.  La 
forme,  mais  non  le  fond,  en  a  été  altérée  dans  le  texte  définitif,  le  seul  connu  jusqu'à 
ces  dernières  années.  Voici  cette  variante  :  «  Sur  ces  entrefaites,  Voltaire  arriva  à 
Berlin.  Comme  il  avait  qutilques  protecteurs  à  Versailles,  il  crut  que  cela  était  suffi- 
sant pour  se  donner  les  airs  de  négociateur;  son  imagination  brillante  s'élacçait  sans 
retenue  dans  le  vaste  chama  de  la  politique  :  il  n'avait  point  de  créditif  et  sa  mission 
devint  un  jeu,  une  simple  plaisanterie.» 

(3)  C'est  ce  dont  on  peut  s'assurer  en  comparant  les  correspondances  de  Frédéric 
avec  Rottenbourg,  insérées  dans  le  Recueil  général  du  18  mars,  avec  cette  môme  cor- 

TOME  LXii.  —  1884,  34 


530  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Ces  consciencieux  serviteurs  ont-ils  bien  fait?  Ont-ils  bien  compris 
la  pensée  du  maître?  IN'ont-ils  pas  manqué  eux-mêmes  de  mémoire 
et  de  reconnaissance?  Les  voyages  répétés  de  Voltaire  à  Berlin  ont 
été,  il  faut  bien  en  convenir,  sans  résultat  pratique,  sans  action 
directe  sur  la  politique  des  cabinets  et  les  incidens  du  jour.  Mais, 
vues  de  plus  haut  et  de  plus  loin,  ces  apparitions  brillantes  ont- 
elles  été  sans  influence,  sinon  sur  le  cours  immédiat  des  événemens, 
au  moins  sur  la  révolution  d'idées  qui  a  si  profondément  modifié, 
depuis  lors,  les  relations  de  la  France  et  de  l'Allemagne?  Voltaire 
n'a-t-il  pas,  par  sa  seule  présence,  aidé  Frédéric  à  faire  de  la  demeure 
gothique  des  vieux  chevaliers  teutons  un  centre  de  civilisation  prêt  à 
devenir  la  capitale  d'un  grand  empire?  A  la  suite  de  Voltaire,  le  génie 
français  pénétrait,  avec  sa  grâce  légère  et  frondeuse,  jusque  dans  les 
sables  de  Brandebourg  et  sur  les  rives  glacées  de  la  Baltique.  Mais, 
la  communication  une  fois  établie,  n'est-ce  pas  par  la  route  ainsi 
frayée  que  l'esprit  allemand,  à  son  tour,  devait,  d'un  pas  plus  lourd 
peut-être,  mais  par  une  sorte  de  retour  offensif,  venir  opérer  parmi 
nous  des  conquêtes  intellectaelles  qui  ont  précédé  et  préparé  la  vic- 
toire du  champ  de  bataille?  Qu'est-ce  que  la  puissante  Allemagne 
d'aujourd'hui  ne  doit  pa«:,  en  bien  comme  en  mal,  à  l'influence  du 
génie  de  Goethe,  et  Goethe  lui-même,  que  n'a-t-il  pas  dû  à  Vol- 
taire? Si  Voltaire  n'eût  précédé  M'"^  de  Staël  à  Berlin,  y  eût-elle  été 
chercher,  en  eût-elle  rapporté  le  livre  révélateur  qui  le  premier  a 
fait  apprécier  l'originalité  de  la  pensée  germanique? 

Il  faudrait  pourtant  ne  pas  être  plas  dédaigneux  que  ne  l'était  au 
fond  Frédéric  lui-même,  malgré  les  boutades  de  son  humeur  sarcas- 
tique,  car  si  Frédéric  aimait  à  se  jouer  de  Voltaire,  jamais  pourtant 
il  n'a  renoncé  à  l'honneur  et  même  au  profit  qu'il  croyait  tirer  de  ses 
hommages.  En  lui  fermant  l'entrée  de  son  cabinet  diplomatique  et 
de  son  camp,  il  lui  gardait  toujours  grande  ouverte  celle  de  sa 
cour  et  de  son  palais.  Ces  amitiés  philosophiques  et  littéraires, 
qu'il  malmenait  à  ses  heures,  il  n'a  jamais  cessé  de  les  étaler  avec 
un  orgueil  complaisant.  C'étaient  des  joyaux,  direz-vous,  dont  il 
aimait  à  parer  sa  couronne?  Oui,  mais  il  savait  que  leur  éclat,  loin 
d'être  un  vain  ornement  pour  sa  puissance,  en  propageait  le  rayon- 
nement, et  qu'éblouir  les  hommes  est  le  plus  sûr  moyen  de  les 
dooiiner. 

Duc  D    Broglie. 


respondance  telle  qu'on  la  trouve  dans  le  nouveau  Recueil  politique.  Tous  les  passages 
relatifs  à  Voltaire  ont  été  supprimés. 


ANDREE 


TROISIEME     PARTIE    {] 


XYIII. 

Le  sentiment  du  devoir  accompli  préserve  du  remords,  non  de 
la  tristesse.  Mareuil,  sans  regretter  d'avoir  coupé  court  à  u  le  cou- 
pable intrigue,  s'aperçut  bientôt  que  les  remèdes  héroïques  font 
plus  souffrir  après  qu'on  les  a  pris  qu'au  moment  même  où  Ton 
se  les  administre.  Au  bout  de  quelques  jours,  n'ayant  pas  pu  par- 
venir à  écrire  la  lettre  que  M.  de  Garamarite  lui  couseillaii  d'adresser 
à  Henriot,  il  se  persuada  que  le  plus  sûr  moyen  de  faire  diversion 
à  son  ennui  était  de  quitter  Paris  et  d'aller  donner  de  vive  voix  à 
Jacques  les  explications  nécessaires.  Sans  se  l'avouer,  il  éprouvait 
d'ailleurs  un  vague  besoin  d'agir,  de  voir  du  pays,  surtout  de  ne 
pas  demeurer  en  proie  à  ses  souvenirs  ;  car,  s'il  en  avait  de  dou- 
loureux, il  en  avait  aussi  d'enivrans.  Deux  ou  trois  fois  il  avait  été 
sur  le  point  de  partir  pour  les  Charmilles.  Il  se  voyait  pénétrant 
dans  le  parc,  à  la  nuit  tombante,  et  se  glissant  du  côté  du  chalet  : 
il  reprenait  sa  place  au  pied  de  l'arbre,  la  voix  de  la  jeune  hlle 
jetait  dans  la  nuit  ses  notes  graves;  elle-même  paraissait  à  la 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1"  et  du  15  mars. 


532  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

fenêtre...  Henri  comprit  qu'il  y  avait  urgence  à  s'éloigner,  sous 
peine  d'être  quelque  jour  victime  d'un  de  ces  retours  offensifs  de  la 
passion  qui  mettent  le  devoir  en  fuite,  au  moment  que  celui-ci  se 
croit  vainqueur.  Un  beau  matin,  il  donna  congé  à  l'hôtel  où  il  était 
descendu  après  avoir  quitté  les  Charmilles,  boucla  sa  malle  et  prit 
le  train  d'Italie,  En  recevant  le  billet  où  Henri  lui  annonçait  son 
départ,  le  comte  grommela  entre  ses  dents  :  «  Diable,  diable!  »  et 
parut  soucieux. 

Après  avoir  visité  à  petites  journées  cette  admirable  Italie  qu'il 
ne  connaissait  pas,  fait  à  Venise,  à  Florence,  à  Sienne,  à  Pérouse, 
à  Orvieio  une  abondante  provision  d'études  et  d'impressions,  Jacques 
s'était  fixé  à  Rome.  La  majesté  triste  de  cette  ville  uni  jue  l'avait 
profondément  touché.  Il  y  a,  en  tffet,  dans  Rome  un  charme  subtil 
qui  séduit  certains  cœurs  enclins  à  la  rêverie,  amoureux  de  la  soli- 
tude, épris  de  beauté  austère  et  sensibles  à  la  mélancolique  poésie 
des  ruines.  Un  appartement  avec  atelier  était  vacant  dans  une 
grande  maison  située  sur  le  bord  du  Tibre,  près  de  l'endroit  où  le 
bac,  aujourd'hui  remplacé  par  un  pont,  mettait  en  communication 
le  quartier  qui  entoure  le  mausolée  d'Auguste  avec  les  ctiaraps  de 
Gincinnatus.  Jacques  s'y  installa  :  de  la  fenêtre  de  sa  chambre,  il 
apercevait  à  ses  pieds  le  fleuve  roulant,  à  gros  bouillons,  ses  eaux 
limoneuses,  et,  sur  l'autre  rive,  le  mausolée  d'Hadrien,  qui  est 
devenu  le  château  Saint-Ange,  le  dôme  prodigieux  de  Saint-Pierre 
et  la  belle  colonnade  du  Bernin,  l'assemblage  confus  de  palais  qui 
constitue  le  Vatican;  enfin,  le  Monte-Mario,  couronné  de  cyprès 
toujours  verts.  Quelle  ville  au  monde  peut,  comme  celle-là,  pré- 
senter, à  chaque  pas  qu'on  y  fait ,  des  monumens  parés  de  noms 
immortels?  Où  trouver  un  pareil  assemblage  d'édiiices  de  tout  âge 
et  de  tout  style,  au  seuil  desquels  se  dressent  de  grands  souvenirs 
historiques,  semblables  à  ces  statues  qui  décorent  le  faite  de  Saint- 
Jean -de-Latran,  et  qu'on  voit,  de  deux  lieues,  se  détacher,  avec  des 
gestes  larges,  sur  l'azur  immuable  du  ciel  ! 

Jacques  subit  d'abord  l'influence  pacifiante  de  Rome.  Dans  le 
silence  de  la  grande  cité  morte,  il  semble  que  nos  mesquines  pas- 
sions n'osent  plus  élever  la  voix,  comme  elles  font  ailleurs  au  miUeu 
du  tumulte  complice  de  leurs  clameurs,  et  que  chaque  ruine  nous 
dise  :  «  Va,  j'ai  depuis  deux  mille  ans  entendu  d'autres  cris  que  les 
tiens  1  Ne  viens  pas  troubler  mon  recueillement  :  laisse-moi  rêver 
au  passé.  Qu'est-ce  que  ta  souffrance?  A  peine  une  goutte  d'eau 
dans  ce  fleuve  de  la  douleur  humaine,  qui  s'enfle  de  siècle  en  siècle 
et  roule  â  mes  pieds.  »  Le  travail  aidant,  Henriot  avait  assez  bien 
passé  les  deux  premiers  mois  de  son  séjour  en  Italie.  Mais  cette 
demi-quiétude  n'avait  malheureusement  pas  duré.  La  rareté  des 


ANDRÉE.  533 

lettres  d'Henri,  l'insuffisance  des  renseignemens  qu'il  y  trouvait,  le 
silence  obstitié  d'Andrée,  qui  avait  pourtant  été  la  première  à  lui 
proposer  de  correspondre,  tout  contribua  bientôt  à  jeter  le  trouble 
dans  l'esprit  du  jeune  homme.  L'arrivée  de  M.  de  Garamante  à 
Rome  lui  tut  d'un  grand  secours  :  le  comte  s'ingénia  à  le  récon- 
forter et  pansa  d'une  main  légère  ce  cœur  endolori.  Pendant  deux 
grandes  semaines  ils  ne  se  quittèrent  pas.  On  les  voyait  ensemble 
dans  la  campague,  sur  la  Via  Appia,  sur  la  route  de  Tivoli  ou  de 
Frascati,  dans  les  musées,  au  Pincio,  à  la  villa  Borghèse  ou  Pam- 
phili,  et  le  soir,  au  Corso,  qu'ils  arpentaient  en  devisant.  L'étroite 
intimité  de  cette  vie  en  commun,  où  chacun  donne  le  meilleur  de 
soi-même  et  se  laisse  voir  tel  qu'il  est,  sans  fausse  honte,  fortifia 
l'estime  qu'ils  avaient  déjà  l'un  pour  l'autre.  Le  comte  gardait  tout 
son  esprit,  mais  semblait  avoir  laissé  à  la  frontière  son  parisianisme 
railleur  aassi  bien  que  son  ruban  rouge  :  courtoisie  qu'on  voudrait 
trouver  plus  souvent  chez  les  Français  quand  ils  vont  rendre  visite 
à  un  peuple  où  l'enthousiasme  est  bien  porté,  et  les  décorations 
point.  Henriot  était  surpris  de  trouver  dans  ce  viveur  une  étendue 
de  connaissances  qu'il  n'avait  jamais  soupçonnée,  dans  cet  épicu- 
rien frivole  un  goût  extrêmement  vif  pour  les  choses  de  l'art,  dans 
ce  rafTiné  le  sentiment  profond  de  ce  beau  particulier,  fuit  de  mys- 
ticisme et  de  naïveté,  qu'on  rencontre  chez  les  primitifs.  M.  de  Gara- 
mante,  d'antre  part,  était  charmé  de  s'apercevoir  que  ce  jeune  homme 
fier,  poussant  la  réserve  pres(iue  jusqu'à  la  sauvagerie,  cachait 
sous  des  dehors  d'une  froideur  parfois  un  peu  hautaine  le  cœur  le 
plus  généreux;  il  prenait  un  singulier  intérêt  à  l'entendre  parler 
de  tes  éludes,  de  ses  projets  de  tableaux,  des  maîtres  italiens,  des 
diverses  écoles  entre  lesquelles  sa  prédilection  flottait  encore  un 
peu  :  toutes  choses  qu'il  exposait  avec  cette  chaieur  qui  plaît  aux 
sceptiques,  quoi  qu'ils  en  disent.  Leur  mutuelle  sympathie  était 
ainsi  devenue  de  l'amitié,  respectueuse  d'un  côté,  très  tendre  de 
l'autre.  «  C'est  pourtant  vrai,  se  prit  à  peniser  un  jour  M.  de  Gara- 
mante,  que  si  j'avais  eu  un  fils,  j'aurais  souhaité  qu'il  ressemblât 
à  ce  graîid  garçon- là!  »  Et  il  soupira.  On  a  beau  être  dégagé  de 
beaucoup  de  pièjugés,  on  n'aime  pas  à  enterrer  son  nom  avec  soi  : 
c'est  m  (Urir  un  peu  moins  que  de  soustraire  à  l'horrible  loi  de 
la  destruction,  ne  fût-ce  que  cette  petite  partie  de  nous-même  ! 

Jacques  et  M.  de  Garamante  avaient  souvent  parié  d'Andrée  au 
cours  de  leurs  longues  causeries,  et  le  vieux  geniilhonmie  s'était 
toujours  exprimé  sur  le  compte  de  la  jeune  fille  avec  une  extrême 
sévérité.  Un  jour,  Henriot  lui  montra  la  lettre  où  Mareuil  faisait  le 
portrait  de  Al"^  Passemard.  Le  comte  lut  et  relut  la  lettre  avec  beau- 
coup d'attention,  parut  eusuite  très  préoccupé  et  fit  depuis  lors 


b'ùU  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

une  foule  de  questions  sur  Henri,  son  caractère,  la  tournure  de 
son  esprit.  Aucun  de  ces  menus  faits  n'avait  échappé  à  l'attention  de 
Jacques  :  il  en  fit  le  thème  ordinaire  de  ses  réflexions,  et,  comme  il 
arrive  lorsque  notre  esprit  concentre  toutes  ses  facultés  sur  un  même 
objet,  perdit  le  peu  de  calme  qu'il  eût  conservé.  Les  idées  les  plus 
folles  passaient  dans  sa  tête  :  le  soupçon  de  la  vérité,  même,  l'ef- 
fleura. Mais  telle  était  sa  droiture  qu'il  repoussa  aussitôi  avec  une 
sorte  de  honte  cette  explication,  qui  l'obligeait  à  suspecter  la  loyauté 
de  son  ami.  Plus  d'une  fois  il  fut  sur  le  point  d'abandonner  ses 
travaux  commencés,  d'accourir  à  Paris  :  au  moment  de  partir,  il  se 
disait  avec  découragement  :  «  A  quoi  bon!  M'en  aimera-t-elle  davan- 
tage si  elle  ne  m'aime  pas?  »  D'ailleurs,  M.  de  Garamante  le  détour- 
nait énergiquement  de  mettre  ce  projet  à  exécution.  11  se  décida 
alors  à  tenter  auprès  d'Andrée  une  suprême  épreuve  et  à  conjurer 
Henri  de  lui  fournir  des  renseignemens  précis  sur  ce  qui  s'était 
passé  aux  Charmilles  depuis  deux  mois.  Il  attendait  encore  la 
réponse  à  ces  deux  lettres,  que  le  comte  avait  emportées  sans 
savoir  ce  qu'elles  contenaient,  et,  ne  voyant  rien  venir  après  plu- 
sieurs jours  d'intolérable  anxiété,  il  avait  enfm  résolu  de  partir  le 
lendemain,  lorsqu'un  coup  de  ce  marteau  qui  remplace  le  plus 
souvent  à  Rome  les  sonnettes  retentit  à  sa  porte.  H  alla  ouvrir  et 
se  trouva  en  face  de  Mareuil. 

—  Toi  ici  !  s'écria-t-il  en  reculant  de  surprise.  Elle  se  marie, 
n'est-ce  pas  ?  Je  m'en  doutais  ! 

El  sa  figure  fut  en  un  instant  contractée,  moins  par  le  désespoir 
que  par  la  fureur. 

—  Non!  non!  fit  Henri  précipitamment.  Écoute-moi  donc!  Je  te 
jure  qu'il  n'est  pas  question  de  mariage. 

—  Ah!..  Pardon!  alors,  mon  bon  Henri,  dit-il  en  passant  la  main 
sur  son  front.  En  l'apercevant  j'ai  cru  que  tout  était  iini.  Et  je 
te  reçois  comme  un  chien,  au  lieu  de  l'embrasser...  Pardon! 

Ils  se  jetèrent  dans  les  bras  l'un  de  l'autre. 

—  Voyons  !  reprit  Jacques,  assieds-toi  et  causons.  Explique-moi 
bien  vite  ce  qui  t'amène,  car  je  suis  depuis  quelque  temps  dans  un 
tel  état  d'énervement,  —  un  peu  à  cause  de  toi!  —  que  j'en  perds 
la  tête,  comme  tu  viens  de  le  voir. 

—  Mon  cher  Jacques,  dit  Henri,  je  suis  venu  te  retrouver  parce 
que  ma  conviction  est  qu'il  ne  me  restait  plus  rien  à  faire  aux 
Charmilles.  Tu  m'as  chargé  de  plaider  ta  cause,  n'est-ce  pas?  Je 
l'ai  fait  sans  relâche;  j'ai  mis  à  ton  service  tout  ce  que  l'amiiié  la 
plus  ingénieuse  pouvait  m'inspirer  de  dévoûment  et  me  donner 
d'adresse.  Je  n'ai  pas  réussi.  De  guerre  lasse,  j'ai  quitté  la  partie  et 
me  voici. 


ANDRÉE.  535 

—  Ah!  dit  seulement  Jacques.  Après  un  silence  qui  parut  très 
long  à  Henri,  il  reprit  d'une  voix  lente  et  comme  se  parlant  à  lui- 
même  : 

—  Alors,  j'avais  donc  bien  raison  de  penser  que  tout  était  fini... 
Mais  tu  ne  me  dis  pas  qui  est  celui  qu'elle  aime. 

Henri  eut  besoin  de  faire  appel  à  toute  sa  volonté  pour  ne  pas 
tressaillir,  bien  qu'il  eût  pris  soin  de  se  préparer  à  cette  question. 

—  Je  ne  sais  pas  si  elle  aime  quelqu'un.  Je  suis  sûr  seulement 
qu'elle  ne  t'aime  point,  et  ne  sera  jamais  ta  femme. 

—  Elle  te  l'a  dit? 

—  Oui, 

Et  il  raconta  qu'au  cours  d'une  de  ses  conversations  avec 
Andrée,  la  jeune  fille  avait  déclaré  nettement  qu'elle  n'épouserait 
pas  Jacques,  faute  de  se  sentir  en  communion  intellectuelle  et 
morale  avec  lui. 

—  Tiens,  remarqua  Henriot,  c'est  une  manière  nouvelle,  ça!  Elle 
en  est  donc  aux  affinités  électives  pour  l'instant?  Il  y  a  progrès 
depuis  mon  départ,..  Ah  çà,  qui  diable  a  bien  pu  lui  mettre  ces 
idées  en  tête?  Tu  me  disais  dans  ta  grande  lettre  que  son  intelli- 
gence est  un  refli  t  plutôt  qu'un  foyer  :  qui  reflète-t-elie  aujourd'hui  ? 
Voilcà  ce  qu'il  fau dirait  savoir...  Voyons,  cherchons... 

—  A  quoi  bon?  Ne  crois-tu  pas  qu'elle  ait  pu  trouver  cela  toute 
seule? 

—  Non...  J'ai  été  très  frappé  de  la  justesse  de  ton  observation  : 
les  mots  d'Andrée  ne  sont  presque  jamais  d'elle.  Cette  e>; pression 
vague  et  prétentieuse  de  communion  intellectuelle  et  morale  peut 
nous  mettre  sur  la  voie,  nous  aider  à  découvrir  l'influence  cachée 
qui  s'exerce  maintenant  sur  elle  et  me  l'enlève...  Tu  es  resté  tout 
le  temps  aux  Charmilles,  n'est-ce  pas? 

—  Oui. 

—  Qui  est  venu  pendant  que  tu  t'y  trouvais? 

—  M.  de  Garamante... 

—  Oh  !  ce  n'est  pas  celui-là,  je  t'en  réponds!  Un  esprit  clair,  net, 
précis  comme  le  sien  ne  donne  pas  dans  le  pathos  des  harmonies 
préétablies  et  des  âmes  fiancées  de  toute  éternité...  D'ailleurs  il  est 
mon  ami,  et  je  l'estime  trop  pour  le  croire  capable  d'avoir  mis  dans 
l'esprit  d'Andrée  de  pareilles  sornettes  :  une  affection  dévouée  et 
prévoyante  comme  la  sienne  n'aurait  pas  manqué  de  discerner  le 
parti  qu'Andrée  pouvait  tirer  contre  moi  de  ces  fadaises  sentimen- 
tales. Non,  non,  ce  n'est  pas  lui!..  Qui  encore? 

Henri  s'attendait  bien  à  être  obligé  de  fournir  des  explications; 
mais  il  n'avait  point  supposé  que  Jacques  dût  procéder  à  d'aussi 
minutieuses  investigations  ;  la  persistance  qu'il  mettait  à  pour- 


536  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

suivre  l'enquête  sans  se  laisser  dérouter  commençait  donc  à  le  trou- 
bler singulièrement. 

—  Des  amis  de  Maxime,  répomiit-il,  en  saisissant  avec  empresse- 
ment cette  occasion  de  mettre  des  noms  en  avant  et  de  dépister 
les  soupçons  d'Henriot  :  le  petit  baron  de  Salbris,  Desrieux,  Passé- 
rieux... 

—  Desrieux  et  Passérieux?  Ce  n'est  pas  là  leur  genre.  Salbris? 
Peut-êîre!..  Et  pourtant,  non,  c'est  trop  fort  pour  lui,  comme  pour 
eux...  Mais  pourquoi  ne  me  parles-tu  pas  de  Murincourt,  au  fait?.. 
Henri,  tu  me  caches  quelque  chose!  C'est  lui  :  car  enfin  si  ce  n'est 
pas  lui  qu'elle  aime  et  qui  l'a  détachée  de  moi,  il  ne  resterait  plus... 

Jacques  s'arrêta  et  regarda  fixement  son  ami  pendant  une 
seconde.  Une  flamme  courte  passa  dans  ses  yeux,  puis  un  pâle  sou- 
rire détendit  ses  lèvres  un  peu  serrées,  et,  d'un  geste  brusque,  il 
prit  la  main  de  Mareiiil  : 

—  Fou  que  je  suis!  dit-il  tristement.  Encore  cette  honteuse  pen- 
sée! Croirais-tu,  mon  pauvre  Henri,  que  je  viens  de  te  faire,  à  l'in- 
stant, l'injure  de  te  soupçonner  !..  Maudit  tempérament,va!..  Figure- 
toi  qu'il  y  a  des  momens  où  je  vois  rouge,.,  lorsque  je  pense  qu'elle 
appartiendra  à  un  autre,  qu'elle  aura,  qu'elle  a  déjà  peut-être  des 
mots  d'amour  pour  un  autre!  Et  dire  que,  malgré  tout,  à  cette 
heure  même  où  j'apprends  qu'elle  est  irrévoca^>lement  perdue  pour 
moi,  où  la  dupliciié  de  sa  conduite  m'apparaît  dans  toute  son  infa- 
mie, dire  que  je  l'exècre  bien  moins  que  je  ne  l'adore  ! 

Il  s'était  levé,  fort  heureusement,  et  marchait  à  grands  pas  en 
faisant  avec  ses  bras  des  mouvemens  désordonnés  qui  exprimaient 
la  violente  agitation  de  son  âme.  Henri  eut  le  temps  de  se  remettre 
et  de  cacher  le  trouble  accusateur  que  ses  traits  avaient  un  instant 
trahi. 

—  Allons,  dit-il,  calme-toi.  Tu  sais  maintenant  à  quoi  t'en  tenir. 
C'est  bien  quelque  chose  de  ne  plus  être  empêtré  dans  les  équi- 
voques de  cette  amitié  ambiguë  et  de  pouvoir  reprendre  la  libre 
disposition  de  toi-même. 

—  Ainsi,  c'est  bien  Morincomt?  interrompit-il  sans  l'écouter.  Elle 
l'a  vu  souvent,  n'est-ce  pas? 

—  A  Paris,  oui,  avant  le  départ  pour  la  campagne;  mais  aux 
Charmilles,  non. 

—  C'est  bien  cela  :  il  te  savait  là  et  aura  évité  de  venir  pour  ne 
pas  nous  donner  l'éveil,  le  lâche!  Je  suis  bien  sûr  qu'il  ne  s'est  pas 
contenté  de  lui  dédier  un  livre,  mais  qu'il  lui  écrivait  assidûment. 
Il  n'a  pas  interrompu,  j'imagine,  son  travail  de  séduction  sournoise, 
qui  craint  le  grand  jour  et  n'avance  que  par  les  voies  obliques... 
Oh!  je  sais  comment  il  procède...  Elle  m'a  mis  au  courant  l'hiver 


ANDREE.  537 

dernier,  sans  doute  parce  qu'il  lui  semblait  plaisant  de  piquer  ma 
jalousie...  C'est  lui,  te  dis-je!..  Mais  je  le  retrouverai,  et  alors... 
Un  geste  de  menace  acheva  sa  pensée. 

—  Non,  dit  Henri,  tu  n'en  as  pas  le  droit!..  Que  t'a  fait  cet 
homme,  après  tout,  dont  tu  puisses  le  rendre  justement  respon- 
sable? 11  aime  la  même  femme  que  toi  :  qui  te  prouve  que,  pour 
se  faire  aimer,  elle  n'a  pas  eu  recours  aux  mêmes  artifices  qui 
t'ont  si  bien  séduit?  Va,  la  grande  coupable,  c'est  elle!..  Si  tu  veux 
haïr  quelqu'un,  hais-la  donc!  Lui  a  peut-être  été  ensorcelé!  Il  ne 
sait  peut  être  seulement  pas  ce  qu'il  fait!..  Pardonne-lui,  Jacques! 
pardonne- lui! 

—  Ah  çh,  mais  de  quel  ton  me  dis-tu  cela?..  Vas-tu  te  jeter  à 
mes  genoux  maintenant  pour  obtenir  que  j'oublie  le  mal  que  me 
fait  ce  Morincourt?..  Tudieu!  quelle  chaleur  tu  mets  à  plaider  la 
cause  de  cet  homme!..  Tu  le  connais  donc? 

—  Non,  à  peine,  dit  Henri  en  balbutiant.  Je  l'ai  vu  deux  ou  trois 
fois  seulement,.,  et  tu  comprends  bien  que  je  ne  m'intéresse  guère 
à  lui...  Mais  je  te  vois  si  emporté,  si  violent  aujourd'hui,  que  j'ai 
voulu  te  rappeler  au  calme  et  à  la  raison. 

—  Eh!  mon  cher,  c'est  que  je  ne  suis  pas  de  mon  temps,  tu  l'as 
dit.  Je  me  sens  puissant  pour  la  haine  comme  pour  l'amour.  Mal- 
heur à  qui  m'olTensel..  Et  comment  pourrait-on  m'olTenser  plus 
crueliemeht  qu'en  me  volant  le  cœur  d'une  femme  si  ardemment 
et  depuis  si  longtemps  aimée  !..  Çà,  parlons  d'autre  chose,  mainte- 
nant. Andrée  est  perdue  pour  moi  :  c'est  ce  que  je  vois  de  plus 
clair  dans  tout  cela.  Tu  vas  tâcher  de  m'aider  à  m'étourdir,  hein! 
Quant  au  Morincourt,  nous  verrons  plus  tard...  Pour  plus  de  sûreté, 
tu  me  feras  faire  un  peu  d'escrime.  Tu  es  toujours  fort,  je  pense? 
Moi  je  suis  un  peu  rouillé...  Viens  que  je  te  fasse  visiter  mon  instal- 
lation. Ta  verras  comme  nous  serons  bien.  J'ai  une  chambre  pour 
toi,  tu  sais,  et  ne  te  laisse  pas  aller  à  l'hôtel. 

Il  lui  m  )uira  son  atelier,  pièce  spacieuse  et  bien  éclairée  par  le 
haut,  pleine  d'étoffes  multicolores,  qui  formaient  avec  les  plats  de 
cuivre  traînant  ç\  et  là  sur  les  meubles,  les  moulages  en  plâtre 
de  quelques  beaux  bronzes  antiques,  les  lampes  romaines  à  trois 
becs,  les  vases  en  forme  d'amphores,  ce  charmant  fouillis  dont  les 
peintres  aiment  à  s'entourer  et  où  ils  font  régner,  n'en  déplaise  aux 
profanes,  un  ordre  autre  que  celui  des  ménagères,  cet  ordre  qui 
dispose  les  pièces  diverses  d'un  ameublement,  les  tentures,  les 
moindres  objets,  conformément  aux  subtiles  harmonies  de  leurs 
formes  et  de  leurs  couleurs.  De  grandes  photographies  du  Golisée, 
des  Thermes  de  Garacalla,  de  belles  gravures  de  Piranesi,  repré- 
sentant le  Forum  au  xviii^  siècle  et  l'adorable  petit  temple  de 


533  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Vesta  étaient  piquées  au  mur.  A  l'une  des  cloisons,  un  trophée 
d'armes  était  suspendu  :  salades,  hallebardes  du  xvi*'  siècle,  dagues, 
espadons,  et  une  paire  de  jolies  épées  dont  la  fine  lame  avait  été 
montée  sur  des  gardes  anciennes  à  coquilles  d'acier  ciselé. 

—  Que  dis-ta  de  ces  joujoux-là?  demanda  Jacques.  Gomme  elles 
sont  en  main!  Et  légères,  et  flexibles! 

—  Ma  foi  oui!  On  ne  fait  plus  si  bien  aujourd'hui.  Ton  atelier 
est  charmant.  Tu  l'as  arrangé  avec  beaucoup  de  goût...  Et  je  vois 
que  tu  n'as  pas  perdu  ton  temps,  dit-il  en  montrant  du  doigt  plu- 
sieurs études  accrochées  çà  et  là. 

—  J'ai  beaucoup  travaillé,  en  efïet...  Gomment  trouves-tu  ceci? 
Il  s'approcha  d'une  toile  placée  sur  un  chevalet,  dans  un  coin  de 

l'atelier,  et  rejeta  de  côté  un  grand  morceau  d'étoffe  qui  la  recou- 
vrait comme  un  voile.  C'était  un  portrait  d'Andrée,  d'une  ressem- 
blance extraordinaire.  Le  sourire  singulier  de  la  jeune  fdle,  le 
retroussis  des  commissures  de  ses  lèvres  était  surtout  rendu  avec 
une  étonnante  vérité. 

—  Tu  as  fait  ce  portrait-là  de  mémoire?  dit  Henri,  qui  s'empressa 
de  déguiser  son  trouble  en  admiration. 

—  Mais  oui,  dit  Jacques,  avec  le  secours  de  cette  photographie. 
Il  tira  de  son  portefeuille  et  montra  à  Henri  un  portrait- carte  que 

la  jeune  fille  lui  avait  donné.  Au  revers  était  écrit  :  «  J'ai  mis  mes 
lèvres  aux  lèvres  de  cette  petite  image;  si  vous  cherchez  bien,  vous 
y  trouverez  un  peu  de  présence  réelle.  » 

—  Diable  !  s'écria  Mareuil  en  se  forçant  pour  plaisanter,  voilà  du 
mysticisme  un  peu  bien  sensuel!  On  dirait  un  mot  de  M""*  Guyon  à 
Fénelon... 

Une  quinzaine  se  passa.  Les  deux  jeunes  gens  se  promenaient 
souvent  ensemble,  causant  infatigablement  art,  histoire,  littérature, 
interrogeant  les  ruinés,  qui  leur  répondaient  :  car  il  ne  faut  pas 
croire  que  les  archéologues  seuls  aient  de  ces  entretiens  avec  les 
vieilles  pierres.  Par  un  accord  tacite,  ils  évitaient  de  parler  d'An- 
drée. Quand  les  journaux  apportèrent  la  nouvelle  de  l'élection  de 
M.  Passemard,  qui  fut  nommé  à  la  fin  d'octobre  avec  une  grosse 
majorité,  Maj^euil  se  contenta  de  dire  : 

—  Allons,  le  tour  est  joué!..  Je  crois  que  je  ne  lui  ai  pas  été 
inutile. 

—  Oui,  dit  Jacques  simplement,  tu  dois  avoir  rondement  mené 
cette  campagne-là...  L'autre  était  plus  difficile!.. 

Il  soupira,  et  ce  fut  tout.  Mareuil  essaya  de  l'interroger  sur  ses 
projets  d  avenir.  Jacques  resta  impénétrable  ;  il  ne  parlait  ni  d'écrire 
à  Andrée,  ni  de  revenir  à  Paris  avant  plusieurs  mois.  Il  s'était  remis 
au  travail  avec  une  ardeur  fiévreuse  et  passait  une  partie  de  son 


ANDRÉE.  539 

temps  à  faire  des  copies  ou  des  études  dans  les  musées.  Sa  gaîté 
un  peu  factice  des  premiers  jours  avait  disparu  ;  il  ne  se  plaignait 
jamais,  ne  glissait  pas  dans  ses  conversations  la  moindre  allusion 
au  passé,  mais  portait  sur  son  visage  pâli  l'empreinte  d'une  tristesse 
farouche  qui  ne  ressemblait  guère  à  delà  résignation.  Hi-nri,  de  son 
côté,  se  sentait  en  proie  à  un  malaise  vague,  que  la  présence  de  son 
ami  augmentait  au  lieu  de  le  dissiper.  Peu  à  peu,  ils  prirent  l'habi- 
tude de  ne  plus  être  ensemble  qu'à  l'heure  des  repas,  sous  prétexte 
de  courses  aux  environs,  de  séances  dans  les  bibliothèques,  de 
visites  aux  galeries  particulières.  Jacques,  qui  d'abord  accompa- 
gnait son  ami  partout  et  semblait  prendre  plaisir  à  lui  faire  les  hon- 
neurs de  Rome ,  l'abandonnait  maintenant  pendant  des  journées 
entières,  et  ^lareuil  ne  se  plaignait,  pas  de  cette  solitude. 

Au  bout  d'un  mois  et  demi,  il  commençait  à  songer  au  départ, 
sans  Irop  savoir  ce  qui  l'emportait  en  lui,  du  désir  de  quitter  Rome 
ou  de  Tenvie  de  revoir  Paris.  Ce  que  le  jeune  homme  n'osait  pas 
se  dire,  c'est  que  l'amitié  lui  semblait  décidément  un  faible  antidote 
de  l'amour;  c'est  que  le  temps  lui  apportait  si  peu  l'ouHli,  qu'il  se 
sentait  de  jour  en  jour  moins  détaché  d'Andrée;  c'est  qu'enfin  il  en 
venait  à  regretter  presque  com.me  une  duperie  le  sacrifice  qu'il 
s'était  imposé. 

XIX. 

Un  matin  qu'il  était  resté  seul  à  écrire  des  lettres,  Henri  se  pro- 
menait dans  l'atelier.  Il  écarta  le  voile  qui  couvrait  le  portrait  d'An- 
drée et  regarda  longuement,  perdu  dans  une  douloureuse  médita- 
tion, assailli  par  mille  souvenirs  :  «  Voilà  donc,  pensait-il,  ce  visage 
étrange  et  charmant,  ces  lèvres  que  j'ai  senties  sur  mon  front...  »  La 
porte  s'ouvrit  tout  à  coup,  Jacques  entra  :  Henri  tressaillit  et  laissa 
tomber  le  voile.  Ils  échangèrent  un  regard  et  restèrent  un  instant 
sans  se  parler,  pâles,  l'œil  mauvais,  ayant  sur  la  figure,  l'un,  quel- 
que chose  qui  ressemblait  à  de  la  menace,  l'autre,  l'expression 
d'une  sorte  de  défi.  Tous  deux,  au  même  moment,  éprouvaient  en 
plein  cœur  une  souffrance  aiguë  :  celle  que  l'on  ressent  quand  une 
vieille  amitié  se  déchire  sous  une  bouffée  soudaine  de  défiance  et 
de  haine,  comme  une  voile  fendue  du  haut  en  bas  par  un  coup  de 
vent. 

—  Pardon  si  je  te  dérange!  dit  Jacques.  Je  venais  te  chercher 
pour  déjeuner...  As-tu  fini  tes  lettres? 

—  Oui,  sortons...  Je  ne  sais  pas  ce  que  signifie  cette  plaisanterie 
d'affecter  de  croire  que  tu  me  déranges... 

—  Je  l'avais  cru;.,  si  je  me  suis  trompé,  excuse-moi. 

Henri,  après  avoir  jeté  ses  lettres  au  bureau  central  de  Pîazza 


Ô&O  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Colonna,  revenait  vers  Jacques,  qui  l'avait  attendu  à  quelques  pas 
de  la  boîte  en  lisant  un  journal,  quand  Henriot  lui  dit  : 

—  Demande  donc  au  guichet  de  la  poste  restante  s'il  y  a  des 
lettres  pour  nous  par  hasard. 

Mareiiil  alla  au  guichet,  et  Jacques  qui  le  suivait  des  yeux  dis- 
traitement vit  la  main  de  l'employé  tendre  au  jeune  homme  un  pli 
qu'il  saisit  d'un  mouvement  rapide  et  fit  précipitamnient  dispa- 
raître dans  sa  poche.  Henri  se  retourna  aussitôt  :  son  ami  lisait  tou- 
jours à  la  même  place,  appuyé  nonchalamment  contre  une  colonne 
du  portique.  Seulement,  une  pâleur  mortelle  Venait  d'envahir  son 
visage,  car  il  avait  cru  distinguer  sur  l'enveloppe  la  grande  écriture 
d'Andrée.  Mareuil  était  trop  ému  lui-même  pour  s'apercevoir  du 
trouble  que  Jacques  s'efforçait  d'ailleurs  de  dissimuler. 

—  Eh  bienl  y  a-t-il  quelque  chose? 

—  Non,  rien. 

—  Ah!..  Alors  allons  déjeuner. 

Ce  jour-li,  Jacques  s'attacha  à  Henri  comme  son  ombre,  ne  le 
quitta  pas  une  seconde.  Ils  firent  l'ascension  du  dôme  de  Saint- 
Pierre,  montèrent  jusque  dans  la  boule  qui  soutient  la  croix  gigan- 
tesque. Jacques  était  nerveux,  agité,  passait  de  l'abattement  aux 
éclats  bruyans  d'une  gaîté  qui  sonnait  faux  :  son  regard  se  fixait 
sans  cesse  sur  la  poche  de  côté  où  était  la  lettre.  Un  désir  fou,  irré- 
sistible de  savoir  ce  qu'Andrée  avait  écrit  montait  en  lui,  lenva- 
hissait  tout  entier,  ne  laissait  plus  de  place  pour  une  autre  pensée. 
Sous  l'obsession  tyrannique  de  l'idée  fixe,  il  lut  la  proie  d'efl'royables 
hallucinations  :  comme  Henri  se  penchait  pour  regarder  du  haut  en 
bas  de  la  coupole,  l'envie  féroce  de  l'envoyer  se  broyer  sur  les 
grandes  dalles  de  marbre  passa  comme  un  éclair  dans  son  esprit. 
Mareuil  en  se  retournant  surprit  quelque  chose  d'éirange  dans  ses 
yeux  : 

—  Est-ce  que  tu  as  le  vertige?  demanda-t-il. 

—  Oui,  un  peu.  Descendons...  A  propos,  je  ne  dîne  pas  avec  toi 
ce  soir.  J'ai  été  invité  ce  matin  par  des  pensionnaires  de  la  Villa 
Médicis.  Je  passerai  la  soirée  à  l'Académie...  Et  toi,  que  comptes-tu 
faire? 

—  Moi?  Je  vais  rentrer  à  la  maison  m' habiller,  et  puis,  après 
dîner,  j'irai  entendre  un  peu  de  musique  à  l'A  polio.  Ce  sera  plus 
agréai  Je  que  de  rester  seul  à  t' attendre...  A  ce  soir! 

—  A  ce  soir  ! 

Et  ils  se  séparèrent,  l'un  heureux  d'être  enfin  seul,  l'autre  satis- 
fait de  penser  qu'il  allait  pouvoir  consacrer  toute  la  soirée  à  l'exé- 
cution de  ses  projets. 

Au  lieu  d'aller  dîner  à  l'Académie  de  France,  Jacques  erra  dans 
la  ville  jusqu'à  neuf  heures  à  peu  près  sans  réussir  à  dompter  par 


ANDRÉE.  541 

la  fatigue  la  dangereuse  exaltation  qu'entretenait,  en  se  présentant 
sans  cesse  à  son  esprit,  le  souvenir  du  trouble,  puis  du  mensonge 
d'Henri,  indices  d'une  trahison  dont  il  fallait  maintenant  trouver  la 
preuve.  Quand  il  jugea  que  Mareuil  devait  avoir  quitté  la  maison 
pour  aller  au  théâtre,  il  rentra.  Dans  l'escalier,  il  croisa  un  de  ses 
voisins,  jeune  médecin  italien  dont  il  était  devenu  l'ami  et  qui 
occupait  un  appartement  au -dessous  du  sien. 

—  Eh  bien!  dit  M.  Pasqualucci,  M.  Mareuil  nous  quitte  donc 
déjà?  Il  vient  de  me  dire  en  sortant  qu'il  partait  bientôt.  Ronie 
ne  lui  plaît  pas...  Gomme  vous  êtes  pâle,  ce  soir!  Vous  n'avez  pas 
pris  les  fièvres  au  moins? 

—  Non,  non,  cher  docteur.  J'ai  seulement  un  peu  de  fatigue,  et 
je  vais  me  coucher...  Bonsoir! 

11  ouvrit  la  porte  de  l'atelier,  alluma,  puis,  se  laissant  tomber 
dans  un  fauteuil,  il  parut  méditer  profondément  pendant  quelques 
instans. 

—  Cette  lettre,  pensait-il,  ce  brusque  départ!..  Mais  s'il  veut 
partir,  c'est  qu'elle  le  rappelle,  c'est  qu'elle  l'aime! 

Il  se  leva  d'un  bond  et  se  précipita  dans  la  chambre  de  Mareuil. 
Sur  le  lit  étaient  jetés  les  habits  qu'Henri  avait  portés  tout  le  jour 
et  qu'il  venait  de  quitter  pour  se  mettre  en  tenue  de  théâtre.  Jac- 
ques fouilla  dans  toutes  les  poches  et  ne  trouva  rien  II  ouvrit  sans 
plus  de  succès  les  tiroirs  de  la  commode,  de  la  table,  du  secrétaire. 
Il  commençait  à  désespérer  de  découvrir  la  lettre,  cette  lettre  dont 
il  convoitait  la  possession  avec  une  sorte  de  frénésie,  lorsqu'il  avisa 
dans  un  coin  la  malle  de  son  ami.  Elle  était  fermée;  mais  il  pensa 
que  la  clé  devait  faire  partie  d'un  trousseau  qu'il  avait  aperçu  dans 
un  coin  du  secrétaire.  Il  ne  se  trompait  pas.  Au  fond  de  la  malle, 
un  coffret  fermé  était  caché  sous  du  linge;  aucune  des  clés  du 
trousseau  n'allait  à  la  serrure.  Jacques  l'emporta  dans  son  atelier, 
courut  à  la  panoplie,  décrocha  une  dague  à  lame  courte  et  forte, 
introduisit  la  pointe  dans  la  rainure  du  couvercle,  pesa  légèrement 
sur  le  manche  de  l'arme  :  un  petit  bruit  sec  lui  apprit  bientôt  que 
la  serrure  avait  cédé.  Il  ouvrit  :  la  lettre  était  là. 

Jusqu'alors,  Henriot  n'avait  pas  eu  un  moment  d'hésitation  :  il 
avait  visité  les  poches,  les  tiroirs  et  la  malle,  forcé  le  coffret  sans 
plus  de  remords  que  n'en  éprouve  en  pareil  cas  un  voleur  de  pro- 
fession. Quand  il  n'eut  plus  devant  lui  qu'un  morceau  de  papier  à 
prendre  dans  une  enveloppe  déjà  ouverte,  le  jeune  homme  eut 
honte  de  l'action  indij<ne  qu'il  venait  de  commettre.  Il  restait  là, 
debout,  près  de  la  table,  couvant  des  yeux  cette  lettre  sans  oser  la 
toucher;  mais  ce  n'était  pas  l'honneur  seul  qui  lui  criait  de  ne  pas 
aller  plus  loin.  Il  lui  semblait  entendre  une  voix  douce  et  plaintive 
qui  murmurait  à  son  oreille  : 


5Ù2  REVUE    DES  DEUX    MONDES. 

—  Prends  garde,  ceci  est  l'irréparable! 

Jacques  fit  quelques  pas  de  loDg  en  large,  puis  brusquement  sai- 
sit la  lettre,  l'ouvrit  et  lut  : 

«  Que  signifie  ce  départ?  Vous  êtes  fou,  je  pense.  Si  c'est  d'amour, 
je  vous  excuse.  Ne  vous  en  ai-je  pas  assez  dit  pour  que  vous  sachiez 
combien  votre  présence  m'est  chère,  ingrat!  Quand  vous  étiez  à 
mes  pieds,  vous  ne  parliez  pas  de  me  quitter  ainsi  :  ne  vous  en 
souvient-il  plus?  Pourquoi  me  fuir?  Est-ce  pour  me  punir  de  ne 
pas  m'être  assez  dérobée?  Revenez  :  si  votre  esprit  est  maladf^",  je  le 
bercerai  de  ma  tendresse  et  des  chansons  que  vous  aimez.  Hâtez- 
vous,  je  ne  sais  pas  attendre  et  ne  vous  pardonnerai  jamais  de 
m'avoir  prise  pour  Ariane.  » 

La  lettre  n'était  point  dcitée.  Une  fleur  sèche,  fixée  au  bas  de  la 
pnge  par  une  épingle,  remplaçait  la  signature.  Le  timbre  de  la 
poste,  sur  l'enveloppe,  prouvait  qu'elle  avait  été  écrite  dans  les 
derniers  jours  de  septembre  :  Jacques  ne  s'en  aperçut  pas.  Elle  avait 
été  adressée  à  Rouen;  la  famille  d'Henri  avait  fait  suivre  à  Rome, 
poste  restante,  car  en  annonçant  à  son  père  qu'il  partait  pour  l'Ita- 
lie, Mareuil,  ne  sachant  pas  qu'Henriot  mettrait  une  chambre  à  sa 
disposition,  n'avait  pas  laissé  d'adresse.  Une  fois  installé,  il  s'était 
empressé  de  prévenir  :  sa  correspondance  lui  avait  donc  été  dès  les 
premiers  jours  expédiée  chez  Jacques.  En  conséquence,  il  n'avait 
pas  jugé  à  propos  de  passer  à  la  poste  restante,  où  le  billet  d'An- 
drée attendait  depuis  près  de  deux  mois. 

Cette  lettre  éclairait  plusieurs  points  que  Jacques  commençait  à 
discerner  vaguement,  sans  parvenir  à  dissiper  tout  à  fait  l'obscurité 
qui  les  enveloppait.  Il  comprenait  maintenant  et  le  silence  obstiné 
d'Andrée,  et  les  réticences  de  Mareuil,  et  ses  explications  embar- 
rassées. La  trahison  apparaissait  dans  toute  sa  noirceur;  il  n'était 
pas  jusqu'au  voyage  d'Henri  à  Roine,  jusqu'à  son  prochain  retour  à 
Paris,  qui  ne  parussent  ajouter  à  findignité  de  sa  conduite. 

—  S'il  a  quitté  les  Charmilles,  pensait  Jacques,  c'est  à  la  suite 
d'une  querelle  d'amoureux;  s'il  rentre  à  Paris,  c'est  que  la  paix  est 
faite.  Dans  l'intervalle,  le  misérable  est  venu  ici  pour  endormir  mes 
soupçons,  me  préparer  à  l'idée  qu'Andrée  ne  serait  jamais  à  moi... 

La  coïncidence  malheureuse  de  la  réception  par  Henri  d'une  lettre 
de  la  jeune  fille  le  rappelant  k  Paris  et  de  ce  départ  qu'il  venait 
précisément  d'annoncer  au  docteur,  fournissait  à  Jacques  une  preuve 
écrasante  de  la  duplicité  de  son  ami.  Il  plia  la  lettre  avec  plus  de 
dégoût  encore  que  de  colère  et  la  remit  machinalement  dans  l'en- 
veloppe. Une  immense  lassitude  l'envahissait,  un  besoin  de  s'étendre, 
de  ne  plus  penser,  de  se  réfugier  dans  le  sommeil,  loin  des  turpi- 
tudes. 11  se  laissa  glisser  sur  une  chaise,  et,  les  deux  coudes  sur  la 
table,  la  tête  entre  les  mains,  il  pleura.  Larmes  viriles  qui  coulent 


ANDBÉE.  5&3 

sans  plaintes  vaines,  trop  plein  des  cœurs  gonflés  d'amertume  qui 
s'épanchent  silencieusement  sur  leurs  amours  ou  leurs  amitiés 
mortes  ! 

Tout  à  coup  il  se  redressa.  Ses  narines  venaient  de  percevoir  un 
parfum  connu,  cette  senteur  musquée  qu'il  avait  respirée  sur  les 
mains  d'Atidrée  au  moment  de  la  quitter  et  doct  il  se  rappela  que 
Mareuil  lui  avait  appris  le  nom  :  de  l'extrait  de  géranium.  Dans  le 
coffret  ouvert,  en  effet,  sous  des  papiers,  il  découvrit  un  gant  et  un 
mouchoir  de  femme.  Alors  il  recommença  la  perquisition  avec  l'ar- 
deur passionnée  d'un  amant  que  la  jalousie  torture  et  qui  trouve 
une  volupté  cruelle  à  tout  savoir.  Il  vit  un  cahier  dont  les  feuilles 
étaient  attachées  par  une  faveur  bleue  fanée  et  ne  reconnut  qu'avec 
peine  l'écriture  non  encore  formée  de  la  jeune  fille.  Le  souvenir 
d'une  des  lettres  d'Henri,  où  il  était  question  de  ce  cahier,  traversa 
son  esprit  : 

—  Dès  les  premiers  jours,  pensa-t-il,  le  misérable  me  trahissait 
donc  ! 

Puis  ce  fut  un  morceau  de  ruban,  des  fleurs  desséchées,  une 
photographie  sur  le  revers  de  laquelle  était  dessiné  à  la  plume  un 
oiseau  qui  plane  avec  la  devise  :  Sursuml  E  ;fm  des  maximes 
indoues,  des  proverbes  arabes,  des  citations  d'Ossian,  de  Longfel- 
low,  un  fragment  des  Nibehingen,  mis  en  vers,  des  essais  de  tra- 
duction de  Heine,  des  remarques  sur  la  musique  de  Wagner,  des 
pensées  de  Maurice  de  Guérin,  de  Lamennais  et  de  Proudhan.  Mareuil 
avait  eu  la  faiblesse  de  conserver  non-seulement  les  ga2;es  d'ami- 
tié qu'elle  s'était  plu  à  lui  donner  dans  les  derniers  temps  de  son 
séjour  aux  Charmilles,  mais  même  les  témoignages  du  commerce 
intellectuel  qu'ils  avaient  entretenu  d'abord  et  où  la  littérature  avait 
servi  de  déguisement  à  l'amour.  Toutes  ces  pièces  accusatrices  pas- 
saient Tune  après  l'autre  sous  les  yeux  de  Jacques;  il  reconnaissait 
ce  qu'il  avait  appelé  quelque  temps  auparavant,  dans  son  langage 
d'artiste,  la  manih-e  d'Andrée.  Tel  mot  qu'il  rencontrait  lui  rappe- 
lait un  mot  analogue  dont  elle  s'était  déjà  servie  autrefois  avec  lui. 
Il  se  dit  amèrement  : 

—  Cela  ne  varie  guère.  Moi  aussi,  j'ai  des  mouchoirs  et  des  gants, 
une  photographie  et  des  fleurs  sèches  !  Plus  de  fleurs  sèches  même, 
comme  plus  ancien,  et  plus  de  croquis,  comme  peintre  :  moins  de 
maximes,  de  pensées  et  de  vers,  n'étant  pas  littérateur!  Au  demeu- 
rant, beaucoup  de  procédé  et  peu  d'imagination. 

Il  essayait  de  railler,  mais  l'ironie  n'était  point  faite  pour'  cette 
nature  impétueuse,  en  qui  toutes  les  émotions,  douces  ou  vio- 
. entes,  sentimens  ou  sensations,  se  répercutaient  jusqu'au  fond 
même  de  l'être  :  lentement,  la  colère  montait  en  lui,  dominant  tout 


bllh  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

le  reste,  tristesse,  humiliation,  jalousie  même.  Il  se  chargeait  de 
fureur,  comme  un  nuage  d'électricité  avant  l'orage. 

Un  pas  retentit  soudain  dans  le  corridor  qui  mettait  l'atelier  en 
communication  avec  l'escalier.  Jacques  saisit  un  journal,  le  déploya 
et  retendit  rapidement  sur  le  coffret  et  les  papiers  épars,  qui  dispa- 
rurent. Une  clé  grinça  dans  la  serrure;  la  porte  s'ouvrit  et  Henri 
s'arrêta  sur  le  seuil,  ébloui,  au  sortir  de  l'obscurité,  par  la  clarté 
d'une  grande  lampe  au  pétrole,  munie  d'un  réflecteur  de  métal, 
dont  Jacques  se  servait  pour  éclairer  son  vaste  atelier. 

—  Déjà  rentré!  dit-il  à  Henriot.  Tu  as  eu  tort  de  ne  pas  venir 
avec  moi  :  tu  aurais  entendu  Lohengrin...  C'est  superbe!  ce  Wagner 
a  du  génie. 

—  Oui,  c'est  ce  que  je  lisais  tout  à  l'heure. 

—  Où  cela? 

—  Peu  importe. 

—  Ah!..  Et  que  diable  fais-tu  depuis  que  tu  es  revenu  de  l'Aca- 
démie? 

—  Je  ne  suis  pas  allé  à  l'Académie.  Je  suis  rentré  de  bonne 
heure.  Je  t'attendais. 

Henri  jeta  un  coup  d'œil  de  côté  et  fit  un  pas  vers  la  porte  de  sa 
chambre. 

—  Reste,  dit  Henriot;  j'ai  à  te  parler. 

—  Tu  es  bien  solennel,  ce  soir.  Enfin,  soit...  Me  permets-tu  d'ôter 
mon  paletot  et  de  poser  mon  claque? 

11  s'assit,  croisa  les  jambes  et  attendit  en  tambourinant  du  bout 
des  doigts  sur  le  plastron  empesé  de  sa  chemise,  afin  de  prendre 
une  contenance,  car  l'éclat  sombre  du  regard  d' Henriot  et  certaines 
intonations  dures  de  sa  voix  lui  donnaient  fort  à  penser. 

—  Je  viens  d'apprendre  par  Pasqualucci  que  tu  partais...  Est-ce 
vrai? 

—  Oui,.,  j'y  songe  depuis  plusieurs  jours. 

—  Pourquoi  ne  me  l'as-tu  pas  dit  alors? 

—  Parce  que  j'étais  encore  hésitant. 

—  Et  tu  ne  l'es  plus  maintenant? 

—  Non. 

—  Depuis  quand  ? 

—  Ahçà,  mais...  c'est  un  interrogatoire!  dit-il  en  feignant  de  rire 
pour  secouer  le  malaise  qui  commençait  à  le  gagner.  Sais-tu  bien 
que  tu  ressembles  tout  à  fait  à  un  juge  d'instruction? 

—  Es-tu  bien  sûr  de  ne  pas  ressembler,  toi,  à  un  criminel? 
répondit  Jacques  sourdement,  en  se  soulevant  à  demi  sur  la  chaise, 
oii  il  s'était  placé  à  cheval,  en  face  de  Mareuil. 

—  Que  signifie  cette  plaisanterie? 


ANDRÉE.  5A5 

—  Que  j'ai  des  soupçons  contre  toi,  que  je  me  demande  ce  qui 
te  rappelle  à  Paris,  que  je  suis  jaloux  enfin!..  Qu'est-ce  que  tu  vas 
faire  là-bas  ? 

—  Ne  faut-il  pas  que  je  travaille,  que  je  plaide?  Me  crois-tu 
millionnaire? 

—  Non.  Mais  ne  serais-tu  pas  en  train  de  le  devenir  par  hasard? 

—  Encore!..  Décidément  tu  divagues!  Un  mariage  avec  Andrée, 
n'est-ce  pas?  C'est  là  ce  que  tu  crains?  Rassure-toi,  va!  Pas  plus 
l'un  que  l'autre,  entends-tu!..  S'il  était  arrivé  qu'elle  eût  un  instant 
pensé  à  moi,  ajouta-t-il  avec  une  certaine  amertume,  sois  tran- 
quille, je  serais  oublié  depuis  longtemps  déjà,  —  comme  lu  l'as  été 
toi-même,  parbleu!  Songe  donc  que  je  suis  ici  depuis  deux  mois!.. 
Avec  une  fille  comme  elle,  les  absens  ont  toujours  tort. 

—  Alors  ce  n'est  pas  pour  l'épouser  que  tu  me  quittes?  Ce  n'est 
pas  parce  que  vous  vous  aimez  et  qu'elle  t'attend? 

—  Non. 

—  Tu  me  le  jures? 

—  Oui! 

Jacques  se  leva  d'un  bond,  arracha  le  journal,  montra  du  doigt 
le  coffiet,  les  papiers,  la  lettre  et  cria  : 

—  Canaille  ! 

Henri  fît  d'abord  un  geste  de  profond  découragement,  puis,  se 
redressant  sous  l'outrage,  debout,  pâle  : 

—  Je  ne  force  pourtant  pas  encore  les  serrures!  dit-il. 

—  Tu  fais  pis  ! 

Et,  hors  d'état  de  se  contenir,  Jacques  fit  un  pas  vers  lui,  la  main 
levée. 

Henri  recula  devant  ce  furieux  et,  d'un  mouvement  instinctif, 
tendit  le  bras  vers  la  panoplie.  Les  épées,  mal  accrochées,  tombè- 
rent. Jacques  se  précipita  sur  elles,  les  ramassa  en  disant  : 

—  Tiens,  au  fait!.. 

H  prit  une  des  épées  et  jeta  l'autre  à  MareuiL 

—  Donne-moi  donc  la  leçon  de  terrain  que  tu  m'as  promise  pour 
mon  duel  avec  Morincourt!..  Dis,  veux-tu? 

Henri  croisa  les  bras  sur  sa  poitrine  et  répondit  : 

—  Je  ne  te  dois  pas  de  réparation.  Sauf  pendant  une  minute 
d'égarement,  ma  conduite  a  été  loyale...  Tues  fou,  fou,  te  dis-je,  tu 
ne  peux  pas  comprendre... 

—  Ah  !  tu  t'es  mis  à  ses  pieds  !..  £h  bien  !  recommence,  lâche  : 
à  genoux  ! 

Et  il  fit  le  geste  de  poser  la  main  sur  son  épaule  pour  le  forcer 
à  plier. 

—  Ne  me  touche  pas,  ou... 

TOME  LXII.  —  1884.  35 


546  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

Mareuil,  exaspéré,  lui  aussi,  se  penchait  en  avant,  la  main  ouverte, 
comme  pour  ramasser  l'épée.  Toutefois  il  se  redressa  et  croisa  de 
nouveau  les  bras. 

—  Mais  prends-la  donc  !  cria  Jacques. 

Et  en  même  temps,  d'un  coup  de  sa  lame  flexible,  il  fouetta  le 
visage  d'Henri.  Celui-ci  poussa  un  cri,  arracha  sou  habit  et  ramassa 
l'arme. 

—  Allons  donc!  fit  Henriot.  Il  jeta  sa  veste,  repoussa  la  table  et 
engagea  le  combat.  Tout  à  coup,  dans  une  parade,  la  pointe  de  son 
épée,  en  décrivant  un  large  cercle,  rencontra  le  voile  qui  cachait 
le  tableau,  toujours  placé  sur  le  chevalet.  L'éiofTe  légère  fut  reje- 
tée de  côté  et  le  portait  d'Andrée  apparut,  éclairé  en  plein  par  les 
rayons  du  réflecteur.  Le  sourire  qui  relevait  l'angle  de  ses  lèvres 
paraissait  plus  mystérieux  que  jamais;  la  tête  énigmatique  regar- 
dait d'un  air  caressant  et  moqueur.  Henri,  pâle  comme  un  mort, 
abaissa  un  moment  la  pointe  de  son  arme  et,  le  bras  gauche  allongé, 
tendit  un  doigt  vers  le  portrait  : 

—  Regarde  1  dit-il. 

—  Tant  mieux  !  il  fallait  un  témoin  I  répondit  Jacques  d'une  voix 
sourde. 

.  Vingt  secondes  plus  tard,  Henri  portait  vivement  la  main  à  sa 
poitrine  en  laissant  échapper  son  épée,  tendait  encore  une  fois  le 
bras  d'un  geste  de  malédiction  et  s'abattait  tout  de  son  long  au  pied 
du  chevalet.  Jacques  resta  debout,  les  yeux  hagards,  tandis  qu'un 
mince  filet  rouge  coulait  sur  le  plastron  de  Mareuil. 

Au  même  moment,  on  frappa  à  la  porte,  et  la  voix  du  jeune  voisin 
cria  gaîment  dans  le  couloir  : 

—  Qu'est-ce  que  vous  faites  donc?  Voulez-vous  démolir  la  mai- 
son, messieurs  les  Français? 

Jacques  courut  à  la  porte,  l'ouvrit  et,  poussant  le  docteur  dans  la 
salle  : 

—  Ce  que  j'ai  fait?  dit-il;  tenez,  regardez  ! 

Et  le  médecin  demeura  muet  d'épouvante,  car  c'était  un  spec- 
tacle effrayant  que  celai  de  ce  corps  étendu,  la  chemise  pleine  de 
sang,  au-dessous  de  ce  portrait  de  femme  qui,  dans  son  cadre  doré, 
continuait  à  sourire. 

—  Hé  bien  ?  demanda  Jacques,  avec  une  expression  d'horrible 
anxiété,  au  docteur  qui  se  relevait  après  avoir  examiné  la  blessure, 
ausculté  Henri  et  fait  avec  son  mouchoir  un  pansement  sommaire. 

—  H  vit!-  Nous  le  sauverons  peut-être...  Portons-le  sur  le  lit,., 
doucement,.,  là,  bien,.,  la  tête  plus  haute...  Avez-vous  des  flturets 
ici? 


ANDRÉE.  547 

—  Oui,.,  pourquoi? 

—  Donnez-m'en  un. 

M.  Pasqualucci  cassa  la  lame  du  fleuret  sous  son  pied  à  quelques 
centimètres  du  bouton,  la  trempa  dans  le  sang,  qui  avait  abondam- 
ment coulé  : 

—  Il  faut  qu'il  y  ait  eu  accident,  ne  le  comprenez-vous  pas?  Vous 
l'aurez  blessé  en  faisant  assaut  avec  lui  :  un  duel  sans  témoins  est 
une  grosse  affaire...  Donnez-moi  ces  épées  que  je  les  descende  chez 
moi...  Je  vais  chercher  ma  trousse  et  tout  ce  qu'il  faut...  C'est  à 
cause  de  cette  femme,  n'est-ce  pas?  dit-il  en  montrant  le  portrait. 

—  Oui,  dit  Jacques. 

Et,  de  l'épée  encore  sanglante  qu'il  tenait  à  la  main,  Henriot  fit 
une  large  balafre  rouge  au  travers  du  portrait. 


XX. 


La  blessure,  en  elTet,  n'était  pas  mortelle.  L'épée  avait  pénétré 
profondément,  mais  sans  intéresser  le  poumon.  L'abondante  effu- 
sion du  sang  avait  prévenu  l'épanchement  interne ,  toujours  très 
redoutable  dans  ces  cas  de  blessures  par  armes  blanches.  Au  bout 
d'un  mois,  la  plaie  était  cicatrisée  et  toute  crainte  de  complication 
écartée.  Henri  renaissait  doucement. 

Pendant  trente  jours  et  trente  nuits,  Jacques  ne  s'était  pas  cou- 
ché. Dans  cette  rature  généreuse,  le  repentir  suivait  de  près  la 
faute  et  le  remords  revêtait  la  forme  d'un  sentiment  impérieux  et 
violent.  Dès  l'instant  où  il  vit  son  ami  tomber  devant  lui,  la  poi- 
trine trouée,  Henriot  eut  horreur  de  lui-même.  Pendant  les  longues 
heures  qu'il  passa  au  chevet  du  blessé,  surveillant  avec  la  solli- 
citude d'une  mère  pour  son  enfant  le  sommeil  d'Henri,  son  appa- 
reil, que  les  mouvemens  inconsciens  de  la  fièvre  ou  du  rêve  déran- 
geaient sans  cesse,  sa  respiration,  tantôt  égale  et  tantôt  précipitée, 
la  température  de  son  corps,  froid  ou  brûlant,  Jacques  fut  en  proie 
à  l'horrible  souvenir  de  cette  nuit  de  meurtre.  Il  disait  au  docteur, 
mis  dans  la  confidence  de  tout,  que  jamais  il  ne  se  pardonnerait 
d'avoir  provoqué  Mareuil  à  ce  combat  fratricide,  et  le  jeune  méde- 
cin eut  toutes  les  peines  du  monde  à  lui  prouver  qu'un  duel,  même 
aussi  déplorable  que  celui-là,  n'a  point  caractère  d'assassinat. 

—  Mais  calmez-vous  donc!  disait  Pasqualucci;  sortez,  prenez  de 
l'exercice  ou  couchez-vous  dans  l'antre  chambre  et  dormez,  tandis 
que  je  suis  de  garde.  Vous  finirez  par  tomber  malade  à  votre  tour, 
et  nous  serons  bien  avancés  ! 

Plus  d'une  fois  Mareuil  unit  ses  instances  à  celles  du  médecin  : 

—  Tu  dois  être  mort  de  fatigue,  mon  pauvre  Jacques,  disait-il 


548  REVDE   DES    DEUX   MONDES, 

d'une  voix  faible ,  mais  pleine  de  tendresse  ;  repose-toi  donc ,  je 
t'en  supplie  !  Tu  vois  que  je  suis  tout  à  fait  bien  et  que  je  pourrai 
me  lever  dans  quelques  jours.  N'est-ce  pas,  mon  cher  docteur? 

—  Sans  doute;  mais  il  faudra  de  la  prudence,  car  vous  êtes  très 
affaibli  par  la  perte  de  sang. 

Et  Jacques  se  détournait  pour  cacher  une  larme.  Henri  alors 
l'appelait  doucement,  lui  tendait  sa  main  blanche  et  amaigrie: 
jamais  ils  ne  s'étaient  autant  aimés  que  depuis  ce  moment  terrible 
où  ils  avaient  failli  s'entre-tuer.  Quand  l'amitié  survit  à  ces  crises 
violentes  où  il  semblait  qu'elle  dût  périr,  quelque  chose  de  suave 
sort  d'elle  et  nous  pénètre  :  de  même  certaines  fleurs  exhalent  un 
parfum  plus  doux  après  l'orage. 

Mareuil  avait  expressément  recommandé  de  cacher  la  vérité  à 
tout  le  monde,  même  à  son  père. 

— ■  A  quoi  bon  l'inquiéter?  disait-il;  dans  six  semaines,  je  serai  à 
Rouen,  auprès  de  lui  :  mieux  vaut  qu'il  ne  se  doute  de  rien,  ni 
lui,  ni  personne. 

Pour  prévenir  les  soupçons  des  autres  locataires  de  la  maison 
et  des  quelques  connaissances  que  les  jeunes  gens  avaient,  soit  à 
l'Académie,  soit  dans  la  ville,  il  fut  convenu  qu'on  répandrait  dis- 
crètement le  bruit  d'un  accident  d'escrime  sans  gravité.  Pasqua- 
lucci  se  chargea  de  la  chose,  et  sa  qualité  de  médecin  fit  accepter 
sans  la  moindre  difficulté  les  explications  qu'il  donna  sur  l'origine 
et  la  gravité  de  la  blessure.  On  admit  aisément  qu'elle  provenait  de 
la  rupture  d'un  fleuret  au  cours  d'un  assaut  entre  les  deux  jeunes 
gens.  L'intimité  de  Jacques  et  d'Henri  rendait  d'ailleurs  bien  peu 
vraisemblable  l'hypothèse  d'un  duel. 

Vers  la  fm  de  la  première  quinzaine  de  janvier,  le  docteur  permit 
une  promenade  en  voiture  sous  un  de  ces  beaux  soleils  que  ne 
connaît  pas,  à  pareille  époque,  notre  triste  ciel  du  Nord.  Ils  se 
firent  conduire  dans  la  campagne,  du  côté  de  Frascati,  dont  les 
maisons  blanches  mouchetaient  au  loin  les  premiers  contreforts 
des  Monts-Albains,  comme  des  moutons  épars  dans  les  prés,  au  pen- 
chant d'une  colline.  Henri  s'abandonnait  silencieusement  à  la  jouis- 
sance intime  de  sentir  ses  membres  alanguis  vivifiés  par  la  bonne 
chaleur  du  soleil  et  d'offrir  son  visage  aux  caresses  rudes  du  grand 
air,  qui  colorait  enfin  ses  joues.  Quand  le  corps  vient  d'échapper 
à  la  destruction,  une  joie  obscure  circule  confusément  en  lui  :  joie 
de  la  matière  qui  répugne  à  la  dissociation  de  ses  élémens  et 
redoute  les  mystérieuses  métamorphoses  qu'elle  pressent  après  la 
mort.  Quelque  chose  s'épanouit  en  nous;  du  fond  de  notre  être 
monte,  comme  une  alouette  vers  le  ciel,  un  hymne  de  reconnais- 
sance à  la  lumière  et  à  la  vie. 

Depuis  la  nuit  du  duel,  pas  une  seule  fois  le  nom  d'Andrée 


ANDRÉE.  549 

n'avait  été  prononcé  entre  les  deux  amis.  Jacques  détournait  d'elle 
sa  pensée  avec  une  sorte  d'horreur.  Aussi  eut-il  peine  à  retenir  un 
mouvement  de  répulsion  lorsqu'Henri  lui  dit  tout  à  coup  : 

—  Si  nous  parlions  un  peu  d'Andrée,  mon  bon  Jacques,  qu'en 
dis-tu? 

Et,  sans  se  laisser  arrêter  par  l'expression  de  vive  contrariété 
qui  parut  à  ces  mots  sur  le  visage  de  son  ami  : 

—  Il  le  faut,  je  t'assure;  cela  est  nécessaire  au  rétablissement  com- 
plet de  notre  amitié,  qui  vient  d'être  plus  malade  encore  que  je  ne 
l'ai  été  moi-même.  Le  meilleur  moyen  de  lui  éviter  une  rechute  de 
rancune,  qui  réimporterait  peut-être,  c'est  de  causer  à  cœur  ouvert. 
Si  je  l'avais  fait  plus  tôt,  j'aurais  prévenu  l'odieuse  querelle  qui 
nous  a  mis  l'épée  à  la  main.  Et  j'épargnais  ainsi,  à  moi  une  égrati- 
gnure,  ce  qui  n'est  rien,  mais  à  toi,  mon  cher  ami,  des  remords, 
ce  qui  est  beaucoup...  Veux-tu  m'écouter,  dis? 

—  Ne  crains-tu  pas  de  te  fatiguer  à  parler  ainsi  en  plein  air?  Tu 
es  encore  si  faible,  et  Pasqualucci  nous  a  tant  recommandé  la  pru- 
dence!.. Ya,  les  rechutes  que  je  crains  ne  sont  pas  celles  dont  tu 
parles,  et  si  j'étais  sûr  que  tu  fusses  rentré  aussi  complètement  en 
possession  de  la  santé  que  de  mon  amitié,  je  ne  m'inquiéterais  guère 
du  reste... 

—  Sois  donc  tranquille,  grande  sœur  de  charité  !  Dans  quinze 
jours  je  me  porterai  mieux  que  toi,  qui  es  épuisé  de  fatigue.  Y  a-t-il 
longtemps  que  tu  ne  t'es  regardé  à  la  glace  ?  Tu  as  une  mine  hor- 
rible... Enfin,  au  besoin,  je  te  soignerai  à  mon  tour.  Nous  serons 
alternativement  malade,  puis  infirmier  :  Castor  et  Pollux  n'auraient 
pas  fait  mieux...  S uis-je  assez  classique,  hein  ?  Ne  trouves-tu  pas 
que  dans  ce  pays  l'air  est  plein  d'antiquité?  Positivement,  on  res- 
pire de  la  mythologie,  à  Rome  ! 

•  —  Oui,  et  de  la  malaria.  Rentrons;  il  commence  à  se  faire  tard. 
Nous  causerons  une  autre  fois. 

—  Non  !  non  !  Je  ne  veux  plus  qu'il  y  ait  entre  nous  la  moindre 
équivoque.  J'ai  encore  sur  le  cœur  les  reproches  sanglans  que  tu 
m'as  adressés  :  il  est  temps  que  tu  saches  qui  a  été  le  plus  cou- 
pable, de  moi  ou  d'elle. 

Et  il  raconta  tout  ce  qui  s'était  passé  aux  Charmilles  :  ses  pre- 
miers entretiens  avec  Andrée,  le  commerce  littéraire  qu'ils  avaient 
noué,  leurs  promenades  dans  la  forêt,  dans  le  parc  ou  sur  la  Seine, 
l'art  perfide  que  la  jeune  fille  avait  mis  à  le  troubler,  à  le  séduire 
par  tous  les  moyens,  en  flattant  sa  vanité,  en  grisant  son  imagina- 
tion, en  allégeant  sa  conscience  de  scrupules,  si  bien  qu'un  soir, 
dans  une  minute  d'égarement,  presque  de  folie,  il  était  tombé  aux 
pieds  de  la  dangereuse  enchanteresse. 


550  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

—  Le  reste,  disait-i),  tu  le  sais.  J'ai  quitté  les  Charmilles  le  len- 
demain même,  et  après  quelques  jours  passés  à  Paris,  je  suis  venu 
te  retrouver.  J'avais  songé  à  toutt'avouer;  mais  tu  connais  ma  mau- 
dite nature  avocassière.  Déjà,  et  c'est  là  ma  véritijble  faute,  celle 
que  je  ne  me  pardonne  pas,  j'avais  su  me  persuader  que  ton  intérêt 
seul  me  retenait  aux  Charmilles,  quand  j'aurais  dû  voir  clair  en  moi- 
même,  moi  qui  sais  si  bien  analvser  les  autres!  Lorsque  l'idée  de 
te  faire  cette  confession  indispensable  s'ept  présentée  à  mon  esprit, 
j'ai  trouvé,  comme  toujours,  hélas  !  d'ingénieux  sophismes  pour  la 
mettre  en  fi-ite.  Je  me  suis  dit  qu'en  te  révélant  ma  faiblesse  et  ma 
faute,  je  portais  à  notre  amitié  un  coup  dont  elle  ne  se  relèverait 
jamais,  au  lieu  de  penser  que  ta  droiture  me  saurait  gré  de  ma 
franchise  et  qu'une  loyale  explication  effacerait  tout.  Qu'est-il 
arrivé?  C'est  que,  n'ayant  pas  eu  le  courage  d'arracher  jusqu'à  la 
dernière  racine  de  cet  amour,  je  le  sentais  repousser  sourdement. 
Ah!  ces  mauvaises  herbes  du  cœur,  comme  elles  sont  tenaces!,. 
C'est  alors  que  j'ai  trouvé  à  la  poste  celte  lettre  écrite  dei^x  mois 
auparavant... 

—  Peux  mois  auparavant  !  s'écria  Jacques.  Mais  elle  n'était  pas 
datée  ? 

—  Oh  !  Andrée  ne  date  pas  pins  qu'elle  ne  signe  :  c'est  trop 
bourgeois  !  On  doit  reconnaître  que  c'est  elle  à  l'écriture,  à  la  forme 
de  l'enveloppe,  au  parfum  du  papier,  au  style,  que  sais-je?..  Mais 
tu  n'as  donc  pas  vu  le  timbre  de  la  poste?  Elle  doit  avoir  envoyé 
ce  billet  à  Rouen  le  lendemain  ou  le  surlendemain  de  mon  départ. 

—  Ainsi,  quand  tu  as  annoncé  ton  intention  de  quitter  Rome,  ce 
n'était  pas  pour  te  réconcilier  avec  elle  et  l'épouser? 

—  Moi  !  Pas  du  tout.  Qu'il  y  eût  encore  chez  moi  à  ce  moment-là 
un  désir  inavoué  de  la  revoir,  c'est  bien  possible.  Mais  ce  que  je 
voulais  surtout,  c'était  mettre  un  terme  h  notre  vie  en  commun  que 
tu  semblais  prendre  à  lâche  de  me  rendre  intob^'able  :  rappelle- 
toi  ton  humeur  !  Évidemment  tu  me  soupçonnais  déjà  ;  je  le  sentais 
à  ce  que  tu  disais,  et  surtout  à  ce  que  tu  ne  disais  pas.  Ayant 
perdu  par  ma  faute  l'occasion  d'en  firdr  avec  ce  secret  qui  se  dres- 
sait à  tout  moment  entre  nous,  je  songeais  à  partir,  laissant  au 
temps  le  soia  de  dissiper  le  nuage  que  je  voyais  grossir.  Quant  à 
me  proposer,  comme  tu  l'as  cru,  de  reprendre  l'intrigue  au  point 
où  je  l'avais  laissée  en  quittant  les  Charmilles,  le  bon  sens,  à  défaut 
de  l'honneur,  me  l'interdisait.  Connais-tu  donc  .si  peu  Andrée,  que 
tu  la  croies  capable,  elle,  offensée  déjà  par  ce  brusque  départ,  de 
me  pardonner  l'affront  que  j'ai  ajouté  à  cette  première  injure,  en 
ne  réponrlant  même  pas  à  son  appel  ?  Mais  souviens-toi  donc  des 
mots  menaçans  qui  terminent  sa  lettre  !  C'est  une  sommation  non 


ANDRÉE.  551 

équivoque  d'avoir  à  venir  immédiatement  implorer  ma  grâce,  sous 
peine  d'encourir  sa  colère  et  son  mépris. 

—  Et  que  penses-tu  qu'elle  soit  devenue  depuis  lors?  J'ai  reçu 
deux  ou  trois  billets  de  M.  de  Garamante,  qui  ne  me  parle  même  pas 
d'elle. 

—  Ma  foi,  tu  m'en  demandes  trop  long.  Je  puis  t'affirmer  seule- 
ment qu'elle  doit  n^-ehaïr  de  toutes  ses  forces.  Va-t-elle  enfin  prendre 
un  parti  et  se  décider  à  épouser  soit  de  Morincourt,  soit  un  autre, 
je  l'ignore.  En  rapprochant  ce  que  tu  m'as  dit  des  renseignemens 
qui  in'ont  été  fournis  par  le  comte  sur  ce  Morincourt,  je  suis  assez 
disposé  à  croire  qu'elle  finira  peut  être  par  jeter  sur  lui  son  dévolu. 
Grand  bien  leur  fasse  à  tous  les  deux  !  Je  ne  serai  pas  fâché  de 
voir,  —  de  loin,  —  comment  ira  ce  petit  ménage...  Mais,  pardon, 
Jacques,  je  t'afflige  en  parlant  ainsi,  peut-être.  J'ai  tort  sans  doute 
de  te  croire  guéri  par  cela  seul  que  je  le  suis  moi-même. 

—  Non,  mon  cher  ami,  tu  as  raison,  au  contraire.  La  crise  que 
nous  venons  de  traverser  m'a  du  moins  rendu  le  service  de  dissiper 
les  dernières  illusions  que  j'entretenais  encore.  Te  souviens-tu 
d'a\oîr  à  un  certain  moment,  pendant  cette  nuit  terrible,  tendu  le 
bras  vers  le  portrait  d'Andrée?  Hélas!  je  ne  t'ai  pas  compris  alors! 
Ce  geste  me  disciit  pourtant  :  «  Vois  comme  elle  se  rit  de  nous,  qui 
nous  entre-tuons  pour  elle  !  »  Et  tu  avais  raison  !  Je  le  sens  bien 
maintenant!  Oui,  je  suis  depuis  des  années,  comuie  tu  viens  de 
l'êire,  toi,  pendant  quelques  mois,  le  jouet  d'une  femme  qui  ne 
méritait  pas  ce  que  nous  lui  avons  donné!  La  promesse  que  tu 
m'avais  faite  de  me  détacher  d'elle,  Henri,  tu  l'as  tenue  :  si  tu  es 
guéri,  je  suis,  moi,  libéré  ! 

—  Bie  1  vrai  ? 

—  Je  te  le  jure.  Qu'elL^me  soit  devenue  iiidifférente,  non;  tu  ne 
me  croirais  pas  si  je  te  le  disais.  Amour  arraché  ou  membre  amputé, 
c'est  tout  un  :  on  le  sent,  à  de  certains  momens,  même  lorsqu'il 
n'est  plus  là... 

—  Ajoute  cependant  qu'un  bras  coupé  ne  repousse  plus,  tandis 
que... 

—  Rassure-toi  !  J'ai  eu  depuis  six  semaines  le  temps  de  m'étu- 
dicr,  peut-être!  C'est  bien  fini,  va  !  Le  souvenir  même  que  je  con- 
serve d'elle  est  sans  douceur.  Elle  n'a  pas  laissé  en  moi  ce  je  ne  sais 
quoi  de  suave,  ce  léger  parfum  de  tendresse  évanouie  qu'on  devrait 
toujours  pouvoir  retrouver  dans  un  coin  de  son  cœur  quand  une 
femme  a  pa^^sé  par  là!..  Je  me  sens  plein  de  colère... 

—  Jacques,  dit  tristement  Mareuil,  j'aimerais  mieux  te  voir  plein 
d'oubli  !  Amour  ou  haine,  vois- tu,  c'est  pile  ou  face  :  l'effigie  change, 
mais  la  pièce  est  la  même. 


552  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Vers  cinq  heures  du  soir,  ils  étaient  de  retour. 

—  Comme  vous  rentrez  tard  !  dit  le  docteur.  A  cette  époque  et 
pour  un  convalescent,  cela  n'est  pas  sage. 

—  Il  faisait  si  beau,  répondit  Jacques,  que  j'ai  fait  passer  en  ren- 
trant la  voiture  par  les  Tre  Fontane. 

—  Les  Tre  Fontane  !  C'est  un  des  endroits  les  plus  malsains  de 
la  Campagne  romaine!..  Yous  avez  bien  choisi  ! 

Le  soir,  en  se  mettant  au  lit,  Mareuil  sentit  un  léger  frisson.  Le 
lendemain,  il  se  plaignit  d'avoir  la  tête  lourde.  Trois  jours  après,  le 
docteur  constata  les  premiers  symptômes  de  cette  fièvre  paludéenne 
qui  sévit  à  Rome  et  dans  ses  environs  avec  une  si  redoutable  inten- 
sité. 

—  Est-ce  grave?  demanda  Jacques  en  reconduisant  M.  Pasqua- 
lucci. 

—  Oui,  à  cause  de  l'état  d'épuisement  du  malade. 

Il  essaya  de  se  reprendre  en  voyant  Henriot  devenir  affreusement 
pâle.  Mais  le  coup  était  porté.  Le  jeune  peintre  fut  de  nouveau  en 
proie  à  l'anxiété  et  aux  remords.  Le  douzième  jour,  il  ne  restait 
plus  d'espoir.  Le  sulfate  de  quinine  prescrit  à  doses  énormes  n'avait 
pas  arrêté  le  progrès  continu  du  mal.  Quand  le  docteur  vint  faire 
sa  visite  du  soir  : 

—  Je  doute  qu'il  passe  la  nuit,  dit-il.  Tout  est  inutile  maintenant. 
Il  n'y  a  plus  qu'à  prévenir  un  prêtre.  Courage,  mon  pauvre  ami! 
Je  reste  avec  vous. 

Henri  était  couché  dans  le  lit  de  Jacques,  au  fond  d'une  alcôve 
que  des  rideaux  isolaient,  le  jour,  de  l'atelier.  Après  avoir  reçu  les 
sacremens  sans  reprendre  connaissance,  il  dormit  d'abord  d'un 
sommeil  assez  paisible,  et  la  température  extraordinairement  élevée 
de  son  corps  prouvait  seule  que  la  mort  continuait  son  œuvre.  Vers 
minuit,  le  délire  commença.  Ses  bras  s'agitèrent,  des  plaintes  inar- 
ticulées s'échappaient  de  ses  lèvres.  Puis  on  put  distinguer  des  mots  : 

—  De  l'eau!  de  l'eau!  disait  le  malheureux.  Un  bain...  dans  la 
Seine...  avec  elle!.. 

Jacques  se  leva  brusquement  et  vint  se  placer  auprès  du  lit,  prê- 
tant l'oreille  avidement. 

—  Des  herbes  !..  Ah  !  son  corps  me  brûle!.. 

Et  il  rejeta  violemment  les  couvertures.  Il  voulait  s'élancer  hors 
du  lit  et  faisait  de  grands  gestes  comme  pour  saisir  et  étreindre 
quelque  chose  que  lui  seul  voyait.  Il  ne  fallut  pas  moins  que  la  force 
des  deux  hommes  pour  le  maîtriser.  Enfin  il  retomba  épuisé,  brû- 
lant, sur  sa  couche  et  parut  se  rendormir. 

—  Docteur,  dit  Jacques,  la  mémoire  fonctionne-t-elle  encore  dans 
le  délire  ? 


ANDRÉE,  553 

—  Sonvçnt,  comme  dans  le  rêve. 

Un  instant  après,  les  plaintes  recommencèrent  et  Jacques  se 
rapprocha  du  lit.  Penché  sur  Henri,  il  examinait  avec  une  douleur 
indicible  la  face  luisante  et  les  joues  caves  de  son  pauvre  ami, 
lorsque  Mareuil  se  dressa  tout  à  coup  sur  son  séant,  les  yeux  déme- 
surément ouverts  et  brillant  d'un  feu  extraordinaire.  Il  saisit  avec 
force  le  bras  de  Jacques  et  de  l'autre  main  il  dessina  le  geste  d'un 
homme  qui  fait  signe  d'écouter.  Puis  il  parut  prêter  attentivement 
l'oreille  et  resta  immobile,  tandis  que  les  deux  hommes  qui  le 
regardaient  se  sentaient  envahis  par  une  sorte  de  terreur  supersti- 
tieuse. Tout  à  coup,  il  tendit  le  bras  vers  un  coin  sombre  de  l'ate- 
lier et  dit  d'une  voix  sourde  en  scandant  tous  les  mots  : 

—  Jacques,..  Jacques,.,  regarde,.,  elle  est  là...  devant  toi,.,  tout 
en  blanc...  Écoute,.,  elle  joue  du  piano...  Entends-tu?.. 

Il  s'arrêta  un  instant,  puis  poussa  un  cri  aigu,  terrible,  qui  résonna 
lugubrement  dans  le  silence  de  la  grande  pièce  : 

—  Ah  ! ..  la  Marche  funùbre  !.. 

Et  il  se  renversa  sur  ses  oreillers,  en  proie  à  un  épouvantable 
accès  qui  fut  le  dernier. 

—  Tout  est  fini  !  dit  le  docteur  à  Henriot.  Vous  ne  pouvez  pas 
rester  ici.  Descendez  chez  moi.  Préparez  un  télégramme  pour  la 
famille.  Je  vais  m'occuper  de  tout  le  reste. 

Jacques  se  laissa  emmener  sans  observation.  Le  désespoir,  l'émo- 
tion, l'avaient  brisé.  Il  se  répétait  machinalement  : 

—  Comme  il  l'aimait  encore  ! 
Il  écrivit  à  M.  de  Garamante  : 

«  Je  me  suis  battu  avec  Henri  :  il  vient  de  mourir,  moins  de  la 
fièvre  romaine  que  du  coup  d'épée  qu'il  a  reçu  de  moi.  Plaignez  le 
plus  misérable  des  hommes  1  » 

Le  lendemain,  il  conduisit  au  Campo  Verano  le  corps  de  son  ami, 
M,  Mareuil  père  ayant  télégraphié  que  l'état  de  sa  sauté  ne  lui  per- 
mettait pas  d'entreprendre  un  si  long  voyage  et  qu'il  consentait 
à  l'inhumation  de  son  fils  à  Rome, 

XXI, 

Après  que  Jacques  eut  longuement  prié  sur  la  tombe  de  l'homme 
qu'il  avait  aimé  comn  e  un  Irère  et  dont  il  se  reprochait  la  mort,  le 
docteur  l'emmena  et  lui  dit  : 

—  Qu'allez-vous  faire  maintenant?  Ëcrasé  de  douleur  comme 
vous  l'êtes,  vous  ne  pouvez  pas  rentrer  immédiatement  dans  cet 
appartement  qui  éveillerait  en  vous  de  trop  cruels  souvenirs.  Je 
prends  quelques  jours  de  congé  et  je  vais  les  passer  à  Orvieto,que 
je  ne  connais  pas.  Accompagnez-moi,  voulez-vous? 


554  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

—  Vous  êtes,  répondit  Jacques  tristement,  le  meilleur  des  hommes. 
Que  ne  vous  dois-je  pas  déjà  pour  la  sollicitude  dont  vous  m'en- 
tourez depuis  deux  mois  !  J'accepte  ce  nouveau  service  et  vous 
remercie  de  me  sauver  de  la  solitude... 

Ils  furent  absens  pendant  quinze  jours  à  peu  près.  En  rentrant 
chez  lui,  Jacques  trouva  un  paquet  de  journaux  et  des  lettres.  Sur 
l'une  d'elles  il  reconnut  l'écriture  de  M.  Passemard,  Il  l'ouvrit 
et  lut  : 


«  25  janvier  1878. 

«  Je  ne  veux  pas,  mon  cher  Jacques,  laisser  à  la  presse  le  soin 
de  t'annoncer  le  mariage  de  ton  amie  Andrée.  Je  profite  donc  d'une 
interruption  de  séance  pour  t'écrire  de  la  Chambre,  où  il  n'est 
question  en  ce  moment,  dans  les  couloirs,  que  de  mon  projet  de 
mise  en  accusation  des  ministres  ayant  appartenu  au  gouvernement 
de  combat.  Je  donne  pour  mari  à  ma  liUe  le  vicomte  Roger  de 
Morincourt,  d'une  très  ancienne  famille  de  Lorraine.  Tu  connais 
assez  mes  sentimens  pour  savoir  que  ce  n'est  pas  un  titre  et  des 
armoiries  qui  ont  déterminé  mon  choix,  mais  la  certitude  où  je 
suis  de  faire  entrer  dans  ma  famille  un  homme  de  méiite.  Tu  avais 
des  préventions  contre  lui  :  elles  disparaîtront  quand  tu.  connaîtras 
mieux  mon  gendre.  J'ai  toujours  été  partisan  de  ces  unions  qui 
mettent  une  greffe  plébéienne  sur  une  vieille  souche  aristocratique. 
Je  ne  crains  pns  de  te  dire,  comme  je  l'ai  déclaré  à  mes  collègues 
de  la  gauche,  qu'elles  préparent  la  réconciliaiion  de  l'ancienne 
France  et  de  la  nouvelle.  Ce  mariage  est  donc,  à  mes  yeux,  plus 
qu'une  fête  de  famille  :  il  a  pour  moi  la  valeur  d'un  acte  politique  ; 
il  donne  une  solennelle  consécration  aux  principes  qui  me  sont 
chers...  » 

Jacques  acheva  la  lecture  de  cette  lettre  sans  manifester  d'émo- 
tion. 

—  Allons,  pensa-t-il,  j'avais  raison  d'affirmer  à  mon  pauvre  Henri 
que  j'étais  guéri!.. 

Il  jeta  un  coup  d'œil  vers  l'alcôve  et  se  prit  à  dire  tout  haut, 
d'une  voix  qui  fit  passer  un  petit  frisson  dans  ses  veines. 

—  Oui,  mais  lui  aussi  croyait  l'être!..  L'étaii.-il?.. 

Et  il  resta  pensif,  songeant  à  cette  horrible  agonie  dont  il  avait 
été  le  témoin.  Après  avoir  soupiré  profondément,  il  prit  sur  la  table 
un  numéro  de  la  Soirée  parisienne  et  se  mit  k  le  parcourir.  Ses 
yeux  tombèrent  sur  une  chronique  de  Veloutine,  propriétaire  et 
principal  rédacteur  de  cette  feuille  : 

«  lo,  hymen!  lo,  hymen I 


ANDRÉE.  555 

«  Ainsi  chantait  la  troupe  des  éphèbes  sur  les  rives  de  l'Ilissus 
quand  le  prêire  d'Aphrodite  unissait  les  mains  des  hardis  jeunes 
gens  et  des  pâles  épjusées  vêtues  de  lin.  Entonnons  à  notre  tour 
un  joyeux  lo,  hymen!  lu,  hymen! 

<t  Hier,  en  effet,  a  été  célébré  ie  mariage  de  M"*  Passemard  et  du 
vicomte  Roger  de  Morincourt.  La  jeune  femme  est  la  fille  du  riche 
industriel  qui  vient  d'entrer  à  la  chambre;  le  mari  appartient  à 
l'une  des  p'us  vieilles  familles  de  cette  patriotique  province  qui  a 
donné  à  la  France  Jehanne  la  bonne  Lorraine.  Les  Morincourt  sont 
bons  vicomtes  depuis  sept  générations  :  ils  portent  d'azur  à  l'écu 
de  gueules,  surmonté  de  trois  merîettes.  Un  Morincourt  combattait 
à  côté  du  roi  Jean  à  Poitiers  (1356),  un  autre  servait  à  Mari- 
gna  i  (1515),  sous  les  ordres  du  chevaher  sans  peur  et  sans 
reproch  j.  L'héritier  de  cetie  race  de  preux  est  un  de  nos  plus  sym- 
pathiques écrivains  ;  son  talent  de  peintre  est  également  marqué  au 
coin  d'une  vigoureuse  originalité.  M™"  la  vicomtesse  de  Morincourt, 
hier  M"^  Andrée  Pas.'^emard,  sera  la  digne  compagne  de  ce  gentil- 
homme doublé  d'un  artiste  et  d'un  poète.  Elle  même  possède  un 
fort  joli  talent  de  peintre  et  expose  depuis  deux  ans  des  toiles  que 
la  critique  n'aurait  point  dû  laisser  passer  inaperçues.  C'est  de 
plus  une  de  nos  fines  diseuses.  On  se  rappelle  le  succès  qu'elle 
obtint  en  détaillant  avec  un  art  exquis,  dans  une  soirée  donnée  il  y 
a  quelques  mois  par  la  baronne  Samuel  Ganoc,  le  Fossoyeur,  poé- 
sie d'un  souffle  étrangement  puissant,.,  dont  Fauteur  est  aujour- 
d'hui son  époux. 

«  Âffluence  énorme.  Remarqué  dans  la  foule  le  comte  de  Sasso- 
ferrato,  ce  grand  seigneur  italien  qui  aime  les  arts,  les  protège,  et 
met  sa  fortune  de  Crésus  au  service  de  sa  générosité  de  Mécène  ; 
le  baron  OUenheim  et  la  baronne,  idéale,  sous  sa  capote  rose,  avec 
ses  grands  yeux  de  gazelle,  dont  le  regard  velouté  faii  des  caresses 
qui  sont  des  blessures  \  le  baron  Gaéian  de  Sa'bris  ;  M.  Passérieux, 
le  héros  de  la  dernière  séance  du  cirque  Molier,  où  il  a  soulevé  une 
tempête  d'applaudissemens  en  présentant  à  la  fine  fleur  du  high 
îi/'e  parisien  une  oie  dressée  en  liberté. 

«  Un  si  grand  no  iibre  d'amis  et  de  connaissances  appartenant  au 
monde  de  l'industrie,  de  k  finance  ou  de  la  politiqne,  se  pressaient 
dans  l'étroite  sacristie  de  la  Madeleine,  que  le  défilé  a  duré  plus 
d'une  heure.  Au  dernier  moment,  paraît-il,  la  jeune  vicomtesse,  suc- 
combant à  la  fatigue  et  à  l'émotion,  s'est  sentie  indisposée  et  a  eu 
un  léger  évanouissement.  Les  soins  diligens  de  la  meilleure  et  de 
la  plus  tendre  des  mères  ont  eu  bien  vite  raison  de  cette  petite 
défaillance.  £t  maintenant, 

Ridete,  vénères  cupidinesque  !  » 


556  REVUE    DES  DEUX   MONDES. 

Jacques,  après  avoir  terminé  la  lecture  de  cette  chronique, 
haussa  les  épaules,  laissa  tomber  le  journal  à  terre,  se  promena  de 
long  en  large  dans  l'atelier  pendant  une  heure,'en  paraissant  médi- 
ter profondément,  puis  se  mit  à  écrire. 

Ce  n'était  point  la  fatigue  qui  avait  provoqué  l'évanouissement 
d'Andrée.  M.  de  Garamante  s'habillait  pour  aller  à  l'église,  le  jour 
du  mariage,  lorsque  le  chasseur  du  cercle  lui  remit  le  billet  laco- 
nique et  désespéré  où  Jacques  lui  annonçait  la  mort  de  son  ami. 

—  Ah!  les  malheureux  enfans  !  s'écria  le  comte;  et  il  se  laissa 
tomber  dans  un  fauteuil,  accablé  par  le  douloureux  étonnement 
dont  cette  nouvelle  venait  de  le  frapper...  Et  pour  cette  femme! 
pensait-il.  Cette  femme  qui  s'est  moquée  d'eux  et  qui  se  marie 
en  ce  moment!.. 

11  acheva  sa  toilette,  sortit,  se  dirigea  vers  la  Madeleine  et  entra 
dans  la  sacristie  l'un  des  derniers. 

—  Je  commençais  à  ne  plus  compter  vous  voir,  dit  Andrée. 

—  Si  j'arrive  un  peu  tard,  madame,  c'est  que  je  ne  voulais  point 
me  présenter  devant  vous  sans  mon  cadeau  de  noces...  C'est  une 
nouvelle  que  je  vous  apporte. 

—  Vraiment!  dit-elle,  avec  un  peu  d'inquiétude,  car  l'air  du 
comte  était  étrange.  Permettez-moi  de  faire  signe  à  mon  mari,  que 
je  voudrais  vous  présenter ,  et  qui  s'oublie  là-bas  avec  ces  mes- 
sieurs... 

—  Inutile;  ma  nouvelle  n'intéresse  que  vous...  Henri  Mareuil 
est  mort  ! 

Elle  devint  plus  blanche  que  son  voile,  et  dit  en  se  raidissant  : 

—  Ah!  mon  Dieu,  que  m'apprenez-vous  li!  Et  comment  cet 
affreux  malheur  est-il  arrivé  ? 

Il  se  pencha  vers  elle,  et  la  foudroyant  du  regard,  il  dit  d'une 
voix  terrible  : 

—  A  Rome,  madame,  dans  l'atelier  de  Jacques  Henriot! 
Quelqu'un   s'approcha  d'eux.    Il  se  redressa  aussitôt  et  ajouta 

négligemment  : 

—  En  jouant  avec  des  épées...  C'est  un  bien  fâcheux  accident, 
n'est-ce  pas? 

Elle  s'affaissa  sur  elle-même,  tandis  que  le  comte  fendait  un 
groupe  pour  aller  saluer  M.^^  Passemard,  dont  la  figure  épanouie 
et  larmoyante,  comme  ces  masques  qui  rient  d'un  côté  et  pleurent 
de  l'autre,  exprimait  avec  éloquence  les  sentimens  complexes  dont 
les  mamans  sont  agitées  ce  jour-là. 

La  semaine  suivante,  M.  de  Garamante  reçut  une  nouvelle  lettre 
de  Jacques,  celle-là  même  que  le  jeune  homme  avait  écrite  après 
la  lecture  de  l'article  de  la  Soirée  jmrisienne.  Henriot  annonçait 


ANDREE.  557 

l'iQtention  de  quitter  l'Italie  pour  faire  un  long  voyage  en  Orient.  Il 
allait  réaliser  son  petit  capital,  vendre  ses  tableaux,  ses  meubles, 
quelques  objets  d'art  qu'il  possédait,  et  partir  au  plus  tôt.  Quand 
reviendrait-il,  il  ne  le  savait  pas  lui-noême.  Pas  avant  un  an  sans 
doute.  Il  avait  besoin  de  voir  du  pays,  de  fuir  Rome  surtout,  afin 
d'échapper  aux  remords  et  à  la  tristesse  que  lui  inspiraient  les 
lieux  témoins  de  la  mort  de  son  ami.  Le  comte  recevrait  de  ses 
nouvelles. 

—  Allons,  pensa  M.  de  Garamante,  l'un  à  six  pieds  sous  terre, 
l'autre  en  Orient  :  M'"^  la  vicomtesse  de  Morincourt  ne  sera  pas 
troublée  dans  sa  lune  de  miel  ! 


XXII. 

((  Grande  bête!  »  avait  dit  Andrée  en  apprenant  qu'Henri  Mareuil 
venait  de  quitter  les  Charmilles.  Elle  n'acheva  pas  sa  pensée  :  Faux 
départ!  Avant  huit  jours,  il  reviendra  me  demander  pardon. 

La  jeune  fille  attendit  donc,  convaincue  que  les  scrupules  de 
Mareuil  ne  prévaudraient  pas  contre  la  passion  qu'elle  avait  su  lui 
inspirer.  A  la  fin  de  la  semaine,  elle  fut  prise  d'un  peu  d'impa- 
tience et  écrivit  ce  billet  qui  ne  devait  parvenir  à  Henri  que  deux 
mois  plus  tard.  Cette  lettre  étant  restée  sans  réponse,  Andrée 
regretta  de  l'avoir  expédiée  et  se  sentit  cruellement  blessée  dans  sa 
vanité  :  ce  n'est  pas  là  qu'elle  eût  souffert  si  elle  avait  eu  pour  l'ab- 
sent autre  chose  qu'une  de  ces  fantaisies  qui  sont  la  parodie  de 
l'amour.  Un  mois  après,  quand  sa  famille  revint  à  Paris,  où  M.  Pas- 
semard,  récemment  élu,  était  rappelé  par  la  rentrée  des  chambres, 
la  jeune  fille  avait  déjà  franchi  l'intervalle  qui  sépare  le  dépit  de  la 
colère.  Elle  était  en  proie  à  une  irritation  sourde  contre  l'homme  qui 
venait  de  lui  infliger  l'affront  qu'une  femme  jeune,  belle  et  coquette 
pardonne  le  moins  aisément.  Il  ne  lui  restait  plus  de  son  intrigue 
amoureuse  que  le  souvenir  cuisant  d'une  humiliation  et  le  désir  de 
reparaître  avec  plus  d'éclat  que  jamais  sur  le  théâtre  ordinaire  de 
ses  succès.  L'idée  qu'on  pouvait  apprendre  un  jour  qu'elle  eût  fait 
des  avances  et  offert  sa  main  à  ce  garçon  sans  fortune  et  sans  nom, 
à  un  secrétaire  de  son  père,  exaspérait  son  orgueil.  Tel  était  l'état 
d'esprit  de  la  jeune  fille  lorsque  M.  Passemard  rouvrit  les  salons  de 
son  hôtel  à  la  fin  d'octobre.  L'un  des  plus  empressés  à  venir  félici- 
ter le  nouveau  député  fut  M.  de  Morincourt. 

Quelques  années  auparavant,  il  était  arrivé  de  sa  province,  léger 
d'argent,  riche  d'ambition,  résolu  à  chercher  et  à  trouver  fortune  à 
Paris.  Deux  prix,  l'un  de  dessin,  l'autre  de  discours  français,  rem- 
portés au  concours  académique  à  la  fin  de  ses  classes,  avaient  été 


558  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

pour  lui  la  révélation  d'une  double  vocation  d'artiste  et  d'écrivain. 
Il  trouva  à  Paris  les  déceptions  réservées  aux  sujets  extraordinaires 
que  la  province  envoie  de  temps  en  temps  à  la  capitale  :  grands 
hommes  ou  moutons  à  cinq  pattes.  Encore  ces  derniers  ont-ils  plus 
de  chance  de  réussir.  Les  premiers  essais  de  Morincourt ,  en  vers 
et  en  prose,  passèrent  inaperçus,  et  nul  ne  soupçonna  qu'il  y  eût 
un  malheureux  de  plus  dans  la  grande  et  famélique  tribu  des  noir- 
cisseurs  de  papier.  L'art  ne  lui  fut  pas  plus  clément  :  il  tira  quatre- 
vingts  francs  d'une  toile  qui,  là-bas,  avait  excité  l'admiration  de 
ses  compatriotes  et  fait  dire  à  un  connaisseur  du  cru  «  qu'il  y  avait 
là-dedans  du  Rubens  ou  du  Raphaël,  à  moins  que  ce  ne  fût  du 
Murillo.  ))  Au  bout  d'un  an,  Morincourt  ayant  épuisé  son  petit 
pécule,  se  trouva  sans  ressources. 

On  commençait  à  parler  alors  d'un  certain  naturalimie  de  la 
peinture  nommé  V impressionnisme ^OMionv  auquel  il  se  menait  grand 
bruit.  Roger,  afin  de  marquer  son  adhésion  à  la  nouvelle  école, 
peignit  une  toile  sur  laquelle  se  déchaînait  la  plus  furieuse  sara- 
bande de  tons  crus  que  pinceau  d'épileptique  ait  jamais  conduite. 
On  se  récria;  un  «  luministe  »  distingué  affirma  que  Manet  était 
enfoncé  et  qu'il  ne  restait  plus  qu'à  se  rallier  au  «  plein-airisme  » 
qui  venait  d'être  révélé.  Le  nom  fit  fortune  :  de  l'Observatoire  à  la 
fontaine  Saint-Michel,  il  fut  admis  que  Morincourt  était  un  «  oseur  ;  m 
par  le  temps  qui  court,  il  n'est  point  si  sot  de  prendre  position 
à  l'extrême  gauche,  en  art  aussi  bien  qu'en  politique.  Encouragé 
par  ce  succès,  il  eut  l'idée  d'appliquer  le  môme  procédé  à  la  litté- 
rature. Jusqu'alors  sa  plume,  comme  son  pinceau,  n'avait  rien 
produit  qui  ne  fût  médiocre,  mais  sincère.  11  s'avisa  qu'un  écri- 
vain, aussi  bien  qu'un  peintre,  doit  pour  réussir  se  faire  une 
'manière.  Il  commença  donc  par  s'imposer  un  style  bizarre,  tout  à 
la  fois  précieux  et  populacier,  plein  de  mots  hors  d'usage,  de  tours 
vieillis,  de  néologismes  dont  la  hardiesse  ne  rachetait  pas  l'incor- 
rection, endn  des  termes  empruntés  à  l'argot  :  c'est  ce  qu'il  appe- 
lait enrichir  sa  langue.  De  fait,  il  avait  inventé  la  plus  étrange  mix- 
ture htiéraire  qui  se  pût  concevoir,  quelque  chose  coujme  un  sachet 
qui  aurait  renfermé  une  gousse  d'ail  et  de  la  poudre  à  la  mai  échale. 
Certains  volumes  de  contes  gaillards,  qu'il  publia  après  la  guerre, 
parurent  un  peu  lestes  à  la  magistrature.  Morincourt  eut  d'abord 
la  joie  d'être  poursuivi,  puis  le  bonheur  d'obtenir  ce  qu'il  souhai- 
tait, une  condamnation,  qui  le  sacra  du  môaie  coup  poète  et  martyr 
du  llx  mai.  Au  soriir  de  l'audience,  le  quartier  Latin,  représenté 
par  quelques  étudians  dont  les  opinions  étaient  plus  avancées  que 
leurs  études  et  par  un  certain  nombre  de  jeunes  personnes  connues 
pour  leur  libéralisme,  lui  fit  une  ovation;  l'écrivain  persécuté  eut 
un  avant-goût  de  la  gloire.  Des  bouffées  d'orgueil  lui  inonièrent  au 


Al^DRÉE.  559 

cerveau.  Un  jour,  il  se  heurte  à  un  rapin  de  ses  amis  et  affecte  de 
ne  point  le  reconnaître.  L'autre  s'étonne  : 

—  Je  ne  vous  voyais  pas,  dit-il;  je  faisais  un  vers. 

Il  prit  l'habitude  de  se  promener  tête  nue  sur  les  quais,  le  cha- 
peau à  la  main,  tantôt  l'air  fatal  et  inspiré,  tantôt  le  front  penché, 
dans  l'attitude  d'une  douloureuse  méditation.  Quelqu'un  le  ren- 
contre et  lui  demande  de  ses  nouvelles  : 

—  Je  me  meurs!  répond-il  du  ton  de  René  ou  d'Obermann, 

—  Et  de  quoi,  boa  Dieu? 

—  Je  me  meurs  de  la  vie. 

Il  se  mit  à  étudier  Edgar  Poë,  Allan-Kardec,  Swedenborg,  se 
jeta  à  corps  perdu  dans  la  littérature  macabre  et  spirite.  Il  eut  dans 
son  atelier,  sur  sa  table,  un  crâne  avec  cette  inscription  au  front  : 
«  Laçage  est  vide;  où  est  l'oiseau?  »  Une  gentille  petite  tête  de 
mort,  en  ivoire,  lui  servait  d'épingle  de  cravate  :  il  eut  pour  bou- 
tons de  manc  hettes  deux  jolis  tibias  entre-croisés  de  vieil  argent.  On 
sut  qu'il  faisait  à  la  Morgue,  à  la  Clinique  des  études  de  cadavres, 
qu'il  s'était  lié  avec  le  bourreau  et  avait  assisté  à  la  dernière  exé- 
cution, un  calepin  à  la  main,  pour  prendre  des  notes.  Ses  amis  du 
quartier  racontaient  aussi  qu'il  préparait  un  ®uvrage  sur  la  «  grande 
névrose.  »  Ses  poésies  se  trouvèrent  célèbres  avant  d'être  impri- 
mées. Morincourt  obtint  un  succès  de  terreur  en  récitant  dans  des 
brasseries  de  la  rive  gauche  quelques  pièces  où  il  était  fort  question 
de  cimetière'-,  de  fossoyeurs,  de  larves  et  de  cercueils.  On  vit  de 
petites  dames  costumées  en  Suissesses  ou  en  Alsaciennes,  qui  ser- 
vent la  bière  dans  ces  maisons  hospitalières,  s'évanouir  de  terreur, 
tout  aguerries  qu'elles  fussent,  tant  il  roulait  les  yeux  et  les  r  de 
façon  tragique  en  déclamant.  Ce  fut  bien  autre  chose  quand  il  ima- 
gina de  composer  sur  ses  poésies  de  l'autre  monde  une  musique 
qui  ne  l'était  pas  moins,  et  de  ne  plus  dire  ses  vers  sans  s'accom- 
pagner au  piano.  L'écho  de  cet  enthousiasme  parvint  jusqu'à  la  rive 
droite,  et  le  chroniqueur  d'ime  feuille  à  gros  tirage  annonça  qu'un 
grand  poète  était  né  «  dans  cette  sixième  partie  du  monde  qui  est 
rOdéonie.  » 

Le  journal  organisa  une  soirée  littéraire  à  laquelle  furent  con- 
viés un  grand  nombre  d'artistes,  d'hommes  de  lettres,  de  comé- 
diens et  d'actrices.  Morincourt  s'y  produisit  et  ne  perdit  point 
cette  grosse  partie,  car  si  quelques-uns  eurent  bientôt  mis  à  jour 
tout  ce  que  sa  prétendue  originalité  couvrait  d'artiHciel,  de  faux 
ou  de  vulgaire,  le  plus  grand  nombre  des  hommes  et  presque  toutes 
les  femmes  présentes  se  laissèrent  prendre  à  ses  éclats  de  voix 
à  ses  grands  gestes  et  à  ses  mines  de  convulsionnaire.  Il  usa  très 
habilement  de  ce  succès,  et,  renonçant  à  la  bohème,  qui  devait  être 
désormais  pour  lui  moins  utile  que  compromettante,  se  lança  dans 


560  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  monde.  Les  premières  portes  où  il  frappa,  dans  le  faubourg 
Saint-Germain,  s'entre-bâillèrent  plutôt  qu'elles  ne  s'ouvrirent  devant 
lui  :  on  trouva  généralement  que  le  vicomte  avait  abusé  du  droit 
qu'un  gentilhomme  a  de  s'encanailler,  et  on  le  lui  fit  sentir.  Il  en  con- 
çut une  vive  irritation  et  se  rabattit  sur  la  chaussée  d'Antin,  qui  se 
montra  moins  prude.  Morincourt  ne  tarda  pas  à  être  adopté  par  la 
haute  banque.  Une  de  ses  sœurs,  élevée  à  Paris  par  une  vieille 
tante  assez  riche,  avait  fait  au  cours  de  chant  la  connaissance  de 
M^'®  Passemard.  Il  s'autorisa  de  cette  relation  pour  entrer  en  rap- 
ports avec  la  famille  du  raffineur. 

Roger  avait  alors  trente-cinq  ans.  C'était  un  grand  homme  maigre, 
le  teint  un  peu  olivâtre,  les  cheveux  très  noirs,  plats  et  rejetés  en 
arrière,  les  lèvres  minces  disparaissant  sous  d'énormes  moustaches 
dont  il  laissait  retomber  les  pointes.  Il  eût  été  tout  à  fait  bien  sans 
l'extrême  mobilité  de  son  regard,  qui  tantôt  se  fixait  sur  vous 
comme  pour  vous  magnétiser,  tantôt  se  mettait  à  papilloter,  avec 
de  rapides  clignemens  des  paupières.  Morincourt  avait  beaucoup 
d'entregent  et  plus  d'orgueil  encore;  mais  ce  qui  dominait  tout  en 
lui,  même  la  vanité,  c'était  une  âpre  convoitise  de  fortune.  Pendant 
douze  ans,  il  avait  végété  misérablement,  mangé  la  maigre  chère 
des  tables  d'hôtes  du  quartier  latin,  porté  des  redingotes  douteuses 
et  des  chapeaux  luisans.  Il  voulait  jouir  maintenant  et  profiter  de 
l'embellie  qui  venait  d'éclairer  son  ciel,  pour  se  prémunir  à  jamais 
contre  les  mauvais  jours.  Une  se  souvenait  qu'avec  horreur  de  cette 
existence  médiocre  et  précaire  dont  les  joies  mêmes  sont  empoi- 
sonnées par  le  souci  du  lendemain.  Il  rêvait  une  vie  large,  facile, 
et  s'attendrissait  à  la  pensée  de  pouvoir  enfin  travailler  à  ses  heures, 
d'avoir  un  bel  atelier  plein  de  bibelots  rares,  une  bonne  table  et 
une  cave  de  choix,  des  domestiques,  une  voiture,  et  un  jour  par 
semaine  pour  éblouir  de  son  opulence  ses  anciens  compagnons  de 
pauvreté.  Morincourt  pensa  que  le  mariage  pouvait  lui  doi>ner  tout 
cela,  et  qu'il  devait  bien  se  trouver  de  par  le  monde  une  héritière 
disposée  à  payer  de  ses  millions  l'honneur  de  devenir  la  femme 
d'un  vicomte  authentique,  possédant  outre  ses  armoiries  une  cer- 
taine notoriété  personnelle.  Ce  lut  sur  l'amie  de  sa  sœur  qu'il  jeta 
les  yeux.  Pendant  tout  l'hiver  de  1877,  il  fut  fort  assidu  chez  les 
Passemard,  et  sans  se  démasquer  encore,  car  il  ne  livrait  rien  au 
hasard,  étudia  avec  soin  la  position.  Il  discerna  sans  peine  l'ambi- 
tion et  la  vanité  qui  étaient,  en  effet,  deux  des  traits  du  caractère 
d'Andrée  et,  à  tout  hasard,  se  mit  à  lui  prodiguer  des  flatteries  dis- 
crètes auxquelles  la  jeune  fille  ne  fut  pas  insensible.  II  se  gardait  bien 
cependant  de  laisser  voir  qu'elles  fussent  intéressées,  et  affectait  de 
la  traiter  comme  une  sorte  de  confrère  en  art  et  en  littérature.  II  la 
consultait  négligemment  sur  un  sonnet,  sur  un  projet  de  drame, 


ANDRÉE.  561 

en  feignant  d'attacher  un  grand  prix  à  ses  avis.  Andrée,  charmée 
de  ces  égards,  y  répondait  en  demandant  des  conseils  pour  sa  pein- 
ture. C'est  ainsi  qu'elle  fut  amenée  à  prendre  une  dizaine  de  leçons 
d'aquarelle  avec  lui,  quoi  que  pût  faire  pour  l'en  détourner  Jacques, 
qui  devinait  en  Morincourt  un  rival,  et  le  haïssait  cordialement. 

Roger  savait  qu'Henriot  aimait  Andrée,  mais  ne  s'en  inquiétait 
point,  le  jugeant  trop  épris  et  trop  naïf  pour  être  capable  de  faire 
à  la  jeune  fille  la  cour  savante  qui  convenait.  Par  prudence,  il 
déclara  toutefois  la  guerre  à  Jacques  et  sut  insinuer  peu  à  peu  dans 
l'esprit  de  M"*  Passemard  l'opinion  que  le  talent  du  jeune  peintre 
était  dépourvu  de  vigueur  comme  d'originalité.  Il  excellait  au  con- 
traire à  se  faire  valoir  et  n'hésitait  jamais  à  prendre,  lorsqu'il  par- 
lait de  lui-même,  ces  airs  avantageux  qui  semblent  à  certaines 
femmes  une  marque  de  supériorité  et  réussissent  auprès  d'elles 
bien  mieux  que  la  simplicité  du  vrai  mérite.  Quand  on  apprit 
qu'Henriot  venait  d'obtenir  le  prix  du  Salon,  Morincourt  se  con- 
tenta de  sourire  avec  une  expression  de  dédain  suprême  :  «  Ce  n'était 
pas  lui  qui  aurait  jamais  de  ces  succès  qu'on  achète  par  d'humi- 
liantes concessions  à  l'école,  et  au  prix  d'une  complète  abdication  de 
son  indépendance  d'artiste!  Il  était  un  lutteur,  lui!  Il  se  moquait  de 
l'Institut  et  ne  chaussait  pas  les  bottes  de  M.  Cabanel  !  Il  avait  son 
but  :  l'introduction  dans  l'art  et  dans  la  httérature  de  la  moder- 
nité. »  Le  lutteur  n'en  était  pas  moins  extrêmement  mortifié  du 
triomphe  que  son  ennemi  venait  de  remporter.  Au  bal  que  les 
Passemard  donnèrent  avant  leur  départ  pour  la  campagne,  Roger 
remarqua  qu'Andrée  témoignait  à  Jacques  plus  d'amitié  que  d'ordi- 
naire. Il  crut  la  partie  perdue  et  se  résigna  d'autant  plus  aisément, 
qu'il  avait  appris  par  l'expérience  de  la  vie,  qu'en  amour  comme 
au  jeu,  il  ne  faut  jamais  courir  après  son  argent.  Il  ne  vint  donc 
pas  aux  Charmilles  et  se  rappela  seulement  au  souvenir  d'Andrée 
par  la  dédicace  qu'il  lui  adressa  d'un  nouveau  volume  de  vers  inti- 
tulé :  Morbidesses.  Il  avait  dressé  ses  batteries  d'un  autre  côté  et 
ouvert  les  premières  tranchées  devant  la  forte  dot  d'une  fille  de 
banquier  juif  dont  la  famille  méprisait  les  chrétiens  un  peu  moins 
qu'elle  n'appréciait  leurs  armoiries.  Pendant  ce  temps-là,  M"^  Pas- 
semard marivaudait  aux  Charmilles  avec  Henri  Mareuil  :  de  sorte 
que,  après  avoir  songé  l'un  à  l'autre  sans  se  le  dire,  la  jeune  fille 
et  le  vicomte  semblaient  sur  le  point  de  séparer  à  jamais  leurs 
destinées,  sans  souci  de  la  pensée  qu'ils  avaient  eue  un  instant  de 
les  unir.  Mais  il  arriva  que  Mareuil,  pris  de  scrupules  tardifs,  rompit 
l'intrigue  où  il  s'était  engagé.  Vers  la  même  époque,  Morincourt 
se  voyait  supplanté  auprès  de  sa  Rachel  par  un  gros  banquier 
qui  mit  en  ligne  contre  ses  parchemins  tant  de  sacs  d'écus,  que 

TOME  LXII.  —  1884,  36 


562  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

force  fut  à  la  noblesse  de  battre  en  retraite  devant  la  finance. 
Andrée  et  Roger  se  retrouvèrent  donc  en  présence,  lors  du  retour 
des  Passeraard  à  Paris,  dans  les  mêmes  conditions  à  pe  >  près  que 
six  mois  auparavant,  avec  cette  différence  toutefois  que  l'une  avait 
hâte  de  se  venger  du  dédain  de  Mareuil,  ne  songeait  décidément 
plus  à  Henriot,  et  que  l'autre  était  plus  pressé  que  jamais  de  trou- 
ver un  établissement  avantageux,  à  la  barbe  d'Israël. 

Le  vicomte  reprit  sa  cour  au  point  où  il  l'avait  laissée.  Gomme 
chacun  d'eux  avait  que'que  chose  à  cacher,  ils  évitèrent  de  se  parler, 
si  ce  n'est  en  termes  généraux,  des  six  mois  qui  venaient  de  s'écou- 
ler :  elle,  avait  passé  son  temps  dans  la  quiétude  désœuvrée  de  la 
vie  à  la  campagne;  lui,  avait  travaillé  à  rassembler  les  matériaux 
d'un  grand  drame  philosophique  qu'il  destinait  à  la  Comédie-Fran- 
çaise, bien  qu'il  lui  répugnât  de  livrer  son  œuvre  à  une  scène  dont 
on  connaît  les  accointances  avec  l'Académie  et  où  l'inspiration  du 
poète  n'est  pas  libre  de  se  donner  carrière.  Dès  les  premières  entre- 
vues, Roger  s'aperçut  qu'il  y  avait  dans  la  jeune  fille  quelque  chose 
d'un  peu  fébrile.  Il  fit  sonder  adroitement  le  terrain  par  sa  sœur 
Henriette  et  en  apprit  assez  pour  deviner  à  peu  près  ce  qui  avait 
dCi  se  passer  aux  Charmilles.  Plus  délicat,  il  n'aurait  pas  consenti  à 
devoir  le  cœur  d'une  femme  au  dépit  dont  elle  vibrait  encore  contre 
un  autre  homme.  Roger  n'eut  point  de  ces  scrupules  et  se  félicita, 
au  contraire,  d'une  circonstance  qu'il  jugeait  singulièrement  favo- 
rable à  ses  desseins.  Il  faut  aimer  beaucoup  pour  être  jaloux  même 
du  passé  de  celle  que  l'on  aime  :  Morincourt  n'en  était  pas  là.  Il 
était  beaucoup  plus  épris  de  la  fortune  de  Passemard  que  de  sa 
fille  et  ne  se  souciait  point  de  gâter  la  belle  opération  qu'il  avait 
en  vue  par  l'inopportune  intervention  dans  l'affaire  du  sentiment, 
sous  la  forme  d'un  accès  de  jalousie  rétrospective.  Il  continua  donc 
à  user  auprès  d'Andrée  de  la  tactique  qu'il  avait  employée  déjà, 
non  sans  quelque  succès,  l'hiver  précédent.  Peu  à  peu  il  s'enhardit 
à  glisser  quelques  allusions  aux  souffrances  que  lui  infligeait  un 
amour  ardent  et  sans  espoir.  Andrée  écoutait  ces  banalités  sans  être 
plus  émue  de  les  entendre  qu'il  ne  l'était  de  les  dire.  Le  souvenir 
des  paroles  brûlantes  de  Jacques  se  présenta  même  un  moment  à 
l'esprit  (le  la  jeuiio  tdle  et  elle  songea  :  Celui-là  seul  m'a  aimée! 
Toutefois  elle  évita  de  décourager  le  vicomte,  et  ne  n)arqija  point 
de  méconientement  quand  elle  le  vit  s'engager  à  fond.  Morincourt 
était  en  somme  fort  éloigné  de  lui  déplaire.  Elle  croyait  à  son 
double  talent  de  peintre  et  d'écrivain  et  avait  fini  par  se  laisser 
persuader  que,  s'il  ne  s'imposait  pas  encore  à  tous,  c'était  à  cause 
de  l'envie  suscitée  par  sa  supériorité.  Le  moment  vint  où  il  fallut 
prendre  une  décision  :  toute  la  famille  Passemard  appuya  Roger, 


ANDRÉE.  563 

dont  la  candidature  n'était  plus,  depuis  deux  mois,  un  secret  pour 
personne. 

—  Mais  songe  donc  que  tu  seras  vicomtesse!  s'était  écrié  au  pre- 
mier mot  la  sincère  M""^  Passemard.  Vicomtesse,  entends -tu,  ma 
bichette  I 

Andrée  le  savait  bien  ;  il  y  avait  beau  jour  déjà  qu'elle  y  songeait. 
Quand  on  est  vaniteuse  et  fille  d'un  homme  qui  a  commencé  sa 
foriune  avec  des  jambons  fumés,  on  se  résigne  sans  trop  de  peine 
à  laire  broder  un  petit  bout  de  couronne  dans  un  coin  de  ses  mou- 
choirs. D'ailleurs,  la  vingt-quatrième  année  arrivait  grand  train; 
Andrée  s'ennuvait,  avait  hâte  de  quitter  sa  famille  et  de  vivre  tout 
à  fait  à  sa  guise.  Roger,  sans  doute,  était  aussi  pauvre  que  noble, 
mais  n'avait-elle  pas,  elle,  de  la  fortune  pour  deux?  Enfin,  ce  mariage 
était  la  meilleure  vengeance  qu'elle  pût  tirer  de  l'impertinence  de 
ce  petit  Mareuil...  Deux  jours  après,  la  demande  officielle  du  vicomte 
Roger  de  Morincourt  était  agréée,  et  vers  la  fin  de  janvier  1878,  le 
mariage  fut,  conjme  on  l'a  vu,  célébré  à  la  Madeleine. 

XXIII. 

Ils  partirent  pour  l'Espagne  et  s'y  promenèrent  pendant  trois 
mois.  Roger  menait  un  train  de  nabab  et  dépensait  comme  on 
mange  après  êire  resté  longtemps  à  jeun.  Lorsque  Andrée  fit  ses 
comptes,  au  moment  de  rentrer  en  France,  elle  s'aperçut  qu'ils 
avaient  semé  une  trentaine  de  mille  francs  des  Pyrénées  à  Cadix. 
Une  fille  de  commerçant  a  toujours  de  l'ordre,  môme  quand  elle 
s'en  cache.  Elle  fit  remarquer  à  son  mari  que  le  seul  voyage  de 
noces  venait  d'absorber  les  trois  cinquièiiies  de  leur  revenu  annuel. 
(Son  père  lui  avait  donné  un  million,  exposé  en  or  et  en  liasses  de 
billets  sur  le  bureau  du  notaire  le  jour  du  contrat.)  Morincourt 
reçut  fort  mal  l'observation.  Il  prit  son  grand  air,  l'air  paladin, 
comme  disaieat  autrefois  ses  amis  du  café  de  Fleurus,  et  répliqua 
avec  un  peu  de  hauteur  «  qu'il  fallait  bien  faire  quelque  chose  pour 
l'honneur  du  nom;  qu'étant  devenue  vicomtesse  de  Morincourt, 
elle  devrait  se  corriger  de  certains  instincts  bourgeois.  »  Andrée  se 
mordit  les  lèvres  et  acheta  ce  jour-là  pour  deux  cents  louis  de 
bibelo;s,  Le  voyage,  commencé  sous  la  funèbre  impression  de  la 
mort  d'Henri  Mareuil,  se  termina  donc  a^sez  mal.  Or  quan  ;,  au 
retour  d'uu  voyage  de  noces,  on  ne  s'aime  pas  un  peu  plus  qu'au 
départ,  c'est  un  grave  symptôme.  La  jeune  femme  s'éiait  pourtant 
ingéniée  à  mettre  l'amour  de  la  partie,  ce  qui  est  la  seule  manière 
d'intéiesser  le  jeu.  Elle  tâcha,  comme  elles  font  toutes  en  pareil 
cas,  de  se  persuader  qu'elle  adorait  son  mari;  jusqu'à  vouloir  se 
donner  le  change  en  essayant  de  faire  honneur  au  mariage  de  l'en- 


564  REVDE   DES   DEUX   MONDES. 

thousiasme  que  le  pays  lui  inspirait.  Malheureusement  Roger  ne  la 
secondait  point  :  il  y  a  des  gens  assez  sots  pour  ne  pas  venir  un 
peu  à  l'aide  de  qui  ne  demande  qu'à  les  aimer.  Des  années  passées 
au  quartier  Latin  le  vicomte  gardait  la  fatuité  de  cet  insupportable 
animal  qui  est  l'homme  à  bonnes  fortunes.  S'il  n'avait  point  man- 
qué d'habileté  tant  qu'il  s'était  agi  de  gagner  les  millions  d'Hector 
Passemard,  Morincourt  se  négligeait  beaucoup  depuis  qu'il  les 
tenait.  Séducteur  de  table  d'hôte,  bourreau  des  cœurs  de  grisettes 
sentimentales,  Roger  s'était  fait  une  manière  en  amour,  comme  en 
art  ou  en  littérature,  et  lui  devait  trop  de  triomphes,  faciles  d'ail- 
leurs, pour  être  disposé  à  en  changer.  Le  malheur,  c'est  qu'il  en 
aurait  fallu  pour  Andrée  une  toute  différente  :  on  conviendra  qu'une 
jeune  fille,  en  donnant  sa  main,  a  bien  le  droit  d'exiger  que  son 
mari  modifie  dans  le  sens  qu'elle  indique  les  procédés  dont  il  s'est 
servi  jusqu'alors  pour  plaire  à  ses  maîtresses.  Or  la  vicomtesse  ne 
trouvait  en  Roger  ni  cette  chaleur  de  passion,  ardente  et  contenue, 
ni  cette  tendresse  grave  qu'elle  avait  dédaignée  dans  Henriot,  et  dont 
elle  eût  souhaité,  maintenant,  de  se  sentir  enveloppée  :  elle  devinait 
vaguement  que  Morincourt  s'aimait  trop  lui-même  poar  aimer  assez 
sa  femme. 

Le  ménage  revint  à  Paris  au  commencement  du  printemps.  Le 
premier  soin  de  Morincourt  fut  d'acheter  un  hôtel  avenue  de  Vil- 
liers.  Non  content  d'avoir  consacré  à  cette  acquisition  une  somme 
considérable,  il  fit  exécuter  des  travaux  de  toute  sorte  qui  coûtèrent 
fort  cher.  Il  s'autorisait,  pour  jeter  l'argent  par  les  fenêtres,  d'un 
mot  iniprudent  de  M.  Passemard.  Un  jour  que  sa  fille  et  son  gendre 
discutaient  devant  lui  un  devis  formidable,  le  rafiineur,  afin  de  ras- 
surer Andrée  qui  montrait  un  peu  d'inquiétude,  s'était  écrié,  en 
frappant  sur  son  gousset,  d'un  geste  de  parvenu  dont  il  ne  pouvait 
se  défaire  :  «  Allez,  mes  en  fans,  n'ayez  pas  peur  :  papa  beau-père 
est  là!  »  Et  comme  il  était  content  de  l'énergie  des  :  «Assez!.. 
A  Tordre!..  La  censure  !  »  dont  il  avait  haché,  ce  jour-là,  le  dis- 
cours d'un  député  de  la  droite,  il  donna  dix  mille  francs  à  sa  fille 
et  fit  cadeau  à  Roger  de  harnais  et  d'un  phaéton  pour  atteler  deux 
mules  andalouses  que  le  vicomte  avait  eu  la  fantaisie  de  ramener. 

L'été  se  passa  sans  incident,  aux  Charmilles.  Morincourt  se  levait 
tard,  fumait  un  nombre  incalculable  de  cigares,  chassait  ou  essayait 
des  chevaux  avec  son  beau-frère  Maxime,  qui  commençait  à  monter 
une  écurie  de  courses  :  le  rêve  de  toute  sa  jeunesse  !  Ils  étaient 
chaque  jour  en  conférences  avec  des  personnages  importans  :  un 
entraîneur,  un  jockey  et  toute  sorte  de  gens  qui  vivent  du  cheval  et 
sentent  l'écurie.  An<h-éti  tâchait  de  se  persuader  qu'elle  ne  s'en- 
nuyait point  et  n'y  parvenait  pas  toujours.  Elle  était  froissée  de  voir 
que  son  mari  s'occupât  d'elle  aussi  peu,  commençait  à  trouver  les 


ANDRÉE.  565 

heures  longues  et  l'existence  très  vide.  Elle  se  prit  alors  à  penser 
que  la  maternité  la  sauverait  peut-être  du  désenchantement  qui 
peu  à  peu  l'envahissait.  Elle  chercha  de  jolis  noms  :  Sosthène  ou 
Raphaël  pour  un  fils;  Diane  ou  Lucienne  pour  une  fille.  Roger 
dissimulait  mal  son  dédain  pour  ces  gentils  enfantillages,  se  décla- 
rait très  heureux  et  reprocha  vivement  à  sa  femme  de  manquer  de 
goût,  le  jour  où  il  l'entendit  déclarer  que  ce  devait  être  un  bien 
grand  bonheur  de  nourrir.  Le  malheur  d'Andrée  était  de  ne  pou- 
voir pas  être  naturelle  et  de  glisser  un  peu  d'affectation  même 
dans  la  manière  dont  elle  traduisait  un  sentiment  simple  et  vrai. 
L'enfant  souhaité  n'arriva  pas,  et  M'"^  Passemard ,  qui  s'était  mis 
en  tête  d'avoir  un  petit -fils,  ne  tarda  guère  à  lancer  sur  le  vicomte 
ces  regards  chargés  de  reproches  dont  une  belle-mère  qui  s'impa- 
tiente ne  manque  pas,  en  pareil  cas,  de  foudroyer  un  gendre  qui  ne 
se  presse  pas  assez.  Andrée  jugea  qu'un  petit  air  de  résignation 
triste  convenait  à  l'état  de  son  âme,  et,  comme  elle  forçait  toujours 
un  peu  la  note,  se  donna  des  mines  plutôt  de  jeune  mère  qui  pleure 
un  enfant,  que  de  jeune  femme  qui  regrette  seulement  de  n'en  pas 
avoir.  Elle  soupirait  souvent,  restait  étendue  pendant  des  heures 
sur  une  chaise  longue,  les  mains  croisées  sur  un  livre  ouvert  qu'elle 
ne  lisait  pas,  le  regard  vague.  Roger,  l'ayant  trouvée  un  jour  dans 
cette  jolie  attitude  alanguie,  lui  fit  entendre  assez  brutalement 
«  qu'il  n'aimait  pas  qu'on  posât  pour  la  Mater  dolorosa.  »  Andrée, 
furieuse,  donna  l'ordre  de  seller  sa  jument,  s'en  alla  galoper  seule 
dans  la  forêt  et  ne  songea  plus  désormais  aux  bébés. 

L'automne  les  ramena  à  Paris.  Les  travaux  de  l'hôtel  étaient 
achevés.  Il  y  eut  pendaison  de  crémaillère.  Roger,  du  temps  qu'il 
faisait  sa  cour,  parlait  volontiers  de  ses  relations  du  Faubourg.  Ce 
soir-là,  pourtant,  le  Faubourg  ne  fut  guère  représenté  que  par  ceux 
des  anciens  amis  de  Morincourt  que  celui-ci  soupçonna  d'avoir  un 
habit  ou  de  pouvoir  s'en  procurer.  Ils  arrivèrent,  qui  à  pied,  qui 
par  le  tramway,  en  bande,  car  l'invitation  du  vicomte  était  l'événe- 
ment du  quartier,  et  l'on  avait  résolu  la  veille,  à  l'heure  de  l'ab- 
sinthe, au  Fleurus,  moitié  par  timidité,  moitié  par  gaminerie,  de 
faire  la  partie  d'aller  de  compagnie  avenue  de  Villiers.  Dès  la  cour 
de  l'hôtel,  ils  commencèrent  à  se  récrier  bruyamment  :  de  sa 
chambre,  Andrée  entendait  d'étranges  épithètes  admiratives.  Quand 
elle  entra  au  salon,  ils  se  turent  subitement  et  se  levèrent  tous 
ensemble  avec  des  mines  un  peu  confuses,  comme  des  écoliers 
quand  le  maître  entre  dans  une  étude  où  l'on  fait  du  tapage.  Ces 
belles  tentures,  ces  tapis,  tout  ce  luxe  élégant  et  discret  d'un  appar- 
tement riche,  surtout  cette  jeune  femme  qui  causait  avec  aisance, 
intimidait  horriblement  ces  habitués  de  brasseries.  Tel  qui  n'avait 
pas  peur  quand  il  s'agissait  de  monter  sur  un  billard  et  de  haran- 


566  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

guer  le  public  d'un  estaminet,  ne  trouvait  rien  à  dire  lorsque  Andrée 
essaj  ail  de  lui  arracher  quelques  mots,  Roger  commençait  à  s'im- 
patienter un  peu  et  à  trouver  que  la  petite  fête  s'annunçait  mal. 
Ce  n'était  pourtant  pas  faute  d'avoir  préconisé  à  l'avance  auprès  de 
sa  femme  le  talent,  l'esprit  ou  l'originalité  de  ses  hôtes.  Mais,  quoi! 
le  grand  poète  n'avait  pas  d'inspiration,  le  grand  philosophe  ne  se 
sentait  pas  en  verve  et  le  grand  penseur  ne  pensait  pas  beaucoup, 
ce  soir-là  !  Il  y  avait  bien  encore  un  lot  de  deux  grands  peintres, 
de  trois  grands  sculpteurs  et  d'un  grand  compositeur  :  par  mal- 
heur, ils  restaient  ujuets  comme  carpes.  Passe  encore  pour  ce  der- 
nier, chacun  sait  qu'un  musicien  a  son  esprit  dans  les  doigts,  ce 
qui  ne  veut  pas  dire  qu'il  en  ait  jusqu'au  bout  des  ongles.  Mais  les 
autres?  Impardonnables,  les  autres! 

Le  diner  rompit  la  glace,  heureusement.  On  mangea  beaucoup, 
on  but  davantage.  Au  rôti,  une  question  littéraire  fut  mise  sur  la 
nappe  :  Des  classiques  ou  des  romantiq*>es,  lesquels 'étaient  les  plus 
nuls?  On  prononça  Vex-œqiio,  «  car,  lit  remarquer  le  philosophe, 
il  n'y  a  pas  de  degré  dans  le  néant.  »  Au  dessert,  le  vicomte  exposa 
une  théorie  qui  avait  pour  base  «  la  nécessité  de  la  transfusion  de 
la,  modernité  dans  l'art.  »  Il  lui  chaleureusement  approuvé.  La  con- 
versation continua,  très  animée,  au  salon;  ils  parlaient  maintenant 
tous  à  la  fois,  sans  s'écouter,  mais  en  ayant  Tair  de  s'approuver  les 
uns  les  autres,  sûrs  qu'ils  étaient  d'appartenir  à  la  même  église, 
d'avoir  les  mêmes  enthousiasmes  de  commande,  les  mêmes  haines 
d'impuissans,  les  mêmes  jalousies  féroces  d'incompris,  les  mêmes 
tirades  déclamatoires  et  creuses.  Ils  se  retirèrent  enîin  vers  minuit, 
et  Roger,  flaité  des  complimens  qu'on  lui  avait  faits  sur  sa  femme, 
sa  table  et  sa  cave,  annonça  l'iniention  de  donner,  de  loin  en  loin, 
une  soirée  littéraire. 

—  Soit,  répondit  Andrée,  mais  si  vous  invitez  à  la  prochaine  vos 
amis  du  faubourg  Saint-Germain,  je  vous  conseille  de  faire  prendre 
à  vos  amis  du  boulevard  Saint-Michel  quelques  leçons  de  mauitien. 

—  Je  ne  vous  savais  pas  si  prude,  ma  chère,  répondit-il  sèche- 
ment. Rassurez -vous ,  c'est  dans  mon  atelier  désormais,  non  plus 
dans  votre  salon,  que  je  recevrai  qui  bon  me  semblera. 

—  J'essaierai  de  m'en  consoler,.,  comme  de  beaucoup  d'autres 
choses  !  répliqua-t-elle  avec  vivacité. 

A  quelque  temps  de  là,  M.  Passemard  parut  soucieux,  agité.  Ses 
affaires  allaient  mal,  en  effet.  Lors  du  mariage  d'Andrée,  Maxime 
avait  déclaré  qu'il  entendait  être  traité  sur  le  même  pied  que  sa 
sœur:  c'est  deux  milhons  que  le  ralhneur  "avait  dû  déplacer  au 
lieu  d  un.  Les  chevaux  et  les  paris  de  courses  avaient  déjà  dévoré 
les  trois  quarts  du  capital  qu'il  avait  eu,  par  vanité,  rimj)rudence 
d'abandonner  à  son  iils.  Maxime  commençait  à  crier  nusere  et  éle- 


ANDREE.  567 

vait  la  prétention  de  se  faire  «  aider  »  par  son  père,  comme  Andrée. 
Or  Passeraard ,  en  qualité  de  membre  du  conseil  d'administration 
d'une  société  financière  en  déconfiture,  venait  d'être  condamné  à 
payer  aux  actionnaires  une  énorme  indemnité  de  huit  cent  mille 
francs.  En  tenant  compte  des  frais  considérables  de  son  élection, 
sa  fortune  avait  donc  en  un  an  subi  une  baisse  de  près  de  trois 
millions.  Si  riche  que  l'on  soit,  il  y  a  là  matière  à  réflexion.  La 
vente  de  ses  deux  fermes  ne  rétablit  pas  l'équilibre  de  son  budget  : 
il  perdit  trente  pour  cent  sur  le  prix  d'achat.  L'industrie  sucrière 
traversait  malheureusement  alors  une  crise  assez  grave  :  en  six 
mois,  les  revenus  de  la  raffinerie  diminuèrent  de  moitié.  Hector 
profita  d'un  dîner  de  famille  pour  mtttre  sa  femme,  ses  enfans  et 
son  gendre  au  courant  de  la  situation;  il  fit  comprendre  que  Maxime 
et  Andrée  ne  pourraient  plus  désormais  puiser  dans  sa  bourse. 

—  Tu  aurfiis  bien  dû  alors  te  dispenser  de  nous  encourager,  mon 
mari  et  moi,  à  faire  de  la  dépense,  s'écria  Andrée  avec  aigreur.  A 
peine  vir.gt-cinq  udlle  francs  de  rente  qui  nous  restent,  et  un  hôtel 
sur  les  bras  ;  nous  voilà  bien  partagés  ! 

Le  pauvre  homme  courbait  la  tête  sous  le  poids  de  ce  reproche,  que 
son  imprévoyance  et  sa  légèreté  méritaient  si  bien.  Mais  Moriucourt 
déclara  avec  noblesse  que  sa  femme  lui  faisait  injure  en  affectant 
de  ne  pas  compter  sur  lui.  Il  avait  sa  plume  et  son  pinceau,  que 
diable!  S'il  n'avait  pas  beaucoup  travaillé  (oh!  non!)  depuis  son 
mariai2:e,  c'est  le  voyage  de  noces,  les  visites,  les  déplacemens,  les 
soucis  d'une  installation  qui  l'avaient  condamné  à  l'oisiveté.  Oisiveté 
féconde  d'ailleurs,  car  il  avait  eu  le  temps  de  penser,  sinon  l'occa- 
sion de  produire,  et  il  se  sentait  plein  d'idées.  Il  allait  se  remettre 
à  l'œuvre  tout  de  suite,  dès  le  lendemain,  et  l'on  verrait!..  II  par- 
lait avec  tant  de  conviction  que  sa  belle-mère  l'aurait  embrassé. 
Andrée  el'e  même  fut  émue  et  lui  tendit  la  main,  qu'il  bai.sa  galam- 
ment. Pendant  une  heure,  il  parla  de  ses  projets,  de  ses  succès 
prochains,  de  sa  réputation  qu'il  allait  établir,  au  nez  et  à  la  barbe 
des  envieux,  de  ra»-gent  qu'il  ne  pouvait  manquer  de  gagner.  Il 
entassait  Pélion  sur  Ossa  :  sa  belle-mère  ouvrait  de  grands  yeux; 
sa  femme  assistait  avec  plaisir  au  réveil  de  cette  ambition  qui  lui 
plaisait  dans  un  homme  et  qu'elle  avait,  depuis  plusieurs  mois  déjà, 
la  déception  de  ne  pas  trouver  en  son  mari.  Les  petits  nuages  qui 
commençaient  à  assombrir  l'horizon  du  jeune  ménage  parurent  dis- 
sipés et,  comme  il  arrive  parfois,  une  sorte  de  seconde  lune  de  miel 
sembla  se  lever  au-dessus  de  leurs  têtes. 

Roger  avait  déclaré  qu'il  ferait  désormais  ti'ois  parts  de  sa  vie  : 
la  matinée  à  la  littérature,  l'après-midi  à  l'art,  la  soirée  à  sa  femme 
et  au  monde.  Malheureusement  l'inspiration  était  récalcitraLte, 
u  ça  n'allait  pas  !  »  Pour  se  consoler  de  ne  pouvoir  jariiais  exécuter 


568  REVUE  DES  DEUX  MONDESi 

les  deux  premières  parties  de  son  programme,  il  renonça  à  la  troi- 
sième et  se  mit  d'un  cercle  artistico-littéraire,  sous  prétexte  qu'il 
avait  besoin  de  u  se  tenir  au  courant,  de  rester  dans  le  mouve- 
ment, »  et  passa  la  plupart  de  ses  soirées  dehors.  Andrée  ne  fit 
point  d'observation,  mais  se  promit  bien  de  ne  plus  être  dupe  des 
beaux  élans  de  Roger.  Un  soir  qu'ils  dînaient  boulevard  Malesherbes 
avec  quelques  personnes  étrangères ,  Passemard  demanda  tout  à 
coup: 

—  Eh  bien  !  mon  gendre,  comment  va  le  travail  ?  La  grande  pièce 
avance-t-elle? 

—  Certainement,  répondit  vivement  Andrée,  avec  cette  générosité 
de  femme  qui  se  jette  en  avant  pour  couvrir  son  mari  et  entretenir 
chez  les  autres  les  illusions  qu'elle-même  a  perdues.  Il  y  a  une 
nouvelle  scène.  Si  vous  voulez,  Roger  vous  la  récitera  au  salon. 
N'est-ce  pas,  mon  ami,  vous  allez  nous  dire  la  tirade  du  troisième 
acte? 

Morincourt  ne  se  fit  pas  prier,  et  avec  de  grands  éclats  de  voix, 
de  lerribles  jeux  de  physionomie,  il  déclama  le  couplet  demandé. 
Le  hérns,  personnage  sombre,  fatal,  un  révolté  en  lutte  contre  la 
société,  le  cerveau  hanté  de  rêves  malsains,  exposait  ses  aspirations 
d'halluciné  : 

Ah!  fumer  l'opium  dans  un  crâne  d'enfant, 
Les  pieds  nonchalamment  allongés  sur  un  tigre! 

M""®  Passemard  eut  un  frisson,  car  le  vicomte  accompagnait  d'un 
rictus  véritablement  démoniaque  l'expression  de  ce  vœu  bizarre. 

—  Est-ce  que  vraiment  ton  mari  a  de  ces  idées-là?  dit  tout  bas 
cette  mère  effrayée, 

—  Mais  non  !  répliqua  sa  fille  avec  impatience  ;  c'est  de  la  litté- 
rature ! 

—  Eh  bien  !  veux-tu  que  je  te  dise  :  il  ferait  mieux  de  te  donner 
un  bébé  que  de  faire  fumer  ses  personnages  dans  des  crânes 
d'enfant  ! 

Andrée  rentra  fort  mécontente  de  sa  famille  et  des  amis  qui  avaient 
passé  la  soirée  chez  son  père.  Décidément  la  grande  scène  n'avait 
pas  porté:  Roger  n'avait  eu  aucun  succès,  à  moins  que  ce  n'en  soit 
un  de  frapper  les  gens  d'une  sorte  de  stupeur.  Elle  s'en  rendait 
compte  bien  mieux  que  son  mari,  qui  disait  superbement  : 

—  Vous  conviendrez,  ma  chère,  que  j'avais  un  auditoire  un  peu 
bien  bourgeois  !  Néanmoins,  avez-vous  vu  comme  je  les  ai  empoi- 
gnés? 

—  Oui,  répondait  la  jeune  femme  d'un  air  distrait.  Et  elle  pensait: 
Qui  a  tort,  d'eux  qui  ont  évidemment  jugé  cette  scène  détestable, 


ANDRÉE.  569 

OU  de  moi  qui  la  trouvais  bonne?  Est-ce  que  je  me  serais  trompée? 

Le  lendemain,  elle  prit  le  manuscrit  du  drame  sur  le  bureau  de 
son  mari  et  parcourut  les  trois  actes  déjà  faits,  le  quatrième  seu- 
lement commencé.  Jusqu'alors  elle  ne  connaissait  de  l'œuvre  que 
des  fragmens  déclamés  par  Roger.  A  la  lecture,  l'esprit  critique  a 
plus  de  clairvoyance.  Quand  elle  eut  fini,  Andrée  resta  perplexe,  car, 
tout  en  étant  guidé  par  un  goût  médiocrement  sûr,  son  jugement 
n'était  pas  tellement  faussé  qu'elle  ne  pût,  en  s' appliquant,  dis- 
cerner à  la  fin  la  médiocrité  prétentieuse,  qui  de  prime-abord  lui 
donnait  presque  toujours  l'illusion  de  la  force  et  de  l'originalité. 
Toutefois,  elle  ne  voulut  confier  ses  doutes  à  personne.  Elle  s'ingé- 
nia même  à  se  persuader  et  à  persuader  aux  autres  que  son  mari 
était  un  écrivain  de  haute  valeur.  Quand  elle  devait  avouer  que  la 
fameuse  pièce  n'avançait  guère,  elle  essayait  de  sauver  Roger  du 
reproche  de  paresse,  d'impuissance  même,  que  M.  et  M'"®  Passe- 
mard  n'hésitaient  pas  à  diriger  contre  leur  gendre,  en  fournissant 
de  rassurantes  explications  :  elle  n'avait  point  pour  mari  un  homme 
ordinaire  ;  Roger  ne  savait  pas  travailler  à  heure  fixe,  comme  un 
bureaucrate  ou  un  manœuvre;  il  était  si  artiste! 

—  Si  artiste  !  si  artiste  !  criaient  les  deux  Passemard  en  fureur. 
En  attendant,  il  se  goberge,  il  se  prélasse  dans  ta  dot  et  te  ruine  I 
C'est  un  raté, entends-tu  bien, un  raté!  Ah!.,  si  nous  avions  su  !  Ce 
n'est  pas  ce  brave Henriot  qui  se  serait  ainsi  conduit  !..  Quel  malheur 
que  tu  ne  l'aies  pas  épousé,  au  lieu  de  ce  vicomte  ! 

Ils  oubliaient  qu'une  demande  de  Jacques  eût  été  dix-huit  mois 
plus  tôt  dédaigneusement  repoussée  par  eux,  qui  regrettaient  main- 
tenant de  ne  l'avoir  pas  pour  gendre.  Et  l'éternelle  doléance  du 
bourgeois  vaniteux,  victime  de  son  engouement  pour  la  noblesse, 
recommençait  ! 

Ces  scènes  étaient  horriblement  pénibles  pour  Andrée.  Elle  se 
répétait  avec  rage  ce  terrible  mot  de  râlé,  et  se  sentait  blessée  au 
plus  profond  de  son  orgueil  par  cette  pensée  que  sesparens  n'étaient 
peut-être  pas  seuls  à  l'appliquer  au  vicomte.  Elle  conduisit  son  mari 
dans  le  monde  ;  elle  voulait  le  montrer,  l'imposer,  lui  ménager  de 
petits  succès  de  salons;  elle  éprouvait  le  besoin  d'entendre  dire 
qu'elle  avait  épousé  u  quelqu'un,  »  car  elle-même  se  mettait  main- 
tenant à  en  douter,  malgré  les  efforts  désespérés  qu'elle  laisait  pour 
s'en  convaincre.  Tandis  qu'il  exposait  ses  théories  verbeuses,  qu'il 
parlait  de  renouveler  l'art  et  de  le  vivifier,  avec  la  prédilection 
qu'il  avait  pour  ce  beau  thème  à  développemens,  Andrée  épiait  les 
visages,  tâchait  d'y  découvrir  la  trace  des  sentimens  intimes  de 
chacun.  Quand  il  avait  récité  quelque  fragment  de  ses  poésies  ou 
de  son  drame,  elle  tendait  l'oreille    avidement   et  s'appliquait  à 


570  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

distinguer,  dans  le  murmure  discret  des  commentaires  qui  s'entre- 
croisent après  les  applaudissemens  obligatoires,  l'approbation  et 
le  blâme,  les  éloges  ou  les  railleries.  Quand  il  arrivait  qu'elle  sur- 
prît quelqu'une  de  ces  épigrammes  acérées  qu'on  se  passe  d  i  main 
en  main  dans  les  salons,  Andrée  en  perdait  le  repos  pour  plusieurs 
jours,  se  montrait  nerveuse  et  irritable,  lançait  à  son  mari  des 
regards  dédaigneux  que  celui-ci  ne  comprenait  pas,  car  sa  robuste 
fatuité  ne  lai  permettait  de  concevoir  le  plus  petit  doute  ni  sur  sa 
valeur,  qu'il  jugeait  immense,  ni  sur  son  succès  auprès  des  autres, 
qu'il  croyait  fermement  égal  à  celui  qu'il  obtenait  auprès  de  lui- 
même.  Par  malheur,  la  clairvoyance  de  la  jeune  femme  augmentait 
de  jour  en  jour  à  étudier  ainsi  son  mari  :  à  p?ine  osait-ele  s'avouer, 
car  ce  souvenir  n'allait  point  sans  une  sorte  d'effroi,  que  Morincourt 
ne  savait  pas  exercer  sur  elle  cette  sorte  de  séduction  intell-xtuelle 
où  excellait  Mareuil.  Lorsqu'une  femme  qui  n'est  point  sotte  a 
rencontré  un  homme  de  vrai  mérite  et  vécu  un  peu  en  communion 
avec  lui,  elle  possède  la  mesure  de  la  supériorité  et  ne  peut  guère 
échapper  à  la  tentation  de  s'en  servir  pour  auner  les  autres  ;  ce 
qui  l'entraîns  à  constater  des  différences  de  taille  qu'elle  n'eût 
peut-être  point  remarquées  auparavant,  faute  d'avoir  de  quoi  faire 
passer  les  gens  sous  la  toise.  Or,  si  depuis  longtemps  déjà,  Roger 
semblait  à  sa  femme  petit  par  le  cœur  quand  elle  le  comparait  à 
Jacques,  voici  qu'insensiblement  elle  commençait  à  le  trouver  petit 
par  l'intelligence  lorsqu'elle  le  comparait  à  Mareuil. 

Yers  la  fin  de  décembre  1878,  le  quatrième  acte  étant  achevé, 
Morincourt  porta  son  drame  au  comité  de  lecture  de  la  Comédie- 
Française,  qui  le  lui  renvoya  huit  jours  après. 

—  Je  m'en  doutais  !  dit  Roger  en  recevant  le  manuscrit.  C'est 
trop  fort  pour  eux  ;  j'étais  sûr  qu'ils  ne  verraient  pas  la  portée  phi- 
losophique de  mon  œuvre. 

—  Peut-être  alors  eût-il  mieux  valu  ne  point  la  leur  soumettre 
et  vous  épargner  ainsi  un...  comment  dirai-je?..  un  ennui... 

—  Bah  !  je  me  passerai  bien  d'eux. 

—  INotez  qu'ils  ont  pris  les  devans  en  se  passant  de  vous, 
L'Odéon,  qui  est  un  peu,  comme od  sait,  l'infirmerie  de  la  Comé- 
die-Française (quitte  à  achever  les  malades  que  celle-ci  lui  envoie) 
se  montra  plus  clément.  La  pièce  fut  distribuée,  apprise,  répétée 
en  quelques  semaines.  Le  jour  de  la  première  arriva.  Le  vicomte 
était  plein  de  confiance.  Il  avait  vu  dans  la  salle  un  assez  grand 
nombre  de  connaissances  d'autrefois,  causé  dans  les  couloirs  avec 
les  |ilus  intimes  et  recueilli  des  félicitations  de  bon  augure.  On 
savait  que  l'auteur  était  «  un  ancien  du  Quartier  ;  »  le  patriotisme 
local  ne  laissait  pas  d'être  intéressé  à  un  succès  qui  devait  rejaillir 


ANDRÉE.  571 

sur  la  rive  gauche  tout  entière  et  la  venger  des  dédains  que  lui 
témoigne  la  rive  droite.  Le  rideau  n'en  descendit  pas  moins,  après 
le  premier  acte,  sans  que  le  public  manifestât  une  impression  antre 
que  cette  sorte  de  stupeur  où  les  gens  qui  ont  l'expérience  des 
choses  du  théâtre  reconnaissent  l'approche  de  l'orage.  Au  second 
acte,  l'un  des  personnages,  parlant  des  lèvres  de  la  femme  qu'il 
aime,  les  qualifiait  de  :  «  muqueuses  de  corail.  »  Des  carabins 
applaudirent  çà  et  là,  afin  de  marquer  l'approbation  qu'ils  accor- 
daient à  certaine  tendance  scientifique  dont  cette  ingénieuse  expres- 
sion n'était  point  d'ail'eurs  le  premier  indice.  Mais  quelques  per- 
sonnes, moins  habituées  aux  salles  de  clinique  et  aux  amphithéâtres 
de  dissection  se  permirent  de  sourire  ou  de  «  chut' r  »  discrète- 
ment. Deux  scènes  plus  loin,  le  héros  terminait  une  longue  impré- 
cation contre  la  société,  contre  la  vie  en  général,  par  le  vœu  de 
sortir  de  ce  monde  au  plus  vite  et  d'aller  jouir  de  la  paix  des  morts 

...  dans  l'in''ecte  et  mordante  misture 
De  sciure  de  bois,  de  ?on  et  de  phécol. 

L'École  de  médecine  trépigna  d'enthousiasme,  mais  tout  ce  qui, 
même  sans  appartenir  à  celle  des  Beaux-Arts,  gardait  quelque 
souci  du  goût,  ou  simplement  de  la  propreté  littéraire,  protesta 
énergiquement.  Les  amis  de  Morincourt  essayèrent  vainement  de 
lutter  :  ils  furent  écrasés  sous  le  nombre.  La  tempête  redoubla  au 
troisième  acte,  lors  de  la  scène  qui  avait  affligé  M'"®  Passemard  : 
elle  provoqua  au  parterre  et  aux  quatrièmes  loges  rinr^igaation 
d'une  foule  d<=  petits  boutiquiers,  amis  de  la  littérature  sans  doute, 
mais  bons  pères  de  famille,  ou  mères  sensibles,  qui  ne  purent 
admettre  qu'on  eût,  même  en  vers,  l'idée  a  de  fumer  l'opium 
dans  des  crânes  d'enfant  !  »  Cette  portion  hésitante  et  honnête  du 
public  se  jeta  du  coup  dans  l'opposition,  qui  se  trouva  grossie  dès 
lors  d'un  formidable  appoint  de  sifflets  stridens,  de  cris  de  coq  et 
de  hur'emens  variés.  Le  drame  se  termina  au  milieu  d'un  vacarme 
de  ménagerie  en  révolte.  Un  voyou  malicieux  cria  d'une  voix  aiguë 
qui  domina  le  tumulte  :  a  L'auteur?  »  L'intention  perfide  du  gavroche 
fut  aussitôt  comprise;  il  se  fit  un  grand  silence  quand  un  des  acteurs 
reparut  devant  la  rampe  et  nomma  Morinrourt.  Les  huées  et  les 
sifflets  éclat èrent  alors  avec  plus  de  fureur  qu'auparavant,  à  ce  point 
qu'une  vieille  ouvreuse,  dont  les  jngemens  faisaient  autorité,  déclara 
que  df-puis  vingt-cinq  ans  elle  n'avait  jamais  rien  vu  de  pareil. 

—  Pas  même  à  Gaetana^  madame  Chanoine?  dit  une  des  com- 
pagnes de  la  vénérable  sibylle,  pour  faire  de  l'érudition. 

—  Non,  madame,  lui  fut-il  répondu  ;  pas  même  à  Gaetana  !  Et 


572  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

encore,  à  Gaetana,  c'était  un  coup  de  cabale,  car  il  y  avait  du  talent! 
Tandis  que  ce  soir  c'est  un  four  :  vous  pouvez  m'en  croire,  je  con- 
nais mon  public,  madame.  Un  vrai  four,  quoi  ! 

C'est  le  mot  qui  accueillit  Andrée  à  la  sortie  de  sa  baignoire. 
Depuis  le  lever  du  rideau  jusqu'à  la  fin,  elle  avait  tout  vu,  tout 
entendu,  surtout.  Pas  un  sifflet  qui  n'eût  déchiré  son  oreille,  pas 
un  sarcasme  du  parterre  qui  n'eût  blessé  cruellement  son  amour- 
propre.  De  honte,  elle  s'était  rejetée  au  fond  de  la  loge,  poursuivie 
implacablement,  jusque  dans  cette  ombre  où  elle  cherchait  à  cacher 
son  humiliation,  par  les  cris  de  la  foule  irritée  et  cruelle.  Son  père, 
sa  mère,  consternés,  ne  trouvaient  rien  à*  dire  et  restaient  muets 
devant  le  désastre.  Morincourt  avait  d'abord  essayé  de  braver  et  de 
tenir  tête  à  l'orage  ;  il  ricanait,  haussait  les  épaules,  parlait  de  u  l'in- 
curable stupidité  du  public  »  sans  que  personne  lui  répondît,  pas 
même  son  ami  Maxime,  encore  plus  ahuri  ce  soir-là  que  d'ordinaire. 
L'iniortuné  poète  ne  put  longtemps  soutenir  ce  rôle;  il  se  sentit  peu 
à  peu  gagné  par  le  découragement.  Le  malheur  rend  l'homme  tendre  : 
Roger  se  rapprocha  de  sa  femme  et  essaya  de  lui  prendre  la  main.  Mais 
elle  recula  sa  chaise  nerveusemeiit  et  retira  sa  main  d'un  mouvement 
brusque.  Faute  de  cette  pression  consolatrice  qu'il  sollicitait,  Morin- 
court se  sentit  horriblement  seul,  perdu  dans  sa  détresse  et  souffrit 
davantage.  Elle,  n'avait  que  de  la  colère  et  point  de  pitié.  Ce  n'était 
pas  au  public,  mais  à  son  mari  qu'elle  en  voulait  surtout.  Pâle  et 
crispée,  la  jeune  femme  descendit  l'escalier  au  bras  de  son  père, 
sans  parler.  Des  groupes  stationnaient  encore  sous  le  péristyle  :  on 
causait  de  la  pièce,  on  rappelait  des  vers,  on  riait  aux  éclats.  Jus- 
qu'à la  voiture,  Andrée  fut  poursuivie  par  l'écho  de  cette  chute 
retentissante.  Pendant  le  trajet  de  l'Odéon  à  l'avenue  de  "S'illiers, 
elle  n'ouvrit  pas  la  bouche,  ne  trouva  pas  un  mot  du  cœur  pour 
adoucir  l'amère  déception  de  Roger  :  son  irritation  contre  lui  allait 
si  loin,  que,  injuste  jusqu'à  la  cruauté  (comme  le  sont  en  pareil 
cas  les  femmes,  quand  elles  ne  se  montrent  pas  généreuses  jusqu'à 
l'héroïsme),  la  vicomtesse  reprochait  presque  au  malheureux  vaincu 
de  ne  point  s'excuser  de  sa  défaite  auprès  d'elle,  qui  ne  faisait  rien 
pour  l'en  consoler.  A  l'hôtel,  Morincourt  essaya  de  lui  parler.  Il  se 
plaignit  de  ne  pas  être  réconforté  et  soutenu  dans  cette  épreuve  par 
celle  dont  le  devoir  eût  été  de  prendre  sa  part  du  malheur  qui  le 
frappait  ;  malheur  immérité,  d'ailleurs,  et  dû  à  l'intervention  per- 
fide d'une  cabale  montée  par  ses  ennemis.  On  verrait  bien  aux  repré- 
sentations suivantes  !  —  Andrée  haussa  légèrement  les  épaules  et 
continua  de  donner  sur  la  table  de  petits  coups  avec  un  couteau  à 
papier,  tout  en  se  balançant  sur  sa  chaise.  Son  air  dédaigneux,  son 
silence  obstiné,  fournirent  à  Ro^er  l'occasion  de  se  mettre  en  colère  : 


ANDRÉE.  573 

véritable  aubaine  pour  un  homme  dont  l'amour-propre  blessé  crie 
vengeance  contre  n'importe  qui  ou  quoi.  Une  scène  violente  éclata 
entre  les  deux  époux  :  des  mots  aigres  ils  en  vinrent  aux  paroles 
inoubliables,  qui  laissent  un  souvenir  cuisant  comme  une  brûlure. 
Il  reprocha  à  Andrée  sa  vanité,  sa  coquetterie,  sa  famille  même, 
l'origine  de  la  fortune  de  M.  Passemard,  et  jusqu'aux  pertes  d'ar- 
gent que  son  père  avait  subies.  La  jeune  femme,  exaspérée,  riposta 
avec  une  extrême  vivacité  à  ces  odieuses  récriminations  : 

—  Si  vous  vous  êtes  trompé  sur  ma  fortune,  disait-elle,  je  me 
suis  trompée,  moi,  sur  votre  valeur  :  nous  sommes  quittes.  De  nos 
deux  déceptions  la  mienne  est  la  plus  grande,  car  de  ce  que  vous 
cherchiez  en  moi,  l'argent,  il  reste  quelque  chose,  les  cinq  cent 
mille  francs  que  vous  n'avez  pas  encore  dissipés  ;  de  ce  que  je  croyais 
trouver  en  vous,  au  contraire,  talent  et  réputation,  il  n'y  a  jamais 
rien  eu.  Croyez  que  mes  regrets  ne  sont  pas  moins  vifs  que  les 
vôtres  ! 

Et,  après  l'avoir  toisé  d'un  regard  méprisant,  elle  rentra  dans  sa 
chambre,  tandis  que  Morincourt,  blême  de  fureur,  résistait  avec 
peine  à  la  tentation  de  se  jeter  sur  elle  et  de  la  battre.  Pendant 
quelques  jours,  ils  évitèrent  de  se  parler;  puis,  comprenant  que 
cette  situation  joignait  à  l'inconvénient  d'être  ridicule  le  danger 
de  faire  jaser  autour  d'eux,  ils  se  réconcilièrent  du  bout  des  lèvres, 
et  si  leur  ménage,  après  cette  crise,  ne  donna  à  personne  l'illusion 
d'une  union  très  étroite,  il  ne  parut  pas  non  plus  en  détresse.  Beau- 
coup de  ménages  parisiens  en  sont  là,  fêlés,  non  brisés.  Avec  de  la 
prudence,  on  parvient  à  les  faire  durer  encore  assez  longtemps  : 
comme  ces  carreaux,  étoiles  par  un  choc,  qu'on  craint  de  voir  tom- 
ber à  tout  moment  et  qui  résistent  à  plus  d'un  coup  de  vent. 

La  semaine  suivante,  il  y  eut  dîner  de  famille  chez  M™^  Passe- 
mard. Le  repas  terminé,  on  passa  au  salon,  que  ces  messieurs  quit- 
tèrent bientôt  pour  aller  fumer  dans  la  salle  de  billard.  M""^  Passe- 
mard se  mit  à  son  métier,  tandis  que  sa  fille  s'allongeait,  rêveuse, 
dans  un  fauteuil.  La  porte  s'ouvrit  tout  à  coup  et  un  domestique 
aijnonça  : 

—  M.  Jacques  Henriot! 


George  Duruy. 


(La  dernière  partie  au  prochain  n".) 


LA 


CHARITÉ   PRIVEE 

A  PARIS 


L'HOSPITALITÉ     DU     TRAVAIL. 


I.    —    LA     MAISON     DE     LA     RUE     D  ADTEDIL. 

Les  œuvres  charitables  dont  j'ai  parlé  jusqu'à  présent  sont,  pour 
ainsi  dire,  des  œuvres  fermes  ;  elles  s'ouvrent  devant  le  mal  chro- 
nique, l'accueillent  et  ne  l'abandonnent  pas.  La  caducité  indigente, 
l'enfance  frappée  d'infirmités  incurables,  le  cancer,  la  phtisie,  la 
cécité,  rencontrent  une  hospitalité  qui  ne  se  dément  pas,  qui  ne  se 
refuse  à  aucun  sacrifice  et  qui  ne  cesse  qu'à  l'heure  où  elle  remet 
ceux  qu'elle  adopte  à  l'hospitalité  de  l'éternel  repos.  En  regard,  je 
dois  faire  connaître  des  œuvres  transitoires  qui  portent  secours  à 
un  mal  accidentel,  le  calment,  le  réconfortent  et  le  mettent  sur  la 
voie  de  la  guérison.  Elles  ressemblent  à  ces  huttes  de  refuge  con- 
struites dans  les  Alpes,  en  marge  des  routes  encombrées  de  neige, 

(1)  Voyez  la  Revue  du  !«'  avril,  du  15  mai,  du  1"  juillet,  du  1"  août  1883,  du 
1"  février  et  du  1"  mars  1884. 


LA    CHARITE   PRIVEE    A    PARIS.  575 

OÙ  le  voyageur  harassé  peut  s'abriter  pendant  la  tourmente,  dormir 
sans  redouter  l'avalanche  et  reprendre  vigueur  avant  de  tenter  de 
nouveau  les  hasards  du  chemin  périlleux  qui  va  parfois  vers  le  but 
entrevu  et  souvent  à  l'abîme.  Paris  est  plein  de  voyageurs  égarés 
qu'assaille  la  tempête,  qui  marchent  à  tâtons,  se  heurtent  à  tous 
les  obstacles,  cherchent  leur  route  et  ne  la  trouvent  pas.  Lorcqu'ils 
tombent  de  faiigue  et  de  faim,  lorsque  les  gîtes  les  plus  infimes  se 
ferment  d-vant  eux,  lorsque  le  morceau  de  pain  leur  fait  défaut, 
lorsque  le  vagabondage  les  saisit  et  qu'ils  tiennent  encore  à  l'exis- 
tence, que  reste-t-il?  Le  vol  ou  le  dépôt  de  mendicité  qui  est  à  Vil- 
lers-Gotteiets.  Ceux  qu'effraie  cette  double  extrémité  s'affaissent 
alors  dans  une  misère  noire,  une  misère  que  ne  soupçonnent  point 
ceux  qui  ne  sont  pas  descendus  jusque  dans  les  dessous  du  bas- 
fond  social  ;  on  couche  sur  le  talus  des  fortifications,  dans  les  massifs 
du  bois  de  Boulogne,  on  mange  aux  tas  d'ordures  avant  que  les 
chiffonniers  les  aient  fouillés  da  crochet. 

Lorsque  j'étudiais  à  Paris  le  monde  des  malfaiteurs  et  que  je  le 
serrais  d'aussi  près  que  possible  pour  en  déterminer  la  physionomie, 
je  suis  entré  la  nuit  dans  bitn  des  garnis,  je  me  suis  assis  dans  plus 
d'un  bouge  et  je  me  suis  chauffé,  pendant  les  ténèbres  de  l'hiver, 
aux  fours  à  plâtre  des  carrières  d'Amérique.  J'ai  vu  là  des  choses 
horribles,  mais  plus  d'une  fois  j'ai  eu  sous  les  yeux  des  spectacles 
émouvans.  Le  crime  qui,  dans  la  crainte  d'être  reconnu,  fuit  les 
maisons  habitées,  coudoie  l'indigence  qu'on  en  chas>^e  parce  qu'elle 
n'y  peut  payer  son  gîte.  Au  milieu  des  filuus,  des  voleurs,  des  vaga- 
bonds, pelotonnés  derrière  les  tas  de  fagots,  j'apercevais  des  misé- 
rables, des  pauvres  à  bout  de  voie,  des  surmenés  de  la  mauvaise 
fortune  qui  venaient  s'abattre  là  et  mettre  en  pratique  le  dicton  men- 
teur :  Qui  dort  dîne.  On  eiit  pu  croire  qu'une  maléJiction,  —  la 
Malédiction  aux  pieds  terribles,  dit  Sophocle,  —  les  poursuivait  et 
les  jetait  dans  la  promiscuité  de  toutes  les  hontes  où  la  police  les 
ramassait.  On  ne  les  confondait  pas  avec  les  criminels,  on  savait 
qu'ils  étaient  malheureux  et  non  pas  coupables  ;  on  les  relâchait 
avec  une  bonne  parole;  mais  où  aller?  Le  soir,  sans  abri,  sans  argent 
pour  s'en  faire  ouvrir  un,  ils  revenaient  rôler  autour  des  hangars 
où  ils  avaient  été  arrêtés  la  veille.  «  Il  est  onze  heures  :  les  rondes 
de  police  ne  passent  guère  avant  une  heure  du  matin  ;  j'ai  le  temps 
de  dormir;  »  —  et  ils  entraient. 

Que  de  fois,  à  cette  époque,  témoin  des  arrestations,  témoin  des 
interrogatoires,  voyant  la  préfecture  de  police  dénuée  en  présence 
de  tant  de  misère,  et  n'ayant  d'autres  lits  à  offrir  que  ceux  du  dépôt, 
c'est-à-dire  de  la  prison,  que  de  fois  je  me  suis  pris  à  désirer  la 
création  d'une  sorte  de  dortoirs  publics  où  le  peuple  errant  de  lapau- 


576  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vreté  trouverait  un  vrai  sommeil,  sur  un  vrai  matelas,  sous  un  vrai 
toit,  et  le  matin,  au  réveil,  la  miche  de  pain  qui  répare  les  forces 
et  ranime  l'espérance  !  Lorsque  je  parlais  de  ce  rêve,  lorsque  j'insis- 
tais, les  gens  savans  en  la  matière  me  répondaient  :  «  II  y  a  tous  les 
jours  à  Paris,  50  ou  60,000  individus  qui  se  lèvent  sans  savoir 
comment  ils  mangeront,  ni  où  ils  coucheront  le  soir.  L'indigence 
provinciale  nous  a  envahis,  elle  nous  déborde,  elle  nous  étouffe, 
elle  arrache  le  pain  réservé  à  l'indigence  parisienne,  et  nous  n'y 
pouvons  rien.  »  Cela  n'est  que  trop  vrai,  et  je  n'avais  rien  à  répli- 
quer. C'est  la  misère  de  province  qui  dévore  l'aumône  de  Paris. 

Lorsqu'en  ISliS  le  capitaine  Sutter  découvrit  les  gisemens  d'or 
de  la  Californie,  il  y  eut  parmi  les  peuples  une  folie  d'émigration; 
c'est  à  qui  partirait  pour  les  rivages  de  la  mer  Vermeille  :  la  fortune 
était  là-bas,  on  y  courait.  Pour  quelques-uns  qui  se  sont  enrichis, 
combien  ne  sont  point  revenus,  combien  ont  péri  de  débauche, 
dans  les  bouges  de  San-Francisco,  de  fatigue  sur  les  placers  inhos- 
pitaliers, sous  les  balles  mexicaines,  dans  les  champs  de  la  Sonora, 
derrière  Raousset-Boulbon?  Aux  valets  de  charrue,  aux  ouvriers, 
aux  tâcherons  de  province,  Paris,  dans  le  lointain  des  rêves  et 
l'éblouissement  des  illusions,  apparaît  comme  une  Californie  inépui- 
sable, où  l'or  ruisselle  à  hauteur  de  main,  où  le  hasard  guette  les 
déshérités  pour  en  faire  des  millionnaires.  La  vieille  histoire,  tou- 
jours nouvelle,  toujours  attentivement  écoutée  du  paysan  qui  est 
arrivé  à  Paris  en  sabots  avec  un  écu  de  6  livres  dans  sa  poche  et 
qui  est  devenu  un  gros  personnage,  fait  bien  des  dupes  et  crée 
bien  des  malheureux.  L'écu  de  6  livres  est  vite  dépensé  ;  les  sabots 
sont  promptement  usés;  il  reste  la  faim,  le  désespoir,  les  mauvais 
conseils  de  la  déception,  la  colère  contre  le  prochain,  la  haine  envers 
les  heureux  et  l'envie  qui  pour  toujours  s'extravaseaufondducœur; 
on  s'ii)digne  contre  l'indifférence  des  foules,  et  l'on  s'aperçoit  que, 
désert  ou  multitude,  c'est  tout  un  pour  celui  qui  s'est  mis  en  voyage 
sans  provision  de  route.  Un  officier  me  disait  :  «  Calculez  combien 
il  faut  qu'il  y  ait  d'hommes  qui  tombent  sur  les  champs  de  bataille 
ou  meurent  de  consomption  sur  les  grabats  de  l'hôpital  pour  que 
Tun  d'eux  devienne  maréchal  de  France  I  »  De  même,  il  serait  bon 
de  pouvoir  dire  combien  de  provinciaux  doivent  pcâtir,  lutter  en 
vain,  mourir  de  misère  à  Paris,  pour  que  l'un  d'eux  fasse  fortune. 
Plus  d'un  qui  est  parti  de  son  village,  le  pied  leste,  le  cœur  rayon- 
nant, a  tendu  la  main  le  soir,  au  coin  des  rues,  a  travaillé  dans  les 
cellules  de  Mazas,  a  vagué  à  travers  le  vol  et  la  famine,  a  essayé  de 
tous  les  métiers  sans  pouvoir  en  saisir  un  seul  et  a  poussé  son  der- 
nier râle  sur  les  paillasses  de  la  maison  de  répression  de  Saint- 
Denis  ! 


LA    CHARITÉ   PRIVEE    A    PARIS.  577 

Si  la  situation  est  dure  pour  l'homme,  elle  est  atroce  pour  la 
femme,  créature  faible,  faillible,  soumise  aux  fatalités  de  son  sexe 
et  à  qui  la  maternité  irrégulière  est  imputée  comme  un  crime. 
L'homme  la  prend,  s'en  amuse,  la  rejette  et  ne  se  soucie  de  savoir 
s'il  ne  l'a  pas  condamnée  à  l'abjection,  s'il  ne  lui  a  pas  imposé, 
pour  une  seconde  de  plaisir  rapidement  oublié,  la  charge  de  pour- 
voir à  l'existence  d'un  être  dont  elle  n'a  que  le  fardeau  et  la  honte. 
Dans  les  basses  conditions  où  elle  arrive  à  Paris,  que  fera-t-elle  si, 
tout  de  suite  et  par  bonne  fortune,  elle  n'entre  en  condition?  Son 
salaire  est  dérisoire  lorsqu'elle  n'a  pas  aux  mains  l'outd  spécial  des 
travaux  recherchés.  La  femme  qui,  d'un  métier  acquis  sans  un  long 
appreniissaj^e,  peut  gagner  3  francs  par  jour  n'est  pas  commune  à 
Paris,  et  quand  sur  une  telle  somn  e  il  faut  prélever  la  nourriture, 
le  logement,  le  vêtement,  que  reste-t-il  pour  parer  à  une  maladie 
ou  à  un  chômage?  si  elle  est  ba'ayeuse,  elle  e^^t  payée  2  francs;  si 
elle  est  porteuse  chez  un  boulanger,  elle  reçoit  2  francs  et  deux 
livres  de  pain.  Comment  vivre  ainsi?  C'est  un  mystère.  La  débauche 
vénale  peut  les  entraîner  lorsqu'elles  sont  jeunes  et  qu'elles  ont 
forme  humaine;  soit,  mais  lorsqu'elles  sont  vieilles,  laides,  sinon 
hideuses,  que  deviennent -elles?  Je  l'ignore.  Le  suicide  est  bien 
plus  rare  chez  la  femme  que  chez  l'homme.  Je  me  rappelle  avoir 
constaté  en  1 867  que,  sur  163  suicides  inscrits  sur  les  registres  de 
la  Morgue,  les  femmes  n'y  comptaient  que  pour  le  chiffre  de  28. 
Elles  ne  se  tuent  donc  pas,  elles  disparaissent  et  cachent  leurs  ori- 
gines. Où  les  retrouver?  A  la  Salpêtrière,  dans  les  hospices,  aux 
Incurables,  chez  les  Petites  Sœurs  des  Pauvres,  dans  les  maisons 
ouvertes  à  la  vieillesse,  danslesmaladreriesoù  végètent  les  gâteuses, 
où  se  débattent  les  épileptiques,  où  la  caducité  retournée  vers  l'en- 
fance pleure,  rit  sans  motifs,  et  n'est  plus  qu'une  matière  inerte 
dont  l'âme  ne  se  réveille  plus. 

La  charité  n'ignore  aucun  des  obstacles,  aucun  des  périls  qui 
encombrent  la  route  où  les  femmes  sont  obligées  de  marcher;  aussi 
c'est  vers  elles  qu'elle  regarde  avec  prédilection,  s'ingéniant  à  les 
sauver  de  la  misère,  parce  qu'elle  sait  que  la  misère,  mieux  encore 
que  l'oisiveté,  est  la  mère  de  tous  les  vices.  La  charité  redouble 
d'efforts  pour  les  arracher  à  la  faim,  au  froid,  au  dénûment,  — mais 
surtout  pour  les  arracher  à  la  dépravation,  car,  à  travers  les  pro- 
diges qui  lui  sont  familiers,  elle  poursuit  un  idéal  de  pureté  morale 
auquel  il  est  bien  dilTicile  d'élever  les  épaves  humaines  qu'elle 
ramasse  et  qu'elle  cherche  à  nettoyer  de  leurs  péchés.  Réussit- 
elle  dans  cet  apostolat  qui  prend  soin  de  la  matière  pour  mieux 
atteindre  l'esprit,  je  ne  sais.  On  dit  qu'il  ne  faut  jamais  désespérer 

TOMB  LXII.  —  1884.  37 


578  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

de  la  conversion  du  pécheur  ;  le  retour  à  la  vertu  est  donc  possible, 
mais  il  me  semble  que  le  chemin  qui  y  ramène  est  long  et  pénible. 

La  vertu  me  paraît  comme  un  temple  sacré; 
Si  la  porte  par  où  l'on -sort  n'a  qu'un  degré. 
Celle  par  où  l'on  rentre  en  a  cent,  j'imagine, 
Que  l'on  monte  à  genoux  en  frappant  sa  poitrine. 

C'est  Emile  Augier  qui  l'a  dit  et  je  ne  le  démentirai  pas.  Elles  ne 
le  démentiront  pas  non  plus,,  les  Sœurs  de  Marie-Joseph  que  j'ai 
vues  à  l'œuvre  dans  la  prison  de  Saint-Lazare,  ni  les  religieuses  de 
la  Compassion  qui  vivent  prè-  des  lits  ppstiférés  de.  Lourcine.  Lors- 
qu'elle est  tombée  si  bas,  une  femme  ne  se  redresse  plus;  pour 
toujours  elle  est  la  proie  du  cancer  social  que  l'on  ne  peut  nommer 
dans  aucune  langue  honnête  ;  aussi  doit-or.  l'empèchei'  d'être  dévorée 
par  la  bête  in?8tiable  qui  ne  lâche  pas  celles  qu'elle  a  saisies.  C'est 
à  quoi  l'on  tâche;  sur  ce  terrain  où  les  combattans  ne  font  jamais 
défaut,  la  charité  soutenue  par  !a  foi  a  livré  des  batailles  héroïques, 
d'autant  plus  admirables  qu'elles  ont  été  secrètes  et  qu'elles  sont 
restées  inconnues.  Après  la  victoire,  le  Te  Deum  a  été  une  action 
de  grâces  silencieuse  dont  le  cœur  a  tressailli  et  que  les  lèvres  n'ont 
même  pas  murmurée. 

Pour  sauver  un  homme  qui  se  noie  à  la  mer,  il  suffit  parfois  d'un 
grelin  lancé  avec  adresse;  pour  sauver  une  femme  qui  se  perd,  qui 
va  disparaître  dans  le  marécage  de  la  misère  et  de  la  démoralisa- 
tion, il  suffit  parfois  de  lui  tendre  la  main,  de  la  mettre  à  l'abri,  de 
lui  donner  le  temps  de  reprendre  haleine  et  de  raffermir  son  cou- 
rage épuisé  par  une  lutte  trop  longue.  De  cène  idée  très  simple  est 
née  \  Hospitalité  du  travail^  qui  est  un  refuge  temporaire  où  les 
forces  renaissent  et  où  l'avenir  s'éclaircit.  On  avait  débuté  par  éta- 
blir un  de  ces  dortoirs  hospitaliers  que  l'Angleterre  appelle  work- 
houses,  que  saint  Jean  de  Dieu  a  fondés  le  premier  à  Grenade 
vers  15Zi5,  que  nous  nommons  actuellement  l'Hospitalité  de  nuit, 
et  dont  j'aurai  bientôt  à  parler.  Chaque  soir,  on  ouvrait  la  porte  aux 
malheureuses  qui  venaient  réclamer  asile;  on  leur  donnait  un  lit; 
le  lendemain,  à  la  première  heure,  elles  s'en  allaient;  elles  avaient 
dormi  en  repos,  mais  c'était  tout  ;  la  diane  sonnée,  il  fallait  repar- 
tir et  recommencer  la  route  décevante  où  il  y  a  tant  de  fondrières 
et  si  peu  d'abris.  On  avait  été  obligé  de  restreindre  l'hospitalité, 
sans  cela  le  dortoir  serait  devenu  la  propriété  des  malheureuses  qui, 
chaque  soir,  seraient  revenues  occuper  les  lits  disponibles  ;  un  cer- 
tain nombre  de  jours  devaient  donc  s'écouler  entre  une  première 
et  une  seconde  admission.  Fut-on  fidèle  à  cette  règle?  J'en  doute 


LA    CHARITÉ   PRIVEE   A   PARIS.  579 

comment  fermer  la  porte  à  une  femme  hâve  et  harassée  qui 
demande  à  dormir  sous  un  toit?  Fallait-il  la  renvoyer  à  la  rue,  à 
l'arche  du  pont,  à  l'anfractuosité  du  vieux  mur,  au  gardien  de  la 
paix  qui  la  verra,  en  faisant  sa  ronde,  la  réveillera  et  la  conduira 
au  poste?  On  remarquait,  en  outre,  que  lorsqu'elle  se  présentait 
pour  la  seconde,  pour  la  troisième  fois,  elle  était  plus  déguenillée, 
plus  maigre,  plus  a  minable  »  qu'au  premier  jour.  On  en  conclut 
qu'il  était  humain  d'étendre,  de  prolonger  l'hospitalité,  et  qu'il 
serait  chrétien  d'aider  celles  qui  étaient  trop  alEaiblies  ou  trop 
découragées  pour  se  sauver  elles-mêmes.  Des  femmes  du  monde, 
—  et  du  meilleur,  —  s'émurent  ;  elles  regardèrent  avec  commiséra- 
tion vers  ces  malheureuses  que  la  nécessité  rendait  haletantes  et 
poussait  vers  des  hasards  redoutables;  elles  résolurent  de  leur 
offrir  un  asile  où  elles  auraient  le  droit  de  séjourner  pendant  trois 
mois,  ce  qui  ménageait  le  loisir  de  les  refaire,  de  leur  enseigner  les 
premiers  élémeiis  d'un  métier  et  de  leur  trouver  une  condition 
acceptable.  Chacune  de  ces  femmes,  dont  quelques-unes  sont  jeunes 
et  jolies,  vida  sa  bourse  dans  la  caisse  de  l'œuvre  qui  allait  se 
créer;  on  loua  une  maison  au  n°  39  de  la  Grande  rue  d'Auteuil,  et 
pour  le  reste  on  s'en  rapporta  à  la  Providence  ;  quant  aux  pen- 
sionnaires, on  savait  que  l'on  n'en  manquerait  pas;  la  misère  pari- 
sienne était  là  pour  en  Toarnir. 

La  direction  de  la  maison  fut  confiée  aux  religieuses  de  Notre- 
Dame-du-Calvaire,  qu'il  ne  faut  point  confondre  avec  les  Dames  du 
Calvaire,  infirmières  libres  des  cancérées,  dont  j'ai  parlé  ici- 
même  (1)  et  qui  ne  forment  entre  elles  qu'une  simple  association  où 
nul  vœu  n'est  prononcé.  La  communauté  des  religieuses  de  Notre- 
Dame-du -Calvaire  est  de  date  récente.  Elle  est  née  en  Quercy, 
dans  la  petite  ville  de  Gramat,  en  1833.  L'abbé  Bonhomme,  qui  la 
suscita,  était  ardent  et  d'une  infatigable  activité;  il  avait  organisé  un 
collège  et  fondé  une  congrégation  de  prêtres  ;  cela  ne  suffit  pas  à  son 
zèle,  et  il  réunit  en  congrégation  des  femmes  qui  aspiraient  à  se 
dévouer  aux  faibles  et  aux  malheureux.  A  la  fois  enseignante,  infir- 
mière, hospitalière,  accueillant  les  convalescentes  à  la  sortie  de 
l'hôpitnl,  formant  des  ouvrières,  instruisant  des  sourdes-muettes  ('i), 
cette  congîégation  n'a  rien  de  conteraidatif  :  elle  agit,  et  gravit  sans 
repos  le  chemin  de  la  bi  nfai^ance.  Elle  est  partout  où  l'on  souffre, 
et  ne  se  repose  guère.  Elle  a  été  choisie  avec  un  rare  discernement 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  mai  1883. 

(2)  La  maison  de  Boiirg-la-Rciae,  où  Anne  Bergunion,  quittant  la  rue  des  Postes, 
établit  ses  jeunes  filles  aveugles  et  forma  le  noj'au  de  la  communauté  des  Sœurs  de 
Saint  Paul,  est  occupée  actuellement  par  des  religieuses  de  la  congrégation  de  Notre- 
Dame-du-Calvaire,  qui  y  élèvent  et  y  instruisent  200  sourdes-muettes. 


580  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pour  diriger  l'Hospitalité  du  travail,  car  la  maison  d'Auteuil  est  à  la 
fois  une  infirmerie,  une  école,  un  hospice  et  un  ouvroir.  La  supé- 
rieure est  très  intelligente,  alerte,  de  cœur  large,  compatissante  au 
mal  moral  comme  au  mal  physique,  ambitieuse  pour  son  œuvre 
dont  elle  comprend  l'utilité,  très  franche  dans  ses  explications, 
menant  son  monde  avec  entrain,  montant,  descendant  cinquante 
fois  par  jour  les  escaliers  de  sa  maison  et  portant  à  la  ceinture  le 
trousseau  de  clefs  qui  sonne  à  côté  du  long  chapelet. 

L'œuvre  est  trop  pauvre  actuellement  pour  acheter  un  terrain  et 
y  bâtir,  élever  des  constructions  appropriées  à  sa  destination  ;  elle 
est  donc  locataire  d'une  modeste  maison  qui  semble  appartenir  à 
une  petite  ville  de  province  et  faite  pour  abriter  un  vieux  ménage 
de  goûts  tranquilles  et  d'habitudes  sédentaires.  Balzac  y  eût  volon- 
tiers placé  un  chanoine  alourdi  par  l'âge,  ou  quelque  vieille  fille 
casanière,  gardant  son  chat  sur  ses  genoux,  tricotant  et  murmurant 
une  romance  du  temps  de  sa  jeunesse.  C'est  triste,  froid,  presque 
délabré;  mais  les  religieuses  ont  passé  par  là,  et  tout,  de  la  cave  au 
grenier,  est  d'une  propreté  éclatante.  Ce  n'est  qu'un  berceau,  pas- 
sons; il  y  en  eut  de  plus  humbles,  à  Saint-Servan  pour  les  Petites 
Sœurs  des  Pauvres,  rue  des  Postes,  pour  les  aveugles  de  Saint-Paul. 
La  porte  cochère,  percée  d'un  judas  grillé,  s'est  ouverte  ;  je  suis 
entré  dans  une  petite  cour  pavée,  entourée  sur  trois  côtés  par  des 
bâtimens  à  deux  étages  ;  une  sœur  blanche  et  noire  est  sortie  de 
la  loge  du  portier;  j'ai  traversé  un  étroit  vestibule;  une  ancienne 
salle  à  manger  sert  de  salle  d'attente  et  communique  avec  l'ancien 
salon,  qui  est  devenu  le  parloir.  Tout  cela  est  de  dimension  res- 
treinte et  d'apparence  pauvrette  ;  sur  les  murailles,  en  guise  d'or- 
nement, deux  cartes  photographiques  représentant  le  Christ  du 
Guide  et  la  Madone  de  Carlo  Dolci  :  ces  reproductions  de  peintures 
molles,  dont  l'expressive  douceur  constitue  le  seul  mérite,  sont 
bien  à  leur  place  dans  cette  maison,  oii  la  tendresse  accueille  la 
débilité. 

Sur  la  table  il  y  a  un  registre,  le  registre  officiel  :  ce  que  la  pré- 
fecture de  police  appelle  le  livre  des  garnis,  délivré,  signé,  para- 
phé par  le  commissaire  du  quartier,  et  sur  lequel,  sous  peine  de 
contravention,  il  faut  inscrire  le  nom,  la  date  d'entrée,  la  profes- 
sion, la  provenance  de  toute  personne  prenant  logis  dans  la  maison. 
Tous  les  jours,  les  inspecteurs  du  service  des  garnis  viennent  relever 
les  indications  et  signer  la  feuille,  qui  est  la  feuille  de  présence. 
Cette  formalité  est  indispensable,  car  la  maison  est  un  caravansé- 
rail où  passent  les  voyageuses  sans  asile  et  dont  il  peut  être  néces- 
saire de  connaître  les  étapes.  Sous  ce  rapport,  mais  sous  ce  rap- 
port seulement,  la  maison  est  assimilée  à  celle  des  logeurs  et  est 


LA    CHARITÉ    PRIVEE    A    PARIS.  581 

tenue  de  se  conformer  aux  règlemens  protecteur.^  qui,  dans  cer- 
tains cas,  défendent  la  sécurité  et  éclairent  la  justice.  A  ses  débuts, 
l'Hospitalité  du  travail  a  dû  payer  patente  de  logeur,  mais  elle  a  été 
exemptée  de  celte  contribution,  aussitôt  que  l'on  eut  reconnu  les 
services  qu'elle  rendait  sans  marchander  à  la  population  indigente 
de  Paris;  à  cet  égard,  l'administration  municipale  a  mis  un  empres- 
sement qu'il  faut  louer.  J'ai  parcouru  le  registre,  qui  est  intéressant 
à  plus  d'un  titre.  On  voit  les  provenances,  elles  sont  diverses  : 
l'hôpital,  le  vagabondage,  la  prison  même,  fournissent  leur  con- 
tingent; la  plupart  des  noms  sont  suivis  de  la  mention  :  sans 
papiers,  c'est-à-dire  identité  contestable,  parfois  dissimulée,  parfois 
même  ignorée.  Que  de  fois,  lorsque  j'assistais,  en  1869,  à  l'inter- 
rogatoire des  femmes  arrêtées,  j'ai  entendu  des  dialogues  dont  je 
restais  troublé  jusque  dans  l'âme  :  «  Comment  vous  nommez-vous? 

—  On  m'appelle  la  Ghiffonnette.  —  Ce  n'est  pas  un  nom.  —  Je 
n'en  ai  pas  d'autre.  —  Quel  est  votre  nom  de  famille?  —  Je  ne  sais 
pas.  —  Où  est  votre  père?  Où  est  votre  mère?  —  Je  ne  sais  pas. 

—  Les  avez-vous  connus?  —  Jamais.  —  Qui  est-ce  qui  prend  soin 
de  vous?  —  Personne.  —  Avec  qui  vivez-vous?  —  Avec  tout  le 
monde.  —  Où  demeurez-vous?  —  Nulle  part.  »  Une  fois,  M.  Mari- 
cot,  sous-chef  du  bureau  des  mœurs  à  la  préfecture  de  police,  ques- 
tionnait en  ma  présence  une  fillette  de  seize  à  dix-sept  ans,  ébou- 
riffée, impudente  et  néanmoins  émue.  Brusquement  il  lui  dit  : 
«  Avez-vous  entendu  parler  de  Dieu?  »  Elle  répondit  :  «  Dieu? 
Ah!  oui,  un  vieux,  qui  a  une  grande  barbe.  »  Ces  souvenirs  s'évo- 
quaient d'eux-mêmes  pendant  que  je  feuilletais  le  registre ,  et  la 
note  «  sans  papiers  »  me  rappelait  la  longue  théorie  des  filles 
perdues  qui  avaient  défilé  devant  moi  lorsque  j'étudiais  la  race 
malade  qui  végète  sur  le  trottoir,  traverse  Saint-Lazare,  souffre  à 
Lourcine,  reste  quelques  jours  à  la  Maternité,  porte  le  fruit  ano- 
nyme de  sa  déchéance  à  l'Hospice  des  enfans  assistés  et  meurt  à  la 
Salpêtrière,  ou  à  la  maison  centrale  de  Gtermont,  ou  dans  un  asile 
d'aliénées.  Sur  ce  livre  j'ai  pu  constater  une  fois  de  plus  combien 
Paris  serait  peu  misérable  si  les  misérables  de  province  ne  l'en- 
vahissaient. Les  200  dernières  entrées,  que  j'ai  vérifiées  une  à  une, 
fournissent  un  renseignement  précis  :  35  Parisiennes,  165  provin- 
ciales ou  étrangères;  l'Italie,  l'Espagne,  le  grand-duché  de  Bade, 
la  Belgique,  la  Hollande  sont  représentés  et  figurent  à  côté  de  la 
Martinique,  de  l'Algérie  et  du  Sénégal.  On  ne  tient  pas  note  de  la 
religion,  je  le  regrette;  j'aurais  voulu  reproduire  des  chiffres  et 
prouver  que  l'Hospitalité  est  sans  limites  comme  sans  restriction  ; 
elle  ne  tient  pas  compte  des  sectes;  elle  accueille  la  juive,  la  pro- 
testante ou  toute  autre  :  elle  est  vraiment  catholique,  au  sens  origi- 


582  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

nel  du  mot,  c'esl-à-dire  universelle.  Aux  malheureuses  qui  viennent 
heurter  à  la  porte  elle  ne  demande  pas  :  «  Quel  est  le  Dieu  que  tu 
sers?  »  Elle  leur  dit  :  «  Tu  souffres,  tu  es  errante,  sois  la  bienvenue; 
tu  nous  appartiens,  n 

Dans  quel  état  arrivent-elles?  On  peut  le  comprendre  en  visitant 
les  annexes  du  grand  dortoir  ;  à  côté  d'une  p'  tite  salle  d'attente  et 
d'un  cabinet  d'enregistrement,  s'ouvre  une  pièce  violemment  aérée 
et  qui  sent  le  soufre,  c'est  la  pouillerie.  Là,  autour  d'un  cylindre 
en  tôle,  on  suspend  les  nippes  que  rien  n'a  épargnées  :  ni  la  pluie, 
ni  le  soleil,  ni  la  crotte,  ni  le  gravier  des  tas  de  sable  sur  lesquels 
on  a  dormi,  ni  la  terre  des  fossés  où  l'on  s'est  couché.  A  côté  de  la 
robe  d'indienne  effilochée,  on  accroche  le  jupon  déchiré,  et  les 
bas,  quand  il  y  en  a,  et  la  chemise,  s'il  en  est.  On  purifie,  on  désin- 
fecte ces  paavres  loques^  qui  reprennent  quelque  consistance,  per- 
dent leurs  parasites  et  leur  mauvaise  odeur.  Dès  que  la  femme  a 
été  accueillie  à  l'Hospitalité  de  nuit,  elle  est  déshabillée  et  mise  au 
bain.  Elle  aussi,  comme  son  costume,  elle  a  besoin  de  déposer  au 
fond  d'une  baignoire  toutes  les  scories  étrangères  dont  elle  est 
souillée.  Il  en  est  plus  d'une  qui  regimbe  et  qui  dit  :  «  Un  bain  ? 
Pourquoi?  Je  ne  suis  pas  malade.  »  Leur  expliquer  que  la  malpro- 
preté est,  sinon  une  maladie,  du  moins  la  cause  de  bien  des  mala- 
dies, serait  peine  perdue.  On  se  contente  de  leur  répondre  :  «  C'est 
le  règlement,  »  et  on  les  surveille  pour  que  l'ablution  ne  soit  pas 
évitée.  Dans  bien  des  cas,  l'étoupe  et  le  savon  noir  seraient  utiles  ; 
si  la  maison  est  agrandie,  si  la  salle  de  bains  est  ample  et  bien 
outillée,  on  y  viendra.  Le  dortoir  qui  fait  suite  à  la  pouillerie  est 
vaste,  de  construction  récente  et  légère,  —  pans  de  bois  et  plâtre;  — 
il  doit  être  glacial,  car  j'y  vois  deux  gros  poêles  en  fonte  que  l'on 
allume  le  soir,  pendant  les  mois  d'hiver;  les  lits  se  pressent  :  on 
en  a  ajouté  quelques-uns  dans  la  partie  médiane  ;  partout  où  une 
couchette  a  pu  être  installée,  une  femme  de  plus  a  été  admise.  Je 
compte  soixante-huit  lits  dans  cette  seule  salle  ;  on  en  a  dédoublé 
quelques-uns  pour  en  gréer  une  plus  grande  quantité  ;  réglemen- 
tairement, chaque  lit  doit  être  composé  d'une  paillasse  et  d'un 
matelas;  plusieurs  n'ont  que  l'une  ou  l'autre;  on  ne  s'en  plaint 
pas  :  cela  vaut  mieux  que  le  rebord  des  routes.  Un  traversin,  des 
draps  de  forte  toile  et  une  couverture  de  campement  complètent  la 
Uterie,  qui  n'est  inférieure  en  rien  à  celle  des  casernes  et  qui  est 
supérieure  à  celle  des  navires. 

Je  suis  surpris  de  voir  cinq  ou  six  lits  si  étroits  et  si  courts  qu'ils 
ressemblent  à  des  berceaux.  Ce  sont  des  berceaux,  en  effet;  qui 
accueille  la  mère  ne  peut  repousser  l'enfant.  Un  soir,  une  femme 
est  venue,  portant  un  pauvre  petit  dans  ses  bras  ;  elle  a  demandé 


LA    CHARITÉ   PRIVEE   A   PARIS.  58S 

asile  :  «  Entrez  vite,  chiiuffez-vous  ;  réchauffez  l'enfant,  qui  a  froid,  » 
et,  à  côté  du  lit  de  la  mère,  on  a  installé  la  bercelonnette.  Dans 
plus  d'un  cas,  c'est  une  femme  qui  accourt,  qui  frappe  en  hâte, 
car  elle  va  devenir  mère.  Bien  vite  on  va  chercher  un  fiacre,  et  une 
des  neuf  l'eligieuses  qui  composent  la  congrégation  de  Paris  la  con- 
duit à  la  Maternité,  où  elle  n'arrive  pas  toujours  à  temps.  Lorsque 
la  malheureuse  a  quitté  les  salies  de  l'hôpital  que  l'Assistance 
publique  a  ouvertes  pour  elle,  lorsque,  chancelante  encore,  affaiblie 
par  la  souffrance  et  inquiète  d'un  double  avenir,  elle  peut  marcher 
pendant  une  heure,  elle  revient  à  la  maison  d'Autvuil,  où  on  lui 
fait  place,  où  on  la  soigne,  où  on  lui  enseigne  le  travail  dont  elle 
pourra  vivre  et  faire  vivre  son  enfant.  Pour  ces  pauvres  filles  que 
le  vice  a  déjà  touchées  du  doigt  et  qu'on  ne  parvient  à  lui  arracher 
qu'à  force  de  cominisération,  une  précaution  touchante  est  prise 
par  les  sœurs  de  l'Hospitalité.  Quel  que  soit  l'âge,  quel  que  soit 
l'état  civil  d'une  femme,  dès  qu'elle  est  admise  datis  la  maison,  on 
ne  l'appelle  que  madame,  et  jamais  on  ne  prononce  son  nom  de 
famille.  C'est  M""^  Louise  ou  ÂP"^  Antoinette,  eût-elle  seize  ans, 
fût-elle  grand' mère.  En  outre,  on  a  remarqué  que  les  filles  mères 
ont  une  propension  presque  invincible  à  parler  de  leur  enfant,  à 
en  raconter  les  gentillesses  ou  à  se  plaindre  des  sacrifices  qu'il 
impose.  Par  une  délicatesse  féminine  que  je  trouve  exquise,  la 
supérieure  remet  à  ces  malheureuses  une  bague  de  cuivre  qui 
simule  Palliance,  cet  emblème  visible  du  mariage  que  la  femnie  du 
peuple  ne  quitte  jamais  et  qui,  pour  elle,  constate  son  droit  au 
respect.  Supercherie  ingénieuse  et  qui  n'a  rien  de  frivole ,  car  elle 
arrête  les  suppositions  injurieuses  et  les  propos  désobhgeans.  Lors- 
qu'une femme  se  présente,  la  supérieure  l'interroge  :  «  l!;tdS-vous 
mariée?  —  ^^on.  —  Avez- vous  un  enfant?  —  Oui.  —  Bien!  Mettez 
cette  bague  à  votre  doigt.  »  L'honneur  est  sauf,  et  le  cœur  maternel 
pourra  s'épancher  sans  péril. 

La  maison  est  bonne  et  les  cœurs  y  sont  compatissans  ;  cepen- 
dant elle  ne  peut  garder,  elle  ne  peut  aider  la  femme  dans  les  durs 
travaux  qui  succèdent  à  une  faute.  Ainsi  que  je  viens  de  le  dire, 
elle  s'en  sépare  momentanément;  elle  y  est  forcée.  Ni  là  ni  ailieurs, 
la  charité  chrétienne  ne  s'intéresse  à  ces  malheureuses  dans  l'instant 
le  plus  redoutable  de  leur  existence.  0  femmes,  femmes  irrépro- 
chables, mères  dévouées,  aïeules  fières  de  votre  lignée,  pensez  aux 
filles  mères;  oubhez  le  péché,  ne  considérez  que  le  désastre;  ne 
continuez  pas  à  vous  détourner  d'elles;  ne  punissez  pas  la  preuve 
de  la  faute  plus  que  la  faute  elle-même,  dont  le  résultat  seul  est  le 
plus  cruel  des  châtimens;  songez  à  tant  de  misère,  à  taat  de  jeu- 
nesse perdue,  à  toute  une  existence  compromise  pour  une  heure 


584  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

d'oubli,  pour  une  rencontre  peut-être  inconnue.  Que  vos  vertus 
impeccables,  que  le  vœu  de  chasteté  prononcé  par  les  religieuses, 
ne  vous  empêchent  pas,  ne  les  empêchent  pas  d'ouvrir  quelque  asile 
où  ces  infortunées  trouveront  le  secours  matériel  et  le  secours 
moral  dont  elles  ont  besoin.  A  ces  âmes  fourvoyées  il  faut  autre 
chose  que  le  règlement  administratif  de  la  Materoiié,  de  la  Bourbe, 
comme  elles  disent;  vous  en  relèverez  pins  d'une  quand  vous  y 
daignerez  compatir.  Si,  pareilles  aux  dame  s  (Ju  Bon-Pasieur,  qui  vont 
chercher  les  brebis  malades  jusqu'au  fond  des  léproseries,  vous  ne 
reculez  pas  dans  l'œuvre  de  la  pitié,  si  vous  tendez  la  main  à  la 
déchéance,  si,  parla  compassion,  vous  ressaisissez  des  cœurs  que 
le  vice  finira  par  atrophier,  vous  aurez  diminué  le  nombre  des  ber- 
ceaux dans  l'hospice  des  Enfans-Assistés  et  vous  aurez  empêché 
bien  des  créatures,  affolées  par  une  minute  d'hallucination,  d'aller 
s'asseoir  sur  la  sellette  de  la  cour  d'assises.  Vous  ferez  mieux  que 
saint  Vincent  de  Paul,  qui  recueillait  les  enfans  abandonnés;  vous 
les  sauverez,  avant  leur  naissance,  en  sauvant  leurs  mères. 

Ce  dortoir  où  la  femme  n'est  poir)t  séparée  de  son  enfant  est  la 
seule  construction  neuve  de  la  maison;  il  est  facile  de  reconnaître 
qu'il  a  été  élevé  en  hâte  dans  l'ancien  jardin,  dont  il  occupe  la 
moitié.  Ce  qui  reste  du  jardin  n'est  plus  qu'une  longue  allée,  gros- 
sièrement sablée,  où  l'on  fait  sécher  le  linge,  où  se  promènent 
quelques  poules  s'efforçant  à  découvrir  des  miettes  de  pain  au 
milieu  des  cailloux,  sans  ombrage,  et  terminé  par  un  mur  décrépit 
derrière  lequel  apparaissent  les  arbres  d'un  établissement  hydro- 
thérapique.  C'est  moins  un  jardin  qu'un  préau;  si  triste  qu'il  soit, 
il  a  son  utilité  et  peut  permettre  quelque  exercice.  Suhsistera-t-il 
longtemps?  J'en  doute;  au  nombre  toujours  croissant  de  femmes 
qui  viennent  crier  merci,  on  comprend  que  bientôt  il  disparaîtra  et 
sera  remplacé  par  un  nouveau  dortoir  où  les  places  seront  prompte- 
ment  disputées.  Les  services  rendus  ont  été  de  telle  importance 
que  la  réputation  de  la  maison  s'est  vite  répandue  dans  le  monde 
des  désespérées  et  qu'à  la  porte  la  sonnette  ne  cesse  de  retentir. 
C'est  hier,  cependant,  que  l'œuvre  fut  fondée.  La  première  entrée 
date  du  19  novembre  1880.  Une  institutrice  veuve,  sans  abri,  sans 
pain,  a  inauguré  l'Hospitalité  du  travail,  cela  lui  a  porté  bonheur; 
elle  n'y  est  pas  restée  longtemps,  et  la  situation  dont  elle  a  été 
pourvue  avait  de  quoi  la  satisfaire.  C'est  là  ce  que  celte  institution 
a  d'excellent  et  de  véritablement  maternel  :  non  contente  de  s'ou- 
vrir devant  les  malheureuses ,  de  les  hospitaliser,  de  les  nourrir 
et  bien  souvent  de  les  vêtir,  de  leur  ofï'rir  un  repos  de  trois  mois, 
elle  ne  s'en  sépare  qu'en  leur  donnant  une  condition  où  la  vie  est 
assurée.  Pour  les  religieuses  qui  dirigent  la  maison,  pour  les  femmes 


LA   CHARITÉ  PRIVÉE    A   PARIS.  585 

du  monde  bienfaisantes  qui  les  aident  plus  eiïicacement  que  par  des 
conseils,  le  labeur  est  double  :  d'une  part,  subvenir  aux  besoins 
multiples  de  l'indigence  éperdue;  d'autre  part,  établir  des  rela- 
tions au  dehors,  se  mettre  en  communication  avec  des  familles 
offrant  toute  garantie  de  moralité,  regarder  dans  les  magasins,  da^is 
les  arrière-boutiqnes,  dans  les  cuisines,  dans  les  antichambres,  dans 
les  blanchisseries  et  y  caser  en  toute  sécurité  celles  qui  sont  tom- 
bées de  misère  sur  le  seuil ,  auxquelles  on  a  rendu  le  courage  et  le 
goût  de  vivre,  que  l'on  a  restaurées,  ramenées  au  bien  et  qui  ne 
demandent  plus  que  le  salaire  du  au  travail. 

Ainsi  que  l'on  vient  de  le  voir,  l'acte  de  préservation  est  com- 
plet, s'exerce  avec  une  persistance,  avec  une  sagacité  remarquables 
et  dans  des  proportions  qu'il  est  bon  de  faire  connaître.  Pendant  les 
années  1881,  1882,  1883,  le  nombre  des  femmes  reçues  en  hospi- 
talité a  été  de  7,53/i,  sur  lesquels  3,653  ont  été  placées  :  près  de 
la  mioitié,  ce  chilfre  est  considérable,  mais  il  paraîtra  bien  plus  con- 
sidérable si  Ton  sait  que  l'Hospitalité  de  nuit  a  cessé  de  fonctionner 
d'une  façon  régulière  et  définitive  avec  les  derniers  jours  de  1882; 
beaucoup  de  femmes,  eu  1882  et  en  1881,  n'ont  donc  fait  que  tra- 
verser le  dortoir  et  ne  se  sont  pas  assises  dans  les  ateliers.  On  peut 
affirmer  sans  craindre  de  se  tromper  qu'actuellement  les  deux 
tiers  au  moins  des  femmes  recueillies  ne  quittent  la  maison  que 
pour  entrer  en  condition;  c'est  la  un  résultat  exceptionnel.  Le 
séjour  est  plus  ou  moins  prolongé,  selon  les  occasions  plus  ou 
moins  facilement  rencontrées;  mais,  dans  certains  cas,  on  a  soin 
de  ne  se  point  presser,  car  ce  n'est  pas  seulement  une  indigente 
que  l'on  héberge,  c'est  une  malade  ou  peu  s'en  faut,  et  l'on  s'oc- 
cupe de  fortifier  sa  santé  avant  de  s'enquérir  d'une  condition  à 
lui  offrir.  En  effst,  et  je  l'ai  dit  plusieurs  fois,  il  est  impossible  à 
nos  hôpitaux  déjà  trop  encombrés  de  garder  les  malades  aussi  long- 
temps qu'il  serait  nécessaire  à  un  rétablissement  complet.  Dès  que 
la  période  aiguë  et  dangereuse  du  mal  est  passée,  dès,  comme  l'on 
dit,  que  le  malade  peut  se  tenir  sur  ses  jambes,  il  est  congédié,  car 
bien  d'autres  attendent  qui  réclament  sa  place.  Les  plus  heureux 
sont  ceux  qui,  après  le  séjour  à  1  hôpital,  sont  envoyés  à  l'hospice 
du  Vésinet;  mais,  là  non  plus,  on  ne  leur  permet  pas  toujours  de 
recouvrer  toute  la  santé,  et  l'on  abrège  la  convalescence.  Si  la 
femme  qui  vient  de  traverser  ces  deux  étapes  n'a  point  de  famille 
pour  la  recevoir,  point  de  domicile  pour  s'y  réfugier,  ce  qui  est  le 
cas  de  toutes  les  servantes,  si  elle  n'a  pas  de  ressources,  si  nul  être 
charhable  ne  l'accueille  au  foyer,  que  va-t-elle  devenir,  seule, 
pauvre,  trop  faible  pour  travailler,  trop  dolente  encore  pour  laire 
les  démarches  oix  elle  aura  peut-être  la  fortune  de  trouver  à  mettre 


586  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fin  à  sa  misère?  Elle  va  à  Auteuil  :  la  mère  de  THoppil alité  ne  la 
repousse  pas;  la  convalescente  peut  se  reposer  dans  la  sécurité  de 
la  maison  bienfaisante;  peu  à  peu,  elle  ressaisit  ses  forces;  elle 
devient  valide.  Quand  elle  est  enfin  tout  à  fait  vaillante,  on  lui 
ouvre  la  condition  où  le  pain  de  chaque  jour  sera  le  gain  de  son 
labeur;  encore  une  qui  sera  sauvée!  Dans  les  trois  dernières  années, 
1,815  femmes  sortant  des  hôpitaux  ou  de  l'hospice  du  Vésinet  ont 
achevé  de  se  guérir  sous  la  surveillance  et  par  les  soins  des  reli- 
gieuses de  Notre-Dame-du-Galvaire. 

II.     —     LES      PENSIONNAIRES. 

L'hôpital  n'est  pas  seul  à  déverser  son  trop  plein  à  l'Hospitaliié 
du  travail;  la  préfecture  de  police  a  souvent  recours  à  elle  et  lui 
demande  de  l'aider  à  faire  le  bien.  La  police  n'arrête  pas  seulement 
les  voleurs  et  les  vngabonds  de  profession;  elle  ramasse  aussi  les 
indigens,  compatit  à  leur  détresse  et  cherche  à  les  secourir;  mais, 
nous  le  savons,  elle  n'a  d'autre  asile  à  leur  offrir  que  ses  postes  ou 
son  déj  ôt;  elle  recule  devant  cette  extrén)ité;  elle  s'adresse  alors 
aux  maisons  charitables  dont  il  ne  lui  est  pas  difficile  d'apprécier 
l'ulilité  et  qu'elle  soutient  par  de  faibles  subventions,  en  rapport 
avec  son  budget.  Elle  a  l'œil  exercé;  tout  de  suite  elle  fait  la  part 
de  la  misère  et  s'eiforce  de  la  mettre  sur  la  voie  du  salut.  Dans  ses 
bureaux,  si  calomniés  et  pourtant  si  maternels,  on  sait  mieux 
qu'ailleurs  que  pauvreté  n'est  point  crime,  et  l'on  sait  aussi  que  la 
vie  des  grandes  villes  a  parfois  des  heures  impitoyables.  Quand  une 
femme  sans  argent  ni  logis  a  marché  toute  la  nuit  et  qu'épuisée, 
fourbue,  elle  est  tombée  sur  un  banc,  endormie  de  lassitude  et 
désespérée,  elle  n'a  plus  la  force  de  fuir  quand  les  gardiens  de  la 
paix  s'approchent  d'elle  et  l'interrogent.  Elle  les  suit  humblement, 
vaincue  par  un  destin  sans  pitié.  Elle  est  conduite  chez  le  commis- 
saire de  police,  qui  l'envoi,  à  «  la  division.  »  Là,  on  la  questionne 
et  l'on  reconnaît  la  vérité.  On  ne  peut  la  diriger  sur  le  dépôt,  qui 
est  une  pjison,  car  elle  n'a  commis  aucun  délit;  on  ne  peut  la  livrer 
('.  à  justice,  »  car  si  elle  a  Tait  acte  de  vagabondage,  elle  y  a  été 
contrainte  par  les  circonstances.  On  écrit  à  la  supérieure  de  la  mai- 
«îon  d' Auteuil  :  «  Voilà  une  femme  qui  a  été  trouvée  errante  sur  la 
foie  publique  et  dont  la  misère  seule  est  coupable,  en  voulez-vous?  » 
Puis  on  l'expédie  sous  la  conduite  d'un  agent  vêtu  en  bourgeois  ; 
la  supérieure  répond  :  «  Je  la  garde  et  je  la  garderai  tant  que  je 
n'aurai  pas  trouvé  à  la  placer.  »  Si  la  première  division  de  la  pré- 
fecture voulait  ouvrir  ses  dossiers,  on  pourrait  y  rassembler  les  élé- 
mens  d'un  curieux  travail  :  la  police  et  la  bienfaisance.  Du  mois 


LA    CHARITÉ   PRIVEE   A   PARIS.  587 

de  janvier  1881  à  la  fin  du  mois  de  décembre  1883,  le  nombre  des 
femmes  entrées  à  l'IIuspitaliré  du  travail  sous  les  auspices  que  je 
viens  de  dire  a  été  de  1,06S,  et,  parmi  elles,  il  y  en  a  plus  d'une 
qui  a  dû  s'étendre  dans  un  lit  et  manger  à  sa  faim  pour  la  pre- 
mière fois  depuis  longtemps.  Au  matin,  lorsqu'elles  se  réveillent, 
elles  sont  toutes  surprises  de  se  trouver  dans  un  dortoir  et  d'être 
enveloppées  d'une  couverture.  L'une  d'elles  me  disait  :  «  Ah!  mon- 
sieur, quelles  délices  !  » 

On  est  q'ielquefois  en  face  de  circonstances  tellement  étranges 
qu'elles  semblent  appartenir  au  roman  plus  qu'à  la  réalité.  Lorsque 
je  visitai  la  maison  d'Auteuil,  j'aperçus  dans  la  cour  une  jeune 
femme  aveugle  qu'une  religieuse  tenait  par  le  bi-as  et  dirigeait  vers 
un  escalier.  Je  fus  surpris  et  je  dis  à  la  sœur  :  «  Yuus  recevez  donc 
aussi  les  aveugles?  »  Elle  me  répondit  :  «  Nous  ne  pouvons  cepen- 
dant pas  les  mettre  à  la  porte  et  les  jeter  dans  la  rue.  »  J'ai  eu  la 
curiosité  de  faire  une  enquête  sur  celte  malheureuse,  et  j'en  puis 
raconter  l'histoire.  Au  mois  de  mars  1883,  on  fut  surpris  de  voir 
une  femme  aveugle  se  présenter  inopinément  à  l'hospice  desQuinze- 
Tingts  et  demander  à  y  être  admise.  Elle  arrivait  en  fiacre  avec  un 
petit  bagage  et  venait  directement  de  la  gare  du  chemin  de  fer  de 
Lyon-Méditerranée.  On  lui  demanrk  ses  titres  d'admission,  elle 
n'en  avait  pas;  son  âge,  elle  avait  vingt- neuf  ans;  on  lui  lit  obser- 
ver que  l'hospice  ne  s'ouvrait  que  pour  les  personnes  ayant  dépassé 
la  quarantième  année  et  qu'il  était  impossible  de  la  recevoir.  Son 
désappointement  fut  extrême;  elle  n'avait  pas  d'argent  pour  aller 
loger  dans  un  garni,  elle  n'avait  point  de  domicile  et  ne  connaissait 
personne  à  Paris.  Le  bon  roi  saint  Louis  n'aurait  pas  refusé  d'abri- 
ter la  malheureuse  pendant  quelques  jours  dans  la  maison  qu'il  a 
fondée,  mais  le  bon  roi  saint  Louis  est  mort,  et  il  n'y  a  plus  de 
vivant  qu'un  règlement  qui  ne  supporte  pas  d'exceptions.  La  pauvre 
fille  fut  menée  chez  le  commissaire  du  quartier,  qui  l'envoya  au 
second  bureau  de  la  première  division  de  la  préfecture  de  police. 
On  ne  pouvait  l'y  garder;  on  ne  savait  où  la  mettre  en  hospita 
lité.  Le  chef  de  bureau  la  conduisit  lui-même  au  dépôt  afin  de  la 
recommander  directement  et  avec  instance  à  la  supérieure  des 
Sœurs  de  Marie-Joseph,  qui  ont  la  garde  des  femmes  détenues. 
Dès  le  lendemain,  il  écrit  pour  la  signaler  de  nouveau  aux  soins 
particuliers  des  religieuses.  La  supérieure  répond  :  «  Elie  a  une  lite- 
rie double  et  la  nourriture  de  l'infirmerie.  »  Là,  du  moins,  elle  était 
en  repos  et  en  sûreté;  on  avait  quelque  loisir  pour  la  tirer  du  mau- 
vais pas  où  son  imprudence  l'avait  jetée. 

Elle  se  nomme  Philippine  B...  Elle  est  née  aveugle  à  Ajaccio,  fille 
naturelle,  de  parens  inconnus,  la  nourrice  à  laquelle  on  l'a  confiée 


588  RETLE   DES    DEUX   MONDES. 

l'a  gardée  pendant  son  enfance.  Sa  ville  natale  la  plaça  à  l'Institut 
des  jeunes  aveugles  de  Toulouse;  elle  y  reçut  l'instruction  compa- 
tible à  son  infirmité  et  y  resta  jusqu'à  l'âge  de  vingt-six  ans;  elle 
revint  alors  à  Ajaccio,  persuadée  qu'elle  y  pourrait  gagner  sa  vie 
en  donnant  des  leçons  à  des  enfans  frappés  de  cécité;  elle  fut  déçue 
de  tout  espoir  et  tomba  dans  la  misère.  Une  personne  charitable  la 
recueillit  pendant  quelque  temps  et  lui  donna,  comme  l'on  dit,  le 
vivre  et  le  couvert.  Elle  se  fatigue  de  cette  existence  subalterne; 
elle  écrit  au  ministre  de  l'intérieur  et  demande  à  être  nommée  insti- 
tutrice dans  une  maison  d'éducation  pour  les  aveugles;  on  lui 
répond  que  les  cadres  sont  complets  et  qu'il  n'y  a  point  de  place 
pour  elle.  Cela  ne  la  décourage  pas;  elle  a  une  haute  opinion  d'elle, 
et  ses  illusions  lui  persuadent  qu'il  lui  suffira  de  venir  à  Paris  pour 
être  reçue  par  le  ministre  de  l'intérieur  et  pour  obtenir  de  lui  la 
création  immédiate  d'une  institution  d'aveugles  en  Corse,  dont  elle 
serait  la  directrice.  Ce  projet  s'empare  d'elle  jusqu'à  l'obsession; 
elle  ignore  les  formalités  indispensables,  les  conditions  d'âge  impo- 
sées, les  diplômes  dont  il  faut  être  pourvue.  Paris  est  pour  elle 
une  terre  promise  ;  si  elle  y  touche,  elle  est  sauvée,  car  là  seule- 
ment on  rend  jusiice  au  vrai  mérite,  et  le  sien  ne  sera  pas  méconnu. 
Elle  réussit  à  faire  partager  son  erreur  à  une  femme  qui  lui  voulait 
du  bien;  elle  en  reçut  le  prix  de  son  voyage  et  partit.  On  a  vu 
quelles  ont  été  ses  premières  étapes;  on  voulut  savoir  à  quoi  s'en 
tenir  sur  son  compte.  Le  télégraphe  interrogea  qui  de  droit  à  Ajac- 
cio; la  réponse  ne  se  fit  pas  attendre  :  «  Philippine  B...  est  d'une 
irréprochable  moralité  et  très  digne  d'intérêt.  »  La  préfecture  de 
police  entra  immédiatement  en  campagne  pour  enlever  la  malheu- 
reuse au  dépôt  et  la  placer  dans  une  maison  hospitalière. 

On  pensa  d'abord  aux  Sœurs  de  Saint-Paul,  qui,  les  lecteurs  ne 
l'ont  pas  oublié,  se  consacrent  aux  aveugles.  Malheureusement  la 
postulante  était  dans  des  conditions  particulières  qui  rendaient  son 
admission  impossible;  non-seulement  elle  était  trop  âgée  pour  se 
plier  à  la  discipline  d'une  maison  où  l'on  travaille  et  où  l'on  prie, 
mais  on  savait,  à  n'en  point  douter,  que,  si  elle  entrait  dans  une 
association,  ce  serait  pour  y  commander  et  non  pour  y  obéir.  Ses 
lettres  en  faisaient  foi,  lettres  parfois  emphatiques,  un  peu  exaltées, 
où  l'orgueil  ne  se  dissimulait  guère  ;  on  y  devinait  sans  peiue  que 
Philippine  B...  rêvait  de  fonder  une  œuvre,  elle  aussi,  de  la  diri- 
ger, d'en  être  la  supérieure.  Entre  elles  et  les  religieuses  de  Saint- 
Paul  la  lutte  eût  commencé  dès  le  premier  jour;  la  bonne  tenue 
de  la  maison,  qui  donne  les  résultats  excellons  que  j'ai  signalés  (1), 

(1)  Voyez  la  Revue  du  I*""  mars. 


LA    CHARITÉ   PRIVEE    A   PARIS.  589 

exigeait  qu'elle  n'y  prît  point  place  :  elle  n'y  fut  pas  reçue.  Ces  con- 
sidérai ions  morales,  beaucoup  plus  que  la  question  de  la  pension 
annuelle  qu'elle  ne  pouvait  payer,  empêchèrent  la  supérieure  de 
l'accueillir  dans  l'ouvroir  de  la  cécité. 

La  déconvenue  de  la  préfecture  de  police  fut  complète;  mais 
c'est  une  intelligente  personne,  elle  comprit  la  valeur  des  objec- 
tions qui  neutralisaient  une  bienfaisance  désireuse  de  s'exercer  ;  elle 
ne  se  découragea  pas  pour  un  échec.  Elle  commença  par  donner 
quelque  argent  à  l'aveugle  et  consulta  l'aumônier  de  Saint-Lazare 
que  ses  fonctions  mettent  naturellement  en  rapport  ?vec  les  œuvres 
charitables  ouvertes  aux  femmes  malheureuses.  11  n'hésita  pas  et 
conduisit  Philippine  B...  à  l'Hospitalité  du  travail.  Là,  elle  serait  une 
exception  et  ne  pourrait,  par  conséquent,  exercer  aucune  influence 
fâcheuse  sur  des  compagnes  d'infirmité.  Pendant  les  trois  mois 
qu'elle  avait  le  droit  d'y  rester,  on  pour/ait  peut-être  la  faire  rapa- 
trier par  les  soins  du  ministère  de  l'intérieur,  ou,  invoquant  les 
prescriptions  de  la  loi  du  'Ih  vendémiaire  an  ii,  qui  détermine  le 
domicile  de  secours,  obtenir  que  la  ville  d'Ajaccio  la  prît  à  sa  charge. 
J'ignore  si  la  supérieure  se  fit  tant  de  raisonnemens,  mais  je  sais 
qu'elle  accepta  Philippine.  J'ai  dit  que,  pendant  trois  mois,  elle  pou- 
vait demeurer  dans  la  petite  maison  d'Auteuil,  je  le  répète  d'après 
le  règlement;  mais  je  connais  les  règlemens  des  institutions  chari- 
tables, on  ne  les  délibère,  on  ne  les  promulgue  que  pour  avoir  le 
plaisir  de  les  vioh'r  :  jamais  charte  constitutionnelle  ne  fut  moins 
respectée.  Trois  mois!  il  en  faut  sourire.  Philippine  B...  est  entrée 
à  l'Hospitalité  du  travail,  le  5  mars  1883;  elle  y  est  toujours,  et, 
pendant  longtemps  encore  sans  doute,  elle  y  promènera  son  ennui, 
ses  illusions  et  sa  cécité. 

Elle  n'est  pas  la  seule  qui  prolongera  son  séjour  au-delà  du  terme 
fixé  ;  «  il  y  a  des  précédens,  »  comme  l'on  dit  en  bureaucratie.  Le 
6  mars  dernier,  une  femme  a  quitté  la  maison  après  y  être  restée 
pendant  quatorze  mois.  Ayant  atteint  la  zone  trouble  qui  flotte  de 
la  quarante-cinquième  à  la  cinquantième  année,  défaillant,  se  rele- 
vant, portée  à  l'hôpital,  en  sortant,  y  retournant,  sans  équilibre, 
entre  un  passé  qui  s'efforçait  de  subsister  encore  et  un  état  nouveau 
qui  avait  peine  à  saisir  sa  forme  définitive,  elle  était  incapable  d'un 
service  coniinu  et  exigeait  tant  deménagemens  que  nul  maître  n'au 
rait  eu  la  condescendance  de  la  garder.  La  foi  religieuse  est  faite  de 
patience  parce  qu'elle  ne  désespère  jamais.  La  pauvre  femme  en 
fit  l'expérience  à  Auteuil.  Lorsqu'elle  tombait  trop  malade  pour 
demeurer  sans  péril  à  la  maison ,  elle  était  conduite  à  l'hôpital 
Beaujon  ;  dès  qu'elle  se  sentait  effleurée  par  la  convalescence,  elle 
retournait  près  des  sœurs  de  l'Hospitalité.  Cinq  i'ois  elle  s'en  alla, 
cinq  fois  elle  rentra  au  bercail.  Elle  pleurait  et  perdait  courage.  La 


590  REVUE   DliS    DEUX   MONDES. 

supérieure  lui  disait  :  «  Ne  vous  désolez  pas,  ma  bonne  ;  ce  n'est 
qu'un  mauvais  temps  à  traverser,  votre  santé  se  rétablira  et  nous 
vous  caserons.  »  La  santé  s'est  enfin  consolidée;  une  place  «  très 
do-ice  »  a  été  offerte  et  acceptée  avec  gratitude.  Sans  la  bonté  des 
snsurs  et  si  l'on  s'éiait  conformé  à  la  lettre  du  règlement,  que  serait 
devenue  cette  malheureuse? 

Toutes  les  femmes  qui  viennent  chercher  un  asile  dans  la  mai- 
son ne  sont  pas  valides  et  ingambes,  il  y  en  a  qui  sont  infirmes, 
qui  sont  estropiées,  auxqueli.es  toute  besogne  suivie  est  inter- 
dite par  une  débilité  physique  que  rien  ne  peut  vaincre;  les 
renverra -t-on,  celles-là,  précisément  parce  qu'elles  sont  plus  à 
plaindre  que  d'autres?  Non  pas,  elles  sont  au  repos;  qu'elles  y 
restent.  Elles  encombrent  la  maison,  me  disait-on,  elles  l'encom- 
brent indéfiniment.  Je  l'ai  vu.  Le  lieu  de  passage  devient  ainsi 
un  refuge  définitif.  Gela  aussi  est  contraire  au  règlement  ;  on  ne 
s'en  soucie,  car  la  charité  est  insatiable ,  jamais  elle  ne  se  donne 
assez,  jamais  elle  ne  se  donne  trop.  Une  sœur  dont  l'accent  méri- 
dional dénonçait  l'origine,  me  disait  :  «  Eh!  les  pauvres!  ce  serait 
grand'pitifc  de  ne  pouvoir  les  garder,  les  chères!  »  A  côté  de  l'œuvre 
transitoire  une  œuvre  ferme  va  naître;  je  le  crois,  du  moins,  quoi- 
qu'on ne  m'en  aii  rien  dit.  On  aura,  —  on  a  déjà,  —  tant  de  com- 
misération pour  les  impotentes,  les  manchotes,  les  choréiques,  les 
vieilles  afi'aiblies  qu'on  ne  saura  leur  refuser  l'accès  de  la  maison; 
on  ne  tardera  pas  à  s'apercevoir  qu'elles  la  remplissent  et  alors  on 
aura  pour  elles  une  maison  spéciale  dont  elles  seront  les  maîtresses 
et  où  les  religieuses  les  serviront  pour  l'amour  de  Dieu.  La  charité 
a  accompli  de  plus  grands  prodiges;  si  l'on  veut  savoir  comment 
les  œuvres  de  la  bienfaisance  privée  s'épanouissent  et  se  dilatent, 
il  faut  regarder  du  côté  de  l'Hospitalité  du  travail;  je  serais  bien 
surpris  si,  de  ce  tronc  qui  sort  à  peine  de  terre,  ne  jaiUissaient  des 
rameaux  féconds.  L'arbre  sera  transplanté,  car  il  pousse  sur  un  ter- 
rain tellement  étroit  qu'il  est  menacé  d'y  être  étouffe. 

La  maison  est  trop  petite,  si  petite  qvi'elle  en  devient  inhospita- 
lière et  qu'elle  ment  à  son  litre.  Dans  le  réfectoire,  il  faut  faire 
deux  ou  trois  tabfées  successives,  car  on  a  beau  presser  les  places 
les  unes  contre  les  autres,  on  ne  peut  réussir  à  y  entasser  que  le 
tiers  environ  des  pensionnaires.  Pour  la  cuisine ,  il  en  est  de 
rnêine,  et  je  ne  devine  pas  comment  on  parvient  à  y  préparer  tant 
dfc  repas  et  tant  de  portions.  Escaliers  resserrés,  dortoirs  où  les 
lus  se  touchent,  recoins  qui  servent  de  lavabos,  cabinets  noirs 
dont  on  fait  des  vestiaires,  grenier  qui  est  une  chapelle,  sou- 
pente où  couchent  la  supérieure  et  deux  religieuses,  loge  de  tou- 
rière  qui  est  une  niche,  tout  est  à  jeter  bas  et  à  remplacer  par 
d'amples  salles  que  commande  le  nombre  des  femmes  hospita- 


LA   CHARITÉ   PRIVEE   A    PARIS.  59l 

Usées  et  qu'imposent  les  lois  de  l'hygiène.  Est-ce  sur  l'emplace- 
ment aiijourd'liui  occupé  que  l'on  pourra  bâtir?  Non,  certes;  on 
est  enclavé  par  des  propriétés  dont  le  prix  est  trop  élevé  pour  ne 
pas  faire  reculer  une  œuvre  qui  trouve  ses  plus  sûres  ressources 
dans  les  offrandes  versées  par  des  mains  charitables.  On  ne  veut 
pas  quitter  Auteuil,  on  ne  veut  pas  s'éloigner  du  lieu  de  naissance, 
je  le  comprends;  mais  ce  XVP  arrondissement,  nouvellement  annexé 
à  Paris,  dont  les  fortifications  l'avaient  englobé,  possède  de  vastes 
terrains,  de  vieux  jardins  où  des  constructions  pourraient  s'étaler 
sans  gêne.  J'en  parle  à  mon  aise  :  il  est  plus  facile  de  faire  des 
projets  que  de  les  réaliser  et  je  ne  devrais  pas  oublier  que  le 
loyer  de  la  maison,  qui  est  de  8,500  francs,  est  une  très  lourde 
charge  pour  l'œuvre,  qui  tend  la  main  et  quête  au  profit  des 
pauvres  femmes  qu'elle  accueille. 

C'est  surtout  lari-que  l'on  pénètre  dans  les  ateliers  qu'on  est  frappé 
de  la  dimension  dérisoire  de  ces  pièces  rabougries  où  les  plafonds 
sont  trop  bas,  les  murs  trop  rapprochés,  où  les  carreaux  du  dallage 
se  soulèvent  d'eux-mêmes,  où  les  portes  ferment  mal,  où  tout  est 
vieux  et  ressemble  aux  chambretles  d'un  u  vide-bouteille  «  aban- 
donné. Là  où  il  faudrait  de  la  place  pour  installer  des  tables  et  donner 
toute  liberté  aux  mouvemens,  les  ouvrières  sont  forcées  de  coudre 
«  les  coudes  au  corps,  »  faute  d'espace.  Dans  chaque  ouvroir  il  y 
a  SO  ou  ho  femmes  qui  travaillent  sous  la  surveillance  d'une  reli- 
gieuse, silencieusement,  maniant  l'aiguille  avec  rapidité  et  faisant 
de  la  lingerie  commandée  par  un  entrepreneur.  Les  ateliers  com- 
muniquent entre  eux  par  des  portes  étroites;  tout  le  monde  a  les 
yeux  baissés  sur  l'ouvrage  ;  je  regarde  et  à  bien  des  mains  je  recon- 
nais la  bague  de  cuivre  qui  est  l'alliance  simulée.  Que'ques-unes  de 
ces  femmes  sont  jeunes  ;  peu  sont  jolies  ;  il  y  a  en  elles  je  ne  sais 
quoi  de  flétri  et  de  fané  qui  ne  reverdira  plus.  Elles  ont  Lraversé 
trop  d'angoisses,  elles  sont  marquées  avant  l'âge  et  ce  n'est  pas  le 
temps  seul  qui  les  a  ridées.  Je  suis  fi-appé  de  ce  fait  que  presque 
toutes  les  chevelures  sont  ternes,  comme  si  la  sève,  prématurément 
tarie,  ne  les  alimentait  plus.  Bien  des  mains  sont  rugueuses,  avec 
des  ongles  écaillés  et  une  certaine  rigidité  dans  les  doigts  :  on  voit 
qu'avant  de  tirer  la  sonnette  de  la  maison  hospitalière,  elles  n'ont 
reculé  devant  aucune  besogne,  qu'elles  ont  foui  la  terre,  gâché  le 
mortier  et  bottelé  la  paille.  La  plupart  sont  d'attitude  humble;  la 
vie  a  trop  pesé  sur  leurs  épaules,  elles  en  restent  courbées;  deux 
ou  trois  ont  gardé  quelque  impudence  dans  le  regard  et  un  sourire 
narquois  qui  semble  l'expression  d'un  souvenir  que  la  vie  régulière 
et  laborieuse  achèvera  d'effacer.  Toutes  ne  sont  pas  arrivées  ici  en 
passant  par  la  grand' route,  et  plus  d'une  a  pris  le  chemin  de  traverse, 
le  chemin  mal  tracé,  peu  éclairé,  coupé  de  fossés  où  l'on  tombe  et 


592  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  marécages  où  l'on  se  noie.  Il  y  a  les  petites  provinciales,  ivres 
des  illusious  dont  j'ai  parlé,  que  les  placeuses  ont  grugées,  aux- 
quelles on  a  tout  offert,  excepté  un  métier  honnête  et  qui  sont 
accourues  vers  les  religieuses  en  criant  :  «  Sauvez-moi!  »  11  y  a  les 
pauvres  servantes  que  leurs  maîtres  ont  chassées  parce  que  leur 
faute  devenait  trop  apparente,  qui  ont  songé  au  suicide,  qui  peut- 
être  ont  essayé  de  se  suicider  et  qu'une  bonne  inspiration,  ou  un 
bon  commissaire  de  police,  a  conduites  à  la  maison  d'Auteuil.  Il  y 
a  les  femmes  abandonnées  par  leur  mari  ou  qai  se  sont  enfuies  de 
la  chambre  conjugale,  parce  qu'il  les  battait,  les  volait  et  les  forçait  à 
céder  la  place  à  une  concubine.  Il  y  a  là  toutes  les  misères,  toutes  les 
infortunes,  touies  les  déceptions  ;  mais  à  côté,  près  du  cœur,  il  y  a 
la  charité  qui  veille,  qui  ranime  l'espéance  et  relève  le  courage. 
Je  regardais  ces  êtres  auxquels  les  hasards  n'ont  peut-être  pas  été 
plus  démens  que  leurs  passions,  et  je  tournai  les  yeux  vers  la  supé- 
rieure; elle  me  comprit,  et,  à  ma  muette  interrogation,  elle  répon- 
dit :  «  Il  n'y  a  que  la  mort  qui  soit  sans  remède.  »  Dans  une  telle 
bouche,  ce  lieu-commun  me  parut  admirable.  Du  reste,  la  moitié, 
au  moins,  de  ces  femmes  sont  probes  et  de  bonnes  mœurs  ;  si  elles 
sont  tombées  si  bas  que  la  charité  privée  les  a  ramassées  pour  leur 
épargner  les  lenteurs  et  l'insuffisance  de  la  charité  publique,  c'est 
qu'elles  étaient  sans  ressources  et  dans  l'impossibilité  de  se  sub- 
venir à  elles-mêmes. 

On  n'est  ni  prisonnier  ni  cloîtré  dans  la  petite  maison  d'Auteuil  ; 
celles  qui  trouvent  la  discipline  trop  étroite,  —  elle  est  fort  large, 
—  restent  libres  de  pousser  la  porie  et  de  reprendre  la  vie  errante. 
La  supérieure  accorde  des  sorties,  mais  ces  sorties  sont  toujours 
inopinées;  on  ne  veut  pas  les  régulariser,  on  a  soin  de  ne  jamais 
les  annoncer  d'avance,  afin  d'éviter  les  rendez-vous  concertés  et 
les  rechutes  qui  deviennent  souvent  mortelles  lorsqu'elles  se  pro- 
duisent au  cabaret.  Là,  comme  dans  tous  les  refuges  où  viennent 
s'abriter  des  êtres  que  la  brutalité  du  sort  a  malmenés,  on  sait  que 
l'eau-de-vie  est  mauvaise  conseillèi  e,  qu'elle  désagrège  les  résolu- 
tions les  meilleures  et  qu'elle  pousse  aux  fautes  dont  les  conséquences 
sont  parfois  redoutables.  Aussi,  sur  ce  point,  la  règle  est  inflexible; 
une  femme  qui  rentre  ivre  est  expulsée  ;  quelles  que  soient  ses 
protestations,  quelle  que  soit  sa  conduite  antérieure,  un  seul  excès 
de  boisson  suffit  à  la  mettre  dehors  et  à  lui  fermer  pour  toujours 
la  porte  de  IHospiialité.  Cela  n'est  que  juste;  la  maison  est  un  lieu 
de  repos,  d'éducation  morale,  de  préparation  au  travail  rémunéré. 
Si  l'ivresse  s'y  introduisait,  le  bien  déjcà  obtenu  serait  compromis 
et  toute  espérance  d'amélioration  pour  l'avenir  devrait  être  aban- 
donnée. La  surveillance  des  religieuses  à  cet  égard  est  rigoureuse, 
et  il  n'est  point  facile  de  la  mettre  en  défaut. 


LA    CHARITÉ   PRIVEE    A    PARIS.  593 

La  plupart  de  ces  pauvres  femmes  sont  de  volonté  molle  et  d'âme 
inconsistante;  dans  leur  vie  sans  lendemain  le  hasard  a  joué  le 
principal  rôle;  elles  n'ont  guère  eu  que  des  rencontres,  nulle  affec- 
tion sérieuse  ne  les  a  soutenues  ;  aussi  sont-elles  surprises  et  comme 
déroutées,  dans  les  premiers  temps  de  leur  séjour  à  Anteuil,  lors- 
qu'elles voient  qu'on  les  protège  contre  l'oisiveté,  qu'on  les  astreint 
à  un  travail  en  rapport  avec  leurs  forces  et  qui  les  défend  contre 
elles-mêmes.  Les  plus  faibles  se  dénoncent  au  premier  abord  lors- 
qu'elles arrivent  ;  presque  toujours  elles  sont  accompagnées  dune 
autre  femme  qui,  par  esprit  d'imitation,  plus  peut-être  que  par  néces- 
sité, demande  à  être  reçue  dans  la  maison.  Le  résultat  de  l'interro- 
gatoire est  presque  toujours  identique  ;  «  Quelle  est  cette  femme 
qui  est  avec  vous?  —  C'est  mon  amie.  —  Depuis  quand  la  con- 
naissez-vous? —  Depuis  hier.  —  Où  l'avez-vous  rencontrée?  — 
Dans  une  crémerie.  »  On  sait  à  quoi  s'en  tenir,  et  si  les  deux  pos- 
tulantes sont  admises,  on  fait  en  sorte  de  les  isoler  l'une  de  l'autre, 
autant  que  le  permet  la  dimension  des  ateliers  et  des  dortoirs.  La 
précaution  est  sage;  malheureusement,  on  ne  peut  éviter  les  con- 
fidences, le  récit  des  aventures  qui  réveillent  et  qui  tentent  l'ima- 
gination. Les  servantes  sans  place  qui  se  complaisent  à  raconter 
ce  qui  se  passe  au  sixième  étage  des  maisons  bourgeoises  de  Paris, 
dans  les  corridors  où  s'ouvrent  les  chambres  des  domestiques,  sont 
dangereuses  entre  toutes  ;  c'est  comme  le  pays  des  Lotophages,  on 
le  regrette  et  l'on  y  voudrait  retourner. 

La  supérieure  qui  est  experte  et  perspicace,  qui  a  reçu  bien  des 
confessions  et  qui  souvent  a  dû  porter  la  main  à  son  chapelet  en 
écoutant  certaines  histoires,  est  à  la  fois  très  loyale  et  très  prudente 
dans  le  rôle  d'intermédiaire  qu'elle  exerce  avec  une  rare  bonté. 
Aux  personnes  chez  qui  elle  place  ses  pensionnaires  elle  ne  dissi- 
mule rien;  il  y  a  pour  elle  un  cas  de  conscience  à  ne  jamais  trom- 
per les  maîtres  et  les  patrons  en  quête  de  servantes  ou  d'ouvrières 
que  le  bon  renom  de  la  maison  a  attirés.  Elle  dit  la  vérité,  ne 
plaide  même  pas  les  circonstances  atténuantes,  fait  partai^er  l'es- 
pérance qu'elle  a  conçue  et  ne  se  trompe  guère  dans  ses  appré- 
ciations. Lorsqu'une  des  malheureuses  a  cette  bonne  fortune  d'être 
désignée  pour  une  place,  la  supérieure  la  fait  venir  et  lui  apprend 
qu'elle  est  pourvue  ;  elle  visite  ses  hardes,  pauvres  nippes  réparées 
vaille  que  vaille  et  où  manque  plus  d'une  pièce  essentielle  ;  elle  y 
ajoute  une  ou  deux  chemises,  des  bas,  un  iichu,  parfois  une  robe, 
puis  elle  la  conduit  elle-même  jusqu'à  la  porte.  Là,  au  seuil,  les 
pieds  déjà  sur  le  pavé  de  la  rue,  elle  lui  remet  l'adresse  de  la 
demeure  où  elle  est  attendue  pour  prendre  condition  :  «  Allez,  ma 
fille,  et  que  Dieu  vous  garde  !  »  De  cette  façon,  nulle  de  ses  com- 

TOMfi  LXii.  —  18i4.  38 


604  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pagnes  ne  saura  où  elle  va  et  ne  pourra  se  mettre  en  correspon- 
dance avec  elle.  Par  le  fait,  elle  rompt  avec  son  passé  et  pénètre 
dans  une  vie  nouvelle. 

Les  situations  qu'on  leur  procure  ainsi  sont  nécessairement  iné- 
gales et  correspondent  à  leurs  aptitudes  que  l'on  a  étudiées  avec 
sagacité  ;  les  unes  sont  bonnes  à  tout  faire  avec  un  petit  gage  et 
beaucoup  de  fatigue,  mais  elles  ont  le  pain  du  jour,  le  repos  de  la 
nuit  et  le  sécurité  de  l'avenir  ;  d'autres  sont  femmes  de  chambre, 
ouvrières  dans  un  atelier  de  couture,  blanchisseuses  dans  une  blan- 
chisserie, fil!es  de  cuisine,  quelquefois  cuisinières,  et,  —  je  dois  le 
dire,  —  institutrices.  Oui,  des  jeunes  filles  qui  ont  fait  des  études 
sérieuses,  qui  ont  franchi  lestement  le  pas  des  examens,  qui  ont  en 
poche  le  «  brevet  »  du  second  et  du  premier  degré  peuvent,  sans 
avoir  une  défaillance  à  se  reprocher,  en  arriver  à  un  tel  degré  de 
dénûment,  qu'elles  sont  heureuses  de  trouver  abri  à  la  maison 
d'Auteuil.  La  moitié  des  institutrices  aptes  à  faire  une  éducation 
ou  à  diriger  les  classes  d'une  école  battent  le  pavé,  frappent  vaine- 
ment de  porte  en  porte,  sont  rebutées,  tombent  dans  la  misère  ou, 
pour  vivre,  dans  la  dépravation.  La  mode  s'y  est  mise  dans  le 
monde  ouvrier,  qui  se  grise  de  rhétorique,  a  horreur  de  l'outil  et 
s'imagine  qu'un  diplôme  timbré  et  paraphé  assure  l'existence.  Le 
résultat  était  facile  à  prévoir  :  la  jeune  fille  ne  sait  aucun  état  d'où 
elle  peut  tirer  sa  subsistance;  elle  est  institutrice,  c'est  vrai,  mais, 
le  moindre  grain  de  mil  ferait  mieux  son  affaire,  car  elle  ne  peut 
utiliser  sa  science  acquise;  elle  n'en  vit  pas,  elle  en  meurt;  les 
notions  historiques  ne  donnent  pas  de  pain,  et  la  solution  des  pro- 
blèmes de  géométrie  ne  paie  pas  le  loyer.  On  m'a  affirmé,  —  et  je 
répète  sans  avoir  vérifié,  —  qu'aujourd'hui  3,000  institutrices, 
munies  de  brevet,  avaient  adressé  à  la  préfecture  de  la  Seine  des 
demandes  qui  restent  forcément  sans  réponse.  Que  sera-ce  donc, 
lorsque  les  lycées  de  filles  auront  versé  leurs  produits  dans  la  popu- 
lation ?  J'ai  posé  la  question  à  un  moraliste  qui  m'a  répondu  :  «  Ça 
relèvera  le  niveau  intellectuel  des  filles  entretenues.  » 

Les  pensionnaires  de  l'Hospitalité  du  travail  qui  sont  placées  par 
les  soius  delà  supérieure  et  par  les  femmes  de  bien,  protectrices  de 
l'œuvre,  sont  de  deux  catégories  :  les  unes,  que  la  misère,  la  misère 
seule,  a  réduites  en  cet  état  déplorable,  sont  sauvées  dès  qu'elles 
trouvent  le  pain,  l'abri,  la  besogne  et  le  gain  assuré.  Les  autres 
qui  ont  des  tares  dans  leur  vie,  qui  ont  fait  l'expérience  des  mau- 
vais chemins  où  mène  l'abandon  de  soi-même,  et  qui,  dans  la 
maison  d'Auteuil,  ont  été  astreintes  à  une  sorte  de  retraite  dont  le 
calme  les  a  peut-être  pénétrées,  les  vicieuses,  en  un  mot,  sont-elles 
relevées?  Sans  exagération,  on  peut  répondre  oui,  pour  la  presque 


LA    CHARITÉ    PRIVÉE    A    PARIS.  593 

totalité.  Le  bon  traitement,  la  douceur,  la  discipline  de  l'existence, 
la  régularité  du  travail,  la  liberté  de  conscience  absolument  res- 
pectée, ont  produit  leur  effet.  L'apai-ernent  s'est  fait  dans  ces  âmes 
inquiètes,  l'esprit  de  révolte  s'est  éteint,  le  cœur  s'est  dilaté  sous 
l'influence  des  bontés  maternelles.  «  Le  petit  troupeau  marche  tout 
seul,  me  disait  la  supérieure,  il  est  rare  que  je  ne  sois  pas  satis- 
faite. »  Une  fois  dehors,  libérées  de  la  règle,  livrées  à  elles-mêmes, 
en  condition,  restent-elles  ce  qu'elles  ont  promis  d'être,  probes  et 
honnêtes?  Oui,  et  on  en  a  une  preuve  qui  ne  laisse  aucun  doute. 
Les  médecins  aiiénistes  reconnaissent  qu'un  de  leurs  malades  atteint 
d'affection  mentale  ou  nerveuse  est  radicalement  guéri  lorsqu'il 
consei-ve  pour  ceux  qui  l'ont  soigné,  pour  la  maison  dans  laquelle 
il  a  été  traité,  une  gratitude  constante,  et  dont  l'expression  cherche 
les  occasions  de  se  manifester.  Il  en  est  de  même  pour  les  malheu- 
reuses dont  je  parle  ;  leur  reconnaissance  est  en  raison  directe  de 
leur  persistance  dans  le  bien.  On  ne  s'y  trompe  pas  ;  on  sait  que 
toute  femme  qui  profite  de  ses  jours  de  congé  pour  venir  voir  la 
supérieure,  la  remercier,  qui  s'informe  de  ses  anciennes  compagnes 
et  regarde  avec  attendrissement  la  petite  maison  où  elle  a  été  r.  cueil- 
lie, on  sait  que  cette  femme  est  dans  la  bonne  route  et  qu'elle  n'en 
déviera  pas.  Presque  touies  celles  que  l'on  a  placées  dans  les  cir- 
constances que  je  viens  de  dire  reviennent  et  témoignent  à  leur 
passé  ua  sentiment  qui  est  un  gage  pour  leur  avenir.  Le  fait  est  à 
signaler,  car  en  général  on  aime  les  gens  pour  le  bien  qu'on  leur 
fait  et  non  pour  le  bien  que  l'on  en  reçoit. 

La  maison,  lorsque  je  l'ai  visitée,  conlenait  115  femmes,  ce  qui 
est  à  peu  près  le  chiffre  normal  et  ce  qui  est  inconipréh  nsible,car 
il  est  inexplicable  qu'un  si  grand  nombre  de  personnes  paissent  être 
comprimées  sans  éiouff^^r  dans  un  espace  si  restreint;  115  femmes 
à  héberger,  à  nourrir,  à  vêtir  pendant  les  trois  cent  soixante-cinq 
jours  de  l'année,  cela  coûte  cher.  Elles  ont  beau  travailler  coura- 
geusement au  profit  de  l'œuvre,  l'œuvre  ne  pourrait  Siibsisîer  si  elle 
n'avait  d'autres  ressources  que  les  produits  de  Touvroir.  J'ai  entre 
les  mains  les  comptes  de  1883;  ils  sont  iniéressans  à  faire  connaître 
et  permettront  de  surprendre  la  charité  privée  sur  le  fait.  Les 
dépenses  se  sont  élevées  ai  chiffre  de  5y,628  fr.  hO,  ce  qui  est 
bien  peu,  car  le  loyer  compte  déjà  pour  8,500  francs  et  les  dons 
en  linge  et  en  vêtemens  pour  3,300  francs.  Le  produit  du  travail, 
probablement  soumissionné  par  un  entrepreneur,  représente 
19,000  francs;  l'écart  est  considérable ,  pour  faire  face  aux  exi- 
gences de  l'Hospitalité,  il  faut  ajouter  AO, 000' francs  :  où  les  trou- 
ver? Le  ministère  de  l'intérieur  accorde  une  subvention  de 
2,000  francs,  et  la  préfvicture  de  police  qui,  nous  l'avons  vu,  est  en 
relations   de  bienfaisance   avec  la  maison  d'Aiiteuil,   lui   donne 


596  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

1,000  irancs;  l'écart  est  diminué,  mais  il  faut  qu'il  soit  comblé, 
sinon  l'œuvre  périrait.  On  s'adresse  à  la  charité,  qui  répond  en 
donnant  par  une  quête  720  fiancs,  à  une  vente  6,450  francs,  et 
enfin  30,768  francs  par  souscription  ou  de  la  main  à  la  main.  De 
sorte  qu'au  31  décembre,  toutes  dépenses  payées,  on  reste  avec 
115  pensionnaires  dans  la  maison  et  310  francs  en  caisse.  Quelle 
opération  financière  !  on  ne  calcule  pas,  on  n'hésite  pas,  on  inau- 
gure avec  confiance  la  nouvelle  année.  En  vérité,  le  proverbe  a  rai- 
son :  il  n'y  a  que  la  foi  qui  sauve. 

L'économie  qui  préside  aux  dépenses  de  la  maison  est  prodi- 
gieuse et  explique  en  partie  la  hardiesse  avec  laquelle  on  se  jette 
dans  l'inconnu  avec  la  certitude  de  ne  pas  succomber  à  la  tâche. 
Pour  bien  comprendre  le  ra[)port  ou,  pour  mieux  dire,  la  différence 
qui  existe  entre  les  nécessités  à  pourvoir  et  les  ressources  dont  on 
dispose,  j'ai  examiné  les  comptes  de  la  cuisine  et  j'ai  été  stupéfait. 
La  nourriture  est  bonne,  substantielle  et  supérieure  à  celle  de  bien 
des  ménages  d'ouvriers.  Régulièrement  et  chaque  jour,  les  pen- 
sionnaires font  quatre  repas  :  au  déjeuner,  la  soupe  et  du  pain 
de  la  veille;  au  dîner,  la  soupe,  un  plat  de  viande  et  un  plat  de 
légumes;  au  goûter,  du  pain;  au  souper,  la  soupe  et  des  légumes; 
le  dessert  est  exceptionnel  et  n'est  jamais  servi  qu'à  l'époque  de 
certaines  grandes  fêtes.  La  provende  est  donc  abondante;  pour  l'an- 
née 1883,  elle  n'a  coûté  que  36,4^0  francs,  ce  qui  représente  une 
dépense  quotidienne  de  0  fr.  tô  i/i  pour  la  table  de  chaque  pen- 
sionnaire. Le  vin  est  exclu  des  repas;  pour  le  prix  que  l'on  y  pour- 
rait mettre,  on  n'aurait  que  des  liquides  frelatés  et  malsains;  on 
l'a  remplacé  par  de  la  bière  brassée  dans  la  maison  même.  En 
récapitulant  et  en  divisant  les  chilfres  que  j'ai  cités,  on  voit  qu'une 
femme  hos|)italisée  rapporte  0  fr.  hb  par  jour  et  que  son  entretien 
revient  à  1  fr.  Zi2.  Le  déficit  entraînerait  immédiatement  la  perte 
de  l'œuvre  si  la  charité  privée  se  ménageait  et  ne  fouillait  dans  sa 
bourse. 

Le  ministère  de  l'intérieur,  appréciant  les  services  que  l'on  rend 
à  la  population  parisienne,  n'a  pas  hésité,  je  viens  de  le  dire,  à 
octroyer  une  subvention  à  l'Hospitalité  du  travail.  Le  conseil  muni- 
cipal a  été  saisi  d'une  demande  de  subsides  qui  a  donné  lieu  à  un 
incident  que  je  ne  pourrais,  sans  déloyauté,  passer  sous  silence. 
M.  Cattiaux,  rapporteur,  a  dit  :  «  Celte  œuvre  est  religieuse,  et  votre 
commission  vous  propose  le  rejet  de  la  demande.  11  vous  semblera 
peut-être  étrange  que  moi,  qui,  en  principe,  refuse  toute  allocation 
à  une  œuvre  où  l'idée  religieuse  trouve  place,  je  vienne  parler  de 
l'œuvre  de  l'Hospitalité.  J'ai  visité  hier  l'établissement.  J'y  ai  vu 
venir  des  femmes  qui  reçoivent  gîte  et  nourriture  et  peuvent  rester 
jusqu'à  ce  qu'on  ait  pu  les  placer.  J'y  ai  vu  aussi  une  grande 


LA   CHARITÉ    PRIVEE    A   PARIS,  597 

tolérance  religieuse.  Je  me  plais  à  reconnaître  l'utilité  de  cette 
œuvre...  »  Et  plus  loin,  répondant  à  une  interpellation  d'un  de 
ses  collègues  :  «  J'ai  constaté  que  l'œuvre  était  excellente,  je  le 
dis.  Qu'elle  vienne  de  droite  ou  de  gauche ,  une  œuvre  bonne 
est  toujours  bonne,  et  je  ne  puis  pas  ne  pas  la  trouver  bonne.  » 
Le  directeur  de  l'assistance  publique  ajoute  :  «  Le  grand  avan- 
tage de  cette  œuvre,  c'est  qu'elle  place  les  jeunes  filles  et  les 
empêche  ainsi  de  tomber  dans  !a  mauvaise  voie.  Elle  est  très 
méritante,  et  je  déclare  que,  pour  ma  part,  j'en  suis  jaloux  (1).  » 
C'est  là  un  acte  de  bonne  foi  que  l'on  ne  saurait  trop  approuver;  il 
entraîna  le  renvoi  du  projet  à  la  commission.  Plusieurs  conseillers 
municipaux  voulurent,  comme  l'on  dit,  en  avoir  le  cœur  net  et  se 
rendirent  à  Auteuil;  ils  purent  parcourir  la  maison,  compulser  les 
registres,  prendre  les  faits  sur  le  vif  et  voir  la  charité  dans  son 
labeur  quotidien.  La  visite  eut  un  résultat  qu'il  faut  louer  sans 
réserve;  deux  subventions  de  1,000  francs  chacune  furent  accor- 
dées par  le  conseil  général  et  par  le  conseil  municipal  à  l'Hospita- 
lité du  travail.  Je  sais  que  les  robes  noires  et  les  guimpes  blanches 
déplaisent  à  la  libre  pensée ,  mais  on  a  eu  le  bon  crur  et  le  bon 
esprit  de  ne  point  tenir  compte  de  ce  détail  et  de  n'envisager  que 
l'ampleur  des  services  rendus.  Qu'importe  qui  fait  le  bien,  pourvu 
que  le  bien  soit  fait?  Le  jour  où,  à  son  allocation,  le  conseil  muni- 
pal  ajouterait  le  dégrèvement  des  frais  d'eau  et  de  gaz  consommés 
dans  la  pauvre  maison,  qui  est  si  hospitalière  sans  considération 
de  secte,  d'origine  et  de  provenance,  les  ressources  seraient  aug- 
mentées d'autant  et  les  malheureuses  en  profiteraient. 

Cette  hospitalité  serait  plus  fructueuse  encore,  et  presque  sans 
limites,  si  l'œuvre  était  assez  riche  pour  se  développer  sur  un  espace 
suffisant  et  pour  s'outiller  d'une  façon  sérieuse.  La  supérieure  est 
persuadée  qu'elle  ferait  face  à  tous  les  frais  et  se  passerait  des  sub- 
ventions, des  souscriptions,  des  offrandes,  si  elle  parvenait  à  réali- 
ser son  rêve,  qui  est  de  créer  une  blanchisserie.  L'idée  n'est  point 
spécieuse  et  demande  à  être  expliquée.  Parmi  les  femmes  qui  entrent 
à  la  maison  d'Auteuil,  il  y  a  des  ouvrières,  des  servantes,  des  institu- 
trices, nous  l'avons  déjà  fait  remarquer  ;  mais  la  plupart  sont  des  jour- 
nalières, c'est-à-dire  de  pauvres  créatures  ne  sachant  aucun  métier, 
qui  se  disent  aptes  à  tout  et  ne  sont  bonnes  à  rien.  Celles-là,  aux- 
quelles on  n'a  pas  le  loisir  d'enseigner  la  couture,  sont  employées  dans 
la  buanderie;  avec  le  système  actuel  des  lessiveuses  et  des  laveuses 
mécaniques,  une  femme  peut,  sans  apprentissage  préalable,  blanchir 
le  linge  convenablement  et  produire  un  gain  dont  profilerait  l'œuvre 
commune.  Aujourd'hui,  à  l'Hospitalité  du  travail,  la  buanderie  ne 

(1)  Voir  le  Bulletin  municipal  officiel  du  29  décembre  1883,  page  1838. 


508  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

peut  contenir  qu'un  nombre  très  limité  d'ouvrières,  et  elle  est  de 
proportion  tellement  minime  qu'elle  est  encombrée  par  le  seul  linge 
de  la  maison.  C'est  une  sorte  de  cave;  le  fourneau,  le  cuvier  à  les- 
sive, les  auges  à  rincer,  laissent  à  peine  la  place  de  se  mouvoir;  le 
repassage  se  fait  sous  les  combles,  dans  un  grenier  où  l'on  étouffe 
et  où  l'on  se  heurte  la  tête  contre  les  solives.  Dans  la  maison  que 
l'on  occupe,  ne  possédant  que  des  ressources  aléatoires,  il  est 
impossible  de  donner  à  la  buanderie  des  dimensions  qui  permet- 
traient d'en  retirer  un  produit  dont  l'Hospitalité,  c'est-à-dire  la 
misère,  bénéficierait.  Ce  serait  tout  autre  chose  si  l'on  pouvait  éta- 
blir une  véritable  blanchisserie,  avec  machine  à  vapeur  et  cuves  de 
cuivre,  dans  de  larges  salles  où  les  laveuses,  debout  devant  les 
bassins,  savonneraient,  battraient,  rinceraient  le  liuge  venu  de  l'ex- 
térieur, apporté  des  collèges,  envoyé  par  les  couvens,  expédié  par 
les  particuliers.  Les  journalières,  promptement  devenues  de  bonnes 
laveuses,  assureraient  la  prospérité  de  l'œuvi^e,  et  la  rémunération 
de  leur  travail  serait  pour  la  maison  une  cause  d'accroissement  et 
une  source  de  bienfaits.  La  supérieure  est  absolue  dans  son  affirma- 
tion :  «  Le  jour  où  nous  aurons  une  blanchisserie,  l'œuvre  se  suffira 
à  elle-même  et  croîtra.  »  Plaise  à  Dieu  qu'elle  ait  bientôt  une  blan- 
chisserie ! 

La  besogne  ne  chôme  pas  dans  la  petite  maisoï?,  où  le  labeur  est 
rendu  plus  fatigant  encore  par  la  distribution  irréguliè'e  et  l'in- 
suffisance du  local.  Si  l'on  est  étonné  d'y  voir  115  femmes  entas- 
sées, on  est  surpris  que  9  religieuses  seulement  puissent  subvenir 
aux  nécessités  d'un  service  ininterrompu.  C'est  du  matin  au  soir 
qu'il  faut  être  sur  pied  pour  répondre  aux  malheureuses  qui  arri- 
vent, pour  recevoir  les  maîtres  qui  viennent  demander  une  ouvrière 
ou  une  servante,  pour  diriger  celles  qui  partent  en  condition,  pour 
raffermir  celles  qui  se  découragent,  consoler  celles  qui  se  désespè- 
rent et  verser  à  toutes  le  bien  dont  elles  ont  besoin.  C'est  là  l'œuvre 
vraiment  religieuse  et  charitable  qui  à  toute  minute  s'accomplit, 
se  renouvelle  et  ne  se  lasse  pas.  Une  journée  passée  dans  le  par- 
loir en  apprend  plus  sur  la  misère  de  la  femme  et  sur  l'action  de 
la  charité  que  toutes  les  dissertations  des  moraUstes  et  que  tous 
les  sermons.  On  les  voit  aux  prises  dans  ces  luîtes  secrètes  où 
l'âine  se  déploie  tout  entière.  Si  multip'e,  si  farouche,  si  impla- 
cable que  soit  la  misère,  la  charité  ne  recule  jamais  :  elle  aussi, 
elle  prend  toutes  les  formes,  et.  à  toutes  les  cruautés  du  sort  elle 
oppose  toutes  les  douceurs  dune  maternité  que  rien  n'épuise  et 
qui  semble  se  féconder  à  mesure  qu'elle  pénètre  plus  profon- 
dément dans  les  stérilités  de  l'infortune.  De  toutes  les  voluptés, 
la  plus  exquise  est  peut-être  le  sacrifice  de  soi-même. 

Une  œuvre  comme  celle  de  l'Hospitalité  du  travail  pourrait-elle 


LA   CHARITÉ    PRIVEE    A    PARIS.  599 

être  dirigée  administrativement  par  des  fonctionnaires  relevant  du 
ministère  de  l'intérieur  ou  de  la  préfecture  de  la  Seine?  Je  ne  le 
crois  pas.  Jamais  une  femme  salariée,  quel  que  soit  son  salaire,  ne 
pourra  faire  ce  que  fait  naturellement  une  religieuse  qui  n'est  point 
payée,  qui  mange  quand  tout  le  monde  a  mangé,  qui  se  couche 
quand  tout  le  monde  est  couché  et  qui  se  lève  avant  que  personne 
soit  levé.  Pour  rechercher  de  tels  travaux,  les  aimer,  s'y  donner 
sans  mesure,  y  trouver  sa  récompense  et  n'en  demander  nulle 
autre,  il  faut  avoir  la  vocation  du  dévoûment  et  croire  que  l'on 
obéit  aux  injonctions  d'une  pensée  supérieure.  La  régularité,  l'éco- 
nomie, l'esprit  de  direction  sont  indispensables  à  de  telles  fonc- 
tions, mais  que  seraient  ces  qualités  administratives  si  elles  n'étaient 
dominées,  et  pour  ainsi  dire,  enveloppées  par  la  tendresse  qui  s'in- 
quiète du  mal  dans  l'espoir  de  le  guérir  et  qui  pénètre  l'âme  avec 
la  volonté  de  la  sauver?  C'est  précisément  ce  qu'il  y  a  de  surnatu- 
rel dans  la  foi  qui  lui  permet  d'accomplir  des  œuvres  que  l'on  dirait 
surnaturelles,  tant  elles  nous  paraissent  grandes  et  secourables.  Si, 
à  cette  foi  qui  ne  doute  de  rien  parce  qu'elle  ne  peut  douter  d'elle- 
même,  on  substitue  l'autorité  des  employés  et  des  bureaucrates, 
nul  effort  ne  pourra  remplacer  l'action  des  croyances  qui  s'affirment 
en  épousant  toutes  les  douleurs  et  en  s'associant  à  toutes  les  infor- 
tunes. L'être  humain  nevit  pas  seulement  d'abstractions;  àdéfautde 
réalités  tangililes  où  fixer  l'espérance  qui  pour  lui  est  le  premier 
des  besoins,  il  s'attache  à  des  conceptions  dont  il  fait  sa  force  et 
dont  il  récolte  une  inépuisable  vigueur  pour  le  bien.  A  ceux  dont 
la  récompense  n'est  point  de  ce  monde  nul  sacrifice  ne  semble 
pénible.  Au-delà  de  cette  vie  ils  aperçoivent  un  point  lumineux 
vers  lequel  ils  marchent  sans  détourner  la  tête.  Plus  l'action  qu'ils 
accomplissent  est  pénible,  plus  le  dévoûment  dont  ils  font  preuve 
est  absolu  et  plus  le  point  lumineux  grandit  en  se  rapprochant  d'eux. 
La  certitufle  d'entrer  dans  la  lumière  les  pousse  à  des  actes  dont 
profite  le  peuple  de  la  misère  et  de  la  souffrance.  C'est  pourquoi  on 
est  criminel  de  chercher  à  éteindre  cette  lumière.  J'ai  connu  un 
homme  de  bien  qui  a  subi  de  dures  déceptions  en  croyant  à  la 
vertu  des  foules  et  au  désintéressement  universel  ;  vieilli,  il  s'est 
réfugié  dans  les  idées  abstraites  :  «  Vous  montez  haut,  lui  dis-je 
un  jour.  »  Il  sourit  en  me  répondant  «  :  Oui,  mais  je  monte  dans 
le  vide.  »  —  J'ai  gardé  souvenance  du  mot.  Ce  n'est  pas  dans  le 
vide  que  s'élèvent  les  femmes  qui  pr';tègent  et  dirigent  l'Hospitalité 
du  travail. 


Maxime  Du  Camp. 


LES 


NOUVEAUX  ROMANCIERS 

AMÉRICAINS 


IV  '. 

LE    ROMAN    DE    LA     VIE    MONDAINE    A    NEW-YORK. 


I.  A  Gentleman  of  leisure,  by  Edgar  Fawcett.  Boston,  1883.  —  II.  The  House  of  a 
merchant  prince,  by  W.-H.  Bishop.  Boston,  1883. 


Un  jeune  romancier  dont  les  ouvrages  ont  obtenu  dans  V Atlan- 
tic Monthly  le  succès  le  plus  mérité,  M.  Bishop,  nous  écrivait  au 
lendemain  de  l'étude  publiée  ici  sur  son  compatriote  Howells  (2)  : 
«  G  est  une  erreur  assez  commune  des  critiques  européens  de 
n'accepter  comme  réellement  américain  que  le  tableau  des  aspects 
et  des  caractères  sauvages  de  notre  pays,  sans  se  douter  que  ces 
caractères  et  ces  aspects  se  sont  presque  complètement,  évanouis, 
que,  pour  nous  autres,  tout  autant  que  pour  les  habitans  de  l'an- 
cien monde,  ils  ne  subsistent  plus  guère  qu'à  l'état  de  légendes. 


(1)  Voyez  la  lievue  du  l"  février,  du  1"'  mai  1883,  et  du  15  janvier 

(2)  l*^'  février  1883. 


LES    NOUVEAUX    ROMANCIERS    AMÉRICAINS.  601 

La  majeure  partie  de  notre  population  (qui  compte  près  de  cin- 
quante millions  d'âmes)  est  pt^netrée  à  diiïérens  degrés  d'une 
civilisation  voisine  de  celle  de  l'Europe.  Cooper  et  ses  successeurs 
ne  sont  que  les  historiens  d'un  passé  disparu.  D'autres  depuis  ont 
fait  ressortir  le  genre  d'étrangeté  qui  peut  exister  dans  une  iNou- 
velle-Angleterre  vieille  de  deux  siècles,  à  part  le  récit  des  prouesses 
indiennes  ou  les  brutalités  d'un  camp  de  mineurs.  Quant  à  moi,  j'ai 
consacré  à  la  peinture  des  mœurs  mondaines  de  New-York  le  même 
soin  et  la  même  fidélité  que  je  souhaiterais  de  voir  apporter  par 
quelqu'un  de  mes  confrères  à  l'étude  de  la  société  de  Melbourne 
ou  de  Sjdney,  en  admettant  qu'il  y  ait  une  société  australienne.  » 

L'éclosion  plus  ou  moins  heureuse,  plus  ou  moins  bizaire  de  toutes 
les  fleurs  de  la  civilisation  dans  un  pays  neuf  où  s'est  déchaînée 
d'abord  l'extravagance  du  luxe,  favorisé  par  de  colossn'es  richesses, 
où  le  goût  des  arts  ne  s'introduit  que  peu  à  peu,  voilà,  en  elfet,  ce 
qui  doit  nous  intéresser  aujourd'hui  que  la  moisson  est  faite  sur  le 
sol  jadis  fouillé  par  les  chercheurs  d'or.  Nous  sommes  curieux  de 
connaître  la  société  américaine  proprement  dite,  avec  les  qualités  et 
les  défauts  qui  lui  sont  propres,  les  préjugés  qu'elle  a  empruntés 
de  ci  et  de  là,  les  ridicules  qui  en  résultent  souvent  au  milieu  de 
graLdeurs  qu'il  ne  faut  ni  surfaire,  ni  déprécier.  Yoilà  pourquoi 
Democracy  a  été  accueillie  avec  tant  d'empresj^ement  des  deux 
côtés  de  l'Atlaniique;  dans  les  p;)ges  de  ce  roman,  dont  il  n'y  a  plus 
à  parler,  puisque  tout  le  monde  l'a  lu,  s'est  rencoiitrée  pour  la  pre- 
mière fois  l'esquisse  pleine  de  verve  des  mœurs  politiques  et  sociales 
à  Washington.  M.  Edgar  Fawcett,  de  son  côté,  transporte  ses  lec- 
teurs à  New- York.  A  Gentleman  of  leisure,  sans  avoir  la  valeur  de 
l'œuvre  anonyme  que  nous  venons  de  nommer,  renferme  de  nom- 
breux renseignemens  instructifs  pour  notre  vieux  monde,  qui,  trop 
volontiers,  lorsqu'il  est  question  des  États-Unis,  se  figure  une  répu- 
blique dans  toute  la  force  du  terme ,  où  les  seules  inégalités  sont 
celles  qui  résultent  du  plus  ou  moins  d'argent.  Erreur  grossière 
que  pourraient  dissiper,  s'ils  s'en  souciaient,  tant  de  millionnaires 
venus  à  Paris  pour  y  tenir  le  haut  du  pavé,  plutôt  que  de  rester 
dans  le  pays  natal  où  l'on  se  souvient  trop  de  leurs  origines  vul- 
gaires. Ils  sont  Américains,  cela  suffit,.,  nous  n'en  demandons  pas 
davantage  ici  pour  aller  à  leurs  fêtes. 

—  Avez-vous  observé  l'élément  américain  dans  la  vie  euro- 
péenne? dit  un  des  personnages  de  M.  Fawcett,  certain  jour- 
naliste anglais  établi  à  New-York,  qui  joue,  au  cours  du  récit, 
le  rôle  d'un  montreur  de  lanterne  magique.  Les  rangs  de  la  société 
anglaise  elle-même  fj'entends  de  la  société  anglaise  qui  s'amuse), 
s'ouvrent  très  volontiers  aux  Américains,  dont  le  premier  soin,  en 


602  REVUE   DES    DEUX   MONDES, 

arrivant  à  Londres ,  est  de  se  rendre  favorable  quelque  person- 
nage titré.  La  peine  qu'ils  prennent  pour  cela  suffit  à  prouver  l'ab- 
surdité des  traditions  qui  les  affublent  de  sentimens  démocratiques. 
Celui-là  réussit  enfin  à  se  lier  avec  lord  X..,  celle-ci  à  être  reçue 
par  lady  ***.  Et,  dans  leur  patrie,  ni  l'un  ni  l'autre  n'avait  aucune 
importance  sociale.  En  Angleterre,  on  leur  sait  gré  de  posséder  beau- 
coup d'argent,  de  le  dépenser  volontiers  et  de  suivre  passionnément 
la  mode.  Il  n'en  faut  pas  davantage  pour  qu'on  les  accepte.  Une  fois, 
j'exprimai  ma  surprise  à  un  fort  grand  personnage,  Savez-vous  ce 
qu'il  me  répondit  :  «  Allons  donc  \  vous  ne  prétendez  pas  me  faire 
accroire  qu'il  existe  là-bas  des  distinctions  de  castes?  »  Je  lui 
expliquai  vainement  qu'il  en  existait  et  de  très  tranchées  ;  il  refusa 
obstinément  de  l'admettre.  Les  Anglais  (on  pourrait  ajouter  les  Pari- 
siens) croient  tous  les  Américains  taillés  sur  le  même  patron.  Ils  ne 
conçoivent  aucune  différence.  Et  pourtant  si  vous  tenez  à  voir  des 
dislinctiDns  sociales  plus  marquées  que  dans  le  pur  faubourg  Saint- 
Germain,  ou  chez  le  duc  de  Belgravia  et  le  marquis  de  Mayfair, 
explorez  le  sol  de  la  liberté,  de  l'égalité,  de  la  fraternité. 

Ce  paradoxe  ne  suffirait-il  pas  à  donner  un  intérêt  piquant  au 
livre  de  M.  Fawcett?  Son  Homme  de  loisirs  avec  la  Maison  d'un 
prince  marchand,  de  M.  Bishop,  inaugure,  après  JDemocrary, 
une  nouvelle  branche  de  la  littérature  américaine,  issue  d'un  ordre 
de  choses  plus  compliquées  où  les  vicissitudes  de  l'émigration, 
les  premiers  empiélemens  des  pionniers  sur  la  solitude  des  forêts 
vierges,  les  rudes  combats  pour  l'existence  tels  qu'ils  s'engageaient 
dans  les  défrichemens,  tous  les  souvenirs  enfin  d'une  ère  primi- 
tive tiendront  de  moins  en  moins  de  place. 

M.  Fawcett,  —  parlons  de  lui  d'abord,  —  doit  être  rangé  par 
le  caractère  même  de  son  talent  au  nombre  des  produits  raffinés 
de  la  civilisation  américaine.  Nous  l'avions  apprécié  jusqu'ici  en 
qualité  de  poète  surtout.  Le  recueil  intitulé  :  Fantasy  and  Passion 
est  rempli  de  délicates  merveilles  ciselées  avec  une  recherche  que 
ne  désavoueraient  pas  les  ouvriers  de  premier  ordre  parmi  nos 
Parnassiens.  Quelques-unes  mériteraient  le  titre  donné  par  Théo- 
phile Gautier  à  l'un  de  ses  chefs-d'œuvre  :  Émaux  et  Camées.  Ce 
petit  volume  suffit,  dès  son  apparition,  à  établir  la  renommée  de 
l'auteur,  de  même  que  Clolli  of  gold  décida  de  celle  d'Aldrich.  On 
sait  que  plusieurs  des  romanciers  américains  ont  d'abord  culuvé  la 
poésie,  ce  qui  explique  peut-être  leur  habileté  à  manier  la  langue 
anglaise,  à  la  renouveler  pour  ainsi  dire.  Howeils  regrette  que  le 
succès  de  ses  romans  ait  éclipsé  celui  de  ses  premiers  vers.  Il 
nous  semble  douteux,  en  revanche,  que  la  prose  de  M.  Fawcett 
nuise  à  ses  sonnets  :  a  Hopeless  Case,  malgré  de  jolis  détails,  an 


LES   NOUVEAUX   ROMANCIERS   AMÉRICAINS.  603 

Ambitions  Woman,  malgré  l'étude  approfondie  d'un  caractère  de 
femme  ambitieuse,  manquent  un  peu  de  mouvement.  L'action  y 
fait  défaut,  quoique  leur  auteur  ait  réussi  au  théâtre  avec  sa  comé- 
die de  the  False  Friend.  On  y  signale  surtout  une  bonne  dose  de 
verve  satirique,  un  remarquable  esprit  d'observation,  l'allure  bien 
moderne  du  style,  mais  a  Gentleman  of  leisure  n'aurait  point  ces 
qualités  qu'il  nous  attacherait  encore,  grâce  aux  révélations  inatten- 
dues qu'il  renferme. 


I. 


Par  lui-même,  le  sujet  est  peu  de  chose.  Clinton  Wainwright, 
un  Américain  élevé  en  Angleterre  et  devenu  Anglais  autant  que 
possible,  se  voit  forcé,  vers  l'âge  de  trente  ans,  de  franchir  les 
mers  et  de  rentrer  dans  la  patrie  qu'il  avait  oubliée.  Le  règle- 
ment d'une  succession  considérable  doit  remplir  trois  mois  envi- 
ron, à  ce  qu'il  suppose.  De  ce  voyage  Wainwright  attend  plus 
d'ennuis  que  de  plaisirs.  D'avance,  il  s'y  est  résigné  avec  quelque 
peine;  mais  ce  n'est  qu'à  l'heure  du  départ  qu'il  découvre  combien 
vingt  années  de  séjour  en  Europe  l'ont  rendu  dédaigneux  des  choses 
transatlantiques.  Nous  prenons  les  idées  du  milieu  où  le  sort  nous 
fait  vivre  aussi  naturellement  que  l'eau  reilète  le  ciel  qui  la  domine  : 
grave,  profond,  avec  des  apparences  froides,  un  peu  railleuses, 
mais  avant  tout  polies,  Wainwright  est  le  type  achevé  du  gentleman 
anglais.  Il  est  convaincu  du  peu  de  valeur  de  l'Améiique  comme 
nation,  non  moins  que  de  son  importance  quant  à  la  superficie. 
D'ailleurs,  que  saurait-il  des  États  Unis?  Sa  mère,  morte  durant  son 
séjour  à  Oxford,  étant  entrée  autrefois  par  un  second  mariage  dans 
la  plus  exclusive  des  aristocraties,  il  a  nécessairement  perdu  de 
vue  cette  origine  américaine  que  personne  ne  lui  rappelait.  Wain- 
wright rega'j;ne  donc  le  pays  natal  avec  les  idées  préconçues  et  une 
partie  de  l'ignorance  qui  existeraient  chez  un  étranger  proprement 
dit;  nous  pouvons  le  suivre  de  confiance,  sûrs  de  rencontrer  chez 
lui  à  mesure  la  plupart  des  impressions  que  nous  subirions  nous- 
mêmes.  Tout  l'attrait  du  livre  est  là  en  somme.  Qu'à  la  fin  il  épouse 
miss  Ruth  Gheever,  qu'il  siège  au  congrès,  qu'il  redevienne  tout 
de  bon  citoyen  des  États-Unis,  peu  nous  importe,  quoiqu'il  soit 
assez  intéressant  de  noter  l'acclimatation  graduelle  sur  son  propre 
sol  de  cet  Américain  dépaysé  qui  se  reprend  peu  à  peu  aux  insti- 
tutions, aux  habitudes  qu'il  avait  en  lui-même  étourdiment  calom- 
niées. Suivons  donc  le  jeune  Wainwright  dans  ses  expériences  suc- 
cessives. 


604  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Il  est  débarqué  la  veille  ;  au  milieu  d'un  tumulte  fait  pour  ahurir 
ceux-là  même  qui  ont  l'expérience  des  quartiers  populeux  de  Lon- 
dres, il  traverse  entre  deux  flots  de  voitures  entre-croisées  cette  rue 
longue  de  trois  kilomètres  qu'on  appelle  Broadway.  Le  hasard  y 
jette  l'unique  Américain  qu'il  connaisse,  M.  Townsend  Spring,  un 
de  ces  Yankees  vulgaires,  sur  les  manières  desquels  nous  fondons 
volontiers  en  Europe  notre  opinion  de  tout  un  peuple.  Encore 
Wainwright  a-t-il  fréquenté  la  société  de  W'  Spring  beaucoup 
plus  que  celle  de  son  mari.  L'année  précédente,  il  a  rencontré 
le  ménage  en  Suisse,  et  la  présence  de  ce  gros  spéculateur  par- 
fumé d'alcool  et  sans  éducation,  toujours  habillé  à  la  dernière  mode 
avec  un  goût  évident  pour  les  couleurs  criardes,  pour  les  coupes 
excentriques,  a  gâté,  selon  lui,  l'horizon  alpestre  qui  autreuient  eût 
servi  de  cadre  à  la  grâce  animée,  provocante,  aux  allures  gentiment 
agressives  de  la  jolie  M"  Spring.  Il  se  propose  bien  de  revoir  celle-ci, 
et  le  mari,  cela  va  sans  dire,  ne  manquera  pas  de  l'y  engager,  en  lui 
rappelant  avec  un  rire  plein  de  confiance  le  faible  que  sa  femme 
a  toujours  eu  pour  les  Anglais.  De  son  côté,  M"  Spring  est  la  pre- 
mière Américaine  dont  Wainwright  se  soit  soucié.  Longtemps  elle 
lui  a  fait  l'effet  d'une  aimable  exception  parmi  ses  compatriotes, 
mais  aujourd'hui  il  commence  à  changer  d'avis.  En  descendant  la 
Cinquième  Avenue,  il  est  frappé  de  l'élégance  natuselle  de  toutes 
les  passantes.  Il  est  frappé  aussi  du  grand  air  des  constructions 
de  pierre  brune  qui  bordent  sa  route.  A  travers  les  vitres  se 
laisse  deviner  un  luxe  intérieur  qui  n'a  rien  de  sauvage.  En 
rentrant  à  l'hôtel  il  trouvera  une  invitation  de  son  banquier, 
M.  Bodenstein,  qui  l'avertit  qu'à  New-York  on  dîne  à  sept  heures, 
comme  à  Londres  ou  à  Paris.  Ce  Bodenstein  passe  pour  un  homme 
habile  et  heureux  entre  tous.  Sa  magnifique  demeure  renferme  une 
galerie  de  tableaux  célèbres;  l'été,  il  remplit  Newport  de  son  train 
princier;  il  est  connu  sur  le  turf  autant  qu'à  la  Bourse.  Sa  femme 
compte  au  premier  rang  des  h  beautés  de  profession,  »  et  Wain- 
wright jugera  qu'elle  mérite  cent  fois  d'être  à  la  mode,  quand, 
après  avoir  traversé  un  vestibule  peuplé  de  laquais  aussi  bien  stylés 
qu'ils  pourraient  l'être  chez  un  pair  d'Angleterre,  puis  une  série  de 
salons  dont  le  goût  le  plus  discret  et  le  plus  sûr  a  réglé  l'opulence,  il 
est  présenté  par  le  maître  de  la  maison,  un  Allemand  fort  laid,  mais 
correct  en  tous  points,  à  cette  ravissante  créature  qui  ne  saurait  rien 
envier  aux  duchesses  les  mieux  assises  sur  leurs  parchemins. 

Est-il  vraiment  en  Amérique?..  Wainwright  se  le  demande  avec 
l'indécision  du  dormeur  éveillé.  Mais  c'est  à  table  surtout  que  ses 
surprises  redoublent.  Il  a  pour  voisine  une  jeune  personne  mince 
et  sèche,  dont  les  yeux  myopes  sont  voilés  de  paupières  cligno- 


LES   NOUVEAUX    ROMANCIERS   AMÉRICAINS.  605 

tantes,  qui  retombent  comme  appesanties  par  une  sorte  de  langueur 
hautaine  : 

—  Ma  cousine,  miss  Spuytenduyvil,  a  dit  M'''  Bodenstein,  les 
présentant  l'un  à  l'autre. 

Et  le  dialogue  qui  s'engage  entre  eux  ne  nous  semble  pas  sans 
intérêt  : 

«  La  voix  de  miss  Spuytenduyvil  était  brève  et  cassante,  en  par- 
fait accord  d'ailleurs  avec  un  sourire  polaire  en  quelque  sorte.  C'était 
là  évidemment  un  typ?,et  rien  n'annonçait  que  ce  type  fût  du  genre 
le  plus  agréable. 

—  Vous  avez  rencontré  jusqu'ici  fort  peu  de  dames  américaines, 
je  suppose?  demanda  miss  Spuytenduyvil,  ouvrant  la  conversation. 

—  J'en  avais  rencontré  une  seule  avant  de  venir  dans  ce  pays. 
Miss  Spuytenduyvil,  qui  portait  à  ses  lèvres  pâles  un  verre  d'eau 

glacée,  le  replaça  sur  la  table  sans  y  avoir  touché. 

—  Qui  était-elle,  je  vous  prie?  Une  dame  de  New-York? 

—  Yous  la  connaissez  peut-être,  M''^  Townsend  Spring. 

—  Si  je  la  connais?..  Oh!  non!  répliqua  la  jeune  fille,  repre- 
nant son  verre  d'eau.  Je  sais  néanmoins  qui  cela  est,  daigna-t-elîe 
ajouter. 

—  Je  crois,  reprit  YVainwright,  que  vous  la  trouveriez  char- 
mante. 

Elle  eut  un  petit  rire  dédaigneux  : 

—  Il  y  a  fort  peu  de  probabilités  pour  que  je  fraie  jamais  avec 
elle. 

Et  miss  Spuytenduyvil  pencha  sur  une  huître  sa  tête  frisottée  en 
hauteur. 

Wainwright  se  demanda  s'il  n'avait  pas  maladroitement  buté 
contre  une  haine  de  famille.  Mais,  comme  si  elle  eût  deviné  sa  préoc- 
cupation, sans  le  regarder,  sa  voisine  se  redressa  aussitôt  en  ajou- 
tant du  bout  des  lèvres: 

—  G'^tte  personne  n'est  pas  de  mon  monde. 

—  Oh  !  murmura  Wainwright. 

La  rencontre  d'une  pareille  arrogance  à  New-York  était  plus  sur- 
prenante et  plus  inattendue  que  tout  le  reste  : 

—  Pardonnez-moi,  mademoiselle,  si  je  vous  demande  de  préciser 
le  sens  de  votre  dernière  phrase. 

Miss  Spuytenduyvil  répondit  avec  une  certaine  condescen- 
dance : 

—  J'oubliais  combien  les  Anglais  sont  ignorans  des  choses  amé- 
ricaines. 

—  Mai^  je  suis  Américain,  protesta  Wainwright. 

—  N'importe,  vous  avez  vécu  si  longtemps  en   Angleterre!.. 


606  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Eh  bien  !  cette  M""'  Spring,  quoiqu'elle  soit  reçue  par  certaines  gens 
du  meilleur  monde,  n'tst...  voyons,  comment  expliquer  cela?., 
elle  ne  compte  pas  personnellement. 

—  Elle  devrait  compter,  je  vous  assure,  riposta  Wainwiight, 
railleur. 

—  Certes,  elle  fait  assez  de  bruit  pour  qu'on  la  remarque  depuis 
qu'elle  est  tombée  ici  de  quelque  trou  inconnu. 

Wainwright  se  dit  tout  bas  que  son  interlocutrice  était  la  plus 
grande  pécore  qu'il  eût  jamais  imaginée. 

—  Supposiez-vous  donc  vraiment  qu'aucune  hiérarchie  sociale 
n'existait  chez  nous?  demanda-t-elle  avec  un  de  ses  sourires  incisifs 
comme  la  lame  d'un  canif. 

—  J'avoue  que  je  n'avais  jamais  songé  à  me  former  une  opinion 
sur  ce  point. 

—  Et  vous  désirez  que  je  fasse  votre  éducation  ? 

—  Si  vous  aviez  cette  bonté!.. 

Un  léger  bourdonnement  de  conversations  particulières  s'élevait 
autour  de  la  table  embaumée  de  violettes  et  de  roses  thé.  D'un 
coup  d'œil  circulaire,  Wainwright  acquit  la  preuve  que  l'ordonnance 
du  téstin  était  irréprochable  :  les  femmes  toutes  mises  à  peindre  et 
jolies  pour  la  plupart  ;  le  service  fait. silencieusement  par  des  maîtres 
d'hôtel  qui  semblaient  glisser  comme  des  ombres  sur  le  tapis  moel- 
leux. Presque  en  face  de  lui  s'ouvrait  la  vaste  baie  d'mie  ivindow 
fermée  par  des  vitraux  d'art.  Les  caissons  sculptés  du  plafond  entre- 
croisaient leurs  lignes  massives  aux  tons  harmonieux. 

En  plein  pays  républicain,  Wainwright  se  heurtait  à  toutes  les 
magnificences  d'une  vieille  aristocratie,  et  miss  Spuytendupil,  avec 
ses  idées,  ses  façons  artificielles,  répondait  bien  à  ce  cadre  anti- 
démocratique. 

Elle  reprit  la  parole  : 

—  C'est  une  question  délicate  à  traiter  et  à  laquelle  restent  par- 
fois indifférons  ceux-là  même  qui  devraient  soutenir  le  prestige  de 
notre  meilleure  société  :  d'année  en  année,  l'invasion  des  parvenus 
augmente  ;  la  clé  de  leur  coffre-fort  suffit  aux  nouveaux  enrichis 
pour  s'ouvrir  toutes  les  portes... 

—  Pardon,  mais  votre  meilleure  société,  qu'est-ce  qui  l'élève 
au-depsus  des  autres?  interrompit  Wainwright. 

—  Monsieur,  quelle  est  la  raison  d'être  de  ce  qui  est? 

—  Voilà  que  vous  vous  retranchez  derrière  des  généralités...  Je 
voulais  dire... 

—  Oh  !  vous  tenez  à  savoir  si  ce  n'est  point  l'argent  qui  décide 
de  tout...  Eh  bien!  cela  ne  devrait  pas  être...  On  pourrait  assuré- 
ment tolérer  des  exceptions  comme  en  Angleterre,  Mais  ici,  de 


LES    NOUVEAUX    ROMANCIERS   AMERICAINS.  607 

même  que  là-bas,  la  première  condition  pour  se  faire  admettre 
dans  le  vrai  monde  est  en  réalité  la  naissance. 

—  Tous  les  citoyens  ne  sont-ils  pas  réputés  égaux  sous  ce  rapport 
dans  notre  pays? 

—  Réputés?..  Voulez-vous  me  permettre  une  question?..  D'oii 
vient,  croyez -vous,  que  M.  Budenstein  vous  ait  invité  aujourd'hui? 

Wainwright  réfléchit  un  instant  : 

— Je  ne  vois  qu'une  raison,  dit-il  enfin,  c'est  qu'il  est  mon  ban- 
quier. 

—  Quelle  simplicité  touchante  !  Vous  devez  bien  savoir  pourtant 
que  vous  êtes  un  Wdinwright, 

—  Ma  science  va  jusque-là,  en  effet. 

—  Et  vous  ne  comprenez  pas  encore?,.  Je  dis  un  Wainwiight.... 
Tout  le  monde  connaît  votre  famille. 

—  Je  n'ai  pas  de  famille.  Mes  parons  sont  morts  jusqu'au  der- 
nier. 

—  Qu'importe?  On  se  souvient  d'eux.  Ils  étaient  fort  considérés, 
ils  donnaient  le  ton.  Savez-vous  bien,  monsieur,  qu'il  existe  entre 
nous  une  parenté  éloignée? 

—  Je  l'ignorais  complètement,  mademoiselle,  dit  Wain-^Tight  en 
s'inclinant. 

—  Oui,  un  Wainwright  a  épousé  jadis  une  Spuytenduyvii.  Vous 
avez  ajouté  une  branche  à  notre  arbre  généalogique. 

—  Je  m'applaudis  fort  d'avoir  pu  vous  rendre  un  pareil  ser- 
vice. Serait-ce  là  vraiment  ce  qui  m'a  valu  l'invitation  de  M.  Boden- 
stein  ? 

—  Oh!  non,  vous  possédez  un  arbre  généalogique  en  propre. 

—  Est-il  possible?.,  dit  Wainwright  avec  un  sourire  révélateur 
de  tout  l'amusement  que  lui  causait  cette  déclaration.  Je  n'éiais 
pas  préparé  à  renconti'er  sur  ces  rivages  un  arbre  de  pareille 
espèce. 

—  Voilà  que  vous  vous  moquez  du  pays.  Eh  bien  !  vous  réussirez 
à  coup  sCir  par  ce  procédé.  Il  est  à  la  mode.  Pour  ma  part,  je  m'en 
dispense.  Je  suis  trop  fière  d'avoir  des  ancêtres  qui  ont  contribué  à 
faire  de  ma  patrie  ce  qu'elle  est. 

Wainwright  ne  put  se  défendre  du  reproche  de  moquerie,  car 
M'^Bodenstein,  assise  à  sa  gauche,  lui  adressa  la  parole  au  moment 
même,  et  il  dut  l'entendre  pendant  quelques  minutes  débiter  une 
séri  ■  de  lieux-communs  dont  sa  grâce  et  sa  beauté  môme  ne  réus- 
sissaient pas  à  déguiser  la  platitude.  Quand  on  avait  fini  d'admi- 
rer ce  teint  nacré,  ces  yeux  limpides,  ces  merveilleuses  fossettes, 
on  découvrait  que  tout  le  reste  manquait  d'une  façon  vraiment 
aflligeante.  Certes,  sa  voix  était  douce  et  elle  avait  l'habitude  du 


608  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

monde;  mais  il  ne  fallait  pas  essayer,  en  la  jugeant,  de  séparer  le 
fond  de  la  forme.  Sa  valeur  était  essentiellement  négative. 

Après  un  insignifiant  caquetage  avec  cet  automate,  Wainvv^right 
se  remit  à  interroger  miss  Spuytendu;^vil. 

—  Je  suppose  que  vous  trouvez  ma  cousine  charmante?  lui 
demanda-t-elle  à  son  tour,  c'est  l'opinion  universelle.  Elle  a  eu  de 
grands  sucés  avant  de  devenir  M''  Bodenstein. 

—  Et  cette  dernière  qualité  ne  doit  pas  lui  nuire,  dit  insidieuse- 
ment Woinwi-ight. 

—  Comment  l'entendez- vous?  Ma  cousine,  de  son  chef,  était  une 
Amsterdam.  —  Là-dessus,  miss  Spuytenduyvil  eut  un  de  ses  petits 
rires  secs  comparables  à  un  cliquetis  de  castagnettes.  —  En  vérité, 
il  me  semble  si  extraordinaire  que  quelqu'un  puisse  ignorer!..  Elle 
trouva  ce  qu'on  appelle  un  bon  parti,  puisque  M.  Bodenstein  est 
gentleman  accompli  et  immensément  riche.  Moi  j'étais  abrs  une 
petite  fille,  mais  je  me  souviens  que  je  désapprouvai  ce  mariage.  Il 
est  vrai  que,  depuis,  je  suis  revenue  à  d'autres  sentimens. 

—  C'est  heureux  I  pensa  Wainwright,  qui  eut  quelque  peine  à 
réprimer  sa  gaîtô. 

La  vision  comique  lui  était  venue  d'une  petite  demoiselle  Spuy- 
tenduyvil en  robe  courte,  discourant  avec  sa  poupée  sur  l'inesti- 
mable supériorité  de  son  origine  hollandaise. 

Un  signe  de  la  maîtresse  de  la  maison,  et  les  dames  se  lèvent 
pour  passer  dans  le  salon,  tandis  que  les  hommes,  reprenant  leurs 
places  autour  de  la  table,  se  mettent  à  boire  et  à  fumer  entre 
eux.  Waiiiwright  continue  d'observer,  en  songeant  que  tous  ceux 
qui  l'entourent  pourraient  flâner  dans  les  salons  du  club  le  plus 
sélect  de  Londres,  de  même  que  leurs  femmes  seraient  dignes 
de  faire  la  révérence  aux  réceptions  de  la  reine.  Ce  qui  ébahit 
d'abord,  c'est  l'unanimité  des  critiques  de  ces  semi-Anglais  à 
l'adresse  de  l'Amérique  et  leur  engouement  pour  le  pays  auquel 
ils  empruntent  tout  ce  qu'ils  peuvent  :  manière  de  s'habiller  et  de 
se  tenir,  prononciation,  habitudes  de  sport.  Ce  mépris  systématique 
de  la  patrie  lui  donne  comme  un  choc  désagréable  qui  est  chez  lui 
la  première  révélation  encore  vague  d'un  sentiment  national  éteint 
apparemment  chez  les  autres. 

Bientôt  le  correspondant  d'un  journal  anglais,  grand  bavard 
et  curieux  par  état,  M.  Binghamton,  qui  se  faufile  dans  tous  les 
mondes,  vient  s'emparer  de  lui  en  s'offrant,  de  la  meilleure  grâce, 
comme  cicérone.  Wainwright  lui  répète  ingénument  les  paroles 
de  miss  Spuytenduyvil,  qui  ont  jeté  un  certain  trouble  dans  son 
esprit,  et  s'informe  si  les  personnes  réunies  ce  soir-là  chez  les 
Bodenstein  représentent,  en  effet,  la  meilleure  société. 


LES  KOUVEAUX   ROMANCIERS   AMÉRICAINS.  609^ 

—  Comment  !  s'écrie  le  journaliste,  est- il  possible  qu'ayant 
dîné  ici,  vous  ne  sachiez  pas  en  quoi  consiste  la  valeur  de  noire 
amphitryon?  Vous  dire  à  quelle  partie  de  l'Allemagne  Bodenstein 
appartient  réellement,  je  ne  le  pourrais;  mais,  sur  bien  des  points, 
passez-moi  le  mot,  il  était  de  Bohême,  quand  jadis  il  débarqua, 
Dieu  sait  comment,  à  New-York,  dans  une  maison  de  banque  1 
De  là  il  sortit  banquier  pour  son  propre  compte,  grâce  au  patro- 
nage d'un  illustre  capitaliste  de  son  pays;  tout  le  temps,  il  avait 
travaillé  à  se  faire  recevoir  par  les  gens  bien  posés.  11  court 
d'étranges  histoires  sur  les  rebuffades  qu'il  eut  à  essuyer.  N'im- 
porte, il  persévéra;  il  avait  résolu,  paraît-il,  de  devenir  un  person- 
nage; tous  les  moyens  lui  étaient  bons.  Pour  ces  gens-là,  il  suffit 
de  décider  qu'une  chose  doit  être,.,  la  chose  s'accomplit,  coûte  que 
coûte.  On  se  raidit,  on  prend  son  élan,  la  barrière  est  sautée.  Le 
plus  beau  coup  de  ce  joueur  heureux  fut  son  mariage.  Le  piédestal 
où  il  avait  réussi  à  se  jucher  manquait  encore  de  solidité.  Il  le 
rendit  inébranlable  en  épousant  miss  Amsterdam.  Elle  était  la  belle 
de  la  saison  et  avait  à  ma  connaissance,  en  dix  mois,  refusé  dix 
bons  partis,  ce  qui  n'empêcha  pas  Bodenstein  de  l'obtenir  tout  de 
même.  On  dit  que,  pour  la  décider,  il  mit  sur  sa  tête  un  million. 
Malgré  cela,  plusieurs  membres  de  la  famille,  —  une  grande  famille, 
—  furent  scandalisés  de  cette  mésalliance. 

—  Vraiment,  je  ne  puis  me  faire  à  entendre  parler  ici  de  grande 
famille  dans  le  sens  aristocratique  du  mot. 

—  Oh!  il  ne  s'agit  pas,  bien  entendu,  de  grandeur  politique, 
comme  en  Europe.  Les  Amsterdam  ne  siègent  pas  dans  une  chambre 
des  pairs,  mais  leur  race  n'en  est  pas  moins  orgueilleuse  et  puis- 
sante. Ils  remontent  au  temps  où  New-York,  avant  l'indépendance, 
n'était  qu'un  village  hollandais.  Chaque  jour  voit  s'accroître  ici 
l'influence  de  ces  familles-là.  Les  parvenus ,  quelle  que  soit  leur 
fortune,  jettent  un  regard  d'envie  sur  certaines  maisons  qui  jamais 
ne  leur  seront  ouvertes.  On  peut  s'en  étonner  quand  on  songe  que 
cela  se  passe  dans  le  centre  principal  de  la  plus  grande  république 
qui  soit  au  monde;  mais  comment  nier  un  fait?  Tous  ceux  que 
vous  avez  rencontrés  ce  soir  nourrissent  sur  leurs  positions  respec- 
tives des  idées  semblables  à  celles  qui  ont  cours  en  Europe  parmi  la 
noblesse  entichée  de  préjugés. 

Quelques  instans  après,  les  hommes  abandonnent  leurs  cigares 
pour  aller  rejoindre  l'élément  féminin  au  salon.  Ln  bellâtre  dont 
les  chaussures  pointues  rappellent  l'ancien  soulier  à  la  poulaine  et 
qui  porte  au  doigt  une  bague  à  cachet  armorié,  un  de  ces  jeunes 
gens  qui  se  croiraient  déshonorés  s'il  leur  fallait  mettre  un  panta- 

TOME  LXII.  —  1884.  39 


610  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ion  qui  ne  fût  pas  de  fabrique  anglaise,  M.  Carroll  Gansevoort,  lui 
dit  d'une  voix  nonchalante  : 

—  J'ai  vu  Binghamton  vous  entreprendre  et  je  sais  qu'en 
pareil  cas,  il  est  impossible  de  placer  un  mot.  Quel  sac  à  nou- 
velles que  ce  Binghamton!  A  propos,.,  avez-vous  amené  vos  équi- 
pages?.. Non,  sans  doute?  Moi,  je  viens  de  recevoir  de  là-bas  un 
drag  du  dernier  chic.  Il  éclipsera  tout  ce  qu'il  y  a  de  mieux 
au  club  des  cochers.  Naturellement  nous  possédons  un  club  des 
cochers.  Ça  ne  vaut  pas  le  vôtre,  bien  sûr...  Mais  ne  puis-je  vous 
présenter  à  aucune  de  ces  dames?  (Ici  les  mœurs  américaines 
montrent  le  bout  de  l'oreille.)  Cette  petite  fille  à  crinière  alezan 
doré,  par  exemple,.,  elle  est  fièrement  jolie,  de  près,.,  en  bonne 
forme ,  de  la  branche ,  des  allures ,  je  ne  vous  dis  que  ça  !  Aussi 
vous  voyez  si  les  hommes  font  des  frais  pour  elle.  Le  bruit  court 
qu'elle  possède  une  rue  entière  quelque  part,.,  à  Philadelphie,  je 
crois...  On  ne  sait  pas  grand'chose  des  siens,  en  revanche;  elle  a 
paru  l'été  dernier  aux  bains  de  mer  de  Newport.  Allons,.,  je  vous 
présenterai  ;  elle  est  folle  des  Anglais, 

Wainwright  répond  par  un  refus  poH,  après  lequel  il  ajoute  : 

—  Je  vous  ferai  remarquer  que  je  ne  suis  pas  Anglais,  mais  Amé- 
ricain. 

Et,  regardant  bien  en  face  le  jeune  anglomane  : 

—  Américain  comme  vous,  monsieur. 

Le  défaut  de  ce  roman,  qui  n'est  guère  qu'un  voyage  à  tra- 
vers différentes  sociétés  de  New-York,  se  laisse  deviner  dès  les 
premières  pages.  On  ne  sort  pas  des  présentations,  des  obser- 
vations et  des  étonnemens.  Après  s'être  étonné  chez  les  Bodens- 
tein,  Wainwright  va  s'étonner  chez  les  Spring.  Le  lendemain  soir, 
il  quitte  son  hôtel,  situé  dans  ce  qu'on  appelle  la  partie  basse  de 
la  Cinquième  Avenue ,  au  milieu  d'un  quartier  tranquille  et  qui 
offre,  charme  rare  dans  une  ville  dépourvue  à  ce  point  de  souve- 
nirs, des  demeures  assombries  par  la  patine  du  temps.  Mais  il  suffit 
de  faire  quelques  centaines  de  pas  pour  que  le  décor  change.  On 
rentre  dans  le  New-York  essentiellement  moderne,  où  d'énormes 
candélabres  projettent  leurs  torrens  de  clarté,  où,  sous  le  porche 
encombré  des  caravansérails  immenses,  se  coudoient  toute  sorte  de 
figures  hétérogènes.  Wainwright  jette  un  rapide  coup  d'œil  dans 
l'intérieur  de  ce  colossal  palais  construit  en  marbre  qu'on  nomme 
VliôLel  de  la  Cinquième  Avenue  et  voit  le  hall  rempli  d'une  multi- 
tude grouillante,  chez  qui  l'activité  atteint  presque  à  la  violence. 
Le  combat  pour  la  vie  s'accuse  dans  ces  groupes  d'une  façon  si 
expressive  que  la  pensée  le  frappe  soudain  du  nombre  d'années 
qu'il  a  passées  sans  soupçonner  seulement  l'existence  des  élémens 


LES   NOUVEAUX   ROMANCIERS  AMERICAINS.  611 

les  plus  vigoureux  de  la  vie  sociale.  Tous  ces  gens-là  se  sont  frayé 
eux-mêmes  leur  route,  alors  que  ses  jours  à  lui  s'écoulaient  au 
loin  dans  une  complète  insouciance  des  luttes,  des  usages,  des  inté- 
rêts particuliers  de  l'Amérique. 

—  En  vérité,  se  dit-il,  je  ne  sais  où  je  vais.  Serais-je  honteux, 
par  hasard,  de  me  trouver  si  peu  à  l'unisson  de  mon  pays? 

Et  pourtant,  dans  ce  pays,  combien  de  choses  lui  semblent 
bizarres  et  ridicules  quand  ce  ne  seraient  que  les  annonces! 
V  Au-dessus  du  toit  le  moins  élevé,  au  milieu  d'un  carré  blanc, 
s'était  soudain  produit,  comme  par  l'effet  d'une  lanterne  magique, 
un  disque  lumineux  immense.  Bientôt  de  grandes  lettres  se  dessi- 
nèrent sur  le  disque.  Ce  qu'elles  venaient  annoncer,  avec  ces 
allures  d'apparition  surnaturelle,  c'était  le  magasin  où  l'on  pou- 
vait se  procurer  les  meilleures  chemises.  L'annonce  fantastique 
s'évanouit  et  fut  remplacée  par  l'image  grotesque  d'un  bonhomme 
endormi  dont  la  bouche  énorme  s'ouvrait  et  se  refermait  alter- 
nativement pour  ronfler  sans  doute.  Une  souris  s'approcha  en  trot- 
tinant de  ce  gouffre,  où  elle  finit  par  s'introduire  après  quel- 
ques hésitations,  et  les  mâchoires  de  se  refemier  sur  elle  à  la  joie 
délirante  des  badauds  d'alentour.  Après  le  trépas  dramatique 
de  la  souris,  le  disque  resta  vide  un  moment;  ensuite  il  fit  con- 
naître à  tous  ceux  qui  attendaient  un  nouveau  spectacle  que 
Tompkins,  le  tailleur,  n'avait  jamais  mécontenté  aucun  de  ses 
cliens.  Peut-être  Wainwright  ne  réussit-il  pas  à  comprendre  tout 
d'abord  combien  ce  spectacle  baroque  était  caractéristique  des 
mœurs  de  son  pays,  où  l'exagération  de  la  réclame  touche  vraiment 
à  la  folie.  » 

Tout  en  flânant,  le  voyageur  atteint  une  jolie  maison  sur  le  store 
baissé  de  laquelle ,  voilant  une  large  baie  brillamment  éclairée, 
se  dessine  l'ombre  élancée  d'une  plante  tropicale.  Il  pense  à 
M"  Spring,  qu'il  va  retrouver  dans  le  salon  qui  se  révèle  si  gra- 
cieusement au  dehors,  un  salon  calqué  sur  les  intérieurs  de  Toul- 
mouche,  délicieux  pêle-mêle  de  paravens  orientaux,  de  sièges  capi- 
tonnés, de  carreaux  de  tapisserie  aux  vives  couleurs,  de  petites 
tables  de  toutes  les  formes,  de  cabinets  surchargés  de  bric-à-brac. 
La  jolie  SP'  Spring  trône  au  milieu  d'une  cour  de  jeunes  gens  empres- 
sés ;  elle  l'accueille  avec  des  exclamations  et  des  éclats  de  rire  qui 
n'ont  d'autre  motif  que  démontrer  deux  rangs  de  perles,  en  lui  ten- 
dant d'un  air  d'abandon  irrésistible  la  plus  blanche  des  mains  pote- 
lées. A  quoi  bon  décrire  M''  Spring?  C'est  le  type  exagéré  de  cette 
espèce  qui  fleurit  naguère  chez  nous  sous  le  nom  de  cocodettes  et 
dans  laquelle  s'incarnent  encore  ces  néologismes  exquis  :  le  pschutt 
et  le  vlan.  Mais  si  le  petit  salon  de  M"  Spring  est,  grâce  aux  ressources 


612  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  l'importation,  un  salon  de  Paris,  M""^  Spring  elle-même  n'a  pas 
les  secrets  ensorcelans  d'une  Parisienne  ;  quoi  que  puisse  dire  M.  Faw- 
cett,  pour  nous  prouver  que  son  excentricité  n'a  rien  de  grossier, 
elle  manque  tout  à  fait  de  ce  qui  décidément  n'appartient  qu'à  un 
seul  pays  au  monde  :  la  grâce  légère,  ailée,  qui  effleure  sans  appuyer 
jamais.  Quelle  imitation  maladroite  de  Froufrou,  de  la  Petite 
Marquise  et  des  coquettes  spirituelles  de  M.  Octave  Feuillet!  La 
voyez-vous  d'ici  avec  ses  toilettes  tapageuses  que  le  cliquetis  des 
bijoux  accompagne  à  chaque  mouvement  comme  un  carillon  de 
grelots,  de  sorte  que  l'on  compare  les  colifichets  dont  son  mari  la 
couvre  aux  clochettes  suspendues  par  les  paysans  au  cou  de  leurs 
chèvres  afin  de  les  empêcher  de  se  perdre  si  elles  sautent  la  bar- 
rière! Du  reste,  M-^"  Spring  ne  saute  aucune  barrière,  bien  qu'elle 
ne  paraisse  occupée  qu'à  prendre  son  élan  pour  quelque  cabriole 
irréparable  :  elle  est  entourée  d'un  cercle  bruyant  d'admirateurs 
et  de  jeunes  folles  qui  soupent  avec  elle  au  restaurant  en  vogue, 
qui  l'accompagnent  dans  des  courses  échevelées  sur  la  cime  d'un 
drag-,  elle  ne  recule  pas  devant  les  cafés- concerts  et  autres  lieux 
suspects  où  l'on  s'amuse,  tandis  que  son  mari  joue  au  cercle  ou  à 
la  Bourse,  —  voilà  tout.  Cette  étourdie  est  de  fait  trop  bon  pilote 
pour  aller  se  jeter  contre  aucun  récif,  et,  quant  aux  vents  orageux, 
elle  ne  s'y  livre  que  lorsqu'elle  est  parfaitement  sûre  d'en  rester 
maîtresse.  Le  cœur  lui  manque,  en  somme,  tout  autant  que  l'ima- 
gination, l'esprit  et  le  bon  goût.  Wainwright,  qui  a  pu  s'y  tromper, 
en  la  rencontrant  autrefois  hors  de  son  milieu,  est  l3ien  vite  désen- 
chanté. Vraiment  nous  ne  lui  trouvons  aucun  mérite  à  s'abstenir 
d'entrer  dans  le  jeu  de  ftîrtation  à  outrance  dont  ce  boudoir  dou- 
teux est  le  théâtre.  S'il  retourne  souvent  chez  M""'  Spring,  c'est 
qu'une  autre  femme  l'y  attire,  Ruth  Gheever,  la  sœur  de  cette  éva- 
porée, une  orpheline  que  sa  destinée  force  à  supporter  le  contact 
d'un  monde  qu'elle  abhorre,  tandis  que  l'odieux  beau-frère,  qui  est 
censé  lui  donner  une  hospitalité  généreuse,  expose  son  petit  avoir 
dans  les  aventures  auxquelles  il  est  mêlé. 

Peu  à  peu,  Ruth  est  amenée  à  confier  ses  chagrins  au  compatis- 
sant Wainwright,  et  la  rivalité  sourde  entre  les  deux  sœurs,  tandis 
que  l'aînée  voit  son  ex-conquête  lui  échapper  et  que  la  cadette 
souffre  d'être  trop  mal  placée  dans  la  vie  pour  pouvoir  compter  sur 
la  recherche  d'un  honnête  homme,  est  indiquée  avec  beaucoup  de 
finesse  par  M.  Fawcett.  Malheureusement  pour  l'intérêt  soutenu 
d'une  idylle  comme  il  en  éclôt  dans  tous  les  temps  et  dans  tous  les 
climats,  —  heureusement  pour  nous  autres,  explorateurs  pressés  qui 
avons  chargé  ce  gentleman  of  leisure  de  nous  servir  de  guide  à  tra- 
vers des  mœurs  nouvelles  où  l'amour  n'a  que  faire,  —  Wainwright 


LES   NOUVEAUX   ROMANCIERS   AMÉRICAINS.  6lâ 

quitte  souvent  Ruth,  qu'il  redoute  d'aimer,  et  Binghamton  l'entraîne 
aux  quatre  points  cardinaux. 

Connaître  son  pays  lui  semble  désormais  un  devoir;  nous  fré- 
quentons assidûment  avec  lui  le  club  métropolitain,  logé  dans  un 
palais  qui  rivalise  quant  au  luxe  et  aux  vastes  proportions  avec  ses 
modèles  de  Londres.  Le  Métropolitain  renferme  des  échantillons 
variés  de  la  société  masculine.  Quelques  gros  bonnets  le  trouvent 
trop  démocratique  et  ont  essayé  d'en  fonder  un  autre  dont  les 
membres  fussent  sans  exception  triés  sur  le  volet.  Mais  le  Gra~ 
mercy  (1)  n'a  pu  prendre,  on  s'y  ennuie;  ses  promoteurs  mêmes 
reviennent  au  Métropolitain ,  où  les  aristocrates ,  —  ceux  qui 
portent  des  noms  illustres  dans  les  fastes  de  l'Indépendance,  ceux 
qui  descendent  des  Hollandais  premiers  habitans  de  New-York 
au  temps  où  elle  s'appelait  la  Nouvel  le -Amsterdam,  etc.,  — 
côtoient  les  simples  courtiers,  des  hommes  capables  pour  la  plu- 
part. La  moitié  de  l'intelligence  du  jour  sort  de  ce  foyer  de  la  spé- 
culation, Wall  Street.  Quiconque  ne  fait  pas  d'affaires  se  borne  au 
sport:  tel  chasseur  effréné  importe  des  renards  dans  les  bois  qui  lui 
appartiennent,  afin  de  mieux  suivre  le  courant  britannique;  tel 
gentleman,  accompli  d'ailleurs,  conduit  chaque  jour  un  coche  pen- 
dant la  belle  saison,  à  l'exemple  d'un  excentrique  anglais  bien 
connu  ;  il  part  de  certain  hôtel  très  fréquenté  pour  emmener  ses 
voyageurs  à  plusieurs  milles  dans  la  campagne.  Les  jeunes  gens  ne 
parlent  que  de  pur-sang,  de  combats  de  chiens,  de  jeux  athléti- 
ques; leur  conversation  est  celle  de  boxeurs  et  de  jockeys;  ils  se 
piquent  avant  tout  d'avoir  des  m.uscles  :  ce  souci  de  la  vigueur 
physique,  emprunté  à  l'Angleterre,  s'est  exagéré  encore  chez  les 
oisifs  américains.  La  jeunesse  dorée  n'a  rien  à  faire  que  parier, 
monter  à  cheval,  mener  à  quatre;  elle  se  garderait  de  lire.  Nous 
constaterons  que  le  seul  volume  habituellement  feuilleté  parmi 
tous  ceux  qui  composent  la  bibliothèque  du  club  est  l'Almanach 
nobiliaire  de  la  Grande-Bretagne.  On  en  use  un  par  an  au  Métropo- 
litain. 

—  Ils  ne  lisent  pas,  ils  ne  prennent  aucun  intérêt  aux  affaires  de 
leur  pays...  Et  ce  sont  là  vos  hommes  prétendus  distingués?  s'écrie 
Wainwright,  interpellant  Binghnmton. 

—  Que  comptiez-vous  donc  trouver  ici?  demande  le  journaliste 
d'un  ton  goguenard. 

—  Mais...  je  croyais  trouver  l'Amérique  peuplée  d'Américains. 
Pourquoi  les  hommes  ne  s'occupent-ils  pas  de  politique? 

—  Trop  d'hommes  s'en  occupent,.,  voilà  pourquoi  nos  beaux 

(1)  Du  français  grand  merci. 


614  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

messieurs  se  tiennent  à  l'écart.  Rassurez-vous,  du  reste.  Il  n'est 
question  que  de  politique  au  club  et  ailleurs,  lorsque  approche  une 
élection  importante;  tout  le  monde  parie  là-dessus  comme  sur  des 
chevaux. 

—  Et  ce  sont  là  les  premiers  d'entre  nos  citoyens  !  s'écrie  Wain- 
wright  avec  indignation,  ceux  qui  possèdent  la  plus  large  part  de 
fortune  et  d'éducation,  ceux  qui  seraient  appelés  à  recevoir  un 
potentat  étranger,  le  prince  de  Galles,  par  exemple,  s'il  abordait 
en  Amérique  1 

Binghamton  fait  un  signe  affirmatif. 

—  Plusieurs  d'entre  eux,  hélas!  ont  reçu  l'héritier  du  trône 
d'Angleterre  lors  de  son  voyage,  répond-il. 

A  notre  tour,  nous  nous  étonnerons  un  peu  des  étonnemens  de 
l'honnête  Wainwright;  car  partout  il  arrive  que  les  pères  aient  tra- 
vaillé pour  fournir  à  leurs  fils  des  chevaux  et  des  équipages  ;  mais 
M.  Fawcett  a  voulu  seulement  nous  faire  entendre  que  le  chiffre 
de  la  population  oisive  et  fashîonahle  augnrente  d'année  en  année 
à  New- York  dans  d'effrayantes  proportions.  Wainwright  a  besoin 
de  se  détourner  du  monde  proprement  dit  pour  prendre  une  opi- 
nion favorable  du  peuple  américain.  Malgré  tout,  à  mesure  que  son 
séjour  se  prolonge,  quelque  chose  d'énergique  et  d'éminemment 
neuf  dans  l'atmosphère  sociale  le  pénètre.  Il  trouve  un  esprit  plus 
vif,  des  décisions  plus  promptes  qu'en  Angleterre,  plus  d'élan...  Il 
lui  semble  qu'on  va  un  meilleur  train  et  sans  se  heurter,  après 
tout,  à  plus  d'obstacles.  Une  cerfaine  fièvre  d'activité,  ce  besoin 
maladif  de  supprimer  le  temps  et  l'espace,  l'apparent  dédain  de 
l'idée  même  de  loisir  qui  caractérise  l'Américain  militant,  l'humilient 
quelque  peu.  Souvent  il  lui  arrive  de  s'arrêter  au  milieu  d'une  rue 
pour  contempler  à  son  aise  l'allure  précipitée,  presque  violente,  des 
piétons. 

Un  matin,  en  particulier,  où  le  soleil,  après  une  lourde  chute  de 
neige,  avait  produit  le  dégel,  ce  tohu-bohu  effréné  l'émerveille  plus 
encore  que  de  coutume.  L'influence  alanguissante  de  l'atmosphère 
humide  et  tiède  semble  n'avoir  aucune  action  sur  ces  machines 
humaines  montées  à  grande  vitesse,  qui  bravent  le  gâchis,  les 
flaques  d'eau,  sans  modérer  jamais  leur  course.  La  flânerie  heu- 
reuse, la  placidité  des  physionomies  auxquelles  on  est  habitué  en 
Europe,  manquent  absolument.  Wainwright  réfléchit  à  la  fureur 
de  ce  combat  acharné  pour  la  vie;  il  évoque  avec  une  sorte  de 
remords  son  passé  inutile.  Autour  de  lui  tout  travaille  :  l'indus- 
trie infatigable,  le  but  ardemment  poursuivi  se  laissent  à  chaque 
pas  deviner;  la  contagion  le  gagne  au  moral,  bien  que  physique- 
ment il  reste  pareil  à  un  bourdon  inutile  parmi  les  abeilles.  II  se 


LES   NOUVEAUX   ROMANCIERS   AMÉRICAINS.  615 

sent  confus,  rapetissé,  devant  le  grand  nombre  de  gens  qu'il  voit, 
hors  des  sphères  élégantes,  s'efforcer  de  faire  quelque  chose;  il 
regrette  que  le  sort  n'ait  assigné  aucun  but  à  son  existence,  qu'il 
lui  ait  donné  au  contraire  en  naissant  tout  ce  qu'on  peut  souhai- 
ter d'acquérir.  Quand,  le  matin,  il  passe  par  hasard  au  îLétropoli- 
tain,  où  il  est  inscrit  comme  membre  temporaire,  les  personnes 
qu'il  rencontre  lui  font  l'effet  de  compagnons  d'infortune  voués 
comme  lui  à  une  prospérité  honteuse.  C'est  ainsi  qu'au  milieu  de 
ceux  de  ses  compatriotes  qui  singent  ridiculement  les  Anglais, 
Wainwright,  débarqué  Anglais  dans  le  Nouveau -Monde,  deviendra 
peu  à  peu,  et  par  opposition,  franchement  Américain. 

Il  faut  reconnaître  que  les  femmes  contribuent  à  l'acclimater. 
Sauf  M'^^  Spring  et  quelques  extravagantes  de  son  espèce,  elles 
sont  vraiment  aimables.  Elles  possèdent  le  naturel,  la  sincérité.  En 
faisant  moins  d'étalage  de  vertu  que  leurs  sœurs  du  vieux  conti- 
nent, elles  deviennent  des  épouses,  des  mères  parfaites.  Et,  quant 
aux  libertés  qui,  de  la  part  des  jeunes  filles,  choquent  maint  Euro- 
péen, elles  résultent  le  plus  souvent  de  leur  innocence.  Un  mou- 
choir agité  par  la  fenêtre,  une  main  baisée  de  loin,  gentiment,  les 
mines  à  demi  moqueuses  de  quelques  espiègles  ne  doivent  pas  être 
jugées  avec  rigueur.  On  trouverait  aussi  bien  à  redire  aux  ébats 
d'un  petit  chat.  Tel  est  du  moins  le  jugement  définitif  de  Wain- 
wright après  une  longue  et  intéressante  étude  où  il  apporte  autant 
de  sagacité  que  de  sang-froid.  Pour  notre  part,  nous  ferons  cer- 
taines réserves,  mais  le  moment  n'est  pas  venu  de  les  exposer. 
Lions  d'abord  plus  ample  connaissance  avec  ces  dames  au  bal  des 
Grosvenor  et  ailleurs,  dans  tous  les  salons  où  nous  conduira  Wain- 
wright en  quête,  à  son  insu,  de  miss  Ruth  Gheever,  qu'il,  fuit  et 
recherche  tout  ensemble  sous  l'empire  de  sentimens  faciles  à  con- 
cevoir, car  si  la  demoiselle  se  recommande  par  toutes  les  grâces  et 
tous  les  mérites,  son  entourage,  en  revanche,  ne  laisse  pas  que  d'être 
effrayant,  depuis  M"  Spring,  qui  gaspille  en  prodigalités  l'argent  que 
l'agiotage  fait  gagner  à  son  digne  époux,  jusqu'à  certaine  sœur  cadette 
de  ce  dernier,  qui  s'est  compromise  avec  un  homme  marié  d'une 
façon  que  toute  l'innocence  alléguée  par  M.  Fawcett  ne  suffit  pas  à 
rendre  excusable. 

Le  bal  des  Grosvenor  nous  initie  au  faubourg  Saint-Germain  de 
New- York.  Il  a  lieu  sur  un  des  derniers  points  de  la  vieille  ville 
que  la  pioche  des  bâtisseurs  de  neuf  n'ait  pas  entamés,  entre  les 
deux  parcs  qui  portent  les  noms  de  Rutherfurd  et  de  Stuyvesant  et 
que  peuplent  des  arbres  séculaires.  Cette  partie  de  la  Seconde  Ave- 
nue représente  une  grandeur  tombée;  la  Cinquième  Avenue,  sa 
triomphante  rivale,  a  eu  raison  des  prétentions  patriciennes  que 


616  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

rien  ne  justifie  plus.  Non  loin  de  là,  les  Irlandais  se  grisent  dans 
leurs  misérables  gîtes  ;  plus  bas,  les  nobles  résidences  d'autrefois 
se  sont  transformées  en  pensions  bourgeoises  de  troisième  ordre,  où 
trônent  de  grosses  Allemandes  dont  les  maris  vendent,  dans  la 
Bowery,  du  tabac  ou  de  la  bière.  Sur  une  certaine  longueur,  néan- 
moins, la  Seconde  Avenue  est  restée  mélancoliquement  aristocra- 
tique. Les  Grosvenor,  entre  autres  grandes  familles,  n'ont  jamais 
voulu  quitter  le  vénérable  hôtel  enfumé  qu'ils  habitent,  de  généra- 
tion en  génération,  depuis  les  temps  coloniaux  :  le  mobilier,  d'une 
sécheresse,  d'une  raideur  puritaine,  avec  les  portraits  de  famille  qui 
donnent  la  plus  fâcheuse  idée  de  l'art  primitif  américain,  tout  reste 
à  sa  place.  La  maîtresse  du  logis  est  elle-même  une  antiquité.  Rien, 
chez  elle,  ne  frappera  comme  insolite  les  regards  d'un  Européen, 
sauf  la  profusion  de  bouquets  dont  ses  deux  petites-filles,  qui  l'ai- 
dent à  recevoir,  sont  littéralement  surchargées.  Ces  fleurs  ont  été 
envoyées  à  l'aînée  comme  à  l'une  des  belles  de  la  dernière  saison, 
et  à  la  cadette  pour  fêter  ses  débuts  dans  le  monde. 

Les  ketlledrums  auxquels  nous  assistons  avec  Waimvright  ont  un 
caractère  plus  original  ;  ce  sont  des  matinées  où  l'on  prend  le  thé, 
où  l'on  cause,  où  les  dames  vont  en  chapeau  et  en  costume  de 
ville,  où  domine  d'ailleurs  l'élément  féminin,  réunions  bruyantes 
et  nombreuses.  Wainwright  y  admire  autant  que  jamais  la  gaîté 
spontanée,  l'animation  contagieuse  des  Américaines.  «  Il  leur  man- 
que assurément,  nous  dit-il,  la  pudique  réserve  qui  donne  aux 
Européennes,  avant  le  mariage,  un  charme  délicat  comparable  à 
celui  de  la  rosée  du  matin  sur  quelque  fleur  printanière,  mais  on  a 
reconnu  bien  vite  que  les  apparentes  audaces  de  ces  jeunes  filles, 
si  parfaitement  maîtresses  d'elles-mêmes,  sont  la  conséquence  d'un 
système  d'éducation  dans  lequel  la  liberté  d'allures  et  la  pureté 
d'hitention  tiennent  une  place  égale.  » 

Kettlcdrums  effrénés  chez  M"  Spring,  lectures  chez  M"  Bateson 
Bangs,  qui  a  produit  des  livres,  des  brochures,  des  poésies,  qui 
fait  des  conférences  et  qui,  depuis  trente  ans,  n'a  jamais  écrit  le  mot 
femme  autrement  qu'avec  une  majuscule.  Les  bas-bleus  ne  sont 
pas  tournés  en  ridicule  à  New-York;  ils  forment  pour  cela  un 
bataillon  trop  considérable,  et  ceux  d'entre  eux  qui  possèdent  du 
talent  ont  droit  tout  naturellement  à  l'estime  et  à  l'admiration,  ni 
plus  ni  moins  que  les  écrivains  de  l'autre  sexe.  Mais  la  verve  de 
M.  Favvcett  s'évertue  contre  certaines  journalistes  femelles  parve- 
nues à  la  gloire  par  une  culture  assez  plate  du  genre  «  réforma- 
teur et  instructif.  »  Il  a  réservé  en  somme  ses  épigrammes  les 
plus  acérées  pour  le  petit  salon  encombré  de  M"  Bangs,  où  les 
femmes  sont  mal  mises  et  les  hommes  prétentieux.  Chacune  des 


LES   NOUVEAUX   ROMANCIERS   AMERICAINS.  6l7 

personnes  qu'il  nous  présente  a  l'originalité  d'un  portrait  d'après 
nature.  Le  plus  amusant  est  celui  de  M.  Large,  un  athlète  aux 
longs  cheveux,  aux  traits  rudes,  à  l'air  léonin,  que  nous  n'avons 
pas  de  peine  à  reconnaître  pour  Walt  Whitman,  le  poète  de  l'ave- 
nir, un  chef  d'école,  un  pionnier,  dont  les  généreux  efforts  tendent 
à  faire  justice  de  la  monotouie  du  rythme,  de  l'absurde  étroitesse 
de  la  mesure,  de  toutes  les  affectations  maladives,  de  toutes  jes 
mièvreries  du  passé.  Ses  Chants  démocratiques  ont  pour  sujet  la 
prairie  sans  bornes  et  les  progrès  futurs  de  l'humanité.  Ils  font 
penser  à  une  sauvage  parodie  de  Garlyle  et  d'Emerson  con- 
fondus. Les  fanatiques  qui  entourent  M.  Large  lui  trouvent  de 
la  puissance,  —  la  puissance  d'un  grand  orgue.  Ils  se  prosternent 
devant  le  livre  étrange  intitulé  :  Mottes  cle  terre  et  Rayons  d'étoiles, 
sous  lequel  nous  devinons  ce  recueil  bizarre  :  Leaves  of  Grass  et 
Drum-Taps,  édité  en  Angleterre  par  W.-M.  Rossetti  (1)  avec  l'épi- 
grnphe  suivante  prise  à  Robespierre  :  «  Les  efforts  de  vos  ennemis 
contre  vous,  leurs  cris,  leur  rage  impuissante  et  leurs  petits  succès 
ne  doivent  pas  vous  effrayer;  ce  ne  sont  que  des  égratignures  sur 
les  épaules  d'Hercule.  » 

En  cherchant  un  peu,  nous  trouverions  le  vrai  nom  de  IVP"  Mac- 
intosh Briggs,  qui  a  autant  de  difficulté  à  s'exprimer  qu'elle  a  de 
facilité  à  écrire  ses  délicieux  romans,  —  celui  de  Rochester  Hilliard, 
antithèse  vivante  de  l'auteur  des  Chants  démocratiques,  un  croyant 
qui  adore  le  passé  avec  la  même  fureur  que  d'autres  mettent  à  le 
détruire,  qui  repousse  la  science  et  le  progrès  modernes  comme 
œuvres  d'iconoclastes  et  se  voue  en  conséquence  à  filer  des  vers 
tellement  rococo  qu'après  les  avoir  entendus ,  il  vous  semble 
sortir  d'une  boutique  de  bric-à-brac.  On  n'y  rencontre  que  des 
mots  dans  le  genre  de  «  oncques,  icelle,  »  etc..  Il  n'y  est  question 
que  de  châtelaines  en  robes  traînantes  penchées  à  leur  fenêtre  en 
ogive,  ou  folâtrant  sous  des  voûtes  du  moyen-âge  avec  de  jeunes 
pages  et  des  joueurs  de  luth,  tandis  que  leurs  seigneurs  et  maîtres 
guerroient  au  loin.  Il  est  né  de  braves  gens  dans  le  New- Jersey; 
mais  rien  ne  le  déciderait  à  publier  une  ligne  sur  quoi  que  ce  fût  qui 
ait  rapport  à  l'Amérique. 

Aux  salons  littéraires  ainsi  peuplés  on  est  tenté  de  préférer  la 
splendeur  sans  âme  des  fêtes  données  par  le  banquier  Bodenstein, 
quoique  Wainwright  ne  se  fasse  pas  faute  de  les  critiquer  :  «  La 
vieille  Europe,  dit-il,  ne  produirait  rien  de  plus  merveilleusement 
raffiné,  c'est  là  ce  que  je  déplore.  Je  flaire  un  parfum  trop  prononcé 
d'ancien  régime;  cela  sent  la  royauté,  l'impérialisme,  tout  ce  que 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1"  juin  1872. 


618  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

VOUS  voudrez  d'antirépublicain.  Je  me  demande  si  l'on  pourrait 
trouver  dans  l'histoire  entière  l'équivalent  de  ce  qui  se  produit  à 
New-York.  A-t-on  jamais  vu  un  peuple  câgé  de  cent  ans  tout  juste 
rêver  exclusivement  de  ploutocratie  comme  fait  celui-ci  ?  J'aurais 
cru  que  la  simplicité,  la  sévérité  des  mœurs,  une  sage  économie, 
devaient  composer  le  lait  dont  il  est  bon  qu'un  jeune  état  se  nour- 
risse. Ce  pays-ci  est  unique  dans  son  genre.  Les  autres  nations  après 
un  siècle  d'existence  voyaient  tout  au  plus  leurs  chefs  renoncer  à 
l'habitude  de  déjeuner  le  casque  en  tête,  mais  leurs  citoyens  ne  son- 
geaient guère  encore  à  recevoir  avec  cette  insolence  de  luxe...  Il  est 
évident  que  nous  constituons  en  ce  monde  une  complète  nouveauté. 
Avec  un  gouvernement  qui  n'en  est  qu'à  la  période  expérimentale, 
nous  possédons  une  société  qui  semble  déjà  tassée,  stratifiée,  comme 
si  elle  avait  passé  par  une  douzaine  de  périodes  de  transition.  Gela 
me  donne  à  réfléchir.  » 

Les  réflexions  de  Wainwright  le  conduisent  cependant  à  servir  ce 
pays,  qui  après  tout  est  le  sien.  Un  mariage  de  pure  inclination  l'y 
fixera.  De  plus  en  plus  il  plaint  Ruth  Gheever,  molestée  par  sa  sœur, 
ruinée  par  son  beau-frère,  prête  pour  relever  la  fortune  et  l'honora- 
bilité chancelantes  de  la  famille  à  épouser  le  vénérable,  le  richis- 
sime Beckman  Amsterdam,  veuf  et  père  de  six  enfans.  Il  sait  désor- 
mais à  quoi  s'en  tenir  sur  M"  Spring,  qui  l'a  prié  de  payer  en  son 
nom  une  note  de  couturière,  la  robe  qu'elle  devait  mettre  ce  soir-là 
étant  retenue  en  gage  ;  il  a  été  touchée  de  l'honnête  indignation  de 
Ruth,  flétrissant  la  conduite  de  sa  sœur  en  termes  énergiques  après 
avoir  fait  tout  au  monde  pour  l'empêcher.  Cette  jeune  fille  serait 
une  honnête  femme,  consciencieuse  et  droite  autant  que  supérieure 
par  l'esprit;  il  n'imagine  pas  de  compagne  qui  lui  plaise  davantage, 
et  l'idée  de  la  délivrer  une  fois  pour  toutes,  de  l'enlever  à  une 
tutelle  dont  elle  a  horreur,  de  lui  épargner  le  plus  humiliant  des 
sacrifices,  stimule  encore  son  goût  très  vil  pour  elle,  mais,  d'autre 
part,  il  lui  semble  impossible  de  s'allier  à  la  tribu  des  Spring.  Wain- 
wright  a  grandi  dans  le  respect  de  la  hiérarchie  sociale  ;  s'il  fait  bon 
marché  des  ancêtres,  dans  le  sens  purement  aristocratique  du  mot,  il 
croit  à  la  valeur  de  l'hérédité.  Sorti  d'une  souche  à  tous  égards  irré- 
prochable, il  tremble  d'être  conduit  par  la  passion  à  lui  imprimer  une 
première  flétrissure.  Après  de  longs  combats,  il  s'interdit  d'épouser 
Ruth,  mais  en  prenant  cette  résolution,  qui  lui  coûte  cruellement  d'ail- 
leurs, le  jeune  homme  sent  éclore  au  fond  de  son  âme  quelque  chose 
qui  ressemble  fort  à  un  quasi-mépris  de  soi-même  d'autant  plus  irri- 
tant, d'autant  plus  pénible  qu'il  y  résiste  en  se  répétant  sans  cesse  que 
le  mobile  auquel  il  obéit  repose  au  contraire  sur  l'honneur.  C'est  que 
l'influence  américaine  commence  vraiment  à  dominer  chez  lui,  bat- 


LES   NOUVEAUX   ROMANCIERS   AMÉRICAINS.  619 

tant  en  brèche  quelques-uns  des  prétendus  principes  dont  on  l'a  nourri 
dans  le  vieux  monde.  Bientôt  il  atteindra  ia  vraie  liberté.  Il  compren- 
dra tout  à  coup,  —  le  plus  absolu  des  sentimens  humains  lui  étant 
révélé, —  qu'un  honnête  homme  qui  épouse  une  honnête  femme  n'a 
pas  à  se  préoccuper  du  reste,  puisqu'il  garde  sa  propre  estime, 
laquelle  entraîne  à  la  fin,  quoi  qu'on  en  puisse  dire,  celle  du  monde. 
Quant  au  préjugé  qui  défend  d'arracher,  pour  en  faire  la  joie  et  l'or- 
gueil de  sa  vie,  un  lis  sans  tache  au  fumier  où  il  a  pu  croître, —  stu- 
pide  enfantillage,  mensonge  et  fumée!  Wainwright  est  allé  trouver 
Ruth  avec  le  projet  de  lui  dire  purement  et  simplement  qu'il  implore 
le  droit  de  l'aider  dans  une  circonstance  délicate  de  sa  vie,  qu'il 
veut  être  toujours  son  serviteur  et  son  ami.  Cédant  à  une  impul- 
sion soudaine,  il  fait  volte-face,  il  offre  sans  phrases  son  cœur,  qui 
est  accepté.  Tout  le  dépit  sera  pour  M""'  Spring,  qui,  sans  avoir 
glissé  jamais  de  l'imprudence  à  l'adultère,  tiendrait  à  garder  ses  ado- 
rateurs, mais  la  fine  mouche  saura  dissimuler.  Un  coup  de  bourse 
vient  de  remettre  Spring  au  sommet  de  l'échelle;  il  lui  donnera 
plus  d'argent  que  jamais  à  dépenser  en  bric-à-brac  et  en  chiffons  ; 
cela  lui  suffit  pour  être  heureuse. 

A  Gentleman  of  leisure  se  termine  par  la  peinture  la  plus  ani- 
mée de  l'enfer  de  Wall  Street. 

Il  y  a  quelque  vingt  ans,  alors  que  la  guerre  tenait  suspendu 
dans  sa  balance  sanglante  le  destin  des  États-Unis,  quand  le  prix 
de  l'or  variait  presque  d'heure  en  heure,  Wall  Street,  le  foyer 
de  la  spéculation  à  New-York,  fut  saisie  d'une  fièvre  effroyable. 
Il  n'était  pas  rare  alors  de  voir  les  courtiers  gagner  de  huit  à  dix 
mille  dollars  en  un  jour.  C'étaient  par  centaines  de  millions  que  se 
chiffraient  les  affaires.  Jamais  on  n'imagina  pareille  opulence.  Le 
parc  regorgeait  d'équipages;  Delmonico,  le  restaurant  fameux,  ne 
suffisait  pas  aux  banquets  dont  il  recevait  la  commande  ;  il  n'était 
question  que  de  fêtes  et  la  fureur  de  gain  qui  alimentait  ce  luxe 
avait  mordu  toutes  les  classes  de  la  société.  Les  bureaux  des  agens 
de  change  regorgeaient  de  cliens  :  le  commis  risquait  son  salaire 
laborieusement  amassé,  la  veuve  son  modeste  pécule.  Ensuite  vin- 
rent de  sombres  jours  où  Wall  Street  ne  compta  plus  les  sinistres; 
à  chaque  période  de  calme  relatif  succédait  un  formidable  orage. 
Les  colossales  commandes  du  gouvernement  jetaient  de  tous 
côtés  le  désarroi,  les  valeurs  devenaient  sujettes  à  d'étranges 
écarts.  Trois  années  suivirent  pendant  lesquelles  le  marché  resta 
dans  une  sorte  de  torpeur  pour  aboutir  à  l'effroyable  désastre  du 
Vendredi  noir.  Quelque  temps  avant  cette  catastrophe,  on  avait  pu 
pressentir  l'appioche  de  la  tempête.  Les  bons  de  la  Gold  Exchange 
Bank  s'étaient  multipliés  sur  place  d'une  façon  inquiétante.  Un 


620  REVDE   DES   DEUX  MONDES. 

groupe  nombreux  de  spéculateurs  essaya  de  faire  tomber  l'or,  mais 
son  prix  monta,  au  contraire,  avec  la  rapidité  de  la  foudre.  En  une 
seule  matinée,  le  cours  de  l'or  s'éleva  de  Ihb  à  lô2  1/2.  Combien 
de  gens  virent  leur  dernier  dollar  emporté  dans  ce  tourbillon!  com- 
bien de  morts  violentes  !  quelle  panique  générale  !  Pendant  ces 
heures  de  détresse  où  le  crédit  de  chacun  était  mis  en  question 
par  tous,  les  haines  particulières  eurent  beau  jeu  pour  s'assouvir. 
Ce  fut  un  temps  d'anarchie,  de  chaos  sans  précédent.  On  frémit 
encore  au  seul  souvenir  du  funeste  Vendredi  noir.  Cette  crise  est 
loin  du  reste  ;  la  conclusion  de  la  paix  fit  rentrer  toutes  choses  dans 
des  conditions  normales.  Wall  Street  n'en  demeure  pas  moins  un 
phénomène  étrange  qui  inspirerait  des  volumes  à  l'observateur 
attentif.  C'est  la  fournaise  où  viennent  se  confondre  toutes  les 
forces  de  la  société.  Produit  direct  d'une  manière  de  vivre  impru- 
dente et  d'une  tendance  presque  générale  à  manger  le  blé  en  vert, 
Wall  Street  exerce  une  sorte  de  fascination  sur  des  gens  bien  doués 
du  reste  et  qu'une  existence  saine  et  régulière  eût  conduits  à  un 
aiitre  but  que  le  vulgaire  money-making.  Comme  il  arrive  toujours, 
la  passion  de  cette  sorte  de  jeu  grandit  à  mesure  qu'on  s'y  livre. 
Les  hasards  ordinaires  du  commerce  paraîtraient  chose  fade  à  ceux 
qui  ont  passé  par  ces  émouvantes  péripéties.  De  fait,  la  spéculation 
constitue  véritablement  à  New -York  une  maladie.  Les  médecins 
pourraient  dire  quelles  sont  les  conséquences  de  la  vie  surmenée  de 
l'agioteur.  Une  simple  promenade  dans  le  quartier  où  ces  luttes 
enragées  se  manifestent  suffit  à  donner  l'horreur  d'un  pareil  fléau. 
Les  gens  que  l'on  rencontre  se  font  remarquer  par  leur  démarche 
inquiète,  un  air  distrait,  préoccupé.  Ceux-là  même  que  vous  con- 
naissez vous  accordent  à  peine  un  signe  ;  vous  n'êtes  pas  de  leur 
monde,  la  fièvre  qui  les  dévore  ne  vous  a  pas  été  inoculée;  ils  ont 
mieux  à  faire  que  de  perdre  leur  temps  avec  vous. 

Telles  étaient  à  peu  près  les  réflexions  de  Wainwright,  tandis 
qu'il  cherchait  Townsend  Spring  dans  l'immense  salle  où  hurlait 
et  gesticulait  une  foule  compacte  dont  il  avait  entendu  de  loin  les 
rugissemens  :  «  coulissiers,  vétérans  de  la  bourse,  usés  jusqu'aux 
moelles  et  retenus  dans  cet  enferpar  une  ténacité  d'habitude  pareille 
à  celle  qui  attache  le  fumeur  d'opium  à  la  drogue  pernicieuse  qui 
le  tue,  tripoteurs  d'affaires  de  bas  étage,  membres  élégans  du  club, 
juifs  aux  traits  crochus,  collégiens  imberbes,  tous  arrivent  à  se  res- 
sembler sous  l'empire  du  même  appétit.  Wainwright  ne  réussit  pas 
d'abord  à  découvrir  le  triste  personnage  qui  l'avait  attiré  en  ce 
lieu.  Enfin  il  l'aperçut,  les  deux  mains  dans  ses  poches,  le  visage 
épanoui,  éclatant  de  rire  par  intervalles.  Était-il  possible  que  son 
insouciance  naturelle  tînt  contre  la  ruine? 


LES   NOUVEAUX   ROMANCIERS   AMERICAINS.  621 

Spring  l'avait  reconnu  de  son  côté;  d'une  voix  retentissante  il  lui 
cria  un:  «  C'est  bon!  on  y  va!  »  et  l'instant  d'après  il  le  rejoignit 
en  effet. 

—  Ainsi  vous  êtes  venu  jeter  un  coup  d'œil  sur  la  Bourse?  Sale 
trou,  n'est-ce  pas?  Et  qui  vous  a  tout  étourdi,  j'imagine? 

—  Dites  épouvanté,  interrompit  AVaiuuright. 

'  Spring  posa  ses  deux  coudes  sur  la  balustrade  de  la  galerie  et 
promena  un  regard  charmé  au-dessous  de  lui  : 

—  Eh  bien  !  moi,  répliqua-t-il,  je  m'y  plais.  Personne  aujour- 
d'hui ne  s'y  trouve  aussi  heureux  que  votre  serviteur.  Le  diable 
m'emporte  s'il  est  resté  de  la  chance  pour  les  autres  ce  matin  ! 
J'ai  tout  accaparé.  Voilà  Townsend  Spring  redevenu  un  homme. 
Figurez-vous,  mon  vieux,  que  le  marché  a  changé.  J'ai  fait  du  coup 
la  plus  jolie  opération  qu'ait  vue  la  Bourse  en  cette  quinzaine. 

Et  Townsend  Spring  raconta  comment  il  avait  mis  jusqu'au  der- 
nier liard  de  sa  poche  sur  une  opération  douteuse  qui  venait  de  bien 
tourner. 

Tout  finit  donc  au  mieux.  Spring  échappe  à  la  banqueroute  ; 
Wainwright,  ayant  bravement  épousé  Ruth,  redevient  une  fois  pour 
toutes  Américain  ;  il  se  porte  candidat  au  congrès. 

L'histoire  en  reste  là,  mais  M.  Fawcett  pourra  la  continuer  quand 
il  voudra  en  nous  montrant  l'homme  de  loisirs  dégoûté,  —  expé- 
rience faite,  —  des  mœurs  politiques  de  son  pays  et  plus  encore 
des  habitudes  d'alcoolisme  de  son  beau-frère,  dont  la  ruine  totale 
n'est  que  retardée.  Le  vieil  Européen  qui  subsiste  en  lui  sous  le 
citoyen  des  États-Unis  naturalisé  de  fraîche  date  se  réveillera  peut- 
être  alors  pour  le  faire  souffrir.  En  somme,  quand  on  y  songe,  tout 
ce  qui  l'a  graduellement  attaché  à  l'Amérique  aurait  pu  aussi  bien 
l'en  éloigner  ;  M.  Fawcett  ne  nous  a  montré  de  captivant  que  la 
possibilité  de  porter  au  paroxysme  ce  combat  pour  la  vie,  digne 
de  tenter  un  tempérament  viril.  Mais  rien  ne  prouve  que  le  combat 
en  question  qui  n'a  pas  toujours  des  allures  bien  chevaleresques,  qui 
s'arrête  rarement  au  choix  des  armes  et  des  moyens,  doive  exciter 
toujours  la  même  ardeur  chez  un  homme  frotté,  au  fond,  de  préjugés. 
Méfions-nous  des  préjugés  éteints  ;  ils  sont  susceptibles  de  renaître, 
surtout  quand  c'est  la  passion  plus  encore  que  le  raisonnement  qui 
en  a  fait,  justice. 

—  Quel  est  votre  motif  pour  vous  fixer  parmi  nous?  A-t-il  les 
yeux  noirs  ou  les  yeux  bleus?  demande  à  Wainwright  cette  mon- 
daine émérite,  M''  Vanderhoff,  qui  le  dirige  comme  une  bonne  fée 
dans  différens  cercles  dont  elle  prône  les  agrémens  avec  une  com- 
plaisance imperturbab'o,  tandis  que,  d'autre  part,  le  bilieux  et 
sarcastique  Binghamton  dénigre  tout  à  la  façon  d'Asmodée. 


622  REVDE   DES  DEUX  MONDES. 

Le  motif  en  réalité  a  les  yeux  magnifiques  et  troublans  de  Ruth 
Cheever,  cette  Andromède  qu'il  s'agit  de  délivrer  coûte  que  coûte. 
C'est  devant  elle  que  se  dispersent  les  fantômes  du  passé  comme  se 
dissipent  ceux  de  la  nuit  à  l'approche  de  l'aurore.  Et,  sans  doute, 
Wainwright  n'a  pas  tort  de  tout  jeter  au  vent  afm  de  posséder  la 
perle  rare;  l'amour  vrai,  dévoué,  irrésistible,  est  un  assez  grand  bien 
pour  qu'on  s'estime  heureux  de  le  ressentir,  quel  qu'en  soit  le  prix. 
Nous  tenons  seulement  à  constater  qu'une  femme,  bien  plus  que 
l'Amérique,  a  conquis  et  retenu  ce  touriste  d'abord  récalcitrant. 
Qui  sait  si  le  jeune  couple,  auquel  nous  souhaitons  toute  la  prospé- 
rité possible,  ne  retournera  pas  un  jour  en  Angleterre,  ne  fût-ce 
que  pour  fuir  les  faux  Anglais  du  Nouveau- Monde,  mais  d'abord 
pour  échapper  à  M.  Spring  et  à  sa  dangereuse  moitié,  trop  proches, 
malgré  la  séparation  nettement  tranchée  que  le  mariage  établit  là-bas 
entre  l'épouse  et  son  ancienne  famille? 

II. 

En  tant  que  roman,  the  IIousc  of  a  merchanl  j^rùice,  par  Henry 
Bishop,  nous  semble  bien  supérieur  au  Gentleman  ofleisure,  dont 
l'auteur  ne  s'est  évidemment  proposé  d'autre  but  que  de  peindre 
sous  forme  de  scènes  détachées  et  de  portraits  la  société  'améri- 
caine sans  y  rien  mêler  de  lui-même,  ni  imagination, ni  émotion.  Sa 
manière  d'exposer  le  pour  et  le  contre  avec  une  impartialité,  un 
détachement  qui  louche  à  la  froideur  établit  des  liens  de  parenté 
entre  M.  Fawcett  et  certains  représentans  de  notre  école  natura- 
liste, dont  il  répudie,  du  reste,  les  licences.  Avec  plus  de  souplesse 
et  une  tout  autre  entente  de  la  composition,  M.  Bishop,  lui  aussi, 
sacrifie  un  peu  à  cette  école  nouvelle.  Ses  tableaux,  d'une  belle  cou- 
leur et  d'une  parfaite  vérité,  sont  souvent  surchargés  de  détails  docu- 
mentaires. Inutile,  pour  nous  faire  comprendre  qu'Angelica  Harvey, 
la  fille  du  Prince  marchand,  est  la  personne  la  plus  élégante  des 
deux  hémisphères,  d'expliquer  sa  toilette  par  le  menu  chaque  fois 
qu'elle  paraît  ;  l'amoureux,  Russel  Bainbridge,  ne  gagne  rien  à  ce 
que  nous  sachions  qu'une  de  ses  dents,  fort  blanches  d'ailleurs, 
laisse  étiuceler  par  devant,  lorsqu'il  sourit,  une  petite  parcelle 
d'or;  il  faudrait  chercher  dans  V Éducation  sentimentale  l'équiva- 
lent de  certains  devis  d'entrepreneur  ou  de  tapissier,  et  dans  U7ie 
Page  d'amour  cette  incessante  répétition  d'un  panorama  qui,  à 
travers  tous  les  événemens,  joue,  pour  ainsi  dire,  le  premier  rôle. 
La  suite  de  u  processions  ininterrompues  »  qui  distingue  New-York, 
procession  d'affaires  ou  de  plaisir,  selon  le  quartier,  —  bruyantes  ici 
comme  un  défilé  d'artillerie,  éblouissantes  là-bas  comme  un  fleuve 


LES   NOUVEAUX   ROilANCIERS   AMÉRICAINS.  Ô2S 

d'or  qui  emporte  en  son  cours  les  équipages  fringans,  les  jolies 
femmes  et  les  modes  du  lendemain,  —  l'intervention  pittoresque  des 
Washington,  des  La  Fayette  et  des  Lincoln  en  bronze,  l'influence 
ambiante  des  enseignes  de  marchands  déployées  comme  autant 
d'étendards  au-dessus  du  brouhaha  humain  qui  jamais  ne  cesse,  tout 
cela  est  du  Flaubert  ou  du  Zola  expurgé.  Mais,  en  dehors  du  talent  • 
de  photographe  minutieux,  dont  i!  abuse  peut-être,  M.  Bishop  en 
possède  d'autres;  il  sait  mener  habilement  une  intrigue,  faire  agir  à 
la  fois  un  grand  nombre  de  personnages,  nous  intéresser  au  carac- 
tère de  chacun,  semer  beaucoup  d'esprit  dans  le  dialogue,  relever 
enfin  l'aridité  d'un  sujet  où  l'argent  tient  forcément  la  place  princi- 
pale, en  y  mêlant  l'étude  très  délicate  des  sentimens  de  l'âme.  Les 
amours  d'Ottilie,  —  la  nièce  pauvre  du  prince  marchand,  —  et  de 
l'ambitieux  Bainbridge,  qui  commence  par  donner  à  cette  char- 
mante fille  des  conseils  désintéressés  pour  la  conduite  de  sa  vie  et 
son  futur  mariage,  puis  qui  s'aperçoit  tout  à  coup  qu'en  les  sui- 
vant elle  le  mettra  au  désespoir;  ie  réveil  de  la  jeunesse  et  de  la 
passion  chez  ce  sceptique  prématurément  désillusionné,  qui  sou- 
dain oublie  tous  ses  calculs,  résultat  d'une  douloureuse  expérience, 
et  passe  du  rôle  de  mentor  à  cehii  d'amant  jaloux,  cette  histoire 
vieille  comme  le  monde,  mais  renouvelée  par  de  délicieux  détails 
d'une  originalité  bien  exotique,  nous  repose  du  ruissellement  de 
millions  qui  autrement  éblouirait  nos  yeux  jusqu'à  les  fatiguer. 

La  physionomie  du  nabab  américain,  Rodman  Harvey,  a  d'ail- 
leurs un  relief  puissant.  Curieuse  figure  que  celle  de  ce  prince 
marchand,  qui  s'est  lait  lui-même  ce  qu'il  est,  c'est-à-dire  le  rival 
moderne  des  grands  trafiquans  de  Tyr  et  de  Sidon,  des  Pays-Bas 
et  de  Venise.  Sa  prodigieuse  fortune  fut  amassée  pendant  la  guerre 
de  sécession;  après  avoir  continué  plus  longtemps  qu'aucun  autre 
les  transactions  avec  le  parti  confédéré,  —  car  l'esclavage  n'avait 
rien  qui  le  scandalisât,  et  le  patriotisme  est  une  corde  muette  dans 
cette  âme  tendue  sur  un  seul  objet,  l'argent,  comme  celle  de 
Napoléon  sur  la  conquête,  —  il  s'est  rattaché  d'une  façon  fort 
opportune  aux  opinions  de  la  majorité  politique  et  a  même  servi  le 
gouvernement  avec  u^ne  ardeur  stimulée  par  la  rancune  person- 
nelle qu'il  garde  d'une  trahison,  d'une  banqueroute  du  Sud.  Et 
puis  ce  meneur  infatigable,  qui  se  trouve  à  la  tête  de  toutes  les 
entreprises  importantes  de  son  pays,  aspire  au  congrès,  afin  de 
devenir  socialement  l'égal  de  ses  correspondans,  le  député  fran- 
çais, dont  il  importe  les  soies  de  Lyon,  et  le  fabricant  de  lainages 
britanniques,  membre  du  parlement.  Une  recrudescence  de  luxe, 
l'achèvement  du  splendide  hôtel  qu'il  se  foit  construire  sur  la 
Cinquième  Avenue,  décide  de  son  élection. 


624  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

Extérieurement  cet  immense  pâté  de  grès  rouge,  avec  son  perron 
massif,  ses  colonnes  corinthiennes,  ses  grilles  dorées,  ne  diffère  des 
maisons  voisines,  toutes  d'un  assez  mauvais  goût,  que  par  les  dimen- 
sions ;  mais,  à  l'intérieur,  sont  entassés  des  trésors.  On  ne  parle  que 
du  grand  salon  Louis  XVI  et  du  petit  salon  Louis  XV  authentiques, 
de  la  bibliothèque  toute  en  tapisseries  du  temps  de  Henri  II,  de  l'iné- 
vitable galerie  de  tableaux  garnie  par  le  marchand  célèbre  qui  acca- 
pare les  meilleures  toiles  de  Bouguereau  et  de  Gérôme,  de  Jacquet 
et  de  Knaus,  de  Van  Marcke,  de  Pasini,  de  Madrazo  et  qui  les  revend 
sur  la  foi  de  la  hausse  de  valeur  attachée  à  certains  noms.  Le  lit  seul 
de  M'''  Harvey,  sur  son  estrade  couronnée  d'un  dais  de  velours  et  de 
dentelle,  vaut  six  mille  dollars.  Une  quinzaine  de  serviteurs  ont  été 
empruntés  à  toutes  les  parties  de  l'Europe  :  le  sommelier  est  Anglais  ; 
Alphonse,  le  valet  de  pied  monumental,  moleste  impunément  ses 
camarades  et  quelque  peu  ses  maîtres;  une  taille  de  grenadier,  des 
traditions  dignes  de  la  vieille  cour  de  France  le  lui  permettent;  les 
domestiques  suisses  ont  l'avantage  de  parler  toutes  les  langues  et 
sont  doublement  estimés  sous  ce  rapport,  M""'  et  miss  Harvey  tenant 
à  faire  parade  de  leurs  connaissances  philologiques.  En  épousant 
jadis  la  veuve  élégante  d'un  homme  à  la  mode,  le  prince  marchand 
a  su  ce  qu'il  faisait;  il  a  jeté  les  fondemens  d'une  grande  famille. 
Son  fils  aîné,  démesurément  avantagé  par  lui,  portera  aux  nues  le 
Eom  de  Harvey;  tout  le  regret  du  vieux  Rodman  est  de  voir  ce  fils 
moins  pratique  et  moins  résolu  que  lui-même,  s'amuser  à  des  col- 
lections de  bibelots.  C'est  là  du  temps  perdu;  lui,  à  quatorze  ans, 
faisait  déjà  son  apprentissage.  Le  second  fils  promet  d'être  un  viveur  ; 
on  lui  a  imposé  avec  peine  le  frein  d'une  école  militaire  ;  la  petite 
Caliste,  paresseuse  et  volontaire,  s'étonne  naïvement  que  les  maî- 
tres que  l'on  paie  fort  cher  pour  lui  donner  des  leçons  ne  soient 
pas  payés  aussi  pour  faire  ses  devoirs  et  lui  en  épargner  la  peine; 
mais  l'orgueil  du  prince  marchand,  sa  digne  fille,  c'est  la  belle 
Angelica,  svehe  et  superbe  comme  Diane  elle-même,  fiancée  à  un 
idiot  bien  élevé,  sur  lequel,  par  ambition  pure,  elle  a  jeté  son 
dévolu.  Austin  Sprowle  a  été  quelque  temps  secrétaire  de  légation 
à  Paris;  il  appartient  à  la  meilleure  famille  de  toute  l'Amérique, 
une  famille  relativement  pauvre,  car  des  gens  qui  ont  derrière  eux 
tant  de  générations  oisives,  dédaigneuses  du  commerce,  ne  peuvent 
rivaliser,  cela  va  sans  dire,  avec  les  marchands  ;  mais,  avant  la  révo- 
lution, l'un  de  ses  aïeux  a  été  gouverneur.  Dans  le  monde  élégant 
dont  il  fait  partie,  on  lui  donne,  comme  au  représentant  d'une  dynas- 
tie, le  nom  d' Austin  Sprowle  VI.  Cela  suffit  à  décider  Angelica,  que 
sa  mère  a  élevée  dans  le  culte  de  «  la  famille,  »  c'est-à-dire  de  la 
naissance  et  du  rang. 


LES   NOUVEAUX    ROMANCIERS   AMÉRICAINS.  625 

Considérons  un  instant  cette  singulière  éducation  d'Angelica,  qui 
nous  donnera  la  clé  de  plus  d'une  personnalité  formée  à  la  même 
école.  Elle  a  été,  dès  ses  premiers  jours,  emmaillotée  pour  ainsi 
dire  de  dentelle  et  d'hermine;  ses  deux  nourrices,  une  robuste 
paysanne  du  Jura,  et  l'incomparable  bonne  anglaise,  ont  été  rem- 
placées par  la  gouvernante  française  de  rigueur;  puis,  après  un 
bref  séjour  dans  un  séminaire  féminin  de  son  pays,  elle  a  été  diri- 
gée sur  l'Europe.  Paris  recèle,  paraît-il,  pour  ce  genre  d'étran- 
gères, des  pensions  toutes  spéciales  que  ne  connaissent  guère  les 
Parisiennes;  ces  demoiselles  montent  au  bois  des  chevaux  qui  leur 
appartiennent,  sont  conduites  l'été  aux  bains  de  mer,  apprennent 
surtout  à  causer,  à  se  tenir,  —  les  jolis  petits  ouvrages  et  les  bonnes 
manières.  De  Paris,  Angelica  s'est  transportée  dans  certaine  insti- 
tution de  Suisse  qui  réunit  un  nombre  imposant  de  filles  nobles 
appartenant  aux  nationalités  les  plus  diverses;  puis  elle  est  allée 
en  Allemagne  étudier  la  langue;  à  Florence,  ensuite,  acquérir  ce 
qu'il  faut  d'italien  pour  le  chant.  Munie  d'une  dose  convenable  de 
science  et  d'arts  d'agrément,  elle  a  voyagé  avec  sa  mère;  c'est  à 
Pau  que  se  sont  arrangées  ses  fiançailles.  Elle  a  été  présentée  dans 
plusieurs  cours  étrangères,  elle  a  échangé  des  visites  avec  les  gens 
titrés.  Bref,  une  beauté  de  premier  ordre,  altière,  peu  aimable, 
prompte  à  la  riposte,  et  dont  les  hommes  ont  peur  quand  ils  n'en 
sont  pas  amoureux  fous,  est  rentrée  à  New-York  pour  y  donner  le 
ton.  Ses  toilettes  lui  sont  envoyées  de  Paris  ;  elle  en  fait  exécuter 
d'autres  sous  ses  yeux,  en  commandant  aux  fabriques  des  étoffes 
inédites  dont  elle  prescrit  la  couleur  et  les  dessins.  Sa  prétention 
justifiée  est  d'être  inimitable.  Elle  brûlerait  une  robe  ou  un  cha- 
peau que  d'autres  auraient  essayé  de  copier.  Avec  cela  hautaine  et 
dédaigneuse,  exprimant,  de  l'air  le  plus  sérieux,  son  désir  qu'une 
loi  somptuaire  règle  le  costume  des  classes  inférieures  et  impose, 
sous  des  peines  sévères,  la  blouse  et  le  bonnet  aux  petites  gens  qui 
sont  créés  pour  cela.  Prodigue  et  avare  à  la  fois,  pénétrée  plus  que 
personne  de  la  valeur  de  l'argent,  capable,  pour  ne  pas  changer 
un  billet  de  banque,  d'emprunter  à  sa  cousine  pauvre  des  sommes 
qu'elle  oublie  de  lui  rendre,  en  songeant  :  «  C'est  autant  de  gagné, 
puisque  tout  cela  sort  de  la  bourse  de  mon  père.  »  Telle  est  Ange- 
lica, ce  produit  achevé  de  l'éducation  cosmopolite.  Son  parti  est 
pris  de  s'élever  aussi  haut  que  possible  dans  la  hiérarchie  sociale 
par  un  mariage  de  raison  avec  Sprowle,  mais  en  même  temps  elle 
tolère  que  le  beau  Kingbolt  de  Kingboltsville,  propriétaire  des 
forges  d'Eureka,  lui  fasse  une  cour  très  vive  qui  l'amuse  et  la 
flatte.  Glaciale  hors  de  son  cercle,  Angelica  permet  beaucoup  de 
choses  à  ses  familiers  dans  l'intimité,  Elle   en  permet  tant,  que 

TOME  LXII.  —  1884.  40 


626  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Kingbolt,  excité  comme  peut  l'être,  sous  le  coup  de  fouet  du  pre- 
mier obstacle  qu'il  rencontre,  un  enfant  gâté,  finit  par  lui  faire 
partager  l'espèce  de  fièvre  qu'il  appelle  de  l'amour.  Une  surprise 
la  met  à  sa  merci;  elle  est  vaincue.  Alors,  insolemment,  brutale- 
ment, elle  rompt  avec  Austin  Sprowle.  Fureur  de  la  famille  de  ce 
dernier,  fureur  et  vengeance  dont  le  prince  marchand  sera  victime. 
Il  vient  d'atteindre  au  sommet  de  la  prospérité  ;  le  président  lui  a 
fait  l'honneur  d'assister  au  bal  d'inauguration  de  son  palais.  Devenu 
l'ami  personnel  de  ce  haut  personnage,  qui  nous  apparaît  sous  la 
figure  de  Garfield  finement  ciselée  en  médaille,  Rodman  Harvey  est 
à  la  veille  de  passer  ministre  des  finances,  quand  tout  à  coup  une 
horrible  accusation  le  frappe  publiquement  et  fait  tomber  Grésus 
de  son  piédestal.  D'implacables  ennemis  l'ont  dénoncé  comme  traître 
à  son  pays  et  comme  faussaire,  —  calomnie  sans  doute,  mais  que  de 
fâcheuses  apparences  rendent  vraisemblable.  Un  ex-sudiste  du  nom 
de  Saint-Hill,  dont  le  caractère  n'a  rien  de  commun  avec  les  nobles 
sentimens  prêtés  d'ordinaire  aux  planteurs  virginiens,  a  produit 
contre  lui  certaines  lettres  qu'il  avait  d'abord  essayé  en  vain  d'uti- 
liser comme  moyens  de  chantage.  N'ayant  pu  les  vendre  assez  cher 
au  prince  marchand,  qui  a  eu  le  tort  de  dédaigner  ses  menaces,  il 
est  allé  les  offrir  ailleurs  et  elles  produisent  leur  effet.  Sans  mériter 
les  deux  épithètes  sanglantes  qu'on  lui  jette  au  visage ,  Rodman 
Harvey  n'est  pas  moralement  sans  reproche.  La  pierre  angulaire 
manque  à  l'édifice  que,  par  sa  volonté  de  fer,  son  intelligence 
vigoureuse,  son  travail  incessant,  son  mépris  des  obstacles,  il  a 
élevé  jusqu'aux  nues;  tout  cela  ne  repose  point  sur  l'honneur 
scrupuleux,  inflexible.  Il  n'a  pas  repoussé  jadis  certaines  tenta- 
tions avec  l'énergie  qu'il  apporte  du  reste  en  toutes  choses,  il 
n'a  jamais  connu  aucun  mobile  élevé;  l'injustice,  quand  elle  ser- 
vait ses  intérêts,  l'a  rarement  fait  reculer.  D'autres  réussiront  à 
défendre  sa  mémoire  au  nom  du  but  atteint,  des  grands  services 
rendus  à  l'intérêt  général;  mais,  quant  à  lui,  il  ne  répondra  pas. 
Pris  au  piège  tendu  par  l'envie  et  par  la  rancune,  il  succombe. 
Une  attaque  de  paralysie  a  raison,  une  fois  pour  toutes,  de  sa  pré- 
sence d'esprit  et  de  son  audace.  Qu'il  vive  ou  qu'il  meure,  Rod- 
man Harvey  est  désormais  impropre  à  tout  emploi,  voué  à  l'inac- 
tion, brisé  pour  toujours.  Une  réhabilitation  tardive  ne  lui  rendra 
ni  la  plénitude  de  l'estime  publique,  ni  la  santé,  ni  le  bonheur,  en 
admettant  qu'on  ait  jamais  pu  prêter  ce  nom  au  triomphe  de  l'am- 
bition satisfaite  après  tant  de  soucis,  tant  de  travaux  arides.  Si 
du  moins  il  était  seul  à  souffrir  1  Mais  miss  Harvey  sera  punie  plus 
sévèrement  encore  que  son  père.  Le  beau  Kingbolt  va  s'empresser 
de  lui  tourner  le  dos. 


LES  KOUVEADX   ROMANCIEUS   AMÉRICAINS.  627 

Combien  il  est  vivant  ce  Kingbolt  de  Kingboltsville,  destiné  lui- 
même  un  peu  plus  tard  à  une  ruine  retentissante,  après  avoir  été 
l'idole  acclamée  du  higk  life!  Celui-là  n'a  jamais  travaillé.  lia  laissé 
le  soin  de  ses  affaires  à  des  représentans  infidèles,  et  la  responsabi- 
lité de  certaines  turpitudes  commises  par  ces  derniers  retombe  sur 
lui  quoiqu'il  soit  alors  en  Europe.  Encore  un  naufrage.  Kingbolt 
.le  svtell,  et  Angelica,  la  flirt^  font  pendant.  Même  égoïsme,  même 
orgueil,  même  frivolité  arrogante,  même  éducation  cosmopolite, 
chauffée  à  outrance.  Ce  jeune  athlète,  fils  d'un  alcoolique  et  dont 
les  passions  que  rien  n'a  jamais  réprimées  ont  presque  le  carac- 
tère de  la  folie,  montre  quel  peut  être  l'effet  d'un  vernis  d'em- 
prunt sur  une  nature  sauvage  au  fond.  Tout  petit,  il  avait  des 
accès  de  colère  convulsive  qui  obligeaient  à  l'enfermer  dans  une 
chambre  capitonnée  pour  empêcher  qu'il  ne  se  blessât;  ensuite 
il  s'est  livré  aux  pires  folies.  Tout  ce  qu'il  désirait  posséder,  il 
s'en  est  saisi  de  par  la  force  de  son  argent  et  de  sa  séduction  per- 
sonnelle, qui  est  grande.  Seule,  Angelica,  tout  en  flirtant  avec 
lui,  opposait  une  résistance  à  son  caprice  effréné.  Le  goût  qu'il  a 
pour  elle  ressemble  à  l'envie  de  dompter  un  cheval  rétif;  il  l'aura 
parce  qu'elle  se  refuse,  parce  qu'elle  est  sur  le  point  d'appartenir  à 
un  autre,  parce  qu'elle  se  moque  de  lui,  parce  qu'elle  représente 
l'impossible.  Et  quand  cet  impossible  est  atteint,  quand,  par  le 
magnétisme  de  son  opiniâtreté  invincible,  Kingbolt  est  devenu  le 
maître  de  la  situation,  il  se  refroidit  naturellement.  Vienne  l'épreuve 
qui  lui  permettrait  de  se  montrer  généreux,  il  agit  comme  un  drôle, 
il  se  retire,  ayant  d'avance  épuisé  sa  fantaisie.  Les  intrépides  et 
laborieux  créateurs  de  fortunes  fabuleuses  ont  trop  souvent  de  tels 
fils,  en  Amérique  comme  partout  ailleurs,  nous  l'avons  déjà  dit, 
mais  là  plus  qu'ailleurs  peut-être,  parce  que  les  énergies  bonnes 
ou  mauvaises  y  sont  autrement  ardentes  que  chez  nos  races  épui- 
sées. 

Le  jeune  homme  oisif  et  riche,  l'héritière  futile  et  vaniteuse,  Phœ- 
bus  Apollon  et  la  déesse  Diane,  Arthur  Kingbolt  et  Angelica  Harvey, 
forment  deux  types  absolument  antipathiques  auxquels  nous  pour- 
rions joindre  bien  d'autres  figures  répulsives  rencontrées  dans  les 
deux  romans  que  nous  venons  d'analyser.  L'œil  se  repose,  en 
revanche,  avec  plaisir  sur  les  traits  charmans  de  Ruth  et  d'Ottiîie, 
deux  filles  pauvres,  deux  filles  de  province,  prêtes  au  combat  pour 
la  vie,  sans  avoir  rien  abdiqué  de  la  grâce  de  leur  âge,  ni  de  la 
modestie  de  leur  sexe.  Encore  Ruth  a-t-elle,  jusqu'à  un  certain  point, 
le  défaut  de  son  pays,  la  sécheresse,  mais  l'exemple  d'Ottiîie  prouve 
surabondamment  que  la  femme  accomplie  entre  toutes,  courageuse 
et  sincère,  capable  de  tenir  tète  aux  pires  difficultés  et  de  s'élever  à 


62  s  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  hauteur  de  toutes  les  situations,  forte  contre  elle-même,  dévouée 
aux  autres,  solidement  appuyée  sur  des  principes  dont  elle  ne  fait 
point  parade,  avide  de  tout  apprendre  et  attentive  à  cacher  ce  qu'elle 
sait  sous  un  semblant  de  légèreté  séduisante  qui  se  fond  en  ten- 
dresse quand  elle  aime,  la  femme  trois  fois  femme  par  l'esprit,  le 
cœur  et  la  beauté,  peut  être  Américaine.  Ni  Ottilie,  ni  Ruth  ne 
sont  de  cette  espèce  qui  voguent  de  pension  en  pension  à  travers 
l'Europe  et  qui,  sous  prétexte  de  fortifier  une  santé  frêle,  vont 
jongler  avec  les  cœurs  autour  des  sources  bienfaisantes  de  la 
Floride  ou  du  Colorado.  Elles  n'ont  jamais  mené  tambour  battant 
une  mère  annihilée,  ni  engagé  les  hommes  à  venir  fumer  chez  elles, 
ni  cherché  dans  la  comédie  de  société,  dans  les  coteries  musicales, 
dans  les  disputes  religieuses  une  source  perpétuelle  d'excitation, 
l'attrait  pimenté  des  «  occasions  nouvelles.  »  Ruth  sort  d'une  hon- 
nête et  paisible  petite  ville  du  Massachusetts,  Ottilie  vient  de  l'Ouest, 
moins  barbare  qu'on  ne  pense ,  puisque,  dans  des  localités  telles 
que  Lone-Tree,  dont  le  nom  ferait  pressentir  la  solitude,  le  désert, 
on  trouve  des  écoles  supérieures  excellentes.  Leur  origine  provin- 
ciale et  leur  condition  modeste  les  a  tenues  à  l'abri  de  la  greffe  euro- 
péenne pratiquée  sans  discernement  sur  leurs  compagnes,  de  jolis 
sauvageons  mis  en  serre  chaude  et  auxquels  une  culture  à  rebours 
du  sens  commun  ne  laisse  d'autres  qualités  qu'un  égoïsme  exquis, 
une  beauté  physique  incomparable. 

En  somme,  New-York,  si  nous  dégageons  nos  conclusions  du 
double  tableau  qu'en  font  MM.  Fawcett  et  Bishop,  n'a  pas  de  pro- 
duits spéciaux  d'une  bien  délicate  saveur.  Certes,  on  y  tire  parti 
de  la  vie  au  point  de  vue  pratique  avec  une  énergie  prèci  de  laquelle 
notre  activité  européenne  ressemble  à  une  sorte  de  sommeil,  mais, 
sauf  sur  ce  point,  l'originalité  manque. 

Les  classes  dites  supérieures  affectent  une  servile  et  maladroite 
imitation  de  l'Europe;  cette  imitation  est  flagrante  dans  les  arts, 
qui  commencent  à  fleurir  et  où  s'accuse  la  prédilection  pour  des 
sujets  étrangers  souvent  mal  compris;  quelques  écrivains,  par 
bonheur,  s'en  défendent  et  consacrent  leur  talent  à  nous  représenter 
les  mœurs  locales,  trop  promptes  à  disparaître.  Qu'ils  restent 
encore  fidèles,  nous  le  leur  conseillons,  sinon  à  la  Californie,  aux 
districts  lointains  de  l'Ohio  ou  de  l'Indiana,  fouillés  par  Bret  Harte 
et  par  Eggleston,  du  moins  à  ce  cadre  favori  d'Aldrich  et  de  Howells  : 
la  Nouvelle-Angleterre.  Le  mouvement  mondain  des  grandes  villes 
n'offrira  pas  de  longtemps  un  intérêt  égal.  Il  faut  savoir  gré  cepen- 
dant aux  deux  auteurs  qui  nous  fournissent  le  sujet  de  cette  étude 
de  la  consciencieuse  précision  avec  laquelle  ils  ont  marqué  au  juste 
le  point  où  se  trouvent,  vers  1880,  les  élémens  sociaux  en  ébulli- 


LES   NOUVEAUX   ROMANCIERS    AMÉRICAINS.  629 

tien  dans  l'immense  chaudière  qui  semble  parfois  près  d'éclater 
sous  un  feu  trop  intense.  Fléaux  et  travers  sont  indiqués  sans 
ambages. 

La  seule  expropriation  devant  l'envahissement  des  magasins  suffi- 
rait à  rendre  New-York  presque  inhabitable  ;  une  avalanche  de  mar- 
chandises chasse  devant  elle  les  humains,  qui  ne  savent  plus  où 
prendre  gîte.  Heureux  les  princes  du  commerce  qui  passent  d'une 
auberge  de  premier  ordre  à  un  palais  !  Mais  ce  palais  même,  d'une 
banale  splendeur,  nous  fait  penser  avec  plus  de  sympathie  encore 
aux  vieilles  maisons  à  pignons  qui  nous  ont  été  tant  de  fois  mon- 
trées comme  caractéristiques  de  l'architecture  bostonienne. 

Boston  ou  New-Cambridge,  ces  refuges  collet-monté  de  ce  qui  est 
pour  l'Amérique  le  bon  vieux  temps,  n'entendraient  pas  sans  doute 
des  conversations  telles  que  celles-ci,  notées  au  vol  par  M.  Bishop 
dans  les  salons  de  New-York  : 

Une  dame  que  dévorent  les  «  aspirations  sociales  »  exprime  le 
désh"  qu'une  loi  judicieuse  accorde  des  privilèges,  quelque  chose 
comme  des  titres,  aux  meilleures  familles,  afin  d'établir  fermement 
l'indispensable  aristocratie.  Jargon  de  parvenue  qui  provoque  cette 
réponse,  plus  orgueilleuse  encore,  d'un  membre  éœinent  du  con- 
grès : 

—  Je  ne  puis  être  de  votre  avis,  madame.  Il  faudrait  m'effa- 
certrop  complètement.  Vous  ne  vous  rappelez  peut-êire  pas  que  j'ai 
commencé  ma  carrière  en  qualité  de  cordonnier.  Je  suis,  comme  on 
dit,  mon  propre  ancêtre. 

Imaginez  l'effet  de  pareils  chocs  au  milieu  d'un  dîner  ! 

Maintenant  nous  sommes  au  bal.  Une  jeune  fille  félicite  son 
cavaher  de  n'avoir  pas  renoncé  à  la  danse,  de  même  que  tant 
d'autres  : 

—  Pensez -vous,  répond  le  jeune  homme  avec  une  galanterie 
passablement  brutale,  que,  l'occasion  se  présentant  de  prendre  la 
taille  de  la  plus  belle  personne  du  monde,  on  ne  s'empresse  pas 
d'en  profiter  ? 

Règle  générale  pourtant,  le  sexe  masculin  est  circonspect;  ces 
demoiselles  font  tant  d'avances  et  ont  des  droits  si  étendus  !  Nous 
avons  vu  avec  quelle  légèreté  elles  rompent  parfois  leurs  fiançailles, 
et  ces  fast  girls  ne  deviennent  pas  toujours,  après  le  mariage,  des 
femmes  sérieuses  :  témoin  les  incartades  de  M""'  Spring. 

Non,  la  vie  sociale  à  New-York  n'a  rien  d'attrayant.  Qa'est-ce  qui 
décide,  en  somme,  un  Clinton  Wainwright  à  respirer  par  choix  cette 
dévorante  atmosphère?  Ses  amours  pourraient  être  transplantées 
ailleurs,  semble-t-il,  avec  avantage.  Évidemment,  toute  autre  con- 
sidération à  part,  c'est  un  patriotisme  bien  entendu  qui  le  retient. 


630  REVUE   DES   DEDX   MONDES. 

Il  veut  faire  souche  d'Américains  modèles  dans  le  lieu  même  où 
tant  d'Américains  laissent  à  désirer  ;  il  veut  pousser,  selon  ses  forces, 
vers  le  meilleur  chemin  possible  la  roue  d'un  char  dont  ne  s'occu- 
cupent  pas  suffisamment  ceux  qui  verraient  le  plus  clair  à  le  con- 
duire. 

Le  ciel  n'est  pas  sans  nuages  au-dessus  de  la  grande  république. 
On  n'y  jouit  point  d'une  sécurité  complète.  L'étalage  insolent  du 
luxe  ne  pouvait  manquer  de  faire  naître  les  complots  du  parti  socia- 
liste, ces  complots  existent,  et  le  communisme,  sous  un  gouverne- 
ment qui  se  pique  d'avoir  tant  de  soupapes  de  sûreté,  est  un  symp- 
tôme plus  dangereux  qu'il  ne  le  serait  dans  une  monarchie.  Les  grèves 
sont  fréquentes  ;  on  a  vu  la  milice  prêter  ses  armes  aux  émeutiers,  et 
les  autorités  reculent  d'ordinaire  devant  une  répression  vigoureuse, 
qui  du  reste  ne  serait  pas  facile.  En  Europe,  il  y  a  des  armées  per- 
manentes pour  étouffer  la  rébellion;  mais  une  lutte  sérieuse  entre  le 
capital  et  le  travail,  entre  la  richesse  et  la  misère,  se  terminerait 
infailliblement  aux  États-Unis  par  le  succès  des  masses  pauvres.  Il 
est  vrai  que,  jusqu'ici,  le  parti  qui  paie  reste  le  plus  fort,  grâce  à  la 
souveraineté  réelle  de  l'argent.  Les  communistes  américains  aime- 
raient mieux  gagner  deux  dollars  à  défendre  la  propriété  que  l'at- 
taquer sans  sécurité  de  profit.  Mais  ce  roi-dollar  n'est  pas  capable 
d'inspirer  à  ses  esclaves  des  sentimens  sublimes,  ni  même  les  scru- 
pules de  probité  indispensables.  Certains  nababs,  pour  ne  parler  que 
d'eux,  sont  loin  de  donner  le  meilleur  exemple.  La  liste  trop  longue 
des  Knickerhocker  knaveries  (1)  l'atteste.  En  somme,  depuis  la  pro- 
clamation définitive  de  l'Union,  le  gouvernement  semble  ne  se  pro- 
poser pour  tâche  que  de  faire  prévaloir  la  police  et  de  protéger  les 
affaires.  Est-ce  là  le  dernier  mot  d'un  système  républicain  destiné 
à  servir  de  modèle  au  monde  entier? 

Il  a  le  grand  mérite  d'être  fondé  de  fait  sur  l'idée  chrétienne, 
sur  la  vénération  saxonne  des  précédens,  l'honorable  George  Shea 
nous  l'a  récemment  prouvé  en  quelques  pages  éloquentes  (2).  La 
religion  chez  les  gouvernés  a-t-elle  cependant  toute  la  puissance 
désirable?  Souvent  on  la  trouve  bien  vague  et  bien  flottante.  Nous 
voyons  notre  Prince  marchand  aller  par  décorum  à  telle  église, 
tandis  que  sa  fille  en  fréquente  une  autre  par  genre  ou  par  fantai- 
sie et  que  son  fils  aîné  passe  le  dimanche  à  feuilleter  Herbert  Spen- 
cer. Ottilie  choisit  l'église  épiscopale,  quoique  son  père  soit  unitai- 
rien  et  sa  mère  presbytérienne.  Son  fiancé,  lui,  est  agnostique, 

(1)  Coquineries  de  notables. 

(2)  Nature  and  Form  ofthe  American  Government,  by  George  Shea,  chief  justice 
of  the  Marine  Court,  auteur  do  la  belle  étude  historique  sur  la  Vie  et  l'Époque 
d'Alexandre  Hamilton.  Boston,  1883. 


LES   iSOUVEAUX   ROMANCIERS   AMÉRICAINS.  631 

s'il  est  quelque  chose.  On  arrive  volontiers  à  l'agnosticisme  après 
avoir  fait  le  tour  de  toutes  les  sectes,  de  môme  que  la  réunion 
finale  de  toutes  les  couleurs  produit  le  blanc.  C'est  un  signe  par- 
ticulier de  notre  époque  de  ne  plus  savoir  au  juste  ce  que  l'on 
croit  et  dans  tous  les  cas  de  s'en  soucier  à  peine.  Cet  état  d'esprit, 
qui  ailleurs  n'a  pas  de  nom  déterminé,  est  celui  des  agnostiques 
en  Angleterre  et  en  Amérique.  Laisse-t-il  autant  de  place  que  par 
le  passé  à  la  Bible,  héroïne  principale  de  l'ancien  roman  améri- 
cian,  comme  on  l'a  si  bien  dit  à  propos  de  M''  Wetherell  et  de 
M"  Stowe?  Il  nous  semble  au  contraire  que,  depuis  une  vingtaine 
d'années,  le  rôle  de  la  Bible  dans  les  œuvres  d'imagination  s'est  sin- 
gulièrement effacé. 

Bref  le  Nouveau-Monde,  comme  l'ancien,  cache  plus  ou  moins  ses 
plaies,  ses  maladies,  difficiles  à  guérir,  et  toutes  les  aimables  com- 
pensations qu'amène  avec  elle  la  décadence  ne  lui  sont  pas  encore 
accordées.  Cette  civilisation  de  trop  fraîche  date,  si  exubérante 
qu'elle  soit  dans  son  développement,  ne  donne  que  des  fruits  âpres 
et  verts;  rien  ne  remplace,  pour  charmer  la  vie,  des  siècles  de  cul- 
ture, les  délicatesses  de  mille  sortes,  les  raffînemens  de  goût,  la 
profondeur  de  vues  qui  en  résultent.  MM.  Bishop  et  Fawcett  sont 
de  notre  avis  autant  que  peut  le  laisser  deviner  un  procédé  d'ana- 
lyse subtile  et  minutieuse  à  souhait,  mais  tout  à  fait  impersonnelle. 
Ils  ne  se  déclarent  nettement  l'un  et  l'autre  par  la  bouche  de  leurs 
rares  personnages  sympathiques  que  contre  le  péché  d'imitation. 
Profitons  de  la  leçon.  Si  l'Amérique  doit  être  en  garde  contre  l'imi- 
tation européenne,  nous  ferons  bien  d'éviter  un  danger  plus  grand 
encore,  celui  d'imiter  l'Amérique,  à  laquelle,  jouissant  pour  notre 
part  des  avantages  d'un  long  passé,  nous  ne  pourrions  dérober  le 
seul  trésor  vraiment  enviable  qu'elle  possède  :  la  jeunesse,  —  une 
jeunesse  d'ailleurs  qui  jette  encore  sa  gourme. 


Th.  Bentzon. 


FRANCESCO  DE  SANCTïS 


SA    VIE    ET    SES    ŒUVRES. 


Francesco  De  Sanctis,  Italien  de  Naples,  qui  vient  de  mourir,  — 
le  29  décembre  1883,  —  lut  un  homme  considérable  en  politique 
et  surtout  en  littérature.  Autrefois  prisonnier  du  roi  Ferdinand  II, 
plus  tard  gouverneur  de  la  province  d'Avellino,  plusieurs  fois  député 
au  parlement,  trois  fois  ministre  de  l'instruction  publique  ;  philo- 
sophe à  l'allemande,  écrivain  à  la  française,  critique  pénétrant , 
pittoresque,  auteur  de  travaux  littéraires  qui  sont  dans  toutes  les 
mains;  professeur  avant  tout,  professeur  par  excellence,  depuis  sa 
vingtième  année  jusqu'à  sa  mort;  de  plus,  un  vertueux  naïf,  con- 
stamment sympathique  et  absolument  irréprochable  :  voilà  bien  des 
titres  à  l'intérêt  des  lecteurs  même  étrangers  à  son  pays.  Nous 
allons  donc  le  regarder  avec  attention;  c'est  tout  plaisir  et  tout 
profit  de  s'oublier  auprès  d'un  pareil  homme. 

ï. 

II  était  né,  en  1818,  à  Morra,  dans  la  Principauté  ultérieure.  Morra 
n'est  qu'un  petit  endroit  fort  peu  connu,  mais  habité  par  des  gens 
très  fiers  d'en  être  ;  ils  veulent  que  leur  village  soit  appelé  Morra 
des  Hirpins  :  ils  le  croient  donc  aussi  ancien  que  le  Samnium. 


FRANCESGO   DE   SANCTIS,  633 

«  Naples  est  Naples  et  Morra  passe  tout,  »  disent-ils  avec  une  con- 
viction respectable.  «  Un  ^ilorrais  {Morrese),  c'est  De  Sanctis  qui 
nous  l'apprend,  met  une  certaine  coquetterie  à  faire  bonne  figure 
et  à  faire  bien  figurer  ton  pays.  »  Il  s'iiabille  de  neuf  aux  jours  de 
fête,  reçoit  largement,  déteste  la  grossièreté,  la  ladrerie,  et  a  dépensé 
«  les  yeux  de  la  tète  n  pour  avoir  un  beau  cimetière,  une  route 
carrossable  et  des  réverbères  allumés  la  nuit.  Dans  ce  milieu  peu 
lettré,  mais  point  rustaud,  l'esprit  de  l'enfant  s'éveilla  de  bonne 
heure.  Il  trouva  quelqu'un,  probablement  un  prêtre,  qui  lui  apprit 
le  latin.  Il  y  reçut  aussi  les  premières  impressions  politiques.  Un 
jour,  avaùt  l'aube,  sous  un  ciel  noir  et  laid,  il  était  sur  le  perron 
devant  sa  porte  :  «  Il  y  avait  là,  raconte-t-il,  beaucoup  de  gens 
assis  ;  ma  mère  me  tenait  dans  ses  bras,  assise  auprès  des  autres, 
je  tremblais  de  froid.  Vinrent  des  inconnus,  et  il  y  eut  de  grands 
embrassemens ,  et  il  s'éleva  de  grandes  lamentations,  et  moi, 
vojant  pleurer,  je  pleurais,  criais  et  me  serrais  contre  ma  mère.  » 
Ces  inconnus,  —  il  l'apprit  plus  tard,  —  étaient  huit  Morrais,  tous 
de  sa  famille,  qui,  persécutés  après  les  événemens  de  1821,  par- 
taient pour  l'exil  :  les  huit  hommes  les  plus  distingués  de  l'en- 
droit, peut-être  de  la  province,  et  proscrits  pour  ce  motif.  «  Yoilà 
une  noblesse  plus  moderne  et  qui  vaut  bien  l'honneur  de  descendre 
des  Hirpins.  » 

De  Sanctis  fut  conduit  tout  jeune  à  Naples,  où  il  devint  écolier, 
puis  maître  de  conférences;  nous  parlerons  plus  loin  de  ses  études 
et  de  son  enseignement.  Pour  le  moment,  sautons  à  1848,  l'année 
néfaste  ;  il  avait  alors  trente  ans  et  une  brillante  réputation  de  pro- 
fesseur; par  ces  raisons,  comme  beaucoup  d'autres,  il  se  crut  un 
homme  politique  et  voulut  siéger  au  premier  parlement  de  Naples. 
A  cet  effet,  il  se  présenta  aux  électeurs  d'Andretta,  se  croyant  très 
connu  dans  le  pays;  mais  on  l'y  avait  oublié  :  ceux  qui  savaient  son 
nom  le  croyaient  encore  étudiant,  u  Et  voici  venir  à  moi  don 
Camille,  plus  jeune  que  moi,  qui  m'entoure,  m'enjôle  avec  de  belles 
paroles  et  me  tire,  moi  et  mes  Morrais,  dans  un  joli  petit  concert 
pour  la  formation  du  bureau  électoral.  Et  comme  toute  la  bonne  foi 
était  d'un  côté,  toute  la  malice  de  l'autre,  il  advint  que  don  Camille 
fut  élu  et  que  je  restai  dehors.  Ce  bon  tour,  ajoute  De  Sanctis,  m'est 
entré  dans  la  tête  et  n'en  a  jamais  voulu  sortir.  » 

Après  le  coup  d'état  du  15  mai  18Zi8,  le  professeur,  désenchanté 
de  la  politique,  voulut  reprendre  son  enseignement,  mais  on  le 
tracassa  de  mille  manières  :  on  était  alors  en  pleine  réaction,  la 
police  et  le  clergé  faisaient  tout  ce  qu'ils  voulaient.  La  police  épiait 
De  Sanctis  avec  un  zèle  inquiétant;  le  clergé  lui  imposa,  pour  lui 
permettre  de  professer,  un  examen  sur  le  catéchisme.  En  ce  temps-là, 


634  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

cet  examen  était  de  rigueur  :  on  l'infligeait  aux  instituteurs  de  tout 
grade,  môme  aux  maîtres  à  danser.  Ne  voulant  pas  s'y  soumettre, 
le  patriote  indigné,  rejeté  dans  la  vie  politique,  se  mit  à  conspirer 
avec  son  ami  Settembrini.  Singulière  conspiration  qu'il  a  racontée 
lui-même  :  «  Nous  étions  là,  sur  le  Vomero  (la  colline  où  Naples  est 
adossée),  cinq  ou  six  de  toute  couleur.  Le  péril  me  parut  beau  au 
moment  où  tout  le  monde  se  cachait.  Je  regardais  Settembrini, 
toujours  souriant,  trouvant  tout  facile.  On  imaginait  les  chimères  les 
plus  folles  :  creuser  une  mine  sous  le  palais  royal  paraissait  un 
jeu...  Gela  finit  par  l'explosion  d'un  pétard.  Telle  fut  la  secte  de 
l'unité  italienne,  qui  fit  tant  de  martyrs.  Settembrini  y  passa  le 
premier,  c'était  naturel  :  je  l'appelais  le  facilone  (le  grand  facile). 
Quand  il  nous  présentait  un  nouveau-venu  et  qu'il  nous  disait  : 
«  Celui-ci  est  des  nôtres,  »  j'en  avais  le  frisson.  Un  de  ces  nôtres 
se  mit  à  mes  trousses,  demandant  de  l'argent,  sans  quoi...  heinl 
Et  il  n'en  avait  jamais  assez.  Et  on  l'appelait  le  chevalier!  Un  jour, 
je  lui  tournai  le  dos,  et  j'avais  grand'peur  qu'il  ne  me  dénonçât, 
mais  il  n'ouvrit  pas  la  bouche.  Peut-être  le  croyais-je  pire  qu'il 
n'était!..  » 

De  Sanctis  trouva  prudent  de  se  sauver  à  Cosenza,  dans  les  Cala- 
bres.  «  En  ce  temps-là,  écrit- il,  j'avais  beaucoup  d'orgueil,  je  me 
tenais  pour  un  homme  supérieur.  Quand  je  montais  en  omnibus, 
je  regardais  mes  voisins  et  je  disais  :  «  Je  vaux  pourtant  mieux 
qu'eux  tous.  »  Je  vivais  seul,  je  ne  cherchais  pas  de  relations  et  je 
pensais  :  a  Viendra  un  jour  où  les  autres  voudront  me  connaître.  » 
Je  me  comparais  aux  plus  grands  et  je  ne  me  trouvais  pas  si  loin 
d'eux.  J'arrive  à  Cosenza,  et  là,  le  plus  grand  était  un  brave  cha- 
noine qui  avait  fait  ses  humanités  dans  un  séminaire  et  qui  mâchon- 
nait du  latin.  Et  voilà  qu'on  se  mit  à  discuter  lequel,  de  lui  ou  de 
moi,  devait  passer  devant.  Et  on  m'accordait  quelques  lignes  de 
plus  par  miséricorde.  Je  pensai  alors  que  l'homme,  en  allant  dans 
les  petits  centres,  se  rapetisse,  même  quand  il  y  est  tenu  pour  le 
premier...  »  On  voit  que  l'excellent  homme  avait  le  sentiment  de  sa 
valeur;  peut-être  le  montrait-il  un  peu  trop  :  ce  fut  son  unique 
faiblesse.  Le  commandeur  Santangelo,  dans  le  discours  éloquent 
qu'il  vient  de  prononcer  devant  le  cercueil  de  son  ancien  maître, 
nous  apprend  qu'à  Cosenza  De  Sanctis  ne  cessa  pas  de  conspirer  en 
échangeant  des  lettres  chiffrées  avec  les  patriotes  du  royaume. 
Aussi  fut-il  arrêté  un  beau  jour  et  ramené,  sous  bonne  escorte,  à 
Naples,  où  il  passa  trois  années  au  château  de  l'OEuf.  Emprisonné 
sans  jugement,  il  fut  relâché  sans  procès,  avec  l'ordre  de  se  retirer 
en  Amérique;  il  n'alla  que  jusqu'à  Turin,  alors  refuge  des  exilés. 
Le  gouvernement  piémontais  lui  offrit  les  subsides  qu'il  distri- 


FRANCESCO   DE   SANCTIS.  635 

buait  libéralement  aux  Italiens  victimes  des  réactions  politiques;  De 
Sanctis  refusa  cet  argent  et  voulut  vivre  de  son  travail.  Il  occupa 
un  petit  emploi  dans  une  maison  d'éducation  et  fit  des  conférences  ; 
en  1856,  il  accepta  une  chaire  à  Zurich.  «  C'est  là,  dans  cette  soli- 
tude, écrit  un  de  ses  amis,  qu'on  pouvait  étudier  à  loisir  sa  nature 
contemplative,  ingénue.  Les  Zuricois  sont  peu  sociables  et  igno- 
raient sa  langue,  aussi  vivait-il  chez  eux  commue  dans  une  cellule 
qui  n'était  pas  une  chambre  close,  car  il  la  portait  partout  avec  lui. 
Dans  son  logis,  il  y  avait  une  jolie  pièce  pleine  de  canaris  qu'il 
soignait  avec  amour;  au  dehors,  un  beau  pont  enjambait  la  Lim- 
mat  :  c'est  là  qu'il  achevait  la  préparation  de  son  coui-s  et  sa  cellule 
le  suivait  jusque  dans  sa  chaire,  où  il  montait  un  quart  d'heure 
trop  tôt.  »  Même  en  cette  ville  suisse,  où  l'on  parlait  allemand,  il 
se  fit  aimer  de  tout  le  monde. 

Quand  l'Italie  fut  libre,  il  y  revint  naturellement  et  revit  Naples 
en  1860;  Garibaldi  lui  offrit  alors  le  gouvernement  de  la  province 
d'Avellino.  Pour  accepter  cette  haute  fonction,  De  Sanctis  se  fit  un 
peu  tirer  l'oreille  :  il  eût  préféré  une  chaire  et  la  compagnie  des 
jeunes  gens.  Mais,  en  ce  temps-là,  tout  le  monde  se  devait  à  la 
patrie.  Il  partit  donc  sans  tambour  ni  trompette  et  arriva  une  belle 
nuit  à  la  préfecture  d'Avellino.  On  le  retint  à  la  porte  :  «  Qui  êtes- 
vous?  —  Je  suis  De  Sanctis.  —  Et  qui  est  De  Sanctis?  —  C'est  le 
gouverneur  de  la  province.  »  L'huissier  se  confondit  en  excuses  et 
tira  son  chapeau  jusqu'à  terre  :  le  brave  homme  se  figurait  qu'un 
gouverneur  ne  pouvait  entrer  dans  la  ville  qu'au  bruit  des  cloches 
et  des  pétards.  Très  peu  de  temps  après.  De  Sanctis  était  de  retour 
à  Naples  et  entrait  dans  le  cabinet  Gonforti  comme  ministre  de 
l'instruction  publique.  En  huit  jours,  il  réorganisa  l'université, 
congédia  trente- deux  vieux  professeurs,  fonda  le  lycée  \'ictor- 
Emmanuel,  l'installa  dans  une  ancienne  maison  des  jésuites,  pen- 
sionna une  improvisatrice  de  talent,  Giannina  Milli ,  et  prépara  une 
loi  d'instruction  primaii'e  et  secondaire.  Puis  il  siégea  au  premier 
parlement  italien  comme  député  de  Sessa.  Cavour  le  nomma  ministre 
de  l'instruction  publique,  parce  qu'il  était  le  seul  homme  de  Naples 
dont  les  Napolitains  ne  lui  eussent  pas  dit  de  mal  (1).  C'est  là,  en 
effet,  un  des  signes  particuliers  de  cette  physionomie  sympathique  : 
il  est  toujours  resté  populaire  dans  un  pays  où  il  suffisait  d'avoir 
passé  au  pouvoir  pour  être  conspué.  C'était  de  tradition,  cela 
remontait  à  l'ancien  régime..  Seul  ou  presque  seul.  De  Sanctis  a 
fait  exception.  «  On  ne  peut  s'empêcher  de  l'aimer,  dit  de  lui  un 
de  ses  biographes  :  il  a  une  grande  puissance  d'attraction,  on  ne 

(1)  De  Gubernatis,  Ricordi  biografici,  Florence,  1872. 


636  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lui  résiste  pas.  Il  n'a  jamais  eu  d'ennemi  et  n'en  aura  jamais  (1).  « 
Voilà  pourquoi  il  devint  ministre  à  Turin,  où  il  se  remit  brave- 
ment à  l'œuvre;  on  lui  doit  beaucoup  d'innovations  utiles,  notam- 
ment les  pensions  accordées  aux  jeunes  docteurs  de  mérite  pour 
qu'ils  puissent  aller  voir  du  pays  et  des  écoles  en  Allemagne  et 
ailleurs.  Au  ministère,  De  Sanctis  fit  tant  de  bonnes  choses  et  res- 
pecta si  peu  la  routine,  qu'il  souleva  toute  sorte  d'opposition;  il 
s'en  revint  alors  à  Naples,  Gros- Jean  comme  devant,  avec  deux 
cents  francs  à  dépenser  par  mois.  Aussi  dut-il  se  remettre  à  tra- 
vailler pour  vivre.  Ce  fut  très  heureux,  il  remonta  en  chaire,  à  sa 
vraie  place  ;  nous  l'y  retrouverons  plus  tard. 

Cependant  il  ne  put  jamais  se  désintéresser  de  la  politique.  En 
1876,  il  voulut  encore  se  présenter  à  la  chambre  :  il  y  eut  des  intri- 
gues, des  tiraillemens,  un  scrutin  de  ballottage;  De  Sanctis,  quoique 
paresseux,  un  peu  frileux  et  pas  très  jeune  (c'était  en  plein  hiver  et 
il  avait  cinquante-huit  ans),  résolut  de  se  présenter  lui-même  à  ses 
électeurs  et  alla  revoir  son  pays  après  quarante  ans  d'absence.  Ce 
fut  donc  une  tournée  électorale,  qu'il  a  racontée  lui-même  dans  le 
plus  piquant  de  ses  livres  (2);  citons-en  quelques  traits  qui  nous 
montreront  le  pays  et  l'homme.  Il  s'arrêla  d'abord  à  Rocchetta,  où 
tout  alla  bien;  il  n'en  fut  pas  de  même  à  Lacedonia,  l'antique  Aqui- 
lonia  (Principauté  ultérieure).  Il  y  avait  là  des  adversaires,  même 
des  parens  peu  satisfaits,  notamment  un  oncle  Vincent,  «  petit  vieux 
juvénile,  lin  mussau,  esprit  frais,  chargé  de  mots  et  d'anecdotes 
qui  partaient  à  tout  moment.  —  Vous  avez  laissé  mal  administrer 
votre  nom,  dit  l'oncle.  —  Eh  bien  !  me  voici,  fit  De  Sanctis,  je  viens 
l'administrer  en  personne.  »  Et  il  pensa  :  «  Don  Vincent  est  déjà 
conquis.  »  Mais,  bah!  l'oncle  s'échappe  par  la  tangente  et  ne  parle 
que  du  sonnet.  «  De  quel  sonnet  s'agit-il?  —  Gomment!  de  quel 
sonnet?  D'un  certain  sonnet  qui  était  si  beau  et  que  vous  avez 

(1)  Excepté  Alexandre  Dumas  père,  qui,  étant  à  Naples  où  il  dirigeait  en  1861  son 
journal  l'Indipendente,  avait  pris  le  galant  homme  en  grippe,  on  ne  sait  trop  pour- 
quoi. Il  écrivit  alors  à  quelqu'un  ce  bil'et  inédit,  qui  amusera  peut-être  : 

«  Mon  cher, 

«  Donnez-moi  donc  tout  ce  que  vous  avez  d'articles  sur  M.  De  Sanctis  ou  plutôt  de 
M.  De  Sanctis.  Je  voudrais  l'étriller.  Je  sais  qu'il  est  de  vos  amis,  mais  La  Rochefou- 
cauld a  dit  qu'il  y  a  toujours  dans  le  malheur  d'un  ami  quelque  chose  qui  nous  fait 
plaisir.  C'est  à  ce  titre  que  je  compte  s-jr  vous, 

M  Mille  amitiés. 

«  Alexandre  Ddmas.  » 

(2)  Viaggio  elettorale,  racconto  di  Franccsco  De  Sanctis.  Naples,  Antonio  Morano, 
1876. 


FRANCESCO   DE   SANCTIS.  637 

trouvé  méchant.  Et  la  belle  raison?  Méchant!  parce  que  j'y  avais 
mis  Cupidon  avec  ses  ailes.  » 

Malheur  !  l'oncle  était  poète  et  le  neveu  ne  lui  avait  pas  rendu 
justice.  Ce  sont  là  des  malchances  qui  compromettent  une  élec- 
tion. «  Eh!  bon  Dieu,  reprit  le  neveu,  aime-le  donc  toujours,  ton 
sonnet,  et  Cupidon  aussi,  si  tu  y  tiens.  —  On  voit  bien,  dit  l'oncle, 
que  vous  êtes  un  romantique.  —  On  t'a  dit  cela?  Et  on  t'a  dit  aussi 
que  j'étais  un  athée?  —  Ce  point  regarde  l'archiprêtre,  tu  t'arran- 
geras avec  lui.  Mais  tu  es  un  romantique,  et  moi,  moi,  je  suis  un 
classique  !  » 

Don  Vincent  ne  se  sentait  pas  d'aise.  Ce  sonnet,  il  l'avait  sur 
l'estomac  et  il  venait  de  s'en  débarrasser.  Le  soir,  De  Sanctis  était 
dans  sa  chambre  et  fumait  son  éternel  cigare  en  rêvant  aux  émo- 
tions de  la  journée,  notamment  au  sourire  d'un  prêtre,  nommé  Pie, 
qui  ne  lui  annonçait  rien  de  bon.  Il  ouvrit  une  fenêtre  pour  aérer 
la  pièce  :  «  C'était  une  nuit  profonde,  avec  un  de  ces  silences  de  la 
nature  qui  vous  tiennent  le  front  bas.  J'observais,  raconte- t-il,  cette 
fumée  qui,  rejoignant  une  autre  fumée  et  suivant  des  lois  qui  lui 
sont  propres,  formait  une  colonne  et  se  dissipait  en  sortant.  — 
Yoici,  disais-je,  le  mystère  des  choses.  Le  cigare  fumé  n'existe  plus; 
ce  qui  reste,  c'est  la  fumée,  qui  va  composer  d'autres  combinaisons, 
d'autres  existences.  Et  moi,  que  serai-je?  Un  cigare  fumé...  Rien  ne 
meurt,  tout  se  transforme  :  belle  phrase,  assurément,  pour  vous 
faire  avaler  la  pilule;  cette  pilule,  c'est  que  l'individu  meurt  et  ne 
revient  plus.  Dites  donc  à  cette  fumée  qu'elle  redevienne  cigare! 
Non,  les  cigares  ne  reviendront  plus!.,  ne  reviendront  plus!  ne 
reviendront  plus!..  Et  ce  maudit  «  ne  reviendront  plus  »  se  planta 
dans  ma  mémoire  comme  le  refrain  d'une  chanson  triste.  Et  plus 
je  continuais  la  chanson,  plus  le  refrain  s'obstinait  à  ne  la  pas 
quitter... 

«  Pour  en  finir,  je  m'enfonçai  sous  mes  couvertures,  et  bonne 
nuit!  J'étais  fatigué  à  mort,  mais  mon  cerveau  ne  voulait  pas  dor- 
mir. C'était  comme  un  pot-au-feu  plein  d'eau  bouillante  exhalant 
des  vapeurs  qui  se  condensaient  et  prenaient  des  formes  variées. 
J'entendais  parler,  je  voyais  des  lueurs  dans  ces  ténèbres.  Pareille 
chose  m'était  arrivée  la  première  nuit  que  je  passai  (à  Naples,  en 
prison)  au  château  de  l'OEuf,  et  d'autres  fois  encore.  Parfois  même, 
en  état  de  veille,  à  certains  momens  d'oisiveté,  je  me  crée  des  fan- 
tômes qui  sont  comme  un  autre  moi  en  face  de  moi,  avec  lequel  je 
dispute;  je  sais  bien  que  c'est  une  illusion,  mais  cette  illusion  me 
plaît. 

«  Cerveau  1  cerveau  !  disais-je,  tiens-toi  tranquille.  J'ai  besoin  de 
dormir.  J'ai  demain  à  faire  un  discours,  de  ces  discours  dont  on  se 
souvient  longtemps.  Pense  que  je  dois  convertir  une  moitié  de 


638  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Lacedonia,  qui  se  tient  clapie  et  ne  veut  pas  se  laisser  voir.  » 
Là-dessus  j'entendis  un  éclat  de  rire.  Je  regarde,  et  je  vois  au  fond 
de  la  pièce,  long  comme  une  perche,  le  corps  du  prêtre  Pie,  mon 
théologien. 

«  Tu  te  moques  de  moi,  mon  cher?  —  Un  beau  prêche  !  un  beau 
prêche  !  —  En  effet,  pour  toi  théologien,  c'est  un  prêche.  —  Et,  le 
prêche  fini,  la  messe  est  finie.  —  Je  np  comprends  pas  cela.  — 
Écoute-moi  bien,  mon  neveu.  La  messe  finie,  qui  pense  encore  à 
l'église?  —  Théologien,  théologien,  tu  as  une  mine  d'hérétique!  » 
Il  riait  toujours  et  me  dit,  se  penchant  sur  moi  :  «  Giccillo  (dimi- 
nutif de  Francesco;  c'est  ainsi  qui!  m'appelait  enfant),  tu  seras 
toujours  Giccillo.  —  Celle-là  est  bonne  !  —  Tu  as  tant  voyagé,  et 
j'en  sais  plus  que  toi.  —  J'apprendrai,  j'apprendrai.  —  As-tu  lu 
la  lettre  Ad  Quhititm  fratrem  ?  —  Je  le  crois.  —  Même  dans  les 
livres  tu  aurais  pu  apprendre  la  lutte  électorale.  Cicéron  en  parle. 
Et  tu  crois  pouvoir  faire  une  élection  avec  des  discours  ?  —  C'est 
avec  des  discours  que  les  font  les  ministres.  —  Oui,  ce  qu'ils  font, 
c'est  la  scène.  Mais  les  coulisses  sont  faites  par  les  préfets,  les  pré- 
teurs, les  maires  et  tout  ce  qui  s'ensuit.  —  Tu  sais  cela?  Je  com- 
pience  à  te  croire.  —  Là-dessus,  je  pourrais  t'en  remontrer.  Tu 
veux  constituer  une  scène  avec  des  décors  imaginaires.  Sais -tu 
seulement  qui  sont  les  électeurs?  Tu  prétends  les  convertir  avec 
un  coup  de  baguette  oratoire?  —  C'est  un  miracle  qui  est  pourtant 
arrivé.  —  Oui,  mais  derrière  le  miracle,  il  y  a  le  prêtre.  —  Théo- 
logien, tu  t'enfonces  dans  l'hérésie  et  tu  détruis  toutes  mes  illu- 
sions. —  Toi,  tu  veux  faire  un  roman,  et  le  monde,  c'est  de  l'his- 
toire. »  Sur  quoi,  le  rêveur  demande  au  prêtre  quelles  sont  les 
coulisses  de  Lacedonia,  mais  le  prêtre  n'est  pas  de  ceux  qui  causent. 
Après  s'être  fait  longtemps  tirer  l'oreille,  il  consent  toutefois  à 
entr'ouvrir  sa  main  pleine  de  secrets  bien  cachés  : 

«  —  Regardons,  dit-il,  les  petits  centres  électoraux.  Crois-tu  qu'il 
y  ait  là  toutes  les  idées  et  tous  les  sentimens  du  roman  qui  te  bruit 
dans  la  tête?  Prends  les  pays  juchés  sur  la  montagne  où  l'on  va 
quelquefois  à  dos  de  mulet,  sans  circulation  de  marchandises  ou 
d'idées;  c'est  un  miracle  s'il  y  arrive  de  loin  en  loin  un  journal  ou 
un  colporteur  qui  renouvelle  un  peu  l'air.  Des  groupes  de  petits 
endroits  autour  d'un  endroit  un  peu  plus  grand,  où  c'est  à  peine 
s'il  s'élève  au-dessus  des  bas-fonds  une  couche  de  demi-culture  et 
de  demi-fortune.  Va  de  l'avant  dans  des  centres  plus  populeux, 
mieux  caressés  par  la  nature  et  l'art  et  tu  trouveras  de  nouveaux 
gradins  de  celte  échelle  sociale  au  sommet  de  laquelle  perche  ton 
roman.  Commences-tu  à  comprendre?  —  Je  ne  comprends  rien  du 
tout.  Est-ce  que  tu  veux  me  décrire  ton  collège?  —  Il  s'agit  bien 
de  cela.  Je  fais  de  l'histoire  générale.  Mettons  que  nous  soyons  en 


FRANCESCO   DE    SANCTIS.  639 

Amérique,  là  aussi  il  y  a  des  bas-fonds  sociaux.  Présente-toi  là-bas  : 
qu'est-ce  queDe  Sanctis? — C'est  un  écrivain  public,  diraquelqu'un.— 
C'est  un  lettré,  corrigera  l'homme  entendu  de  l'endroit.  —  Et  qu'est-ce 
qu'un  lettré  auprès  d'un  avocat?  reprendra  en  se  carrant  un  brouil- 
lon de  basoche.  Et  qui  sait  si  un  barbouilleur  ne  voudra  pas  l'ap- 
prendre l'orthographe  par-dessus  le  marché?  —  Ah!  par  exemple!.. 
—  Nous  sommes  en  Amérique.  —  Ah  çà,  qu'ai-jc  donc  à  faire  pour 
être  un  candidat  sérieux  ?  —  En  premier  lieu ,  tu  dois  savoir  que 
tout  électeur  est  souverain  et  veut  qu'on  le  traite  d'illustrissime; 
plus  il  est  bas  sur  l'échelle,  plus  tu  dois  être  son  très  humble  ser- 
viteur. Tu  n'as  pas  écrit,  je  gage,  un  seul  petit  billet  mielleux,  avec 
un  post-scriptum  plein  de  sucreries.  Tu  n'as  pas  fait  ta  cour  au  tail- 
leur, au  barbier  de  l'endroit  ;  leur  as-tu  seulement  promis  la  croix 
à  tous?  Puis,  dans  ces  petits  centres,  le  monde  commence  ici  et 
finit  là,  le  clocher  est  la  grosse  affaire.  Il  y  a  dans  ces  querelles, 
dans  ces  jalousies  municipales,  autant  de  passion  qu'entre  la  France 
et  l'Allemagne.  Chacun  a  son  épopée  particulière  :  l'épopée  de  l'en- 
fant est  le  château  de  cartes,  l'épopée  des  villageois  est  l'assaut  au 
conseil  municipal.  Et  tu  appelles  tout  cela  des  petitesses!  Et  tu  veux 
te  poser  en  homme  sérieux?  Mais  un  homme  sérieux  doit  employer 
toute  son  industrie  pour  chauffer  ces  querelles  et  picoter  ces  pas- 
sions et  encenser  les  vanités  et  susciter  les  rivalités  entre  un  pays 
et  le  pays  voisin,  entre  une  famille  et  une  autre  famille.  Yoilà  com- 
ment on  se  fait  un  parti.  L'enthousiasme  est  un  feu  follet.  Les  pas- 
sions et  les  intérêts,  voilà  la  pâte  humaine.  —  Assez!  assez!  —  Mais 
nous  sommes  à  peine  à  l'alphabet.  Prends  garde  aux  clés,  mon  bon- 
homme !  —  Qu'est-ce  que  les  clés?  —  Les  clés  de  la  situation.  Tous 
ces  souverains  ont  quelqu'un  au-dessus  d'eux  qui  les  fait  danser; 
ils  croient  danser  leur  propre  danse  et  ils  dansent  celle  de  ce  mon- 
sieur. Chaque  centre  politique  a  quelque  riche  à  outrance,  quelque 
robin  tracassier,  quelque  camorriste  (on  en  voit  même  en  Amé- 
rique), un  gros  bonnet  qui  mène  les  gens  à  la  baguette  :  là  est  la 
clé.  Deviner  où  est  la  clé,  c'est  la  chose  essentielle.  Ton  roman  te 
dit  qu'il  faut  s'appuyer  sur  les  honnêtes  gens,  mais  les  honnêtes 
gens  sont  des  paresseux  qui  ne  savent  pas  distinguer  leur  bras 
gauche  du  droit.  Yeux-tu  écouter  l'histoire?  Tiens- toi  aux  forts, 
lions  ou  renards,  peu  importe!  Moins  ils  ont  de  scrupules,  mieux 
ils  savent  faire...  —  Ah!  cynique  de  théologien!.. 

«  Je  me  passai  la  main  sur  le  front  pour  chasser  le  fantôme,  et, 
me  jetant  à  bas  du  lit,  j'ouvris  la  fenêtre  pour  happer  une  bouchée 
d'air  frais.  C'était  déjà  l'aube,  ce  peu  de  lumière  dissipa  les  brouil- 
lards de  mon  cerveau  et  je  crus  avoir  fait  un  mauvais  rêve.  Pauvre 
théologien!  pensai-je;  quelle  vilaine  figure  je  t'ai  donnée!  En  ce 


6Ù0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

moment,  tu  dors  à  poings  fermés  et  tu  ne  te  doutes  pas  que  tu  as 
été  un  comparse,  évoqué  par  mon  humeur  noire.  Mais  oii  diantre 
ai-je  pris  tous  ces  mauvais  pressentimens?  C'est  mon  imagination 
qui  a  tout  grossi  :  pour  défaire  un  roman,  j'en  ai  fait  un  autre.  » 

Il  résulta  de  cette  nuit  agitée  que  De  Sanctis  prononça  son  dis- 
cours. Ce  discours  est  célèbre,  et  puisqu'il  l'a  publié  lui-même, 
nous  pouvons  bien  en  citer  le  passage  qui  a  produit  le  plus  d'effet. 
Le  candidat  dit  aux  électeurs  de  Lacedonia  :  «  J'illustrai  ma  patrie 
par  l'enseignement;  envoyé  en  exil,  je  l'illustrai  par  mes  écrits,  qui, 
peut-être,  ne  mourront  pas,  et  peut-être  un  jour  votre  postérité  élè- 
vera des  statues  à  l'homme  à  qui  vous  contestez  vos  suffrages.  —  Je 
revins  de  l'exil  avec  l'auréole  du  martyre,  du  patriotisme  et  de  la 
science;  je  fus  gouverneur  de  cette  province,  je  fus  ministre  de 
Garibaldi,  je  fus  député  de  Sessa  et  je  ne  fus  pas  député  de  Lace- 
donia. Vous  m'avez  préféré  Nicolas  Nisco,  bien  qu'il  fût  élu  dans  un 
autre  collège  ;  vous  avez  décrété  mon  exil  du  collège  natal.  Après 
quatorze  ans  de  ce  second  exil ,  l'exilé  vient  vous  demander  la 
patrie-  rendez  la  patrie  à  l'exilé!   m 

Tous  les  Italiens  savent  ces  paroles  par  cœur  et  les  répètent  avec 
un  sourire  ;  elles  enlevèrent  cependant  tous  les  suffrages  des  Lacé- 
doniens.  C'était  peut-êtra  la  note  juste.  On  s'étonnera  sans  doute 
en  France  qu'un  homme  du  xix*"  siècle  ait  osé  parler  de  lui-même 
avec  tant  de  bonne  foi.  Un  humoriste  napolitain  (1)  nous  a  donné  la 
meilleure  explication  de  cette  singularité  :  De  Sanctis  était  si  dis- 
trait qu'il  croyait  parler  d'un  autre. 

Cette  distraction  est  le  signe  particulier  de  l'homme  avec  qui  les 
reporteurs  ont  beau  jeu.  Un  soir,  étant  ministre,  il  se  présenta 
étourdiment  à  une  fête  de  la  cour,  en  habit  de  gala,  portant  son 
épée  à  droite.  Il  lui  arrivait  au  café  de  suspendre  son  habit  au  croc 
et  de  jouer  aux  échecs  en  manches  de  chemise.  II  négligeait  d'ou- 
vrir les  lettres  qu'on  lui  écrivait  et  les  gardait  des  mois  entiers 
«  poche  restante;  »  on  dit  même  qu'un  jour,  au  guichet  de  la  poste, 
il  eut  toutes  les  peines  du  monde  à  se  faire  donner  son  courrier, 
parce  qu'il  avait  oublié  son  propre  nom.  Un  ami ,  qui  survint  à 
point,  dut  le  lui  remettre  en  mémoire.  Une  autre  fois,  à  Malte,  il  se 
promenait  bras  dessus  bras  dessous  avec  son  ami  Marvasi;  tout  à 
coup  il  se  plaignit  d'un  grand  froid  qui  le  faisait  boiter  du  pied 
gauche.  Il  craignit  que  ce  ne  fût  un  accès  de  goutte  et  voulut  ren- 
trer au  logis  sur-le-champ  :  «  Rentrons,  lui  dit  Marvasi;  tu  pour- 
ras ainsi  chausser  la  botte  que  tu  as  oubliée.  »  En  effet,  De  Sanctis 
était  sorti  avec  une  botte  au  pied  droit  et  une  pantoufle  au  pied 

(1)  J.  Verdinois,  Profili  letlerari  napoletani.  Naples,  Antonio  Morano,  1882. 


FRANCESCO    DE   SANCTIS.  641 

gauche,  ce  qui  expliquait  la  claudication.  «  On  m'appelle  distrait, 
écrivait-il.  La  vérité  est  que  pour  moi  l'important  est  souvent  ce 
que  je  pense  et  non  ce  qu'on  dit  ;  c'est  pourquoi  tout  ce  vent  de 
paroles  qu'on  me  souffle  à  l'oreille  n'arrive  pas  à  mon  esprit  et  ne 
peut  me  distraire.  Pourtant  ceux-là  se  trompent  qui,  me  voyant 
ainsi  recueilli  en  moi-même,  s'imaginent  que  je  médite  toujours  sur 
des  sujets  graves  et  importans.  La  concentration  devient  une  habi- 
tude maladive  et  souvent,  derrière  ce  recueillement,  il  n'y  a  qu'une 
rêverie  inutile.  Dans  ma  vie,  j'ai  plus  pensé  que  lu.  Et,  à  force  de 
travail,  mon  cerveau  a  pris  le  tic  de  travailler  à  vide;  ce  qui  a  l'air 
de  méditation  n'est  qu'une  longue  construction  de  châteaux  en 
Espagne  où  je  m'installe  et  me  di\ertis.  Si  bien  que,  même  quand 
je  traite  des  sujets  graves  qui  réclament  toute  mon  attention,  il 
advient  qu'au  plus  beau  moment  le  fil  casse,  et  je  me  distrais,  et 
je  bâtis  un  nouveau  château  en  l'air,  et  mes  impressions  du  jour 
viennent  à  la  traverse  :  tout  cela  en  marchant,  car  le  mouvement 
m'excite,  et  l'excitation  dure  jusqu'à  ce  que  je  tombe  harassé  sur 
une  chaise  où,  fermant  les  yeux,  j'endors  ces  vagues  et  je  rentre 
au  port.  »  L'aveu  est  bon  à  noter;  il  nous  servira  pour  expliquer 
l'écrivain  et  sa  critique. 

Par  ces  raisons,  il  n'était  pas  fait  pour  la  politique  :  c'était  l'avis 
de  sa  femme,  celle  qu'il  nomme  «  la  bonne  Mariette,  »  même  dans 
ses  ouvrages  imprimés  :  «  Elle  prétend,  écrit-il,  qu'en  ceci  le  hasard 
a  été  un  imbécile,  qu'il  pouvait  bien  s'exempter  de  m'attirer  au  milieu 
de  tant  d'intrigues,  et  me  laisser  à  mes  études,  à  la  société  des  jeunes 
gens.  En  ceci  je  ne  lui  donne  pas  raison,  bien  plus,  je  regimbe  et  je 
dis  un  tas  de  belles  choses  sur  les  devoirs  envers  le  pays.  Le  débat 
s'échauffe  surtout  quand  il  me  faut  la  quitter  et  prendre  le  train  de 
Rome  (où  sont  les  chambres)  en  faisant,  comme  elle  dit,  le  commis- 
voyageur.  »  La  bonne  Mariette  était  dans  le  vrai  :  son  mari  ne  valait 
rien  au  parlement,  où  il  faut  des  roseaux  qui  plient  :  il  ne  savait  pas 
courber  l'échiné,  même  pour  saluer  les  gens.  Puis  il  restait  rêveur, 
imaginait  une  opposition  dynastique  ralliant  toutes  les  honnêtetés  : 
au  bout  de  peu  de  temps,  il  se  trouvait  seul,  les  yeux  en  l'air, 
abandonné  par  ses  partisans,  et  il  retournait  à  ses  études.  N'essaya- 
t-il  pas  une  fois  de  prouver  à  la  chambre  que  tous  les  députés 
étaient  d'accord,  puisqu'ils  voulaient  tous  l'ordre,  la  liberté,  le  pro- 
grès, le  bien  du  pays,  l'honneur  du  drapeau,  etc.  ?  Il  ne  se  conten- 
tait pas  de  le  dire ,  il  le  croyait ,  et  pour  constituer  cette  gauche 
idéale,  il  contenait  les  impatiens,  secouait  les  endormis.  On  riait 
de  ses  illusions,  mais  on  revenait  à  lui  quand  on  avait  besoin  d'un 
ministre  sympathique. 

M.  Gairoli  l'appela  dans  son  cabinet,  en  1878,  l'année  où  se 

TOME   LIII.   —    1884.  41 


OiaS  REVDE    DES    DEUX    MONDES. 

réunit,  à  Florence,  le  congrès  des  orientalistes;  De  Sanctis  y  fit  un 
discours  d'honame  heureux,  plein  de  foi  dans  l'avenir.  Eu  aperce- 
vant M.  Renan  dans  la  salle,  il  rinlerpella  en  français  en  lui  disant: 
«  Renan  tout  court,  Renan  sans  épiiliète,  parce  que  Renan  est  Renan,, 
et  son  nom  suffît.  »  Ce  fut  un  des  beaux  jours  de  sa  vie.  Puis,  pour: 
la  troisième  fois,  il  quitta  le  ministère  et  rentra  dans  la  vie  privée, 
en  petit  bourgeois,  sans  faste  et  sans  morgue,  car;  s'il  avait  son  genre 
d^orgueil  bien  franc,  bien  candide,  il  était  dépourvu  de  vanité,  a  II 
s'habille  à  la  diable,  dit  M.  Verdirjois,  porte  un  pantalon  trop  court, 
une  cravate  qui  paraît  noué'->  plutôt  qu'attachée,  un  chaj.eau  démodé 
qui  a  fait  son  temps  et  qui  se  lif-nt  sur  son  chef,  non  qu'on  l'y  ait 
mis  exprès,  mais  parce  que  c'est  là  sa  place.  Il  a  des  cheveux  gris 
et  forts,  des  sourcils  gris  aussi  et  un  peu  ébouriffés.  On  voit  sortir 
le  jour  entier  des  poils  gris  de  sa  moustache  un  bout  de  cigare 
éteint,  qu'il  rallume  à  tout  mom«^nt.  Il  marche  devant  lui,  le  corps 
droit,  salue  de  la  main,  ne  s'incline  jamais,  se  tourne  tout  d'une 
pièce.  Il  est  rêveur  (c'est  son  mot)  et  cause  peu  ..  Dans  les  rela- 
tions privées,  toujours  affectueux,  ouvert,  il  devient  vite  familier  et 
passe  du  vous  au  tu  en  un  clin  d'oeil.  Galant  homme  jusqu'au  scru- 
pule, il  ne  soupçonne  pas  qu'on  puisse  offenser  les  lois,  n:ên(>e  celles 
de  la  délicatesse.  »  Daus  sa  jeunesse  et  dans  sa  province,  il  s'était 
fiancé  à  une  jeune  filie,  dont  il  fut  séparé  par  l'exil;  il  la  retrouva 
quarante  ans  après,  m.-iriée  et  «  mère  d'une  famille  ro!)USte  et 
allègre.  »  —  «  Cest  heur<ux  pour  toi,  lui  dif^il,  que  les  noces 
n'aient  pas  eu  lieu.  Quelle  vie  aurais-tu  pu  avoir  avec  moi?  La  pri- 
son, l'exil  et  la  misère.  Tu  as  eu  plus  de  jugement  que  moi,  et  mainr 
tenant  lu  es  encore  une  rose.  »  C'est  ainsi  qu'il  voyait  le  bon  côté 
de  tout.  Malade  depuis  trois  ans  et  presque  aveugle,  il  passait  son 
temps  à  dicter  ses  Mémoire.^,  et,  de  loin  en  loin,  faisait  une  confé- 
rence publique  dans  le  Circolo  filoiogiro ,  qu'il  avait  fondé  :  l'an 
dernier  encore,  il  y  a  parlé  du  système  de  Darwin  a})pliip)é  à  la  lit- 
térature. Mais  la  maladie  prit  le  dessus  et  l'éprouva  cruellement. 
Le  jour  de  sa  mort,  il  se  sentait  mieux  et  but  avec  plaisir  une  tasse 
de  bouillon,  puis  il  s'assoupit;  on  crut  qu'il  dormait;  mais,  saisi 
d'un  frisson,  il  appela  de  la  main  un  de  ses  amis,  qui  était  là,  et 
ne  lui  dit  qu'un  mot  à  roreille  :  «  Mourir^!..  » 


II. 

Tel  fut  l'homme;  il  faut  aborder  maintenant  le  critiqiie  et  le  pi-o- 
fesseur,  car  c'est  comme  critique  et  surtout  comme  professeur  que 
De  Sanctis  a  rendu  des  services  signalés  et  conquis  un  nom  qui  vivra 
sans  doute.  11  y  a  loin  du  village  de  Morra,  dans  la  province  d'Avel- 


FRANCISCO   DE   SANCTIS.  643 

lino,  à  la  chaire  de  littérature  italienne,  dans  l'université  de  Naples. 
Tâchons  de  faire  ce  long  voyage  et  de  montrer  comment  le  petit  Hir- 
pin  est  devenu  un  esprit  si  largennent  ouvert. 

ISous  trouvons  d'abord  à  Morra,  vers  ^828,  en  plein  bourbonisme, 
un  écolier  qui  étudiait  beaucoup  (plntôl  le  latin  que  l'italien),  et  «  les 
mains  lui  brûlaient  des  coups  de  lérule.  »  Il  en  avait  une  telle  peur, 
qu'ayant  lâché  un  jour  le  mot  â'amabùit,  et,  voyant  le  maître  lever 
la  main,  il  se  jeta  vers  la  porte  et  glissa  sur  un  clou  qui  lui  entra 
dans  la  cuisse  :  «  J'en  porte  encore  la  marque,  »  écrivait-il  cin- 
quante ans  après.  11  y  avait  au  village  un  grand  mur  d'église,  orbe 
ou  à  peu  près,  car  il  n'était  percé  que  d'un  trou  auquel  on  ne  pou- 
vait arriver  que  par  une  haute  échelle.  L'enfant  y  monta  un  jour  et 
vit  par  l'ouverture  quantité  de  prêtres  assis  en  rond  comme  à  une 
table  d'hôte,  ou  plutôt  comme  dans  le  chœur  quand  ils  disaient 
l'office;  il  eut  peur  et  descendit  précipitamment,  comme  s'ils  le 
poursuivaient  «  pour  l'enfermer  là  dedans.  »  —  «  Je  ne  sais,  raconte- 
t-il,  comment  je  ne  me  rompis  pas  le  cou!  J'étais  enfant;  ce  spec- 
tacle et  cette  frayeurne  me  sont  jamais  sortis  de  la  mémoire.  On  me 
dit  que  c'était  le  cimetière  des  prêtres,  j'en  conclus  que  dans  l'autre 
mond-e  les  prêtres  se  tenaient  assis  et  il  me  sembla  que  cela  valait 
beaucoup  mieux  que  d'être  couché  sur  le  dos  dans  une  caisse  clouée. 
Ceci  me  donna  une  haute  idée  du  prêtre,  et,  en  me  voyant  si  paci- 
fique et  si  studieux,  d'aucuns  me  disaient  :  «  Ne  veux-tu  pas  te 
faire  prêtre?  »  Qui  sait  si  je  n'aurais  pas  fini  par  là  si  ma  grand'- 
mère  ne  m'avait  pas  mené  à  Naples,  oij,  en  lisant  du  Démosihène 
et  du  Cicéron,  je  déclarai  que  je  vou'ais  être  avocat.  Et  je  lins  bon 
dans  cette  idée,  je  fis  mes  études,  et  j'étais  arrivé  à  ma  première 
année  de  stage,  quand  l'oncle  Charles,  mon  maître,  qui  dirigeait 
une  belle  école,  fut  frappé  d'apoplexie  et  force  me  fut  de  le  sup- 
pléer; c'est  ainsi  que  le  hasard  me  fit  pédagogue.  Et  le  hasard  fut 
plus  intelligent  que  moi,  parce  qu'il  devina  ma  vocation.  C'est,  du 
moins,  ce  que  soutient  ma  femme,  qui  ne  me  reconnaît  aucune 
qualité  d'avocat,  c'est-à-dire  de  brouillon  (à  son  avis);  et  elle  dit 
qu'en  faisant  ce  que  je  fais,  on  gagne  moins  d'argent,  mais  plus  de 
renommée.  Moi,  je  m'incline.  » 

'Avant  d'enseigner  cependant  il  avait  étudié  :  «  Je  comptais  seize 
ou  dix-sept  ans  (écrit-il  dans  son  essai  sur  le  Dernier  des  puristes) 
et  j'avais  lu  beaucoup  de  livres  sur  quantité  de  sujets;  j'écrivais  en 
vers,  en  prose,  j'improvisais  par-dessus  le  marché;  tout  le  mon<}e 
me  comblait  d'éloges  :  mon  maître  m'appelait  Plume  d'or,  et  moi- 
même,  avec  le  plus  grand  orgueil  qui  fut  jamais,  je  me  tenais 
sérieusement  pour  l'homme  le  plus  instruit  de  Naples.  J'avais  en 
partie  copié,  en  partie  résumé  Hobbes,  Leibniz  (mon  favori)  ;  Spi- 
noza, Descartes,  Malebranche,  Genovesi,   Beccaria,  Filangiëri  et 


64 i  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

tant  d'autres ,  au  hasard  des  rencontres ,  sans  ordre  ni  des- 
sein ;  j'avais  la  tête  pleine  d'histoire,  de  théâtre  et  de  romans,  et 
tout  y  restait,  parce  que  ma  mémoire  était  bonne.  Il  arriva  un 
jour  que  Francesco  Gostabile  me  proposa  de  me  conduire  à  l'école 
du  marquis  Puoti  :  «  Pour  quoi  faire  ?  »  demandai-je,  et  lui  :  — 
«  Pour  apprendre  l'italien.  »  —  Je  regardais  cela  comme  une  offense. 
Mais  beaucoup  de  mes  amis  allaient  à  cette  école,  et  tous  en  chan- 
taient merveille  :  j'y  allai  donc  aussi.  On  l'appelait  «  école  de  per- 
fectionnement, »  on  y  accomplissait  ses  études  et  l'on  y  était  poussé 
par  un  désir  de  culture  supérieure ,  par  l'envie  de  ne  pas  rester 
au-dessous  du  voisin.  » 

Arrêlons-nous  ici,  nous  entrons  dans  une  maison  qui  a  rendu  de 
grands  services.  Tous  les  Napolitains,  qui,  de  nos  jours,  se  sont  fait 
un  nom  dans  les  lettres,  étaient  sortis  de  là.  Ce  marquis  Basilio  Puoti, 
marquis  honoraire,  mais  bon  humaniste,  très  fort  en  grec,  s'était 
voué  à  la  culture  de  la  langue  italienne  et  réunissait  autour  de  lui, 
dans  une  école  gi'atuite,  tous  les  jeunes  gens  qui  aimaient  l'étude  et 
promettaient  du  talent.  Il  donnait  des  leçons  qui  étaient  plutôt  des 
conférences  dans  une  vaste  salle  de  son  palais,  où  se  pressaient 
deux  cents  écoliers  fraîchement  échappés  des  séminaires.  En  ce 
temps-là  (vers  1835),  il  n'y  avait,  à  Naples,  ni  règlemens,  ni  pro- 
grammes, les  examens  étaient  de  pures  cérémonies ,  et,  avec  ou 
sans  grade,  professait  qui  voulait.  Le  gouvernement  avait  pour 
devise,  en  ce  qui  concernait  l'instruction  publique  :  Non  incarîcar- 
sene,  ce  qui,  traduit  librement,  dans  le  ton  familier  du  mot,  signifie  : 
«  Qu'est-ce  que  ça  me  fait?  »  Le  président  de  l'université,  un  mon- 
signor,  n'avait  qu'un  souci  en  tête  :  les  étudians  allaient-ils  à  la 
messe?  Sur  tout  le  reste,  il  se  montrait  coulant  et  à  ceux  qui  sem- 
blaient s'inquiéter  des  études,  il  disait  en  haussant  un  peu  l'épaule  : 
«  Qu'est-ce  que  ça  vous  fait?  »  De  Sanctis  lui-même,  étant,  quel- 
ques années  après,  professeur  au  collège  militaire,  épancha  un  jour 
ses  soucis  dans  le  cœur  du  chapelain  et  lui  confia  ses  idées  pour 
réformer  l'enseignement  littéraire  :  «  Qu'est-ce  que  ça  vous  fait? 
murmura  le  chap^'lain  en  lui  serrant  la  main  avec  effusion.  Crois- 
moi,  mon  ami,  non  te  n'incaricare,  ne  t'inquiète  pas  de  ces  choses. 
Le  roi  dit  :  «  Plus  ils  sont  ânes,  plus  je  suis  savant.  »  —  Deux  ans 
après,  ce  chapelain  fut  nommé  évêque. 

Grâce  à  ce  «  laissez -faire,  »  un  peu  méprisant,  le  roi  Ferdinand 
obtint  tout  le  contraire  de  ce  qu'il  espérait  :  il  y  eut  à  Naples  une 
rage  d'apprendre  et  de  savoir.  On  ne  suivait  pas  les  cours  de  l'uni- 
versité, mais  quinze  ou  vingt  mille  étudians,  accourus  de  toutes  les 
provinces,  affluaient  dans  les  écoles  privées  où  professaient  des 
hommes  vraiment  supérieurs.  Le  marquis  Basilio  Puoti  fut  l'un  de  ces 
hommes,  et,  comme  il  était  bourbonien,  on  ne  l'inquiéta  pas;  le  roi 


PRANCESCO   DE   SANCTIS.  645 

se  moquait  de  lui  en  l'appelant  pennarulo  (plumassier  ou  plumitif)  : 
les  ministres  le  toléraient  ou  le  protégeaient.  Son  palais  imposait  aux 
jeunes  gens  :  un  escalier  monumental,  des  laquais  en  gants  blancs, 
une  salle  grandiose  entièrement  tapissée  de  livres  ;  la  science  était 
logée  là  comme  une  dame  de  grande  maison.  Quant  au  maître, 
un  peu  grave  et  compassé  dans  ses  écrits,  il  était  tout  autre  en  ses 
manières;  affable  et  très  vif,  plein  de  mots  et  de  lazzi  à  la  napo- 
litaine, il  ne  professait  point,  ne  montait  pas  en  chaire  :  il  causait, 
racontait  souvent,  s'amusait  et  amusait.  Il  n'y  avait  là  aucun  air 
d'école  et  de  maître  :  c'était  bien  plutôt  une  réunion  d'amis,  une 
sorte  d'académie  affranchie  de  formalités  et  de  règles.  Les  nouveau- 
venus,  les  provinciaux,  en  abordant  Puoti,  lui  disaient  :  «  Maître;  » 
il  s'en  fâchait  et  voulait  être  appelé  marquis.  Quelques-uns,  sortant 
du  séminaire,  couraient  lui  baiser  la  main,  il  la  retirait  vivement  et 
disait  :  «  On  ne  baise  la  main  qu'au  pape.  »  Ni  bancs  ni  pupitres, 
on  s'asseyait  sur  de  belles  chaises  et  les  leçons  se  passaient  en 
exercices  sur  l'art  d'écrire  :  traductions,  compositions,  lectures 
mêlées  d'anecdotes,  de  réflexions,  de  jugemens,  d'accès  de  colère 
et  d'excuses  aimables  ;  c'étaient  les  étudians  qui  travaillaient  ou 
plutôt  les  jeunes  gens,  car  le  mot  d'étudiant  était  proscrit.  Puoti 
les  appelait  :  «  mes  jeunes.  »  Un  jour,  il  présenta  De  Sanctis  à  un 
grand  personnage  qui  s'avisa  de  dire:  «  Ah!  voilà  donc  votre  dis- 
ciple ?  —  Non  pas  disciple,  corrigea  le  marquis,  mais  collabora- 
teur. » 

On  peut  s'imaginer  l'importance  de  cette  école,  en  un  pays  comme 
Naples,  sous  un  régime  comme  celui  de  Ferdinani;  en  apprenant 
l'italien,  les  «jeunes  »  apprenaient  l'Italie.  Révolutionnaire  sans 
s'en  douter,  le  marquis  Basilio  Puoti,  —  qui  ne  rêvait,  dit-on,  que 
de  devenir  le  précepteur  du  prince  héréditaire  et  mourut  de  chagrin 
parce  qu'il  ne  le  fut  pa-^!,  —  inspira  bien  innocemment  à  ses  élèves 
cette  idée  alors  séditieuse  qu'il  y  avait  une  langue  et  par  consé- 
quent une  patrie  commune  :  c'est  ainsi  qu'une  classe  de  grammaire, 
dirigée  par  un  bourbonien  bien  tranquille,  prépara  de  loin  les  voies 
à  Victor-Emmanuel.  Cependant  l'école  de  Puoti  ne  pouvait  long- 
temps durer  :  on  y  donnait  trop  d'importance  aux  mots  et  à  la  par- 
tie mécanique  de  l'art  d'écrire.  Le  marquis  avait  rendu  de  grands 
services,  mais  il  s'agissait  d'aller  plus  loin.  Il  y  eut  bientôt,  parmi 
les  élèves,  des  insurgés  ou  plutôt  des  dissidens;  le  jeune  De  Sanctis 
fat  l'un  dt^s  premiers  hérétiques.  Il  osa  dire  un  jour,  en  séance 
publique,  que  le  purisme  n'avait  plus  de  raison  d'être,  parce  qu'il 
était  déjà  vainqueur  et  que  désormais  il  devait  être  question, 
non  plus  de  langue,  mais  de  style.  «  Le  brave  homme  en  fut  con- 
tent et  accepta  la  théorie  pour  bonne.  Mais,  ajoute  l'élève  émancipé, 
quand  je  voulus  plus  tard  tirer  les  conséquences  de  cette  théorie, 


646  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

le  marquis  se  rebella,  ou  plutôt  il  m'appela  rebelle.  Néanmoins 
j'eus  toujours  pour  lui  tant  de  respect  et  de  dévoûment  que  les 
dissentimens  littéraires  ne  sufTirent  pas  pour  me  faire  déchoir  dans 
son  âme,  et  quand  il  me  vit  près  de  lui  à  son  lit  de  mort,  il  me  dit: 
«  Tu  sais  que  je  t'ai  toujours  aimé.  » 

Cependant,  après  s'être  fait  la  main  dans  le  collège  militaire  delà 
Nunziatella,  De  S.mctis  avait  ouvert  une  école  rivale  où,  jetant  par- 
dessus bord  la  rhétorique  et  la  grammaire,  il  se  lança  dans  !a  haute 
critique  et  dans  la  philosophie  de  l'art.  Ce  ne  fut  pas  sans  opposition 
qu'il  gagna  son  auditoire  :  ouvertement  novateur,  il  osait  déclarerque 
les  classiques  et  les  romantiques  étaient  sur  le  point  de  s'entendre, 
que  l'idée  et  le  concept  abstrait  étaient  étrangers  à  la  littérature, 
que  la  valeur  d'une  œuvre  littéraire  ne  dépend  pas  de  la  vérité  et 
de  la  moralité  du  fond.  Il  osa  rejeter  l'arbitraire  distinction  des 
genres  et  regarder,  par  exemple,  l'épopée,  l'hi-toire,  le  ths  âtre, 
comme  une  seule  et  même  forme  diversement  développée:  de 
pareilles  audaces  devaient  horripiler  le  pauvre  marquis  Basilio  Puoti. 
Le  processeur  avait  vingt  ans,  ses  disciples  étaient  de  son  âge  : 
«  Jeune  au  Oiilieu  des  jeunes,  écrit  un  de  ses  auditeurs,  ils  se  for- 
mèrent ensemble  et  ne  se  quittèrent  plus.  »  L'école  demeura 
ouverte  jusqu'en  1848. 

Année  fatale  où  tous  les  lettrés  se  jetèrent  clans  la  politique  et, 
par  conséquent,  furent  mis  en  prison  :  on  sait  déjà  que  De  Sanctis 
passa  trois  années  au  châter^u  de  l'OEuf,  Ce  fort  qui  s'avance  dans 
la  mer  était  gardé  par  des  Suisses;  le  prisonnier  demanda  un  livre 
et  on  lui  donna,  peut  être  par  dérision,  une  grammaire  allemande. 
Un  autre  eût  maudit  ses  fers  et  ses  bourreaux,  De  Sanctis  lut  et 
relut  la  gi-ammaire  et  apprit  l'allemand:  il  put  ainsi,  au  bout  de 
peu  de  temps,  trafiuire  des  poésies  de  Goethe  et  de  Schiller,  et 
mettre  en  italien,  au  moins  en  partie,  V Ilktoire  de  la  poésie  de 
Rosenkranz  et  la  Logique  de  Hegel.  Lire  de  pareilles  choses  dans 
la  claire  et  douce  lumière  de  ce  pays  aimé  des  dieux,  en  contem^- 
plant  <c  ton  azur,  ô  Méditerranée  !  »  On  s'étonnera  moins  de  cette 
bizarrerie  si  l'on  veut  bien  se  rappeler  que  les  méridionaux  en 
Italie  sont  portés  à  la  métaphysique:  Thomas  d'Aquin,  Giordano 
Bruno,  Campanella,  Telesio,  Vico,  naquirent  tous  dans  le  Napolitain, 
Aujourd'hui  encore,  les  quatre-vingt-dix-neuf  centièmes  des  infor- 
tunés qui  enseignent  la  philosophie  dans  les  facultés  ou  dans  les 
lycées  italiens  viennent  de  l'ancien  royaume  des  Deux-Siciles.  Dès 
sa  vingtième  année.  De  Sanctis  hantait  les  brouillards  :  il  cherchait 
très  sérieusement  la  forme  de  l'humanité  selon  les  lois  générales 
de  l'esprit  dans  sa  marche  progressive.  11  était  donc,  sans  le  savoir, 
une  manière  d'hégélien;  quand  il  rencontra  Hegel  pour  la  première 
fois,  dans  la  prison  du  château  de  l'OEuf,  il  reconnut  en  lui  un  ami 


FRANCESCO    DE    SANCTIS.  6A7 

de  vieille  date  et  lui  dit  comme  Dante  à  Virgile  :  «  Tu  es  mon  maître 
et  mon  auteur,  »  C'est  un  point  à  noter,  car  il  resta  toujours  du 
Hegel  dans  De  Sanctis,  mêuie  au  ministère  de  l'instruction  pub'ique  : 
il  installa  son  philui^ophe  dans  toutes  les  chnires  vacantes  et  après 
18,60  il  arriva  ce  fait  trèsétrargi^  qne  le  panthéisme  logique,  expulsé 
d'Allemagne,  put  se  réfugier  en  Italie,  oîi  il  se  trouva  bien. 

A  peine  libéré  du  château  de  l'Ohuf,  notre  professeur  (on  l'appe- 
lait «  le  Professeur  »  par  aniOKomase)  courut  à  Turin,  où  étaient 
aJors  la  plupart  des  exilés  :  il  y  donna  des  conférencns  sur  la  Dicine 
Comédie  et  ïii  fureur,  mais  il  fallait  vivre.  En  1856,  le  Polyiechni- 
cum  de  Zurich  en  Suisse,  qui  venait  de  s'ouvrir,  lui  ollrit  une 
chaire  de  littérature  italienne.  Ce  n'était  guère  aUéchant  :  enseigner 
l'Ariosie,  en  italien,  à  de  futurs  ingénieurs  qui,  pour  la  plupart, 
n'entendaient  que  l'allemand!  Le  cours  n'était  pas  obligatoire;  or 
on  sait  que  les  cours  qui  ne  sont  pas  obligatoires  n'attirent  pas 
beaucoup  les  jeunes  gens  :  il  s'agit  pour  eux  de  gagner  de  l'argent 
et  vite.  Cependant  De  Sanctis  alla  professer  à  Zurich.  Là,  il  dit  aux 
étudiaos  avec  sa  familiarité  méridionale  :  «  En  ne  suivant  que  les 
leçons  obli;^atoires,  si  tu  peux  t'en  contenter,  tu  n'es  pas  un  homme; 
tu  n'es,  permets-nioi  de  te  le  dire,  qu'un  bel  et  bon  animal.  —  Un 
animal  raisonnable,  me  répondras-tu,  qui  sait  les  mathématiques, 
la  physique,  la  mécanique.  —  Assurément,  et,  par  cette  raison,  un 
animal  coupabl<  ,  car  tu.  ne  te  seras  servi  de  ta  raison  que  dans  un 
intérêt  aniaial.  En  effet,  dites-moi  un  peu,  «  mes  jeunes,  » 
quand  celui-ci  aura  passé  sa  journée  à  travailler  pour  s'assurer  le 
repas  du  soir,  une  fois  qu'il  aura  le  ventre  plein,  le  gosier  humide, 
et  la  digestion  bien  faite,  en  quoi  celui-ci  dilférera  t-il  de  son  ujulet 
oudeson  ânequi,  lui  aussi, auta  passé  héroïquement  sajournée  entre 
le  travail  et  le  rât  .lier?  »  Pour  dire  de  pareilles  choses  à  des  jeunes 
gens  qui  ne  rêvaient  que  ponts  et  chaussées,  il  fallait  être  brave. 
De  Sanctis  n'en  poussa  pas  moins  sa  poi  ite  jusqu'au  fond  :  il  parla 
d'un  de  ses  élèves  de  Naples  qni  l'avait  quitté  pour  étudier  le  droit 
et  sefaireju^eetbien  dîner,  et  il  devint  juge,  «  et  maintenant  cette 
bête  en  toge  partage  sou  temps  entre  les  condamnations  à  mort, 
aux  fers,,  au  bagne,  où  il  envoie  ses  anciens  camarades,  et  les  bons 
morceaux  qui  achèvent  de  l'hébéter.  »  Sur  quoi  l'orateur  s'échauf- 
fait, exaltant  les  lettres  et  ceux  qui  les  aiment  :  «  Je  ne  parle  pas  de 
ceux,  ajoiitait-il  (ceci  peut  servir,  même  ailleurs  qu'à  Zurich),  je  ne 
parle  pas  de  ceux  qui  en  font  marché  et  qui  disent  :  Puisque,  pour 
notre  malheur,  en  un  siècle  industriel  et  commercial,  nous  sommes 
des  littérateurs,  ouvrons  boutique;  ceux-ci  vendent  de^  mots, 
comine  on  vend  du  fromage  et  du  vin.  Je  ne  veux  pas  profaner  ce 
lieu  ni  épouvanter  vos  jeunes  esprits  en  vous  montrant  cette  prosti- 
tution de  l'âme.  »  Le  professeur  ne  tenait  à  combattre  que  cer- 


648  KEVUE   DES   DEDi   MONDES, 

tains  préjugés,  celui-ci  par  exemple,  très  commun  en  Suisse,  que 
la  littérature  amuse,  orne  l'esprit,  complète  l'habillement,  donne 
bon  air  et  ne  sert  pas  à  autre  chose.  «  Non,  mes  amis,  proclamait 
De  Sanctis,  la  littérature  n'est  pas  un  ornement  superposé  à  la  per- 
sonne, différent  de  vous  et  que  vous  puissiez  jeter  loin  :  c'est  votre 
personne  même,  c'est  le  sens  intime,  qui  est  en  vous  tous,  de  toute 
noblesse  et  de  toute  beauté,  qui  vous  éloigne  avec  horreur  de  toute 
action  vile  et  l;iide  et  qui  met  en  face  de  vous  une  perfection 
idéale  dont  chaque  âme  bien  née  aspire  à  s'approcher.  Voilà  le 
sens  dont  il  faut  faire  l'éducation...  Avant  d'être  des  ingénieurs, 
vous  êtes  des  hommes  et  vous  agissez  en  hommes  quand  vous  vous 
livrez  à  ces  études  que  nos  pères  appelaient  les  «  humanités,  »  qui 
relèvent  votre  caractère  et  qui  font  l'éducation  de  voire  cœur.  » 

Un  de  ses  collègues  de  Zurich,  M.  Moleschott,  le  savant  physio- 
logiste, nous  a  parlé  récemment  (dans  la  Nuova  Aiitologia  du  1^' jan- 
vier 188A)  des  leçons  de  De  Sanctis  au  Polytechnicum.  Dans  son 
enseignement,  le  professeur  se  montrait  à  la  fois  spéculatif  et  réa- 
liste et  allait  de  la  synthèse  à  l'analyse  en  lâchant  de  les  mettre 
d'accord  :  il  eût  voulu  fondre  ensemble  l'idée  et  le  fait,  l'artiste  et 
son  œuvre.  «  Il  faisait  mieux.  Quand,  du  haut  de  la  chaire,  il  analy- 
sait l'œuvre  du  poète  en  se  résignant  au  rôle  très  modeste  d'inter- 
prète, il  devenait  artiste  et  créateur.  Sa  démonstration  n'était  alors 
ni  physiologique,  ni  philosophique,  ni  spéculative,  ni  expérimen- 
tale; elle  était  simplement  artistique.  Quand  il  expliquait  le  Roland 
furieux^  ce  n'était  plus  De  Sanctis  qui  parlait  ;  on  eût  dit  que 
l'Arioste  en  personne  venait  révéler  le  secret  de  sa  composition;., 
le  critique  ne  faisait  plus  qu'un  avec  le  poète.  On  sentait  bien  que 
ce  critique  était  tout  pénétré  de  l'esthétique  de  Hegel;  cependant 
il  ne  parlait  jamais  comme  un  homme  lié  par  un  système.  Son  guide 
était  l'art  ;  du  système  il  n'était  resté  autre  chose  que  la  gesticu- 
lation, et  cette  gesticulation  même  paraissait  combattre  l'ensorcel- 
lement scolastique.  Quand  il  parlait  du  contenant  et  du  contenu, 
l'index  de  sa  n:ain  gauche  tournait  autour  de  l'index  de  la  main 
droite  pour  faire  ensuite  un  brusque  mouvement  vers  le  conduit 
auditif,  comme  s'il  eût  voulu  pénétrer  par  le  tympan  au  cerveau.  » 
On  voit  le  geste  et  l'homme.  Tel  il  fut  au  Polytechnicum  de  Zurich, 
tel  à  l'université  de  Naples,  oii,  en  quittant  la  politique  et  le  pouvoir, 
il  occupa  modestement  une  chaire  de  littérature.  En  même  temps, 
il  publiait  ses  Essais  et  son  Ilistoir^  littéraire  (1)  qui  nous  per- 
mettent de  l'apprécier  comme  écrivain;  mais  l'écrivain,  malgré 

(1)  Saygi  critici,  quatrième  édition,  1881.  —  Nuovi  saggi  critici,  deuxième  édition 
1879.  —  Saggio  critico  sul  Petrarca,  deuxième  édition,  1883.  —  La  Scimza  «  la 
Vita  (discours  d'ouverture), /1872.  —  Storia  délia  letteratura  italiana  (deux  fort» 
volumes),  1870.  —  Naples,  Antoaio  MoraBO. 


FRANCE=CO    DE   SANCTIS.  649 

toutes  ses  qualités  et  tous  ses  mérites,  était  loin,  nous  assure-t-on, 
de  valoir  le  professeur. 

Insistons  d'abord  sur  un  point  important  :  il  y  a  deux  écoles  cri- 
tiques en  Italie  :  celle  des  érudits  et  celle  des  philosophes  ;  la  pre- 
mière dans  le  INord,  la  seconde  dans  le  Midi.  Cet  antagonisme  ou 
plutôt  ce  contraste  existait  déjà  au  dernier  siècle  :  d'un  côté,  les 
Muratori,  de  l'autre  les  Vico.  Manzoni  regrettait  la  scission  ;  il  voyait 
là  deux  forces  désunies  :  chez  Muratori  une  multitude  de.  faits  posi- 
tifs et  de  jugemens  quelquefois  exacts,  mais  spéciaux,  sans  vues 
générales;  chez  Vico,  des  classifications  hardies,  trop  souvent  hypo- 
thétiques, non  escortées  de  faits  multiples  et  sévèrement  discutés. 
Le  professeur  d'Ovidio,  qui  cite  ce  passage  de  Manzoni,  remarque 
ingénieusement  que  c'est  toujours  la  même  chose  :  en  Toscane  et 
plus  haut,  les  sérieux  travaux  des  Guasti,  des  Bartoli,  des  d'Ancona, 
des  Rajna;  à  Naples,  De  Sanctis  qui,  à  bien  des  égards  est  un  Vico 
de  la  critique  littéraire.  Nous  n'avons  donc  point  affaire  à  un  érudit 
qui  épluche  les  textes  et  qui,  après  une  patience  et  une  ténacité 
vraiment  admirables,  nous  donnera,  par  exemple,  comme  a  fait 
M.  Rajna,  dans  un  livre  définitif,  toutes  les  sources  du  Roland 
furieux  ,•  De  Sanctis  pensait  beaucoup  plus  qu'il  ne  lisait,  il  nous 
l'a  confessé  lui-même.  Ce  n'est  pas  qu'il  niât,  l'utilité  des  recher- 
ches, il  l'estimait  beaucoup,  au  contraire,  et  y  poussait  ses  élèves, 
mais  il  s'y  ennuyait.  En  revanche,  à  force  de  méditer,  il  étaU  plein 
d'idées  personnelles,  originales.  «  C'est  un  observateur  génial,  dit 
de  lui  M.  d'Ovidio,  habile  à  saisir  du  premier  coup  les  traits  carac- 
téristiques d'un  génie  et  d'un  caractère,  à  reconstituer  sur  peu 
d'indices  la  situation  mentale  et  morale  de  l'écrivain  au  moment  où 
telle  œuvre  fut  produite,  à  flairer  avec  une  prestesse  et  un  bonheur 
étonnans  la  partie  vitale  et  vivace  de  cette  œuvre,  à  la  distinguer 
de  la  partie  morbide  et  mortelle,  à  rendre  compte  de  l'émotion  que 
cette  œuvre  excite  en  nos  cœurs.  Et  il  s'exprime,  le  plus  souvent, 
dans  un  lanjage  alerte,  aisé,  rapide,  épigrammatique  :  il  fait  jaillir 
les  généralités  de  quelque  menu  détail,  à  propos  d'un  mot  ou  d'^ïê 
phrase  de  l'écrivain  qu'il  critique.  »  Pour  résumer  tout  cola  dans 
un  mot  de  la  langue  actuelle,  nous  dirions  volontiers  un  «  intuitif.^) 

Il  suit  de  là  que  les  Italiens  l'adinirent  beaucoup  plus  dans  ses 
Essais  que  dans  son  Histoire  littéraire.  Sur  ce  point,  les  critiques 
autorisés  (MM.  de  Gubernatis,  Molmenti,  et  beaucoup  d'autres) 
paraissent  d'accord.  A  leur  avis,  Do  Sanctis  excelle  surtout  quand 
il  s'arrête  en  face  d'un  objet  isolé  qu'il  pénètre  à  fond.  Mais  quand 
il  veut  se  rassembler,  se  ramasser,  lier  en  faisceau  ses  intuitions, 
ses  réflexions  partielles  en  un  système  ordonné  de  critique  géné- 
rale, il  décolore  le  détail  sans  donner  à  l'ensemble  un  ton  continu. 
Deux  puissantes  facultés  dominent  en  lui,  l'une  «  pénétrative,  » 


620  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'autre  «  plastique.  »  Ces  deux  facultés  ont  besoin  d'agir  immédia- 
tement l'une  sur  l'autre  :  si  l'une  perd  la  chaleur  de  l'impression, 
l'autre  n'arrive  plus  à  trouver  la  chaleur  de  l'expression.  «  DeSan- 
tis  ne  paraît  pas  apte  à  composer  des  œuvres  de  longue  haleine  ; 
son  impatience  le  pousse  à  sacrifier  souvent,  par  fatigue,  le  plus  an 
moins.  Il  est  plutôt  portraitiste  qu'historien,  plutôt  poète  que  logi- 
cien :  ses  portraits  nous  enchantent,  ses  considérations  sur  des 
périodes  litiéraires  de  long  cours  nous  semblent  souvent  vagues  et 
indéterminées.  Il  ne  peut  faire  vivre  devant  lui  les  siècles,  comme 
il  sait  ressusciter  la  figure  de  certains  hommes  étudiés  à  part.  Pour 
être  vive,  sa  critique  a  besoin  de  contempler  en  face  des  individus 
vivans  et  parlant  un  à  la  fois.  S'ils  parlent  tous  ensenible,  îe  cri- 
tique s'y  perd,  à  moins  qu'en  parlant  ensemble,  ils  ne  disent  tous 
la  même  chose,  auquel  cas  De  Sanctis  atteint  à  une  éloquence  où 
nul  autre  ne  s'est  élevé.  » 

Au  Yeète,  il  reconnaissait  lui  même  (dans  un  article  sur  son  ami 
Settenibrini)  les  difficultés  presque  insurmontables  de  l'entreprise;  il 
avouait  que  personne  eucore  anjourd'hui  ne  peut  mener  à  fin  une 
œuvre  scientifique  et  sérieuse  sur  la  littérature  italienne  tout  entière  ; 
il  faut  d'abord  que  chaque  époque  et  chaque  écrivain  soient  étudiés 
à  part  dans  un  travail  complet  et  définitif.  En  attendant,  l'histoire 
littéraire  ne  saurait  être  qu'une  compilation  pleine  de  lacunes  et 
d'emprunts,  d'idées  superficielles  et  hâtives.  Tout  cela  n'est  qu'à 
moitié  vrai;  par  bonheur,  De  Sanctis  n'a  pas  suivi  son  propre  con- 
seil et  nous  a  donné  la  Storia  délia  letteratura  itdlimia^  qui  n'est 
pas  un  chef-d'œuvre,  mais  qui  est  une  œuvre,  )a  meilleure  qu'on 
puisse  faite  aujourd'hui,  spontanée,  personnelle,  pleine  de  saveur 
et  de  couleur.  Ceux  qui  attendent  pour  écrire  que  la  science  ait 
tout  fait, "ceux-là  sont  des  impuissans  ou  des  paresseux:  qu'ils  se 
le  dirent. 

D'ailleurs  il  serait  fort  injuste  de  nous  présenter  De  Sanctis 
comme  un  igtiorant  :  il  -«avait  beaucoup  de  choses  et  les  avait 
apprises  directement,  non  chez  les  critiques,  mais  chez  les  auteurs. 
Il  conuaissait  les  littératures  étrangères  et  a  fort  bien  parlé,  non- 
seulement  de  Shakspeare,  de  Goethe,  de  Schiller,  mais  encore  de 
Lamartine,  de  Vixitor  Hugo,  même  de  Ponsard.  Seulement  c'était 
un  Solitaire  et  un  distrait  :  en  vivaut  loin  du  monde,  il  s'exagérait 
l'imponance  de  cei'taiises  choses  tt  de  certains  hommes.  M'a-t-il 
pas  un  beau  jour  défendu  Alfieri  contre  M.  Louis  Veuillot,  croyant 
avoir  affaire  à  un  homme  de  pensée  et  d'érudition?  Tout  récem- 
ment, il  a  pris  an  sérieux  notre  école  naturaliste,  et  cet  homme  de 
bien,  ancien  ministre  de  l'iustruclion  publique,  s'est  donné  la  peine 
de  l'étudier  à  fond,  sans  rire,  comme  si  ce  mauvais  ar-cès  de  polis- 
sonnerie lucrative  eût  été  un  moment  de  l'évolution  de  l'esprit 


FRANCESCO    DE  SANGTI&.  651 

dans  la  nature  et  dans  l'histoire  non  pressenti  par  Hegpl.  L'esthé- 
ticien de  Naples  disait  gravement  aux  praticiens  des  Baiignolles  : 
«  La  science  peut  bien  concentrer  son  attention  sur  un  seul  prin- 
cipe et  l'établir  sous  tous  ses  aspects,  puis  passer  à  autre  chose. 
Mais  un  travail  d'art  est  la  représentation  siinulianée  de  la  vie,  et 
vous  ne  pouvez  me  l'expliquer  par  un  seul  facteur  sans  la  mutiler 
et,  en  même  temps,  sans  l'exagérer.  Le  principe  héréditaire  n'est 
pas  l'unique  facteur  de  la  vie,  et  si  vous  voulez  réduite  la  \iv,  à  si 
peu  de  chose,  vous  tombez  dans  l'excès  (ou  dans  le  vide).  Eu  effet, 
la  logique  de  la  vie  vous  contraint  à  mettre  dans  vos  récits  beau- 
coup de  choses  qui  sont  en  dehors  de  ce  principe  et  même  contre 
lui.  Vous  appelez  votre  Pascal  une  excentricité  de  la  nature,  mais 
la  nature  est  si  pleine  de  ces  excentricités  que  parfois  l'exception 
devient  la  règle.  Et,  de  toute  façon,  il  est  impossible  que  vous 
alliez  en  avant  avec  ce  fil  conducteur  sans  tiraillemens,  sans  con- 
structions artificielles,  sans  applications  forcées  qui  font  sourire. 
Enfin  quel  plaisir  y  at-il  à  faire  un  chemin  si  long,  si  tortueux,  si 
pénible,  pour  apprendre  ce  qu'une  demi-heure  de  lecture,  une 
page  de  science  nous  révélerait  bien  plus  nettement?  »  —  «  Nunve 
n'incaricate  I  »  Qu'est-ce  que  ça  vous  fait?  auraient  pu  répondre  les 
naturalistes,  s'ils  avaieiit  su  le  napolitain.  Mais  les  naturalistes  ne 
savent  que  le  français,  quand  ils  le  savent. 

Nous  n'avons  fait  qu'indiquer  les  qualités  et  les  défauts  de  De 
Sanctis;  pour  le  connaître  mieux,  il  faudrait  hre  une  de  ses  lon- 
gues études  :  celle  sur  Dante,  par  exemple,  ou  sur  l'Arioste,  ou 
sur  Parini,  qu'il  a  mieux  compris  que  tout  autre,  ou  son  livre  sur 
Pétrarque,  ou  les  pages  nombreuses  qu'il  a  consacrées  à  IJgo  Fos- 
colo,  à  Manzoni,  à  LeoparJi.  Prenons  un  fragment  de  Xllistoire 
littéraire  et  tâchons  de  suivre  l'auteur  d'aussi  près  que  possible 
en  hâtant  un  peu  son  allure  et  en  l'attendant  de  loin  en  loin,  parce 
qu'il  revenait  souvent  sur  ses  pas.  Nous  choisissons  le  chapitre  sur 
le  Tast-e,  parce  que  nous  écrivons  pour  des  lecteurs  à  qui  ce  poète 
est  familier,  grâce  à  M.  Victor  Ghcrbuliez  et  au  Prime  Vitale. 


IIL 


De  San3tis  remonte  au  concile  dj  Trente.  Jusque-là  les  poètes 
italiens  et  les  polémistes  protestans  avaient  chanté  sur  tous  les 
tons  la  corruption  de  la  cour  romaine.  Rome,  «  la  prostituée  »  de 
Dante,  la  «  Babylone  »  de  Pétrarque,  avait  été  assaillie  par  les 
luthériens  du  côté  des  mœurs  :  c'était  le  point  faible  et  l'attaque 
la  plus  propre  à  faire  impression  sur  la  foule.  Le  concile  brisa  cette 
arme  de  guerre  en  réformant  la  discipline  et  en  faisant  cesser  le 


652  REVUE    DBS   DEUX   MONDES. 

scandale;  le  vieux  Savonarole  eût  été  satisfait  peut-être,  mais  la 
réforme  allemande,  qu'on  espérait  arrêter  par  cet  accommodement, 
ne  se  rendit  pas.  Pour  les  hérétiques  de  Wittenberg,  comme  pour 
les  incrédules  italiens,  la  licence  morale  n'était  qu'un  prétexte; 
l'intelligence  adulte,  émancipée,  réclamait  la  liberté  d'examen.  Le 
concile  n'entendait  pas  de  ceite  oreille;  loin  de  pencher  vers  la 
démocratie,  il  renforçait  la  puissance  papale  aux  dépens  des  évê- 
ques  et  passait  de  l'état  aristocratique  au  gouvernement  absolu.  Il 
définit  toutes  les  questions  de  dogme  et  de  foi,  niant  la  compé- 
tence de  la  raison  et  de  la  conscience  individuelle.  C'est  ainsi  que 
la  scission  devint  définitive  et  que  l'Europe  chrétienne  fut  divisée 
en  deux  camps  :  d'un  côté  la  réforme,  de  l'autre  le  romanisme,  ou 
le  papisme.  La  réforme  aiborait  la  liberté  de  conscience  et  soute- 
nait la  compétence  de  la  raison  dans  l'interprétation  de  la  Bible  et 
dans  les  controverses  théologiques;  le  romanisme,  au  contraire, 
avait  pour  fondement  l'infaillible  autorité  de  l'église,  même  du 
pape,  et  l'obéissance  passive,  le  Credo  quia  absurdum. 

Tel  Tut  le  résultat  du  concile  de  Trente.  Avant  cette  rupture,  il 
existait,  en  Italie,  une  sorte  d'éclectisme  ;  la  philosophie  et  'a  théo- 
logie allaient  ensemble  sans  trop  savoir  comment,  à  peu  près 
comme  le  classicisme  et  le  christianisme,  et  les  plus  grandes  har- 
diesses se  faisaient  place  à  l'abri  d'une  clause  commode  :  salva  la 
fede.  C'était  comme  un  compromis  tacite  qui  permettait  au  monde 
d'aller  de  l'avant  tant  bien  que  mal,  sans  trop  de  secousses.  Main- 
tenant plus  d'équivoque  possible  :  les  deux  partis  savent  ce  qu'ils 
veulent  et  se  tiennent  l'un  en  face  de  l'autre  en  ennemis.  De  celte 
lutte  sort  la  conception  moderne  de  la  liberté.  Chez  les  anciens,  la 
liberté  était  la  participation  des  citoyens  au  gouvernement  ;  c'est 
aussi  le  sens  où  l'entend  Machiavel.  Chez  les  modernes,  à  côté  de 
cette  liberté  politique,  il  y  a  la  liberté  intellectuelle  :  celle  de  pen- 
ser, d'éciire,  de  parler,  de  se  réunir,  de  discute'",  d'avoir  une  opi- 
nion, de  m  répandre,  de  l'enseigner,  liberté  subbtantielle  de  l'indi- 
vidu, droit  naturel  de  l'homme,  indépendant  de  l'état  et  de  l'église. 
Le  propre  de  la  réforme  fut  donc  de  séculariser  la  reHgion.  La 
conception  opposée,  fondée  sur  l'omnipotence  de  l'église  ou  de 
l'état,  c'est  le  droit  divin,  la  théocratie,  le  césarisme,  l'absorption 
de  l'individu  dans  l'être  collectif,  de  quel  nom  qu'on  le  nomme,  ou 
église,  ou  état,  ou  pape  ou  empereur. 

Le  concile  des  Trente  eut  aussi  des  conséquences  politiques  :  le 
pape  et  le  roi  se  donnèrent  la  main,  consacrés,  soutenus  l'un  par 
l'autre,  tous  deux  inviolables,  indiscutables  :  de  Deo  parum,  de 
rege  nihil.  Mais  l'autorité  et  la  foi  ne  sauraient  être  imposées  ;  en 
Italie  surtout,  il  était  aussi  impossible  de  restaurer  la  croyance  que 
de  promulguer  les  bonnes  mœurs.  Tout  ce  qu'on  put  obtenir,  ce 


FRANCESCO   DE   SANCTIS.  653 

fut  l'hypocrisie,  c'est-à-dire  l'observance  des  formes  en  désaccord 
avec  la  conscience  (1).  On  érigea  en  règles  de  sagesse  la  dissimu- 
lation, la  fausseté  dans  le  langage,  dans  la  conduite  publique  et 
privée,  immoralité  profonde  qui  enlevait  toute  dignité  à  la  vie, 
toute  autorité  au  for  intérieur.  Les  classes  cultivées,  incrédules  et 
sceptiques,  se  résignèrent  à  cette  vie  en  masque  aussi  aisément 
qu'elles  s'étaient  accommodées  à  la  domination  des  étrangers. 
Quant  à  la  plèbe,  elle  végétait;  ce  fut  l'office  et  l'intérêt  des  supé- 
rieurs de  l'entretenir  dans  cette  stupidité  béate. 

Il  y  eut  des  résistances  individuelles ,  beaucoup  d'hommes  reli- 
gieux périrent  sur  le  bûcher,  beaucoup  d'autres  émigrèrent.  Mais  il 
n'y  eut  pas  de  lutte  générale  parce  qu'il  n'y  eut  pas  de  conscience, 
je  veux  dire  de  fortes  convictions  et  de  fortes  passions.  Les  autres 
nations  se  mettaient  alors  en  marche;  l'Italie  était  arrivée  au  bout 
du  chemin,  fatiguée  et  sceptique.  Elle  resta  papiste  avec  une  culture 
toute  païenne  et  antipapiste.  Son  romanisme  ne  fut  pas  l'effet  d'un 
renouvellement  religieux,  comme  celui  qu'essaya  d'opérer  le  frère 
Savonarole  ;  ce  fut  de  l'inertie  et  de  la  passivité  ;  il  manquait  la 
force  de  l'accepter  ou  de  le  combattre.  On  se  complut  dans  ces 
apparences  plus  châtiées,  plus  correctes  et  dans  la  nouvelle  splen- 
deur de  la  papauté  :  à  défaut  de  patrie,  on  se  fabriquait  un  pays 
catholique,  universel,  dont  le  centre  était  Rome.  Il  devint  à  la  mode 
de  prêcher  contre  les  hérétiques  et  de  célébrer  les  victoires, 
comme  celle  de  Lépante,  remportées  sur  le  Grand  Turc.  Le  pape  et 
l'Espagne  gouvernaient  sans  rencontrer  la  moindre  résistance;  mais 
ni  l'Espagne  ni  le  pape  ne  pouvaient  dire  :  «  L'Italie,  c'est  nous!  » 
Il  leur  manquait  ces  vaillantes  adhésions  qui  viennent  du  dedans  et 
qui  serrent  le  lien  national.  L'esprit  italien  obéissait  avec  inertie  et 
sans  mécontentement,  mais  restait  au  dehors  et  n'entrait  pas  chez 
les  maîtres.  Les  vieilles  idées  n'étaient  plus  em'jrassées  avec  une 
foi  sincère,  et  il  n'y  avait  pas  d'idées  nouvelles  pour  reconstituer 
la  conscience  et  fortifier  le  tempérament  des  Italiens  :  de  là  ce  con- 
sentement extérieur  et  superficiel,  cet  état  d'acquiescement  passif 
et  de  somnolence  morale.  De  là  aussi  l'étude  minutieuse  de  la 
forme,  la  stagnation  des  idées,  l'arrêt  de  tout  mouvement  philoso- 
phique et  spéculatif. 

Le  concile  de  Trente  avait  posé  les  colonnes  d'Hercule  :  c'était 
lui  qui  pensait  pour  tous.  La  science  devint  suspecte;  tout  au  plus 
fut- il  permis  de  platoniser.  On  laissa  de  côté  le  grand  problème 
de  la  destinée  humaine,  la  métaphysique,  la  poliiique,  la  morale, 
tout  ce  qui  remue  et  soulève  le  cerveau  du  penseur.  Il  ne  resta 

(1)  La  même  idée  est  ingénieusement  déreloppée  par  Scttembriai  dans  des  Lesioni 
di  letieralura  italiana  (vol.  ii,  p.  225). 


Q^h  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

que  l'étude  de  la  nature  dans  les  limites  établies  par  les  livres 
saints.  Et  on  se  rabattit  sur  la  grammaire,  le  style,  le  nombre,  la 
musique  des  mots  :  l'académie  de  la  Grusca. surgit  et  devint  le  coa- 
cile  de  Trente  de  la  langue. 

Ce  tribunal  proscrivit  les  dialectes,  déclara  que  le  toscan  seul 
était  de  l'iialien  et  traita  l'italien  comme  du  iaiio,  c'est-à-dire 
comme  une  langue  achevée  et  close  :  il  ne  restait  plus  qu'à  en 
dresser  l'inventaire.  Les  vocables  furent  partagés  en  deux  classes, 
les  purs  et  les  impurs,  les  élus  et  les  damnés.  C'est  ainsi  que  l'ita^ 
lien,  séparé  de  l'usage  vivant,  devint  uce  chose  morte.  Hors  de 
Pétrarque  et  de  Boccace  point  de  salut.  Le  choix  des  termes,  la 
mélodie  de  la  pbrasf^,  telle  fut  l'unique  préoccupation  des  têtes 
vides.  Ou  cite  un  prédicateur  qui  composait  ses  périodes  en  se  fai- 
sant accompagner  par  des  musiciens.  La  parole  acquit  une  per- 
sounalité,  fut  isolée  des  choses,  devint  par  elle-même,  non  par  ce 
qu'elle  exprimait,  belle  ou  laide, riche  ou  pauvre,  de  bonne  famille 
ou  de  basse  extraction.  Ou  recherchait,  non  le  mot  propre,  mais 
le  mot  orné;  on  n'appelait  pas  les  choses  par  leur  nom,  mais  on 
les  enveloppait  de  périphrases.  Ce  qu'on  voulait  avHut  tout,  c'était, 
—  Sperone  Speroni  l'avoue,  —  ogni  cosa  con  altrui  voce  adornare^ 
c'est-à-dire  parer  le  geai  des  plumes  du  paon.  L'attention,  touie 
en  dehors,  ne  se  portait  que  sur  la  surface;  la  littéral ure  devint 
artiHcielle,  mécanique  et  n'eut  d'autre  idéal  que  la  régularité,  la 
correction.  En  ce  temps-là  (dès  la  seconde  moitié  du  xvi'^  siècle),, 
on  ne  demandait  à  la  tragédie  et  à  la  comédie  que  de  se  conformer 
aux  règles.  Une  seule  chose,  au  dire  de  Speroni,  manquait  à  l'Ita- 
lie, le  genre  héroïque;  ce  grammairien  perdit  son  temps  à  le  cher- 
cher dans  Pétrarque  :  il  restait  donc,  après  le  poète  intpeccable, 
infaillible,  quelque  chose  à  découvrir.  Un  problème  se  posa  dès  lors 
impérieusement  :  trouver  l'héroïque.  «  En  ce  temps-là,  l'Angle- 
terre avait  son  Shakspeare,  Rabelais  et  Montaigne,  pleins  de  rémi- 
niscences italiennes,  préludaient  au  grand  siècle;  Cervantes  écri- 
vait sou  Don  Quichotte  et  Cauioëns  ses  Lusiades.  Et  nos  critiques 
écrivaient  les  avertissemens  grammaticaux  et  les  dialogues  sur 
l'amour  platonique,  sur  la  rhétorique,  sur  la  vie  active  et  contem- 
plative; ils  cherchaient  l'héroïque  et  ne  le  trouvaient  pas.   » 

INous  avons  traduit  littéralement  ces  dernières  phrases  pour 
montrer  le  côté  faible  de  De  Sauctis.  Il  manque  un  p-  u  de  rigueur 
et  de  précision,  voit  trop  en  bloc,  brouille  les  dates.  «  Eu  ce 
leinps-là,  •»  nous  dit-il;  de  quel  temps  veut-il  parler?  Prenons  une 
année,  1575;  à  ce  moment,  la  Jérusalem  du  Tasse  était  achevée  ; 
donc  les  Italiens  avaient  déjà  trouvé  l'héroïque  Lesi  Lusiades 
n'avaient  paru  que  trois  ans  plus  tôt,  en  1572.  VAraucanie 
d'Ercilla  ne  devait  commencer  à  paraître  que  deux  ans  plus,  tard, 


FRANCESCO    DE    SA^CTIS.  Q^h 

«n  1577.  Shakspeare  n'avait  que  onze  ans  en  1575  et  ne  devait 
s'illustrer  qu'à  la  fin  du  siècle.  Cervantes  ne  songeait  pas'encoreà 
.écrire  ;  en  1575,  le  26  septembre,  il  fut  capturé  par  les  corsaires  et 
«  conduit^en  Alger.  »  La  première  pariie  de  Bon  Quichotte  ne  vint 
-au  monde  qu'en  1605.  La  preniière  édition  des  Essais  de  Mon- 
taigne est  de  1580.  Eufin  la  Crusca,  si  malmenée  par  De  Sanctis, 
qui  lui  attribue  tout  le  mal,  ne  fut  constituée  en  académie  qu'en 
1Â82  ;  son  autorité,  bonne  ou  mauvaise,  est  postérieure  à  cette 
date.  11  faut  bien  être  un  peu  myo|)e  avec  les  presbytes;  on  nous 
pardonnera  donc  d'avoir  regardé  les  choses  de  si  près. 

Cependant,  si  De  Sanclis  pèche,  dans  les  détails,  les  grandes  lignes 
sont  justes,  et  il  n'est  pas  superflu  de  remonter  jusqu'au  concile 
de  Trente  pour  comprendre  le  Tasse  et  ^à  Jérusalem.  Ce  poème 
tomba  donc  dans  un  monde,  non  plus  poétique,  mais  critique.  Le 
sentiment  de  l'art  était  épuisé;  la  spontanéité,  l'inspiration,  com- 
primées et  dévoyées  par  le  raisonnement.  L'Arioste  avait  écrit 
sous  la  dictée  de  son  cœur  sans  s'inquiéter  d'autre  chose; le  Tasse, 
coin  me  Dante,  critique  avant  d'être  poète,  avait  toute  une  école  en 
face  de  lui.  Il  n'eut  point  affaire,  comme  l'Arioste,  à  son  sujet 
seul,  mais  dut  se  préoccuper  d'Horace  et  d'Aristote,  de  Virgile  et 
d'Homère  ;  à  dix-huit  ans,  il  passait  déjà  pour  une  merveille  d'érudi- 
tion. Il  écrivit  son  Rinaldo,  et,  comme  il  avait  d^^m^Xç,  simplex oX 
Vurium,  il  visait  à  la  simplicité  de  la  composition,  à  l'unité  de  l'ac- 
tion et  en  demandait  pardon  au  public.  Mais  le  public,  habitué  aux 
larges  otmagnifiiiues  proportions  du  noland  et  de  YAmadis,  trouva 
la  chère  un  peu  maigre  et  fit  la  grim.ice.  Le  Tasse  alors  laissa  de 
côté  le  poème  chevaleresque  ou,  comrne  on  dirait,  le  roman  et  vou- 
lut donner  à  l'Italie  ce  poème  héioïque  que  tout  le  monde  cher- 
chait. Il  avait  trois  ou  quatre  sujets  en  vue  et  remit  le  choi.ç  au  duc 
Alphonse,  son  mécène;  enfin  il  commença  la  Jérusalem.  Ce  qu'il 
voulait  faire,  c'était  un  poèuve  «  régidier,  »  selon  les  règles.  Le 
sujet  répondait  à  l'esprit  du  teit)ps  par  son  caractère  religieux  et 
cosmopolite;  on  y  pouvait  intro  luire  sans  effort  un  héros  de  la 
maison  d'Esté  et  faire  ainsi,  connue  l'Arioste,  la  cour  au  duc.  îLe 
Tasse  s'imposa  un  souci  infini  desproporiious  et  des  distances  pour 
conserver  le  simplex  et  VuNum.  dl  s'inquiéta  beaucoup  du  vrai- 
semblable, imagina  une  action  sérieuse. autour  de  laquelle  tout  pût 
converger  et  fit  du  pieux  Godefroi  un  protagoniste  eifectif,  un  vrai 
chef  et  roi  à  la  mode  moderne.  Il  supprima  les  chevaliers  errans 
et  tira  l'intérêt,  non  de  l'esprit  d'averiture,  mais  de  l'inlluence 
céleste  et  infernale,  Jiomériqueajent.  11  humanisa  le  surnaturel  en 
le  rendant  explicable  et  presque  allégorique,  comme  une  simple 
«  extériorité  »  des  instincts  et  des  passions.  11  ennoblit  les  carac- 
tères, supprimant  le  vulgaire,  le  grotesque  et  le  comique,  et  son- 


656  RETCE   DES   DEUX   MONDES, 

nant  le  clairon  du  premier  au  dernier  vers.  Il  diminua  de  beaucoup 
la  part  du  hasard  et  de  la  force  brutale  pour  augmenter  d'autant 
celle  du  génie,  de  la  force  morale  et  du  savoir,  notamment  dans 
les  duels  et  dans  les  batailles.  Il  eut  en  vue  de  donner  à  son  récit 
une  apparence  d'histoire  et  de  réalité.  En  un  mot,  un  poème  sérieu- 
sement héroïque,  animé  de  l'esprit  religieux,  possiblement  histo- 
rique et  ramené  au  plus  près  de  la  vérité  ou  de  la  vraisemblance, 
un  poème  offrant  un  élément  merveilleux  naturellement  explicable, 
et  tant  de  cohérence,  de  simplicité  dans  la  composition  qu'il  appro- 
chât de  la  perfection  logique  :  tel  fut  l'idéal  classique  longuement 
prémédité  par  le  poète,  laborieusement  remanié  au  gré  des  censeurs 
et  vigoureusement  défendu  contre  ses  adversaires  dans  des  écrits  où 
il  montra  qu'il  en  savait  plus  qu'eux. 

Le  poème  fut  reçu  comme  il  avait  été  conçu.  On  le  lut  d'abord 
par  bouchées,  et,  quand  il  parut  tout  entier  dans  une  édition  incor- 
recte, à  l'insu  du  pauvre  Tasse,  un  essaim  de  guêpes  se  souleva. 
Les  critiques  jugèrent  l'auteur  d'après  ses  intentions,  le  mesurèrent 
à  son  compas,  le  combattirent  avec  ses  armes.  Si  vous  vouliez  faire 
un  poème  religieux,  il  eût  fallu  nous  le  donner  tel  qu'il  pût  être 
mis  dans  les  mains  des  nonnes.  Quel  scandale  que  ces  amours 
décrites  avec  tant  de  volupté!  La  composition  est  défectueuse; 
Olinde  et  Sophronie  ne  sont  qu'un  hors  d'œuvre;  l'action  sérieuse 
et  vraie  ne  comprend  qu'un  petit  nombre  de  chants  ;  tout  le  reste 
en  est  détaché;  c'est  une  débandade  d'aventures  et  d'épisodes.  La 
diction  est  artificielle  et  prétentieuse,  la  langue  impure  et  im- 
propre, etc.  L'académie  de  la  Crusca  lança  des  foudres.  Le  pauvre 
Tasse  en  devint  malade  et  traita  ses  critiques  comme  des  ennemis. 
A  la  vérité,  son  principal  ennemi  était  lui-même.  Il  se  défendait, 
mais  avec  une  mauvaise  conscience,  parce  qu'il  professait,  au  fond, 
les  mêmes  principes  et,  par  conséquent,  devait  avoir  tort  à  ses 
propres  yeux.  Aussi  eut-il  la  malheureuse  idée  de  refaire  son 
poème.  Après  la  Jérusalem  délivrée  naquit  la  Jérusalem  conquise, 
hélas!,, 

La  poétique  du  Tasse  est,  dans  ses  bases  essentielles,  conforme 
à  celle  de  Dante.  Pour  lui,  le  but  de  la  poésie  est  littéralement  la 
vérité  confite  en  doux  vers  {il  vero  condito  in  molli  versi),  comme 
elle  était  pour  Dante  la  vérité  cachée  sous  le  langage  orné  de  la 
fable.  L'idée  religieuse  est  aussi  la  même  :  la  lutte  de  la  passion 
contre  la  raison.  La  passion  et  la  raison  sont  chez  Dante  l'enfer  et 
le  paradis  ;  chez  le  Tasse,  Dieu  et  le  diable  avec  leurs  agens  terres- 
tres. L'intrigue  est  entièrement  fondée  sur  cet  antagonisme,  devenu 
le  lieu-commun  des  poètes  italiens.  Homère  chante  la  colère 
d'Achille,  c'est-à-dire  non  la  raison,  mais  la  passion  où  la  vie  se 
manifeste  énergiquement.  Ses  divinités  sont  des  êtres  passionnés; 


FRANCESCO   DE  SANCTIS.  657 

Jupiter  lui-même  n'est  pas  la  raison,  c'est  le  destin,  la  nécessité 
des  choses.  Virgile  se  rapproche  de  l'idée  chrétienne  en  arrachant 
le  pieux  Énée  aux  bras  de  Didon,  et  pourtant,  au  point  de  vue 
poétique,  ce  qui  excite  le  plus  haut  intérêt,  ce  n'est  pas  l'homme 
vertueux,  c'est  la  femme  abandonnée.  Dans  la  légende  chrétienne, 
le  paradis  perdu  et  le  péché  d'Adam  sont  des  sujets  épiques  oix  la 
vie  éclate  dans  la  violence  de  ses  forces  et  de  ses  instincts.  Dans  la 
passion  et  la  mort  du  Christ,  l'intérêt  atteint  le  plus  haut  effet  tra- 
gique, parce  que  c'est  le  martyre  de  la  vérité.  Chez  Dante,  cette 
idée  produit  l'abstraction  du  paradis  et  l'mtrusion  de  l'allégorie, 
comme  chez  le  Tasse  elle  produit  l'abstraction  de  Godefroi.  On 
confondait  la  vérité  poétique  avec  la  vérité  philosophique  ou  théo- 
logique. L'Arioste  s'en  tira  fort  bien  parce  qu'il  chantait  la  folie  de 
Roland,  et,  quand  venait  le  tour  de  la  raison,  Astolphe  allait  gaî- 
ment  la  repêcher  dans  la  lune.  Le  Tasse  prend  l'idée  au  sérieux 
et,  visant  à  la  perfection  mentale,  il  n'aboutit  qu'à  la  malheureuse 
construction  de  la  femme  céleste  et  de  Godefroi  de  Bouillon. 

Le  poète  ne  se  trompe  pas  moins  dans  la  conception  de  la  vie 
épique.  Il  n'y  cherche  que  l'histoire,  la  vraisemblance  et  la  cohé- 
sion avec  une  certaine  dignité  égale  et  soutenue,  et  son  œil  ne  va 
pas  plus  avant,  ne  plonge  pas  plus  profond;  il  ne  voit  que  la  sur- 
face et  la  charpente.  Il  fut  poète  cependant,  comme  Dante,  et  il 
eut  une  véritable  inspiration,  ^é  à  Naples,  élevé  aux  jésuites,  puis 
à  Rome,  il  était  un  croyant  sincère  et  en  même  temps  un  esprit 
fantasque,  chevaleresque,  sentimental,  profondément  imbu  de 
cuhure  italienne.  Deux  hommes  combattaient  en  lui,  le  païen  et  le 
catholique,  deux  influences  opposées  :  celle  de  l'Arioste  et  celle  du 
concile  de  Trente.  Orphelin  de  bonne  heure  et  luttant  contre  les 
nécess'tés  de  la  vie,  il  n'oublia  jamais  qu'il  était  gentilhomme  et 
resta  libre,  honnête,  dans  les  bassesses  et  les  vices  d'une  cour.  II 
n'était  pas  sans  rapport  avec  Pétrarque.  Tous  deux  poètes  de  tran- 
sition, illustres  malades,  sentant  en  eux  deux  mondes  en  lutte  qu'ils 
ne  pouvaient  accorder.  Tous  deux  mélancoliques,  mais  la  mélan- 
colie du  Tasse  est  plus  intime,  le  déchirement  en  lui  n'est  pas  à 
fleur  d'imagination,  mais  au  profond  du  cœur.  Sensitif,  impres- 
sionnable, tendre,  larmoyant,  il  prend  au  sérieux  toutes  ses  idées 
et  y  conforme  tout  son  être.  Enthousiaste  jusqu'à  l'hallucination, 
il  perd  la  mesure  du  réel  et  plane  au  large  dans  le  monde  de  son 
intelligence,  où  le  soutient  au-dessus  de  l'humanité,  l'élévation, 
l'honnêteté  de  son  âme.  Il  lui  manque  ce  don  de  flairer  les  hommes, 
ce  sens  pratique  dont  les  esprits  médiocres  sont  pourvus  si  abon- 
damment. Son  imagination,  toujours  en  travail,  transforme  et  colore 
la  vie,  non-seulement  aux  yeux  du  poète,  mais  encore  aux  yeux  de 

TOME  LXII.   —  1884  42 


658  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

l'homme.  Placez-le  maintenant  dans  une  oour  italienne  de  ce  temps-là 
et  vous  pressen.tirez  la  tragédie.  A  i'obandon,  à  la  confiance, , à 
l'expansion  de  la  prenjière  jeunesse  succède  tout  le  cortège  des 
désenchantemens;  la  mélaDColie  concentrée,  ombrageuse,  l'humeur 
noire  et  l'hallucination  :  état  oscillant  entre  la  santé  et  la  tolie  et 
qui  put  faire  croire,  Jion-seulement  aux  autres,  mais  à  lui-même 
qu'il  n'avait  pas  tout  son  bon  sens.  Au  lieu  de  médecins  et  de  médi- 
camems,  il  lui  eût  lallu  quelque  retrait-e  tranquille,  avec  ses  livres 
et. près  de  lui  une  mère  ou  une  sœur  ou  des  amis  rendus  intelligens 
par  raiïection.  Au  lieu  de  cela,  il  eut  la  prison  et -la  stérile  compas- 
sion des  hommes.  Une  fois  libre,  il  trouva  une  sœur  (1)  et  un  ami 
qui  purent  soulager,  mais  non  guérir  une  imagination  depuis  si 
longtemps  malade.  Et  quand  il  obtint  un  premier  sourire  de  la  for- 
tune, le  jour  de  son  com'onnement  fut  le  jour  de  sa  mort. 

Regardez  en  face  Pétrarque  et  le  Tasse  :  ils  ont  tous  deux  l'air 
absorbé,  distrait,  les  yeux  jetés  dans  l'espace  et  sans  regard,  parce 
que  toute  leur  attention  se  replie  en  dedans.  Mais  Pétrarque  a  le 
visage  idyllique  et  reposé  d'un  homme  qui  a  déjà  pensé  et  qui  est 
satisfait  de  sa  pensée  ;  le  Tasse  a  la  figure  éléj^iaque  et  trouble  d'un 
homme  qui  cherche  et  ne  trouve  pas.  Ni  dans  l'un  ni  dans  l'autre, 
vous  ne  voyez  les  traits  ènergiquement  accentués  du  profil  de 
Dante. 

Il  manque  au  Tasse,  comme  à  Pétrarque,  la  force  avec  son  calme 
olympien  et  sa  volonté  résolue.  Son  caractère  est  lyrique,  non 
héroïqiie  ;  c'est  une  nature  subjective,  créant  d'elle-même  son  uni- 
vers. S'il  fût  né  dans  le  moyen  âge,  il  eût  été  un  saint.  Mais  comme 
il  est  venu  au  monde  en  un  temps  de  scepticisme  hypocrite  et  de 
«  culture  contradictoire,  »  il  vit  entre  des  scrupules  et  des  doutes 
et  ne  sait  définir  lui-même  s'il  est  un  catholique  ou  un  liérétique  : 
plus  cruel  inquisiteur  de  sa  propre  conscience  que  ne  le  fut  le  tri- 
bunal de  l'inquisition.  Il  avait  débuté  avec  son  Rinaldo  bien  près 
de  l'Arioste,  et  il  ne  crut  pas  s'en  être  a.-v&ez  éloigné  avec  sa  Jêru- 
saletn  délivrée.  Des  scrupules  critiques  et  religieux  le  conduisirent 
à  la  Jérusalem  conquise,  qu'il  appelait  la  vraie  Jérusalem,  la  Jéru- 
salem céleste.  Et  il  n'estima  pas  que  ce  fût  encore  assez  :  il  écrivit 
les  Sept  Journées  die  la  création. 

S'il  y  eût  eu  en  Italie  un  mouvement  sérieux  de  renaissance  chré- 
tienne, la.  Jérusalem  eût  été  le  poème  de  ce  nouveau  monde  animé 
de  l'espiïit  que  vous  sentez  dans  la  Messiade  et  dans  le  Paradis 

(1)  Encore  une  petite  inexactitude  du  critifiue.  Le  Tasse  s'était  réfugié  auprès  de  sa 
sœur  en  1577  et  ne  fut  incarcéré  qu'en  1579;  il  avait  donc  pu  se  calmer  auprès  d'elle 
avant  de  s.aigrir  à  i  hôpital  de  Suinte-Anne.  Cesont  des  mioaties,  mais  qui  reuTcr- 
sfiut  les  conjiictures  dea  esprits  ii'génieux. 


FEAJtCESCO    DE    SANGTIS.  660 

perdu.  Mais  le  mouvement  était  superficiel  et  formel,  produit  par 
des  senlidiens  et  des  intérêts  politiques  plutôt  que  par  de  sincères 
convictions.  Tel  il  se  montre  dans  le  poème  du  Tasse.  G'e^t  l'œuvre 
d'un  homme  qui  n'était  pas  un  penseur  original  et  ne  jetait  pas  un 
libre  regard  sur  les  problèmes  de  la  vie.  Il  fut  un  érudit,  non  un 
philosophe  ;  son  «  monde  religieux  »  a  des  lignes,  des  limites  fixes 
et  déjà  trouvées,  non  tracées  par  son  propre  entendement.  Sa  cri- 
tique et  sa  philosophie  sont  choses  apprises,  bien  entendues,  bien 
exposéeSj  exprimées  avec  une  dialectique  et  une  termino'ogie  per- 
sonnelles ;  on  n'y  trouve  rien  qui  soit  scruté  jusqu'à  la  base,  rien  où 
l'homme  ait  consumé  une  partie  de  son  cerveau.  11  ignorait  Copernic 
et  demeurait,  étranger  à  tout  ce  grand  mouvement  d'idées  qui  renou- 
velait alors  la  face  de  l'Europe  et  qui  berçait  les  plus  nobles  esprits 
d'Italie  en  de  périlleuses  méditations.  Devant  son  esprit  se  dres- 
saient certaines  colonnes  d'Hercule  qui  lui  barraient  le  passage  et 
quand  involontairement  il  portait  son  regard  au-delà,  il  s'arrêtait 
comme  atterré  et  se  confessait  au  }>ère  inquisiteur,  comnie  s  il  eût 
goûté  du  fruit  défendu.  Sa  religion  est  un  fait  «  extérieur  à  son 
esprit,  »  un  assemblage  de  doctrines  à  croire  et  à  ne  point  examiner. 
Sa  culture  littéraire  et  philosophique  est  indépendante  de  toute 
influence  religieuss.  Sa  conduite  montre  une  loyauté,  une  fieité  de 
gentilhomme  rappelant  des  types  chevaleresques  bien  plutôt  qu'é- 
vangéliques.  Sa  vie  offre  une  poésie  victime  de  la  réalité,  vie  idéale 
dans  l'amour,  dans  la  religion,  daos  la  science,  dans  l'action  :  «  un 
long  martyre  couronné  d'une  mort  précoce.  »  Il  fut  une  des  plus 
nobles  incarnations  du  génie  italim,  une  haute  matière  de  poésie 
attendant  celui  qui  la  tirera  du  marbre  où  Goethe  l'a  enlermée  et 
qui  refera  de  la  statue  un  homme  vivant. 

Qu'est-ce  donc  que  la  religion  dans  la  Jérusalem  ?  Une  religion 
italienne  :  dogmatique,  historique  et  forraelie;  il  y  a  la  lettre,  il  n'y 
a  pas  l'esprit.  Ses  chrétiens  croient,  se  confessent,  prieM,  font  des 
processions  :  ceci  est  le  vernis;  où  est  le  fond?  C'est  un  monde 
chevaleresque,  fantastique,  romanesque  et  voluptueux  «  qui  va  à 
la  messe  et  lait  le  signe  de  la  croix.  »  La  religion  est  l'accessoire 
de  la  vie,  ce  n'en  est  pas  le  fond,  comme  chez  Milton  ou  Rlopstock. 
Ici  l'idéal,  comme  depuis  Boccace,  flotte  encore  entre  le  faiitaslique 
et  l'idylliqne;  il  ne  s'y  ajoute  qu'une  apparence  de  sérieux,  de 
réaliié  et  de  religion.  —  Le  type  du  héros  chrétien  est  Godefroi, 
caractère  abstrait,  rigide,  extérieur  et  tout  d'une  pièce.  Ce  qu'il  y 
a  chez  lui  de  pliis  intime  est  un  son^^e,  imitation  païenne,  réminis- 
cence du  songe  de  Scipion.  Tout  l'intérêt  poétique  est  accaj)aré  par 
Armide'.  La  raison,  plus  païi^nne  que  chrétienne,  montre  ([u'elle  a 
fréquenté  Séiièque  et  Virgile  beaucoup  plus  que  les  auteurs  sacrés. 
La  morale  vise  moins  au  paradis  qu'à  la  gloire.  La  raison  parle  et 


660  REYDE   J>iiA    D£UX   MONDES. 

Armide  agit  entourée  d'artifices  et  de  séductions.  Ici  l'auteur  se 
trouve  sur  son  terrain  et  se  plonge  dans  des  fantaisies  «  ariostes- 
ques,  »  profanes,  idylliques,  qu'il  s'imagine  transformer  en  poésie 
religieuse  parce  qu'il  accroche  au  bout  la  verge  d'or  et  la  rhétorique 
d'Ubald.  Renaud,  le  converti,  n'a  pas  «  une  personnaUlé  claire;  » 
ce  qu'il  est  et  ce  qu'il  devient  ne  se  développe  pas  dans  sa  con- 
science et  n'a  pas  l'air  d'être  son  ^ouvrage  ;  c'est  le  produit  d'in- 
11  uences  maléfiques  et  bienfaisantes  qui  se  le  disputent  avec  achar- 
nement. Le  drame  est  tout  extérieur  et  demeure  bien  au-dessous 
de  la  confession  de  Dante  pénétrée  de  l'esprit  religieux.  Quant  au 
reste,  Renaud  est  une  réduction  du  Roland  de  l'Arioste,  comme 
Argant  est  un  Rodomont  poussé  au  noir.  —  Le  Tasse  voulait  faire 
un  poème  sérieux,  mais  ce  sérieux  est  négatif  et  mécanique  :  il  se 
borne  à  supprimer  l'élément  plébéien  et  grotesque  et  à  simplifier  la 
fabulation.  Le  poète  ne  sait  sortir  de  lui-même,  n'a  pas  le  divin 
oubli  de  l'Arioste,  n'atteint  pas  l'histoire  dans  son  esprit  et  dans  sa 
vie  intérieure,  en  atteint  à  peine  l'aspect  matériel  et  superficiel.  Ce 
qui  vit  au-dessous,  c'est  lui-même  :  il  cherche  l'épique  et  trouve  le 
lyrique  ;  il  cherche  le  vrai,  le  réel  et  produit  le  fantastique,  il  cherche 
l'histoire  et  ne  donne  que  son  cœur.  Sur  un  fond  romanesque  il 
construit  un  nouveau  monde  poétique  :  c'est  là  sa  création  ;  c'est  là 
que  ses  grandes  qualités  sont  à  l'aise.  C'est  un  monde  lyrique,  sub- 
jectif et  musical,  reflet  de  son  âme  a  pétrarquesque,  »  et,  pour  tout 
dire  en  un  mot,  c'est  un  monde  sentimental. 

Le  sentiment  idyllique,  élégiaque  s'était  développé  dès  l'aube  de 
■a  renaissance,  chez  Politien,  chez  Pontano,  puis  s'était  noyé  dans 
l'inondation  des  romans,  des  nouvelles  et  des  comédies.  L'idylle 
était  le  repos  d'une  société  fatiguée  qui,  manquant  de  sérieux  dans 
la  vie  privée  et  publique,  se  réfugiait  aux  champs,  comme  les  indi- 
vidus dans  les  cloîtres.  Survinrent  les  agitations  et  les  désordres  de 
l'invasion  étrangère,  et  quand  le  résultat  de  la  lutte  fut  une  Italie 
papale  et  espagnole,  quand  fut  perdue  toute  liberté  de  pensée  et 
d'action  et  que  la  vie  n'eut  plus  aucun  but  élevé,  l'idylle  reparut 
avec  plus  de  force  et  devint  l'expression  la  plus  accentuée  de  la 
décadence  italienne.  Parmi  tant  de  formes  purement  littéraires,  c'est 
l'idylle  seule  qui  vécut  réellement. 

L'idylle  italienne  n'est  pas  de  l'imitation,  c'est  une  création  ori- 
ginale de  l'esprit.  Déjà,  dans  Pétrarque,  elle  s'est  annoncée  telle 
qu'elle  s'affirme  dans  le  Tasse,  une  rêverie  douce  entre  les  mille 
bruits  de  la  nature.  L'âme,  recueillie  en  soi,  est  mélancolique  et 
disposée  à  la  tendresse  ;  la  nature  devient  musicale,  acquiert  de  la 
sensibilité,  répand  avec  ses  images  des  murmures  qui  sont  des  voix 
de  la  vie  intérieure.  Ce  qui  prévaut  dans  l'homme,  c'est  le  côté 
féminin  :  la  grâce,  la  douceur,  la  pitié,  la  tendresse,  la  volupté,  les 


FRANCESCO    DE   SANCTIS.  661 

larmes.  Les  peuples,  comme  les  individus,  sur  la  pente  de  leur 
décadence,  deviennent  nerveux,  vaporeux,  larmoyans.  Le  sentiment 
ne  vient  pas  des  choses,  ce  qui  est  le  propre  de  la  santé,  il  vient 
de  l'âme  trop  sensitive.  On  a  perdu  la  force  épique  d'atteindre  la 
réalité  en  elle-même,  et  cette  vie  féminine  est  une  effusion  de  chi- 
mères douces  ;  le  sentimental  est  essentiellement  lyrique  et  sub- 
jectif. Là  est  le  faible  et  le  fort  du  Tasse.  La  nature  avait  fait  de  lui 
un  poète,  le  poète  inconscient  d'un  monde  tout  intérieur,  tout  esprit 
et  musique,  une  imagination  émue,  plaintive,  soupirante,  qui  va  droit 
au  cœur.  Dans  la  forme  de  l'Arioste  il  y  a  une  vertu  expansive  qui 
reste  supérieure  à  l'émotion  et  cherche  son  repos  dans  l'ensemble 
et  dans  le  détail  :  qualité  de  la  force.  Dans  la  forme  du  Tasse  il  y 
a  l'impressionnabilitô  qui  trouble  l'équilibre  et  la  sérénité  de  l'intel- 
ligence et  la  retient  dans  son  émotion;  l'image  se  liquéfie  et  devient 
un  je  ne  sais  quoi, 

Un  non  so  che  di  flebile  e  3oave,.. 

E  un  non  so  che  confuso  instilla  al  core 

Di  pietà,  di  spavento  e  di  dolore... 

Ce  «  je  ne  sais  quoi  »  montre  une  imagination  qui  se  noie,  engloutie 
par  la  sensibilité. 

La  note  élégiaque  prévaut  toujours,  même  dans  les  récits  de 
batailles.  Les  héros  sont  indécis,  indistincts,  abstraits  pour  la  plu- 
part ;  leurs  mouvemens  sont  indiqués  à  l'oreille  plutôt  qu'aux  yeux, 
par  un  fracas  d'épiihètes  : 


Soperbi,  formid&bili,  feroei; 

la  religion  timide  n'est  qu'une  machine,  les  anges  sont  des  lieux- 
communs,  le  Pluton,  amené  là  comme  divinité  infernale,  parle  en 
rhéteur.  Les  personnages  ne  deviennent  intéressans  que  par  l'atten- 
drissement lyrique  (la  mort  de  Clorinde,  les  derniers  mots  de  Sophro- 
nie,  etc.).  Même  les  guerriers,  les  paladins  n'attirent  que  par  la 
féminité  de  leur  nature,  dans  le  sens  le  plus  élevé  du  mot  :  telle 
est  la  sjmpathique,  immortelle  figure  de  Tancrède. 

De  Sanctis  retourne  cette  idée  en  tous  sens,  montre  l'idylle  dans 
l'épisode  d'Herminie,  partout  enfin,  la  poésie  du  sentiment  et 
aussi  du  plaisir;  Armide  au  sommet,  l'héroïne  du  Tasse,  la  magi- 
cienne amoureuse  qui  devient  femme  et  met  sa  magie  au  service  de 
son  amour,  u  C'est  le  surnaturel  dompté  et  dissipé  par  les  lois  plus 
fortes  de  la  nature.  »  Le  cœur  bat  et  la  sorcellerie  s'évapore  ;  la 
séductrice  une  fois  séduite  n'est  plus  qu'une  simple  créature  sauvée 


302  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

de  Teûfer  par  sa  faiblesse  même  et  réhabilitée  par  la  sincérité  de 
sa  passion  :  elle  aime  et  on  lui  pardonne.  Convertie  par  l'amour, 
elle  se  donne  à  son  amant  avec  une  parole  évan^élique  : 

Ecco  l'ajnxiiUa  tua. 


Ce  «l'onde  du  sentiment  est  aussi  (par  malheur)  le  monde  du  bel 
esprit.  Le  Tasse,  comme  Pétrarque,  est  moins  dispo-^é  à  renouveler 
un  ancien  répertoire  qu'à  l'habiller  à  neuf.  Très  érudit,  plein  d^ 
réminiscences,  il  voit  le  monde  à  travers  les  hvres,  «  travaille  sur 
du  travail  déjà  fait,  raffine,  aiguise  des  images  et  des  concetti  :  w 
c'est  ce  qu'il  appelle  :  «  le  parler  d'sjoint,  »  un  ouvrage  de  mar- 
queterie, comme  l'a  trè-^  bien  vu  Galilée.  Cherchant  l'ellet  non  dans 
l'ensemble,  mais  dans  les  parti^-s,  et  donnant  au  plus  petit  membre 
de  phrase  une  valeur  personnelle,  il  casse  les  jointures,  disloque  la 
période  et  lance  des  idées  ou  des  traits  qui  vont  deux  à  deux,  se 
relevant  l'un  l'autre  ;  il  en  résulte  une  série  ininterrompue  d'anti- 
thèses, une  harmonie  produite  par  des  objets  semblables  ou  dis- 
semblables qui  se  font  vis-à-vis  : 


Molto  egli  oprô  col  seano  e  colla  mano, 
Molto  soffii  ne!  gioiioso  acquisto  : 
E  invan  l'inferno  a  lui  s'oppose,  e  invano, 
S'arme  d'Asia  e  di  Libia  il  popol  miâio... 


Ce  molto  et  cet  invano  «  sont  le  refrain  d'uns  cantilène  enfermée 
en  elle-même  et  épuisée  dans  l'expression  d'un  rapport  entre  deux 
objets.  »  Naturellement,  quand  on  cherche  l'effet  dans  ce  rapport, 
on  y  prend  plus  d'intérêt  qu'il  ne  convient  à  un  poète  et  l'on  arrive 
au  raffinement,  à  la  préciosité  :  u  0  yeux  sans  pitié  conitne  la  main  : 
elle  fait  les  plaies,  vous  les  regardez!  »  Et  ailleurs  :  «  Ou  dirait 
qu'il  porte  la  terreur  dans  les  yeux,  et  dans  les  mains  la  mort;  » 
ou  encore  :  «  0  pierre  (sépulcrale)  qui  as  au-dessous  de  toi  nies 
flammes  et  au-dessus  mes  larmes.  »  C'est  Tancrède  qui  se  plaint 
ainsi.  Araiide  elle-même,  dans  le  désespoir  du  suicide,  adresse  à 
ses  armes  un  petit  discours  ingénieux  qui  se  termine  ainsi  : 


Sani  piaga  di  stral  piaga  d'amore, 
E  sia  la  morte  mediciaa  al  core. 


a  Qu'une  plaie  de  flèche  guérisse  la  plaie  d'amour  et  que  la  mort 
soit  une  médecine  au  cœur.  »  C'est  là  ce  qu'on  a  app-îlô  le  clinquant 
du  Tasse  :  une  forme  artificieuse  de  représentation  où  l'intérêt  n'est 


FRAÎfCESCO  Dï   SAWCTIS.  663 

pas  dans  la  chose,  mais  dans  la  manière  de  la  regarder.  L'artiste 
devient  Tjn  virtuose  qui  tient  à  montrer  ses  petits  talens,  l'élément 
musical  se  développe  et  domine  :  c'est  une  emphase  sonore,  avec 
certaines  pauses,  certains  trilles,  certaines  reprises,  et  des -éclats  de 
voix  ;  cela  ne  se  récite  pas,  cela  se  dédame.  Il  y  a  du  commence- 
ment à  la  fin  un  Ar^ma  virumque  cano,  un  accent  guindé,  tendu, 
comme  ctlui  d'un  homme  qui  serait  dans  un  état  chronique  d'exal- 
tation, partant  un  choix  de  mots  ronflans,  une  bourre  d'épithètes  et 
d'adverbes,  une  noMesse  conventionnelle  d'expression,  une  pauvreté 
de  mots,  de  phrases,  de  tours  :  enfin  le  langage  de  la  rhétorique. 
Il  s'agit  de  s'en  tenir  aux  généralités,  de  raviver  les  lieux-communs 
avec  un  échaniïement  factice,  une  détonanon  d'apostrophes,  d'épi- 
phonèmes,  d'hypotyposes,  d'interrogations  et  d'exclamations,  ce 
qui  arrive  surtout  <juand  le  virtuose  veut  exprimer  avec  force  des 
mouvemens  passionnés,  comme  les  chagrins  de  Tancrède  et  les 
fureurs  d'Armide.  Telle  est  la  manière  du  Tasse;  il  y  pénètre  tou- 
tefois le  soiiflle  puissant  du  sentiment  vrai  qui  lui  arrache  des  accens 
pleins  de  simplicité  dans  leur  énergie.  Le  virtuose  s'aublie,  le 
poète  reste,  éloquent  parce  qu'il  est  isincère,  touchant  parce  qu'il 
est  ému. 

Conclusion  de  De  'Sanctis  (ici  nous  traduisons  mot  à  mot,  en 
respectant  ses  négligences)  :  «  La  Jênisahm  n'est  pas  un  monde 
extéiieur,  développé  dans  ses  elémens  organiques  et  traditionnels, 
comme  le  monde  de  Dante  et  de  l'Arioste.  Sous  les  prétentieuses 
apparences  de  poème  héroïque,  c'est  un  monde  intérieur,  ou  lyrique, 
ou  subjectif,  é'égiaco-idylliqae  dans  ses  parties  essentielles,  écho 
des  langueurs,  des  extases,  des  lamentations  d'une  âme  noble,  con- 
templative et  musicale.  Le  monde  extérieur  existait  alors,  c'était 
celui  de  la  nature,  celui  de  Copernic  et  de  Colomb,  la  science  et  la 
réalité.  Le  Tasse,  lui  aussi,  en  a  quelque  Inenr  et  laisse  voir  ses 
intentions  historiques,  réalistes  et  scie  mi  tiques,  mais  elles  restent  à 
l'état  de  pressentiment  d'un  monde  littéraire  futur.  L'Italie  n'était 
pas  digne  d'avoir  un  monde  extérieur,  et  ne  l'avait  pas.  Ayant  perdu 
sa  place  parmi  les  puissances,  tout  but  national  manquant  à  son 
activité,  réduite  à  la  répétition  prosaïque  d'une  vie  dont  elle  n'avait 
plus  l'inielligence  et  la  conscience,  sa  littérature  devient  toujours 
plus  une  forme  conventionnelle  séparée  de  la  vie,  un  jeu  d'esprit 
sans  sérieux,  par  conséquent  essentiellement  irivole  et  confite  en 
rhétorique  même  sous  les  apparences  les  plu«  héroïques  ei  les  plus 
sérieuses.  De  cette  tragédie  Torqu^a1o  Tasso  est  le  martyr  incon- 
scient ;  c'est  précisément  le  p^ète  de  cette  transition,  placé  entre 
des  réminiscences  et  des  presseniimens,  entre  le  monde  chevale- 
resque et  le  monde  historique  ;  romanesque,  fantaisiste,  embarrassé 


66à  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

parmi  les  règles  de  sa  poétique,  la  sévérité  de  sa  logique,  ses 
intentions  réalistes  et  ses  modèles  classiques;  s' agitant  au  milieu 
de  ces  contradictions  sans  trouver  un  centre  de  conciliation  et  d'har- 
monie ;  ainsi  partagé,  inquiet,  plein  de  repentirs  dans  ses  œuvres 
comme  dans  ses  actions,  misérable  jouet  de  son  imagination  et  de 
son  cœur:  ce  fut  là  son  martyre  et  sa  gloire.  Cherchant  un  monde 
extérieur  épique  dans  un  répertoire  déjà  épuisé,  i!  y  jeta  sa  propre 
personne,  son  idéalité,  sa  sincérité,  son  esprit  mélancolique  et  che- 
valeresque, et  il  y  trouva  son  immortalité.  C'est  là  qu'on  sent  la  tra- 
gédie de  cette  décadence  italienne.  C'est  là  que  la  poésie,  avant  de 
mourir,  chantait  sa  lamentation  funèbre  et  créait  Tancrède,  pres- 
sentiment d'une  poésie  nouvelle  quand  l'Italie  sera  digne  de 
l'avoir.   » 


lY. 


Voilà  sans  doute  une  belle  étude,  pleine  d'idées  neuves,  d'expres- 
sions vives,  de  pénétration,  de  sagacité,  mais  où  est  l'écrivain?  Cela 
est  parlé  plutôt  qu'écrit  :  il  y  a  du  va-et-vient,  du  zig-zag.  des 
reprises  et  des  redites.  L'improvisateur  a  médité  son  sujet  et  sait  où 
il  va,  mais  qu'une  idée  lui  vienne  en  chemin,  une  idée  de  traverse, 
il  ne  se  prive  pas  de  la  suivre  et  nous  déroute  ;  nous  avons  dû 
plus  d'une  fois  retenir  ou  ramener  cette  causerie  pour  lui  faire  suivre 
l'alignement.  «  Ma  pensée,  avoue-t-il  lui-même,  me  dit  qu'il  faut 
rester  attaché  à  mon  sujet,  le  serrer  de  près  et  filer  droit;  cepen- 
dant je  m'interromps,  je  me  dis  :  «  Bravo!  »  ou  bien  :  «  Non,  ce 
n'est  pas  ça,  »  et  je  m'escrime,  et  je  gesticule  et  je  me  distrais  der- 
rière mes  châteaux  en  Espagne.  Écrire  m'est  difficile,  parce  que  je 
ne  mets  rien  sur  le  papier  qu'après  avoir  longtemps  bataillé  contre 
moi-même,  et  s'il  me  vient  des  repentirs  et  que  je  sois  forcé  d'effacer, 
alors  ce  papier  me  parait  laid,  je  le  déchire  et  je  recommence.  Parler 
m'est  plus  facile,  parce  que  j'écris  sur  une  carte  l'ordre  des  idées 
ou,  comme  nous  disons,  le  squelette,  et  j'abandonne  le  reste  au 
hasard,  sauf  quelque  point  qui  m'intéresse  et  m'attire  et  où  je  m'in- 
génie à  trouver  la  forme  qui  va  le  mieux.  Pourtant,  comme  je  ne 
suis  pas  né  comédien,  quand  j'arrive  à  ce  point-là,  j'y  arrive  tout 
froid,  comme  si  je  voulais  attraper  en  l'air  quelque  chose  qui  n'a 
rien  à  faire  avec  le  reste  ;  tout  le  monde  s'en  aperçoit  et  la  phrase 
tant  étudiée  ne  produit  aucun  effet.  » 

Voilà  pourquoi  De  Sanctis  professait  mieux  qu'il  n'écrivait  : 
comme  professeur,  il  était  incomparable.  Il  avait  l'entrain,  la  verve, 
le  pétillement,  la  flamme  et  faisait  de  la  lumière  à  force  de  chaleur. 


FRANCESCO   DE   SANCTIS.  665 

C'est  par  l'enseignement  qu'il  a  bien  mérité  des  lettres  et  de  son  pays, 
qu'il  a  renouvelé  la  critique  à  Naples  et  peut-être  en  Italie.  Ne  l'ou- 
blions pas,  il  était  sorti  de  l'école  de  Puoti,  c'est-à-dire  d'une  classe 
de  rhétorique,  où  on  l'appelait  «  le  grammairien  ;  »  il  s'en  dégagea 
de  lui-même  et  combattit  le  premier  le  pédantisme  des  arcadies,  la 
littérature  stagnante  où  croupissait  le  génie  italien.  M.  Molmenti 
l'a  dit  énergiquement  (1)  :  «  La  \oix  mâle  de  De  Sanciis  retentit 
pleine  d'indignation  dans  ce  gynécée  intellectuel.  C'était  une  pousse 
jeune  et  vigoureuse  qui  avait  crû  sur  l'arbre  desséché  de  la  rhéto- 
rique. Il  renia  ses  premières  études  et  ses  premières  impressions.  » 
Aux  rondeurs,  aux  élégances,  aux  archaïsmes  de  Puoti,  son  vieux 
maître,  il  opposa  le  parler  net  et  franc,  la  langue  expressive  et 
colorée  des  artistes;  il  devina  celte  critique  sereine  et  large  qui 
ressemble  à  la  charité  de  l'évangile  et,  comme  elle,  comprend  tout, 
explique  tout,  supporte  tout;  la  critique  humaine,  désintéressée, 
sans  envie,  sans  arrogance,  celle  «  qui  ne  se  réjouit  pas  de  l'injus- 
tice, mais  qui  se  réjouit  de  la  vérité.  »  Ce  n'est  pas  tout  :  il  étudia 
les  littératures  étrangères  et  apprit  aux  jeunes  à  sortir  de  chez 
eux  ;  il  les  conduisit  à  Paris,  à  Londres,  à  Weimar  et  leur  enseigna 
que  tout  n'est  pas  Italie  au  monde.  Bien  plus,  il  osa  le  premier  leur 
dire  ce  que  la  plupart  d'entre  eux  ne  croient  pas  encore,  que  leurs 
poètes,  même  les  plus  grands,  ne  reçurent  pas  du  ciel  le  don  d'in- 
faillibilité, (c  Cn  faux  patriotisme  nous  fait  croire  qu'il  est  beau  de 
dissimuler  les  défauts  de  son  pays  :  c'est  le  ridicule  des  peuples  et 
des  hommes  faibles.  Quand  donc  oserons-nous  regarder  le  prochain 
avec  indulgence  et  demeurtr  sévères  envers  nous-mêmes  ?  Je  ne 
sais  s'il  existe  une  petitesse  plus  coupable  que  cette  honte  de  dù-e 
aux  autres  ce  qui  crie  dans  notre  conscience  :  une  fausse  rougeur 
qui  nous  rend  embarrassés,  vils  à  nos  propres  yeux,  jusqu'à  ce  que, 
nous  mettant  à  l'aise  dans  une  hypocrisie  commode,  nous  acqué- 
rions la  face  dure  de  l'impénitent,  mentant  non-seulenient  aux 
autres,  mais  à  nous  mêmes.  Défaut  confessé  est  à  moitié  pardonné; 
osons  nous  regarder  en  face  si  nous  voulons  guérir.  Heine  a  fouetté 
jusqu'au  sang  ses  compatriotes,  et  il  y  a  des  imbéciles  qui  l'appel- 
lent un  mauvais  Allemand.  Tant  que  dure  en  un  peuple  la  mauvaise 
habitude  de  pallier  ses  misères,  je  doute  de  sa  grandeur.  Et  il  ne 
me  semble  pas  moins  mesquin  de  glorifier  plus  qu'il  ne  faut,  en 
faisant,  par  exemple,  de  Pétrarque  un  David  et  un  Platon  :  c'est  une 
grande  pauvreté  qu'un  tel  excès  d'outrecuidance  ou  d'hypocrisie. 
Quant  à  moi,  j'ai  cru  convenable  à  la  dignité  de  ma  patrie  et  à  ma 
sincérité  d'homme  de  dire  ouvertement  ce  que  je  pensais,  de  pré- 
Ci)  P.-G.  Molmenti,  Nuove  Impressioni  letterarie.  Turin,  1879;Caaiilla  et  Berlolero. 


6^  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

senter  Pétrarque  tel  que  je  le  conçoisv,  sacs,  avoir  égard  à  autre 
chose  que  la  vérité,  sans  me  demander  si  sa  figure  en  soriira  dimi- 
nuée ou  agrandie.  Telle  qu'elle  est,  elle  demeure  assez  grande 
pour  durer  dans  les  siècles.  »  Tous  les  Italiens  devraient  appreadne 
cela  par  cœur. 

Enfin,  le  plus  grand  mérite  de  De  Sanctis,  c'est  qu'ien  littérature, 
il  n'était  d'aucun  temps,  d'aucun  pays,  d'aucune  église;  quelle 
que  fût  l'opinion  d'un  poète,  il  ne  Je  jugeait  qne  dans  son  œuvre 
et  y  découivrait  aussiiôl(  «  ce  peHiqne  é^ernel  ({ui  ne  dérive  d'au- 
cune religion  en  particulier,  d'aucune  façon  déterminée  de  contem- 
pler le  monde,  mais  qui  est  la  libre  création  du  génie,  la  vie  même 
que  le  génie  insuffle  à  ses-créastions;  \m  ptiénque  éternel  et  uni- 
versel qui  a  produit  chez  tous  les  peup^'Cs  civilisés  d'impérissables 
monumens.  »  Cette  suprême  impartialité  n'est  pas  donnée  à  touit 
le  monde  ;  la  plupart  des  critiqut  s,  avant  de  juger  un  écrivain,  lui 
demandent  son  passeport  ou  sa  confession  de  foi;  s'il  ne  pense 
pas  comme  eux,  son  écriture  e«;t  ma-uvaise.  L'excellent  Seuembrini, 
qui,  lui  aiiissi,  a  enseigné  l'histoire  de  la  littérature  italienne,  avait 
les^  papes  en  horreur  et  ne  voyait  qu'eux  dars  tous  les  mauvais 
livres;  il  contestait  le  talent  des  auteurs  qui  étaient  allés  au  Vati- 
can. Que  d'incorrections  n'a-t-il  pas  trouvées  dans  le  fameux  hymne 
du  Cinq  mai,  parce  que  Manz'rii  était  catholique!  De  Sanctis,  au 
contraire,  quoique  fort  peu  orthodoxe,  se  mettait  à  genoux  devant 
Manzooi.  «  Il  comprenait  pleinement  les  grands  poèies,  chacun 
dans  sa  façon  particulière  de  regarder  la  vie  et  le  monde;.,  il  com- 
prenait la  conscience  du  moyen  âge  et  la  conscience  moderne,  la 
foi,  le  doute,  le  sentiment  religieux:,  la  douleur  univei-selle,  l'épo- 
pée^  le  dramte,  la  poésie  lyrique,  l'opposition  tt  l'harmonie  de  toutes 
les  formes,  l'opposition  et  l'harmonie  de  tous  les  idéalsv  » 

Ainsi  parlait  devant  sou  cercueil  un  de  ses  élèves  les  plus  chers 
et  les  p'us  distingués,  le  professeur  Zarabini,  recteur  de  l'iuniver' 
site  de  Naples.  De  Sanctis  en  eut  beaucoup  d'autres  qui  tous  ont 
gavdé  la  passion  des  lettres:  M.  Pasquale  Villari,  le  plus  chaud 
défenseur  de  Savonarole,  l'interprète  le  mieux  renseigné  de  Machia- 
vel; le  jeune  La  Vista,  mort  avant  l'âge  après  avoir  donné  plusjet 
mieux  que  des  promesses;  et  encore  GamiHo  di  Meis,  Saverio 
Arabia^  Agostino  Magliano,  Giuseppe  de  Luca,  Enrico  Gapozzi, 
Achille  Veriunni,  Diofuede  Marvasi,  Ferdinando  Flores,.  Franoesco 
Mowtefredine,  Bruto  Fabhrioatare,  Nioola  Marselli,  LoreBzo  GrecQ, 
G.  Cammarota,  autant  de  noms  qui  méiiteraif mt  un  article  à  part, 
sans  compter  tous  ceux  q\\& noospassons^  parigrxorance  ou  pour  ne 
pas  trop  allonger  la  nomenclature.  On  a  dit  que  ces  élèves  n'ont 
pas  continué  la  méthode  du  «  pi'ofessem',  »  que- chacun  a  suivi  sa 


FRANCISCO    DE    SANCTIS.  "  667 

pente,  s'est  frayé  sa  voie,  en  un  nnot  que  De  Sanctis  n'a  pas  fait 
école.  Cela  est  vrai,  De  Sanctis  n'a  pas  fait  école,  ne  s'est  point 
construit  une  cbfpelle,  et  ce  n'tst  pas  le  moindre  des  services  qu'il 
a  rendus.  II  a  laissé  à  ses  élèves  pleine  liberté  d'opinion,  de  senti- 
ment et  d'allure,  mais  à  tous  il  a  (onnnui  iqué  le  feu  sacré.  C'est 
ainsi  qu'il  a  créé,  non  des  copistes  et  des  courtisans,  mais  des 
hommes.  11  vivait  avec  ses  «  jeunes  »  et  comptait  sur  eux  pour 
faire  l'Italie,  où  de  son  temps  marquaient  encore  les  Italiens,  il  se 
formait  une  très  haute  idée  de  l'enseignement  :  «  L'état,  c'est 
d'abord  l'université,  »  dit- il  un  jour  à  la  chambre.  Et  dans  son 
fameux  discours,  la  Scienza  e  la  lita,  proroncè  en  1872  à  l'uni- 
versité de  INaples  :  «  Aujourd'hui,  la  vie  se  sent  atteinte  d'un  malaise 
inconnu  se  manifesiant  par  l'apathie,  l'ennui,  le  vide;  on  court 
instinctivement  là  où  l'on  enlei  d  j>arler  de  matière,  de  force,  des 
moyens  de  restaurer  Ihcmme  physique  et  de  régénérer  l'homme 
moral.  La  littérature  et  la  philosophie,  les  sciences  médicales  et  les 
sciences  morales  prennent  toutes  ce  reflet  et  cette  couleur.  Pefaire 
le  sang,  reconstituer  la  fibre,  relever  les  forces  vitales:  tel  est  le 
mot  d'ordre  non-seulement  de  la  médecine,  mais  de  la  pédagogie, 
non-seulemient  de  la  scierce,  mais  de  l'art;  relever  les  forces 
vitales,  retremper  les  caractères  et,  avec  le  sentiment  de  la  force, 
ranimer  le  courage,  la  sincérité,  l'initiative,  la  discipline,  Thomme 
viril  et,  par  conséquent,  l'homme  libre.  Les  universités  italiennes, 
aujourd'hui,  sont  détachées  du  mouvement  national,  sans  action 
sur  l'état,  qui  se  déclare  neutre,  et  avec  très  peu  d'action  sur  la 
société,  dont  elles  ne  savent  pas  interroger  les  entrailles  :  ce  ne 
sont  plus  que  des  fabriques  d'avocats,  d'architectes  et  de  méde- 
cins. Si  elles  ccm>prennent  la  mission  de  la  science  contemporaine; 
si,  en  usant  de  la  liberté  qui  leur  est  donnée,  elles  affrontent  des 
problèmes  actuels  et  taillent  dans  le  vif;  si  elles  ont  l'énergie  de  se 
faire  elles-mêmes  les  chefs  et  les  guides  de  cette  rtstauiation 
nationale,  elles  redeviendront  ce  qu'elles  furent  autrefois,  le  grand 
vivier  des  générations  nouvelles,  les  centres  vivans  et  rayonnans 
de  l'esprit  nouveau.  »  —  «  11  m'a  ravi  le  cœur!  »  s'écria  le  vieux 
Gino  Ca[)poni  en  lisant  ces  paroles  éloquentes.  On  comprend  main- 
tenant pourquoi  les  jeunes  ont  conféré  à  De  Sanctis  ce  titre  qui  lui 
est  resté  :  «  le  Professeur.  » 


Marg-Monnier, 


LA 


CIRCULATM  FIDUCIAIRE 


CRISE    ACTUELLE 


L'attention  a  été  appelée  de  nouveau  sur  les  banques  d'émission 
à  propos  de  l'autorisation  qui  vient  d'être  accordée  à  la  Banque  de 
France  de  porter  sa  circulation  fiduciaire  à  3  milliards  et  demi.  On 
s'est  demandé  si  cette  autorisation  était  bien  nécessaire.  Dj  moment 
que  nous  ne  sommes  plus  sous  le  régime  du  cours  forcé  et  que  la 
banque  a  repris  ses  paiemens  en  espèces;  il  semble  que  c'est  au 
public  de  fixer  la  limite  jusqu'à  'aquelle  peuvent  s'étendre  les  billets 
au  porteur.  S'il  croit  qu'il  n'en  a  pas  assez,  il  en  demande,  et  s'il 
juge  qu'il  en  a  trop  ou  que  ceux  qui  sont  en  circulation  ne  sont  pas 
suffisamment  garantis,  il  les  présente  au  remboursement  et  la  cir- 
culation rentre  ainsi  dans  des  conditions  normales  sans  que  l'état 
ait  besoin  d'intervenir.  Pourtant,  il  faut  le  dire,  on  ne  s'est  pas  trop 
étonné  de  cette  intervention  de  l'état.  Si  la  Banque  de  France  a 
repris  ses  paiemens,  elle  n'a  pas  été  rendue,  par  cela  même,  à  sa 
pleine  liberté,  elle  reste  toujours  soumise  à  la  partie  de  la  loi  qui 
l'oblige  à  demander  l'autorisation  pour  l'extension  de  sa  circulation  ; 
et  comme   la   limite    posée  précédemment  était  de  S  milliards 


LA  CIRCULATION   FIDUCIAIRE.  669 

200  millions,  il  fallait  pour  l'augmenter  une  autorisation  nouvelle. 
Tout  le  monde  savait  d'ailleurs  que  cette  augmentation  avait  pour 
but  de  satisfaire  moins  les  intérêts  du  commerce  que  ceux  du  trésor, 
et  on  sentait  la  nécessité  de  mettre  un  frein  à  l'empiétement  de 
celui-ci.  Le  public  livré  à  lui-même  ne  s'en  serait  point  inquiété. 
N'étaiî-il  pas  rassuré  par  une  encaisse  de  près  de  2  milliards  contre 
S  milliards  100  ou  200  millions  de  billets?  C'est  beaucoup  plus  que 
le  minimum  classique  du  tiers,  qui,  dit-on,  doit  exister  entre  le 
numéraire  et  la  circulation  fiduciaire,  et  n'avait-on  pas  vu  ces  mêmes 
billets  circuler  librement  sans  dépréciation  aucune  pendant  la  guerre 
et  la  commune,  alors  que  l'encaisse  n'atteignait  pas  le  quart  et  même 
le  cinquième  de  l'émission  et  que  tout  était  troublé  dans  notre  pays? 
Il  n'y  avait  donc  point,  je  le  répète,  à  compter  beaucoup  sur  le 
public  pour  mettre  une  limite  à  la  circulation  fiduciaire. 

Quelques  esprits  pourtant  se  sont  préoccupés  de  la  situation  : 
ce  chiffre  de  3  milliards  500  millions  de  billets  pouvant  circuler 
avec  une  garantie  en  numéraire  même  de  près  de  2  milliards  ne 
les  rassurait  pas  complètement;  ils  voyaient,  après  tout,  un  décou- 
vert possible  de  1,500  millions  pour  les  billets.  Et  comme  une  par- 
tie de  ce  découvert  répondait  à  des  besoins  qui  ne  sont  pa<?  ceux 
pour  lesquels  la  banque  a  été  créée  et  devait  venir  en  aide  au 
gouvernement,  ils  en  concluaient  qu'il  pouvait  y  avoir  un  double 
danger  à  un  certain  moment  :  danger  pour  le  trésor,  qui  abuserait 
des  ressources  qu'il  trouverait  auprès  de  la  banque,  et  danger  pour 
la  sécurité  même  de  la  circulation  fiduciaire,  qui  pourrait  se  trou- 
ver non  suffisamment  garantie.  Alors  on  a  agité  de  nouveau  la 
question  de  la  liberté  des  banques  d'émission,  opposée  au  mono- 
pole, et  on  s'est  demandé  si  avec  cette  liberté  on  n'aurait  pas  plus 
d'avantages  et  moins  d'inconvéniens.  Cette  question  a  été  surtout 
di?cutée  dans  une  des  dernières  réunions  de  la  Société  d'économie 
politique  à  Paris.  On  a  parlé  de  tous  les  pays  où  la  liberté  d'émis- 
sion existe  :  ce  sont,  en  Europe,  de  petits  états;  c'est  la  Suisse, 
l'Ecosse,  la  Suède,  etc.  Il  résulte  de  ce  qu'on  a  dit  que,  s'il  n'y 
a  pas  de  monopole  dans  ces  états  pour  l'émission  des  billets  au 
porteur,  la  liberté  qui  est  laissée  d'en  créer  autant  qu'on  veut 
est  de  telle  nature,  entourée  de  telles  restrictions,  que  les  banques 
n'ont  pas  grand  intérêt  à  en  user  et  la  circulation  fiduciaire  est 
très  peu  étendue.  En  Suisse,  toute  banque  qui  veut  émettre 
des  billets  au  porteur  est  tenue  d'abord  d'en  demander  l'autori- 
sation au  pouvoir  fédéral,  elle  doit  ensuite  avoir  en  espèces  métal- 
liques ko  pour  100  de  la  circulation;  il  faut,  en  outre,  qu'elle 
dépose  dans  les  caisses  de  l'état  une  proportion  assez  considérable 
de  papier  du  gouvernement.  Enfin,  toutes  les  banques  qui  émettent 


670  REVUE  MS  DEUX  aïOHDES. 

des  billets  sont  souraises  à  une  surveillance  réciproque  et  oibligées 
d'échangpr  le  papier  les  unes  des  autres.  Ces  restrictions  sont  très 
gênantes,  et  les  banques  qui  émettent  des  billets  en  Suisse  n'ap- 
précient pas  beaucoup  la  situation  qui  leur  est  faite.  En  Ecosse,  les 
banques  d'émission  sont  régies,  comme  en  Angleterre,  par  le  fameux 
act  de  i8M  de  Robert  Peel,  qui  n'autorise  l'émission  que  pour  un 
certain  chiUre  répondant  à  des  valeurs  d'état  que  possèdent  les 
banques  :  au-delà,  tout  billet  doit  être  couvert  par  une  représenta- 
tion équivalente  en  espèces  métalliques.  De  plus,  en  Ecosse,  toute 
banque  qui  émet  des  billets  au  porieur  est  soumise  à  la  responsa- 
bilité illimitée,  c'est-à-dire  que  les  actionnaires  sont  responsables 
solidairement  et  sur  toute  leur  fortune  des  accidens  qui  pouiTaient 
survenir.  Enfin^  on  ne  peut  pas  considérer  les  banques  d'Kcosse  en 
elles-mê  !  es,  elles  n'ont  pas  pour  ainsi  dire  d'existence  propre,  elles 
s'appuient  toutes  sur  la  Banque  d'Angleterre,  c'est  là  qu'elles  pos- 
sèdent leurs  réserves  et  leur  encaisse,  c'est  à  cet  établissement 
qu'elles  s'adressent  dans  les  moniens  de  crise,  et  on  ne  sait  pas  ce 
qu'elles  deviendraieat  si  cet  appui,  qui  leur  est  indispensable, 
venait  à  leur  manquer. 

En  Suède,  il  y  a  une  banque  d'état  dont  les  billets  seuls  ont  le 
privilège  d'être  des  hgal  tender;  elle  est  placée  sous  le  comrôle  et 
la  surveillance  du  gouvernement.  Eile  peut  émettre  des  billets  jus- 
qu'à concurrence  de  son  capital  social  versé,  augmenté  de  son 
encaisse  métallique.  La  circulation  actuelle  de  cet  établissement  est 
de  50  millions  de  francs.  A  côté  d'elle  sont  placées  d'autres  banques, 
dites  enskilda  hanksy  qui  émettent  aussi  des  billets  au  porteur  avec 
autorisaûon  de  l'état,  et  qui  les  gagent  soit  par  des  fonds  publics, 
soit  par  des  affectations  hypothécaires  et  par  une  encaisse  plus  ou 
moins  considérable.  Ces  billets  ne  jouissent  pas  du  privilège  des 
légal  tendcr^  on  peut  les  accepter  ou  les  refuser,  et  les  actionnaires 
des  éiablissemeus  qui  les  émettent  sont,  comme  en  Ecosse,  respon- 
sables solidairement.  La  circulation  fiduciaire  des  enshlda  banks 
est  de  78  millions;  elle  est  parfaitement  assurée,  très  solide.  Il  n'y 
a  jamais  eu  de  perte,  a  dit  un  homme  fort  compétent,  M.  0.  Wallen- 
berg,  directeur  Lui-même  d'une  de  ces  banques,  celle  de  Stockholm, 
et  qui  a  bien  voulu  communiquer  des  renseignemens  très  intéres- 
sans  sur  la  question  à  la  Société  des  économistes.  Mais  est-ce  bien 
là  la  liberté  d'émission  telle  que  l'entendent  ses  partisans,  et  la  cir- 
culation fiduciaire  ainsi  établie  répond- elle  au  but  qu'on  se  pro- 
pose ? 

On  parle  aussi  de  la  liberté  aux  États-Unis;  dans  ce  grand  état, 
car  il  s'agit  là  d'un  grand  état,  on  a  constitué,  au  moment  de  la 
guerre  de  sécession,  un  grand  nombre  de  banques,  dites  nationales, 


LA    CIRCULATION    FIDUCIAIRE'.  671^ 

qui  peuvent  émettre  des  billets  au  porteur.  Elles  scrïit  tenu«*s,  elles 
aussi,  de  déposer  dans  les  caisses  du  trésor,  jusqu'à  ooncnrreace  de 
90  pour  100  de  leur  énaission,  des  valeurs  d'un  titre  délerminé.  Ge^ 
sont  généralement  des  obligations  fédérales,  et,  conrira''  ces  obliga-r 
tions  sont  remboursées  succeasivemenr  par  voie  de  conversion,  le. 
nombre  en  diminue  beaucoup,  et  les  banques  ont  de  la  p«ine: 
à  s'en  procurer;  de  plus,  ces  titres  jouissant  d'une  prime,  lefS' 
banques  trouvent  à  les  réaliser  et  à  faire  valoir  l'argoni  qui  en 
provient  un  intérêt  presque  égal  et  même  quelquefois  supérieur  à 
celui  que  rapportent  les  obligatiofs  avec  le  droit  d'émission;  aussi 
sont-elles  peu  empressées  d'étendre  leur  circulation,  elles  la  restrei- 
gnent plutôt,  et  il  y  a  en  ce  moment,  aux  États-Cnis,  le  contraire 
de  ce  qui  existe  dans  beaucoup  d'états  européens,  une  couiractioiï 
des  billets  au  porteur;  on  n'en  trouve  plus  assez  pour  les  besoins 
et  cela  constitue  un  embarras  dont  on  se  préoccupe  sérieusement. 
Le  président  des  Etats-Unis  en  parlait  dans  son  dernier  message  et 
cberchait  les  moyens  par  lesquels  on  pourrait  remédier  à  cette 
situation.  Tout  n'est  doue  pas  non  plus  pat  fait  dans  le  système  des 
banques  au-delà  de  l'Ailantique. 

Ce  qu'il  y  a  de  cerlaiiî,  c'est  que  la  liberlé  d'émission  n'existe 
dans  aucun  grand  état  de  l'Europe;  partout  il  y  a  le  monopole  avec 
des  restrictions  plus  ou  moins  grandes  et  une  surveillance  plus  ou 
moins  sévère  de  la  part  de  l'étytt.  Pourquoi  le  monopole  V  Parce 
que  ce  qui  est  possibl-rf  dans  un  petit  pays  ne  l'est  pas  dans  un 
grand  ;  dans  le  petit,  on  se  connaît  davantage,  on  peut  mieux  appré- 
cier !a  solvabilité  des  banques  qui  émettent  des  billets  au  porteur,  et 
l'abus  est  plus  difficile.  Dans  un  grand  état,  au  contr.iire,  où  l'on 
se  connaît  moins,  la  surveillance  réciproq^je  n'est  pas  possible,  et 
le  gouvernement  aurait  beau  prendre  les  plus  grandes  précautions, 
toutes  les  banques  d'émission  répandues  sur  le  territoire  n'inspire- 
raient pas  la  mêiiie  confiance;  on  accepterait  les  billets  des  unes  et 
on  su¥;peGterait  ceux  des  autres;  et  si,  pour  plus  de  garantie,  on 
voulait  établir  entre  elles  une  espace  de  solidarité,  comme  celle  qui 
existe  à  peu  près  enSui^se,  beaucoup  de  ces  banques  préféreraient 
renoncer  à  l'émission  plutôt  que  d'encourir  cette;  solidarité  :  on 
n'aurait  plus  alors  la  circulaiion  fiduciaire  qui  est  nécessaire  aux 
besoius;  tandis  qu'avec  une  banque  jouissant  d'un  monopole  et 
ayant  des  succursales  partout,  les  billets  circulent  aiséinent  et  ren-^ 
dent  les  services  qu'on  peut  en'  attendre-.  Maintenant,  quels  sont  ces 
services? 

Quand  un  fabricant  a  créé  une  marchandise  et  l'a  vendue  à  un 
négociant  qui  se  chargera  par  lui-même  ou  par  un  autre  intermé- 
diaire encore  de  la  faire  parvenir  au  consommateur,  il  y  a  un 


672  REYCE  DES  DEUX  MONDES. 

délai  pendant  lequel  la  marchandise  créée  reposera  sur  le  crédit, 
et  cela  est  nécessaire  ;  car,  s'il  fallait  que  le  fabricant,  pour  conti- 
nuer ses  opérations,  attendît  que  la  marchandise  fût  entre  les 
mains  du  destinataire  définitif,  il  y  aurait  un  temps  d'arrêt  très 
préjudiciable  au  mouvement  des  affaires,  les  approvisionnemens 
manqueraient  et  tout  se  paierait  beaucoup  plus  cher.  Le  billet 
au  porteur  intervient  alors  pour  permettre  d'escompter  l'avenir  et 
d'attendre  que  la  marchandise  soit  réalisée;  c'est  de  l'huile  dans  les 
roues  pour  que  le  mouvement  commercial  s'accomplisse  plus  régu- 
lièrement et  plus  vite.  Supposez  qu'il  n'y  ait  pas  de  billets  au  por- 
teur et  que  le  fabricant,  le  négociant  et  les  autres  intermédiaires 
s'arrangent  entre  eux  au  moyen  de  billets  ordinaires,  payables  à 
une  échéance  déterminée,  c'est-à-dire  une  échéance  calculée  sur  la 
probabilité  que  la  marchandise  aura  trouvé  son  placement  définitif  : 
il  faudra  encore  que  les  billets  soient  escomptés,  car  le  fabricant  et 
le  négociant  ne  peuvent  continuer  leurs  affaires  avec  des  valeurs 
en  portefeuille;  ils  auront  à  payer  les  salaires  de  leurs  ouvriers,  les 
appointemens  de  leurs  employés,  et,  pour  cela,  il  leur  faut  l'instru- 
ment d'échange  qui  est  accepté  par  tout  le  monde,  c'est-à-dire  la 
monnaie  métallique  ;  les  maisons  d'escompte  ou  les  banquiers  aux- 
quels ils  s'adresseront  n'auront  pas  toujours  cette  monnaie  en  suffi- 
sante quantité  et  ils  la  feront  payer  cher,  d'autant  plus  cher  qu'ils 
auront  moins  de  moyens  de  renouveler  leurs  provisions.  En  un  mot, 
les  affaires  seront  plus  Itntes,  moins  faciles  et  grevées  de  plus  de 
frais.  Les  billets  échangés  entre  négocians  et  fabricans  pourraient 
bien  encore,  à  la  rigueur,  circuler  et  être  acceptés  comme  argent 
comptant,  mais  ce  serait  dans  un  monde  assez  restreint,  dans  celui 
où  l'on  connaîtrait  la  solvabilité  des  signataires  ;  ils  n'auraient  pas 
accès  dans  le  grand  public,  tout  le  monde  ne  les  prendrait  pas,  et, 
jusqu'à  l'échéance,  le  crédit  serait  limité  et  ne  pourrait  pas  s'étendre. 
Au  lieu  de  cela,  qu'a-t-on  imaginé?  On  a  organisé  de  grands  éta- 
blissemens  de  crédit  pourvus  d'un  capital  plus  ou  moins  considé- 
rable, ayant  certains  privilèges  et  bien  connus  du  public;  on  leur  a 
donné  la  faculté  d'émeitre  des  billets  au  porteur  en  échange  des 
engagemens  pris  entre  fabricans  et  commerçans  ;  ces  billets  sont 
acceptés  comme  de  la  monnaie  quand  on  a  l'assurance  que  l'éta- 
blissement qui  les  a  émis  repose  sur  des  bases  solides.  Sans  doute, 
dans  la  plupart  des  cas,  ce  sont  des  billets  à  découvert,  c'est  de 
l'or  supposé,  comme  l'a  très  bien  dit  M.  Cernuschi  dans  un  livre 
sur  la  mécanique  de  l'échange  ;  mais  c'est  de  l'or  qui  deviendra 
parfaitement  réel  si  l'émission  a  été  faite  avec  prudence,  si  l'opéra- 
tion commerciale  qui  y  a  donné  lieu  est  sérieuse  et  repose  sur  une 
marchandise  d'un  placement  certain.  De  plus,  on  a  mis  entre  les 


LA    CIRCULATION    FIDUCIAIRE.  673 

mains  du  public  un  instrument  d'échange  commode,  léger  à  porter, 
facile  à  compter,  et  enfin,  comme  cet  instrument  ne  coûte  généra- 
lement rieû  à  l'établissement  qui  l'émet,  celui-ci  peut  le  donner  à 
meilleur  marché  que  l'argent  qu'on  trouverait  ailleurs.  Voilà  le 
mécanisme  et  l'utilité  du  billet  au  porteur;  et,  en  fait,  on  peut 
constater  que,  là  où  il  existe,  le  taux  de  l'escompte  et  de  l'intérêt, 
en  général,  a  considérablement  baissé.  Il  rend  les  mêmes  services 
que  les  chemins  de  fer  comparés  aux  anciens  modes  de  transport. 
Les  transports,  autrefois,  avaient  pour  limite  les  moyens  dont  on 
disposait,  et  comme  ces  moyens  étaient  peu  nombreux  et  très  chers, 
le  déplacement  de  toute  marchandise  devenait  très  onéreux,  le 
commerce  en  souffrait,  et  il  n'a  pris  un  grand  développement  que 
depuis  que  les  chemins  de  fer  ont  été  créés.  Le  billet  au  porteur, 
je  le  répète,  rend  les  mêmes  services;  mais,  pour  cela,  il  faut  qu'il 
soit  parfaitement  assuré,  que  le  public  le  prenne  avec  confiance  et 
que  les  éiabUssemens  dont  il  émane  aient  intérêt  à  le  mettre  en 
circulation  dans  la  mesure  nécessaire.  Avec  la  liberté  des  banques, 
on  est  obligé  d'entourer  l'émission  de  telles  précautions,  si  l'on 
veut  qu'elle  présente  des  garanties,  que  l'exercice  du  droit  devient 
difficile  ;  on  arrive  presque,  dans  la  pratique,  à  le  supprimer.  Est-ce 
là  l'idéal  qu'on  rêve?  En  ce  cas,  il  faudrait  en  revenir  purement  et 
simplement  aux  banques  de  dépôt,  comme  celle  de  Hambourg,  qui 
ne  peuvent  émettre  de  billets  au  porteur  qu'en  représentation 
exacte  du  numéraire  qu'elles  possèdent  dans  leurs  caisses. 

Dans  ces  conditions,  les  avantages  de  la  circulation  fiduciaire  se 
trouvent  bien  diminués  ;  le  billet  au  porteur  n'est  plus  qu'un  instru- 
ment d'échange  plus  commode,  plus  facile  à  manier  que  le  métal, 
mais  il  n'ajoute  rien  aux  facilités  de  crédit  dont  peut  disposer  le 
commerce  :  donc,  pour  avoir  une  circulation  fiduciaire  suffisante  et 
parfaitement  assurée  il  faut  le  monopole  ;  cela  est  tellement  vrai, 
que  tout  le  monde  y  arrive.  En  Allemagne,  avant  l'établissement  de 
l'empire,  il  y  avait  un  certain  nombre  de  banques  qui  avaient  le 
droit  d'émettre  des  billets  au  porteur  ;  ces  billets  ne  rendaient  pas 
de  grands  services  et  ne  franchissaient  guère  la  frontière  de  l'état  oii 
ils  avaient  été  créés.  Après  l'établissement  de  l'empire,  on  a  constitué 
une  banque  privilégiée  dont  le  siège  est  à  Berlin  et  qui  rayonne 
sur  toute  l'Allemagne;  elle  a  230  succursales,  et  elle  a  pris  une  telle 
importance  qu'elle  escompte  à  elle  seule  Sli  pour  100  de  tout  le 
papier  en  circulation  ;  les  autres  banques,  qui  ont  gardé  le  droit 
d'émission,  par  respect  pour  le  passé,  n'en  escomptent  que  pour 
16  pour  100.  Nous  n'entrerons  pas  dans  l'énumération  des  services 
qu'a  rendus  celte  banque  privilégiée,  nous  nous  contenterons  de 
dire  que,  si  l'Allemagne  a  aujourd'hui  une  grande  puissance  éco- 

TOME  LXII.  —  1884.  43 


67 A  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

nomique  et  financière,  c'est  en  grande  partie  à  sa  banque  prin- 
cipale qu'elle  le  doit.  En  Russie,  en  Autriche,  c'est  le  monopole 
qui  règne  aussi  avec  adjonction  de  billets  émis  par  l'état  lui- 
même.  Nous  n'en  parlons  pas  parce  que,  dans  ces  deux  états, 
malheureusement,  existe  encore  le  cours  forcé,  ce  qui  empêche 
d'apprécier  à  sa  juste  valeur  la  circulation  fiduciaire.  Seulement,  ce 
qu'on  peut  déclarer  avec  assurance,  c'est  que,  sans  le  monopole, 
les  billets  au  porteur  ne  trouveraient  guère  de  preneurs  et  seraient 
encore  beaucoup  plus  dépréciés  qu'ils  ne  le  sont.  En  Italie,  depuis 
l'unité,  quatre  banques  d'émission  se  sont  trouvées  réunies  dans 
une  espèce  de  consortium^  c'est  un  reste  du  passé.  Mais  une  seule 
a  pris  une  importance  particulière,  c'est  celle  qui  a  été  établie  à 
Rome  et  qu'on  appelle  Banque  nationale;  la  tendance  aujourd'hui 
est  même  de  n'en  plus  garder  que  deux,  cette  Banque  nationale  et 
\q  Banco  de  Naples.  Les  banques  d'émission  sont  également  à  l'état  de 
monopole  en  Belgique  et  en  Hollande ,  et  ces  deux  pays  s'en  trou- 
vent bien.  Enfin,  en  Angleterre,  il  y  a  une  banque  principale  qui  a 
seule  le  droit  d'émettre  des  billets  dans  un  rayon  de  65  milles  de 
Londres  ;  et,  en  dehors  de  ces  65  milles,  la  circulation  fiduciaire  n'a 
pas  grande  importance;  encore  se  relie-t-elle  étroitement  à  la 
Banque  d'Angleterre.  Nous  n'avons  pas  besoin  de  dire  ce  qui  se 
passe  en  France  :  notre  principal  établissement  financier  jouit  éga- 
lement d'un  monopole  et  il  a  rendu  de  tels  services  sous  cette  forme, 
au  moment  de  la  guerre  et  dans  d'autres  circonstances,  que  le 
monopole  est  inattaquable.  î!  ne  viendrait  à  personne  aujourd'hui 
l'idée  de  demander  le  rétablissement  des  banques  régionales  qui 
existaient  autrefois,  ou  quelque  chose  d'analogue.  Seulement, 
comme  il  y  a  un  revers  à  tout,  le  revers,  chez  nous,  est  que  la  cir- 
culation fiduciaire  a  pris  trop  de  développement. 

En  1869,  pour  ne  pas  remonter  plus  haut,  la  circulation  fidu- 
ciaire de  la  Banque  de  France  était  de  1,356  millions,  et  l'encaisse 
de  1,259  :  le  découvert  des  billets  était  donc  d'une  centaine  de  mil- 
lions. Aujourd'hui  la  circulation  dépasse  3  milliards  et  l'encaisse 
oscille  autour  de  1,950  millions;  le  découvert  monte  à  1  milliard 
50  millions.  Le  nombre  des  billets  au  porteur  s'accroît  d'année  en 
année.  Mais,  dira-t-on,  du  moment  que  ces  billets  circulent  aisé- 
ment, qu'ils  sont  acceptés  comme  monnaie  courante  par  tout  le 
monde  et  qu'ils  seront  certainement  remboursés  un  jour,  on  ne  doit 
pas  s'inquiéter  et  il  n'y  a  qu'à  laisser  faire.  Malheureusement  les 
choses  ne  sont  pas  aussi  simples  qu'elles  le  paraissent.  H  y  a  dans 
l'extension  de  la  circulation  fiduciaire,  même  bien  garantie  au  fond, 
des  inconvéniens  qu'on  n'aperçoit  point  et  qui  n'en  sont  pas  moins 
réels. 


LA    CIRCULATION  PIDUCIAIRE.  675 


On  est  frappé  particulièrement  en  France  de  la  cherté  qui  a  eu 
lieu  sur  les  marchandises  depuis  un  certain  nombre  d'années  et  on 
la  considère  comme  quelque  peu  anormale.  Bien  des  choses  ont  été 
écrites  à  ce  sujet  et  nous  n'avons  pas  la  prétention  d'en  refaire  une 
étude  complète.  Nous  dirons  seulement  en  constatant  cette  cherté 
qu'elle  a  des  causes  naturelles  et  des  causes  artificielles  :  les  causes 
naturelles,  on  les  trouve  dans  le^progrès  incessant  de  la  richesse 
publique.  Il  y  a  aujourd'hui  beaucoup  plus  de  gens  qui  peuvent 
se  procurer  les  choses  nécessaires  à  la  vie,  même  les  choses  de  luxe, 
et  il  en  résulte  un  renchérissement.  Ce  renchérissement  se  manifeste 
particulièrement  sur  les  marchandises  dont  la  production  est  en 
quelque  sorte  limitée,  ou  tout  au  moins  qui  ne  peuvent  pas  se  déve- 
lopper aussi  vite  que  les  besoins  :  ainsi,  sur  les  denrées  alimen- 
taires. Il  est  certain  que  le  prix  de  la  viande,  du  poisson,  du  beurre, 
des  légumes,  des  fruits  est  tout  autre  que  ce  qu'il  était  il  y  a  qua- 
rante ans,  et  il  tend  sans  cesse  à  augmenter;  il  en  est  de  même  des 
logemens  dans  les  grands  centres  de  population  :  on  tient  à  être 
mieux  logé  avec  plus  de  confortable,  dans  des  maisons  mieux  appro- 
priées à  nos  besoins.  Les  prix  n'ont  pas  augmenté  pour  les  céréales, 
parce  que  la  production  a  pu  se  maintenir  à  peu  près  au  niveau  de  la 
demande.  Si  on  consomme  davantage  de  blé,  la  production  n'en  est  plus 
limitée  au  seul  pays  qu'on  habite,  comme  autrefois,  lorsqu'on  vivait 
sous  le  régime  de  la  protection  ;  on  a  le  monde  entier  pour  tribu- 
taire, et  quelles  que  soient  les  saisons,  quels  que  soient  les  besoins, 
les  prix  de  cette  précieuse  denrée  restent  à  peu  près  les  mêmes. 
Quand  la  production  manque  dans  un  pays,  elle  est  abondante  dans 
un  autre,  grâce  à  la  variété  des  climats;  et  comme  on  a  des  moyens 
de  transport  rapides  et  économiques,  on  la  met  aisément  sur  tous 
les  marchés  du  monde  à  la  disposition  de  ceux  qui  en  ont  besoin. 
Il  y  a  donc  une  sorte  de  stabilité  dans  le  prix  des  céréales  et  il  faut 
s'en  féliciter,  car  elles  sont  la  base  de  l'alimentation  publique.  Quand 
le  blé  devient  cher,  ce  sont  de  grandes  souifrances  qui  en  résultent 
et  un  trouble  profond  apporté  dans  les  relations  économiques.  Ce 
qui  n'a  pas  haussé  non  plus  et  qui  a  plutôt  baissé  de  prix,  c'est 
tout  ce  qui  concerne  l'habillement.  Il  en  coûte  moins  cher  aujour- 
d'hui pour  se  vêtir  qu'il  y  a  quarante  ou  cinquante  ans,  cela  tient 
à  ce  que  la  production  a  pu  marcher  de  pair  avec  la  consommation  ; 
non-seulement  elle  a  marché  de  pair,  mais,  par  les  découvertes  de 


676  BEVUE   DES    DEUX   MONDES. 

la  science  et  l'application  des  procédés  économiques,  on  a  pu  pro- 
duire à  la  fois  en  plus  grande  quantité  et  à  meilleur  marché.  On 
dira  peut-être  que  les  étoffes  d'aujourd'hui  sont  moins  solides  et 
durent  moins  que  celles  d'autrefois,  c'est  possible,  mais  on  a  plus  de 
moyens  de  les  renouveler,  et  comme  ce  renouvellement  favorise  un 
des  goûts  de  la  société  moderne,  qui  est  le  changement,  tout  est 
pour  le  mieux.  Ce  qui  a  augmenté  encore  de  prix  et  ce  n'est  pas  un 
des  symptômes  le  moins  caractéristiques  du  progrès  de  la  richesse, 
ce  sont  les  jouissances  de  luxe  ;  il  faut  payer  davantage  aujourd'hui 
pour  aller  au  théâtre,  pour  acheter  des  objets  d'art,  pour  avoir  une 
voiture  et  des  chevaux,  pour  entretenir  un  nombreux  domestique  ; 
cela  tient  à  ce  qu'il  y  a  plus  de  gens  pouvant  se  procurer  ces  jouis- 
sances exceptionnelles.  On  peut  en  médire,  à  certains  points  de  vue, 
à  celui  de  la  morale  sévère,  par  exemple,  et  de  la  simplicité  d'au- 
trefois, mais  c'est  bien  un  effet  de  la  richesse  publique,  et  si  les 
jouissances  de  luxe  ont  des  inconvéniens,  elles  ont  aussi  leurs  avan- 
tages. Le  revenu  général  de  la  société  sur  lequel  nous  vivons  tous, 
qui  était,  après  les  guerres  du  premier  empire,  en  1815,  d'une  quin- 
zaine de  milliards  au  plus,  est  aujourd'hui  au  moins  de  30  milliards. 
On  l'a  même  porté  à  37,  ce  qui  est  peut-être  un  peu  exagéré.  11  s'est 
toîjjours  beaucoup  accru,  et  toutes  les  classes  de  la  société  en  ont  pro- 
fité; on  peut  même  dire  que,  s'il  y  en  a  une  qui  en  a  plus  profité  que 
les  autres,  malgré  la  crise  qui  existe  en  ce  moment  et  les  ralentisse- 
mens  du  travail,  c'est  la  classe  ouvrière.  Avant  cette  crise  et  en  temps 
normal,  le  salaire  moyen  des  ouvriers,  depuis  quarante  ou  cinquante 
ans,  a  certainement  augmenté  de  100  pour  100,  et  le  prix  des  choses 
nécessaires  à  la  vie  s'est  accru  au  plus  de  hO  à  50  pour  100,  et  comme 
les  ouvriers  forment  les  gros  bataillons,  ce  sont  leurs  consommations 
surtout  qui  ont  déterminé  l'augmentation  des  prix.  On  ne  peut  que 
s'en  réjouir,  cela  prouve  qu'il  y  a  plus  de  besoins  satisfaits,  et  c'est 
le  but  de  la  civilisation. 

Mais  s'il  y  a  des  causes  naturelles  à  la  cherté  des  choses,  il  y  en 
a  aussi  d'artificielles.  Ici  même,  dernièrement,  dans  un  excellent 
travail  qu'il  a  publié  sur  la  question,  notre  collaborateur,  M.  André 
Cochut,  a  signalé  ces  causes  artificielles  ;  il  a  cru  les  trouver  dans 
les  effets  de  l'agiotage,  dans  les  spéculations  désordonnées  qui  ont 
eu  lieu  depuis  plusieurs  années  à  la  Bourse  de  Paris  et  ailleurs.  Ces 
spéculations  ont  eu  lieu  certainement  dans  des  proportions  extraor- 
dinaires et  ont  été  suivies  d'un  krach  qui  a  amené  des  pertes  consi- 
dérables. Mais  ont-elles  eu  tout  l'effet  que  leur  attribue  notre  hono- 
rable collaborateur  ?  Peuvent-elles  être  rendues  responsables,  sur  une 
grande  échelle,  de  l'augmentation  des  prix?  No.is  en  doutons  un 
peu.  D'abord  elles  n'ont  eu  aucun  effet  sur  la  cherté  des  choses 


LA    CIRCULATION    FIDUCIAIRE,  677 

nécessaires  à  la  vie  :  cette  cherté  existait  avant  l'excès  des  spécula- 
tions et  elle  leur  a  survécu. 

Ensuite,  on  ne  se  rend  pas  bien  compte  de  ce  que  peuvent  être 
les  gains  réalisés  dans  les  jeux  de  Bourse  ou  qui  sont  en  espérance. 
Supposons  qu'ils  aient  été  de  5  à  6  milliards  en  France  au  plus  fort 
de  la  spéculation  avant  le  krach,  ce  chiffre  dépasse  probablement  la 
réalité.  Qu'est-ce  que  5  à  6  milliards  comparés  à  la  richesse  totale  du 
pays,  qui  est  au  moins  de  200  milliards  (1)?  C'est  un  rapport  de 
2  à  3  pour  100  ;  on  ne  voit  pas  bien  l'effet  qui  a  pu  en  résulter  sur 
le  renchérissement  général  des  choses.  D'ailleurs  ce  serait  une  erreur 
de  croire  que  ces  5  à6  milliards  constituent  une  augmentation  de  la 
richesse,  c'est  une  plus-value  qui  n'est  qu'apparente;  il  faudrait  pou- 
voir la  réaliser,  et  si  on  la  réalisait,  on  infligerait  à  ceux  qui  pren- 
draient les  valeurs  à  des  prix  surfaits  une  perte  proportionnelle;  les 
uns  seraient  appauvris  de  ce  qu'auraient  gagné  les  autres,  et  les 
facultés  disponibles  des  premiers  seraient  diminuées  d'autant. 

Le  prix  coté  à  la  Bourse  n'a  aucune  importance  au  point  de  vue 
de  l'apprécia! ion  de  la  richesse  publique.  Ce  qui  en  a  une,  c'est  le 
revenu  que  donnent  les  valeurs  et  qu'on  capitalise  plus  ou  moins 
haut,  suivant  les  circonstances.  Si  on  le  capitalise  trop  haut,  la 
richesse  publique  n'a  pas  gagné  ce  qu'indique  la  cote,  de  même 
qu'elle  n'a  pas  perdu  ce  qu'il  y  a  en  moins  si  la  capi'alisation  se 
fait  trop  bas ,  comme  cela  arrive  dans  les  momens  de  crise.  Les 
uns  gagnent,  les  autres  perdent;  au  fond,  la  richesse  reste  la  même. 
Donc,  si  on  voit  une  augmentation  persistante  dans  les  choses  néces- 
saires à  la  vie,  on  peut  admettre  qu'elle  est  ind<^ pendante  des  opé- 
rations de  la  Bourse,  qu'elle  repose  sur  un  fond  plus  solide,  qui 
ne  change  pas  du  jour  au  lendemain  par  l'efiet  de  l'agiotage ,  et 
ce  fond,  c'est  le  revenu  général.  Qu'ont  ajouté  au  revenu  géné- 
ral les  5  à  6  milliards  de  plus-value?  Rien  ou  à  peu  près  rien.  Ils 
étaient  simplement  l'esconjpte  anticipé  de  bénéfices  qui  ne  devaient 
pas  se  réaliser.  Mais,  dira-t-on,  ceux  qui  les  avaient  entre  les  mains 
ou,  tout  au  moins,  qui  croyaient  les  avoir,  ont  dépensé  davantage, 
cette  dépense  a  pu  agir  sur  les  prix.  C'est  possible,  mais  c'est  là  un 
effet  très  restreint,  et  si  l'on  veut  voir  un  effet  plus  général,  il  faut 
considérer,  en  dehors  de  l'agiotage  de  la  Bourse ,  la  spéculation 
sur  les  terrains  et  les  constructions  à  Paris,  et  ailleurs  les  grandes 
dépenses  de  toute  sorte  qui  ont  été  faites  par  l'état  et  par  d'autres. 

Quand  le  bâtiment  va,  dit-on,  tout  va.  Cela  est  vrai.  Il  y  a  tant 
d'industries  qui  se  rattachent  au  bâtiment  que,  si  les  constructions 


(1)  Voyez  une  conférence  faite  à  la  Sorbonne,  en  1882,  par  M.  de  Foville  sur  la 
Fortune  publique. 


678  HEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

prennent  tout  à  coup  un  grand  essor,  beaucoup  de  gens  s'en  res- 
sentent, les  ouvriers  surtout;  il  en  résulte  bien  vite  une  augmenta- 
tion du  prix  de  la  main-d'œuvre,  qui  ne  tarde  pas  à  devenir  exa- 
gérée si  on  pousse  les  choses  à  l'extrême.  On  a  beaucoup  discuté 
sur  le  chiffre  des  constructions  qui  ont  eu  lieu  à  Paris  depuis  un 
certain  nombre  d'années.  M.  Cochut,  dans  l'article  dont  nous  avons 
parlé,  l'établit  à  5  ou  6  milliards  depuis  six  ou  sept  ans.  M.  Paul 
Leroy-Beaulieu,  dont  les  appréciations  sont  généralement  justes, 
admet  ce  chiffre  et  en  tire  des  conclusions  fort  judicieuses;  mais  le 
gouverneur  du  Crédit  foncier,  l'honorable  M.  Christophle,  dans  une 
déposition  fort  intéressante  qu'il  a  faite  devant  la  commission  des 
quarante-quatre  de  la  chambre  des  députés,  le  conteste  et  le  ramène 
à  1,200  ou  1,300  millions  pour  neuf  ans,  soit  à  peine  à  150  mil- 
lions par  an,  La  différence  est  grande.  Nous  croyons  qu'il  y  a  exa- 
gération des  deux  côtés.  Nous  voulons  bien  admettre  l'apprécia- 
tion de  M.  le  gouverneur  pour  la  première  période  de  ces  neuf 
années;  elle  n'est  plus  exacte  pour  la  dernière.  Pour  expliquer 
son  chiffre  de  1,200  à  1,300  millions,  M.  Christophle  s'appuie 
tout  naturellement  sur  le  concours  apporté  aux  constructions  nou- 
velles par  l'établissement  qu'il  dirige,  et  il  trouve  que,  en  1874, 
cet  établissement  a  fourni  17  millions,  36  en  1875  et  35  en  1876. 
11  est  probable,  en  effet,  que,  dans  les  trois  premières  années,  les 
constructions  n'aient  pas  marché  trop  vite,  et  ce  qui  le  prouve, c'est 
la  hausse  constante  des  loyers.  Les  choses  ont  complètement  changé 
depuis  1880.  En  1880,  le  Crédit  foncier,  au  dire  de  M.  Christophle, 
a  prêté  pour  les  constructions  de  Paris  151  millions,  en  1881 
153  raillions,  179  en  1882  et  134  en  1883.  Or  les  dernières  années 
sont  précisément  celles  qui  ont  amené  la  crise.  Il  faut  savoir  que 
le  Crédit  foncier,  aux  termes  de  ses  statuts ,  ne  doit  prêter  que 
50  pour  100  de  la  valeur,  et  comme,  depuis  plusieurs  années,  cet 
établissement  est  entré  dans  une  voie  de  grande  prudence,  les  éva- 
luations faites  par  ses  inspecteurs  sont  très  modérées,  on  peut  dire 
qu'en  réalité  les  avances  qu'il  accorde  ne  vont  pas  au-delà  de  40 
à  45  pour  100  ;  150  millions  de  prêts  pour  les  constructions  repré- 
sentent donc  une  dépense  d'environ  340  à  350  millions.  Maintenant 
le  Crédit  foncier  n'est  pas  le  seul  à  prêter  des  fonds  pour  ce  genre 
d'affaires.  D'autres  sociétés  se  sont  formées  dans  la  même  intention, 
il  y  a  aussi  des  particuliers  qui  construisent  avec  leurs  propres  res- 
sources sans  rien  demander  au  crédit;  c'est  le  plus  petit  nombre, 
il  est  vrai.  Si  l'on  réunit  le  tout  ensemble,  il  ne  sera  pas  téméraire 
de  déclarer  que,  dans  les  quatre  dernières  années,  de  1880  à  1884, 
on  a  construit  à  Paris  pour  500  à  600  millions  de  maisons  nou- 
velles, soit  pour  2  milliards  ou  2  milliards  400  millions  dans  ces 


LA   CIRCULATION   FIDUCIAIRE.  679 

quatre  ans.  Si  encore  ces  dépenses  un  peu  excessives  n'avaient  eu 
lieu  qu'à  Paris  !  mais  elles  se  sont  étendues  à  la  province.  On  a 
beaucoup  construit  à  Marseille,  à  Bordeaux,  à  Lyon,  à  Lille,  etc.; 
il  faut  joindre  à  cela  les  dépenses  extraordinaires  faites  par  l'état 
pour  subventionner  les  chemins  vicinaux  et  élever  un  peu  partout 
et  trop  vite  ces  monumens  fastueux  qu'on  appelle  des  écoles;  les 
chemins  de  fer  ont  également  absorbé  chaque  année  pour  l'exten- 
sion de  leurs  réseaux  de  360  à  hOO  millions;  avec  tout  cela,  on  arrive 
bien  vite  à  une  dépenses  annuelle  de  près  de  2  milliards;  c'est  un 
gros  chiffre. 

Ce  qu'il  y  a  de  particulièrement  regrettable  dans  ces  travaux 
extraordinaires ,  lorsqu'ils  sont  entrepris  sur  une  trop  grande 
échelle ,  c'est  non-seulement  qu'ils  immobilisent  une  grande  quan- 
tité de  capitaux  qui  pourraient  trouver  un  meilleur  emploi,  ser- 
vir, par  exemple,  plus  qu'ils  ne  l'ont  fait,  à  développer  l'outillage 
industriel  et  commercial  du  pays,  mais  qu'ils  agissent  aussi  sur  la 
main-d'œuvre  et  créent  des  prix  artificiels.  Il  n'est  contestable  pour 
personne  que  le  prix  de  la  main-d'œuvre  s'est  élevé  à  Paris  dans 
des  proportions  inusitées  depuis  quelques  années. 

Les  constructions  reviennent  aujourd'hui  à  25  ou  30  pour  100 
plus  cher  qu'il  y  a  dix  ans,  et  comme  on  en  a  élevé,  dans  ces 
conditions,  beaucoup  plus  qu'il  n'en  faudrait  pour  les  besoins, 
on  ne  trouve  plus  de  locataires  pour  les  occuper.  Il  suffit  pour 
s'en  convaincre  de  parcourir  les  quartiers  neufs  de  la  capitale  et  l'on 
sera  frappé  de  la  quantité  de  maisons  qui  ne  sont  pas  habitées.  Ge 
n'est  point  seulement  sur  le  prix  des  constructions  que  se  fait  sentir 
l'élévation  de  la  main-d'œuvre;  elle  agit  encore,  par  une  consé- 
quence naturelle,  sur  d'autres  industries;  les  fabricans,  les  ouvriers 
qui  produisent  ce  qu'on  appelle  l'article  de  Paris,  si  apprécié  au 
dehors,  se  plaignent  de  ne  plus  trouver  les  mêmes  débouchés 
qu'autrefois.  A  quoi  cela  tient-il,  sinon  à  l'augmentation  des  prix 
par  suite  des  salaires  trop  élevés  ?  On  a  beau  dire  que  ces  articles 
sont  mieux  confectionnés  à  Paris  que  partout  ailleurs;  c'est  possible, 
mais  on  les  imite  ailleurs,  et  s'ils  sont  moins  bien  faits,  ils  sont 
aussi  à  meilleur  marché.  Et,  dans  nos  sociétés  démocratiques,  le  bon 
marché  est  le  maître  du  monde. 

Nous  venons  de  lire  dans  un  livre  très  intéressant,  publié  il  y  a 
deux  ans  par  M.  René  Lavollée  sur  la  situation  des  ouvriers  dans 
les  différons  états  de  l'Europe  (1),  deux  choses  fort  curieuses  et  qui 
appellent  vivement  l'attention.  La  première,  c'est  que,  dans  ces 
différens  états,   excepté   peut-être  l'Angleterre,  les  salaires  de 


(1)  Les  Classes  ouvrières  en  Europe,  études  sur  leur  situation  matérielle  et  morale, 
par  M.  Recé  LavoUéc.  Paris,  1882:  Guillaumin. 


630  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

toute  nature  sont  en  général  d'un  tiers  inférieurs  à  ceux  de  notre 
pays,  et,  comme  les  fabricans  ont  à  leur  disposition  à  peu  près  les 
mêmes  capitaux  et  le  môme  outillage  industriel  que  nous,  on  voit 
tout  de  suite  quelle  concurrence  ils  peuvent  nous  faire  au  dehors; 
ils  nous  la  font  même  chez  nous  en  nous  apportant  leurs  produits 
tout  manuTacturés,  qu'ils  vendent  moins  cher  que  nous  ne  pour- 
rions le  faire.  Enfin,  ce  qui  est  plus  grave  encore,  c'est  que,  par 
suite  de  cette  différence  dans  le  taux  des  salaires ,  beaucoup 
d'ouvriers  du  dehors  viennent  en  France,  se  font  admettre  dans 
nos  ateliers  et  nos  fabriques  et  consentent  à  travailler  à  meilleur 
marché  que  nos  nationaux.  JNous  avons  ainsi  beaucoup  d'italiensj 
d'Allemands,  de  Belges,  etc.  Chaque  année,  l'immigration  aug- 
mente. D'après  un  tableau  publié  par  M.  le  docteur  Lagneau  et 
communiqué  à  l'Académie  des  sciences  morales  (1),  il  y  aurait 
plus  d'un  million  d'étrangers  en  France,  dont  la  plupart  sont  des 
ouvriers.  Le  nombre  en  a  doublé  depuis  vingt  ans.  Pour  peu  que 
cela  continue,  l'industrie  française  sera  en  partie  entre  les  mains 
des  étrangers.  Que  faire  contre  cela?  On  ne  peut  pas  songer  à  ren- 
voyer les  étrangers,  pas  plus  qu'on  ne  doit  refuser  leurs  produits. 
Cela  serait  contraire  à  tous  les  principes  de  liberté  et  amènerait 
des  représailles  fâcheuses.  Voilà  un  effet  de  l'exagération  du  prix  de 
la  main-d'œuvre,  et  il  est  fort  grave. 

La  deuxième  chose  curieuse  qui  résulte  du  livre  de  M.  LavoUée, 
et  celle-là  est  de  l'ordre  moral,  c'est  que  la  situation  des  ouvriers 
est  relativement  meilleure  dans  les  pays  où  les  salaires  sont  moins 
élevés.  Ces  ouvriers  sont  plus  prévoyans,  et  leurs  rapports  avec  les 
patrons  sont  établis  sur  un  pied  plus  bienveillant.  Il  faut  dire 
aussi,  en  ce  qui  concerne  notre  pays,  qu'on  a  beaucoup  abusé  des 
grèves.  Certainement  le  droit  de  coalition,  même  pour  arriver  à 
une  grève,  est  un  droit  de  légitime  défense,  et  on  a  bien  fait  de 
l'accorder  aux  ouvriers;  c'est  une  conséquence  de  la  liberté  dont 
ils  jouissent,  mais,  dans  la  pratique,  il  faut  s'en  défier.  La  grève 
est  une  arme  à  deux  tranchans  qui  blesse  autant  celui  qui  s'en  sert 
que  le  patron  contre  lequel  elle  est  dirigée;  elle  a  presque  toujours 
pour  effet  de  favoriser  l'introduction  de  l'ouvrier  étranger  ou  de 
déplacer  l'industrie.  Si  nos  ouvriers  pouvaient  se  rendre  compte  de 
ce  qu'ils  ont  déjà  perdu  en  faisant  des  grèves,  ils  seraient  plus  cir- 
conspects et  moins  pressés  de  recourir  à  ce  moyen  dans  l'avenir. 

Quoi  qu'il  en  soit,  cette  élévation  du  prix  de  la  main-d'œuvre, 
qui  a  eu  de  si  fâcheux  effets  à  Paris,  en  a  exercé  de  semblables 
en  province,  la  plupart  des  industries  s'en  ressentent,  et  s'il  y  en  a 
une  qui  en  souffre  particulièrement  et  qui  appelle  aussi  grande- 

{!)  Extrait  de  VAnmiaire  statistique  de  la  France. 


LA    CIRCULATION    FIDUCIAIRE.  681 

ment  l'attention,  parce  qu'elle  est  la  principale  de  nos  industries, 
c'est  l'agriculture.  L'agriculture  ne  peut  pas  payer  les  salaires  que 
les  ouvriers  trouvent  à  gagner  dans  les  villes,  qu'ils  trouvaient  au 
moins  hier,  et  elle  est  délaissée.  Qu'on  parcoure  les  départemens 
voisins  de  la  capitale,  qu'on  aille  même  plus  loin,  et  on  verra  qu'il 
y  a  aujourd'hui  beaucoup  de  fermes  à  louer,  beaucoup  de  terres  à 
vendre  et  qui  ne  trouvent  pas  de  preneurs  nème  avec  des  rabais 
considérables.  Sans  doute,  les  causes  qui  font  souffrir  l'agriculture 
sont  multiples;  on  pourrait  en  inriiquer  plusieurs,  mais  une  des 
principales,  au  moins  dans  les  environs  de  Paris,  est  l'élévation  du 
prix  de  la  main  d'œuvre.  On  ne  peut  pas  faire  travailler  au  prix 
que  demande  l'ouvrier. 

Cette  situation  a  eu  la  conséquence  qu'elle  devait  avoir  ;  les  travaux 
sont  arrêtés  un  peu  partout  et  on  traverse  une  crise.  On  a  voulu 
nier  cette  crise;  elle  est  cependant  très  évidente.  Je  n'en  prends 
pas  pour  preuve  seulement  les  plaintes  qui  s'élèvent  de  divers 
côtés,  ces  plaintes  sont  peut-être  exagérées;  j'interroge  d'autres 
symptômes  plus  signiticatifs.  L'ociroi,  à  Paris,  ne  rend  déjà  plus  ce 
qu'il  donnait  l'année  dernière;  h  s  revenus  indirects  ont  été  pour 
le  mois  de  janvier  seulement  de  8  millions  1/2  au-dessous  des  pré- 
visions et  de  h  millions  1/2  inférieures  à  celles  de  l'année  dernière. 
Les  recettes  des  chemins  de  fer  sont  en  décroissance  depuis  assez 
longtemps  sur  les  périodes  correspondantes  ;  enfin  notre  commerce 
extérieur,  déjà  en  diminution  à  la  fin  de  l'exercice  précédent,  e;t 
descendu  de  556  millions  en  janvier  1883  à  li^h  millions  en  jan- 
vier 188^;  c'est  une  réduction  de  131  millions  ou  de  23  pour  100. 

On  a  beaucoup  discuté  pendant  huit  jours  au  corps  législatif  sur 
la  crise  et  sur  les  moyens  de  venir  en  aide  aux  ouvriers  qui  en 
souffrent  particulièrement;  on  n'a  rien  trouvé  d'efficace,  et  on  a  fini 
par  nommer  une  commission  de  quarante-quatre  membres  pour 
étudier  la  question;  elle  tient  aujourd'hui  ses  assises  et  les  prolon- 
gera plus  ou  moins  longtemps.  Que  peut-elle  faire?  Rien  ou  à 
peu  prés  rien.  Essaiera-t-on  de  créer  des  travaux  plus  ou  moins 
utiles  avec  le  concours  de  l'état  et  celui  des  municipalités?  Ce  serait 
un  mauvais  précédent,  et  il  ne  guérirait  pas  le  mal.  Quand  une 
crise  arrive  et  qu'elle  est  le  résultat  d'une  production  trop  grande, 
ou  de  spéculations  mal  engagées,  il  n'y  a  qu'une  chose  à  faire,  c'est 
d'attendre  que  la  liquidation  ait  lieu,  que  les  maisons  construites 
en  trop  grand  nombre  trouvent  des  locataires  ou  passent  dans  des 
mains  qui  puissent  les  garder,  que  l'état  cesse  ses  grandes  dépenses 
et  enfin  que  le  prix  de  la  main-d'œuvre  s'abaisse.  Alors  les  choses 
pourront  reprendre  leur  cours  naturel  et  l'activité  industrielle  renaî- 
tra. Mais  si  l'on  demande  au  gouvernement  d'intervenir,  on  trouble 


682  RETCE   DES   DEUX   MONDES. 

les  rapports  économiques  du  pays;  on  fait  du  mauvais  socialisme, 
la  situation  s'empire  au  lieu  de  s'améliorer. 

Maintenant,  en  ce  qui  concerne  les  ouvriers,  il  faut  bien  le  dire, 
ils  soDt  un  peu  les  victimes  de  leurs  propres  fautes.  Au  lieu  de  se 
contenter  de  la  hausse  naturelle  des  salaires  qu'amenait  le  progrès 
de  la  richesse  des  années  dernières,  ils  ont  voulu  les  faire  hausser 
encore  davantage  au  moyen  des  grèves  et  en  imposant  la  loi  aux 
patrons.  Il  en  est  résulté  ce  qui  arrive  aujourd'hui,  que  les  patrons 
n'ont  pas  pu  continuer  leurs  entreprises  dans  les  conditions  qui 
leur  étaient  faites,  et  les  travaux  se  sont  arrêtés.  Les  ouvriers  auraient 
dû  se  souvenir  aussi,  dans  les  temps  prospères,  de  cette  parole  de 
l'Écriture,  que  les  vaches  grasses  sont  souvent  suivies  des  vaches 
maigres  et  réaliser  quelques  économies  pour  parer  à  leurs  besoins 
dans  les  temps  difficiles.  Au  lieu  de  cela,  ils  ont  préféré  dépenser  au 
jour  le  jour  ce  qu'ils  gagnaient,  et  Dieu  sait  quels  salaires  ils  ont 
obtenus  dans  ces  dernières  années  !  Jusqu'à  7  et  8  francs  par  jour. 
La  crise  les  prend  au  dépourvu  :  c'est  assurément  très  regrettable. 
Que  peut-on  faire  contre  cela?  Il  n'y  a  que  la  charité  publique  ou 
privée  qui  doive  intervenir,  et  encore  avec  toute  sorte  de  précau- 
tions. 

On  parle  beaucoup  en  ce  moment  de  la  question  sociale  ;  on  dit 
que  l'organisation  du  travail  laisse  à  désirer.  C'est  possible,  et  s'il 
ne  s'agit  que  d'améliorations  à  réaliser,  elles  viendront  naturelle- 
ment avec  le  progrès  de  la  civilisation.  Mais  si  on  prétend  qu'il  y  a 
une  révolution  sociale  à  faire,  on  se  trompe.  Cette  révolution  a  eu 
lieu  en  1789,  comme  la  révolution  politique,  et  quand  on  a  accordé 
la  liberté  et  l'égalité  à  tout  le  monde,  on  a  fait  tout  ce  que  l'on 
pouvait  faire.  Le  reste  dépend  de  la  sagesse  et  de  la  prudence  de 
ceux  qui  sont  appelés  à  profiter  de  ces  deux  grands  biens.  Vou- 
drait-on revenir  en  arrière  et  ressusciter  les  anciennes  corporations? 
Nous  suivons  avec  intérêt  toutes  les  tentatives  qui  se  font  pour 
organiser  le  travail  sur  d'autres  bases  que  celles  du  salaire;  les 
sociétés  coopératives,  sous  les  diverses  formes  qu'elles  ont  prises, 
méritent  assurément  l'attention  du  philosophe  et  de  l'économiste  ; 
mais  le  succès  en  est  bien  douteux.  En  ce  qui  concerne  les  princi- 
pales, celles  de  production,  qui  sont  le  grand  objectif  des  ouvriers 
qui  veulent  s'affranchir  de  la  loi  du  salaire,  elles  n'ont  pas  encore 
sérieusement  réussi.  Quelques  ouvriers  peuvent  bien  se  réunir 
pour  travailler  ensemble,  et  quand  ils  sont  doués  de  qualités  excep- 
tionnelles, qu'ils  ont  une  conduite  très  réguhère,  beaucoup  d'abné- 
gation et  de  force  morale,  arriver  à  un  certain  résultat.  Mais  il  n'est 
pas  démontré  qu'avec  ces  mêmes  qualités  ils  n'auraient  pas  obtenu 
davantage  sous  la  loi  du  salaire  et  la  direction  intelligente  d'un 


LA   CIRCULATION   FIDUCIAIRE.  683 

patron.  Bien  des  chefs  d'industrie,  qui  aujourd'hui  ont  fait  fortune, 
ont  commencé  par  être  des  ouvriers,  comme  il  en  faudrait  pour 
assurer  le  succès  des  sociétés  de  production.  Ces  ouvriers  d'élite 
seront  toujours  le  très  petit  nombre,  et  on  ne  peut  rien  en  augurer 
pour  l'avenir  des  sociétés  de  production.  On  parle  aussi  beaucoup 
des  banques  populaires,  de  leur  succès  en  Allemagne  et  en  Italie. 
Il  faut  voir  à  quel  prix  on  achète  ce  succès.  D'abord,  en  Allemagne, 
les  associés  de  ces  banques  sont  responsables  solidairement  de  tous 
les  engagemens  de  la  société  à  laquelle  ils  appartiennent,  et,  quand 
ils  veulent  un  crédit  dépassant  les  fonds  qu'ils  ont  dans  l'entre- 
prise, ils  sont  obligés  de  fournir  des  cautions  et  des  garanties.  Ces 
formalités  sont  peut-être  un  peu  moins  dures  en  Italie,  mais  elles 
sont  encore  sévères,  plus  sévères  qu'on  ne  voudrait  les  accepter  en 
France.  Et  pour  arriver  à  quoi?  A  obtenir  de  l'argent  en  moyenne  à 
8  pour  100;  les  banques  ordinaires  ne  le  feraient  pas  payer  plus 
cher  aux  ouvriers  d'élite  et  aux  petits  artisans  qui  mériteraient 
leur  confiance  comme  ceux  qui  sont  afTiliés  aux  banques  popu- 
laires. On  se  fait  donc  beaucoup  d'illusions  à  l'endroit  de  ces  socié- 
tés; il  n'y  a  pas  là  le  germe  d'un  affranchissement  possible  de  la 
loi  du  salaire.  Une  seule  chose  est  efficace,  c'est  la  nécessité  de 
l'épargne  qu'elles  imposent  à  leurs  adhérens.  L'épargne  est,  en 
effet,  très  salutaire;  c'est  elle  qui  est  destinée  à  faire  sortir  l'ou- 
vrier de  la  situation  précaire  où  il  se  trouve  et  où  il  souffre  de  res- 
ter. C'est  le  bien  suprême;  mais,  pour  le  réaliser,  est-il  donc 
nécessaire  de  sacrifier  sa  liberté  et  de  courir  après  des  chimères? 
L'ouvrier  gagne,  en  temps  normal,  quoi  qu'on  en  dise,  des  salaires 
assez  élevés  pour  faire  des  économies;  les  institutions  de  pré- 
voyance frappent  à  sa  porte  sous  toutes  les  formes:  caisses  d'épargne, 
sociétés  de  secours  mutuels,  d'assurances,  caisses  de  retraite.  Qu'il 
y  porte  régulièrement  une  part  de  son  salaire,  celle  qui  n'est  pas 
absolument  indispensable  aux  besoins  de  chaque  jour,  et  bien  des 
questions  qui  s'agitent  aujourd'hui  disparaîtront.  Au  fond,  il  n'y  a 
pas  de  question  sociale,  il  n'y  a  qu'une  question  de  tempérance,  et 
si  les  ouvriers  prenaient  plus  souvent  le  chemin  de  la  caisse 
d'épargne  que  celui  du  cabaret,  la  plus  grande  partie  du  problème 
serait  résolue.  Le  reste  viendrait  par  surcroit  avec  des  améhora- 
tions  successives  sans  qu'on  touchât  au  fond  des  choses.  Or  le  fond 
des  choses  est  indestructible  et,  si  on  y  touchait,  ce  serait  pour 
tomber  dans  une  anarchie  absolue  et  une  misère  générale.  Voilà 
le  langage  qu'on  devrait  faire  entendre  aux  ouvriers  au  lieu  de  leur 
prêcher  des  théories  creuses  qui  flattent  leurs  passions,  trompent 
leur  ignorance,  les  conduisent  aux  déceptions  et  en  font  des  agens 
pour  les  révolutions  politiques.  Quand  on  est  un  homme  de  cœur 
et  qu'on  s'adresse  à  la  classe  la  plus  nombreuse  de  la  société  et  la 


684  REVUE   DES   DEUX  MONDES, 

plus  intéressante,  il  ne  faut  pas  la  nourrir  de  paroles  vagues:  on  ne 
doit  lui  proposer,  en  fait  de  progrès,  que  des  choses  parfaitement 
réalisables;  autrement,  comme  l'a  très  bien  déclaré  M.  Jules  Ferry 
à  la  tribune  de  la  chambre  des  députés,  on  est  un  charlatan  de 
popularité. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  y  a  une  crise  et  il  s'agit  d'en  rechercher  la 
cause  principale.  Quand  on  dit  qu'elle  est  le  résultat  de  spécula- 
tions insensées  et  de  dépenses  folles  qui  ont  eu  lieu  dans  notre 
pays,  depuis  quatre  ou  cinq  ans,  et  aussi  peut-être  d'un  excès  de 
production,  on  indique  une  cause  secondaire;  la  cause  première 
est  ailleurs  :  elle  est,  suivant  nous,  dans  l'abondance  des  instrumens 
d'échange. 

II. 

Notre  circulation  métallique,  qui  était,  il  y  a  quarante  ans,  de 
3  milliards  au  plus  avec  h  ou  500  millions  de  billets  au  porteur, 
monte  aujourd'hui,  d'après  les  évaluations  les  plus  probables,  à 
h  milliards  1/2  d'or,  3  milliards  d'argent  et  3  milliards  de  bil- 
lets (1)  :  c'est  trois  fois  plus  qu'il  y  a  quarante  ans.  Je  sais  bien 
que,  depuis  cette  époque,  nos  affaires  ont  beaucoup  augmenté,  mais 
il  ne  faut  pas  oublier  que  nous  avons  aussi  avec  les  chemins  de  fer 
et  la  télégraphie  électrique  des  moyens  plus  puissansde  laire  mou- 
voir nos  capitaux.  Au  point  de  vue  des  échanges,  1,000  francs  d'es- 
pèces métalliques  rendent  au  moins  autant  de  services  que  3  ou 
A, 000  francs  autrefois,  et  les  billets  au  porteur  circulent  encore  plus 
rapidement. 

L'Angleterre  ne  possède  que  3  milliards  d'espèces  métalliques  et 
fait  plus  d'affaires  que  nous  avec  7.  S'ensuit- il  que  la  France  est 
plus  riche  que  l'Angleterre  en  proportion  de  la  monnaie  métallique 
qu'elle  a  en  plus?  Évidemment  non;  cela  indique  seulement  que 
l'Angleterre  a  recours  davantage  à  un  moyen  de  crédit  qui  donne  à 
sa  monnaie  métallique  une  utilité  plus  grande.  Ce  moyen,  c'est 
le  chèque  ou  paiement  par  voie  de  compensation  et  de  virement. 
Chaque  jour,  en  Angleterre,  des  chèques  sont  tirés  pour  des  sommes 
considérables  de  tous  les  points  du  territoire,  et  ils  viennent  se  con- 
centrer à  Londres,  où  ils  sont  immédiatement  échangés  les  uns 
contre  les  autres  dans  un  établissement  appelé  Clearing  Ilouse. 
Cette  opération  a  lieu  jusqu'à  concurrence  de  2  à  3  milliards  par 
semaine  ou  de  15')  milliards  par  an.  Les  grosses  affaires  se  trou- 
vent ainsi  liquidées  sans  que  la  monnaie  métallique  intervienne. 

(i)  Voyez  le  Bulletin  officiel  de  statistique,  [du  mois  de  janvier  1884,  publié  par  le 
ministère  des  finances. 


LA    CIRCULATION   FIDUCIAIRE.  685 

Celle-ci  reste  déposée  dans  les  banques,  où  elle  sert  de  garantie.  II 
y  a  entre  le  chèque  et  le  billet  au  porteur,  comme  moyen  de  crédit, 
une  différence  essentielle.  Le  chèque,  pour  être  valable,  doit  repré- 
senter une  provision,  un  dépôt  préalable,  il  n'est  pas  tiré  à  décou- 
vert; il  est  l)ien  certain  pourtant  que,  si  tous  les  chèques  en  circu- 
lation devaient  être  remboursés  avec  des  espèces,  la  provision  serait 
loin  de  suffire,  car  ils  dépassent  peut-être  vingt-cinq  ou  trente  fois 
le  montant  de  la  provision.  Mais  cela  n'est  pas  à  prévoir,  les  chè- 
ques représentent  le  mouvement  commercial  du  pays,  ils  sont  créés 
pour  s'échanger  les  uns  contre  les  autres,  il  n'y  a  jamais  que  de 
légères  différences  à  payer  en  numéraire.  Sans  doute  encore,  cela 
n'empêche  pas  les  excès  de  spéculation,  les  ovcrtrade-  nous  en 
avons  vu  souvent  des  exemples  en  Angleterre,  mais  ce  ne  sont  pas 
les  chèques  qui  les  font  naître,  ce  sont  les  dépôts  en  comptes  cou- 
rans  qui,  dans  les  pays  commerçans,  et  en  Angleterre  par  exemple, 
prennent  des  proportions  considérables  et  ne  sont  pas  garantis  par 
une  réserve  suffisante.  On  emploie  les  dépôts  quelquefois  dans  des 
opéraiions  douteuses ,  et  quand  les  embarras  surviennent,  ce  sont 
les  chèques  qui  avertissent,  parce  qu'il  y  en  a  qui  ne  trouvent 
plus  de  contre-partie  et  qu'on  est  obligé  de  rembourser  en  numé- 
raire, et  comme  ce  numéraire  est  en  faible  quantité,  la  spéculation 
est  arrêtée  tout  court.  L'escompte  monte  à  des  taux  inusités  et  il 
faut  se  li  luirler  à  tout  prix.  Ce  sont  des  momens  durs  à  traverser, 
l'Angleterre  a  conservé  le  souvenir  de  quelques-uns  où  il  sem- 
blait que  le  Royaume-Uni  allait  être  mis  en  failli'e  d'un  bout  à 
l'autre,  mais  ces  momens  durent  peu,  et  la  crise  finit  d'autant  plus 
vite  qu'elle  a  été  plus  violente. 

Il  en  est  autrement  avec  le  billet  au  porteur,  lorsqu'il  dépasse 
un  certain  niveau,  c'est-à-dire  quand  il  excède  sensiblement  le 
numéraire  sur  lequel  il  s'appuie.  On  ne  s'aperçoit  qu'à  la  longue 
des  inconvéniens  qu'il  entraîne,  et,  en  attendant,  ce  n'est  qu'un 
instrument  d'échange  de  plus  ajouté  à  ceux  qui  existent  déjà,  et 
si  ceux-là  sont  suffisamment  étendus,  il  vient  en  surplus,  comme 
une  marchandise  trop  abondante  par  rapport  aux  besoins,  et, 
comme  il  s'agit  là  d'une  marchandise  d'une  espèce  toute  parti- 
culière, les  inconvéniens  sont  généraux.  Qu'il  y  ait  dans  un  pays 
trop  de  chapeaux,  trop  d'étoffes,  il  faudra  bien  que  ces  chapeaux 
et  ces  étoffes  baissent  de  prix  si  l'on  veut  qu'ils  trouvent  preneur; 
la  perte  sera  pour  ceux  qui  les  ont  confectionnés,  elle  ne  se  fera 
pas  seniir  sur  le  reste  du  n)0uvement  commercial,  parce  que  ces 
articles  ne  jouent  qu'un  rôle  secondaire  dans  l'ensemble  de  ce 
mouvement.  H  en  est  autrement  avec  les  instrumens  d'échange, 
qui  sont  la  base  de  toutes  les  transactions  et  la  contre-partie  de 
toutes  les  marchandises;  s'ils  sont  plus  abondans  qu'il  ne  faut, 


Q^  REVUE   DES   DEDX    MONDES. 

toutes  les  marchandises  s'en  ressentent,  haussent  de  prix,  et  il  faut 
donner  plus  de  monnaie  pour  se  les  procurer.  Cette  théorie  est 
incontestable,  autrement  on  ne  s'expliquerait  pas  comment  le 
numéraire  a  pu  se  déprécier  depuis  trente  ou  quarante  ans  par 
suite  de  l'invasion  de  l'or  de  la  Californie  et  de  l'ÂustraHe  et  com- 
ment même  il  a  pu  perdre  de  sa  valeur  après  la  découverte  des  pre- 
mières mines  de  l'Amérique.  Gela  ne  veut  pas  dire  que  cette  dépré- 
ciation soit  toujours  un  malheur,  pas  plus  que  ne  l'est  celle  d'autres 
marchandises  ;  elle  a  pour  conséquence  de  mettre  plus  de  choses  à 
la  portée  d'un  plus  grand  nombre  et  c'est  un  progrès  dans  le  sens 
démocratique,  mais  il  y  a  une  mesure  à  tout,  et  de  même  qu'une 
trop  grande  baisse  de  prix  sur  les  marchandises,  trop  rapide 
surtout,  amène  de  grosses  pertes  qui  ne  sont  pas  compensées 
immédiatement  par  d'autres  avantages  ;  de  même,  les  instrumens 
d'échange,  en  devenant  trop  abondans,  impriment  à  tout  un  mouve- 
ment de  hausse  exagéré  qui  dérange  toutes  les  fortunes.  La  stabi- 
lité de  valeur,  en  fait  de  monnaie,  si  elle  n'est  pas  l'idéal,  est  du 
moins  une  chose  fort  désirable  et  qui  s'accorde  mieux  avec  le  pro- 
grès qu'une  dépréciation  trop  rapide.  Or  cette  stabilité  de  valeur, 
nous  sommes  loin  de  la  posséder  dans  l'état  actuel  de  nos  instru- 
mens d'échange  avec  un  gros  stock  d'argent  qui  subit  une  dépré- 
ciation spéciale  de  15  à  16  pour  100,  et  une  circulation  fiduciaire  qui, 
dépassant  3  milliards,  laisse  une  trop  grande  somme  à  découvert. 
Chaque  semaine,  dans  la  publication  du  bilan  de  la  Banque  de 
France,  on  annonce  1,950  millions  d'encaisse  métallique  contre 
3  milliards  de  papier  en  circulation;  c'est  là  un  leurre  auquel  il  ne 
faut  pas  se  laisser  prendre  :  dans  ces  1,950  millions  il  y  a  950  mil- 
lions d'argent,  et  l'argent  n'est  plus  la  représentation  exacte  de  la 
circulation  fiduciaire;  la  Banque  de  France  ne  pourrait  pas  s'en 
servir  pour  rembourser  ses  billets,  si  elle  tentait  de  le  faire  sur  une 
échelle  un  peu  large,  lorsque  nous  avons  le  change  défavorable  et 
qu'on  demande  des  métaux  précieux  pour  les  exporter  en  Angle- 
terre et  en  Allemagne ,  même  dans  les  pays  où  règne  encore  le 
double  étalon,  elle  verrait  immédiatement  le  change  monter  à  des 
taux  inusités,  à  26  ou  27,  par  exemple,  pour  1  livre  sterling  payable 
à  Londres.  Aussi  la  Banque  de  France  ne  le  tente-t-elle  pas  ;  elle  se 
contente  de  recourir  à  des  petits  moyens  qui  restent  sans  efTicacité 
sur  le  fond  des  choses;  elle  met  en  circulation  le  plus  qu'elle  peut 
les  pièces  de  JO  francs  d'or,  qui  ne  sont  guère  exportables,  et  elle 
donne  des  pièces  de  5  francs  d'argent  dans  ses  paiemens  particu- 
liers, en  demandant  au  trésor  public  d'en  faire  autant.  Ces  petits 
moyens,  je  le  répète,  restent  sans  efficacité,  car  l'argent  n'entre  pas 
sérieusement  dans  la  circulation,  il  revient,  très  vite  à  son  point  de 
départ.  Et  si  la  crise  devait  durer,  et  le  change  défavorable  se  pro- 


LA    C1RCULATI0.\   riDUCLURE.  687 

longer,  la  Banque  de  France  serait  bien  vite  obligée  de  donner  sa 
dernière  pièce  d'or  ou  de  reprendre  le  cours  forcé.  Il  est  vrai  que 
le  cours  forcé  n'effraie  pas  beaucoup  ce  pays-ci  après  l'expérience 
qui  en  a  été  faite.  Pourtant,  il  y  a  une  grande  différence  entre  le 
cours  forcé  qui  est  imposé  par  la  guerre  ou  une  révolution,  et  celui 
qui  résulte  d'une  mauvaise  situation  commerciale  et  financière. 
Dans  le  premier  cas,  on  émet  du  papier-monnaie,  parce  que  la 
circulation  métallique  se  dérobe  et  se  cache  et  qu'il  faut  bien  pour- 
voir aux  besoins  de  l'échange;  dans  le  second,  au  contraire,  le 
cours  forcé  est  le  résultat  de  l'abus  qu'on  a  déjà  fait  des  billets  de 
banque,  et,  si  l'on  vient  en  ajouter  de  nouveaux,  on  aggrave  le 
mal  et  on  prolonge  la  crise  :  c'est  de  la  médecine  homéopathique 
appliquée  à  la  circulation  fiduciaire,  il  est  douteux  que  le  remède 
soit  bon.  JNous  voulons  bien  admettre  que  les  billets  non  réali- 
sables immédiatement  seront  parfaitement  payés  un  jour  ;  en  atten- 
dant, ils  exercent  une  influence  fâcheuse  sur  les  affaires. 

On  confond  volontiers  l'abondance  des  instrumens  d'échange 
avec  les  capitaux  disponibles  et  on  dépense  outre  mesure  jusqu'au 
jour  où  l'on  s'aperçoit  qu'on  est  allé  trop  loin  et  que  capitaux  et 
instrumens  d'échange  sont  deux  choses  parfaitement  distinctes  qu'il 
ne  faut  pas  confondre.  Alors  la  crise  arrive.  Nous  payons  un  peu 
cher  la  grande  et  légitime  confiance  qu'inspire  la  Banque  de  France 
et  surtout  les  services  qu'elle  rend  au  trésor.  Que  cette  banque  prête 
son  concours  à  l'état  dans  certains  momens,  cela  se  comprend, 
c'est  la  conséquence  du  monopole  dont  elle  jouit;  mais  il  ne  fau- 
drait pas  en  abuser,  car  les  facilités  que  rencontre  l'état  auprès 
de  la  banque  le  portent  à  exagérer  ses  dépenses,  grossissent  la 
dette  flottante  et  grossissent  aussi  beaucoup  trop  la  circulation 
fiduciaire.  Celte  chxulation  est  donnée  comme  si  elle  représentait 
des  affaires  commerciales  et  elle  ne  représente  pour  une  partie 
que  des  embarras  budgétaires;  c'est  absolumeut  comme  si  l'état 
l'émettait  lui-même.  Il  n'y  a  de  différence  que  dans  là  forme. 
En  limitant  à  3  milliards  500  millions  l'émission,  on  a  éîé  guidé 
évidemment  par  cette  considération  qu'il  ne  fallait  pas  laisser  toute 
liberté  à  la  banque,  parce  que  le  trésor  en  abuserait  pour  ses  besoins 
particuliers.  Celte  crainte  était  légitime,  mais  il  eût  été  beaucoup 
plus  simple  et  plus  régulier  de  fixer  la  limite  au-delà  de  laquelle 
le  ti'ésor  ne  pourrait  rien  demander  à  la  banque  et  de  laisser  ensuite 
à  celle-ci  toute  sa  liberté  pour  l'émission,  à  deux  conditions  pour- 
tant :  la  première  que  toute  création  de  billets  au-delà  d'un  certain 
chiffre  S'  rait  soumise  à  un  impôt  comme  cela  existe  en  Allemagne  ; 
la  seconde  que  l'argent  cesserait  d'êti'e  considéré  comme  la  repré- 
sentation en  numéraire  des  billets  au  porteiu*. 

Dans  la  discussion  qui  a  eu  lieu  au  sénat  sur  la  question  des 


688  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

billets,  discussion  fort  sérieuse,  du  reste,  à  laquelle  ont  pris  part 
des  hommes  très  compétens,on  a  été  étonné  d'entendre  cette  décla- 
ration faite  par  un  ancien  gouverneur  de  la  Banque  de  France  : 
(,-  Toutes  les  fois,  a-t-il  dit,  que  les  besoins  du  commerce  l'exigent, 
il  faut  que  l'émission  fonctionne.  »  Les  besoins  du  commerce,  voilà 
un  mot  bien  élastique  et  bien  vague.  Ces  besoins  peuvent  être  fac- 
tices et  exagérés.  Faudra-t-il  toujours  les  satisfaire  par  l'émission 
du  papier- monnaie?  On  pourrait  être  entraîné  fort  loin.  C'est  ce  que 
demandent,  du  reste,  tous  les  utopistes  dans  les  momens  de  crise, 
ceux-là  même  qui  ont  abusé  de  la  spéculation  et  fait  naître  les 
embarras  qu'on  subit.  Ils  n'aiment  pas  qu'on  vienne  les  arrêter 
dans  leurs  affaires  en  leur  refusant  le  papier  dont  ils  croient  avoir 
besoin. 

Pour  montrer,  du  reste,  à  quel  point  la  circulation  fiduciaire  chez 
nous  est  dans  des  conditions  anormales,  il  suffit  de  la  rapprocher 
de  ce  qui  a  lieu  ailleurs  dans  les  grands  pays  qui  nous  envi- 
ronnent :  en  An^^leterre,  les  billets  au  porteur  émis  par  la  banque 
principale  s'élèvent  à  625  millions  de  francs  contre  une  encaisse 
de  5(10.  Et  si  l'on  prend  la  circulation  de  tout  le  Royaume-Uni,  elle 
est  de  1  milliard  53  millions  contre  776  millions  d'espèces.  En  Alle- 
magne, la  circulation  est  de  i  milliard  95  millions  garantis  par 
697  millions  d'encaisse.  En  Italie,  il  y  a  1  milliard  521  millions  de 
billets  contre  906  millions  d'espèces,  dont  les  deux  tiers  en  or. 
Nous  ne  parlons  pas  de  l'Autriche  et  de  la  Russie,  où  la  circulation 
se  fait  en  papier-monnaie  exclusivement  et  où  ce  papier  perd  20,  AO 
pour  100.  En  France,  l'excédent  des  billets  sur  l'encaisse  d'or,  qui 
est  la  seule  valable,  est  de  2  milliards  passés.  Et  si  maintenant  l'on 
joint  la  circulation  fiduciaire  à  la  circulation  métallique  dans  les  pays 
que  nous  venons  de  citer,  on  trouve  h  milliards  1/2  pour  l'Angle- 
terre, Il  milliards  200  millions  pour  l'Allemagne,  2  milliards  (i3Û  mil- 
lions pour  l'Italie  et  pour  la  France  10  milliards  300  nnllions  (1.) 
C'est  une  circulation  excessive,  d'autant  plus  excessive  qu'il  y  a  là 
dedans  3  milliards  de  métal  argent  qui  perdent  15  à  16  pour  100 
et  qui  sont  pour  une  partie  la  garantie  de  billets  à  la  valeur  des- 
quels ils  ne  répondent  plus.  On  ne  pourrait  les  donner  en  rem- 
boursement. C'est  un  fait  qui  a  été  reconnu  dans  les  discussions 
récentes  au  sénat  par  les  théoriciens  mêmes  du  double  étalon,  par 
MM.  Denormandie  et  Léon  Say.  «  Le  jour  oii  la  Banque  de  France, 
a  dit  M.  Denormandie,  serait  réduite  vis-à-vis  de  ceux  qui  frappent 
à  sa  porte  à  les  solder  avec  des  écus,  ce  jour-là  vous  verriez  se 
produire  une  réelle  émotion  à  son  guichet.  »  M.  Léon  Say  a  exprimé 
la  même  opinion  en  montrant  les  inconvéniens  de  la  réserve  métal- 
Ci)  Voyez  le  môme  Bulletin  de  statistique  du  mois  de  janvier  1884. 


LA    CIRCULATION    FIDUCIAIRE.  689 

lique  en  argent.  Par  conséquent,  en  réalité  et  pour  le  jeu  régulier 
des  opérations  de  la  Banque  de  France,  il  y  a  1  milliard  d'or 
contre  3  milliards  et  plus  de  billets,  c'est-à-dire  une  circulation 
fiduciaire  de  2  milliards  à  découvert.  Peut-on  supposer  qu'une 
pareille  masse  de  papier  n'ait  pas  une  influence  considérable  sur  le 
mouvement  des  affaires?  Elle  en  fausse  évidemment  la  sincérité. 
En  toutes  choses,  comme  a  dit  notre  immortel  Bastiat,  il  y  a  «  ce 
qu'on  voit  et  ce  qu'on  ne  voit  pas.  »  Ce  qu'on  voit  dans  les  temps 
ordinaires,  quand  le  papier  est  abondant,  ce  sont  les  relations 
commerciales  qui  sont  faciles,  l'argent  qui  est  à  bon  marché  ;  on 
se  laisse  aller  à  toute  espèce  de  spéculations  sans  avoir  aucun  frein 
qui  vous  arrête.  Les  salaires  augmentent  et  tout  le  monde  paraît 
heureux  :  voilà  ce  qu'on  voit.  Mais,  ce  qu'on  ne  voit  pas,  c'est 
qne  cette  abondance  de  papier,  ces  facilités  de  crédit  amènent 
des  excès,  et  quand  les  excès  arrivent,  on  ne  sait  plus  comment  les 
conjurer,  ou,  si  l'on  veut  les  conjurer  par  le  seul  moyen  qui 
existe,  l'élévation  du  taux  de  l'escontpte  ou  la  restriction  du  cré- 
dit, il  ne  manque  pas  de  gens  qui  vous  blâment  et  qui  voudraient 
qu'on  étendît  encore  la  circulation  fiduciaire,  comme  s'il  fallait 
donner  toujours  la  même  dose  d'alimens  à  quelqu'un  qui  est  malade 
pour  en  avoir  trop  pris. 

Nous  sommes  très  partisans  de  la  liberté  d'én.ission,  mais  des 
précautions  nous  paraissant  nécessaires.  L'état  est  le  juge  suprême 
dans  les  questions  de  monopole;  c'est  lui  qui  décide,  par  exemple, 
dans  quelle  mesure  devront  se  mouvoir  les  tarifs  de  chemins  de 
fer;  il  pourrait  de  même,  comme  cela  se  fait  en  Allemagne,  mettre 
un  impôt  sur  toute  circulation  de  papier  qui  dépasserait  un  certain 
chiffre.  De  cette  façon,  la  liberté  de  l'émission  serait  respectée;  la 
banque  pourrait  émettre  autant  de  billets  qu'elle  le  jugerait  utile, 
mais  comme  l'excédent  au-delà  du  chiffre  fixé  serait  frappé  d'im- 
pôt, on  ne  remettrait  qu'à  bon  escient  et  comme  un  moyen  de 
salut  préférable  au  cours  forcé.  Cette  restriction  judicieuse  est  la 
soupape  de  sûreté  pour  protéger  contre  la  trop  grande  extension  du 
papier-monnaie;  elle  vaut  mieux  que  les  précautions  prises  en 
Angleterre  par  Vart  de  18^4.  Avec  cet  act,  lorsqu'on  arrive  à  l'ex- 
trême limite  de  l'émission  autorisée  et  qu'on  ne  peut  plus  mettre  un 
billet  en  circulation  sans  qu'il  ait  sa  représentation  exacte  en  numé- 
raire, s'il  se  manifeste  des  besoins  exceptionnels,  on  est  obligé  de 
demander  au  gouvernement  un  bill  d'indemnité  pour  suspendre 
Yact  de  iSlid,  et  il  ne  faut  souvent  qu'un  très  léger  supplément  de 
billets  pour  sauver  la  situation.  Mais,  en  attendant,  comme  l'ob- 
tention de  ce  bill  est  toujours  incertaine,  le  moment  qui  précède  est 
extrêmement  critique;  chacun  se  précipite  sur  les  réserves  que  pos- 

TOMB  Lîii.  —  1884.  44 


690  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

sède  la  banque  et  la  panique  devient  générale  :  ce  qui  faisait  dire  à 
un  ancien  chancelier  de  l'échiquier  qu'à  ce  moment  suprême,  Vact 
de  IShh  faisait  plus  de  mal  qu'il  ne  pouvait  faire  de  bien  dans  le 
reste  du  temps.  La  mesure  prise  par  la  Banque  d'Allemagne  est  donc 
meilleure.  Il  n'y  a  pas  de  limite  absolue  posée  à  l'émission.  On  est 
sûr  qu'on  aura  toujours  des  billets  si  on  en  a  tout  à  fait  besoin; 
seulement,  comme  ils  seront  passibles  d'un  impôt  assez  élevé  (5  pour 
100),  ils  ne  seront  émis  que  s'il  y  a  un  intérêt  réel  à  le  faire  et  on  les 
paiera  ce  qu'ils  valent.  Il  y  en  a  eu  un  exemple  ;  à  la  fin  de  l'an- 
née 1881,  la  banque  a  excédé  l'émission  autorisée  d'environ  30  mil- 
lions et  a  payé  un  impôt  en  conséquence.  Quelques  jours  après,  tout 
était  rentré  dans  l'ordre.  Nous  voudrions  la  même  chose  en  France, 
au  lieu  de  cette  liberté  complète  de  l'émission,  qui,  sous  prétexte  de 
mieux  répondre  aux  besoins  réels  du  commerce,  arrive  à  favoriser 
des  spéculations  insensées.  M.  Léon  Say,  dans  sa  discussion  au  sénat 
sur  la  question,  a  dit  d'excellentes  choses,  entre  autres  que  le  taux 
du  change  est  le  baromètre  de  la  circulation.  Il  est  très  certain,  en 
effet,  que,  quand  le  change  est  défavorable  et  qu'on  est  obligé  de 
payer  des  diiTérences  au  dehors,  on  ne  peut  le  faire  qu'avec  des 
espèces  métalliques  prises  où  on  les  prend  ordinairement,  c'est- 
à-dire  à  la  Banque  de  France  et  contre  remboursement  de  billets. 
Il  faut  bien  alors  que  la  circulation  s'abaisse,  ce  qui  fait  naître  sou- 
vent de  grands  embarras.  On  ne  combat  cette  situation  qu'en  éle- 
vant le  taux  de  l'escompte,  et  en  faisant  venir  des  capitaux  étran- 
gers. Le  remède  est  généralement  efficace,  et  il  n'y  en  a  pas 
d'autre.  Ceci  est  excellent  lorsqu'il  s'agit  de  dégager  notre  situation 
au  dehors;  mais,  au  dedans,  en  temps  ordinaire,  lorsque  le  change 
reste  favorable  et  que  la  monnaie  métalUque  ne  s'en  va  pas, 
qu'est-ce  qui  indique  qu'il  y  a  trop  de  papier,  et  peut-on  dire  alors  qu'il 
est  indifférent  que  la  circulation  fiduciaire  s'étende  plus  ou  moins 
et  qu'elle  soit  comme  aujourd'hui  de  plus  de  2  milliards  en  dehors 
des  réserves  métalliques?  Évidemment  il  y  a  là  un  abus  à  corriger. 
Une  autre  précaution  est  encore  à  prendre  pour  que  cette  circula- 
tion fiduciaire  ne  dépasse  pas  les  limites  naturelles  qu'elle  doit  avoir, 
c'est  de  débarrasser  la  Banque  de  la  partie  de  sa  réserve  qui  est 
une  véritable  illusion.  Le  conseil  de  régence  a  fait  une  grande  faute 
lorsqu'il  s'est  opposé,  à  diverses  reprises,  à  la  démonétisation  de 
l'argent;  s'il  l'avait  acceptée  il  y  a  déjà  plusieurs  années,  quand  on 
l'a  proposée  pour  la  première  fois  et  qu'il  n'y  eût  plus  eu  dans  la 
circulation  principale  que  l'or,  l'argent  restant  à  titre  de  monnaie 
secondaire,  les  embarras  que  nous  subissons  en  ce  moment  n'existe- 
raient pas  :  notre  circulation  de  papier  ne  se  serait  pas  élevée  à 
3  milliards  200  millions.  Le  public,  averti  du  véritable  état  des 
choses,  n'aurait  point  laissé  les  billets  monter  si  haut;  il  se  serait 


LA    CIRCULATION   FIDUCIAIRE.  691 

servi  d'or  davantage,  et  la  circulation,  au  lieu  d'être  de  plus  de  3  mil- 
liards, ne  dépasserait  pas  peut-être  l^bOO  millions,  ce  qui  serait  un 
chiffre  normal  ;  avec  le  double  étalon  et  la  faculté  qu'a  la  banque  de 
rembourser  ses  billets  en  argent,  le  public,  qui  ne  veut  point  de  ce 
métal,  prend  tous  les  billets  qu'on  lui  donne  et  les  garde.  Il  agit 
comme  s'il  était  sous  le  régime  du  cours  forcé,  et  ce  n'est  pas  lui  qui 
arrêtera  jamais  l'émission.  On  ne  doit  compter  pour  cela  que  sur  la 
prudence  du  conseil  de  régence.  Ce  conseil  est,  en  effet,  très  prudent 
et  composé  d'hommes  qui  ne  sont  pas  le  moins  du  monde  empiri- 
ques, mais  leur  prévoyance  peut  se  trouver  aux  prises  avec  de  grosses 
difficultés.  Si  l'on  voyait,  par  exemple,  la  Banque  de  France  élever 
le  taux  de  son  escompte  lorsqu'elle  a  en  apparence  une  encaisse  de 
2  milliards  contre  3  milliards  200  millions  de  billets  et  qu'elle  n'a 
pas  encore  atteint  la  limite  nouvelle  qui  vient  d'être  fixée  à  son 
émission  (3  milliards  J/2),  le  public  se  récrierait  et  trouverait  qu'on 
lui  impose  des  charges  inutiles.  Si,  au  contraire,  la  banque  était 
débarrassée  de  son  encaisse  d'argent,  qui  est  un  véritable  trompe- 
l'œil,  alors  on  verrait  plus  clair  dans  la  situation  et  les  choses  ne 
tarderaient  pas  à  rentrer  dans  l'ordre.  On  aurait  pu  se  débarrasser 
de  ce  métal  lorsqu'il  n'y  en  avait  que  pour  1,500  millions  environ 
dans  le  pays,  et  qu'il  ne  perdait  encore  que  de  2  à  3  pour  100. 
Aujourd'hui,  il  perd  de  15  à  16  pour  100,  et  il  y  en  a  pour  3  mil- 
liards ;  c'est  grave. 

Voilà  ce  qu'a  produit  notre  imprévoyance.  On  a  laissé  s'amasser 
l'argent,  et  avec  cet  amas  de  l'argent,  à  la  suite,  est  venu,  par  une 
conséquence  naturelle,  l'accroissement  démesuré  de  la  circulation 
fiduciaire.  C'est  un  double  malheur.  La  perte  serait  considérable 
sans  doute  si  on  voulait  démonétiser  l'argent  aujourd'hui.  Cepen- 
dant, si  l'on  considère  les  difficultés  contre  lesquelles  on  se  heurte 
en  ce  moment  et  qui  se  renouvelleront,  il  vaudrait  mieux  en  finir 
une  bonne  fois  pour  avoir  une  situation  plus  nette  et  une  circula- 
tion fiduciaire  mieux  établie.  Et  puis,  quel  intérêt  avons-nous  à 
garder  ce  corps  mort,  de  2  milliards  d'argent  au  moins  que  nous 
possédons  en  trop,  1  milliard  pouvant  largement  suffire  pour  les 
besoins  de  la  monnaie  divisionnaire?  Il  y  aurait  profit  à  l'échanger 
contre  des  marchandises  utiles;  cela  vaudrait  infiniment  mieux  pour 
la  richesse  du  pays. 

En  résumé,  la  crise  que  nous  subissons  et  qui  durera  plus  ou 
moins  longtemps,  est  née  de  beaucoup  de  choses  :  d'abord  d'un 
excès  de  production,  comme  cela  arrive  presque  toujours  à  la  suite 
des  années  prospères  et  de  grande  activité  commerciale;  elle  est 
née  aussi  des  spéculations  de  toute  nature  qui  ont  eu  lieu  à  Paris  et 
ailleurs.  Enfin,  les  incertitudes  de  la  politique  n'y  sont  pas  non  plus 


692  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

étrangères.  Mais  ce  sont  là  des  causes  secondaires  :  la  cause  princi- 
pale est  dans  le  vice  de  notre  circulation  monétaire.  Nous  avons  plus 
d'instrumens  d'échange  qu'il  ne  nous  en  faut  pour  nos  besoins.  On 
les  prend  pour  des  capitaux  disponibles  :  de  là  des  illusions,  et  ces 
illusions  sont  entretenues  par  l'abondance  de  la  circulation  fiduciaire 
qui  maintient  d'une  façon  un  peu  artificielle  les  capitaux  à  bon  mar- 
ché. Le  billet  au  porteur  est  assurément  un  instrument  d'échange 
commode  et  très  utile.  Nous  en  avons  indiqué  les  mérites,  mais  il 
a  aussi  ses  inconvéniens,  et  on  peut  être  étonné  que,  dans  les  grands 
pays  commerçans  comme  l'Angleterre,  les  États-Unis  et  l'Allemagne, 
on  n'en  fasse  pas  un  très  grand  usage;  cependant,  ce  sont  des 
pays  où  le  crédit  joue  un  rôle  important,  plus  important  que  chez 
nous.  Mais  il  y  a  plusieurs  sortes  de  crédit;  il  y  en  a  un  qui  repose 
exclusivement  sur  le  numéraire  et  qui  a  pour  but  d'en  tirer  toute 
l'utilité  possible,  c'est  le  crédit  au  moyen  du  chèque.  A  première 
vue,  il  peut  paraître  bizarre  d'entendre  dire  que  les  chèques  repo- 
sent exclusivement  sur  le  numéraire,  lorsqu'il  y  en  a,  peut-être, 
en  mouvement  chaque  jour  pour  vingt-cinq  ou  trente  fois  le  mon- 
tant de  la  provision  qui  leur  sert  de  garantie  ;  cela  est  cependant 
vrai  ;  le  chèque  n'est  pas  créé  pour  circuler,  c'est  un  mode  de  paie- 
ment, il  n'est  valable  que  pour  très  peu  de  temps,  il  faut  qu'il  soit 
échangé  ou  remboursé  et,  s'il  ne  peut  être  ni  l'un  ni  l'autre,  la 
crise  arrive  et  la  liquidation  s'impose  coûte  que  coûte.  Il  n'en  est 
pas  de  même  avec  le  billet  au  porteur  ;  celui-ci  est  un  instrument 
de  crédit  qui  circule  par  lui-même,  qui  a  une  existence  propre 
absolument  comme  la  monnaie  métallique,  et  même  indépendante 
de  celle-ci.  S'il  est  émis  en  trop  grande  quantité,  s'il  ne  représente 
pas  des  opérations  sérieuses,  rien  ne  l'indique;  il  s'ajoute  aux 
autres  instrumens  d'échange,  passe  pour  un  capital  disponible  et 
fait  naître  des  illusions.  Avec  le  chèque,  on  a  un  critérium  qui  aver- 
tit immédiateiuent  des  abus  qu'il  peut  y  avoir  dans  les  spécula- 
tions commerciales  ;  avec  le  billet  au  porteur,  surtout  tel  qu'il  existe 
chez  nous,  il  n'y  en  a  pas.  Les  embarras  s'accumulent  et  on  ne  s'en 
aperçoit  que  lorsque  la  liquidation  est  devenue  très  dilTicile.  En  un 
mot,  les  grands  pays  que  nous  avons  cités  ont  résolu  le  problème 
du  crédit  autrement  que  nous,  ils  l'ont  appuyé  exclusivement  sur 
le  numéraire  au  moyen  du  chèque,  tandis  que  nous  l'avons  souvent 
placé  à  côté  avec  le  billet  au  porteur.  De  là  des  efléis  très  diiïérens. 
En  Angleterre,  aux  États-Unis,  en  Allemagne  même,  lorsque  les 
crises  anivent,  on  en  est  informé  totit  de  suite  et  elles  durent  peu, 
tandis  que  chez  nous  on  ne  les  voit  pas  venir  et  elles  se  prolongent 
sans  qu'on  sache  comment  les  dénouer.  C'est  notre  situation  aujour- 
d'hui. 

Y.  Bonnet. 


LE 

CHANCELIER  DE  L'EMPIRE  ALLEMAND 

E  T 

M.    MORITZ    BUSGH 


Tel  homme  de  génie  affecte  un  fastueux  dédain  pour  toute  l'espèce 
humaine  et  ne  laisse  pas  de  tenir  beaucoup  à  sa  réputation,  à^l'i  lée 
que  peut  se  faire  de  son  caractère  et  de  ses  talens  le  vil  troupeau  qu'il 
méprise.  Le  grand  poliiique  qui  est  aujourd'hui  l'arbitre  souverain  des 
destinées  de  l'Europe  est  un  exemple  frappant  de  ceite  contradiction. 
Il  regarde  l'humanité  comme  un  aigle  regarde  une  fourmilière,  mais 
cet  aigle  est  très  soucieux  de  ce  que  peuvent  penser  de  lui  les  fourmis. 
Nous  ne  connaissons  ftucun  homme  d'état  qui  ait  provoqué  de  son 
vivant  tant  de  publications  destinées  à  nous  expliquer  son  génie,  ses 
intentions,  ses  desseins,  ses  méthodes,  ses  procédés. 

A  côté  de  celles  qui  s'adressent  aux  lecteurs  sérieux,  M.  de  Bismarck 
en  autorise  d'autres,  d'un  style  plu^  familier,  à  l'usage  des  simples, 
du  vulgaire,  de  la  f)ule,  et  il  semble  avoir  fait  de  M.  Moritz  Busch 
son  vulgarisateur  d'office.  M.  Busch  excelle  dans  la  biographie  anecdo- 
tique,  il  a  toutes  les  qualités  requises  pour  cette  sorte  d'ouvrages.  Il 
professe  pour  son  héros  une  dévotion  qui  touche  à  la  bigoterie.  Le 
grand  chancelier,  auprès  duquel  il  a  ses  entrées,  est  pour  lui  un  être 
infaillible  et  impeccable,  un  dieu  dont  il  adore  les  mystères  et  qu'il 
ne  se  permet  pas  de  discuter.  Dans  notre  siècle,  qu'on  accuse  de 
manquer  d^  respect,  un  tel  exemple  d'humilité  portée  jusqu'à  l'immo- 
lation, jusqu'à  l'anéantissement  de  soi-même,  a  quelque  chose  de  rare 
et  de  touchant.  M.  Busch  dirait  volontiers  à  M.  de  Bismarck  ce  que 
disait  à  Faust  l'honnête  Wagner  : 


694  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Marcher  près  de  vous  me  suffit, 
C'est  tout  honneur  et  tout  profit. 


Aussi  est-il  infiniment  sensible  à  la  moindre  marque  d'attention  qu'il 
obtient  de  son  maître.  Pendant  l'automne  de  1877,  comme  il  était  en 
séjour  à  Varziu,  on  partit  une  après-midi  pour  aller  pêcher.  Il  était 
assis  sur  le  siège  de  la  voiture,  et  il  y  avait  quelque  désordre  dans  sa 
toilette;  rattache  de  son  paletot  dépassait  son  collet.  M.  de  Bismarck, 
à  qui  il  tournait  le  dos,  dit  au  conseiller  intime  Tidemann  :  «  Rentrez- 
lui  donc  son  attache  ;  nous  pourrions  être  tentés  de  nous  en  servir 
pour  le  pendre,  et  il  n'a  pas  mérité  un  traitement  si  rigoureux.  » 

Les  historiens  anecdotiers  et  un  peu  commères  ne  dédaignent  aucun 
détail.  Ils  n'ignorent  pas  que,  dans  l'histoire  d'un  grand  homme,  ce 
sont  les  petites  choses  qui  intéressent  le  plus  les  petites  gens,  que  la 
foule  des  lecteurs  aime  à  savoir  ce  qu'il  mange  et  ce  qu'il  boit,  s'il  fait 
lui-même  sa  barbe,  à  quelle  heure  il  se  lève,  à  quelle  heure  il  se  couche, 
s'il  dort  sur  le  côté  gauche  ou  sur  le  côté  droit,  combien  il  a  d'armoires 
dans  son  cabinet  de  travail,  comment  il  s'y  prend  pour  empêcher  sa 
cheminée  de  fumer,  s'il  préfère  aux  œufs  sur  le  plat  les  œufs  à  la 
coque.  Paul-Louis  Courier  nous  raconte  dans  ]e  Pamphlet  des  jjamphlets 
qu'il  déjeunait  un  jour  chez  son  camarade  Duroc,  logé  depuis  peu  dans 
une  vieille  maison  fort  laide,  entre  cour  et  jardin,  où  il  occupait  le 
rez-de-chaussée.  Ils  étaient  plusieurs  à  table  en  devoir  de  bien  faire, 
quand  tout  à  coup  se  présente  sans  être  annoncé  le  camarade  Bona- 
parte, nouveau  propriétaire  de  la  vieille  maison,  dont  il  habitait  le 
premier  étage.  Il  venait  en  voisin,  et  cette  bonhomie  étonna  tous  les 
convives.  Ils  se  lèvent,  ils  s'empressent  ;  le  héros  les  fait  rasseoir  : 
«  n  n'était  pas  de  ces  camarades  à  qui  l'on  peut  dire  :  Mets-toi  là  et 
mange  avec  nous.  Cela  eût  été  bon  avant  l'acquisition  de  la  vieille 
maison.  Debout  à  nous  regarder,  ne  sachant  trop  que  dire,  il  allait  et 
venait.  «  Ce  sont  des  artichauts  dont  vous  déjeunez  là?  — Oui,  général. 
—  Vous,  Rapp,  vous  les  mangez  à  l'huib  ?  —  Oui,  général.  —  Et  vous, 
Savary,  à  la  sauce  ?  Moi,  je  les  mange  au  sel.  —  Ah  !  général,  répond 
celui  qui  s'appelait  alors  Savary,  vous  êtes  un  grand  homme,  vous  êtes 
inimitable.  »  Nous  ignorons  si  M.  de  Bismarck  mange  les  artichauts  au 
sel  ou  à  l'huile  ;  mais  nous  savons  par  M.  Busc'a  qu'il  est  un  gros  man- 
geur, que  les  gens  qui  pensent  beaucoup  ont  besoin  de  beaucoup  de 
nourriture.  Nous  savons  aussi  que,  quoiqu'il  ait  du  goût  pour  la  bonne 
chère,  il  s'accommode  des  mets  les  plus  simples,  que  malgré  sa  pré- 
férence pour  le  cognac  il  ne  fait  point  fi  de  l'eau-de-vie  de  grain  et 
qu'il  en  conserve  soigneusement  dans  les  caves  de  son  château  de 
S^ônhausen  quelques  barriques,  qu'il  laisse  vieillir  pour  l'usage  de 
ses  arrière-neveux.  En  cela  comme  en  toute  autre  chose,  M.  Busch  le 
trouve  inimitable. 


LE   CHANCELIER    DE   l'eMPIRE   ALLEMAND.  695 

Nous  ne  méprisons  pas  les  anecdotes.  Il  en  est  d'intéressantes,  qui 
en  disent  très  long  sur  les  hommes  et  les  choses.  M.  de  Bismarck  a 
raconté  à  ?:on  biographe  que  lorsqu'il  fut  envoyé  à  Francfort  pour  y 
représenter  la  Prusse,  il  n'y  avait  dans  les  séances  de  la  commission 
militaire  que  le  plénipotentiaire  de  l'Autriche  qui,  en  vertu  de  son 
droit  présidentiel,  se  permît  de  fumer.  Un  jour,  M.  de  Bismarck  eut 
l'audace  de  lui  demander  du  feu,  ce  qui  causa  à  tout  le  monde  une 
indicible  surprise  mêlée  de  déplaisir.  C'était  un  événement,  presque 
une  révolution,  et  les  représentans  des  moyens  comme  des  petits  états 
s'empressèrent  d'en  référer  à  leurs  gouvernemens,  de  leur  soumettre 
le  cas.  Les  petites  cours  réfléchirent  longuement  sur  cette  affaire,  qui 
leur  parut  si  grave  qu'elles  ne  savaient  quel  parti  prendre,  et  durant 
la  moitié  d'une  année,  il  n'y  eut  que  les  deux  grandes  puissances  qui 
fumèrent,  après  quoi  le  plénipotentiaire  bavarois  crut  devoir  sauve- 
garder la  dignité  de  son  pays  en  fumant  aussi.  Le  Saxon  mourait 
d'envie  d'en  faire  autant,  mais  il  n'avait  pas  encore  obtenu  l'autorisa- 
tion de  son  ministre.  Toutefois,  dans  la  séance  suivante,  le  Hanovrien, 
qui  était  au  mieux  avec  l'Autriche,  s'étant  résolu  à  franchir  le  pas,  il  le 
franchit  aussi  et  fuma.  A  quelque  temps  de  là,  le  Wurtembergeois 
sentit  qu'il  y  allait  de  l'honneur  du  pays  souabe,  et  quoi  qu'il  n'aimât 
pas  à  fumer,  on  le  vit  tirer  de  son  étui  un  cigare  long,  mince,  clair, 
couleur  paille  de  seigle,  qu'il  alluma  d'un  air  bourru,  comme  un 
homme  qui  fait  à  sa  patrie  le  plus  douloureux  des  sacrifices.  De  ce 
jour,  il  n'y  eut  que  Hesse-Darmstadt  qui  ne  fuma  pas.  Cette  anecdote 
est  très  instructive,  elle  nous  apprend  à  peu  près  ce  qu'était  l'ancienne 
Confédération  germanique;  c'est  tout  un  chapitre  d'histoire. 

Non  moins  instructive  est  une  autre  anecdote  que  rapporte  M.  Busch 
sans  oser  prendre  sur  lui  d'en  garantir  !a  parfaite  authenticité.  Dans 
le  temps  de  son  orageuse  et  remuante  jeunesse,  M.  de  Bismarck,  accom- 
pagné d'un  ami,  alla  un  jour  chasser  la  bécasse.  On  devait  traverser 
vm  marécage  recouvert  d'un  perfide  gazon.  L'ami  était  gros,  un  peu 
lourd;  il  enfonça,  demeura  embourbé  jusqu'aux  aisselles  et  bientôt 
jusqu'aux  oreilles.  Après  avoir  fait  de  vains  efforts  pour  se  dégager,  il 
appela  à  son  secours  le  futur  chancelier  de  l'empire  germanique,  qui 
lui  répondit  tranquillement  :  «  Mon  cher  ami,  tu  ne  sortiras  jamais 
de  ce  trou,  je  ne  vois  aucun  moyen  de  t'en  tirer.  Mais  je  veux  t'épar- 
gner  une  mort  lente,  honteuse  et  dégradante  en  t'envoyant  dans  la 
tête  une  volée  de  plomb  qui  te  procurera  une  fin  plus  convenable, 
plus  digne  de  toi.  Ne  bouge  pas,  ce  sera  l'affaire  d'une  seconde.  » 
Parlant  ainsi,  il  relevait  lentement  le  canon  de  son  fusil  et  couchait  en 
joue  l'infortuné,  qui,  saisi  d'une  folle  terreur,  fit  un  effort  surhumain  et 
réussit  à  regagner  la  rive.  A  peine  y  fut-il  en  sûreté  qu'il  accabla  d'in- 
jures son  aimable  compagnon.  Celui-ci  lui  riposta  sans  s'émouvoir  : 
c(  Tu  vois  si  j'avais  raison  ;  il  faut  que  chacun  s'aide  lui-même.  »  A  ces 


696  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mots,  lui  tournant  le  dos,  il  s'en  alla  chercher  ses  bécasses.  Voilà  un 
trait  qui  peint  un  homme  et  qui  doit  donner  à  réfléchir  aux  alliés  de 
M.  de  Bismarck,  à  tous  ceux  qui  veulent  chasser  avec  lui.  Si  jamais  ils 
se  trouvaient  embourbés  jusqu'aux  aisselles,  il  croirait  s'acquitter  de 
tout  ce  qu'il  leur  doit  en  leur  proposant  de  leur  casser  la  tête  et  de 
leur  procurer  ainsi  une  fia  convenable. 

M.  Busch  ne  nous  en  voudra  pas  de  joindre  quelques  critiques  à  nos 
éloges.  Les  deux  nouveaux  volumes  qu'il  vient  de  nous  donner  sous 
le  titre  de  Notre  Chancelier  (i)  renferment  plus  d'une  page  agréable  et 
piquante;  mais  il  aurait  mieux  fait  d'en  retrancher  certains  chapitres 
qui  ne  nous  apprennent  rien.  Il  a  cousu  le  vieux  au  neuf,  il  a  mêlé  à 
l'inédit  de  longues  citations  des  discours  les  plus  connus  de  M.  de 
Bismarck,  de  longs  passages  de  ses  lettres  intimes  que  tout  le  monde 
a  lues,  de  longs  extraits  des  dépêches  publiées  par  M.  de  Poschinger. 
Enûn  il  s'est  pillé  lui-même  en  reproduisant  des  pages  fntières  de 
son  premier  livre,  qui  était  composé  avec  plus  d'art.  Que  ne  s'é^ar- 
gne-t-il  la  faiigue  des  répétitions!  Ce  qu'il  a  dit  une  fois  ne  s'oublie 
pas;  il  donne  aux  vérités  qu'il  enseigne  un  tour  si  particulier  qu'elles 
demeurent  à  jamais  gravées  dans  la  mémoire.  On  pourrait  lui  adres- 
ser ce  compliment  qu'une  mère  faisait  à  sa  fille:  «  Il  y  a  toujours  à 
tous  vos  enfans  la  marque  de  l'ouvrier.  » 

Nous  lui  reprochons  ses  redites,  le  remplissage,  la  bourre  dont  il 
grossit  ses  voluiTies.  D'autres  l'accuseront  d'être  trop  discret,  trop 
avare  de  si  s  confidences.  S'ils  se  flattent  d'être  initiés  par  lui  à  toutes 
les  pensées  secrètes  de  son  maître,  leur  curiosité  sera  déçue.  Il 
entr'ouvre  quelquefois  la  porte  qui  conduit  dans  les  coulisses  de  la 
politique  et  il  la  referme  bien  vite.  ÎVl.  Busch  est  un  homme  qui  ne 
dit  que  ce  qu'on  lui  permet  de  dire.  Il  y  a  çà  et  là  dans  son  nou- 
veau livre,  comme  dans  le  premier,  quelques  révélations  qui  ont  fait 
scandale  et  n'ont  pas  été  agréables  à  tout  le  monde;  mais  on  peut 
être  certain  que,  dans  ces  rares  occasions,  il  a  été  indiscret  par 
ordre  supérieur.  C'est  par  ordre  supérieur  que  M,  Busch  s'est  permis 
de  prétendre  qu'en  1880  les  Russes  avaient  tenté  de  se  ménager 
des  intelligences  à  Paris  par  l'entremise  du  général  Obrut^chef.  «  Les 
Français,  lui  dit  à  ce  sujet  M.  de  Bismarck,  n'ont  pas  voulu  les  écou- 
ter; ils  nous  ont  informés  eux-mêmes  de  ces  tentatives,  comme  une 
femme  vertueuse  dénonce  à  son  mari  les  propositions  intervenantes 
qu'elle  a  reçues.  »  Les  insinuations  de  M.  Busch  sont  desiiiiées  à 
décourager  les  galans  qui  seraient  disposés  à  nouer  quelque  intrigue 
avec  nous.  Dans  une  charmante  comédie  qui  a  été  jouée  plus  de  cent 
fois  cet  hiver,  on  voit  un  amant  très  épris  se  piésenter  à  un  rendez- 

(1)  Vnser  Reichskansler,  Studien  zu  einem^  Charakterbiîde,  von  Jîoritz  Busch, 
ieipzi?,  188}, 


LE   CHANCELIER   DE  L  EMPIRE   ALLEMAND.  697 

VOUS  qu'il  a  obtenu  à  grand'pein?.  Quel  n'est  pas  son  déplaisir  de 
trouver  la  femme  qu'il  aime  en  train  de  se  réconcilier  avec  soa  maril 
Il  s'écrie  piteusement  :  «  Vous  auriez  dû  m'avertir  que  je  vous  trouve- 
rais en  famille.  »  M.  de  Bismarck  a  été  bien  aise  de  faire  savoir  à 
tout  l'univers  qu'il  n'y  avait  rien  à  faire  avec  la  France,  qu'on  la 
trouverait  toujours  en  famille.  Il  se  déQe  pourtant  beaucoup  de  la 
fidélité  de  sa  femme,  puisqu'il  la  ti  nt  sous  les  verrous  et  les  grilles 
de  cette  sombre  prison  qu'on  appelle  la  triple  alliance.  Tant  de  pré- 
cautions pourraient  bien  nous  dégoûter  de  notre  vertu. 

M.  Busch  ne  se  pique  pas  toujours  de  conséquence,  ses  récits  contre- 
disent quelquefois  ses  doctrines.  En  général,  il  cherche  à  persuader  à 
ses  lecteurs  que  M.  de  Bismarck  a  toujours  été  pacifique,  qu'il  n'use 
de  violence  qu'à  l'égard  des  entêtés  qui  refusent  d'entendre  raison,  que 
toutes  les  fois  que  le  renard  a  étranglé  la  poule,  c'était  dans  un  cas  de 
légitime  défense  et  que  la  poule  avait  commencé.  Il  affirme  que,  jus- 
qu'en 1870,1e  ministre  prussien  s'est  constamment  appliqué  à  conserver 
de  bons  r-pports  avec  le  gouvernement  français,  qu'il  ne  désespérait 
pas  d'établir  une  entente  durable  entre  les  deux  nations,  que  c'est 
l'empereur  Napoléon  IIÎ  qui  a  lassé  sa  patience  et  lui  a  mis  l'épée  à 
la  main.  Ce  n'est  pas  l'opinion  d'un  ingénieux  écrivain  italien,  M.  Gae- 
tano  Negri,  qui,  dans  un  livre  tout  récent,  éiablit  que  dès  1867  la 
principale  occupation  de  M.  de  Bismarck  a  été  d'irriter,  d'exaspérer  le 
gouvernement  français  jusqu'à  ce  que  la  guerre  fût  inévitable  (1). 

Personne  n'ignore  qu'au  moment  de  la  crise  suprême,  on  crut  encore 
à  un  arrangement,  que  l'étincelle  qui  mit  le  feu  aux  poudres  fut  le 
télégramme  d'Ems  annonçant  à  toute  l'Europe  une  insulte  faite  par 
le  roi  de  Prus-e  à  l'ambassadeur  de  France.  Cette  insulte  était  pure- 
ment imaginaire.  Le  roi  Guiliaume  avait  approuvé  sans  réserve  la 
renonciation  du  prince  Léopold  au  trône  d'Espagne,  tout  en  refusant 
par  dignité  de  prendre  aucun  engagement  pour  l'avenir.  Jusqu'au  bout 
il  avait  été  courtois  pour  l'ambassadeur,  et  quand  il  partit  pour  Coblentz, 
M.  Benedetti  le  revit  à  la  gare,  oîi  il  l'accueillit  avec  sa  bienveillance 
accoutumée.  «  Qui  avait  rédigé  le  télégramme?  demande  M.  Negri.  On 
ne  peut  plus  douter  que  la  main  qui  mouvait  en  secret  les  fils  de  cette 
tragi-comédie  n'ait  voulu  par  un  scandale  européen  rendre  impossible 
la  réconciliation  des  deux  gouvernemens.  Le  but  fut  pleinement  atteint. 
En  France,  les  ministres,  la  chambre,  la  population,  tout  le  monde 
sentit  l'affront  et  perdit  la  tête.  » 

On  savait  depuis  longtemps  que  M.  de  Bismarck,  revenu  subitement 
de  Yarzin  à  Berlin,  avait  vu  de  mauvais  œil  la  tournure  pacifique  que 
prenaient  les  choses,  qu'il  avait  chargé  le  comte  Eulenburg  de  se  rendre 
à  Ems  pour  représenter  au  roi  le  fâcheux  effet  de  ses  concessions.  Nous 

(1)  Bismarck,  saggio  storico,  di  Gaetano  Negri.  Milan,  1884. 


698  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

savons  par  M.Busch  dans  quelles  circonstances  il  rédigea  de  sa  main  le 
fameux  et  funeste  télégramme  :  «  Il  reçut  du  conseiller  intime  Abe- 
ken,  qui  se  trouvait  à  Ems  avec  le  roi,  un  rapport  sur  ce  qui  s'était 
passé,  avec  l'autorisation  royale  d'en  publier  le  contenu.  Il  donna  lec- 
ture de  ce  rapport  aux  comtes  de  Moltke  et  de  Roon,  qui  dînaient  avec  lui, 
et  les  deux  généraux  sentirent  aussitôt  que  la  situation  se  dessinait  dans 
le  sens  de  la  paix.  Le  chancelier  répondit  que  cela  dépendrait  du  ton 
et  du  style  de  la  publication  à  laquelle  on  l'autorisait.  En  présence  de 
ses  hôtes,  il  fit  un  extrait  du  rapport  télégraphique  en  y  pratiquant  des 
suppressions,  mais  sans  rien  ajouter,  n  Cet  extrait,  qui  fut  aussitôt  expé- 
dié à  toutes  les  légations  prussiennes  et  communiqué  à  la  presse,  por- 
tait en  substance  que  le  roi  avait  refusé  de  recevoir  l'ambassadeur  de 
France  et  lui  avait  fait  signifier  par  l'adjudant  de  service  qu'il  n'avait 
plus  rien  à  lui  dire.  C'est  ainsi  que,  par  d'habiles  suppressions,  oû 
dispose  des  événemens  ;  le  sort  de  deux  empires  peuL  dépendre  d'une 
rature  faite  avec  art.  Ici  encore,  M.  Busch  a  été  indiscret  à  bon  escient. 
Dans  l'intérêt  de  sa  popularité,  M.  de  Bismarck  ne  craint  pas  de  faire 
savoir  que  cette  guerre  si  glorieuse  pour  les  armes  allemandes  a  été 
son  œuvre  personnelle,  que  la  courtoisie  de  son  roi  a  failli  la  faire  avor- 
ter, que  c'est  lui  qui  a  paré  le  coup. 

M.  Busch  déclare  modestement  dans  sa  préface  qu'il  n'est  pas  de 
force  à  faire  le  portrait  du  grand  homme  qu'il  a  l'honneur  de  servir, 
qu'il  laisse  ce  soin  aux  historiens  futurs,  qu'il  a  rassemblé  dans  soa 
livre  des  croquis,  dont  ils  pourront  se  servir  pour  leurs  tableaux  à 
l'huile.  Assurément  ses  croquis  leur  rendront  service,  mais  il  a  quel- 
quefois d'étranges  idées.  Comment  lui  est-il  venu  à  l'esprit  d'insti- 
tuer un  parallèle  en  forme  entre  Goethe  et  M.  de  Bismarck,  de  trouver 
que  l'auteur  de  Faust  et  de  la  Métamorphose  des  plantes  ressemblait 
beaucoup  à  l'auteur  de  la  bataille  de  Sadowa?  Cette  ressemblance  nous 
échappe.  Il  nous  paraît  que  si  Goethe  revenait  au  monde,  les  âpretés 
du  chancelier  de  l'empire  allemand  étonneraient  son  génie  harmo- 
nieux, d'une  divine  souplesse,  qu'il  admirerait  ce  prince  des  violons 
comme  le  naturaliste  admire  un  de  ces  beaux  monstres  qui  lui  font 
découvrir  dans  la  nature  des  lois  et  des  forces  inconnues.  M.  Busch  a 
mieux  rencontré  quand  il  nous  dit  que  M.  de  Bismarck  joint  à  l'éner- 
gie incomparable  de  la  volonté  la  plus  vive  intelligence  politique  et  une 
sûreté  de  jugement  qui  ne  se  laisse  jamais  influencer  par  des  dogmes 
ou  des  préjugés  de  parti  :  «  Une  tête  froide,  nous  dit-il,  et  un  cœur 
chaud,  l'imagination  la  plus  fertile  et  la  plus  fougueuse  audace,  Ulysse 
et  Achille  en  une  seule  personne  :  voilà  le  secret  de  ses  prodigieux 
succès.  »  M.  Negri  le  définit  de  son  côté  un  homme  qui  unit  au  culte 
de  la  force  une  exquise  finesse,  un  Ostrogoth  très  civilisé,  en  quoi  il 
diffère  d'Ulysse  et  d'Achille,  qui  n'étaient  pas  des  Ostrogolhs. 

Quant  à  nous,  ce  que  nous  admirons  le  plos  en  lui,  c'est  la  part 


LE    CHANCELIER    DE    L  EMPIRE   ALLEMAND.  6?9 

considérable  qu'aie  pur  instinct  dans  ses  talens  et  dans  ses  règles  de 
conduite,  la  simplicité  des  moyens  qu'il  emploie,  le  merveilleux  bon 
sens  avec  lequel,  s'affranchissant  de  toute  vaine  superstition,  il  a  con- 
sidéré la  politique  comme  l'application  la  plus  relevée  de  l'art  de  tra- 
fiquer et  de  conclure  de  bons  marchés.  Le  fond  de  ce  grand  homme 
d'état  est  un  hobereau  de  la  Marche  de  Brandebourg,  doué  au  suprême 
degré  de  l'esprit  des  affaires.  Nous  croyons  à  sa  passion  pour  les 
bruyères  et  pour  les  bois.  Il  a  pu  dire  un  jour,  avec  une  parfaite  sin- 
cérité :  «  Je  ne  suis  jamais  mieux  que  dans  mes  bottes  graissées,  bien 
loin  de  la  civilisation.  Les  lieux  qui  me  plaisent  sont  ceux  où  l'on 
n'entend  que  le  coup  de  bec  du  pivert  sur  un  tronc  d'arbre.  »  Mais 
nous  croyons  aus>i  les  témoins  qui  nous  assurent  qu'il  est  très  habile 
à  cultiver  ses  champs,  à  exploiter  ses  sapinières,  qu'il  est  à  la  fois  un 
excellent  économe,  un  bon  forestier,  un  bon  industriel;  que  ses 
brasseries,  ses  distilleries,  ses  scieries  à  vapeur  prospèrent  à  souhait 
et  que  son  papier  de  bois,  quand  il  en  fera,  lui  rapportera  de  gros 
bénéficef».  Ce  que  nous  croyons  surtout,  c'est  qu'il  ne  s'est  jamais 
mieux  peint  que  lorsqu'il  a  dit  de  lui-même  «  qu'il  agit  toujours  par 
des  raisons  qui  ne  se  trouvent  pas  près  d'une  table  couverte  d'un 
tapis  vert,  mais  dans  les  libres  espaces  d'une  verte  campagne.  » 

On  peut  se  représenter  que  les  occasions  eussent  manqué  à  son 
génie.  Il  l'aurait  employé  à  gérer  son  bien,  à  arrondir  son  domaine, 
à  gouverner  sa  maison  et  ses  paysans,  à  mettre  dedans  les  plus  sub- 
tils maquignons,  à  faire  avec  ses  voisins  des  marchés  avantageux. 
Donnant  à  sa  sagesse  un  faux  air  de  folie,  il  eût  fait  tinter  à  leurs 
oreilles  les  grelots  de  sa  marotte;  il  les  eût  étonnés  par  ses  hâbleries, 
amusés  par  ses  fanfaronnades,  alléchés  par  ses  promesses;  tour  à  tour, 
il  les  eût  abusés  agréablement  et  désabusés  brutalement.  Connaisseur 
incomparable  des  hommes,  il  se  serait  servi  pour  son  profit  particulier 
de  ce  talent  de  tentateur  qu'il  possède  comme  personne.  Il  ne  se  fût 
pas  ennuyé;  la  chasse,  l'équitation,  la  pêche,  eussent  occupé  ses  loi- 
sirs; il  y  aurait  joint  le  plaisir  de  mystifier  quelquefois  ses  amis  ^orame 
ses  ennemis,  genre  de  passe-temps  très  goûté  d'un  vrai  Prussien,  et 
ses  ennemis  comme  ses  amis  auraient  dit  de  lui  ce  que  les  habitués 
de  la  cave  d'Auerbach  disaient  de  Méphistophélès  :  «  Cet  homme  sait 
de  bons  tours;  c'est  quelque  jongleur  de  campagne.  »  Les  occasions 
sont  venues.  Au  lieu  d'administrer  ses  terres,  il  a  eu  désormais  un  5tat 
à  gouverner,  une  Allemagne  à  fonder,  des  empires  à  créer  ou  à  démo- 
lir, et  l'Europe  est  devenue  son  jardin. 

Mais  les  procédés  dont  a  usé  le  politique  sont  ceux  que  le  proprié- 
taire eût  pratiqués.  Il  est  certain,  quand  on  regarde  au  fond  des 
choses,  que  l'art  d'arrondir  son  domaine  ou  de  se  défaire  à  un  bon 
prix  d'un  cheval  fourbu  est  celui  dont  on  a  besoin  pour  agrandir 
un  royaume  et  pour  tromper  des  souverains  qu'on  se  propose  de 


700  •   REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dépouiller.  Les  grandes  et  les  petites  affaires  ne  différent  que  par  leur 
importance,  la  méthode  pour  les  faire  réussir  est  la  même,  les  rubri- 
ques les  plus  simples  sont  souvent  les  plus  efficaces,  les  ruses  de 
paysan  sont  les  meilleures.  C'est  précisément  par  la  simplicité  de  ses 
moyens  que  M.  de  Bismarck  a  gagné  tant  de  parties  ris  jUées.  Les 
naïfs  ne  reconnaissaient  pas  Méphistophélès  dans  le  jongleur  de  cam- 
pagne; les  uns  s'amusaient  de  lui,  les  autres  haussaient  les  épaules; 
ses  compatriotes  eux-mêmes  ont  mis  bien  du  temps  à  le  prendre  au 
sérieux.  On  le  traitait  de  burschikoser  Junker,  de  hohler  Renommîst, 
de  hobereau  tapageur,  de  fier-à-bras,  de  marchand  d'orviélan.  Il  était 
déjà  ministre,  et  tel  écrivain  de  talent  et  d'esprit  le  regardait  encore 
comme  u  un  gentilhomme  campagnard  dont  les  connaissances  poli- 
tiques ne  s'élevaient  pas  au-dessus  de  ce  qui  est  le  bien  commun  de 
tous  les  hommes  cultivés.  »  Il  laissait  dire,  il  avait  une  foi  profonde 
dans  rinsondable  bêtise  humaine,  et  tout  le  monde  s'est  pris  à  ses 
pièges,  les  plus  habiles  ont  succombé  à  ses  séductions,  les  plus  forts 
se  sont  laissé  mystifier  par  lui.  L'énergie  qu'il  eût  consacrée  à  forcer 
un  cerf,  il  l'a  dépensée  à  forcer  des  empereurs,  et  l'adresse  qui  lui 
eût  servi  à  pêcher  des  brochets,  il  l'a  employée  à  pêcher  des  pro- 
vinces, des  duchés,  des  villes  libres,  des  royaumes. 

D'un  gentilhomme  campagnard  de  la  Marche  qui  a  l'esprit  des 
affaires,  il  ne  faut  pas  attendre  qu'il  mette  jamais  du  sentiment  dans 
la  politique,  qu'il  mêle  des  émotions,  des  attendrissemens  à  ses  calculs, 
qu'il  use  de  la  victoire  en  grand  seigneur,  en  Ion  prince,  qu'il  ait  des 
égards  pour  ses  viclih  es.  Les  paysans  ne  s'attendrissent  jamais,  et  il 
est  permis  de  croire  qu'un  hobereau  prussien  est  le  moins  sentimental 
des  hommes,  le  plus  disposé  à  considérer  la  générosité  chevaleresque 
comme  une  faiblesse  indigne  d'un  baron  qui  se  resp^  cte.  Le  prince  de 
Bismarck  disait  un  jour  à  M.  Busch  :  «  Dans  la  petite  chambre  du  tis- 
serand de  Doncheiy,  où  je  demeurai  près  d'une  heure  assis  en  face  de 
l'empereur  Napoléon,  j'éprouvai  le  même  gentiaient  que  quand  j'étais 
au  bal  dans  ma  jeunesse  et  que  j'avais  engagé  pour  le  cotillon  une 
jeune  fille  à  laquelle  je  ne  savais  que  dire  et  que  personne  ne  venait 
prendre  pour  faire  un  tour  de  valse  avec  elle.  »  Il  disait  à  propos  de 
cette  même  entrevue,  et  ce  n'est  pas  M.  Busch  qui  nous  l'a  redit  : 
«Figurez-vous  qu'il  croyait  à  notre  générosité!  »  Il  disait  aussi  en 
racontant  son  premier  entretien  avec  Jules  Favre  :  «  Quand  je  lui  parlai 
de  la  cession  de  Metz  et  de  Strasbourg,  il  fit  une  grimace  comme  si 
j'avais  plaisanté.  J'aurais  pu  lui  répondre  par  une  petite  histoire  qui 
s'était  passée  à  Berlin,  il  y  a  bien  des  années,  chez  le  grand  marchand 
de  fourrures.  Je  voulais  avoir  une  pelisse  neuve,  et  le  prix  qu'il  m'en 
demandait  était  trop  fort  pour  moi.  Je  lui  dis  :  «  Vous  plaisantez,  cher 
monsieur.  —  Non,  répliqua-t-il;  en  affaires,  je  ne  plaisante  jamais.  « 
Ce  qu'il  est  aujourd'hui,  il  l'a  toujours  été.  Peu  de  temps  après  la  révo- 


LE   CHANCELIER   DE   l'eMPIRE   ALLEMAND*  701 

lution  de  mars  \8hS,  un  député  démocrate  avec  qui  il  Lîait  en  bons 
termes  s'avisa  de  lui  dire  :  «  Monsieur  le  baron,  vous  êtes  de  tous  les 
hommes  de  votre  parti  celui  qui  nous  témoigne  le  plus  de  politesse. 
Nous  voulons  vous  proposer  un  accord.  Si  nous  devenons  les  maîtres, 
nous  vous  ménagerons,  et  dans  le  cas  contraire,  vous  nous  rendrez  la 
pareille.  »  A  quoi  il  répondit  :  «Si  votre  parii  trionphe,  mon  petit 
d'Ester,  ce  ne  sera  plus  pour  moi  la  peine  de  vivre;  si  nous  devenons 
les  plus  forts,  nous  vous  pendrons,  mais  nous  serons  polis  jusqu'au 
dernier  échelon  de  la  potence.  » 

Si  la  générosité  ne  peut  être  la  vertu  d'un  politique  qui  est  avant 
tout  un  grand  homme  d'affaires,  il  en  a  d'autres  et  de  fort  utiles.  Le 
véritable  homme  d'affaires  est  supérieur  aux  petites  vanités,  qui  sou- 
vent coûtent  beaucoup  et  ne  rapportent  jamais  rien.  Il  met  son  faste 
à  n'en  point  avoir;  il  laisse  aux  autres  l'étalage  et  la  parade,  et  se 
réserve  le  solide.  Il  sait  l'importance  des  petits  détails,  il  ne  les  néglige 
jamais;  ses  comptes  sont  rigoureusement  exacts,  il  n'admet  pas  qu'on 
lui  fasse  tort  d'un  centime.  Ses  projets,  ses  combinaisons  l'uccupent, 
le  possèdent  tout  entier;  les  dissipations  du  monde,  les  questions 
domestiques,  les  joies  ou  les  soucis  de  famille,  rien  ne  le  distrait 
de  ses  pensées,  qui  sont  sa  vraie  famille.  Il  donne  peu  de  temps  aux 
plaisirs  de  l'esprit;  s'il  lit  quelquefois  Sbakspeare,  c'est  que  Siiaks- 
peare  est  de  tous  les  poètes  Cvlui  qui  a  vu  le  plus  clair  dans  les  des- 
sous des  choses  humaines.  Il  n'y  a  pour  l'homme  d'affaires  ni  amis 
ni  ennemis;  il  avait  fait  hier  un  marché,  il  ■  st  prêt  à  le  rompre  s'il 
s'en  présente  un  meilleur,  et  les  visages  qui  lui  df'plaisent  lui 
deviennent  agréables  lorsqu'ils  peuvent  lui  servir  à  quoi  que  ce  soit; 
il  esiime  que  la  vengeance  n'est  pas  une  idée  politique.  Si  vive,  si 
impétueuse  que  soit  son  humeur,  il  sait  la  maîtriser  dès  qu'il  y  va  de 
ses  intérêts,  à  qui  il  sacrifie  tout,  même  ses  emportemens,  et  ce  vio- 
lent étonnera  l'univers  par  la  longueur  de  ses  patiences.  Après  le  suc- 
cès, il  ne  se  laisse  pas  griser  par  la  victoire,  il  se  défie  de  ses  prospé- 
rités, il  compte  avec  la  fortune  et  avec  ses  chances,  il  n'épuise  pas 
son  bonheur,  il  renonce  aux  entreprises  quand  elles  ont  un  air  d'aven- 
tures. 

Cependant  l'homme  d'affaires  qui  gouverne  un  état  a  souvent  un 
défaut  ou  une  infirmité  d'esprit  qui  lui  joue  de  mauvais  tours.  Il 
est  trop  sujet  à  ne  prendre  au  sérieux  que  les  faits  et  les  chiffres,  à 
mépriser  ce  qui  ne  se  laisse  ni  peser  ni  compter;  il  ne  croit  pas  aux 
forces  morales,  à  ces  fluides  impondérables  qui  n'exercent  aucune 
action  sur  la  balance  la  plus  sensible,  et  qui  influent  si  profondément 
sur  nos  destinées.  M.  de  Bismarck  a  toujours  pensé  que  César  avait 
un  droit  d'obéissance  sur  les  idées  et  les  esprits,  qu'il  ne  tenait  qu'à 
lui  de  violenter  les  opinions,  et,  chaque  année,  il  se  retrouve  aux 
prises  avec  son  parlement.  11  s'est  imaginé  aussi  que  la  force  et  la 


702  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

ruse  finissent  par  avoir  raison  des  consciences,  et  le  parti  du  centre 
catholique  a  résisté  victorieusement  à  ses  assauts.  Il  s'est  trouvé  au 
Vatican  un  homme  qui  a  déjoué  ses  artifices,  éventé  ses  pièges,  bravé 
ses  menaces;  César  demande  à  capituler.  Qu'on  soit  catholique  ou 
libre-penseur,  ce  spectacle  est  réjouissant.  Il  est  bon  que  la  force  ait 
ses  défaites,  que  la  ruse  n'ait  pas  toujours  le  dernier  mot  dans  le 
gouvernement  des  sociétés. 

M.  de  Bismarck  est,  parmi  les  hommes  d'état,  l'homme  d'affaires  le 
plus  accompli  qui  se  soit  jamais  vu,  et  il  est  aussi  le  plus  personnel 
de  tous  les  grands  politiques.  Si  rempli  qu'il  fût  de  son  moi.  Napo- 
léon I"  représentait  les  idées  moyennes  de  eon  temps  et  les  a  répan- 
dues sur  l'Europe.  Il  semblait  que  la  Corse  eût  envoyé  cet  étranger  à 
la  France  pour  que,  libre  d'engagemens  envers  les  partis,  il  eût  l'im- 
partialité nécessaire  à  l'arbitre  chargé  d'accommoder  leurs  différends, 
de  concilier  les  principes  de  gouvernement  et  de  conservation  avec  les 
idées  nouvelles.  Ce  grand  conquérant  a  été  le  podestat  de  la  révolu- 
tion. M.  de  Bismarck,  en  toute  chose,  ne  s'inspira  que  de  ses  idées 
particulières,  et  par  la  puissance  de  sa  volonté  il  les  a  imposées  à  sa 
nation.  Quand  il  a  déclaré  la  guerre  à  l'Autriche,  il  avait  contre  lui 
l'opinion,  la  presse,  les  chambres,  la  cour  et  les  scrupules  de  son 
souverain.  Jamais  personne  n'assuma  plus  gaîment  de  plus  redou- 
tables responsabilités.  Si  la  fortune  avait  trahi  ses  espérances,  le 
Titan  serait  demeuré  enseveli  sous  sa  montagne.  Sans  doute  il  y 
avait  beaucoup  d'Allemands  aussi  désireux  que  lui  de  démolir  la 
vieille  Confédération  germanique  et  de  la  remplacer  par  autre  chose. 
Mais  la  monarchie  césarienne  et  militaire  qu'il  a  fondée  ressemble 
bien  peu  à  l'Allemagne  constitutionnelle  et  libérale  qu'ils  lui  deman- 
daient. Il  leur  a  bâti  une  maison  de  fer  dont  l'architecture  leur  paraît 
un  peu  triste,  la  distribution  peu  confortable,  et  dont  le  mobilier, 
moitié  gothique,  moitié  empire,  ne  répond  pas  à  leurs  besoins.  Leurs 
chaises  sont  dures,  peu  commo  =es;  ils  s'y  trouvent  liial  assis. 

Ne  comptant  qu'avec  lui-même  et  ne  suivant  que  son  idée,  le  chan- 
celier a  bien  de  la  peine  à  s'entendre  avec  son  parlement  et  il  n'a 
jamais  de  majorité  fixe  pour  appuyer  ses  projets  de  lois.  Il  est  obligé 
de  la  composer  selon  les  circonstances,  en  la  cherchant  tour  à  tour  à 
droite  ou  à  gauche;  c'est  un  travail  de  marqueterie  ou  de  maître 
mosaïste.  Il  négocie  sans  cesse  avec  tous  les  partis  ;  sa  maxime  est  : 
Donnant  donnant  :  Do  ut  des;  sa  pratique  est  de  donner  peu  pour  rece- 
voir beaucoup.  Il  aurait  voulu  former  un  parti  de  bismarckiens  sans 
phrase  et  que  toute  l'Allemagne  en  fût;  c'était  beaucoup  demander  à 
un  peuple  aussi  réfléchi  et  aussi  raisonneur  que  l'Allemand.  Aussi  se 
plaignait-il  un  jour  qu'il  n'y  avait  qu'un  groupe  politique  qui  fût  à  lui 
et  que  ce  groupe  se  composait  de  deux  hommes,  lui  et  son  roi.  Encore 
a-t-il  le  chagrin  de  constater  que  son  roi  n'est  pas  toujours  de  son 


LE   CHANCELIER   DE  l'eMPIRE   ALLEMAND.  703 

avis  :  «  Vous  vous  trompez  bien  si  vous  crojez  qu'il  m'est  facile  de 
lui  faire  entendre  raison,  disait-il  à  un  diplomate.  Les  écorchures  de 
ma  main  vous  prouvent  le  contraire.  L'autre  jour,  dans  mon  dépit  de 
ne  pouvoir  le  persuader,  j'ai  serré  si  fort  un  bouton  de  porte  que  le 
cristal  s'est  brisé  dans  mes  doigts.  » 

Les  hommes  trop  personnels  dans  leurs  idées  comme  dans  leurs  règles 
de  conduite  sont  condamnés  à  la  solitude,  et  quelque  savoureuses  que 
soient  les  joies  de  l'orgueil  et  de  l'omnipotence,  l'homme  n'est  pas  né 
pour  vi\Te  seul.  Le  solitaire  de  Varzinse  livre  par  intervalles  à  de  mélan- 
coliques réflexions.  Il  se  plaint  «  que  sa  carrière  politique  lui  a  procuré 
peu  de  satisfaction,  que  personne  ne  l'aime  et  qu'il  n'a  fait  le  bonheur 
de  personne,  pas  même  le  sien.  »  Sa  consolation  est  de  se  considérer 
comme  l'instrument,  comme  l'ouvrier  des  destinées,  chargé  d'une  mis- 
sion spéciale  dont  il  ne  doit  compte  qu'aux  puiss:tnces  célestes,  comme 
un  vase  d'élection  où  Dieu  lui-même  a  versé  ses  pensées  et  ses  colères: 
«  Si  je  cessais  d'être  chrétien,  disait-il  à  Ferrières,  en  1870,  je  ne  ser- 
virais pas  mon  roi  une  heure  de  plus.  Si  je  n'obéissais  pas  au  maître 
du  ciel,  je  n'aurais  cure  des  autres.  Que  me  rapporteraient  toutes  les 
peines  et  les  ennuis  que  j'endure  si  je  n'avais  le  sentiment  d'accom- 
plir un  devoir?  Je  suis  royaliste  parce  que  je  crois  à  une  vie  après  la 
mort,  car,  de  mon  naturel,  je  suis  républicain.  Que  m'importent  les 
décorations  et  les  titres?  C'est  dans  ma  foi  que  j'ai  puisé  la  force  de 
lutter  dix  ans  durant  contre  toutes  les  absurdités  dont  on  me  régale. 
Otez-moi  mes  croyances  et  vous  m'ôterez  ma  patrie.  Enlevez-moi  mes 
convictions  et  vous  aurez  perdu  votre  chancelier.  Retirez-moi  de  ma 
société  avec  Dieu  et  demain  je  bouclerai  mes  malles  pour  m'en  aller 
cultiver  mon  avoine  à  Varzin.  »  Lorsqu'on  n'est  d'accord  avec  per- 
sonne, on  aime  à  croire  qu'on  a  les  secrets  de  Dieu  et  qu'on  accom- 
plit ses  ordres. 

Sans  doute,  le  Dieu  de  M.  de  Bismarck  lui  ressemble;  il  a  comme 
lui  des  yeux  qui  jettent  la  foudre  et  des  sourcils  buissonnaas;  comme 
lui,  il  est  impatient  de  toute  contradiction,  obligé  de  se  tenir  à  quatre 
pour  ne  pas  étrangler  ses  Richfer  et  ses  Windthorst,  tous  ceux  qui 
doutent  de  son  omniscience.  Ce  n'est  plus  le  Dieu  de  Spinoza,  auquel 
M.  de  Bismarck  a  cru  quelque  temps.  C'est  une  divinité  peu  débon- 
naire; c'est  Odin ,  le  difctribatiur  de  royaumes,  accompagné  de  ses 
deux  corbeaux,  qui  lui  révèlent  le  passé  et  l'avenir;  c'est  Thor  à  la 
barbe  farouche,  traîné  par  ses  boucs  et  brandissant  sa  formidable  mas- 
sue. Quand  M.  de  Bis  narck  ne  dit  pas  :  «  Mon  empereur  et  moi,  »  il 
dit  :  «  Dieu  et  Bismarck.  »  Dieu  est  un  complice  plus  maniable  qu'un 
empereur;  quelque  proposition  qu'on  lui  fasse,  il  se  tait,  et  qui  ne  dit 
mot  consent. 

Mais  la  plus  grande  cause  de  chagrin  et  de  souci  pour  les  hommes 


704  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

d'état  qui  remontent  le  courant  des  opinions  et  bataillent  contre  leur 
siècle,  c'est  l'inquiétude  qu'ils  ressentent  pour  la  durée  de  leur 
œuvre.  M.  de  Bismarck  ne  peut  se  dissimuler  qu'il  a  besoin  de  toute 
son  autorité,  de  son  prodigieux  prestige  pour  empêcher  l'Allemagne  de 
s'abandonner  à  ses  inclinations  naturelles,  pour  la  retenir  sur  la  pente 
où  elle  glisse,  et  il  se  dit  souvent  :  u  Après  moi,  ce  sera  le  gâchis.  »  Un 
autre  que  lui  se  serait  appliqué  à  ménager  les  transitions,  à  préparer 
l'avènement  du  régime  parlementaire,  mais  il  n'entendait  ni  se  sou- 
mettre ni  se  démettre.  Pour  conserver  son  œuvre,  il  lui  faudrait  un 
successeur  fait  à  son  image  et  doué  de  son  génie.  Comme  le  remarque 
très  sensément  M.  Busch,  ce  serait  un  miracle,  et  il  est  difficile  de 
croire  aux  miracles.  Le  chancelier  n'a  pas  fait  école;  la  seule  qualité 
qu'il  demande  à  ceux  qui  le  servent  est  l'obéissance  qui  ne  raisonne 
pas,  et,  pour  employer  son  expression,  «  une  discipline  de  sous-offi- 
ciers. »  —  «  Les  diplomates  allemands,  dit  M.  Busch,  sont,  du  pre- 
mier au  dernier,  à  cent  piques  au-dessous  de  leur  chef;  les  libéraux, 
qui  se  flattent  de  recueillir  son  héritage,  sont  encore  moins  capables 
et  n'ont  aucune  pratique  des  affaires.  M.  Yirchow  a  donné  à  entendre 
que  ses  amis  et  lui  se  promettent  d'arriver  au  pouvoir  sous  le  futur 
règne  et  qu'alors  la  politique  allemande,  même  la  politique  étrangère, 
prendra  une  autre  tournure,  que  M.  de  Bismarck  est  un  homme 
supérieur,  mais  qu'il  représente  une  politique  surannée,  qui  n'est 
plus  de  ce  siècle.  Nous  serons  condamnés  ainsi,  ajoute  M.  Busch,  à 
passer  par  de  cruelles  expériences,  et  la  machine  se  détraquera  bien 
vite.  Mais  on  aura  le  temps  de  faire  beaucoup  de  sottises  et  un  mal 
peut-être  irréparable.  » 

Telles  sont  ses  conclusions,  et  il  avoue  qu'elles  ne  sont  pas  réjouis- 
santes. Mais  à  qui  la  faute?  Il  avait  écrit  ses  premiers  volumes  pour 
prêcher  Thumilité  aux  Français  vaincus  et  leur  ôter  toute  espérance  de 
se  relever  jamais.  11  a  écrit  If^s  autres  pour  reprocher  à  l'Allemagne  son 
esprit  de  révolte,  le  sot  orgueil  qui  la  rend  indocile  au  joug,  ingrate 
envers  l'homme  providentiel  dont  elle  discute  les  volontés  :  «  Qu'ils 
aillent  se  plonger  dans  la  mare  aux  grenouilles  tous  ceux  qui  ont 
méconnu  leur  maître!  s'écrie-t-il  en  finissant;  voilà  la  morale  de  mon 
livre.  »  Touchés  de  ses  vertes  réprimandes,  les  Allemands  se  décide- 
ront-ils à  répudier  leurs  chimères,  à  accepter  pour  toujours,  les  yeux 
fermés,  le  régime  autoritaire,  le  socialisme  d'état  et  le  reste?  Il  est 
permis  d'en  douter,  si  éloquent  que  soit  le  prophète  qui  les  tance,  si 
redoutable  que  soit  la  grenouillère  dont  il  les  menace. 


G.  Valbert. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


31  mars. 


La  vérité  peut  échapper  quelquefois  dans  un  mot.  Un  député  morose 
et  frondeur,  républicain  de  profession,  disait  récemment  qu'à  l'heure 
présente,  sous  le  règne  de  la  république,  on  ne  fait  rien  de  bon  parce 
qu'on  manque  de  méthode.  C'est  possible,  on  s'en  douterait  presque  à 
voir  de  quelle  façon  marchent  tous  ces  débats,  ces  travaux  de  parle- 
ment, ces  lois,  ces  enquêtes  qui  vont  au  hasard,  qui  se  déroulent  à 
travers  les  contradictions  et  les  incohérences  pour  n'aboutir  qu'à  de 
médiocres  résultats.  Ce  n'est  point  d'aujourd'hui  sans  doute  que  le  mal 
existe,  il  s'est  déclaré  il  y  a  quelques  années  déjà;  depuis  le  commen- 
cement de  la  session,  il  faut  convenir  qu'il  est  en  progrès,  en  pleine 
recrudescence,  que  gouvernement  et  parlement  semblent  n'avoir 
d'autre  souci  que  d'ajouter  à  la  confusion  avec  leurs  projets  décousus 
et  leurs  œuvres  sans  autorité  comme  sans  avenir.  On  ne  fait  rien  de 
bon  parce  qu'on  manque  de  méthode,  et  on  manque  de  méthode  parce 
qu'on  n'a  plus  vraiment  le  sentiment  juste  des  conditions  de  la  poli- 
tique, parce  qu'on  croit  qu'il  suffit  de  mettre  partout  les  passions,  les 
préjugés  de  parti,  parce  qu'on  se  figure  qu'avec  toutes  les  idées  de 
désordre  et  d'anarchie  qui  ont  traîné  dans  ce  siècle,  qu'une  majorité 
vulgaire  a  ramassées  pour  son  usage,  on  peut  faire  un  ordre  quel- 
conque. 

Oui,  certes,  on  manque  de  méthode,  —  et  on  manque  aussi  de  bon 
sens,  de  prévoyance,  de  raison  politique,  de  lumières,  même  assez 
souvent  d'esprit;  bref,  on  manque  à  peu  près  de  tout  ce  qui  serait 
nécessaire  pour  créer  une  situation  où  un  pays  pourrait  se  reposer  avec 
quelque  confiance.  Quel  est  l'unique  et  inévitable  résultat  de  ce  genre  de 

TOMB  itW*  —  1884.  45 


706  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

politique,  qui,  jusqu'ici,  n'a  pas  de  nom  dans  l'histoire?  On  n'arrive  qu'à 
ébranler  tout  ce  qu'on  touche,  à  compromettre  le  régime  même  qu'on 
se  flatte  de  servir,  et  si  les  maîtres,  les  dominateurs  du  jour  ne  s'aper- 
1  çoivent  pas  que  tout  est  en  déclin  autour  d'eux,  que  la  lassitude  et  le 
dégoût  se  répandent  de  toutes  parts,  que  la  France  commence  à  deve- 
nir singulièrement  sceptique,  s'ils  ne  voient  pas  cela,  c'est  qu'ils  ont 
sur  les  yeux  l'épais  bandeau  qui  a  si  souvent  aveuglé  les  majorités 
ignorantes  et  infatuées  sous  tous  les  régimes.  11  n'y  a  pas  à  se  payer 
de  mots  et  de  banalités.  Que  les  hommes  qui  gardent  encore  assez  de 
liberté  d'esprit  et  une  certaine  indépendance  de  raison  se  posent  sin- 
cèrement, froidement,  sans  parti-pris,  cette  simple  question  :  Si  ceux 
qui  disposent  de  tout  aujourd'hui  en  France  se  proposaient  de  ruiner 
détinitivement  le  régime  qu'ils  sont  chargés  de  représenter  et  de  gou- 
verner, que  feraient-ils  de  plus?  Au  premier  abord,  à  ce  qu'il  semble 
rait,  la  plus  vive  préoccupation  d'une  politique  sérieuse  devrait  être 
d'éviter  tout  ce  qui  peut  semer  le  trouble  ou  l'inquiétude,  de  dégager 
les  léformes  on  ce  qu'on  appelle  les  réformes  de  tout  ce  qu'elles  pour- 
raient avoir  d'agressif  et  d'offensant,  de  rallier  les  incertains  et  les 
neutres  qui  sont  toujours  nombreux  dans  un  pays  fatigué  de  révolu- 
tions. C'est  précisément  tout  le  contraire  qu'on  fait  depuis  quelques 
années.  Quel  est  l'intérêt  moral  ou  mat'  riel  qui  n'ait  pas  été,  qui  ne 
soit  pas  encore  menacé?  On  dirait  qu'il  y  a  une  sorte  d'émulation 
bizarre  pour  fatiguer  et  tourmenter  tous  ceux  qui  ne  demanderaient 
que  le  repos,  pour  faire  des  ennemis  à  la  république  dans  toutes  les 
parties  de  la  population  française. 

Certes,  tous  les  Français  qui  restent  attachés  à  leurs  croyances,  à 
leur  culte  n'étaient  pas  nécessairement  des  ennemis  irréconciliables 
du  régime  nouveau;  ils  n'étaient  pas  difficiles  à  satisfaire,  il  n'y  avait 
qu'à  les  laisser  tranquilles  :  on  a  trouvé  le  moyen  de  leur  montrer 
qu'ils  n'auraient  jamais  la  paix,  que  la  république,  c'était  la  persé- 
cution religieuse,  et,  à  l'heure  où  nous  sommes  encore,  on  ne  laisse 
échapper  aucune  occasion  d'envenimer,  de  poursuivre  cette  triste  que- 
relle qu'on  prétend  couronner  par  la  séparation  de  l'état  et  de  l'église 
à  la  façon  de  M.  Paul  Bert.  Si  la  république,  à  son  début,  avait  trouvé 
des  adhérens  nombreux,  c'était  surtout  dans  les  classes  actives  qui 
vivent  du  négoce,  de  l'industrie,  du  commerce,  de  toutes  les  entre- 
prises. Qu'on  interroge  aujourd'hui  ces  classes  :  elles  cachent  à  peine 
leur  découragement,  elles  se  sentent  atteintes  par  la  diminution  du 
travail,  par  les  conditions  précaires  de  l'industrie,  par  les  systèmes 
socialistes,  par  les  syndicats  indéfinis  qui  organisent  la  guerre  des 
ouvriers  contre  les  patrons.  S'agit-il  des  finances  publiques,  du  bud- 
get, on  a  tellement  outré  les  dépenses  utiles  ou  inutiles,  les  aug- 
mentations de  traitemens,  les  dotations,  les  pensions  dans  des  intérêts 
de  parti,  qu'on  est  maintenant  réduit  à  se  demauder  sïi  m  faudra 


REVUE,    —   CHRONIQUE,  707 

pas  infliger  aux  contribuables  de  nouvelles  charges,  et,  pour  mieux 
encouragtr  le  crédit,  on  menace  les  rentiers  comme  les  propriétaires. 
Est-il  quesiion  des  lois  militaires,  on  a  toute  sorte  d'inventions 
réfurmairices  qui  ne  peuvent  qu'inquiéter  à  la  fois  et  l'armée  et  la 
société  civile,  de  sorte  que,  tout  compte  fait,  on  ne  voit  pas  bien 
aujourd'hui  en  France  une  classe,  une  force  sociale  qui  ne  soit  point 
:menacée.  ' 

Ce  sont,  dira-t-on,  les  partis  extrêmes,  les  radicaux  qui  ont  ces  ima- 
ginations, qui  font  tout  le  mal  avec  jeurs  projets  et  leurs  programmes 
agitateurs,  La  chambre  ne  vote  pas  tout  ce  qu'on  lui  propose.  Le  gou- 
jvernement  résiste  tant  qu'il  peut  et  défend  de  son  mieux  les  dernières 
'(garanties  d'un  ordre  régulier.  Le  gouvernement,  nous  le  voulons  bien, 
ne  rend  pas  toujours  les  armes  du  premier  coup.  Il  n'est  pas  sans  pré- 
voir, par  exemple,  le  danger  d'imposer  la  rente  ou  de  surcharger  les 
.contribuables  à  la  veille  des  élections,  et  il  se  ratiache  provisoirement 
au  système  des  économies  dans  le  budget.  Il  a  peut-être  contribué 
pour  sa  part  à  empêcher  la  compassion  de  l'enquête  industrielle  d'en- 
voyer à  Anzin  une  délégation  qui  aurait  été  fort  embarrassée  de  son 
rôle.  Il  n'est  pas  non  plus,  que  nous  sachions,  partisan  de  la  sépara- 
tion de  réiat  et  de  1  église  et  il  fait  ses  réserves  sur  les  lois  militaires 
par  trop  radicales,  qu'on  propose  comme  des  r*^formes.  Oui,   sans 
doute,  le  gouvernenjent  a  l'air  de  résister  jusqu'à  un  certain  point; 
puis,  lorsqu'il  se  sent  un  peu  trop  pressé,  il  cède  à  demi,  quelquefois 
'couaplètement,  de  peur  de  se  brouiller  avec  la  chambre,  qui  se  laisse 
;emruîoer  à  son  tour,  faute  de  se  sentir  dirigée.   C'est  ce  qu'on  peut 
appeler  le  système  des  résistances  et  des  complicités  intermittentes. 
Ili  en  résulte  justement  cette  situation  décousue  et  incohérente,  où  l'on 
n'a,  en  définitive,  ni  la  méthode  sommaire  de  la  violence  qui  pousse 
tout  à  l'extrême,  ni  la  méthode  de  la  politique  éclairée  et  modéra- 
trice qui  oppose  résolument  la  raison,  l'équité,  l'intérêt  public  à  toutes 
les  entreprises. 

C'est  l'équivoque  en  tout,  et  le  danger  de  l'équivoque  est  particur 
lièrement  évident  quand  il  s'agit  de  ces  affaires  militaires  qui  étaient 
discutées  hier  encore  à  la  chambre  des  députés,  à  propos  d'une  loi  sur 
l'avancement,  qui  vont  reparaître  demain  au  Palais-Bourbon  à  propos 
d'une  loi  nouvelle  de  recrutement.  Que  va-t-on  faire  avec  ces  lois  qui 
ont  la  prétention  de  tout  réformer  et  qui  ne  réforment  rien?  Jl  faut 
voir  la  vérité  telle  qu'elle  est.  Depuis  plus  de  dix  ans,  sans  parler  de 
U  recoijstitutiou  du  matériel  de  guerre  et  de  la  construction  des  forte- 
resses, on  demande  à  la  France  près  de  600  millions  par  an  pour  avoir 
une  armée  qu'on  veut,  dit-on,  réorganiser  aujourd'hui.  Si  l'on  veut 
avoir  réellement  une  armée,  il  n'y  a  point  certes,  à  reculer  un  instant 
devant  ce  qu'elle  peutcoûter;  mais  il  faut  accepter  les  conditions  d'une 
yiaib  réurgaaibaiiou  cquIolUH  auxiniéiéis  de  la  France,  inspirée  par  des 


708  REVDE   DES   DEUX   MONDES. 

raisons  militaires.  Si  l'on  ne  veut  avoir  qu'une  vaste  garde  nationale, 
une  sorte  de  levée  en  masse  qui,  au  jour  d'une  guerre,  n'aura  ni  la 
cohésion,  ni  la  force  des  traditions,  ni  le  lien  de  l'esprit  militaire, 
franchement,  ce  n'est  pas  la  peine  d'imposer  au  pays  une  charge 
annuelle  de  600  millions  pour  lui  laisser  l'illusion  d'une  armée  qu'il 
n'aura  pas.  C'est  là  toute  la  question  que  soulèvent  les  nouveaux  pro- 
jets. 

Cette  loi  nouvelle  de  recrutement  qu'on  éprouve  le  besoin  de  se 
donner,  qui  propose  tout  simplement  de  réduire  le  service  militaire  à 
trois  ans,  de  supprimer  le  volontariat  d'un  an,  d'enrôler  sans  distinc- 
tion, pour  la  même  durée  de  temps,  la  jeunesse  française  tout  entière, 
que  peut-elle  produire  ?  Elle  ne  préparerait  sûrement  pas  une  véritable 
armée,  et  elle  commencerait,  sous  prétexte  de  démocratisation  uni- 
verselle, par  jeter  la  perturbation  dans  la  société  civile  en  enlevant 
pour  trois  ans  à  ses  études  toute  la  jeunesse  destinée  aux  professions 
libérales  et  scientifiques.  Il  est  vrai  que  M.  Paul  Bert,qui  est  un  homme 
à  tout  faire  et  même  à  tout  défaire,  qui  travaille  pour  l'armée  comme 
pour  les  instituteurs  primaires,  trouve  un  avantage  dans  l'obligation 
universelle  et  sans  distinction.  Il  voit  là,  comme  il  le  dit  dans  son 
brillant  langage,  un  moyen  de  vexer  le  bourgeois  égoïste,  les  mères 
aristocrates  qui  dorlotent  leurs  enfans  mignons,  les  séminaristes,  et 
de  donner  une  satisfaction  ou  un  divertissement  au  peuple.  A  la  bonne 
heure!  voilà  des  raisons  sérieuses,  toutes  militaires,  vraiment  politi- 
ques !  —  Quant  à  la  loi  sur  l'avancement  qui  vient  d'être  votée  au  pas 
de  course,  mais  qui  n'est  point  heureusement  au  bout  des  épreuves 
parlementaires,  il  est  fort  à  craindre  qu'elle  ne  trouble  sans  profit  et 
sans  compensation  toute  l'économie  de  la  simple  et  forte  loi  de  1832 
et  de  l'ordonnance  de  1838  qui  en  est  la  savante  application.  Elle  a 
la  prétention  de  changer,  de  réformer,  dans  quelques-unes  de  ses 
conditions  essentielles,  l'ancien  système,  elle  ne  précise  certainement 
pas  un  système  bien  nouveau.  Elle  ne  crée  peut-être  qu'une  incerti- 
tude de  plus  dans  des  affaires  oîi  la  fixité  de  direction  et  l'esprit  de 
suite  sont  la  première  garantie  du  succès.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  clair, 
c'est  qu'on  sacrifie  à  la  chimère  du  jour,  à  ce  qu'on  appelle  l'unité 
d'origine  pour  les  officiers,  à  l'égalité  par  le  développement  croissant 
d'une  certaine  instruction,  par  le  passage  dans  les  écoles  de  tous  les 
candidats  à  l'épaulette.  M.  le  ministre  de  la  guerre  lui-même  ne  l'a 
pas  caché  ;  il  a  dit  qu'à  l'avenir  «  nul  ne  pourra  être  nommé  officier 
en  France  s'il  n'a  satisfait  à  des  examens  et  s'il  n'est  sorti  d'une 
école.  »  Sur  quoi  un  député  s'est  hâté  de  s'écrier  que  ce  ne  serait  pas 
trop  tôt  !  C'est  là,  précisément,  la  question,  qui  n'est  pas  résolue  par  une 
interruption.  Qu'on  veuille  développer  l'instruction  dans  l'armée,  sti- 
muler les  goûts  studieux  parmi  les  officiers,  atténuer  les  antagonismes, 
les  froisscmcns  qui  pouvaient  naître  de  la  diversité  des  origines,  insti- 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  709 

tuer  des  conditions  d'aptitude  pour  l'avancement,  rien  de  mieux  sans 
doute.  C'est  une  réforme  qui  n'a  pas  attendu  les  novateurs  d'aujour- 
d'hui pour  se  réaliser  par  degrés  dans  notre  armée,  où  le  goût  du 
travail  s'est  singulièrement  développé  depuis  douze  ans;  mais  c'est 
une  singulière  erreur  de  croire  que  cette  instruction  qu'on  veut  juste- 
ment répandre  sufîit  à  tout. 

On  disait  que,  si  la  France  a  éprouvé  de  cruels  revers,  c'est  parce 
que  l'ignorance  était  dans  notre  armée,  parce  que  les  officiers  n'avaient 
pas  la  même  origine,  parce  que  les  uns  sortaient  de  Saint-Cyr  et  les 
autres  sortaient  du  rang.  Les  causes  de  nos  désastres  sont  malheureu- 
sement plus  profondes,  plus  multiples  et  elles  sont  peut-être  à  peine 
de  l'ordre  militaire.  L'illusion  est  de  se  figurer  aujourd'hui  que  l'unité 
d'origine,  le  passage  par  les  écoles,  sont  le  remède  à  tout.  Le  danger 
est  de  commencer  par  supprimer  toute  une  classe  militaire,  ce  qu'on  a 
appelé  jusqu'ici  les  officiers  sortant  du  rang.  Ces  officiers  pouvaient 
n'être  pas  toujours  brillans  et  n'avoir  qu'une  instruction  modeste  ;  ils 
avaient  la  solidité,  le  dévoûment  au  métier,  la  connaissance  du  sol- 
dat, ils  étaient  des  instrumens  précieux  au  jour  de  l'action.  Et  qu'on 
remarque  bien  que  par  ces  conditions  nouvelles  combinées  avec  le 
service  de  trois  ans  on  rend  à  peu  près  impossible  la  constitution  des 
cadres  de  sous-officiers.  La  vérité  est  qu'on  sacrifie  tout  aujourd'hui  à 
un  faux  idéal  de  démocratie  aussi  périlleux  pour  l'armée  que  pour 
l'éducation  morale  et  intellectuelle  de  la  France. 

La  vie  moderne  est  pleine  de  mobilités,  de  confusions  et  de  contra- 
dictions. Les  lois  changent,  les  mœurs  se  transforment,  les  généra- 
tions se  succèdent,  et,  s'il  est  des  momens  où  cette  société  française, 
éprouvée  par  les  révolutions,  retrouve  comme  la  conscience  émue 
d'elle-même,  c'est  lorsqu'elle  perd  un  de  ces  hommes  qui  étaient  pour 
elle  une  tradition  vivante  et  respectée.  Nous  venons  d'ensevelir,  en 
conduisant  M.  Mignet  au  tombeau,  un  de  ces  hommes  qui  sont  les 
derniers  demeurans  d'un  autre  âge,  dont  la  mort  est  un  événement 
parce  qu'ils  représentaient  et  emportent  avec  eux  tout  un  passé. 

Combien  en  est-il  aujourd'hui  qui  datent  de  l'autre  siècle,  qui 
puissent  parler  du  premier  empire  comme  d'une  époque  qu'ils  ont 
connue,  qui  aient  été  les  témoins  de  la  restauration  et  de  tous  les 
régimes  qui  ont  suivi  ?  Ils  commencent  à  être  peu  nombreux  ces  con- 
temporains de  toutes  les  révolutions.  Ceux-là  sont  plus  rares  encore 
qui  ont  gardé,  à  travers  tout,  la  sérénité  de  l'esprit,  la  fidélité  des 
souvenirs,  l'unité  et  la  dignité  de  la  vie  dans  le  travail.  M.  Mignet  était 
un  de  ces  privilégiés.  11  était  né  à  la  fin  de  l'autre  siècle,  au  temps  du 
directoire,  en  1796.  Il  avait  vu  les  grandeurs  guerrières  et  les  désas- 
tres de  l'empire.  Jeune  encore,  mais  rapidement  mûri  par  l'étude, 
sous  la  restauration  il  s'était  trouvé  prêt  pour  toutes  les  généreuses 
recherches  de  l'esprit  comme  pour  toutes  les  luttes.  Débarqué  à  Paris 


71,0  RBVGB  DES  DEUX  MONDES. 

en  1821,  il  était  bientôt  avec  M.  Thiers,  son  jeune  compagnon  de' 
l'école  d'Aix,  un  des  représentans  de  ces  générations  nouvelles  qui  se 
formaient  à  la  vie  publique,  qui  se  promettaient  l'avenir.  C'était  un 
jeune  libéral  prenant  sa  place  par  le  talent  dans  toutes  les  mêlées  de 
la  politique}  mais  déjà,  à  côté  du  polémiste  qui  s'était  essayé  ilans  les 
journaux  du  temps,  qui  allait  faire  sa  derniè  e  campagne  au  National, 
en  1830,  on  pouvait  distinguer  l'esprit  sérieux  et  réfléchi  qui  se  plai- 
sait aux  savantes  études,  qui  avait  le  goût  et  la  vocation  de  l'histoire. 
La  révolution  de  juillet^  en  comblant  ses  vœux,  avait  fixé  son  choix  et 
la  direction  de  sa  vie.  Le  gouvernement  nouveau,  en  l'appelant  au 
poste  de  directeur  des  archives,  avait  trouvé  l'homme  pour  la  place; 
il  lui  avait  ouvert  sa  vraie  carrière,  cette  voie  oii  M.  Mignet  avait  fait 
ses  premiers  pas  par  son  Essai  sur  les  Institutions  de  saint  Louis,  par 
son  lumineux  Précis  sur  la  révolution  française.,  et  où  il  n'a  cessé 
depuis  de  déployer  ses  facultés  supérieures  en  racontant  tour  à  tour 
les  négociations  de  la  succession  d  Espagne,  les  rivaliiés  de  Fran- 
i;ois  I"  et  de  Charles-Quint,  la  destinée  tragique  de  Marie  Stuart,  les 
mystérieuses  aventures  d'un  Antonio  Ferez.  [ 

M.  Mignet  a  son  originalité  et  sa  place  dans  l'élite  des  historiens  du 
temps,  à  côté  des  Thierry,  des  Guizot,  des  ïhiers.  Il  ne  raconte  pas  et 
il  ne  comprend  pas  l'histoire  comme  eux.  Il  a  son  genre  à  lui,  l'art  de 
condenser  les  faits,  de  saisir  la  philosophie  des  événeioens,  de  tracer 
des  tableaux  ordonnés  et  précis,  —un  art  mêlé  de  sagacité,  de  sobriété 
et  d'éloquence.  V Introduction  aux  négociations  relatives  à  la  succes- 
Bioh  d'Espagne  est  assurément  une  œuvre  de  maître,  Les  Notices,  qu'il 
a  été  conduit  à  écrire  lorsqu'il  est  devenu  secrétaire  perpétuel  de 
l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques,  sont  les  épisodes  d'une 
histoire  multiple  des  idées,  des  révolutions  et  des  hommes.  L'impar- 
tialité s'allie  dans  ces  pages  à  une  rare  faculté  de  généralisation.  Par 
sa  vie  comme  par  ses  goûts,  M.  Mignet  est  avant  tout  un  historien  : 
c'est  son  originalité.  Il  n'était  point  un  politique,  ou  il  ne  l'a  été  qu'en 
passant.  Il  a  été  à  peine  un  fonctionnaire  dans  cette  direction  des 
archives  pour  laquelle  il  semblait  fait,  qu'il  occupait  pendant  la  durée 
de  la  monarchie  de  juillet  et  que  les  républicains  de  1868  se  hâtaient 
de  lui  enlever,  —  comme  ils  se  hâtaient  du  reste  de  révoquer  ce  dan^ 
gereux  bibliothécaire  du  ministère  de  l'intérieur,  -^Alfred  de  Musset! 
M.  Mignet  ne  m  troublait  pas  ou  ne  s'offensait  pas  de  cette  brutalité, 
il  laissait  passer  les  événemens.  Depuis  longtemps,  il  mettait  pour 
ainsi  dire  toute  sa  politique  en  M.  Thiers,  avec  qui  11  est  resté  toujours 
d'intelligence,  comme  il  l'avait  été  aux  jours  de  sa  jeunesse,  et  l'ami- 
tié intime,  invariable  de  ces  deux  hommes,  accoutumés  à  ne  se  rien 
cacher,  est  certes  un  des  épisodes  les  plus  curieux,  les  plus  attachans 
du  siècle.  Ct^s  deux  noms  sont  désormais  inséparables.  M.  Mignet  lais- 
sait à  son  brillant  ami  les  rôles  éclatans,  les  luttes  publiques;  il  s'as** 


RBVtJE.   —  CTTKnNinUE.  711 

sociaît  à  sa  gloire  sans  en  être  éclipsé.  11  se  contentait  pour  lui  de 
restRr  un  conseiller  discret  et  souvent  écouté,  un  ami  toujours  dévoué, 
satislait  d'une  vie  de  retraite  et  d'étude  qui  convenait  à  la  modération 
de  ses  désirs.  Il  se  plaisait  dans  cette  existence  qu'il  s'était  faite,  tra- 
vaillant sans  cesse,  s'intéressant  à  tout,  gardant  jusqu'au  bout  une  gra- 
vité séduisante,  une  grâce  qui  n'excluait  pas  la  fermeté,  otïrant  ce 
spectacle  rare  d'un  homme  à  l'âme  fi  ère  et  tranquille,  à  la  raisoui 
droite,  qui  ne  demandait  à  la  vie  que  ce  qu'elle  pouvait  donner. 
L'écrivain  était  supérieur,  l'homme  était  un  sage.  Chose  à  remarquer, 
M,  Mignet,  sans  être  insensible  aux  marques  de  distinction  ou  de 
déférence  qui  étaient  venues  au-devant  de  lui  quelquefois,  n'avait 
jamais  cherché  le  bruit  ni  les  honneurs;  il  avait,  en  vieillissant,  con- 
quis le  respect  par  son  caractère  autant  que  par  ses  ouvrages,  et  le. 
jour  oti  il  s'est  éteint,  sa  mort  a  été  ressentie  comme  un  deuil  pour  la 
société  française.  11  a  été  entouré  d'hommages. 

Il  les  méritait  et  nous  ne  voudrions  ajouter  qu'un  mot  sur  ces  funé- 
railles d'hier,  où  une  particularité  a  paru  offensante  pour  le  sentiment 
public.  M.  Mignet,  sans  l'avoir  demandé,  avait  été  fait  grand-croix  de 
la  Légion  d'honneur;  il  était  membre  du  conseil  de  l'ordre,  qui  était, 
dignement  représenté.  Des  troupes  ont  été  mises  sur  pied,  elles  ont 
entouré  la  maison;  puis,  au  moment  où  le  triste  cortège  s'est  ache- 
miné vers  l'église  voisine,  elles  ont  disparu.  Elles  avaient  apparem- 
ment rempli  tout  leur  rôle.  C'est  l'ordonnance,  dit-on,  c'est  le  règle- 
ment nouveau,  imaginé  pour  sauvegarder  la  liberté  de  conscience  des 
soldats,  l'indépendance  de  l'état  laïque.  On  a  eu  là  une  belle  invention 
et  il  a  fallu  une  circonstance  semblable  pour  montrer  d'une  façon  plus 
saisissante  ce  qu'il  y  a  de  choquant  dans  ces  nouveautés  I  II  se  peut 
que,  dans  d'autres  temps,  on  ait  dépassé  la  mesure  en  interdisant  à  des 
soldats  de  suivre  un  enterrement  civil  ;  aujourd'hui  on  ne  leur  permet 
pas  de  suivre  un  enterrement  religieux,  comme  si  la  liberté  de  con- 
science était  en  jeu  dans  un  service  commandé, — comme  si  des  soldats 
allaient  faire  un  acte  de  foi  religieuse  en  accompagnant  un  mort  dans* 
une  église!  Il  faudrait  être  conséquent.  Si  nous  en  sommes  venus  à  ce 
point  que,  pour  plaire  à  l'esprit  de  radicalisme,  on  veuille  mesurer  les 
honneurs  funèbres  à  ceux  qui  ont  conquis  la  considération  publique, 
qu'on  aille  jusqu'au  bout,  qu'on  supprime  ces  honneurs.  Si  l'on  veut 
continuer  à  rendre  des  hommages  à  ceux  qui  les  ont  mérités,  qu'on 
aille  encore  jusqu'au  bout  en  les  honorant  comme  ils  ont  voulu  être 
honorés.  Qu'on  cesse  dans  tous  les  cas  d'offrir  ce  spectacle  blessant  de 
soldats  paraissant  devant  une  porte,  jouant  quelques  airs  de  musique 
et  se  retirant  aussitôt  du  cortège  d'un  homme  de  bien  qui  a  été  l'hon- 
neur du  pays.  Qu'on  s'abstienm'.  de  ce  simulacre  qui  ne  vaut  peut-être 
pas  mieux  pour  le  bon  esprit  de  l'armée  que  pour  la  décence  publique., 


712  REVOE  DES  DEUX   MONDES. 

La  mort  a  beau  faire  son  œuvre  et  enlever  les  princes  comme  les 
autres  hommes,  les  affaires  des  peuples  suivent  leur  cours.  Tandis  que 
le  plus  jeune  fils  de  la  reine  Victoria,  le  duc  d'Albany,  vient  de  mou- 
rir subitement  à  Cannes,  où  il  était  en  partie  de  plaisir,  l'Angleterre 
reste  dans  des  conditions  passablement  laborieuses  qui  se  compliquent 
d'une  maladie  du  premier  ministre  et  peut-être  même  de  divisions 
dans  le  conseil.  Le  fait  est  que,  pour  le  moment,  l'Angleterre  n'a  que 
le  choix  des  difficultés  et  semble  passer  par  une  phase  critique.  D'un 
côté,  les  affaires  d'Egypte  pèsent  plus  que  jamais  de  tout  leur  poids  sur 
elle  et  sont  loin  de  suivre  une  marche  satisfaisante.  Le  général  Graham 
n'a  eu  que  quelques  succès  chèrement  achetés,  et  au  lieu  de  pour- 
suivre une  campagne  qui  a  déjà  éprouvé  ses  soldats,  qui  pouvait  deve- 
nir fatale,  il  paraît  avoir  reçu  l'ordre  de  se  replier  sur  Souakim,  peut- 
être  même  d'abandonner  la  ville  de  la  Mer-Rouge,  de  ramener  sa 
petite  armée  dans  la  Basse-Egypte.  Le  général  Gordon  est  resté  à  Khar- 
toum  sans  qu'on  sache  exactement  ce  qu'il  est  devenu,  s'il  est  libre 
ou  captif,  s'il  n'a  pas  été  réduit  à  livrer  la  ville  aux  bandes  du  mahdi. 
Du  grand  effort  qui  a  été  tenté  pour  relever  l'ascendant  anglais,  pour 
rétablir  un  certain  ordre  dans  ces  régions  troublées  du  Soudan,  il  ne 
reste  à  peu  près  rien,  et  le  cabinet  de  Londres  ne  semble  pas  lui- 
même  être  parfaitement  d'accord  sur  des  résolutions  nouvelles,  sur  la 
manière  de  sortir  d'une  situation  qui  devient  de  plus  en  plus  critique. 
D'un  autre  côté,  la  réforme  électorale  qui  a  été  proposée  au  parlement, 
qui  passe  en  ce  moment  par  l'épreuve  d'une  seconde  lecture,  rencontre 
une  assez  vive  opposition  qui  peut  en  rendre  le  succès  difficile.  C'est  à 
ce  moment  que  le  chef  du  cabinet,  M.  Gladstone,  est  tombé  malade; 
il  est  du  moins  assez  atteint  dans  sa  santé  pour  être  condamné  à  un 
repos  temporaire.  M.  Gladstone  est,  de  plus,  d'un  âge  avancé  qui  peut 
ne  plus  lui  laisser  toutes  ses  forces  pour  soutenir  les  luttes  épuisantes 
du  parlement.  Or  M.  Gladstone,  c'est  l'âme  du  cabinet  libéral,  c'est 
l'autorité  et  la  force  du  gouvernement  de  Londres  aujourd'hui.  Lui 
absent,  son  lieutenant,  lord  Hartington,  peut  sans  doute  diriger  hono- 
rablement les  débats  de  la  chambre  des  communes;  mais  ce  n'est  plus 
M.  Gladstone  conduisant  ou  ramenant  sa  majorité. 
;  Est-ce  l'effet  de  la  maladie  du  premier  ministre?  Est-ce  la  suite  des 
mécomptes  qu'on  a  éprouvés  dans  les  affaires  égyptiennes?  Toujours 
est-il  que  le  ministère  paraît  un  peu  ébranlé  et  que  l'opinion,  sans  lui 
être  encore  décidément  défavorable,  semble  se  refroidir  pour  lui.  Depuis 
quelque  temps,  il  y  a  eu  quelques  élections  qui  ont  été  presque  toutes 
au  profit  des  tories,  au  désavantage  des  libéraux,  et  un  des  signes  les 
plus  expressifs  de  cet  ébranlement  de  l'opinion  est  peut-être  l'élection 
récente  d'un  conservateur  à  la  place  du  dernier  speaker  de  la  chambre 
des  communes,  sir  Henry  Brand.  La  faiblesse  du  ministère  libéral  a  été 


BEVUE.  —   CHRONIQUE.'  71S 

sa  politique  extérieure,  qui  n'a  eu  jusqu'ici  rien  de  flatteur  pour  l'or- 
gueil britannique  et  qui,  même  à  l'heure  qu'il  est,  semble  assez  flot- 
tante pour  ne  rassurer  personne  en  Angleterre. 

Le  grand  prépolent  d'Allemagne  qui  manie  avec  tant  de  force  et  de 
dextérité  tous  les  intérêts  de  l'Europe,  qui  fait  et  défait  à  son  gré  les 
alliances,  ne  laisse  pas  cependant  d'avoir  dans  la  vie  ordinaire  ses 
embarras  et  ses  ennuis.  Quoi  donc!  ne  s'est-il  pas  fait  récemment 
une  querelle  avec  les  États-Unis?  La  chambre  des  reprèsentans  de 
Washington  a  eu  l'idée  un  peu  singulière  de  voter  une  adresse  de 
condoléance  au  parlement  allemand  au  sujet  de  la  mort  d'un  des  chefs 
du  parti  progressiste,  M.  Edouard  Lasker,  qui  est  allé  s'éteindre  il  y  a 
quelques  mois  aux  États-Unis.  Les  Américains,  peu  au  courant  de  l'éti- 
quette, et  croyant  choisir  le  personnage  qui  pouvait  être  l'intermédiaire 
le  plus  naturel  entre  les  deux  parlemens,  ont  envoyé  leur  adresse  à 
M.  de  Bismarck  lui-même.  Malheureusement  le  chancelier,  qui  n'a  pas 
gardé  un  bon  souvenir  de  l'opposition  de  M.  Lasker,  n'a  pas  pris  l'envoi 
en  belle  humeur  et  s'est  fâché  d'être  pris  pour  un  «  facteur  de  la  poste  ;  » 
il  a  renvoyé  l'adresse  d'un  ton  un  peu  cassant,  assez  dédaigneux,  en 
laissant  comprendre  plus  ou  moins  que  la  chambre  des  reprèsentans 
de  Washington  n'avait  qu'à  se  mêler  de  ce  qui  la  regardait,  sans  se 
mêler  des  affaires  parlementaires  de  l'Allemagne,  et  surtout  sans  le 
charger  d'une  mission  pour  laquelle  il  n'était  pas  fait.  L'envoyé  alle- 
mand à  Washington  a  été  chargé  de  communiquer  cette  réponse.  Les 
Américains,  à  leur  tour,  ont  trouvé  le  procédé  un  peu  leste  et  ne  l'ont 
pas  caché.  Ils  ont  ressenti  l'injure  à  laquelle  ils  s'étaient,  à  vrai  dire, 
un  peu  exposés  en  prenant  parti,  dans  leur  adresse,  pour  les  opinions 
politiques  de  M.  Lasker.  L'incident  assez  médiocre  et  bizarre  par  lui- 
même  était  en  train  de  s'aggraver.  Fort  heureusement  on  s'est  arrêté 
à  propos.  M.  de  Bismarck  s'est  appliqué  à  panser  quelque  peu  la  bles- 
sure qu'il  avait  faite  à  l'amour-propre  yankee.  La  chambre  américaine 
a  déclaré  qu'elle  n'avait  à  s'occuper  ni  des  rapports  des  pouvoirs  publics 
en  Allemagne,  ni  des  accidens  auxquels  avait  pu  être  soumise  la  trans- 
mission de  son  adresse.  Il  y  a  eu  à  Washington,  enire  le  ministre  d'Alle- 
magne et  le  secrétaire  d'état,  une  conversation  qui  peut  passer  pour 
une  plaisante  comédie  d'explications  évasives.  La  querelle  n'ira  pas  sans 
doute  plus  loin,  elle  s'apaisera  d'elle-même;  elle  n'est  pas  faite,  dans 
tous  les  cas,  pour  mettre  une  grande  cordialité  dans  les  rapports  du 
chancelier  avec  les  États-Unis,  surtout  avec  le  représentant  du  gouver- 
nement de  Washington,  dont  le  séjour  à  Berlin  devient  assez  difli- 
ciie.  C'est,  après  tout,  une  petite  tempête  diplomatique;  mais  il  y  a 
aujourd'hui  pour  M.  de  Bismarck  des  affaires  intérieures  plus  sérieuses, 
une  sorte  d'événement  parlementaire  qui  peut  devenir  gênant,  qui  peut 
du  moins  prendre  une  certaine  importance. 

Lorsqu'il  y  a  quelques  années,  M.  de  Bismarck  a  commencé  son  évo- 


744  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lutfon  conservatrice,  îe  parti  national-libéral,  qui  s'était  d'abord  rallié 
à  sa  politique  victorieuse,  s'est  scindé  en  deux  fractions,  dont  l'une, 
conduite  par  M.  de  Bennigsen,  a  continué  à  suivre,  bon  gré  mal  gré,  le 
chancelier,  tandis  que  l'autre  a  pris  une  attitude  complètement  indé- 
pendante. Ces  sécessionistes,  d'abord  assez  inactifs,  viennent  de  se 
réunir  aux  progressistes,  et  forment  aujourd'hui,  avec  ceux-ci,  un  nou- 
veau groupe  parlementaire  qui  s'appelle  le  parti  libéral  allemand.  Ce 
parti  reconstitué  déjà  est  de  plus  de  cent  membres.  M.  de  Bismarck 
n'en  est  pas  â  compter  ses  adversaires  ni  même  à  les  ménager. 
Il  est  homme  à  tenir  tête  aux  nouveaux  libéraux  comme  aux  catho- 
liques du  centre  en  les  dominant  ou  en  se  servant  au  besoin  des  uns 
et  des  autres.  La  situation  n'est  pas  moins  difficile,  et  le  chancelier  en 
a  sans  doute  lui-même  jugé  ainsi  puisqu'il  vient  de  reparaître  brus- 
quement à  Berlin  et  de  faire  â  l'improviste  sa  ren!rée  dans  Je  parle- 
ment, où  il  a  déjà  prononcé  deux  ou  trois  discours.  Avant  d'en  venir 
aux  projets  de  socialisme  d'état  auxquels  le  chancelier  s'attache  plus 
que  jamais,  le  parlement  avait  à  voter  ces  jours  derniers  la  prolonga- 
tion des  mesures  exceptionnelles  adoptées,  il  y  a  quelques  années, 
contre  les  menées  démagogiques  et  révolutionnaires.  M.  de  Bismarck, 
en  bon  prince,  veut  bien,  comme  il  le  dit,  «  faire  dans  l'intérêt  des 
ouvriers  tout  ce  qu'an  gouvernement  éclairé  et  chrétien  est  suscep- 
tible d'accomplir;  »  mais  il  entend  toujours  commencer  par  «  réprimer 
les  excès.  »  Or  sur  ces  deux  points  il  rencontre  une  opposition  égale- 
ment vive.  11  a  eu  beau  payer  de  sa  personne,  parler  suivant  son  habi- 
tude le  langage  du  victorieux,  réclamer  impérieusement  le  vote  de 
sa  loi  de  sûreté,  il  n'a  réussi  à  convaincre  ni  les  libéraux,  qui  aiment 
peu  les  mesures  exceptionnelles,  ni  les  catholiques  du  centre,  qui,  avant 
de  lui  donner  leur  voie,  attendent  son  dernier  mot  dans  les  affaires 
religieuses.  La  question  a  été  renvoyée  provisoirement  à  une  commis- 
sion spéciale  ;  elle  reste  en  suspens  par  un  vote  qui  met  en  échec 
l'autorité  du  chancelier. 

Ce  qu'il  y  a  de  grave,  c'est  que,  dans  ces  débats  qui  viennent  d'inau- 
gurer la  session  nouvelle  du  Reichstag,  ce  n'est  pas  M.  de  Bismarck 
qui  est  seul  en  jeu.  II  n'est  que  l'interprète  de  l'empereur  Guillaume, 
qui  intervient  à  son  tour  dans  le  conflit.  A  la  réception  récente  despré- 
sidens  des  diverses  assemblées  qui  étaient  venus  lui  porter  leurs  coœplî- 
mens  pour  le  quatre-vingt-septième  anniversaire  de  sa  naissance,  lé 
vieil  empereur  n'a  point  hésité  à  relever  vertement  les  derniers  incidens 
parlementaires.  Il  n'a  pas  caché  que  le  début  de  la  session  du  Reichs- 
tag lui  avait  été  désagréable,  qu'il  avait  été  péniblement  surpris  de 
l'accueil  fait  à  la  loi  de  sûreté.  Il  n'a  pas  même  craint  d'ajouter  que 
si  on  refusait  à  son  gouvernement  les  moyens  de  réprimer  les  excès 
«ocialisies,  il  considérerait  le  vote  du  Reichstag  comme  une  manifes- 
tation dirigée  contre  sa  personne  et  il  a  coui-onné  sa  mercuriale  en 


REVUE*    —   CHRONIQUE.  715 

disant  d'un  ton  assez  rude  :  «  Tâchez  donc  que  tout  finisse  le  mieux 
possible!  »  Nu'  doute  que  la  semonce  impériale u'ait  quelque  influence 
sur  le  parlement  et  n'aide  le  chancelier  dans  ses  luttes  contre  l'oppo- 
sition. La  loi  (le  siireté  finira  probablement  par  être  volée,  M.  de  Bis- 
marck aura  certainement  plus  de  peine  à  faire  passer  son  socialisme 
d'état,  et  c'est  ainsi  que  l'homme  le  plus  puissant  ne  fait  pas  toujours 
tout  ce  qu'il  veut,  pas  plus  qu'il  n'est  à  l'abri  des  petits  ennuis  diplo- 
matiques. 

Les  Italiens  ont,  eux  aussi,  aujourd'hui  leurs  crises,  leurs  affaires 
délicates  et  même  leurs  deuils  publics.  Ils  ont  tout  d'abord  une  crise 
ministérielle  qui  est  née  moins  d'un  vote  hostile  du  parlement  que 
d'une  situation  compliquée  de  beaucoup  d'antagonismes,  de  conflits 
personnels,  de  discussions  intimes.  Depuis  quelque  temps  déjà,  le 
ministre  de  l'instruction  publique,  M.  Baccelli,  était  vivement  com- 
battu à  l'occasion  d'une  réforme  universitaire  qui  a  été  l'objet  de  dis- 
cussions laborieuses.  Quelques  autres  ministres  rencontraient  dans  le 
parlement  une  certaine  animosité  ou  une  certaine  déûance  qui  créait 
plus  d'une  difficulté.  Lorsqu'il  y  a  peu  de  jours,  le  président  de  la 
chambre,  M.  Farini,  froissé  dans  sa  susceptibilité  par  quelques  mnni- 
festations  peu  mesurées,  a  cru  devoir  donner  sa  démission,  le  minis- 
tère a  eu  son  candidat,  qui  a  été  élu  à  la  place  de  M.  Farini;  mais  il 
s'est  trouvé  dans  l'urne  plus  de  cinquante  bulletins  blancs  qui  avaient 
été  probablement  déposés  par  des  membres  de  la  majorité  et  qui,  sans 
être  un  témoignage  d'hostilité  déclarée,  pouvaient  révéler  une  inten- 
tion de  réserve  à  l'égard  du  cabinet.  C'est  ce  qui  a  décidé  cette  crise 
qui  se  préparait,  qui  se  déroule  laborieusement  depuis  quelques  jours 
et  dont  le  dénoûment,  à  vrai  dire,  est  fixé  d'avance.  C'est,  en  effet,  lé 
président  du  conseil,  M.  Depretis,  qui  est  resté  chargé  de  reconstituer 
le  ministère. 

M.  Depretis  n'est  certes  ni  un  Bismarck,  ni  même  un  Gladstone. 
Il  est  assez  âgé  et  de  plus  passablement  goutteux;  mais  c'est  un  vieux 
Piémontais  solide,  sensé,  avisé,  qui  a  su  depuis  bien  des  années  s'éta- 
blir aux  affaires  et  qui,  après  la  disparition  des  anciens  chefs  par- 
lementaires de  l'Italie,  est  resté  un  premier  ministre  presque  indis- 
pensable. Il  était  d'autant  plus  désigné  aujourd'hui  que,  dans  le  moment 
même  où  a  éclaté  cette  crise  nouvelle,  l'Italie  perdait  un  homme  qui, 
seul  peut-être,  aurait  pu  disputer  le  pouvoir  au  président  du  conseil, 
M.  Quintino  Sella,  à  qui  le  parlement  de  Rome  a  rendu  des  hommages 
publics  comme  au  mort  le  plus  illustre.  M.  Sella  était,  lui  aussi,  un 
Piémontais  de  forte  race,  instruit,  doué  de  sens  pratique  et  d'une 
vigoureuse  volonté.  Ce  n'était  pas  un  politique  aux  idées  élevées  et  il 
n'avait  témoigné  que  de  médiocres  sympathies  pour  la  France  dans 
des  momens  dilllciles;  tuais  il  avait  rendu  à  son  pays  le»  plus  éminetis 
services  en  contribuant  plus  que  tout  autre  à  la  réorganisation  dea 


716  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jBnances  italiennes,  en  acceptant  imperturbablement  la  responsabilité 
des  impôts  les  plus  impopulaires.  C'était  son  titre.  Il  n'avait  pas  l'élo- 
quence de  M.  Minghetti  ;  il  avait  été  cependant  choisi  dans  ces  derniers 
temps  comme  le  chef  de  la  droite,  réduite  aujourd'hui  à  n'être  plus 
qu'une  opposition,  et  au  fond  il  avait  des  opinions  qui  ne  différaient, 
pas  beaucoup  de  celles  de  M.  Dcpretis,  qui  auraient  pu  faciliter  son  | 
retour  au  pouvoir,  même  peut-être  avec  le  parlement  tel  qu'il  est. 
M.  Sella  disparu,  M.  Depretis  pouvait  seul  recomposer  un  cabinet,  et 
il  le  refait  sans  doute  à  sa  manière.  11  n'ira  pas  jusqu'à  la  gauche  avan- 
cée, qui  a  essayé  de  se  reconstituer  depuis  quelque  temps,  qui  compte 
dans  ses  rangs  M.  Gairoli,M.Crispi,  M.  Nicotera,  M.  Zanardelli,  récon- 
ciliés par  des  mésaventures  communes;  il  ne  reviendra  pas  non  plus 
jusqu'à  la  droite,  jusqu'à  M.  Minghetti,  qui  lui  a  pourtant  prêté  plus 
d'une  fois  son  appui.  Il  restera  sur  le  terrain  qu'il  a  choisi,  où  il  s'est 
établi,  louvoyant  entre  les  opinions,  ralliant  le  plus  possible  les  hommes 
modérés  de  tous  les  partis,  mettant  une  certaine  mesure  dans  sa  poli- 
tique extérieure  comme  dans  sa  politique  intérieure.  Un  ministère 
refait  par  M.  Depretis  ne  peut  guère  avoir  que  ce  caractère  de  modé- 
ration relative,  et  c'est  là  encore  son  avantage  sur  bien  d'autres  com- 
binaisons qui  pourraient  être  des  aventures. 


CH,   DE   MALADE. 


MOUVEMENT  FINANCIER  DE  LA  QUINZAINE. 


Le  marché  des  rentes  françaises  s'était  déjà  notablement  raffermi 
pendant  la  première  quinzaine  de  mars.  Ce  mouvement  d'améliora- 
tion, interrompu  pendant  quelques  jours  à  l'arrivée  des  dépêches  du 
Tonkin  annonçant  la  prise  du  Bac-Ninh  et  la  fuite  de  la  garnison  chi- 
noise, a  été  repris  pendant  la  seconde  moitié  du  mois  et  va  sans  doute 
aboutir,  au  commencement  de  cette  semaine,  à  une  liquidation  en 
hausse.  Les  vendeurs  de  prime  ont  essayé  d'arrêter  cette  progression 
par  les  manœuvres  qui  leur  avaient  jusqu'ici  constamment  réussi.  Leurs 


REVDE.   —  CHRONiqnE,  717 

efforts,  cette  fois,  ont  été  stériles,  et  les  primes,  —  fait  assez  rare,  — 
seront  levées  presque  en  totalité. 

Ce  résultat  a  été  obtenu  sans  qu'on  ait  pu  constatera  aucun  moment 
l'intervention  d'une  spéculation  puissante  et  active  à  la  hausse.  C'est 
aux  capitaux  de  placement  que  revient  à  peu  près  exclusivement  l'hon- 
neur de  ce  relèvement  de  notre  crédit.  Si  les  transactions,  en  effet,  sont 
toujours  fort  restreintes  sur  le  marché  des  opérations  à  terme,  on  doit 
tenir  pour  très  satisfaisante  l'attitude  du  marché  au  comptant.  L'argent 
vient  maintenant  à  la  Bourse  et  ne  se  renferme  plus,  comme  il  y  a 
quelques  mois,  dans  une  abstention  ombrageuse.  Mais  il  ne  vient  pas 
pour  acheter  au  hasard  toutes  les  valeurs  que  les  établissemens,  déten- 
teurs de  papiers  depuis  trop  longtemps  emmagasinés,  pourraient  lui 
offrir.  Il  ne  se  porte  volontiers  que  sur  quelques  catégories  de  titres, 
inscriptions  de  rentes  françaises,  obligations  et  actions  des  compagnies 
de  chemins  de  fer,  du  Crédit  foncier,  du  Gaz.  Hors  de  là,  sa  défiance 
subsiste  tout  entière,  et  le  temps  pourra  seul  en  avoir  raison. 

Si  nous  comparons  les  derniers  cours  d'hier  avec  ceux  du  milieu  et 
du  commencement  du  mois,  nous  constatons  sur  chacune  de  nos  rentes 
la  progression  suivante  :  k  1/2  pour  100,  65  centimes  depuis  le  15; 
1  fr,  15  depuis  le  1";  3  pour  100,  45  et  67  centimes;  Amortissable 
ancien,  ZjO  et 55  centimes;  Amortissable  nouveau,  40  et  60  centimes. 
L'action  du  Chemin  de  fer  de  Lyon  a  monté,  en  mars,  de  12  francs, 
l'action  du  Midi,  de  46  francs,  et  celle  de  l'Orléans,  de  28  francs.  L'ac- 
tion du  Nord  seule  a  baissé  de  10  francs.  La  plus-value  est  de  25  à 
30  francs  sur  le  Crédit  foncier.  Le  Gaz  a  été  porté  de  1,410  àl, 440  francs 
dul"  au  15  mars  et  de  1,440  à  1,480  francs  pendant  la  seconde  partie 
du  mois.  La  plus-value  en  mars,  sur  presque  toutes  les  catégories 
de  nos  obligations  de  chemins  de  fer  garanties  par  l'état,  a  été  de  4  à 
5  francs.  Cette  excellente  tenue  de  nos  valeurs  de  premier  ordre  a  été 
favorisée  en  mars  par  quelques  incidens  politiques  dont  la  spécula- 
tion, en  d'autre  temps,  n'eût  pas  manqué  d'exploiter  l'heureuse 
influence;  il  vaut  peut-être  mieux  pour  l'instant  que  l'action  de 
l'épargne  seule  se  soit  exercée  sur  notre  marché. 

La  prise  de  Bac-Ninh  a  pour  un  temps  calmé  toutes  les  appréhen- 
sions que  pouvait  causer  l'expédition  du  Tonkin.  Le  gouvernement 
chinois  paraît  moins  que  jamais  disposé  à  nous  faire  la  guerre.  Il  n'y 
a  donc  pas  à  redouter  une  extension  dangereuse  des  hostilités.  Cepen- 
dant on  ne  peut  songer  de  longtemps  à  diminuer  l'effectif  du  corps 
expéditionnaire;  il  faut  que  le  marché  s'attende  à  voir  le  cabinet  pré- 
senter prochainement  à  la  chambre  une  nouvelle  demande  de  crédits 
pour  la  poursuite  de  notre  entreprise  dans  l'extrême  Orient.  La 
demande  sera,  dit-on,  déposée  après  les  vacances  de  Pâques. 

La  chambre  a  nommé,  il  y  a  peu  de  jours,  la  commission  chargée 
de  l'examen  du  projet  de  budget  pour  1885.  Tous  les  candidats,  dans 


718  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  bureaux,  avaient  réclamé  des  économies,  il  y  a  unanimité  dans  la 
commission  sur  ce  point  essentiel  qu'une  résistance  éners^ique  doii; 
être  opposée  aux  propositions  de  dépenses  nouvelles  et  que  l'équi- 
libre budgétaire  ne  duit  pas  être  cherché  dans  l'établissement  d'im- 
pôts nouveaux.  C'est  donc  la  politique  du  cabinet  qui  triomphe,  puisque 
cette  politique  en  matière  financière  se  résumait  ainsi  :  pas  d'aug- 
mentations de  dépenses,  pas  d'impôts  nouveaux.  Il  est  à  noter  toute- 
fois que,  dans  la  plupart  des  bureaux,  les  candidats  ont  attaqué  avec 
beaucoup  de  vivacité  les  propositions  fiscales  de  M.  Tirard.  L'esprit 
généra!  dont  la  commission  paraît  animée  peut  rassurer  le  monde 
financier  au  point  de  vue  du  sort  immédiatement  réservé  aux  fantai- 
sies des  réformateurs  de  l'assiette  de  l'impôt;  mais  il  est  possible  que 
l'accord  soit  difficile  entre  le  ministre  des  finances  et  la  majorité  des 
commissaires.  Constatons  cependant  l'impression  favorable  produite 
par  le  discours  d'ouverture  du  président  de  la  commission,  M.  Rou- 
vier.  Entin  la  Bourse  ne  pouvait  que  se  montrer  satisfaite  du  double 
succès  remporté  vendredi  dernier  à  la  chambre  des  députés  par  le  gou- 
vernement, d'abord  au  sujet  de  la  revision  de  la  constitution,  puis  sur 
la  question  de  Madagascar. 

Nous  avons  indiqué  plus  haut  les  variations  de  cours  qui  se  sont 
produites  sur  les  actions  de  nos  chemins  de  fer.  Les  recettes  sont  tou- 
jours en  diminution;  lûais  le  public  qui  achète  ces  titres  ne  s'en  émeut 
pas;  il  établit  ses  calculs  sur  le  montant  du  dividende  garanti,  et 
estime  que  le  Midi  et  l'Orléans,  par  exemple,  ne  sont  pas  encore  à 
leurs  prix.  Les  recettes  sont  également  en  diminution  sur  les  chemins 
autrichiens  et  sur  les  Lombards,  dont  les  titres  sont  un  peu  délaissés 
à  662  et  320  francs.  Les  cours  du  Nord  de  l'Espagne  et  du  Saragosse 
se  tiennent  fort  bien  ;  la  hauss8  dont  ces  titres  ont  bénéficié  depuis  le 
coma.encement  de  l'année  paraît  détinitivement  acquise.  Les  compa- 
gnies du  Lyon  et  du  Nord  ont  fait  savoir,  ces  jours  derniers,  à  quei 
chilTre  s'élèverait  leur  dividende  respectif  pour  1883.  Les  actionnaires 
du  Lyon  recevront  55  fr.  par  titre,  ceux  du  Nord  73  fr. 

Les  actions  de  la  Banque  de  France,  constamment  offertes,  ont 
baissé  d'environ  250  francs  depuis  le  15  mars.  Les  bénéfices  réalisés  à 
ce  jour  depuis  le  l""  janvier  sont  cependant  aussi  élevés  que  ceux  de 
la  période  correspondante  de  1883.  Mais  on  a  pensé,  dit-on,  que  le 
ralentissement  général  des  affaires  et  l'abondance  de  l'argent  oblige- 
raient la  Banque  à  baisser  le  taux  de  son  escompte,  d'où  résulterait 
une  diminution  forcée  des  bénéfices.  Les  vendeurs  ne  doivent  pas 
oublier  que  peu  de  titres  sont  aussi  solidement  classés  que  les  actions 
de  la  Baiiqne  de  France,  et  que  cette  valeur  se  prête  mal,  par  consé- 
quent, à  des  opérations  à  découvert. 

La  Banque  de  Paris  se  mainiii-nt  à  870  francs.  Ou  sait  maintenant 
que  le  divideûde  de  1883  sera  fixé  à  50  fraucs.  Le  Crédit  lyonnais  et 


BEVUE.    —  CHRONIQUE.  719 

la  Société  générale  ont  tenu  récemment  leurs  assemblées.  Le  premier 
de  ces  éiabii'-semens  a  pu  distribuer  pour  le  dernier  exercice  un  divi- 
dende de  20  trancs  avec  des  béaofices  alimentés  exclusivement  par 
les  affaires  courantes  de  banque.  Le  conseil  d'administration  a  pro- 
posé de  taire  un  prélèvement  de  9  millions  sur  la  réserve  aGn  de 
ramener  la  valeur  totale  d'estimation  définitive  des  immeubles  de  la 
société  à  30  millions.  Il  est  certain  que  le  Crédit  lyonnais  a  réussi  à 
se  tirer  fort  heureusement  de  deux  exercices  des  plus  difficiles  et  se 
trouve  maintenant  en  bonne  situation  pour  profiter  d'une  reprise  éven- 
tuelle des  affaires. 

Les  choses  n'ont  pas  tourné  aussi  bien  pour  la  Société  générale,  et 
ce  n'est  pas  sans  quelque  peine  probablement  que  les  comptes  du 
bilan  cm  pu  être  établis  de  façon  à  rendre  possible  le  paiement  d'un 
dividende  de  5  pour  100  net  par  action  pour  1882.  Il  a  déjà  été  payé 
6  fr.  25  en  octobre  dernier.  Le  solde  6  fr.  25  sera  payé  en  avril.  L'ac- 
tion est  faible  à  Zt72  francs. 

L'assemblée  générale  du  Crédit  foncier  aura  lieu  le  3  avril,  et  rece- 
vra des  communications  que  les  actionnaires  jugeront  sans  doute  net- 
tement favorables.  Le  rapport  conclur,  en  effet,  à  la  répartition  d'un 
dividende  de  60  francs  dépassant  de  5  francs  le  dividende  de  1882. 
Le  même  document  contient  d'intéressans  renseignemens  sur  certaines 
des  opérations  du  Crédit  foncier  pouvant  prêter  à  la  discussion  et 
concernant  les  prêts  effectués  par  l'intermédiaire  du  sous-comptoir 
des  entrepreneurs  et  de  la  Compagnie  foncière  de  France,  ou  par  le 
Crédit  fobcier  lui-même  sur  des  immeubles  d^^  construction  récente. 
Cet  ensemble  d'opérations  comprend  267  million?  de  prêts,  dont  105 
par  le  Sous-Comptoir,  /lO  par  la  Foncière  de  France  et  121  par  le 
Crédit  foncier  sur  maisons  neuves  depuis  t.ois  ans.  Le  rapport  établit 
que  les  bénéfices  résultant  des  prêts  fonciers  et  communaux  ont  atteint 
10  millions,  et  que  les  affaires  de  banque  ont  produit  une  somme 
égale. 

Les  transactions  continuent  à  être  à  peu  près  nulles  sur  tous  les 
autres  titres  d'établissemens  de  crédit. 

La  hausse  idsportanie  des  actions  du  Gaz  a  été  déterminée  par  ce 
que  l'on  savait  des  conclusions  du  rapport  des  experts,  rapport  qui 
vient  d'être  déposé  au  greffe  de  la  préfecture  Les  experts  se  sont  pro- 
posés de  rechercher  quels  ont  été  les  procédés  nouveaux,  les  inven- 
tions, les  perfectionnemens  introduits  dans  la  fabrication  depuis  1856 
jusqu'en  1882  et  ayant  pu  procurer  un  abaissement  du  prix  de  revient 
du  gaz.  Ils  ont  évalué  cette  réduction  à  0  fr.  21/)  millièmes  par  mètre 
cube.  Encore  cette  estimation  est-elle  entourée  de  nombreuses  réserves. 
La  Compagnie  du  gaz  a  saisi  le  conseil  d'état  d'un  pourvoi  contre  l'ar- 
rêté du  conseil  de  préfecture  qui  avait  ordonné  rexperlise.  L'affaire  doit 


720  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

venir  le  5  avril  prochain  devant  l'assemblée  du  conseil  d'état,  statuant 
au  contentieux.  La  Compagnie  du  gaz,  en  communiquant  à  ses  action- 
naires réunis  en  assemblée  générale  les  résultats  satisfaisans  du  der- 
nier exercice,  a  pu  leur  exprimer  l'espoir  de  voir  triompher  ses  droits. 
Quoi  qu'il  arrive,  les  porteurs  des  actions  sont  convaincus  que  la  ville 
devra  finalement  s'entendre  avec  la  compagnie,  celle-ci  étant  dispo- 
sée à  abaisser  le  prix  du  gaz  à  0  fr.  25  par  mètre  cube,  moyennant  une 
prolongation  de  la  concession. 

Le  Suez  est  à  peu  près  immobile  aux  environs  du  cours  de  2,000  fr. 
La  dernière  assemblée  n'avait  pas  tranché  la  question  de  l'admission 
de  nouveaux  membres  anglais  dans  le  conseil  d'administration.  Le 
bruit  a  couru  que  M.  Charles  de  Lesseps  s'était  rendu  à  Londres  cette 
semaine  pour  s'assurer  du  concours  de  certaines  personnalités,  et 
notamment  de  quelques  membres  de  la  chambre  des  communes,  pour 
le  règlement  définitif  de  cette  affaire,  qu'une  seconde  assemblée  ter- 
minera sans  difficulté,  il  y  a  tout  lieu  de  l'espérer. 

La  fermeté  que  nous  avons  constatée  à  plusieurs  reprises  sur  les 
marchés  étrangers  ne  se  dément  pas  et  c'est  à  Berlin  surtout  que  s'ac- 
cusent les  tendances  à  une  amélioration  générale  des  fonds  publics. 
Ces  tendances  ont  été  assez  nettement  caractérisées  pour  déterminer 
le  groupe  du  Crédit  mobilier  autrichien  à  se  charger  d'une  nouvelle 
émission  de  100  millions  de  florins  de  rente  4  pour  100  or,  pour  avan- 
cer d'autant  le  remboursement  de  l'ancienne  rente  or  6  pour  100, 
qui  était  cotée,  il  y  a  quelques  années,  au  prix  même  où  se  négocie 
aujourd'hui  la  rente  h  pour  100.  L'émission  qui  a  eu  lieu  en  Alle- 
magne, les  25  et  26  mars,  a,  dit-on,  parfaitement  réussi.  Les  fonds 
russes  sont  en  hausse  constante;  l'Italien  5  pour  100  ne  s'est  arrêté 
entre  93.50  et  93.75  que  par  suite  de  l'incertitude  qui  a  pu  planer 
pendant  quelques  jours  sur  le  sort  du  cabinet  de  M.  Depretis,  aujour- 
d'hui reconstitué. 

L'Unifiée  d'Egypte  est  tenue  par  la  spéculation  à  3/jO.  Les  nouvelles 
du  Soudan  sont  aussi  mauvaises  que  possible,  mais  le  monde  financier 
est  de  plus  en  plus  convaincu  que  le  gouvernement  anglais  ne  pourra 
reculer  devant  l'établissement  du  protectorat  de  la  Grande-Bretagne 
sur  l'Egypte  et  que,  d'autre  part,  il  devra  donner  sa  propre  garantie  à 
la  dette  égyptienne  s'il  veut  obtenir  l'adhésion  des  puissances  à  des 
projets  de  modification  concernant  la  loi  internationale  de  liquidation. 


Le  directeur-gérant:  G.  Bcloz. 


ANDREE 


DERNIERE     PARTIE     (1). 


XXIV. 

Henriot  était  arrivé  depuis  peu  du  fond  de  l'Algérie,  où  il  avait 
passé  les  deux  derniers  mois  du  voyage  entrepris  un  an  auparavant. 
Son  premier  soin  fut  d'aller  demander  M.  de  Garamante  à  son  cercle  : 
le  comte,  en  déplacement  de  chasse,  était  absent.  Jacques  attendit 
son  retour  avec  impatience,  car  il  avait  hâte  de  revoir  son  vieil  ami 
et  de  causer  longuement  avec  lui.  Après  avoir  consacré  quelques 
jours  à  son  installation,  Henriot  pensa  qu'il  ne  pouvait  se  dispen- 
ser de  faire  une  visite  aux  Passemard.  Surmontant  donc  la  répu- 
gnance qu'il  éprouvait  à  rentrer  dans  cet  hôtel,  le  jeune  homme 
se  présenta  chez  eux  un  après-dîner,  comptant  trouver  seuls  le  raf- 
fmeur  et  sa  femme.  La  première  personne  qu'il  aperçut  en  entrant 
dans  le  salon  fat  Andrée  :  la  vicomtesse,  très  surprise  de  cette  sou- 
daine apparition,  eut  le  temps  de  se  remettre  un  peu,  à  la  faveur 
des  bruyantes  démonstrations  dont  sa  mère  accablait  le  voyageur. 
Elle  se  leva,  rajusta  d'un  mouvement  rapide  une  boucle  de  ses  che- 
veux et  s'avança  vers  lui  en  disant  avec  des  modulations  câlines  dont 
sa  voix  avait  si  bien  pris  l'habitude  autrefois  en  lui  parlant  qu'elle 
n'avait  pas  encore  eu  le  temps  de  les  oublier  : 

(1)  Voyez  la  Revue  du  l"'  et  du  15  mars  et  du  1«-  avril. 

TOME  LXII.  ~  15  AVRIL  1884.  46 


722  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

—  Bonsoir,  Jacques  !  Vous  voici  donc  enfin  de  retour? 

Il  se  retourna,  et,  malgré  toute  son  assurance,  la  jeune  femme 
dut  baisser  les  yeux  sous  le  poids  du  regard  froidement  méprisant 
dont  il  l'accabla. 

—  Bonsoir,  madame,  dit-il  d'un  ton  parfaitement  calme,  qui  ne 
trahissait  ni  affection,  ni  haine,  rien  que  le  parti-pris  d'une  glaciale 
indifférence.  —  Et  sans  plus  s'occuper  d'elle,  il  se  mita  causer  de  l'air 
le  plus  naturel  du  monde  avec  sa  mère. 

—  Mais  cours  donc  prévenir  ton  père  que  Jacques  est  de  retour  ! 
s'écria  tout  à  coup  la  pétulante  M"'^  Passemard.  Grand  vilain,  va, 
qui  depuis  plus  d'un  an  ne  nous  a  pas  donné  signe  de  vie!  qui  ne 
nous  a  pas  même  écrit  un  mot  au  moment  du  mariage  d'Andrée  ! 
C'est  fort  heureux  que  le  comte  de  Garamante  nous  ait  appris  un 
jour  ton  départ  de  Bome  et  ton  voyage  en  Orient,  car  sans  lui  nous 
n'aurions  pas  su  du  tout  si  tu  étais  encore  de  ce  monde...  A  propos,., 
et  ce  pauvre  M.  Mareuil?  C'est  donc  vrai  qu'on  peut  en  mourir,  de 
ces  fièvres  romaines!..  Quel  malheur!.. 

Andrée  qui  rentrait  entendit  les  derniers  mots  de  sa  mère.  Elle 
vit  Jacques  se  lever  brusquement  et  pâlir. 

—  Oui,  dit-il  d'une  voix  sourde,  c'est  un  affreux  malheur  I 
Alors,  elle  détourna  la  tête,  prise  d'épouvante  soudaine  à  l'idée 

de  rencontrer  de  nouveau  son  regard. 

—  Eh!  bonjour,  mon  cher  Jacques!  cria  tout  à  coup  la  grosse 
voix  joyeuse  de  Passemard...  Je  n'ai  pas  besoin  de  te  présentera 
mon  gendre,  n'est-ce  .pas?  La  connaissance  est  déjà  faite... 

—  Parfaitement,  dit  Ht  nriot  ;  et,  sans  paraître  remarquer  certain 
air  un  peu  matamore  que  le  vicomte  avait  cru  devoir  se  donner,  il 
serra  cordialement  les  mains  de  Maxime  et  de  son  père. 

—  Ah  çà,  reprit  le  raffineur,  causons  sérieusement  une  minute. 
Tu  nous  raconteras  tes  voyages  ensuite.  Te  voilà  donc  revenu  : 
qu'est-ce  que  tu  comptes  faire? 

—  Me  remettre  immédiatement  au  travail. 

—  Bravo  !  Mais  tu  dois  en  avoir  terriblement  perdu  l'habitude, 
sinon  le  goût,  depuis  un  an  que  tu  te  promènes? 

—  Bassurez-vous  :  j'ai  mis  le  temps  à  profit,  surtout  dans  les  six 
derniers  mois.  Je  rapporte  de  là-bas  quelques  petites  choses  et  pas 
mal  d'études  qui  vont  me  servir  pour  le  tableau  que  je  compte 
envoyer  au  Salon  prochain. 

—  Sujet  classique?  fit  Morincourt  avec  une  imperceptible  nuance 
dédain. 

—  Mon  Dieu,  oui,  monsieur. 
—-  Et  peut-on  vous  demander?.,  reprit  Andrée  en  s'enhardissant. 

—  Sans  doute,  madame  :  Jacob  chez  Laban. 

—  Ah!.,  fit-elle  faiblement,  et  elle  sentit  monter  à  ses  joues  un 


ANDRÉE.  723 

peu  de  rougeur  en  se  rappelant  la  dernière  parole  qu'elle  avait 
adressée  à  Jacques,  au  moment  de  son  départ  pour  l'Italie.  «  Est-ce 
un  reproche  déguisé  qu'il  a  voulu  me  faire  ?  pensa  la  jeune  femme. 
Quel  masque  impénétrable  il  a  rapporté  de  là-bas!  » 

Jacques,  en  eiïet,  n'était  plus  le  même  homme.  De  sa  physio- 
nomie ouverte,  mobile,  expressive,  les  traits  seuls  n'avaient  pas 
changé.  Sa  iigure,  où  tous  les  sentimens  se  reflétaient  jadis,  avait 
pris  une  expression  aussi  immuable  que  la  sérénité  du  ciel  d'Egypte. 
Les  lignes  rigides  de  cette  face  pâle  et  amaigrie  semblaient  tendues 
par  l'elFort  continu  d'une  volonté  qui  interdisait  au  visage  de  trahir 
l'âme.  Il  gardait  quelque  chose  de  l'impassible  gravité  des  Orien- 
taux, ne  riait  point,  faisait  à  peine  de  loin  en  loin  un  geste  court 
et  tenait  ses  paupières  légèrement  abaissées  comme  pour  tamiser 
l'éclat  du  foyer  de  vie  qu'on  voyait  toujours  rayonner  dans  ses 
yeux.  Sur  les  tempes,  ses  cheveux  très  noirs  commen(^aient  à  s'ar- 
genter;  Andrée  s'en  aperçut,  et  songea  qu'il  n'avait  pas  encore 
trente  ans. 

Sur  les  instances  répétées  de  M"'®  Passemard,  il  parlait  mainte- 
nant de  ses  voyages  ;  d'Athènes  et  de  Gonstantinople,  de  Jérusalem, 
du  Caire,  où  i!  avait  passé  deux  mois,  de  Constantine  et  de  l'Algérie, 
qu'il  avait  visitées  en  dernier  lieu.  Jacques  s'exprimait  avec  une 
aisance  simple,  évitant  l'insupportable  affectation  de  couleur  locale, 
de  termes  techniques  et  de  locutions  polyglottes  qui  gâtent  si  sou- 
vent les  histoires  de  voyages.  On  sentait  dans  ses  récits  un  enthou- 
siasme contenu  qui  échauffait  doucement  les  descriptions,  et  les 
colorait  sans  les  enluminer.  Parfois  une  remarque  fine  ou  profonde 
prouvait  que  l'artiste  épris  de  belles  lignes  harmonieuses,  de  lumière 
intense,  avait  aussi  le  goût  de  cette  observation  qui  ne  s'arrête  pas 
à  la  forme  extérieure  des  choses  et  cherche  à  en  pénétrer  le  sens 
intime.  Deux  ou  trois  fois,  Morincourt  l'interrompit,  et  pour  mon- 
trer qu'il  était  au  courant,  parla  de  haïks,  de  kohi,  de  henné, 
de  cafedjis,  de  hachich,  de  feredjés,  de  n)inarets  et  de  muezzinsi 
avec  l'irritante  assurance  des  gens  qui  ont  étudié  l'Orient  dans  les 
Orientales  ou  le  magasin  turc  de  la  rue  de  Rivoli.  Jacques  le  lais- 
sait agiter  son  clinquant  de  pacotille  :  puis,  de  sa  belle  voix  grave, 
dont  le  ton  ne  s'élevait  ni  ne  s'abaissait  jamais,  reprenait  sans  mar- 
quer mécontentement  ou  dédain,  le  fil  de  son  discours.  Il  semblait 
que  le  vicomte  comme  sa  femme  n'existassent  pas  pour  lui,  et  qu'il 
ne  s'aperçût  même  point  de  la  présence  de  ces  deux  inconnus. 
Andrée,  quelque  peu  humiliée  de  cette  implacable  indifférence, 
souffrait  des  efforts  maladroits  de  Roger  pour  briller  et  aurait 
voulu  lui  crier  de  se  taire. 

—  Mais  laissez  donc  continuer  Jacques  !  lui  dit-elle  vivement, 


724  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

somme  il  venait  de  placer  une  nouvelle  pauvreté,  à  propos  des 
cultes  symboliques  de  l'ancienne  Egypte  ;  —  vous  ne  connaissez  de 
l'Egypte  que  les  décors  d'Aida,  mon  cher! 

Henriot  ne  parut  pas  avoir  entendu  cette  interpellation,  qui  valut 
à  la  jeune  femme  un  regard  furieux  de  son  mari.  L'heure  était 
avancée  ;  il  prit  congé  et  se  retira  sans  qu'Andrée  eût  le  courage 
de  lui  demander,  comme  elle  en  avait  l'intention,  de  venir  la  voir 
avenue  de  Yilliers.  Dès  qu'il  fut  sorti  du  salon,  M""^  Passemard 
s'écria  : 

—  Eh  bieni  qu'en  dites-vous?  Est-il  assez  changé!..  Ce  doit 
être  la  mort  de  son  ami  et  les  voyages... 

—  Oui,  appuya  Passemard  ;  je  ne  reconnais  plus  mon  Jacques 
d'autrefois... 

—  C'est  étonnant  comme  il  a  vieilli  !  fit  Maxime. 

—  Et  vous,  ma  chère?  interrogea  Morincourt,  avec  un  peu  de 
bravade  dans  le  ton,  comment  le  trouvez- vous  ? 

—  Mieux  qu'auparavant!  répondit  elle  en  le  regardant  bien  en 
face. 

Si  la  vicomtesse  avait  voulu  tout  dire,  elle  aurait  été  obligée 
d'avouer  que  le  retour  inattendu  d' Henriot  l'avait  profondément 
troublée. 

Elle  avait  constaté  avec  un  indxible  étonnement  que  l'homme 
froid,  résolu,  maître  de  soi,  qui  venait  de  reparaître  tout  à  coup, 
ne  gardait  plus  rien  du  grand  garçon  timide  d'autrefois.  Une  méta- 
morphose complète  s'était  opérée  en  lui,  dont  il  ne  déplaisait  point 
à  la  jeune  femme  de  s'attribuer  l'honneur.  Andrée,  lorsqu'elle  se 
retrouva  en  présence  d'IIenriot,  ne  songea  pas  à  voir  en  lui  l'homme 
qui  avait  tué  Mareuil  :  elle  se  sentit  fière  d'avoir  inspiré  une  de  ces 
rares  et  sauvages  passions  qu'on  ne  rencontre  pas  souvent  dans  la 
vie.  Il  lui  sembla,  tant  elle  avait  le  sens  moral  perverti,  que  la 
femme  capable  de  se  faire  aimer  ainsi  d'une  passion  meurtrière 
s'élevait  bien  au-dessus  de  toutes  les  autres  femmes  et  gardait,  du 
forfait  commis  pour  elle,  on  ne  sait  quelle  marque  de  fatalité.  Cette 
idée  flattait  l'instinct  romanesque  qu'une  éducation  imprévoyante 
avait  laissé  se  développer  en  elle.  Sa  vanité,  à  qui  le  mariage  venait 
d'infliger  d'amères  déconvenues,  trouvait  donc  une  satisfaction  ina- 
vouée et  malsaine  dans  ce  qui  aurait  inspiré  à  d'autres  seulement 
des  remords.  A  partir  de  ce  jour,  Andrée  pensa  souvent  à  cet  ami 
d'enfance  qu'elle  ne  reconnaissait  plus  et  qui  piquait  sa  curiosité 
par  je  ne  sais  quoi  d'énigmatique  qu'elle  se  plaisait,  maintenant,  à 
lui  attribuer.  Elle  trouva  qu'il  avait  rapporté  de  son  voyage  comme 
un  reflet  de  la  poésie  du  vague  et  profond  Orient  ;  il  n'était  point 
jusqu'au  drame  de  ce  duel  ignoré  qui  ne  donnât  à  Henriot  un  étrange 


ANDRÉE.  725 

prestige  de  mystère  et  de  terreur.  L'imagination  aidant,  Jacques 
devint  rapidement,  aux  yeux  de  M"''  de  Morincourt,  un  de  ces  per- 
sonnages qu'elle  avait  vus  souvent  passer  dans  les  lectures  ou  dans 
les  rêves  de  sa  seizième  année,  marqués  au  front  d'un  sceau  de 
grandeur  tragique. 


XXV. 


Quelques  jours  après  la  visite  de  Jacques  à  l'hôtel  Passemard, 
M.  de  Garamante  sonna  un  beau  matin  à  la  porte  du  peintre. 

—  Ah!  mon  cher  enfant,  dit-il  en  le  pressant  dans  ses  bras,  que 
je  suis  donc  heureux  de  vous  revoir  enfin  ! 

Après  avoir  fait  sur  le  voyage,  le  séjour  en  Algérie,  la  dernière 
traversée,  les  questions  obligatoires,  le  comte,  qui,  tout  en  interro- 
geant Henriot,  n'avait  pas  un  instant  cessé  de  l'observer  avec  soin, 
lui  dit  tout  à  coup  : 

—  Et  n)aintenant  laissons  là  l'Orient  pour  causer  un  peu  de  vous. 
C'est  un  sujet  qui  m'intéresse  davantage,  et  sur  lequel  vos  rares  et 
laconiques  billets  m'ont  très  insuffisamment  éclairé  depuis  un  an. 
Comprenez-moi  bien  :  je  ne  vous  dt  mande  pas  ('e  réveiller  certains 
souvenirs...  Allez,  mon  pauvre  ami,  je  n'ai  pas  eu  de  peine  à  deviner 
ce  qui  s'est  passé  :  je  l'avais  en  partie  prévu  !  Ne  me  parlez  donc 
pas  de  cela...  Je  sais,  je  sais...  Mais  dites  moi  bien  vite  dans  quel 
état  d'esprit  je  vous  retrouve. 

Jacques  resta  un  instant  sans  répondre  et  ce  ne  fut  pas  sans  un 
peu  d'effort  qu'il  se  décida  enfin  à  parler  : 

—  Si  vous  m'aviez  adressé  cette  question  il  y  a  un  an,  je  vous 
aurais  répondu  que  tout  me  semblait  fini  pour  moi.  J'avais  un  ami  : 
vous  savez  ce  que  j'ai  fait  de  lui  !  11  y  avait  une  femme  que  j'aimais  : 
vous  savez  ce  qu'elle  est  devenue  !  Quand  un  coup  comme  celui-là 
vous  frappe,  on  fléchit,  et  il  semble  qu'on  ne  pourra  jamais  se 
redresser.  Mais  le  temps  a  coulé,  et,  comme  tant  d'autres,  je  me 
suis  laissé  reprendre  à  la  vie.  Sans  la  trouver  ni  belle,  ni  bonne,  il 
m'a  paru  peu  à  peu  que  cette  enjôleuse  était  en  somme  moins 
haïssable  que  je  n'avais  cru  à  un  certain  moment.  Il  s'est  fait  en 
moi  je  ne  sais  quel  obscur  travail  d'apaisement.  La  mer,  le  ciel,  le 
désert  complices  ont  bercé,  endormi  mon  âpre  désespérance.  Je 
rapporte  un  peu  de  la  paix  de  cet  Orient  impassible  et  rêveur.  J'ai 
vu  là-bas  des  brins  d'herbe  verts  pousser  sur  des  ruines  vieilles 
de  quatre  mille  ans,  et  je  me  suis  dit  qu'un  peu  de  bonheur  pou- 
vait peut-êtie  aussi  fleurir  sur  un  cœur  dévasié.  Que  vous  dirai-je? 
Je  reviens  mûri  par  la  soulfrance,  triste  à  jamais,  non  pas  décou- 


72o  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ragé,  résolu  enfin  à  commencer  une  nouvelle  vie  que  je  partagerai 
entre  le  travail  et,  si  vous  le  permettez,  l'amitié... 

—  Si  je  le  permets!,.  Ah!  mon  cher  Jacques,  c'est  un  bien  grand 
bonheur  pour  moi  de  vous  entendre  parler  ainsi.  Vous  êtes  un 
homme  sauvé,  et,  l'avouFrai-je,  je  craignais  fort  que  vous  ne  le 
fussiez  point.  J'appréhendais  qu'en  dépit  de  tout  cette  maudite 
passion... 

—  Maudite  passion!..  Oui,  vous  avez  raison,.,  maudite!  C'est 
elle  qui...  Parlons  d'autre  chose,  dit- il  en  se  contenant  soudain. 
N'ayez  aucune  crainte  :  en  revoyant  M""^  de  Morincourt... 

—  Vous  l'avez  donc  vue  depuis  votre  retour? 

—  Oui,  chez  son  père.  Ne  fallait-il  pas  que  j'allasse  visiter  M.  et 
M'^''  Passemard?  Je  l'ai  trouvée  là. 

—  Ah!..  Hé  bien? 

—  Eh  bien!  je  n'ai  plus  reconnu  la  femme  que  j'avais  tant 
aimée.  Il  m'a  semblé  que  je  parlais  à  une  étrangère.  Et  quand  le 
souvenir  de  ce  que  j'ai  fait  à  cause  d'elle  s'est  présenté  à  mon 
esprit,  j'ai  eu  peine  à  contenir  l'expression  de  l'horreur  qu'elle 
m'inspire  à  présent. 

—  Et  comment  a-t-elle  été  pour  vous? 

—  Je  ne  sais...  On  m'a  fait  parler  de  mon  voyage...  Je  ne  me 
suis  pas  occupé  d'elle...  Il  me  semble  qu'elle  a  écoulé  sans  rien 
dire...  Ah!  je  me  souviens  maintenant  qu'à  un  certain  moment  elle 
a  adressé  quelques  mots  assez  vifs  à  son  mari,  qui  venait  de  m'in- 
terrompre  pour  dire  je  ne  sais  quelle  sottise. 

—  Ah!..  Gela  ne  m'étonne  pas  :  le  ménage  va  mal. 

—  Déjà! 

—  Oui. 

—  Est-ce  que  vous  allez  chez  eux? 

—  Non.  Je  ne  suis  même  pas  très  bien  avec  M™®  de  Morinconrt. 
Nous  n'avons  jamais  eu  beaucoup  de  sympathie  l'un  pour  l'autre. 
Mais  je  la  vois  de  temps  en  temps  chez  son  père.  La  guerre  n'est 
d'ailleurs  pas  déclarée  entre  nous,  et  tenez,  j'y  songe,  il  faudra 
qu'un  de  ces  jours  je  me  décide  à  lui  faire  une  visite.  Je  ne  veux 
pas  me  brouiller  avec  elle. 

—  De  quel  côté  demeure-t-elle? 

—  Avenue  de  Villiers. 

—  Et  vous  disiez  que  le  ménage  allait  mal? 

—  Mais  oui.  J'ai  surpris,  depuis  six  mois,  quelques  symptômes 
de  grave  mésintelligence  entre  Morincourt  et  sa  femme.  Je  crois 
qu'elle  commence  à  perdre  ses  illusions  sur  la  valeur  du  person- 
nage. Telle  que  je  la  connais,  elle  doit  être  cruellement  blessée  dans 
sa  vanité  par  la  chute  piteuse  du  drame  de  son  mari  à  l'Odéon.  Si 


ANDRÉE.  727 

Morincourt  ne  trouve  pas  le  moyen  de  se  relever  à  ses  yeux, 
comme  peintre  ou  comme  écrivain,  et  de  racheter  cet  échec  reten- 
tissant par  un  succès,  il  est  perdu. 

—  Vous  croyez? 

—  J'en  suis  sûr. 

Ils  causèrent  encore  de  choses  indifférentes  pendant  une  heure; 
puis  M.  de  Garaniante,  après  avoir  examiné  avec  intérêt  quelques 
études  superbes  rapportées  par  Jacques,  le  quitta,  non  sans  lui 
avoir  fait  proiiiettre  de  venir  dîner  le  soir  au  cercle  avec  lui. 

—  Allons,  se  disait  le  comte,  tout  va  mieux  que  je  n'espérais. 
Mon  grand  garçon  est  bien  guéri  cette  fois.  Son  talent  est  en  pleine 
croissance.  Un  bel  avenir  s'ouvre  devant  lui... 

11  s'arrêta  pensif  et  un  bon  sourire  éclaira  son  visage. 

—  Au  fait,  murmurait  l'aimable  homme  à  mi-voix,  pourquoi  pas? 
Cela  compléterait  le  sauvetage. 

Une  voiture  passait.  Il  se  fit  conduire  chez  une  vieille  amie,  qui 
n'avait  pas  toujours  été  vieille,  et  que  l'on  soupçonnait,  sans  preuve, 
d'avoir  été,  dans  le  temps,  un  peu  plus  que  son  amie.  La  façon 
tendrement  respectueuse  dont  il  baisa  la  main  de  la  baronne  de 
Royauraont  en  entrant  dans  son  boudoir  n'avait  rien  en  soi  qui 
infirmât  cette  opinion.  Quand  un  homme  touche  ou  baise  la  main 
d'une  femme  jadis  ainjée,  des  caresses  assoupies  se  réveillent  dans 
ses  doigts,  courent  sur  ses  lèvres  :  c'est  une  chose  exquise  que 
ce  frisson  léger  qui  galvanise  pour  un  moment  nos  pauvres  aiijours 
d'autrefois  et  résume  dans  une  volupté  courte  et  chaste  des  mois 
et  des  années  de  passion,  comme  on  fait  avec  mille  fleurs  une 
goutte  de  parfum. 

—  Chère  baronne,  dit  le  comte  en  se  redressant,  avez-vous  une 
jeune  fille  à  marier? 

—  Pour  vous?  demanda-t-elle  gaîment. 

—  Oh!  que  non  pas.  Vous  savez  bien  que  j'attends  votre  veu- 
vage... 

—  Et  pour  qui  alors? 

—  Pour  un  charmant  garçon  de  ma  conraissance. 

—  De  la  fortune? 

—  Non;  mais  ou  je  me  trompe  fort,  ou  il  gagnera  une  centaine 
de  mille  francs  par  an  avant  qu'il  soit  longtemps, 

—  Fi  donc!  il  est  dans  les  affaires  alors? 

—  Non  pas,  il  est  peintre. 

—  Au  fait,  cela  se  ressemble  assez  aujourd'hui...  Tous  décorés 
et  tous  millionnaires...  En  attendant,  il  n'a  pas  le  sou,  votre  pro- 
tégé, n'est-ce  pas?..  Quelques  espérances  au  moins? 

—  Ma  foi,  je  lui  connais  de  par  le  monde  une  manière  d'ami,  un 


728  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

vieux  garçon  sans  famille  qui  s'intéresse  fort  à  lui  et  finira  sans 
doute  par  lui  laisser  une  vingtaine  de  mille  francs  de  rente. 

—  Et  en  a-t-il  pour  longtemps,  le  vieil  ami? 

—  Diable!  vous  êtes  pressée! 

—  Le  détail  a  son  importance  :  c'est  la  première  chose  qu'on  me 
demandera. 

—  Qui,  on? 

—  Mais  tout  le  monde,  les  parens,  la  jeune  fille  elle-même,  si 
j'en  trouve  une. 

—  Ah  '  baronne,  quelle  grâce  ont  ces  préliminaires  du  mariage 
contemporain!..  Soit!..  Dites  donc  à  la  chère  créature  que  le  vieil 
ami  a  le  mauvais  goût  de  n'être  pas  encore  tout  à  fait  aussi  caco- 
chyme qu'on  le  pourrait  souhaiter;  qu'il  ne  se  fait  pis  rouler  dans 
une  petite  voiture,  mais  qu'il  s'en  excuse;  que  d'ailleurs  la  goutte 
le  travaille  assez  rudement  et  qu'il  n'est  pas  interdit  d'espérer, 
vu  l'âge  du  podagre,  qu'elle  puisse  un  beau  matin  remonter  au 
cœur. 

—  Tout  cela  est  excellent.  Yoilà  une  espérance  présentable  : 
à  la  bonne  heure!..  Vous  me  garantissez  bien  la  goutte,  n'est-ce 
pas?  Quand  on  se  mêle  de  marier  les  gens... 

—  Vous  avez  raison,  il  faut  de  la  probité  en  affaires. 

—  El  a-t-il  un  nom? 

—  Il  s'en  fait  un  :  cela  vaut  mieux. 

—  Ah  çJï.  vous  n'êtes  pas  pour  l'ancienneté  de  la  race,  vous? 

—  Peuh  !  les  vieux  noms,  c'est  comme  les  habits  tout  faits  :  rare- 
ment ils  vont  bien  à  qui  doit  les  porter. 

—  Quel  affreux  homme!..  Tenez,  au  fond,  vous  n'êtes  qu'un 
jacobin. 

—  Je  n'ai  jamais  décapité  personne,.,  pas  même  le  baron, 

—  Oh!  non,  dit-elle,  surtout  lui! 

Elle  éclata  d'un  de  ces  petits  rires  que  l'on  n'entend  jamais  sor- 
tir de  la  bouche  des  femmes  tout  à  fait  vertueuses,  et,  tendant  la 
main  au  comte  : 

—  Allons,  mon  ami,  c'est  entendu,  reprit-elle,  je  chercherai. 
Faut-il  que  vous  me  trouviez  vieille  femme  pour  venir  me  deman- 
der un  pareil  service!..  Je  devrais  vous  refuser,..  Tenez,  j'ai  tou- 
jours été  trop  bonne  pour  vous. 

—  Vous  le  regrettez,  chère?  dit-il  d'une  voix  très  douce  en  se 
rapprochant  un  peu  d'elle. 

—  Non,  dit-elle  après  un  silence. 

Sa  bouche  souriait;  quelque  chose  d'humide  et  d'attendri  bai- 
gnait le  regard  dont  elle  l'enveloppa. 

M.  de  Garamante  posa  dévotement  ses  lèvres  sur  la  face  interne 


ANDRÉE.  729 

du  poignet  de  son  amie,  à  l'endroit  où  la  transparence  de  la  peau 
satinée  laisse  voir  un  réseau  de  petites  veines  bleues.  Il  resta  ainsi 
incliné  devant  elle,  un  peu  plus  longtemps  qu'il  n'était  nécessaire 
pour  être  seulement  poli,  un  peu  moins  qu'il  ne  fallait  pour  mar- 
quer un  retour  olTensif.  Le  comte  possédait  l'art,  qui  se  perd,  de 
nuancer  cet  hommage,  d'y  mettre  de  tout,  depuis  le  respect  jus- 
qu'à la  passion,  et  savait  baiser  de  vingt  manières  diverses  la  main 
de  vingt  femmes  différentes.  C'était  une  opinion  chère  à  M.  de 
Garamante  que  la  main  d'une  blonde  ne  se  doit  point  baiser  de 
même  sorte  que  celle  d'une  brune;  qu'à  la  seule  façon  dont  un 
homme  procède  en  pareil  cas,  on  peut  voir  ai!^ément  ce  que  vaut  sa 
psychologie  féminine  et  deviner  presque  à  quelle  source  il  en  a 
puisé  les  élémens. 

Le  soir,  il  dîna  au  cercle  avec  Jacques.  Le  jeune  homme  lui 
annonça  que,  dans  l'après-midi,  un  riche  amateur  américain  était 
venu  visiter  son  atelier  et  lui  avait  payé  quinze  mille  francs  une 
suite  de  douze  aquarelles  rapportées  du  Caire. 

—  Bravo!  s'écria  le  comte.  Ce  Yankee  a  du  goût,  par  hasard; 
accident  qui  ne  se  renouvelleia  probablement  pas,  mais  dont  vous 
faites  bien  de  profiter.  J'avais  beaucoup  admiré  vos  aquarelles,  ce 
matin.  Vous  en  reste- t-il  encore  d'autres? 

—  Une  vingtaine,  faites  au  jour  le  jour,  un  peu  partout,  à  Con- 
slantinople,  à  Smyrne,  à  Jérusalem,  en  Egypte,  en  Algérie. 

—  Eh  bien  I  mais  savez-vous  que  c'est  le  commencement  de  la 
fortune!  Je  le  disais  aujourd'hui  même  à  quelqu'un  :  dans  deux  ou 
trois  ans,  vous  gagnerez  ce  qu'il  vous  plaira  et  serez  un  fort  joli 
parti  pour  la  personne  à  qui  vous  ferez  l'honneur  de  l'épouser. 

—  xMe  marier! 

—  Pas  tout  de  suite;  dans  quelques  mois, dans  un  an;  vous  avez 
le  temps  d'y  songer. 

—  Mais  je  suis  sans  famille. 

—  Raison  de  plus  pour  vous  en  faire  une. 

—  Je  ne  connais  personne. 

—  Moi,  je  connais  tout  le  monde.  Si  vous  voulez  me  faire  le  plai- 
sir de  m'accompagner  un  peu  le  soir,  après  votre  journée  de  tra- 
vail, je  vous  présenterai  dans  vingt  maisons  fort  agréables. 

—  Si  vous  saviez  quel  sauvage  je  suis! 

—  Tant  mieux!  Cela  donnera  aux  femmes  le  désir  de  vous  appri- 
voiser. C'est  leur  manie  :  elles  voudraient  toutes  avoir  un  tigre 
domestique. 

—  Mais  je  n'ai  pas  envie  du  tout  de  me  marier. 

—  Permettez  :  vous  sentez-vous  le  cœur  libre? 

—  Oui. 

—  Absolument  libre? 


730  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Absolument. 

—  Eh  bieiil  alors,  pourquoi  ne  pas  faire  du  mariage  le  premier 
article  du  programme  de  cette  vie  nouvelle  dont  vous  me  parliez 
ce  malin? 

—  Pourquoi?  En  effet,  je  ne  le  sais  pas.  Je  n'aime  plus  sans 
doute,  et  pourtant  j'éprouve  une  répugnance  vague  à  tenter  d'ai- 
mer encore.  Il  me  semble  que  j'aurais  à  craindre,.,  que  sais-je?.. 
des  souvenirs. 

—  Laissez  pousser  un  bourgeon  nouveau,  et  vous  verrez  comme 
elles  tombent,  les  feuilles  mortes  du  cœur!  Peut-être,  en  ce 
moment  même,  y  a-t-il  quelque  part,  je  ne  sais  où,  assise  à  la 
table  de  famille,  près  de  sa  mère,  en  face  de  son  ouvrage  ou  de 
quelque  Dickens  à  couverture  rouge,  une  belle  jeune  fille,  bonne, 
douce,  naïve  et  simple,  —  celles  là  seules  valent  qu'on  les  épousfe! 
—  de  qui  le  regard,  en  se  posant  sur  vous,  plaidera  mieux  que  je 
ne  saurais  faire  la  cause  du  mariage,.,  et  la  gagnera. 

—  Yous  ne  l'avez  pas  trouvée  pourtant,  vous,  cette  jeune  fille? 

—  Faute  de  l'avoir  cherchée  à  temps,  mon  ami,  car  elle  a  dû 
exister  pour  moi  il  y  a  quelque  vingt-cinq  ans,  la  fiancée  incon- 
nue, comme  elle  existe,  j'en  suis  sûr,  aujourd'tiui  pour  vous.  Et. 
croyez-vous  que  je  n'aie  jamais  déploré  la  solitude  où  me  condamne 
mon  célibat  égoïste?  Ne  sentez-vous  pas,  mon  cher  enfant,  dan&^la 
sympathie  qui  n/attire  vers  vous,  quelque  chose  de  plus  qu'un 
intérêt  banal?  C'est  la  revanche  de  l'instinct  paternel  que  je  n'ai  pas 
écouté  jadis,  car  d'autres  voix  dominaient  alors  la  sienne,  et  que 
j'entends  à  cette  heure,  parce  qu'elles  se  sont  tues  pour  laisser 
régner  en  moi  le  grand  silence  de  la  cinquantième  année...  le 
deviens  sentimental  comme  un  saule  pleureur.  Allons  fumer  un 
cigare  sur  le  boulevard,  voulez-vous? 

Ils  se  promenèrent  jusqu'à  une  heure  assez  avancée  :  le  comte, 
comme  tout  bon  Parisien,  était  noctambule.  Le  lendemain,  il  alla 
dîner  avec  Jacques.  Les  deux  hommes  prirent  rapidement  l'habi- 
tude de  passer  leurs  soirées  ensemble.  Bientôt  Henriot  se  laissa 
entraîner  sans  trop  de  résistance  dans  quelques  salons  où  il  n'eut 
pas  de  peine  à  obtenir,  sous  les  auspices  de  M.  de  Garamante,  ses 
lettres  de  naturalisation.  Le  comte  mettait  une  discrète  coquetterie 
à  faire  valoir  son  jeune  ami.  Il  y  parvint  sans  beaucoup  de  peine, 
car  Jacques  avait  une  distinction  naturelle  qui  ne  demandait  qu'à 
être  encore  un  peu  affinée  par  l'usage  du  vrai  monde  pour  ne  plus 
rien  laisser  à  désirer.  Le  jeune  peintre  gagna  rapidt^ment  cette  assu- 
rance modeste,  qui  est  le  poiat  où  doit  s'arrêter  un  homme  de 
mérite,  à  égale  distance  de  la  timidité  et  de  l'outrecuidance.  H 
dépouilla  peu  à  peu  sa  sauvagerie  et  n'en  garda  qu'une  certaine 
réserve  fière  qui  répugnait  aux  niaiseries  de  la  conversation  cou- 


ANDRÉE.  7$! 

rante,  aux  banalités  qu'on  échange  entre  deux  portes,  aux  liaisons 
qu'on  forme  entre  le  potage  et  le  dessert.  On  lui  reprochait  d'être 
un  peu  dédaigneux  et  de  ne  point  causer  assez,  M.  de  Garamante, 
très  satisfait  des  progrès  de  son  élève,  essaya  de  l'eadoctriner  sur 
ce  point  : 

—  H  faut,  lui  disait-il,  avoir  le  mépris  des  imbéciles,  mais  ne 
pas  autant  le  lai>!ser  paraître. 

—  Bah!  répondait  Jacques,  c'est  le  seul  moyen  de  les  tenir  à 
distance,  et  encore!  Ils  sont  tant  et  de  nature  si  envahissante! 


XXVI. 


Un  jour,  l'idée  vint  au  comte  d'aller  faire  une  visite  à  M"^  de 
Morincourt.  Il  ne  l'avait  pas  vue  depuis  le  retour  de  Jacques  et 
n'était  pas  fâché  de  savoir  ce  qu'elle  lui  dirait  d'Henriot.  Le  comte 
n'avait  qu'un  défaut,  la  curiosité  ;  il  ne  pouvait  se  r^'signer  à  perdre 
de  vue  un  sujet  quand  il  avait  commencé  à  l'étudier.  C'est  ainsi 
qu'après  avoir  assez  durement  traité  Andrée  le  jour  de  son  mariage, 
il  se  garda  bien  de  lui  faire  mauvaise  figure  lorsqu'il  la  retrouva, 
plus  tard,  chez  son  père.  Il  n'éprouvait  aucune  sympathie  pour  la 
fille  de  Passemard,  mais  elle  l'avait  intéressé  à  première  vue  comme 
ua  cas  féminin  assez  rare  et  qui  n'était  pas  indigne  d'exercer  sa 
sagacité.  D'autre  part, M™®  de  Morincourt  craignait  un  peu  le  comte; 
lorsqu'elle  le  revit  au  retour  du  voyage  en  Espagne,  elle  évita  de 
faire  la  moindre  allusion  à  la  scène  de  la  sacristie  ou  même  de 
paraître  s'en  souvenir. 

—  Monsieur  de  Garamante!  Est-ce  bien  vous  que  je  vois?  dit- 
elle  lorsque  le  domestique  ouvrit  la  porte  de  l'oratoire  gothique  à 
longues  fenêires  en  ogive,  qu'elle  avait  fait  meubler  dans  le  goût 
sévère,  un  peu  raide,  du  xv''  siècle,  et  qui  était  devenu  sa  pièce 
favorite. 

—  Moi-même,  madame,  dit  le  comte  en  s'indinf^nt.  Me  permet- 
tez-vous de  vous  demander  pourquoi  vous  paraissez  si  surprise  en 
me  voyant? 

—  C'est  que  je  n'osais  plus  espérer  le  plaisir  que  vous  voulez 
bien  me  faire  aujourd'hui, 

—  Il  est  vrai  ;  j'aurais  dû  déjà  venir  vous  présenter  mes  hom- 
mages, mais  vous  savez,  à  Paris,  on  ne  trouve  jamais  le  temps  de 
faire... 

—  Ce  dont  on  n'a  pas  envie!  Oui,  je  le  sais...  Oh!  ne  vous  en 
défendez  pas!  Les  sympathies  sonthbres.  Et,  à  ce  propos,  une  ques- 
tion! D'où  vient  donc,  je  vous  prie,  cette  grande  affection  que  vous 
avez  pour  Jacques  Henriot? 


732  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

—  Mon  Dieu,  madame,  cela  est  à  la  fois  très  simple  et  très  diffi- 
cile à  expliquer.  Est-il  rien  de  plus  fugitif,  de  plus  subtil,  de  plus 
insaisissable  à  l'analyse  que  les  sympathies  dont  vous  parliez  tout  à 
l'heure  ? 

—  Gomment!  un  observateur  comme  vous,  qui  a  trop  la  passion 
d'étuiier  les  autres  pour  n'avoir  pas  un  peu  le  goût  de  s'analyser 
soi-même,  ne  saurait  pas  pourquoi  un  jeune  homme,  inconnu  de 
lui  il  y  a  deux  ans,  a  pris  si  rapidement  une  place  dams  son  coeur? 
Vous  allez  me  faire  croire  que  vos  sentimens,  amitié  ou  antipathie, 
manquent  de  logique,  monsieur? 

—  Rassurez-vous,  madame;  ils  en  ont  beaucoup,  au  contraire. 
Quant  à  l'intérêt  que  m'inspire  ce  jeune  homme,  je  suis  un  peu 
embarrassé  pour  vous  dire  comment  il  est  né,  si  je  ne  le  suis  plus 
pour  vous  expliquer  comment  il  a  grandi. 

—  Vraiment î  Savez-vous  que  vous  m'intriguez  on  ne  peut  plus. 
Contez-moi  donc  cela,  dites? 

—  Soit!..  Eh  bien!  madame,  figurez-vous  qu'au  moment  où  je 
l'ai  connu,  je  me  suis  rais  en  tête  qu'il  était  éperdument  amou- 
reux... 

—  Ah! 

—  Oui,.,  et  qu'il  aimait  quelqu'un  qui  ne  le  lui  rendait  pas... 

—  En  vérité  ! 

—  Parfaitement...  et  que  la  personne  en  question,  tout  en  ne  vou- 
lant pas  de  ce  brave  et  honnête  cœur  qui  s'offrait  à  elle,  entretenait 
cet  amour  au  lieu  d'y  couper  court,  comme  une  jolie  chatte,  gour- 
mande et  cruelle,  s'amuse  à  se  faire  les  griffes  sur  une  pauvre  petite 
souris... 

—  Blanche!  ce  sera  plus  touchant.  Vous  êtes  de  la  Société  pro- 
tectrice ? 

—  Oui,  mais  pas  des  animaux  de  proie.  Ceux-là,  je  les  combats. 

—  Continuez  donc,  cher  monsieur  ;  vous  m'intéressez  puissam- 
ment. 

—  Trop  heureux,  madame!..  Je  me  suis  donc  senti  pris  d'une 
commisération  profonde  pour  ce  malheureux  que  je  voyais,  —  que 
je  croyais  voir, —  engagé  sans  guide,  sans  conseiller,  avec  l'inexpé- 
rience de  sa  jeunesse  et  la  candeur  de  sa  loyauté,  dans  une  de  ces 
dangereuses  aventures  où  il  aurait  fallu,  pour  se  tirer  d'affaire,  tout 
ce  qui  manquait  à  Jacques,  la  dextérité,  l'art  de  se  faire  valoir,  un 
certain  talent  de  mise  en  scène  dont  il  a  toujours  été  dépourvu. 

—  De  sorte  que  votre  affection  a  commencé  par  la  pitié.  Ce  n'est 
pas  flatteur  pour  lui  ! 

—  Ne  pensez-vous  pas  que  ça  l'est  moins  encore  pour  la  femme 
qui  a  rendu  ce  jeune  homme  misérable  à  tel  point  qu'il  inspirait  la 
compassion  avant  l'estime?  D'ailleurs,  l'estime  est  venue  à  son  tour. 


ANDREE.  733 

J'ai  aimé  Henriot  non-seulement  parce  qu'il  souffrait,  mais  parce 
qu'il  souffrait  avec  une  dignité  stoïque  qui  n'allait  point  sans  gran- 
deur. 

—  Oui..,  c'est  vrai!  dit-elle,  rêveuse,  le  regard  vague,  oubliant 
presque  la  présence  du  comte.  Elle  ajouta,  après  un  léger  soupir, 
d'une  voix  très  douce  et  qui  ne  gardait  plus  rien  de  ce  qu'elle  y 
avait  mis  de  mordant  depuis  le  début  de  la  conversation  : 

—  Poursuivez,  je  vous  prie,  monsieur;  comme  vous,  je  suis 
l'amie  de  Jacques,.,  depuis  plus  longtemps  même. 

Le  comte,  un  peu  surpris  de  ce  changement  dans  le  ton  d'Andrée 
et  dans  l'expression  de  son  visage,  reprit  après  un  silence  : 

—  Je  l'ai  aimé  aussi,  parce  qu'il  me  consolait  du  spectacle  que 
m'offre  une  partie  de  la  jeunesse  de  ce  temps,  celle  que  je  suis 
condamné  à  rencontrer  dans  le  monde,  au  théâtre,  sur  le  boulevard. 
J'ai  horreur  de  ces  petits  vieillards  de  vingt-cinq  ans,  secs,  égoïstes, 
compassés,  qui  vivent  de  reports  ou  de  chevaux.  Henriot  me  plaît, 
au  contraire,  avec  sa  fierté  un  peu  sauvage,  la  franchise  et  la  réso- 
lution qui  donnent  quelque  chose  d^.  si  mâle  à  ses  traits.  11  s'est 
beaucoup  mûri  pendant  ce  long  voyag.i.  J'ai  vu  partir  un  grand 
enfant  timide  :  je  retrouve  un  homme,  et  fortement  trempé,  je  vous 
le  jure! 

—  Vous  trouvez? 

—  Oui.  Son  talent  même  s'est  modifié.  Les  maîtres  vénitiens  et 
l'Orient  lui  ont  révélé  le  secret  de  la  lumière.  Il  rehausse  mainte- 
nant le  mérite  de  son  dessin  ferme  et  correct  par  l'éclat  d'un  colo- 
ris que  je  ne  lui  connaissais  pas.  On  vient  de  lui  payer  très  cher 
quelques  aquarelles  qu'il  avait  faites  en  se  jouant.  Je  ne  doute  pas 
que,  dans  quelques  années,  sa  réputation  ne  soit  solidement  établie 
et  sa  fortune  faite. 

—  Voilà  qui  est  parfait!  Il  ne  reste  plus  qu'à  le  marier,  main- 
tenant, dit-elle  avec  une  gaîté  un  peu  forcée. 

—  J'y  songe,  madame! 

—  En  vérité,  vous  êtes  un  père  pour  lui,  monsieur,  ou  plutôt, 
mieux  encore,  une  maman...  Sans  doute  vous  vous  êtes  mis  en 
campagne  déjà  pour  lui  trouver  une  femme... 

—  C'est,  ma  foi,  bien  possible  que  je  veuille  faire  ce  cadeau  de 
prix  à  quelqu'un  qui  m'en  paraîtrait  digne...  Vous  savez,  les  vieux 
garçons,  c'est  comme  les  vieilles  filles  :  ils  ont  la  manie  de  marier 
les  gens... 

—  Est-ce  par  rancune  contre  le  célibat? 

—  Qui  sait?  Peut-être  bien!..  Et  puis,  voyez-vous,  madame,  j'ar- 
rive à  l'âge  où  l'on  commence  à  passer  sa  vie  en  revue  pour  savoir 
quel  bagage  on  emportera  dans  le  voyage  inévitable  et  prochain. 
Je  n'ai  pas  fait  beaucoup  de  mal,  —  si  ce  n'est  à  moi-même,  peut- 


734  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

être  !  —  mais  cela  ne  suffit  pas.  Je  voudrais,  avant  de  partir,  avoir 
fait  un  peu  de  bien.  Ce  jeune  homme  m'en  a  fourni  l'occasion  et  je 
l'en  aime  davantage  :  il  n'est  pas  interdit,  je  pense,  de  s'attacher 
aux  gens  par  ce  motif  qu'ils  ont  besoin  de  vous,  et  de  leur  savoir 
gré  non  des  services  qu'on  reçoit  d'eux,  mais  de  ceux  qu'on  leur 
rend...  Oh!  je  sais  bien  que  c'est  là  une  conception  de  la  reconnais- 
sance qui  paraîtra  baroque!..  Ma  foi,  tant  pis!  Je  me  suis  mis  en 
tête  de  taire  pour  ce  grand  garçon-là  ce  que  j'aurais  fait  pour  un 
fils,  d'être  un  peu  son  guide,  l'ami  prudent  qui  écarte  de  sa  route 
les  périls  de  la  vie  ;  qui  veille  discrètement  sur  ses  affections  et  le 
prévient  lorsqu'il  les  place  mal;  d'avoir,  en  un  mot,  de  l'expérience 
pour  lui,  qui  a  de  la  jeunesse  pour  moi  !  Et  savez-vous  ce  qui  arrive? 
C'est  que  je  suis  payé  au  centuple,  étant  plus  content  de  moi-même 
en  ce  moment  que  je  ne  l'avais  été  jusqu'alors  dans  le  cours  de  ma 
vie  égoïste.  J'ai  donc  fait  enfin  une  bonne  aciion,  madame  !  Vous 
voyez  bien  que  je  dois  beaucoup  à  Jacques  :  je  ne  suis  que  sa 
sagesse  ;  il  est ,  lui ,  ma  vertu  ! 

Le  comte  s'était  levé  en  achevant  ces  mots.  Andrée,  le  menton 
appuyé  sur  la  main,  restait  perdue  dans  une  rêverie  si  profonde 
qu'elle  ne  s'aperçut  pas,  d'abord,  que  M.  de  Garamante  allait  prendre 
congé  : 

—  Vous  voudrez  bien  me  rappeler  au  souvenir  de  M.  de  Morin- 
court,  dit-il. 

—  Je  n'y  manquerai  pas...  M.  de  Morincourt  sera  très  sensible... 
J'ai  oublié  de  dire  l'autre  jour  à  Jacques  que  j'étais  tous  les  jours 
chez  moi  de  cinq  à  sept.  Voudriez-vous  être  assez  bon  pour  le  lui 
dire  de  ma  part,  et  que  je  serais  heureuse  de  le  voir?.. 

M.  de  Garamante  s'inclina  et  sortit.  Quand  il  fut  dehors  : 

—  Ah  çà,  se  dit-il,  qu'est-ce  qui  se  passe  dans  cette  tête-là? 


XXVII. 

Un  soir  que  Jacques  et  le  comte  étaient  allés  prendre  une  tasse 
de  thé  chez  la  baronne,  celle-ci  fit  un  petit  signe  à  son  ami  et  lui 
dit  à  voix  basse  : 

—  Regardez  donc,  je  vous  prie. 

M.  de  Garamante  suivit  la  direction  de  son  regard  et  vit  une  jeune 
fille  assise  au  fond  du  salon,  près  d'une  table  couverte  de  revues 
et  de  journaux  illustrés,  qu'elle  feuilletait  négligemment. 

—  Comment  la  trouvez-vous?  dit  la  baronne  en  souriant. 

—  Fort  bien,  ma  foi!..  Qui  est-ce? 

—  Blanche  Hauteclair. 

—  Une  parente  du  médecin? 


ANDRÉE.  735 

—  Sa  fille. 

—  Quel  âge? 

Dix-neuf  ans  et  deux  cent  mille  francs  de  dot. 

—  Je  ne  vous  demandais  pas  cela. 

—  Bah!  à  partir  de  seize  ans,  le  chiiïre  de  la  dot  fait  partie  de 
l'âge  d'une  jeune  fille.  On  ne  demande  pas  l'un  sans  l'autre. 

—  Charmant!..  Et  vous  croyez  que?.. 

—  Dame!.,  à  moins  que  je  ne  l'aie  fait  venir  ce  soir  pour  lire  le 
Tour  du  monde! 

—  Kst-ce  qu'elle  se  doute  de  quelque  chose? 

—  Allez  donc  !e  lui  demander!  Est-ce  qu'on  sait  jamais,  avec 
ces  gamines~là?  J'ai  parlé  hier,  devant  elle  et  son  père,  de  la  visite 
que  vous  m'avez  fait  faire  l'autre  jour  à  l'atelier  de  votre  ami  Heii'- 
riot  :  ce  qui  m'a  fourni  l'occasion  de  dire  tout  le  bien  que  je  pense 
de  lui  et  de  son  talent.  Elle  vient  de  l'entendre  annoncer  et  s'est 
remise  à  lire  sans  avoir  l'air  de  le  regarder  :  cela  n'empêche  pas 
qu'elle  l'a  vu,  je  vous  en  réponds.  Et  maintenant,  si  vous  croyez 
qu'elle  juge  cette  rencontre-là  fortuite,  c'est  que  vous  connaissez 
bien  peu  les  petites  filles,  comte!..  Allez  causer  avec  le  papa  et  ne 
manquez  pas  de  lui  dire  qu'Henriot  joue  le  whist...  Moi,  je  me 
charge  de  la  présentation  des  jeunes  gens...  Gela  ferait  tout  à  fait 
l'alïaire,  vous  savez  :  douce,  sage,  modeste  et  point  sotte.  Et  puis 
voyez  donc  le  joli  minois  1 

Elle  était  charmante  en  effet  :  les  bandeaux  plats  de  ses  cheveux 
châtains  descendaient  bas  sur  le  front  et  donnaient  quelque  chose 
de  virginal  à  son  visage  éclairé  par  des  yeux  dont  le  bleu  profond 
semblait  presque  noir,  à  l'ombre  des  longs  cils  soyeux.  La  baronne 
mit  en  train  une  petite  conversation  entre  Jacques  et  la  jeune  lille, 
puis  s'éloigna  pour  aller  recevoir  quelqu'un  qui  entrait,  revint  au 
bout  d'un  instant  près  d'eux  afin  d'empêcher  que  la  solitude  ne  les 
efïarouchât,  se  fit  remplacer  par  le  comte,  puis  par  s-on  mari  et  par 
M.  H.iuteclair,  déploya  enfin  les  mille  ressources  de  cette  stratégie 
à  laquelle  une  femme  du  monde  qui  sait  son  métier  doit  recourir 
en  pareil  cas  pour  cacher  ses  petits  projets.  Klle  manoeuvra  si  bien, 
qu'il  était  minuit  et  que  l'on  commençait  à  se  retirer,  quand  les 
deux  jeunes  g^ns  s'a[)erçurent  qu'ils  avaient  passé  la  soirée  à  cau- 
ser ensemble.  Rien  ne  vaut  un  salon  pour  ces  innocens  tête-à-tête 
et  mèuie  pour  d'autres  qui  le  sont  moins.  Que  de  mystérieuses  et 
pudiques  fiançailles  se  sont  faites  de  la  sorte!  Que  de  cœurs  aussi 
se  sont  do-onés,  sans  en  avoir  le  droit,  au  milieu  du  murmure  dis- 
cret ({ui  couvre  indilféremment  les  duos  de  la  pure  tendresse  et 
ceux  de  la  passion  coupable!  Qui  dira  ce  que  les  salons  font  le 
plus  :  des  mariages  ou  des  adultères  ? 

Ce  mois-là,  Jacques  rencontra  souvent  dans  le  monde  la  fille  de 


736  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

M.  Hauteclair.  La  baronne  prenait  goût  à  cette  petite  campagne 
matrimoniale,  la  première  qu'elle  eût  encore  dirigée.  Elle  trouva 
d'utiles  auxiliaires  dans  ses  amies.  On  sait  que  les  femmes  du  monde 
ont  formé  une  société  d'encouragement  au  mariage  qui  recherche 
les  candidats,  presque  aussi  rares  que  les  danseurs  aujourd'hui, 
facilite  les  vocations  et  prépare  la  tâche  de  M.  le  maire  et  de  M.  le 
curé  de  la  même  façon  que  les  rabatteurs  aident  les  chasseurs  en 
poussant  vers  eux  le  gibier.  C'est  une  aimable  et  discrète  franc- 
maçonnerie,  dont  les  affiliés  ont  juré  guerre  à  mort  au  célibat,  et 
qui,  combattant  au  nom  d'un  principe,  avec  le  pieux  acharnement 
de  la  foi,  se  félicite  quand  elle  fait  des  heureux,  ce  qui  peut  arri- 
ver, et  ne  songe  jamais  à  s'accuser  quand  elle  fait,  ce  qui  s'est  vu, 
des  victimes.  Les  deux  jeunes  gens  se  trouvèrent  enveloppés  par 
les  liens  invisibles  d'une  édifiante  conspiration.  Une  quinzaine  de 
femmes  vieilles  ou  jeunes  complotèrent  leur  bonheur.  Quelques- 
unes  n'avaient  pourtant  pas  à  se  louer  du  mariage,  au  contraire. 
Mais  quoi  !  c'est  une  si  belle  institution,  qu'on  ne  peut  vraiment 
pas  plus  la  rendre  responsable  des  fredaines  de  quelques  mauvais 
maris,  que  la  religion  elle-même  des  péchés  de  quelques  mauvais 
prêtres  !  D'autres,  dans  le  nombre,  avaient  été,  comme  la  baronne, 
plutôt  sans  peur  qu'elles  n'étaient  sans  reproche  :  on  ne  s'étonnera 
pas  d'apprendre  que  celles-là  témoignassent  plus  de  zèle  encore 
que  les  autres.  C'est  œuvre  pie  d'unir  deux  cœurs  tous  le  joug 
sacré!  Qui  sait  même  si  le  mérite  de  cette  vertueuse  propagande  ne 
suffit  pas  à  réparer,  aux  yeux  du  juge,  les  menues  peccadilles  qu'on 
peut  avoir  à  se  reprocher  ? 

Quoi  qu'il  en  soit,  M^^  Hauteclair  et  Henriot  se  retrouvèrent  plu- 
sieurs fois  par  semaine  dans  la  même  loge  d'opéra,  au  même  dîner, 
à  la  même  soirée.  Par  un  accord  tacite,  on  plaçait  Jacques  et 
Blanche  à  côté  l'un  de  l'autre,  on  les  laissait  ensemble  et  l'on  se 
contentait  de  surveiller  sournoisement  le  progrès  de  leur  intimité. 
Le  monde,  paternel  et  narquois,  n'avait  garde  de  les  déranger,  se 
disant  peut-être,  le  sceptique,  qu'il  en  aurait  bien  le  temps  plus 
tard.  Il  en  a  tant  vu,  de  ces  vierges  timides  et  rougissantes,  qui  se 
mettent  un  beau  jour  à  jeter  leur  bonnet  par-dessus  les  moulins, 
en  regrettant  seulement  qu'ils  ne  soient  pas  plus  hauts  I  Tant  vu 
aussi,  de  ces  amoureux  transis  qui  se  dégourdissent  tout  à  coup, 
après  le  sacrement,  et  prennent  feu  comme  un  morceau  de  bois 
sec,  pour  la  première  femme  qui  passe,  autre  que  la  leur  ! 

Jacques  laissait  aller  les  choses  en  évitant  de  s'engager  à  fond. 
Évidemment  le  peintre  plaisait  à  M.  Hauteclair  et  ne  déplaisait  point 
à  sa  fille.  Le  malheur  c'est  qu'avec  la  meilleure  volonté  du  monde 
il  ne  se  sentait  pas  du  tout  épris.  Il  n'évitait  point  les  occasions  de 
la  voir,  mais  ne  les  recherchait  pas  non  plus.  Quand  il  avait  tra- 


ANDRÉE.  737 

vaille  tout  le  jour  à  son  g»  and  tableau  et  que  venait  l'heure  de 
quitter  l'atelier  pour  aller  dîner,  puis  passer  la  soirée  dehors,  ce 
n'était  point  sans  un  peu  de  regret  qu'il  endossait  son  habit.  Non 
pus  qu'il  eût  rien  à  dire  contre  la  charmante  enfant  qu'on  lui 
offrait  et  qui  ne  se  refusait  pas.  M'"'  Ilauteclair  avait  du  sérieux 
dans  l'esprit,  une  simplicité  parfaite,  avec  quelque  chose  de  réso- 
lument honnête  qui  plaît  dons  une  jeune  fille  dont  on  veut  faire  la 
compagne  de  sa  vie.  Elle  ne  ressemblait  guère  à  certaines  petites 
poupées  parisiennes,  mal  élevées,  frivoles,  écervelées  et  vaniteuses, 
qu'une  éducation  imprévoyante  démoralise  comme  à  plaisT  et  qu'on 
semble  dresser  non  pour  l'époux,  mais  pour  l'autre.  Jacques  ren- 
dait justice  à  toutes  ses  qualités.  Il  avait  de  l'estime  pour  elle,  et 
beaucoup  ;  l'entraînement,  le  je  ne  sais  quoi  faisait  défaut.  M.  de 
Garamante,  qui  avait  soigneusement  évité  de  paraître  se  mêler  de 
l'affaire,  la  suivait  de  loin  avec  l'intérêt  le  plus  vif  et  commençait  à 
concevoir  des  inquiétudes.  H  avait  essayé  deux  ou  trois  fois  de 
sonder  adroitement  son  jeune  ami  :  Jacques,  si  confiant  d'ordinaire 
avec  lui,  toujours  prêt  à  prendre  coijseil  de  son  e.xpéiience  et  de 
son  affection,  s'était  dérobé.  Le  comte,  sachant  de  quelle  pudeur 
Henriot  revêtait  ses  sentimens  intimes,  renonça  à  l'interroger  et 
attendit. 

La  baronne,  qui  commençait  à  s'impatienter  de  ces  longueurs 
(elle  était  de  ces  femmes  qui,  dès  lors  qu'elles  se  sont  mis  en  tête 
de  marier  quelqu'un,  songent  à  la  layeite  du  bébé),  résolut  de 
tenter  une  petite  épreuve.  Quelques  mots  de  Jacques  lui  avaient 
appris  qu'il  aimait  beaucoup  la  musique.  D'autre  part,  M"^  Ilau- 
teclair passait  pour  avoir  un  assez  joli  talent  au  piano,  et  de  la 
voix.  Un  soir  qu'elle  recevait  seulement  des  intimes,  la  baronne 
demanda  à  sa  petite  amie  déjouer  quelques  morceaux.  Comme  une 
brave  fille  qu'elle  était,  Blanche,  sans  se  faire  prier  ni  trop  rougir, 
attaqua  la  partition  de  la  Favorite.  On  la  félicita  fort  de  son  exé- 
cution, qui  ne  manquait  en  effet  ni  de  finesse  ni  d'agilité.  Elle  était 
tout  heureuse  et  promenait  de  son  père  à  la  baronne  un  regard 
reconnaissant  et  confus  qu'elle  n'osait  arrêter  sur  l'homme  dont 
l'approbation  aurait  eu  plus  de  prix  à  ses  yeux  que  tous  les  éloges. 
Jacques  se  décida  le  dernier  à  lui  faire  un  petit  compliment;  mais, 
quelques  minutes  après ,  une  discussion  s'étant  élevée  sur  les 
mérites  respectifs  de  la  musique  allemande  et  de  la  musique  ita- 
lienne, la  jeune  fille,  très  attentive  à  tout  ce  qui  se  disait,  l'entendit 
professer  hautement  sa  prédilection  pour  les  Allemands.  Elle  se 
détourna  pour  rougir  et  une  ombre  de  tristesse  passa  sur  son  char- 
mant visage  :  était-ce  sa  faute,  à  elle,  si  son  père  ne  pouvait  souffrir 
que  la  musique  italienne  et  si  sa  maîtresse  estimait  que,  hors  Ros- 

TOMK  Lxa.  —  1884.  47 


738  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

sini  et  Donizetti,  il  n'y  a  pas  de  salut!  Elle  n'en  savait  pas,  de 
musique  allemande,  et  que  n'aurait-elle  pas  donné  pour  en  savoir, 
ce  soir-là!  Ou  lui  demanda  de  chanter  quelque  chose.  Cette  fois  il 
fallut  insister,  car  elle  avait  une  peur  affreuse.  Sa  voix  chevrotait 
un  peu  quand  elle  donna  les  premières  notes  da  Soir,  de  Gounod  : 


Le  soir  ramène  le  silence  : 
Assis  sur  ces  rochers  déserts, 
Je  suis  dans  le  vague  des  airs 
Le  char  de  la  nuit  qui  s'avance. 


La  baronne,  qui  observait  Henriot,  le  vit  tout  à  coup  pâlir  et  se 
lever  brusqueruent.  11  passa  la  main  sur  son  front  et  resta  debout 
contre  une  porte,  immobile,  les  yeux  au  plafond,  tellement  absorbé 
qu'il  ne  prit  pas  part  une  seule  fois  aux  applaudissemens  et  oublia 
de  féliciter  la  jeune  fille  quand  elle  eut  fini.  M'^®  Hauteclair  s'en 
aperçut  et  souffrit  de  cette  indifférence  jusqu'à  se  sentir  envie  de 
pleurer.  Elle  tourna  pourtant  vers  lui  un  beau  regard  humide, 
chargé  de  reproches  très  doux  :  il  lui  sembla  que  la  figure  de 
Jacques  exprimait  un  dédain  farouche.  Alors  la  pauvrette  sentit 
vaguement  que  quelque  chose  d'irréparable  venait  de  s'accomplir. 
Elle  ne  comprit  pas  ;  mais,  devinant  que  le  cœur  de  l'homme  qu'elle 
commençait  à  aimer  en  secret  était  à  jamais  perdu,  la  jeune  lille 
se  leva,  vint  à  lui,  et,  très  simplement  : 

—  Adieu,  mofïsiear  !  dit-elle  en  lui  tendant  la  main. 

11  prit  cette  petite  main  froide,  qui  tremblait  un  peu,  et  la  gaida 
quelques  secondes  : 

—  Adieu,  ma  lemoiselle!  fit-il  enfin  avec  effort. 

Ce  fut  tout.  Ils  ne  se  sont  jamais  revus.  Il  y  a  ainsi  beaucoup  de 
romans  commencés  par  des  jeunes  filles,  et  qui  ne  vont  pas  plus 
loin  que  le  premier  chapitre.  Seulement,  certaines  mettent  dans 
ces  quelques  pages  beaucoup  plus  qu'on  ne  pense,  une  fraîcheur 
de  sentiment,  une  suavité  de  tendresse  qu'elles  ne  retrouveront 
pas  plus  lard.  C'est  affaire  à  l'homme  qui  les  a  inspirées,  ces  saintes 
amourettes,  de  garder  éternellement  de  la  reconnaissance  et  du 
respect  pour  la  femme  qui  lui  a  ainsi  donné  les  prémices  de  son 
jeune  cœur. 

XXYIII. 

Le  lendemain  matin,  M.  de  Garamante  reçut  un  billet  de  la 
baronne  : 

«  Laissez-moi  vous  dire,  mon  cher  comte,  que  lorsqu'on  veut 


ANDRÉE.  739 

marier  les  gens,  il  serait  sage  de  leur  demander,  au  préalable,  s'ils 
en  ont  envie  pour  de  bon.  Votre  M.  Henriot  est  un  beau  garçon  et 
un  artiste  de  grand  talent  :  mais  il  me  parait  aussi  disposé  à  se  faire 
carme  qu'à  prendre  femme.  Je  vous  ai  bien  regretté  hier  soir  : 
vous  auriez  peut-être  compris,  vous  qui  le  connaissez,  ce  qui  s'est 
passé  entre  lui  et  ma  pauvre  petite  amie.  Je  n'y  ai  vu  goutte;  mais 
il  me  semble  que  le  mariage  en  question  s'en  va  à  vau-l'eau.  Voilà 
un  joli  début  pour  moi!  Est-ce  que  j'aurais  le  mauvais  œil?,.  » 
Une  heure  après,  le  comte  était  chez  Henriot. 

—  Eh  bien!  que  se  passe-t-il  donc,  mon  cher  Jacques?  dit-il  en 
entrant.  La  baronne  m'écrit  que  rien  ne  va  plus.  Ei  comme  elle 
avait  fort  à  cœur  de  vous  faire  épouser  sa  petite  amie,  c'est  à  moi 
qu'elle  s'en  prend... 

Jacques  sourit  tristement. 

—  Ce  qui  se  passe?  dit-il.  Mon  Dieu,  rien;  seulement,  j'ai 
reconnu  combien  j'avais  raison  de  vous  dire  que  je  n'étais  pas  mûr 
encore  pour  le  mariage. 

—  Ah!  bah!  Et  comment  cela? 

—  A  mille  indices  dont  je  regrette  maintenant  de  n'avoir  pas 
tenu  compte  plus  tôt...  Gela  m'aurait  épargné  le  remords,  que 
j'éprouve  aujourd'hui,  d'avoir  peut-être,  .^ans  le  vouloir,  troublé 
la  tranquilliié  de  cette  jeune  fille.  Et  c'est  chose  précieuse  que  la 
paix  du  cœur!..  Je  le  sais  mieux  que  personne. 

—  Mais  e[ï(\n,  me  direz-voas?.. 

—  Oh!  ce  n'est  pas  long.  J'ai  donc  rencontré,  il  y  a  deux  mois 
à  peu  prés,  M"^  Hauteclair  chez  la  baronne,  puis  dans  quatre  ou 
cinq  auires  maisons.  11  n'était  pas  bien  difficile  de  voir  qu'on  vou- 
lait nous  marier;  et  comme  je  n'avais,  en  principe,  aucune  objec- 
tion, je  ne  me  suis  pas  dérobé.  Sans  faire  la  cour  à  cette  jeune  fille, 
en  évitant,  soigneusement  de  la  compromettre  et  de  m' engager,  j'ai 
essayé  de  l'aimer  :  je  n'ai  pas  pu,  et  me  voici. 

—  Jacques,  dit  M.  de  Garamante,  vous  me  cachez  quelque  chose. 
C'est  votre  droit,  et  je  n'insiste  pas.  Mais  je  regrette  profondément, 
laissez-moi  vous  le  dire,  que  vous  ayez  refusé  ce  brave  cœur  qui 
s'offrait  à  vous. 

Il  se  leva  pour  sortir.  Jacques  se  leva  vivement,  lui  prit  la  main 
et  le  retint  en  distant  : 

—  Restez,  je  vous  en  prie.  Je  ne  vous  ai  pas  tout  dit,  c'est  vrai; 
et  j'ai  home  de  montrer  si  peoi  de  confiance  à  qui  me  témoigne 
tant  de  syn)pathie. 

Et  il  lui  raconta  tous  les  efforts  qu'il  avait  faits  pour  aimer  la 
jeune  lille;  comment  il  avait  cru  plus  d'une  fois  que  l'amour,  en 
effet,  allait  se  mettre  de  la  partie,  et  combien  il  avait  souhaité  ce 
renouveau. 


7^0  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Vain  espoir!  disait-il.  Je  sens  en  moi  quelque  chose  qui  ne 
veut  plus  vibrer;  et  comme  d'un  instrument  dont  les  cordes  sont 
cassées,  je  ne  puis  plus  tirer  de  mon  pauvre  cœur  que  des  sons 
aigres  et  discordans. 

—  Mais  alors,  mon  cher  enfant,  vous  l'aimez  donc  encore,  cette 
femme  qui  a  dé'yï  si  lourdernent  pesé  sur  votre  vie  ? 

—  Je  ne  crois  pas  ;  mais  il  m'est  impossible  d'en  aimer  une  autre. 

—  Pas  même  M"^  Hauteclair?  Une  jeune  fille  si  douce,  si  simple, 
si  charmante  1 

—  Sans  doute!  Seulement,  quand  on  a  été  épris  de  M™*"  de 
Morincourt,  savez-vous  ce  qui  arrive?  C'est  qu'on  n'aime  plus  la 
douceur,  q'i'on  n'aime  plus  la  simplicité,  qu'on  n'aime  plus  le 
charme!  On  a  le  goût  perverti  à  ce  point  que  ce  qui  devrait  plaire 
dans  une  femme,  ce  qui  mérite  l'estime,  est  précisément  ce  qui 
vous  éloigne  d'elle.  On  devient,  au  moral,  une  espèce  de  monstre 
qui  ne  peut  plus  aimer  honnêtement,  saintement,  et  dont  la  cor- 
ruption intellectuelle  réclame  les  excitations  de  la  coquetterie 
la  plus  raffinée.  La  simplicité,  disiez-vous  !  Eh  !  je  ne  puis  plus 
la  souff'rir,  depuis  que  je  connais  l'art  d'Andrée.  J'ai  causé  beau- 
coup avec  cette  jeune  fille  :  vous  croyez  peut-être  que  son  ingénuité 
m'a  touché?  Allons  donc!  Elle  m'a  fait  songer  à  la  maestria  de 
l'autre!  J'ai  entendu  de  sa  musique  :  musique  italienne,  quelque 
chose  de  fade,  qui  écœure.  L'autre  avait  fait  un  choix  savant  dans 
ce  que  la  musique  de  tous  les  pays  et  de  tous  les  temps  a  de  plus 
vibrant,  de  plus  passionné,  et  celte  musique  capiteuse  me  grisait! 
Hier  soir,  la  pauvre  innocente  a  chanté,  et  le  hasard  a  voulu  qu'elle 
choisît  un  des  morceaux  d'Andrée  :  sa  voix  pure,  au  lieu  de  me 
charmer,  a  seulement  éveillé  en  moi  le  souvenir  du  contr..iUo  étrange 
et  puissant  dont  les  notes  troublantes  m'ont  si  souvent  fait  palpiter 
jadis.  Non,  non,  l'épreuve  est  faite,  je  ne  puis  pas,  je  ne  veux  pas 
me  marier;  qu'on  ne  m'en  parle  plus!  Il  est  des  poisons  que  l'or- 
ganisme ne  peut  éliminer,  n'est  ce  pas?  De  même,  il  y  a  des  amours 
dont  on  ne  guérit  point.  Sans  doute  on  n'en  meurt  pas  :  mais  on 
en  garde  le  virus,  toujours  ! 

—  Diable!  dit  seulement  le  comte.  Et  après  un  silence  :  Est-ce 
que  vous  avez  vu  M""^  de  Morincourt  depuis  quelque  temps? 

—  Moi?  Pas  du  tout!  Et  je  n'ai  pas  plus  cherché  à  la  voir  que  je 
n'ai  l'intention  de  le  faire  à  l'avenir. 

—  Elle  m'avait  chargé  de  vous  engager  à  venir  chez  elle,  reprit 
M.  de  Garamante,  en  plongeant  son  regard  scrutateur  dans  les  yeux 
d'Henriot. 

Il  ne  broncha  pas  et  répondit  : 

—  C'est  beaucoup  d'honneur  qu'elle  me  fait,  mais  je  ne  mettrai 
pas  les  pieds  à  l'hôtel  Morincourt. 


ANDRÉE.  741 

—  Si  cependant  elle  essayait  de  vous  y  attirer  ? 

—  Je  n'irais  pas. 

—  Vous  voyez  bien  pourtant  que  vous  n'êtes  point  détaché  de 
cette  femme  ! 

—  Pardon!  Je  ne  le  suis  pas  assez,  cela  est  évident,  pour  que  le 
souvenir  qui  me  reste  d'elle  ne  me  condamne  pas  à  l'impuissance 
d'aimer  ailleurs  ;  mais  si  vous  croyez  que  mon  ancienne  passion  est 
à  la  veille  de  se  rallumer,  vous  vous  trompez.  Parmi  les  sentimens 
complexes  qu'Andrée  m'inspiie  aujourd'hui,  ce  qui  domine,  c'est 
une  sorte  d'horreur.  Songez  donc  qu'il  y  a,  pour  nous  séparer  à 
jamais  et  nous  rendre  étrangers  l'un  à  l'autre,  non  seulement  son 
mariage,  mais  encore  cette  chose  efïroyable,  la  mort  d'Henri!  Non, 
non,  je  vous  assure,  tout  est  bien  fini  entre  nous. 

—  Espérons-le  !  dit  le  comte,  et  il  se  dirigea  vers  la  porte.  Au 
moment  de  sortir  : 

—  Le  travail  va  toujours  bien  ?  demanda-t-il.  Serez-vous  prêt  pour 
le  Salon? 

—  Bien  juste.  J'ai  pourtant  abattu  terriblement  d'ouvrage  depuis 
mon  retour.  Avec  les  dix  jours  qui  me  restent,  j'a'-riverai. 

—  Et  vous  ne  voulez  toujours  pas  me  montrer  votre  tuile? 

—  Pardonnez  moi  cette  petite  coquetterie.  Je  désire  vivement  ne 
vous  la  présenter  qu'achevée. 

—  Soit...  Quel  est  donc  votre  sujet,  déjà?..  Ah!  oui,  une  scène 
biblique,  m'avez-vous  dit...  Allons,  bonne  chance!  Travaillez  bien, 
et  à  ce  soir  !  Nous  dînons  ensemble ,  n'est-ce  pas,  céUbataire 
endurci  ? 

XXIX. 

C'est  pendant  son  voyaje  que  Jacques  avait  eu  l'idée  de  ce 
tableau.  11  fît  même  quelques  études  préparatoires  de  paysages  et 
de  figures  avant  de  rentrer  en  France.  Une  fois  installé  à  Paris,  il 
modifia  son  projet  primitif,  et  au  lieu  de  la  simple  toile  à  deux 
figures  qu'il  voulait  d'abord  exécuter,  imagina  une  grande  compo- 
sition à  trois  scènes  et  à  trois  personnages. 

Le  panneau  de  gauche  du  triptyque,  /'ylmî7«V,  représentait  Gaïn  et 
Abel  marchant  dans  une  campagne  fleurie  et  ensoleillée  :  Gain  pose  la 
main  gauche  sur  l'épaule  de  son  frère,  et  de  l'autre,  lui  montre  de 
jeunes  chevaux  folâtrant  dans  un  pré,  tandis  qu'un  vol  de  flanlans 
roses  tournoie  au-dessus  d'un  étang.  La  lumière  intense  qui  inon- 
dait le  paysage,  la  profondeur  de  la  perspective  fuyant  à  perte  de  vue, 
la  correction  élégante  du  dessin,  donnaient  à  cette  scène  un  carac- 
tère de  placidité  sereine  dont  il  était  impossible  de  méconnaître  la 
grandeur  et  la  beauté.  Dans  le  panneau  du  milieu,  plus  large  que 


7Û2  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

les  deux  autres,  et  intitulé  la  Jalousie,  l'artiste  avait  peint  un  coin 
de  forêt  du  monde  primitif,  plein  de  frondaisons  luxuriantes  qui 
s'enchevêtrent  de  manière  à  former  un  dôme  de  verdure  :  des 
rayons  de  soleil  le  percent  çà  et  là,  comme  de  grandes  flèches  d'or. 
Des  lianes  flexibles  se  tordent  en  spirales  autour  des  troncs,  pen- 
dent du  haut  des  branches  supérieures  comme  des  chevelures 
dénouées  ou  s'élancent  d'un  arbre  à  l'autre,  à  travers  l'espace,  en 
dessinant  la  courbe  gracieuse  d'une  frêle  passerelle  de  feuillage. 
Et  toute  cette  végéiation  fougueuse  semble  gonflée  par  le  flux  d'une 
sève  plus  jeune  et  plus  forte;  une  vie  intense,  prodigieuse,  court 
sous  les  écorces  et  s'épanouit  en  floraisons  superbes  :  des  flturs 
de  pourpre  ou  de  neige,  larges,  charnues,  resplendissent  comme 
des  astres  dans  la  pénombre  humide  et  verte  ;  des  aras  au  plumage 
éclatant  voltigent  çà  et  là.  Au  premier  plan,  une  jeune  femme  est 
assise  sur  une  racine  noueuse  qui  perce  le  gazon  ;  ses  cheveux 
flottent  épandus  ;  une  branche  souple  de  liserons  blancs  s'en- 
roule autour  de  son  front,  deux  grappes  rouges  de  sorbier  pen- 
dent à  ses  oreilles;  près  d'elle,  un  genou  à  terre,  dans  une 
attitude  d'adoration,  Abel  souriant,  lui  tend  des  deux  mains  une 
gerbe  de  fleurs  :  à  droite,  au-dessus  d'un  buisson,  passe,  mena- 
çante et  convulsée  par  une  fureur  meurtrière,  la  tête  de  Gain.  Le 
troisième  panneau,  le  Remords,  montrait  l'assassin  biblique  assis 
sur  un  rocher  au  milieu  d'une  grande  plaine  nue  et  déserte.  Sa 
massue  est  à  ses  pieds;  son  visage  exprime  une  morne  désespé- 
rance. Plus  de  fleurs,  plus  d'animaux  joyeux,  plus  de  lumière 
radieuse  :  une  lande  stérile,  un  ciel  bas,  où  courent  de  grandes 
nuées  sinistres,  fouettées  par  un  vent  de  tempête;  quelq  les  arbres, 
tordus,  échevelés  par  l'ouragan.  Le  soleil  qui  se  couche  tache  l'ho- 
rizon d'une  large  fljique  sanglante;  le  meurtrier  a  vu  cette  rougeur 
accusatrice,  qui  lui  rappelle  son  forfait  :  il  détourne  la  tête,  et  tend 
le  bras  comme  pour  chasser  quelque  horrible  apparition. 

Si  Jacques  n'avait  pas  encore  voulu  laisser  voir  à  M.  de  Gara- 
mante  son  œuvre,  bien  qu'elle  fut  presque  terminée,  ce  n'était  point, 
comme  il  l'avait  dit,  par  coquetterie  d'artiste.  Il  lui  était  arrivé  une 
assez  singulière  aventure  depuis  qu'il  avait  enti-epris  ce  tableau. 
Le  premier  panneau  était  à  peu  près  fini  quand  il  revint  à  Paris, 
ainsi  que  le  fond  du  second.  Le  lendemain  du  jour  o\x  il  avait  fait 
sa  visite  de  retour  aux  Passemard  et  rencontré  M"'°  de  Morincourt, 
Henriot  se  mit  à  sa  figure  de  femme,  sans  modèle.  Il  travailla  depuis 
le  lever  du  soleil  jusqu'à  la  nuit  avec  beaucoup  d'ardeur.  Le  soir, 
le  corps  était  esquis^sé,  la  tête  faite.  Il  n'était  point  mécontent  de 
son  ouvrage  :  il  lui  sembla  qu'il  avait  réussi  à  saisir  et  à  fixer  l'ex- 
pression cherchée,  qui  devait  faire  de  cette  femme  une  sorte  de 
génie  de  la  forêt,  d'une  beauté  impénétrable  comme  la  profondeur 


ANDRÉE.  7^3 

des  grands  bois,  froide  et  mystérieuse  comme  eux,  recevant  l'of- 
frandd  d'Abel  sans  que  la  placidité  dure  de  son  visage  trahît  gra- 
titude ou  plaisir.  Après  le  rude  labeur  de  cette  journée  d'inspiration, 
le  peintre  sortit  pour  dîner  et  prendre  l'air.  Avant  de  se  coucher, 
il  voulut  revoir  ce  qu'il  avait  fait;  mais,  quand  il  eut  tourné  le 
réflecteur  vers  la  toile,  peu  s'en  fallut  que  la  lampe  n'échappât  de 
ses  mains,  tant  il  se  sentit  frappé  de  surprise,  presque  de  ter- 
reur, en  apercevant  devant  lui  une  sorte  de  portrait  d'Andrée.  Ce 
n'était  ni  son  front,  ni  ses  yeux,  ni  l'ovale  parfaiiecnent  régu- 
lier de  son  visage,  ni  la  couleur  de  ses  cheveux;  et  pourtant, 
cette  chose  indéfinissable  et  subtile ,  la  ressemblance ,  s'y  laissait 
surprendre,  cachée  à  demi  dans  certain  retroussis  des  lèvres,  dans 
quelque  chose  de  cruellement  ironique  qu'exprimait  celte  tête 
étrange,  nimbée  de  fleurs.  Alors,  avec  avec  une  effrayante  préci- 
sion, il  se  rappela  toute  la  scène  du  duel,  il  revit  Henri  étendu  à 
terre,  la  poitrine  trouée,  et  Andrée  souriante  sur  son  chevalet.  11 
eut  l'idée  de  prendre  le  portrait,  qu'il  avait  roulé  et  jeté  dans  une 
mal'e  en  quittant  Rome,  sans  vouloir  le  regarder,  depuis  cetie  nuit 
terrible  où  il  l'avait  balafré  d'un  coup  de  son  épée  sanglante. 

—  Je  me  trompe,  se  disait-il,  je  suis  fou!  Celte  resseml>lance 
n'existe  que  dans  mon  imagination;  je  me  suis  surmené  aujourd'hui 
et  j'ai  la  îièvre... 

Mais  quand  il  tint  la  toile,  roulée  sur  un  morceau  de  bois,  une 
sorte  d'horreur  le  prit;  il  n'osa  plus  la  déployer  pour  comparer  les 
deux  têtes  et  la  jeta  sur  un  canapé. 

Ce  soir-là,  Jacques  dormit  mal  et  son  sommeil  fut  hanté  par  des 
cauchemars.  Le  lendemain  matin,  à  peine  éveillé,  il  courut  à  son 
triptyque  et  contempla  longuement  sa  figure  de  femme.  Au  grand 
jour,  l'effet  n'était  p'us  tout  à  fait  le  même  et  la  ressemblance  avec 
Andrée  paraissait  plus  lointaine  encore  :  il  aurait  fallu,  pour  sur- 
prendre ce  reflet  fugitif  et  léger  comme  une  ombre,  connaître  non 
pas  seulement  les  traits  de  la  jeune  femme,  mais  avoir  pénétré  jus- 
qu'au fond  même  de  son  être  moral.  Henriot  fut  charmé  de  consta- 
ter qu'il  y  avait  seulement  une  certaine  parenté  d'expression  entre 
la  tête  qu'il  venait  de  peindre  et  celle  d'Andrée.  Il  aurait  pu,  d'un 
coup  de  pinceau. détruire  même  cette  vague  similitude.  H  ne  le  fit  pas; 
non  parce  que  la  figure  était  admirablement  venue  et  lui  plaisnit  ainsi, 
mais  parce  que,  à  la  réflexion,  il  lui  parut  qu'il  avait  le  droit  d'infli- 
ger ce  châtiment  à  M'"®  de  Morincourt,  qui  seule  sans  doute  se  recon- 
naîtrait et  comprendrait  l'allégorie  accusatrice.  Le  choix  même  du 
sujet  révélait  que  le  peintre  était  en  proie  à  l'obsession  d'une  idée 
morale  et  que  ce  tableau  devait  avoir,  dans  le  secret  de  sa  pensée, 
une  signification  toute  particulière  de  remords  et  de  vengeance. 
L'introduction  toute  nouvelle  du  personnage  de  femme  dans  la 


744  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

légende  sacrée,  l'indication  de  la  jalousie  comme  mobile  du  crime, 
prouvait  assez  qu'en  peignant  la  scène  biblique  Jacques  avait  la 
mémoire  toute  pleine  encore  des  souvenirs  du  drame  dont  il  avait 
été  l'acteur  principal.  D'abord  il  ne  voulait  pas  pousser  plus  loin 
l'allusion.  Mais,  dans  ces  cerveaux  d'artistes,  tout  prend  corps  et 
figure  :  ils  voient  ce  qu'ils  pensent,  tant  leur  esprit  répugne  à  l'abs- 
traction. C'est  ainsi  que  la  femme  quelconque  qu'il  avait  voulu 
peindre  était  devenue  à  son  insu  Andrée,  sinon  pour  les  aulres,  du 
moins  à  ses  yeux  ;  Abel  devint  peu  k  peu  Henri  Mareuil ,  et  le 
moment  arriva  bientôt  où  Gain  ne  fut  plus  que  Jacques  lui-même. 
Pas  plus  que  la  tête  de  femme,  les  deux  têtes  d'hommes  n'étaient, 
si  l'on  veut,  des  portraits  :  et  pourtant,  à  les  regarder  très  attenti- 
vement, quelque  chose  d'insaisissable,  un  trait  imperceptible  tra- 
hissait !a  pensée  de  l'artiste.  Il  travailla  dès  lors  avec  une  passion 
extraordinaire;  il  iui  arrivait  de  se  dire  parfois  qu'il  faisait  œuvre, 
non  pas  seulement  de  peintre,  mais  aussi  de  justicier,  et  qu'il 
accomplissait  la  malédiction  muette  jttée  par  Mareuil  sanglant  à 
cette  femme  qui  leur  avait  mis  l'épée  à  la  main.  Sa  vie  ancienne,  à 
laquelle  il  voulait  échapper  quand  il  rentra  en  France,  le  ressaisissait 
tout  entier,  et  chaque  jour  un  peu  plus  fortement,  après  ^es  longs 
tête-à-tête  avec  Henri  et  Andrée.  Pauvre  petite  Blanche  HauteclairI 
Gomme  une  gentille  hirondelle  qui  songe  à  faire  son  nid,  elle  était 
entrée  un  instant  dans  cette  âme  troublée  et  n'aurait  pas  demandé 
mieux  que  de  s'y  poser  ;  mais  une  telle  tempête  y  soufflait  qu'elle 
avait  pris  peur  et  s'était  enfuie  ! 


XXX. 


Jacques  avait  fini  son  tableau,  et  le  triptyque  était  parti  pour  le 
Salon.  Un  soir  qu'il  n'avait  rien  à  faire,  il  monta  après  dîner  chez 
les  Passemard,  où  des  exclamations  et  des  reproches  saluèrent  son 
entrée  dans  le  salon  : 

—  Bonsoir,  revenant!  cria  Hector.  Tu  es  donc  encore  de  ce 
monde? 

U  s'excusa  d'être  resté  si  longtemps  sans  venir,  en  alléguant 
qu'il  avait  eu  beaucoup  à  travailler  depuis  sa  dernière  visite. 
Andrée,  qu'il  n'avait  pas  remarquée  encore,  car  elle  était  assise  au 
fond  du  salon  dans  une  immense  bergère  qui  la  cachait  presque, 
se  leva,  et,  lui  tendant  la  main  : 

—  Soit  dit  sans  reproche,  vous  alliez  pourtant  au  théâtre,  car  je 
vous  ai  aperçu  à  l'Opéra  il  y  a  trois  semaines  à  peu  près... 

—  G'est  vrai. 

—  Vous  étiez  même  dans  la  loge  de  la  baronne  de  Royaumont, 


ANDRÉE.  745 

et  en  compagnie  d'une  charmante  jeune  fille,  dont  on  n'a  pas  pu 
me  dire  le  nom.  Qui  est-ce? 

—  M"*"  Blanche  Hauteclair,  la  fille  du  médecin. 

—  Ah!..  J'espérais  que  vous  seriez  venu  me  dire  bonsoir...  Vous 
étiez  trop  occupé  sans  doute? 

—  Veuillez  m'excuser,  madame,  je  ne  vous  ai  pas  remarquée. 

Il  retrouva  pour  dire  ces  mots  le  ton  glacial  qu'il  avait  pris  déjà 
en  lui  parlant,  lors  de  son  retour.  Lorsqu'elle  avait  entendu  pour 
la  première  fois  cette  voix  brève  et  dédaigneuse,  Andrée  ava't  été 
surprise  :  ce  soir-là,  elle  souff'  it.  Sans  rien  ajouter,  elle  regagna 
sa  place  et  resta  là,  immobile  et  muette,  disparaissant  à  demi  dans 
l'ombre.  La  tête  renversée  sur  le  dossier,  elle  semblait  donnir, 
mais  de  ses  paupières  mi-closes  s'échappait  un  regard  qui  ne  quit- 
tait pas  Jacques. 

—  Alors,  disait  IVP^  Passemard,  tu  as  beaucoup  travaillé? 

—  Beaucoup. 

—  Commences-tu  à  vendre  un  peu?  interrogea  Passemard. 

—  Mais  oui,  pas  mal. 

—  Allons,  tant  mieux!..  Je  connais  des  peintres  qui  up  pour- 
raient pas  en  dire  autant,  —  ajouta  le  beau-père  du  vicomte  en 
jetant  un  coup  d'œil  sur  sa  fille.  —  Et  qu'est-ce  que  tu  viens  de 
faire,  ces  temps- ci? 

—  Un  grand  tableau  pour  le  Salon. 

—  Tiens  !  dit  Maxime,  c'est  comme  mon  beau-frère.  Il  a  trouvé 
le  moyen  d'avoir  une  place  dans  le  salon  carré.  Et  toi? 

—  Je  n'en  sais  rien  encore ,  mais  j'espère  qu'on  m'y  mettra 
aussi. 

—  Je  ne  te  souhaite  pas  d'être  à  côté  de  lui  !  dit  Passemard  en 
riant.  S'il  était  ici  ce  soir,  au  lieu  de  nous  avoir  quittés  après  dîner, 
comme  d'habitude,  pour  aller  à  son  cercle,  mon  gendre  t'explique- 
rait qne  son  tableau  va  faire  une  révolution  dans  l'art... 

—  C'est  aussi  ce  qu'il  disait  de  son  drame,  insinua  M™^  Passe- 
mard avec  uuB  douceur  haineuse  de  belle-mère. 

Jacques  s'attendait  avoir  Andrée  prendre  la  défense  de  son  mari. 
Elle  ne  souffla  mot.  La  conversation  continua  à  bâtons  rompus.  On 
causa  de  tout  :  de  l'exposition  qui  allait  s'ouvrir,  de  la  politique, 
des  jésuites,  —  que  M.  Passemard  voulait  expulser  au  nom  des  lois 
existantes,  et  des  lois  existantes  sur  lesquelles  celui-là  même  qui 
les  invoquait  avec  conviction  paraissait  avoir  des  notions  extraordi- 
nairement  vagues.  Jacques  apprit  que  le  vicomte  était  résolu  à 
racheter  son  échec  d'auteur  dramatique  par  un  grand  succès  de 
peintre,  et  qu'il  y  avait  une  locomotive  dans  son  tableau. 

—  Oui,  oui,  une  locomotive!  affirmait  M™^  Passemard.  Et  un 
tunnel!  Ça  t'étonne,  n'est-ce  pas?  Eh  bien!  il  paraît  que  ça  doit 


746  BEVUE    DES    DEUX   MONDES. 

donner  un  effet  de  lumière.  Et  toi,  qu'est-ce  que  tu  as  fait?  Ce 
dont  tu  as  dit  un  mot  la  dernière  fois,  saus  doute? 

—  Non.  J'ai  changé  d'idée  depuis. 

—  Et  quel  sujet  avez-vous  choisi?  dit  Andrée  en  se  rapprochant. 

—  Caln^  madame,  répondit-il  froidement,  en  plongeant  dans  ses 
yeux  un  regard  dont  elle  ne  put  supporter  l'écIaU 

Pendant  que  Jacques,  sans  plus  s'occuper  d'elle,  prenait  congé, 
la  jeune  femme  s'était  laissée  glisser  sur  une  chaiae,  en  murmurant  : 

—  Ah!  mon  Dieu  !  toujours! 

Le  lendemain  éiait  jour  de  vernissage.  Andrée  se  rendit  de  bonne 
heure  au  Salon.  A  l'entrée,  les  quêteuses  commençai^'Ut  déjà  à  har- 
celer les  arrivans  avec  l'éd'ilante  ténacité  qui  caractérise  cette 
obsession  annuelle.  Des  employés  du  Palais  passaient  et  repassaient 
précipitamment,  roulant  des  échelles.  Des  exposans  en  retard  don- 
naient un  dernier  coup  de  pinceau  à  leurs  toiles,  en  m^tudissant  le 
jury,  coupable  de  ne  leur  avoir  pas  donné  à  tous  la  cimaise;  une 
odeur  d'essence  et  de  vernis  se  répandait  des  salles  du  premier 
étage  dans  l'immense  vaisseau  vitré  du  rez-de-chaussée,  où  la  blan- 
cheur des  marl)res  s'enlevait  vigoureusement  sur  la  verdure  des 
massifs  et  des  tapisseries  de  haute  lice. 

Andrée  entra  dans  le  grand  salon  carré,  auquel  accède  l'esca- 
lier qu'on  prend  en  venant  par  les  Champs-Elysées.  Il  y  avait  foule 
devant  un  grand  tableau  à  trois  compartimens,  au  bas  duquel  se 
détachait,  en  lettres  rouges  sur  le  cadre  de  bois  noir,  ce  seul  mot  : 
Caïn.  La  jeune  femme  eut  un  baitement  de  cœur  et  s'approcha  rapi- 
dement. Llle  ne  distingua  rien  d'abord.  Son  regard  allait  d'un  pan- 
neau à  l'autre,  au  hasard,  ne  sachant  encore  où  se  po>er,  comme  il 
arrive  quand  on  voit  pour  la  première  fois  une  toile  hors  ligne. 
Enfin  elle  se  mit  à  examiner  le  dé'ail  de  la  composition  :  tout  à  coup 
son  visage  se  couvrit  d'une  pâleur  affreuse ,  car  elle  venait  de 
découvrir  la  ressemblance  vengeresse  que  Jacques  a v^it  cachée  dans 
les  trois  têtes.  Alors  elle  eut  ipeur,  regarda  autour  d'elle  si  personne 
ne  s'était  aperçu  de  rien,  et  rabattit  sur  sa  figure  le  voile  de  gaze 
brune  qu'elle  avait  relevé  en  entrant.  Son  premier  mouvement  avait 
été  de  quitter  la  place,  de  s'enfuir:  il  lui  semblait  que  tout  le 
monde  devait  la  reconnaître  et  deviner  le  drame.  La  curiosité  la 
retint,  le  besoin  de  regarder  encore  et  d'écouter  ce  que  l'on  disait. 
«Admirable!..  Splendide!..  C'est  un  chef-d'œuvre!..  Voilà  la 
médaille  toute  trouvée...  Quel  coloris!..  Voyez  donc  ces  verdures!.. 
Et  ce  paysage  de  gauche  :  est-ce  assez  hmpide,  est-ce  assez  profond  !.. 
Quelle  expression  dans  les  têtes  !  Voyez  donc  celle  de  la  femme, 
comme  elle  est  étrange  !..  Oui,  et  d'une  beauté  troublante  :  on  com- 
prend que  Caïn  ait  tué  pour  cette  femme!..  »  Andrée  releva  son  voile 
et  promena  sur  ses  voisins  un  regard  assuré  :  elle  n'avait  plus  peur, 


ANDHÉE.  747 

une  bouffée  de  fierté  lui  montait  maintenant  au  cerveau.  La  jeune 
femme  aurait  souhaité  qu'on  la  reconnût;  je  ne  sais  quel  désir  fou 
lui  venait  de  crier  : 

—  Regardez-moi  donc!  c'est  raoi  qui  ai  inspiré  ce  chef-d'œuvre, 
moi  de  qui  ce  grand  peiijtre  a  copié  les  traits,  moi  qu'il  a  aimée  l 

Une  rougeur,  non  de  honte,  mais  déplaisir,  colorait  ses  joues  ; 
un  souille  d'orgueil  et  de  passion  gonflait  ses  narines.  Pour  la 
première  fuis  de  sa  vie,  elle  savourait  un  de  ces  triomphes  dont 
el:e  avait  toujours  souhaité  de  connaître  l'ivresse.  Des  noms  pas- 
saient dans  son  esprit  :  Beatrix,  Laure,  la  Fornarina,  toutes  celles 
que  le  génie  d'un  amant  a  immortalisées  et  dont  il  lui  semblait 
qu'elle  était  devenue  la  sœur.  Un  cé'èbre  critique  d'art,  dont  le 
nom  courut  aussitôt  dans  la  foule,  fendit  le  groupe  et  vint  se  pla- 
cer auprès  d'elle.  Il  regarda  longuement  et  dit  à  quelqu'un  qui  rac- 
compagnait : 

—  Voi'à  une  page  magistrale!  Je  ne  sais  ce  qu'il  faut  admirer 
le  plus  de  la  puissance  et  de  l'originalité  de  la  conception  ou  de  U 
splendeur  du  coloris  et  de  la  vigueur  du  dessin  !  Voyez  donc  ce 
qu'un  homme  de  talent  sait  tirer  d'un  sujet  que  tant  d'autres 
auraient  dédaigné  comme  usé  et  vieilli,  ou  traité  sans  le  rajeunir! 
Quelle  idée  pro^'onde  d'avoir  fait  jouer  à  la  femme  un  rôle  dans  le 
premier  meurtre,  comme  dans  le  premier  péché,  et  de  compléter  la 
Bible,  qui  la  montre  seulement  tentatrice  d'Adam,  en  nous  la  mon- 
trant aussi  instigatrice  de  Caïn  !  Savez-vous  qu'il  y  a  'ans  ce  tableau-là 
ce  que  je  ne  vois  presque  jamais  ici  :  une  pensée  ! 

Andrée  lui  jeta  un  regard  reconnaissant  et  sortit  du  cercle.  Elle 
éprouvait  le  besoin  de  sb  montrer,  de  chercher  des  visages  de  con- 
naissance; elle  espérait  vaguement  rencontrer  Jacques  et  se  féliciter 
avec  lui  de  leur  succès,  car  elle  était  grisée  par  ce  qu'elle  venait 
de  voir  et  d'entendre,  au  point  de  perdre  un  peu  terre,  et  n'était 
pas  loin  de  penser  qu'une  partie  de  la  gloire  conquise  par  son 
ancien  ami  lui  revenait,  à  elle. 

Tout  à  coup,  Andrée  se  trouva  en  face  du  tableau  de  son  mari  : 
une  locomotive  qui  sort  d'un  tunnel  en  jetant  de  la  fumée;  deux 
grosses  lanternes,  exécutées  en  trompe-l'œil,  éclairant  de  reflets 
rongeâlres  la  voûte  couverte  de  suie;  au  premier  plan,  une  femme 
en  toilette  de  bal,  étendue  à  terre,  la  tête  pHsée  sur  un  rail.  Quel- 
ques personnes  s'arrêtaient  un  instant  devant  ceUe  composition 
d'un  réalisme  grossier,  où  la  brutalité  avait  la  prétention  d'être 
la  force  et  la  bizarrerie  l'originalité.  Le  public  s'éloignait  bientôt 
d'un  air  de  parfaite  indifi"érence  ou  de  dédain.  Andrée  vit  des 
sourires  et  des  hanssemens  d'épaules.  Elle  s'approcha  et  saisit  au 
vol  ces  sarcasmes  lourds  et  cruels  qu'on  laisse  échapper  dans  les 
expositions,  comme  les  enfans  lancent  des  pierres  dans  la  rue,  sans 


748  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

se  demander  si  quelqu'un  ne  sera  pas  atteint  :  «  Joli  effet  d'éclai- 
rage au  pétrole...  Très  naturel,  cette  femme  en  robe  décolletée, 
allongée  sur  la  voie...  Ça  aura  du  succès,  le  dimanche,  auprès  des 
machinistes  en  congé...  Connaissez-vous  l'auteur?—  Oui,  un  aiguil- 
leur repentant  de  P.  L.  M.  »  Et  l'on  riait  aux  éclats  de  ces  grosses 
facéties.  Le  critique  influent  s'approcha  à  son  tour  : 

—  Décidément,  dit-il,  ce  Morincourt  abuse  du  droit  qu'on  a  d'être 
prétentieux  et  médiocre.  Comprend-on  qu'on  ait  reçu  une  pareille 
chose  !  Ce  jury  est  d'une  faiblesse  !..  Et  quand  je  pense  qu'on  a  osé 
mettre  ça  dans  la  même  salle  que  le  Caln  I 

Andrée  s'éloigna,  pâle,  les  sourcils  froncés,  avec  la  mauvaise 
figure  qu'elle  avait,  quelques  mois  auparavant,  en  sortant  de 
rOdéon.  La  réalité,  qu'elle  avait  oubliée  pendant  quelques  minutes 
d'étrange  enivrement,  venait  de  la  ressaisir  : 

—  Et  c'est  ce  nom-là  que  je  porte!  se  disait-elle  avec  plus  de 
colère  encore  que  d'humiliation.  C'est  ce  poète  sifflé,  ce  peintre 
ridicule  qui  est  mon  mari!  Et  je  n'ai  pas  voulu  de  l'autre,  du  grand 
artiste  qui  m'aimait  ! 

Elle  passa  dans  la  salle  voisine,  sans  trop  savoir  o\i  elle  allait, 
sans  répondre  presque  aux  saints  de  M.  de  Salbris,  de  Desrieux  et 
de  Passérieux,  qu'elle  rencontra.  Puis  elle  revint  sur  ses  pas  pour 
sortir,  pour  échapper  à  l'odeur  de  peinture,  qui  lui  faisait  mal  à  la 
tête.  En  rentrant  dans  le  grand  salon ,  elle  aperçut  M.  de  Gara- 
mante  au  bras  de  Jacques  devant  le  tableau  de  son  mari  ;  un  peu 
plus  loin,  le  vicomte  regardait  le  triptyque.  Elle  alla  droit  à  Roger, 
et  d'un  air  audacieux,  presque  provocant,  lui  dit  : 

—  Eh  bien!  comment  trouvez-vous  cette  toile? 

Andrée  pensait  que  son  mari  avait  remarqué  cette  vague  ressem- 
blance qu'elle-même  n'avait  pas  tardé  à  discerner,  et  se  préparait 
à  lui  tenir  tête,  le  cas  échéant.  Mais  il  faut  croire,  ou  que  les  maris 
sont  condamnés  à  ne  jamais  rien  voir,  ou  que  la  ressemblance  était 
moins  accusée  qu'il  n'avait  paru  à  la  jeune  femme,  car  Morincourt 
lui  répondit  avec  tranquillité  : 

—  Je  la  trouve  un  peu  poncif.  Gela  sent  toujours  les  procédés 
de  l'École  des  beaux-arts  :  c'est  bien  banal! 

Il  détourna  la  tête,  assez  tôt  pour  ne  pas  rencontrer  le  regard  de 
dédain  suprême  dont  sa  femme  l'accabla.  Elle  prétexta  une  violente 
migraine  pour  ne  pas  rester  avec  lui  et  le  laissa  continuer  seul  sa 
visite.  La  foule  grossissait  toujours  dans  le  grand  salon  :  un  groupe 
compact  se  tenait  en  permaneuce  devant  le  triptyque  de  Cain,  et 
les  éloges  des  nouveaux  arrivans  ratifiaient  pleinement  l'admiration 
exprimée  par  les  premiers.  Pour  gagner  la  baie  de  sortie,  Andrée 
fut  obligée  de  louvoyer  un  peu  et  se  trouva  tout  à  coup  en  face 
d'Henriot  et  du  comte.  Jacques  salua  avec  cette  politesse  froide  et 


ANDRÉE.  7li9 

hautaine  dont  il  ne  se  départait  plus  depuis  son  retour,  lorsqu'il 
se  trouvait  en  présence  de  M'"''  de  Morincourt.  Il  ne  paraissait  nul- 
•lemen-.  disposé  à  engager  la  conversation  ;  mais  cette  indifférence 
systématique  n'empêcha  pas  Andrée  de  lui  dire  : 

—  Je  suis  heureuse,  Jacques,  du  grand  succès  que  vous  allez 
remporter. 

11  s'inclina  légèrement  et  ne  répondit  pas. 

—  CS'avais-je  pas  raison,  madame,  dit  M.  de  Garamaute,  de  vous 
affirmer  que  notre  ami  avait  rapporté  d'Orient  le  secret  d'un  colo- 
ris que  nous  ne  lui  connaissions  pas?..  Et  quelle  façon  originale, 
imprévue  de  traiter  un  si  vieux  sujet,  n'est-ce  pas? 

—  Je  suis  tout  à  fait  de  votre  avis,  monsieur,  répliqua-t-elle  d'un 
ton  sec  et  cassant. 

Puis,  feignant  de  regarder  un  tableau,  elle  tourna  le  dos  au 
coiiiie  et  se  rapprocha  dllenriot,  qu'une  ondulation  de  la  foule 
avait  écarté  de  quelques  pas. 

—  Jacques,  dit-elle  d'une  voix  très  douce,  dont  la  caresse  allait 
presque  jusqu'à  la  suppHcation,  j'avais  prié  M.  de  Garamante  de 
vous  faire  savoir  que  je  suis  chez  moi  tous  les  soirs  avant  le  dîner. 
11  ne  vous  a  pas  fait  ma  commission  sans  doute? 

—  Je  vous  demande  pardon,  madame;  mais  je  n'ai  pas  eu  jus- 
qu'ici le  loisir  de  me  présenter  à  votre  hôtel.,. 

—  N'oubliez  pas  que  vous  y  serez  le  bienvenu...  J'aurais  tant  de 
plaisir  à  vous  voir!..  A  bientôt,  n'est-ce  pas? 

Et,  glissant  dans  la  foule,  elle  disparut. 

—  Eh  bien  !  dit  en  se  rapprochant  de  Jacques  le  comte,  qui  avait 
entendu  les  derniers  mots  de  la  vicomtesse,  elle  vient  de  vous  faire 
son  invitation  :  comptez-vous  aller  chez  elle? 

—  Jamais  l  répondit-il  résolument.  Regardez  le  panneau  de  droite 
de  mon  triptyque  :  Gain  est  seul  1 

XXXI. 

Plusieurs  jours  se  passèrent.  Le  tableau  de  Jacques  llenriot  sou- 
leva dans  la  presse  un  long  cri  d'admiration  :  la  critique  fut,  au 
contraire,  impitoyable  pour  Morincourt,  sauf  deux  ou  trois  feuilles 
infimes  où  le  parti-pris  de  camaraderie  se  laissait  trop  voir  pour 
ne  pas  enlever  toute  valeur  aux  éloges.  On  pense  bien  que  l'hu- 
meur, déjà  passablement  rogue  du  vicomte,  ne  fut  pas  adoucie 
par  ce  nouvel  échec.  Ce  qui  l'exaspérait  plus  encore  que  son  propre 
insuccès,  c'était  le  triomphe  d'Henriot.  11  éclatait  à  tous  momens 
en  récriminations  puériles  contre  le  public,  contre  les  critiques 
d'art  et  accusait  tout  le  monde,  excepté  lui-même;  Andrée  le  lais- 
sait aller  sans  daigner  même  lui  répondre.  Roger  n'eût  pas  été 


750  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fâché  pourtant  (c'est  là  un  sentiment  très  conjugal)  de  trouver  un 
prétexte  à  invectiver  sa  femme,  à  l'accuser  de  pactiser  avec  ses 
ennemis,  comme  il  l'avait  fait  après  la  chute  de  son  drame.  Mais,  • 
soit  que  la  vicomtesse  tût  instruite  par  l'expérience  de  la  scène  vio- 
lente qu'elle  avait  essuyée  au  retour  de  l'Odéon,  soit  plutôt  que  le 
dédain  dominât  désormais  en  elle  tout  autre  sentiment  à  l'égari 
de  son  mari,  Andrée  ne  lui  fournissait  point  l'occasion  que  cher- 
chait son  dépit  et  se  renfermait  obstinément  dms  un  mutisme  gros 
de  pensées. 

Pendant  trois  semaines,  elle  attendit  la  visite  de  Jacques.  Elle 
jugeait  impossible  qa'il  ne  vînt  pas,  et,  chaque  soir,  lorsqu'elle  se 
mettait  à  table  en  face  de  son  mari,  sans  le  regarder  :  «  Allons,  se 
disait-elle  avec  un  soupir,  ce  n'est  pas  pour  aujourd'hui  encore;  ce 
sera  sans  doute  pour  demain!  » 

Ce  qu'elle  attendait  de  cette  visite,  la  jpune  femme  ne  le  savait 
pas  et  eût  été  bien  embarrassée  de  le  dire  si  quelqu'un,  d'aven- 
ture, le  lui  avait  demandé.  Quoi  qu'il  en  soit,  cette  pensôd  de  revoir 
Jacques  était  a'ors  le  grand  intérêt  de  sa  vie.  Elle  se  sentait  deve- 
nir plus  sentimentale  que  par  le  passé  :  «  Je  n'ai  pas  un  ami,  pas 
une  amie,  se  disait-elle  parfois;  mon  mari  n'est  plus  qu'un  étranger 
pour  moi ,  en  supposant  qu'il  ait  jamais  été  autre  chose  ;  je  suis 
seule  et  je  m'enrmie!  » 

C'est  affaire  aux  mari>;  de  s'aviser  que  leur  femme  s'ennuie  et  de 
savoir  que  ce  syniptôme  est  de  ceux  dont  les  parties  intéressées 
doivent  tenir  le  plus  grand  compte  dans  un  ménage,  sous  peine 
pour  l'une  d'elles  au  moins  (quand  ce  n'est  pas  poir  les  deux), 
d'avoir  à  s'en  repentir.  Mais  le  vicomte  ne  voyait  rien,  par  la  rai- 
son qu'il  pro^'essait  pour  les  femmes,  y  compris  la  sienne,  ce  lourd 
dédain  des  hommes  à  bonnes  fortunes,  ne  s'était  jamais  donné  la 
peine  de  les  étudier  et  ne  soupçonnait  guère  les  orages  que 
peut  cacher  leur  silence.  Il  avait  renoué  connaissance  avec  ses 
anciens  amis  du  quartier  Latin,  recevait  de  tesups  en  temps  la 
visite  d'hommes  à  longs  cheveux  et  à  chapeaux  mous,  qui  sen- 
taient la  pipe  et  crachaient  dans  les  coins  ;  peu  à  peu,  pour  se  con- 
soler de  ses  déboires,  il  prit  l'habitude  d'aller  faire  un  tour  là-bas, 
au  Fleurus,  ou,  plus  près,  au  Rat  mort,  avec  les  vieux.  Ce  n'était 
pas  là  qu'on  doutait  de  lui,  surtout  quand  un  nombre  respectable 
de  bocks  vides  s' alignaient  sur  la  table!  Pas  là  non  plus  qu'on  affec- 
tait de  ne  pas  écouter  quand  il  parlait  de  la  décadence  de  l'art  !  Ahl 
les  braves  copains!  Gomme  il  les  aimait,  eux  qui  le  comprenaient  si 
bien,  lui  le  p^ète  et  le  peintre  incompris!  Aussi  ne  leur  cachait-il 
pas  qu'il  regrettait  un  peu  de  s'être  «  embourgeoisé.  »  Pendant  ce 
temps-l.\  Andrée,  assise  dans  son  oratoire,  sur  sa  chaire  sculptée, 
demandait  en  vain  à  la  lecture,  au  dessin  ou  à  la  musique  un 


ANDRÉE.  751 

remède  contre  le  désœuvrement,  et  commençait  à  maudire  l'ambi- 
tion qu'elle  avait  eue  de  devenir  vicomtesse. 

Un  jour  qtie  Roger  avait  été  particulièrement  brutal,  presque  gros- 
sier avec  elle,  à  déjeuner,  la  jeune  femme  mit  son  chapeau  à  la  hâte, 
sortit  précipitamment  de  l'hôtel,  et,  montant  dans  la  première  voi- 
ture qu'elle  rencontra,  se  fit  conduire  rue  du  Val-de-Grâce,  où  elle 
savait  que  demeurait  Henriot.  Llle  gravit  d'un  trait  Ks  cinq  étages 
et  sonna  sans  même  se  donner  le  temps  de  réfléchir  à  ce  qu'elle 
venait  faire,  ni  de  préparer  ce  qu'elle  allait  dire.  La  porte  s'ouvrit 
d'elle-même  ;  un  cordon  qui  aboutissait  à  l'atelier  de  Jacques  lui 
permettait  d'ouvrir  sans  se  déranger  et  le  dispensait  d'avoir  d'autre 
domestique  que  la  concierge  qui  faisait  le  matin  son  ménage..  Andrée 
se  trouva  dans  une  antichambre  petite,  mais  arrangée  avec  beau- 
coup de  goût.  La  voix  de  .Jacques  cria  de  la  pièce  voisine  :  «  Qui 
est  là?  » 

Elle  ne  répondit  pas. 

—  Mais  entrez  donc!  reprit  Jacques. 

Elle  mit  la  main  sur  le  bouton  de  la  porte  et  hésita.  Ce  qu'elle 
avait  fait  lui  paraissait  maintenant  moins  simple. 

—  Si  pourtant  mon  mari  m'avait  suivie  !  pensait-elle;  s'il  croyait 
que  ! . . 

La  porte  s'ouvrit  tout  à  coup.  Jacques  parut,  et  sans  montrer 
émotion  ni  surprise  : 

—  Vous  vous  êtes  trompée,  sans  doute,  madame? 

—  Non;  c'est  bien  chez  vous  que  je  venais,.,  puisque  vous 
n'avez  pas  voulu  venir  chez  moi. 

Il  hésita  une  seconde,  puis,  s'efTaçant  : 

—  Entrez,  dit-il  froidement. 

Elle  se  laissa  tomber  plutôt  qu'elle  ne  s'assit  sur  un  divan,  acca- 
blée moins  par  la  fatigue  de  la  rapide  ascension  que  par  la  dureté 
impitoyable  de  cet  accueil.  Lui  resta  debout,  le  dos  appuyé  contre 
le  chambranle  de  la  porte,  les  bras  croisés  sur  la  poitrine. 

—  Oserai-je  vous  demander  ce  qui  vaut  à  mon  atelier  l'honneur 
de  votre  visite,  madame? 

—  Vous  m'appeliez  Andrée  autrefois... 

—  Il  y  a  si  longtemps,  que  je  ne  m'en  souviens  plus. 

—  Vous  êtes  dur  ! . .  Soit  !..  Eh  bien  !  monsieur,  je  viens  pour  vous 
dire...  Ah!  Jacques,  si  vous  saviez  comme  je  suis  malheureuse! 

—  Malheureuse!  Et  de  quoi,  grand  Dieu?  IN'avez-vous  pas  tout 
ce  que  vous  souhaitiez,  de  la  fortune,  un  titre?..  En  vérité,  je  ne 
vois  pas  ce  qui  pourrait  vous  manquer. 

—  Il  me  manque  votre  amitié,  Jacques;  votre  amitié  que  j'ai  eu 
le  tort,  la  folie  de  ne  pas  apprécier  assez  jadis  et  que  je  regrette 
aujourd'hui,  car  il  me  semble  qu'elle  était  le  seul  bien  véritable 


752  REVUE   DES  DEUX    MONDES. 

que  j'eusse.  Je  vous  la  demande  humblement  :  ne  voulez-vous  pas 
me  la  rendre,  dites? 

Elle  parlait,  d'une  voix  mouillée  de  larmes,  brisée,  et  ébauchait, 
en  joignant  les  mains,  un  geste  de  supplication.  Mais  la  sincérité 
de  cette  douleur  ne  le  toucha  point,  et  c'est  d'une  voix  âpre,  où 
vibraient  toutes  ses  souffrances,  toutes  ses  colères  anciennes,  qu'il 
répondit  : 

—  Vous  osez  parler  encore  d'amitié!..  Vous  vous  ennuyez  donc 
bien  pour  venir  me  proposer  de  reprendre  ce  commerce  malhon- 
nête où  vos  dupes  doivent  tout  mettre,  le  meilleur  de  leur  intelli- 
gence et  de  leur  cœur,  jusqu'à  leur  vie  même ,  sans  que  vous  y 
ayez  jamais  mis  autre  chose  que  votre  désœuvrement  ou  votre 
coquetterie!..  Cela  occupe,  n'est-ce  pas,  jeune  fille  ou  mariée,  à 
Paris  ou  aux  Charmilles!..  C'est  un  jeu  charmant  :  tant  pis  pour 
qui  le  prend  au  sérieux!  Il  n'y  a  qu'un  malheur,  madame,  c'est 
que  je  ne  suis  plus  disposé  à  faire  votre  partie  aujourd'hui. 

—  Ah!  que  vous  me  plaisez  ainsi  !  dit-elle.  Parlez,  accablez-moi! 
Je  ne  me  défends  pas.  J 'aime  à  voir  briller  cette  colère  dans  vos  yeux  : 
elle  leur  donne  un  éclat  qui  m'effiaie  et  qui  me  charme!  Jacques, 
que  ne  vous  êtes-vous  montré  tel  autrefois  que  je  vous  vois  aujour- 
d'hui, pleio  de  génie,  beau  comme  un  jeune  dieu!  Je  n'aurais  pas 
attendu  si  longtemps  pour  vous  aimer...  comme  je  vous  aime! 

Elle  dit  ces  mots  très  lentement  et  très  bas;  mais  sa  voix  profonde 
donnait,  à  ce  murmure  caressant  qui  sortait  de  sa  bouche  une  ardeur 
brûlante  de  passion.  L'étrange  femme  s'était  levée,  et,  la  tête  ren- 
versée un  peu  en  arrière,  les  paupières  mi-closes,  les  lèvres  ser- 
rées, les  ailes  mobiles  de  son  nez  droit  toutes  frémissantes,  elle 
marchait  vers  lui,  la  poitrine  en  avant,  les  bras  pendans,  les  mains 
ouvertes  et  un  peu  écartées  du  corps,  comme  les  statues  de  saintes 
qu'on  voit  sur  les  autels.  Et,  quand  elle  fut  tout  près  de  lui  : 

—  Mais  prends-moi  donc!  dit-elle.  Tu  ne  vois  donc  pas  que  je 
suis' à  toi  ! 

Alors,  quelque  chose  comme  un  éblouissement  passa  devant  les 
yeux  de  Jacques.  Toute  sa  jeunesse  chaste  lui  monta  au  cerveau, 
ainsi  que  les  fumées  d'un  vin  capiteux.  Brusquement,  ses  deux  bras 
l'enveloppèrent  d'une  étreinte  puissante.  Avec  la  force  d'un  lion  il 
l'enleva  de  terre  et  l'emporta  comme  une  proie.  Elle  se  laissait 
aller,  à  demi  pâmée,  et  souriait  de  son  sourire  mystérieux.  Il  la 
déposa  avec  des  précautions  infinies,  une  douceur  d'athlète  qui 
craint  de  briser  quelque  chose  de  fragile,  sur  le  divan  qu'elle  venait 
de  quitter.  Puis,  reculant  d'un  pas,  il  la  couva  d'un  regard  et  dit  : 

—  Comme  tu  es  belle  ! 

—  Est-ce  que  tu  vas  faire  mon  portrait?  demanda-t -elle  avec  sa 
voix  câline. 


ANDRÉE.  753 

Jacques  tressaillit,  et  son  visage,  soudainement  pâli,  n'exprima 
plus  qu'une  sorte  d'égarement. 

—  Ton  portrait?  dit-il.  11  est  fait,  ton  portrait! 

Et,  saisissant  dans  un  coin  une  toile  roulée,  il  la  déploya  en 
criant  : 

—  Regarde  bien  !  Vois-tu  cette  balafre  :  c'est  mon  épée  qui  l'a 
faite!  Yois-tu  cette  tache  rouge  :  c'est  du  sang,  du  sang  d'Henri  !.. 
Va-t'en,  misérable  ! 

Elle  recula  vers  la  porte,  épouvantée.  Quand  elle  eut  soulevé  la 
portière  et  qu'elle  se  trouva  dans  l'antichambre,  elle  entendit  le 
bruit  sourd  que  fait  un  corps  en  s'abattant  à  terre.  Alors  elle  se  mit 
à  fuir,  en  proie  à  une  terreur  folle.  Arrivée  au  bas  de  l'escalier, 
elle  se  précipita  dans  la  loge  du  concierge  : 

—  Montez  vite  au  cinquième,  dit-elle,  il  y  a  quelqu'un  qui  se 
meurt  î 

XXXII. 

Deux  ans  se  sont  écoulés.  Une  congestion  cérébrale,  compliquée 
d'une  sorte  de  fièvre  chaude,  a  mis  la  vie  de  Jacques  en  péril.  Pen- 
dant trois  semaines  il  a  été  en  proie  au  délire  et  à  d'horribles  hallu- 
cinations. Maintenant  il  ne  conserve  plus,  de  cette  redoutable  crise 
et  des  événémens  qui  l'ont  immédiatement  précédée,  que  le  sou- 
venir confus  d'un  cauchemar.  M.  de  Garamante  qui  pendant  quatre 
mois  l'a  soigné  avec  la  tendresse  d'un  père,  en  sait  plus  long  que 
lui  sur  les  causes  de  la  congestion  foudroyante  qui  l'a  terrassé.  Des 
mots  incohérens  prononcés  par  le  malade  au  milieu  du  délire, 
quelques  indications  naïvement  fournies  par  la  concierge,  qui  ne  se 
doute  de  rien,  ont  permis  au  comte  de  deviner  ce  qui  s'était  passé. 
Il  est  allé  trouver  M™^  de  Morincourt  et  a  eu  avec  elle  une  explica- 
tion catégorique  :  «  La  mort  de  Mareuil,  a-t-il  dit,  doit  vous 
suffire.  11  ne  faut  pas  que  Jacques,  qui  ne  se  souvient  plus  de  rien, 
sache  jamais  que  vous  êtes  venue  chez  lui.  Le  médecin  affirme 
qu'une  nouvelle  crise  ne  manquerait  pas  d'entraîner  la  folie  ou  la 
mort.  Pensez-y  bien,  madame!  »  Andrée,  profondément  humiliée, 
n'a  fait  aucun  effort  pour  le  revoir  pendant  sa  maladie.  Ce  n'est  pas 
seulement  avec  colère,  mais  aussi  avec  épouvante  qu'elle  se  rap- 
pelle les  paroles,  l'air  et  le  geste  terrible  d'Henriot  quand  il  l'a 
chassée  de  l'atelier. 

Pour  plus  de  sûreté,  le  comte  a  emmené  son  ami  en  voyage  dès 
que  le  progrès  de  la  convalescence  l'a  permis.  Ils  ont  passé  trois 
mois  à  Nice.  Au  bord  de  la  mer  bleue,  sous  le  bon  soleil,  Ilenriot 
s'est  tout  à  fait  remis  de  cette  rude  secousse. 

TOME   LXK.   —   1884.  48 


7bh  BEVUE   DES   DEUX   MONDES, 

—  Mais,  enfin,  a-t-il  demandé  à  son  cornpagnon,  vous  ne  me 
dites  toujours  pas  ce  qui  s'est  passé  avant  le  moment  où  l'on  m'a 
trouvé  évanoui  dans  mon  atelier? 

—  Rien  I  Vous  vous  étiez  surmené  tout  l'hiver  ;  on  ne  travaille 
pas  impunément  dix  heures  par  jour  pendant  trois  mois,  même  avec 
votre  vigueur.  Votre  triptyque  vous  aura  valu,  outre  la  croix  et 
les  vingt  mille  francs  qu'on  vous  l'a  payé,  un  bon  accès  de  fièvre 
chaude  :  voilà  tout  ! 

—  C'est  étrange!  murmura-t-il.  —  Puis  il  n'y  pensa  plus  et  crut 
que  quelque  rêve  lui  avait  laissé  cette  réminiscence  troublante  d'un 
corps  souple  et  mince  qu'il  aurait  pressé  contre  sa  poitrine. 

De  retour  à  Paris,  Jacques  s'est  remis  au  travail.  11  gagne  main- 
tenant une  cinquantaine  de  mille  francs  par  an,  et  gagnerait  bien 
davantage  s'il  voulait  faire  «  du  métier.  »  Il  a  loué  à  Auteuil  une 
petite  maison  avec  un  atelier  et  un  jardin.  M.  de  Garamante  a  pro- 
mis de  quitter  son  appartement  du  cercle  et  de  venir  s'installer 
auprès  de  lui  :  le  comte  aura  la  disposition  du  premier  étage,  Hen- 
riot  celle  du  second;  le  rez-de-chaussée,  qui  comprend  cuisine, 
salle  à  manger,  salon,  billard  et  antichambre,  sera  commun.  Ils 
vivront  ensemble,  chacun  gardant  sa  liberté,  et  payant  la  moitié  du 
loyer  ainsi  que  des  frais  d'entretien.  Cette  combinaison  leur  sourit 
fort  à  tous  deux,  car  ils  ne  peuvent  plus  se  passer  l'un  de  l'autre. 
L'amitié  virile  qui  les  unit  est  nuancée  de  respect  filial  d'un  côté,  et 
de  l'autre  de  tendresse  paternelle.  Au  contact  du  vieux  gentil- 
homme, Jacques  a  beaucoup  gagné  :  il  s'affine  de  jour  en  jour,  et 
ajoute  à  sa  distinction  native  un  peu  de  cette  aisance  simple  et 
noble  qui  donne  si  grand  air  à  son  ami.  Dernièrement ,  le  comte  a 
acheté  un  code  et  lu  avec  beaucoup  d'attention  les  articles  relatifs 
à  l'adoption. 

Hector  Passemard  est  toujours  député.  Il  siège  à  gauche,  vote  à 
tort  et  à  travers,  élève  et  renverse  des  ministères  sans  trop  savoir 
pourquoi,  par  habitude  peut-être,  et  parce  qu'il  faut  bien  faire 
quelque  chose  quand  on  est  à  la  chambre.  Il  n'a  pas  encore  eu  de 
porteieuille,  mais  il  sait  que  son  tour  viendra  :  sa  compétence  d'in- 
dustriel paraît  le  désigner  pour  les  affaires  étrangères.  Si  Passe- 
mard n'ose  plus  dire  tout  haut,  sans  rire,  que  la  république  est  le 
gouvernement  qui  coûte  le  moins,  il  pense  tout  bas  que  la  carrière 
de  républicain  est  celle  qui  rapporte  le  plus  aux  députés.  On  '  pré- 
tend qu'il  porte  un  vif  intérêt  aux  marchés  passés  par  les  diverses 
administrations  de  l'état  et  qu'il  est  en  bons  termes  avec  plusieurs 
gros  entrepreneurs.  Mais  ce  sont  là  propos  réactionnaires  :  il  n'y  a 
pas  de  preuves.  Il  a  un  pied  dans  tous  les  ministères,  assiège  les 
bureaux,  nomme,  révoque,  avance,  déplace,  depuis  le  préfet  jus- 
qu'au garde-champêtre  dans  son  département,  obtient  des  bourses, 


ANDBÉE.  755 

des  exemptions  de  service  militaire,  des  bureaux  de  tabac,  des 
palmes  académiques  et  des  croix.  On  cite,  à  Paris,  deux  conseils 
d'administration  dont  il  ne  fait  point  partie.  Et  pourtant  il  com- 
mence à  trouver  que  les  affiiires  du  pays  ne  marchent  plus  aussi 
bien,  depuis  que  les  siennes  vont  mal.  Des  spéculations  malheu- 
reuses, les  folies  de  Maxime,  qui  a  dissipé  des  sommes  énormes  à 
vouloir  monter  son  écurie  de  courses,  ont  décidément  compromis 
la  fortune  du  raffmeur.  Des  doutes  commencent  à  lui  venir  sur  la 
sagesse  de  l'éducation  qu'il  a  donnée  à  son  fils.  «  Je  te  le  disais 
bien,  soupire  mélancoliquement  M""®  Passeniard,  que  tu  avais  tort 
d'encourager  la  pa'-sion  de  ce  garçon-là  pour  les  chevaux!,.  0  les 
chevaux!  J'aimerais  mieux  les  femmes!  —  C'est  la  même  chose! 
répond  Passemard;  courir  ou  faire  courir,  vois-tu,  c'est  tout  un!  » 

Mr^  de  Morincourt  a  essayé  de  la  littérature  pour  se  consoler  de 
ses  mécomptes  amoureux.  Elle  a  écrit  un  petit  volume  de  Pensées. 
L'ouvrage,  qui  conclut  au  néant  de  tout,  est  d'une  métaphysique 
obscure  et  précieuse,  il  ne  semble  pas  que  l'auteur  se  comprenne 
très  bien  lui-même,  ce  qui  donne  à  son  livre  un  air  de  profondeur. 
Le  vicomte  a  daigné  applaudir  à  la  tentative.  11  est  charmé  du  titre 
qu'elle  a  trouvé,  Nirvana,  et  admire  beaucoup  la  richesse  de  sa 
langue  philosophique.  Andrée,  en  effet,  grâce  à  des  cahiers  d'ex- 
pressions qu'elle  avait  fort  soigneusement  composés  autrefois, 
manie  ce  jargon  spécial  avec  une  certaine  dextérité  qui  ferait 
presque  croire  qu'elle  est  du  métier  à  ceux  qui  n'en  sont  pas.  Roger 
a  maintenant  pour  sa  femme  des  égards  de  confrère.  Il  a  fait  faire 
par  Lemerre  une  petite  édition  à  exemplaires  numérotés  :  on  les 
distribue  aux  amis  sûrs.  Deux  comptes-rendus  très  élogieux  ont  déjà 
paru,  l'un  dans  la  Soirée  pai^isicnne,  l'autre  dans  une  petite  feuille 
du  quartier  Latin,  le  Ncm^opatke,  où  Morincourt  publie  de  temps  en 
temps  quelques  vers.  Velouline  a  comparé  la  vicomtesse  à  Sapho  et 
à  M'"^  de  Staël  :  cela  fait  toujours  plaisir.  Andrée  sait  gré  à  son  mari 
du  petit  succès  qu'elle  lui  doit. 

La  publication  de  Nirvana  a  marqué  dans  la  vie  de  la  jeune  femme 
la  fm  d'une  période.  C'est  le  testament  d'Andrée,  une  sorte  de  chant 
du  cygne  que  l'amie  de  Mareuil  et  d'Henri ot  a  entonné  avant  de 
se  traiisformer.  M"'*'  de  Morincourt  a  depuis  lors  inauguré  une 
manière  nouvelle.  Elle  s'est  décidément  installée  dans  la  vie  con- 
jugale et  ne  cherche  pas  à  en  sortir.  La  malheureuse  expérience 
qu'elle  a  faite  de  la  passion  n'a  pas  peu  contribué  à  modérer  ses 
instincts  romanesques.  La  naissance  d'un  fils  a  presque  achevé  sa 
conversion  :  elle  s'est  résignée  sans  trop  de  peine  à  l'appeler  Ernest, 
au  lieu  de  Raphaël  ou  de  Sosthène,  noms  qu'elle  aurait  exigés  trois 
ans  auparavant.  Il  n'y  a  pas  eu  moyen  d'empêcher  qu'elle  nourrît 


756  REYUE   DES   DEUX   MONDES. 

cet  enfant  :  au  bout  de  quelques  mois,  sa  mère  dut  même  lui  faire 
honte  de  trop  aimer  à  montrer  certaine  partie  rose  et  potelée  du 
poupon,  l'orgueil  des  nourrices,  u  Tu  finiras  par  l'enrhumer,  »  a 
dit  M'"^  Passemard.  Et  il  n'a  pas  fallu  moins  que  cette  crainte  pour 
lui  faire  entendre  raison. 

La  métamorphose  d'Andrée  a  fait  de  nouveaux  progrès  depuis 
qu'elle  est  mère.  Ce  qu'il  y  avait  en  elle  d'artificiel  et  d'acquis  tombe 
peu  à  peu.  Il  s'opère  en  cette  jeune  femme,  comme  une  sorte  de 
retour  offensif  du  bourgeoisisme  qui  était  dans  son  sang,  et  qu'elle 
n'avait  réussi  à  conjurer  qu'en  forçant  sa  nature.  Elle  engraisse 
beaucoup  et  commence  à  ne  plus  composer  ses  toilettes  avec  autant 
d'art;  elle  aime  maintenant  les  vêtemens  amples  et  commodes, 
passe  des  journées  entières  en  peignoir,  à  manger  de  petits  gâteaux 
et  à  boire  du  sirop  de  groseille.  Elle  ne  fait  plus  du  tout  de  pein- 
ture, à  peine  un  peu  de  musique,  mais  s'intéresse  aux  choses  de  sa 
maison,  recommande  à  sa  cuisinière  d'acheter  les  pommes  de  terre 
en  gros,  compte  le  linge  sale  elle-même,  et  réussit  les  confitures 
d'abricots  au  point  de  rendre  jalouse  sa  mère  qui  lui  a  donné  la 
recette. 

Toutefois,  on  reconnaît  l'ancienne  Andrée  à  certains  traits  qui 
subsistent  encore.  Elle  s'est  mise  à  faire  des  confitures,  mais  aussi 
de  la  politique,  ce  qui  est  plus  facile.  Le  faubourg  Saint-Germain 
n'a  décidément  pas  voulu  donner  à  la  femme  du  vicomte  déserteur 
les  lettres  de  naturalisation  qu'elle  eût  été  singulièrement  flattée 
d'obtenir.  Par  rancune,  la  fille  de  Passemard,  qui  d'ailleurs  s'était 
toujours  piquée  de  libéralisme,  a  passé  avec  son  mari  à  l'extrême 
gauche.  Elle  affecte  aujourd'hui  les  opinions  les  plus  avancées,  place 
volontiers  de  petits  dèveloppemens  socialistes  que  le  pauvre  Mareuil 
s'était  amusé  à  lui  apprendre  autrefois,  se  montre  de  temps  en 
temps  à  la  chambre,  les  jours  où  l'on  doit  entendre  quelque  ténor 
de  l'intransigeance  :  Andrée  juge  tout  à  fait  galant  d'être  à  la  fois 
vicomtesse  et  jacobine.  «  Précieuse  radicale,  a  dit  d'elle  M.  de 
Garamante,  bas-bleu  et  bonnet  rouge!  » 

Depuis  que  la  paix,  sinon  l'amour,  règne  dans  son  ménage  et  que, 
sans  estimer  beaucoup  son  mari,  elle  se  résigne  à  le  prendre  tel 
qu'il  est  et  à  le  dédaigner  un  peu  moins,  Andrée  consent  à  rece- 
voir les  amis  de  Roger.  Elle  donne  tous  les  quinze  jours  pendant 
l'hiver  une  petite  soirée  politico-littéraire,  où  il  ne  vient  pas  de 
femmes,  mais  seulement  de  futurs  hommes  d'état,  de  futurs  écri- 
vains, de  futurs  peintres,  sculpteurs  ou  musiciens,  tous  méconnus, 
comme  Morincourt,  mais  tous  pleins  de  talent,  la  réserve  de  l'ave- 
nir! On  lit  des  vers,  on  revise  la  constitution,  on  fait  des  théories  à 
perte  de  vue  sur  la  musique  de  Wagner  et  la  suppression  du  sénat. 


ANDRÉE.  757 

Andrée  a  fini  par  prendre  goût  aux  hommages  de  ces  illustres  incom- 
pris, qui  lui  dédient  l'un  sa  valse,  l'autre  son  sonnet,  le  troisième 
son  livre  d'études  sociales.  Elle  n'a  pas  assez  d'aristocratie  native 
pour  être  bien  exigeante  sur  la  qualité  de  l'encens,  pourvu  qu'on 
en  brûle.  La  vicomtesse  s'est  ainsi  formé  une  petite  cour  où  chacun 
l'entretient  dans  cette  pensée  qu'elle  est  une  femme  supérieure,  ce 
qui  l'a  conduite  insensiblement  à  croire  que  Morincourt  avait  raison 
et  que  ce  ramassis  est  une  élite.  Comme  elle  leur  témoigne  beau- 
coup d'égards,  et  s'ingénie  à  flatter  leur  vanité  avec  autant  de  soin 
qu'ils  en  mettent  à  chatouiller  agréablement  la  sienne,  Andrée  trouve 
beaucoup  de  zèle  et  de  dévoûment  dans  ses  fidèles.  Ils  la  célèbrent 
avec  enthousiasme  et  colportent  partout  ses  louanges.  11  se  fait 
ainsi  autour  d'elle  une  sorte  de  notoriété  qui  n'est  pas  de  très  bon 
aloi,  mais  dont  elle  se  contente.  La  fille  de  Passemard  est  de  ces 
ambitieux  d'ordre  inférieur  qui  aiment  le  bruit  et  acceptent,  à  défaut 
de  la  gloire  où  ils  ne  peuvent  atteindre,  cette  célébrité  en  gros  sous 
dont  on  fait  facilement  l'aumône  à  Paris. 

L'autre  jour,  le  comte  de  Garamante  et  Jacques  allèrent  à  une 
soirée  chez  un  grand  peintre  étranger  qui  inaugurait  par  une  fête 
le  splendide  hôtel  qu'il  s'est  fait  construire  près  du  parc  Monceaux. 
Au  fond  d'un  petit  salon,  Henriot  aperçut  M'"®  de  Morincourt  entou- 
rée de  plusieurs  hommes.  Il  eut  peine  à  la  reconnaître,  car  l'em- 
bonpoint qui  l'a  envahie  depuis  trois  ans  modifie  non -seulement 
l'expression  de  son  visage,  d'un  ovale  autrefois  si  régulier  qu'on 
eût  dit  une  tête  de  statue  grecque,  mais  même  le  caractère  général 
de  sa  beauté.  Elle  a  perdu  la  souplesse  onduleuse  de  sa  démarche, 
sa  maigreur  troublante  d'androgyne. 

—  Eh  bien  !  dit  M.  de  Garamante,  comment  la  trouvez-vous? 

—  Je  ne  la  retrouve  plus  !..  M""®  de  Morincourt  a  enterré  Andrée  ! 

—  Oui,.,  et  il  faut  que  vous  enterriez,  vous.  M'"''  de  Morincourt. 

—  Tant  pis!.,  répondit  le  jeune  homme  en  soupirant...  C'était 
une  grande  artiste!..  Be  profundisl 

—  Amen!  répliqua  le  comte. 

Ils  s'en  allaient  quand  ils  entendirent  la  conversation  suivante 
entre  deux  jeunes  gens  : 

—  Quelle  est  donc  cette  femme  en  rouge,  au  fond  du  petit  salon  ? 

—  M'"®  de  Morincourt...  Tu  ne  la  connais  pas? 

—  Non. 

—  Mais  tu  sais  bien  au  moins  le  surnom  qu'on  lui  donne  ? 

—  Pas  du  tout. 

—  La  Muse  des  ratés  ! 

George  Duruy. 


LES 


LOIS    DU    HAS4RD 


Gomment  oser  parler  des  lois  du  hasard?  Le  hasard  n'est-il  pas 
l'antithèse  de  toute  loi?  En  repoussant  cette  définition,  je  n'en  pro- 
poserai aucune  autre.  Sur  un  sujet  Vaguement  défini  on  peut  rai- 
sonner sans  équivoque.  Faut-il  distraire  le  chimiste  de  ses  four- 
neaux pour  le  presser  sur  l'essence  de  la  matière?  Commence-t-on 
l'étude  du  transport  de  la  force  par  définir  l'électricité? 


h 

Le  mot  hasard,  intelligible  de  soi,  éveille  dans  l'esprit  une  idée 
parfaitement  claire.  Quand  un  joueur  de  tric-trac  jette  les  dés,  s'ils 
ne  sont  pas  pipés,  s'il  ne  sait  ni  ne  veut  amener  aucun  point  plutôt 
qu'aucun  autre,  le  coup  est  l'œuvre  du  hasard.  Les  grands  noms 
de  Pascal,  de  Fermât  et  de  Huyghens  décorent  le  berceau  du  calcul 
des  hasards.  On  est  injuste  en  oubliant  Galilée.  Un  amateur  du  jeu, 
qui  observait  les  coups  et  discutait  les  chances,  lui  proposa,  comme 
cinquante  ans  plus  tard  le  chevalier  de  Méré  à  Pascal,  une  contra- 
diction et  un  doute.  Au  jeu  de  passe-dix^  on  jette  trois  dés  et  l'on 
gagne  si  la  somme  des  points  surpasse  10.  Les  chances  sont  égales; 
les  combinaisons  qui  passent  10  forment  la  moitié   du  nombre 


LES   LOIS    DU    HASARD.  759 

total.  L'ami  de  Galilée,  très  familier  avec  les  dés,  s'étonnait  de 
gagner  par  le  point  11  plus  souvent  que  par  le  point  12  et  de  voir 
sortir  10  plus  souvent  que  9.  Ces  quatre  points  arrivent  cependant 
chacun  de  six  manières  et  pas  davantage.  Pourquoi  12  est-il  plus 
rare  que  11?  Faut-il  nier  l'expérience  ou  douter  du  calcul?  11  faut 
les  accorder  en  faisant  mieux  le  compte.  Les  cas  que  l'on  dénombre 
ne  sont  pas  pareils;  h,  li,  h,  par  exemple,  qui  donne  12,  n'est  pas 
comparable  à  h,  5,  2,  qui  donne  11;  la  première  de  ces  combinai- 
sons est  unique,  chacun  des  trois  dés  doit  amener  4;  A,  5,  2,  au 
contraire ,  représentent  six  combinaisons ,  par  la  môme  raison 
qu'avec  trois  lettres  distinctes,  on  peut  écrire  six  mots  différens. 
Attentif  à  tout  circonstancier,  Galilée,  au  lieu  de  six  chances,  en 
montre  distinctement  vingt-sept  pour  le  point  il,  vingt-cinq  seule- 
ment pour  le  point  12.  Le  calcul,  le  compte,  pour  parler  mieux, 
s'accorde,  comme  toujours,  avec  l'expérience  des  joueurs.  Galilée 
n'en  faisait  aucun  doute.  Quoique  ce  grand  géomètre  Jacques  Ber- 
nouUi,  pour  avoir  établi  la  loi  sur  des  preuves,  ait  pris  un  rang 
élevé  entre  les  plus  illustres,  la  conviction  universelle  des  joueurs 
a  précédé  ses  profonds  travaux.  Quand  un  dé  lui  montrait  trop 
souvent  la  même  face,  Panurge,  qui  s'y  connaissait,  pour  y  voir 
biffe  et  piperie,  n'invoquait  rien  que  l'évidence.  Ainsi  faisait  l'ami 
de  Galilée  :  en  comptant  mille  quatre-vingts  fois  le  point  11  contre 
mille  fois  le  point  12,  il  devinait  une  cause  et  voulait  la  con- 
naître. 

Un  jour,  à  Naples,  un  homme  de  la  Basilicate,  en  présence  de 
l'abbé  Galiani,  agita  trois  dés  dans  un  cornet  et  paria  d'amener 
rafle  de  6;  il  l'amena  sur-le-champ.  Cette  chance  est  possible, 
dit-on;  l'homme  réussit  une  seconde  fois,  et  l'on  répéta  la  même 
chose;  il  remit  les  dés  dans  le  cornet  trois,  quatre,  cinq  fois,  et 
toujours  rafle  de  6.  «  Sangue  di  Bacco!  s'écria  l'abbé,  les  dés  sont 
pipés!  «  et  ils  l'étaient.  Pourquoi  l'abbé  jurait-il?  Toute  combinai- 
son n'est-elle  pas  possible?  Elles  le  sont  toutes,  mais  inégalement. 
Galilée  nous  en  avertit.  Commençons,  pour  aller  pas  à  pas,  par  jeter 
deux  dés  ensemble  ou  deux  fois  un  seul  dé,  —  les  deux  cas  n'en 
font  qu'un.  Si  deux  joueurs  parient,  l'un  pour  deux  6,  l'autre 
pour  6  et  5,  les  chances,  pour  eux,  sont  inégales.  Sonnez  repré- 
sente l'une  des  trente-six  combinaisons  possibles;  le  6  et  5  en 
réunit  deux.  Si  l'un  arrive  deux  fois  plus  que  l'autre,  faudra-t-il 
accuser  le  hasard  de  partiaHté?  attribuer  au  point  G  une  anti- 
pathie occulte  pour  son  semblable?  Cette  imagination  n'est  pas  à 
craindre. 

Si,  prenant  soixante  dés,  on  compare  la  réunion  des  soixante  6, 
équivalente  à  trente  sonnez  de  suite,  avec  la  combinaison  qui  con- 
tient chacun  des  six  points  précisément  dix  fois,  les  nombres  par 


760  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

leur  immensité  se  dérobent  à  l'imagination,  et  l'esprit  troublé 
par  une  telle  abondance  cherche  les  causes  d'un  mystère  qui 
n'existe  pas. 

Avec  soixante  dés,  pour  amener  soixante  fois  6,  une  seule  com- 
binaison est  possible  :  chaque  dé  doit  montrer  le  point  6.  Dix  6,  au 
contraire,  et  dix  fois  chacun  des  autres  points,  peuvent  se  distri- 
buer et  s'arranger  avec  tant  de  variété  que,  si  chacun  des  arran- 
gemens  possibles  était  préparé  dans  une  boîte  de  1  décimètre 
carré  sans  que,  dans  aucune  boîte,  les  mêmes  dés  présentassent 
les  mêmes  faces,  la  cent- millionième  partie  de  celles  que  la  com- 
binaison désignée  enveloppe  sous  un  même  nom  pourrait  couvrir 
un  million  de  fois  la  surface  de  la  terre  sans  y  laisser  aucun  vide. 
Jeter  les  soixante  dés  à  la  fois,  c'est  charger  le  hasard  de  désigner 
une  des  boîtes,  et  si,  dans  cette  abondance,  les  combinaisons  peu 
nombreuses  ne  se  montrentjamais,  est-ce  lui  qui  les  exclut?  La  boîte 
qui  contient  les  soixante  6,  toutes  celles  même  qui  en  contiendraient 
plus  de  cinquante,  sont  introuvables  dans  la  masse  comme  des 
gouttes  d'eau  désignées  dans  l'océan. 

Sur  le  Pont-Neuf,  pendant  une  journée  ou  pendant  une  heure, 
on  peut  prédire  résolument  que  les  passans  de  taille  inférieure  à 
2  mètres  l'emporteront  par  le  nombre.  Le  pont  écarte-t-il  les  géans? 
Quand,  au  jeu  de  dés,  on  annonce  quelles  combinaisons  prévau- 
dront, c'est,  comme  pour  les  passans  du  Pont-Neuf,  une  question 
d'arithmétique;  les  combinaisons  qu'on  ose  exclure  forment,  dans 
le  nombre  total,  si  les  épreuves  sont  nombreuses,  une  proportion 
beaucoup  moindre  que,  parmi  les  Parisiens,  les  hommes  de  six 
pieds  de  haut. 

Buffon,  qui,  ce  jour-là,  manqua  de  patience,  fit  jeter  une  pièce 
de  monnaie  en  l'air  quatre  mille  quarante  fois;  il  obtint  deux  mille 
quarante-huit  fois  face  au  lieu  de  deux  mille  vingt.  Un  tel  écart  n'a 
rien  d'inattendu.  Le  jeu  étudié  par  Buffun  était  moins  simple  que 
pile  ou  face.  Quelques  millions  d'épreuves  ne  pourraient  ni  en  révé- 
ler ni  en  infirmer  la  loi.  La  pièce  jetée  en  l'air  est  jetée  de  nouveau 
et  de  nouveau  encore,  s'il  le  faut,  jusqu'à  l'arrivée  de  face.  Buffon, 
ayant  amené  face  deux  mille  quarante-huit  fois,  a  joué  deux  mille 
quarante-huit  parties. 

Un  paradoxe  singulier  rend  ce  jeu,  — ce  problème  de  Saint-Péters- 
bourg, c'est  le  nom  qu'on  lui  donne,  —  mémorable  et  célèbre.  Pierre 
joue  avec  Paul;  voici  les  conditions  :  Pierre  jettera  une  pièce  de 
monnaie  autant  de  fois  qu'il  sera  nécessaire  pour  qu'elle  montre  le 
côté  face.  Si  cela  arrive  au  premier  coup,  Paul  lui  donnera  un  écu; 
si  ce  n'est  qu'au  second,  deux  écus;  s'il  faut  attendre  un  troisième 
coufT,  il  en  donnera  quatre,  huit  au  quatrième,  toujours  en  dou- 
blant. Tels  sont  les  engagemens  de  Paul.  Quels  doivent  être  ceux  de 


LES   LOIS    DU    HASARD.  761 

Pierre?  La  science,  consultée  par  Daniel  Bernoulli,  donne  pour 
réponse  :  Une  somme  infinie.  Le  parti  de  Pierre,  c'est  le  mot  con- 
sacré, est  au-dessus  de  toute  mesure. 

Les  géomètres  ont  interprété  de  plusieurs  façons  et  désavoué, 
comme  excessive,  la  réponse  irréprochable  de  la  théorie  du  jeu. 
D'Alembert  écrivait  en  1768  :  «  Je  connais  jusqu'à  présent  cinq 
ou  six  solutions  au  moins  de  ce  problème  dont  aucune  ne  s'accorde 
avec  les  autres  et  dont  aucune  ne  me  paraît  satisfaisante.  »  Il  en 
ajoute  une  sixième  ou  septième,  la  moins  acceptable  de  toutes. 
L'esprit  de  D'Alembert,  habituellement  juste  et  fin,  déraisonnait 
complètement  sur  le  calcul  des  probabilités. 

Buffon,  pour  expliquer  le  paradoxe  de  Saint-Pétersbourg,  allègue 
que  posséder  ne  sert  de  rien  si  l'on  ne  peut  jouir,  a  Un  mathéma- 
ticien, dans  ses  calculs,  —  ce  sont  les  propres  paroles  de  Buffon,  — 
n'estime  l'argent  que  par  sa  quantité,  c'est-à-dire  par  la  valeur 
numérique  ;  mais  l'homme  moral  doit  l'estimer  par  les  avantages 
et  les  plaisirs  qu'il  peut  procurer.  »  On  promet  à  Pierre  de  doubler 
son  gain  à  chaque  coup  qui  retarde  l'arrivée  de  face,  on  ne  peut 
doubler  que  ses  écus.  Pierre  ne  demande  rien  de  plus,  Buffon  peut 
en  être  certain.  «  L'accroist  de  chevance,  avait  dit  avant  lui  Mon- 
taigne, n'est  pas  l'accroist  d'appétit  au  boire,  manger  et  dormir;..  » 
chacun  peut  allonger  la  liste.  Daniel  Bernoulli,  réduisant  cette  dis- 
tinction en  formule,  oppose  à  la  richesse  mathématique  une  richesse 
morale  que  l'or  accroît,  mais  si  lentement,  que  toutes  les  unités, 
jusqu'à  la  dernière,  procurent  un  égal  contentement. 

Cette  théorie  condamne  tous  les  jeux  de  hasard.  Le  conseil  de 
ne  jouer  jamais,  si  excellent  qu'il  soit,  ne  peut  être  proposé  pour 
une  théorie  du  jeu.  Supposons  en  présence  deux  disciples  de  Ber- 
noulli. «  Si  je  gagne,  dirait  Pierre,  qui  est  pauvre,  en  proposant  à 
Paul  une  partie  d'écarté,  votre  enjeu  de  3  francs  paiera  mon  dîner. 
—  Repas  pour  repas,  répondrait  Paul,  vous  me  devrez  20  francs 
en  cas  de  perte,  car  tel  sera  le  prix  de  mon  souper.  —  Si  je  per- 
dais 20  francs,  s'écrierait  Pierre, effrayé,  je  ne  dînerais  pas  demain; 
vous  pouvez,  sans  en  venir  là,  perdre  10,000  francs,  déposez-les 
contre  mes  20  francs;  l'avantage,  Daniel  Bernoulli  l'affu-me,  restera 
de  votre  côté.  »  —  Ils  ne  s'entendront  pas. 

Ceux  qui  suivent  Condorcet  et  Poisson,  sans  contester  la  bonne 
foi  de  Paul,  tiennent  ses  engagemens  pour  nuls.  Si  le  hasard  ame- 
nait pile  soixante -quatre  fois,  Paul  devrait  payer  autant  d'écus 
que  le  sultan  des  Indes  ne  put  donner  de  grains  de  blé  à  l'in- 
venteur du  jeu  d'échecs.  Une  telle  promesse  est  téméraire;  si 
riche  qu'on  le  suppose,  Paul,  ruiné  dès  le  trentième  coup,  ne 
pourra  plus  payer  double.  Ne  comptant  plus  sur  ses  promesses, 


762  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Pierre  ne  doit  pas  les  payer,  et  le  calcul  règle  le  droit  de  Paul  à 
quinze  écus. 

On  propose  à  cinquante  personnes  possédant  chacune  20  mil- 
lions et  pas  davantage  d'organiser  une  loterie  à  20  millions  le  bil- 
let. Le  gagnant  deviendra  l'homme  le  plus  riche  du  monde,  les 
quarante-neuf  autres  seront  ruinés.  Les  cinquante  vigésimillioa- 
naires  acceptent.  Ils  sont  peu  sensés,  mais  équitables.  La  justice 
et  la  raison  sont  choses  disiinctes.  Au  jeu  de  Saint-Pétersbourg, 
tout  aussi  bien  qu'à  cette  loterie, les  espérances  doivent  être  payées; 
il  ne  s'agit  plus  d'un  seul,  mais  d'un  nombre  illimité  de  milliards. 
Le  problème  imaginé  par  Daniel  Bernoulli  dissimule  ingénieuse- 
ment cette  énorme  mise.  L'algèbre,  en  la  dégageant,  met  la  chance 
à  son  juste  prix. 

Les  conditions  d'un  jeu  peuvent  être  équitables  et  dangereuses, 
iniques  dans  d'autres  cas,  mais  acceptables.  Est-il  déraisonnable, 
malgré  le  0,  le  double  0  et  le  refait,  de  risquer  5  fraûcs  à  la  rou- 
lette ou  au  trente-et-quarante  ? 

Quant  au  problème  de  Saint-Pétersbourg,  il  faut  approuver  abso- 
lument et  simplement  la  réponse  réputée  absurde.  Pierre  possède, 
je  suppose,  1  million  d'écus  et  les  donne  à  Paul  en  échange  des 
promesses  convenues.  Il  est  fou  !  dira-t-on.  Le  placement  est  aven- 
tureux, mais  excellent  ;  l'avantage  infini  est  réalisable.  Qu'il  joue 
obstinément,  il  perdra  une  partie,  mille,  mille  millions,  un  million 
de  milliards  peut-être;  qu'il  ne  se  rebute  pas,  qu'il  recommence 
un  nombre  de  fois  que  la  plume  s'userait  à  écrire,  qu'il  diffère 
surtout  le  règlement  des  comptes,  la  victoire,  pour  lui,  est  cer- 
taine, la  ruine  de  Paul  inévitable.  Quel  jour?  quel  siècle?  On 
l'ignore;  avant  la  fin  des  temps  certainement,  le  gain  de  Pierre  sera 
colossal. 

Une  fourmi  transporte  un  grain  de  poussière  de  la  cime  du  Mont- 
Blanc  dans  la  plaine,  retourne  sur  la  hauteur,  descend  une  nou- 
velle charge  et  recommence  toujours.  Après  combien  de  voyages 
aura-t-elle  comblé  les  vallées  et  nivelé  la  chaîne  des  Alpes?  Le  pre- 
mier écolier,  en  consultant  l'arénaire  d'Archimède,  fera  le  calcul 
sans  erreur.  Le  dessein  de  la  fourmi  dépasse  ses  forces,  s'écrieront 
des  gens  sages  ;  elle  mourra  à  la  peine.  Gondorcet  et  Poisson  ne 
sont  pas  moins  sages.  Pierre  est  un  imprudent;  il  entreprend 
au-delà  de  son  crédit,  une  opération  beaucoup  trop  longue;  il  est 
aussi  certain  pourtant  de  ruiner  Paul  que  la  fourmi  de  niveler  la 
Suisse. 

Dans  un  problème  plus  célèbre  et  plus  grave,  la  vie  humaine 
servait  d'enjeu.  L'inoculation,  avant  la  vaccine,  était,  contre  la 
variole,  le  meilleur  parti  qu'on  pût  prendre;  mais  un  inoculé  sur 


LES    LOIS   DU    HASARD.  763 

deux  cents  mourait  des  suites  de  l'opération.  Quelques-uns  hési- 
taient ;  Daniel  Bernoulli,  géomètre  impassible,  calculait  doctement 
la  vie  moyenne,  la  trouvait  accrue  de  trois  ans  et  déclarait  par 
syllogisme  l'inoculation  bienfaisante.  D'Alembert,  toujours  hostile 
à  la  théorie  du  jeu,  qu'il  n'a  jamais  comprise,  repoussait,  avec 
grande  raison  cette  fois,  l'application  qu'on  en  voulait  faire  :  «  Je 
suppose,  dit -il,  que  la  vie  moyenne  d'un  homme  de  trente  ans 
soit  trente  autres  années  et  qu'il  puisse  raisonnablement  espérer 
de  vivre  encore  trente  ans  en  s'abandonnant  à  la  nature  et  en  ne 
se  faisant  pas  inoculer.  Je  suppose  ensuite  qu'en  se  soumettant 
à  cette  opération,  la  vie  moyenne  soit  de  trente-quatre  ans.  Ne 
semble-t-il  pas  que,  pour  apprécier  l'avantage  de  l'inoculation,  il 
ne  suffit  pas  de  comparer  la  vie  moyenne  de  trente- quatre  ans  à  la 
vie  moyenne  de  trente,  mais  le  risque  de  un  sur  deux  cents, 
auquel  on  s'expose,  de  mourir  dans  un  mois,  par  l'inoculation,  à 
l'avantage  éloigné  de  vivre  quatre  ans  de  plus  au  bout  de  soixante 
ans?  » 

On  argumente  mal  pour  vider  de  telles  questions  :  supposons  que 
l'on  puisse,  par  une  opération,  accroître  la  vie  moyenne,  non  plus 
de  quatre,  mais  de  quarante  ans,  à  la  condition  qu'une  mort  immé- 
diate menacera  le  quart  des  opérés  ;  un  quart  des  vies  sacrifié 
pour  doubler  les  trois  autres,  le  bénéfice  est  grand.  Qui  voudra  le 
recueillir?  Quel  médecin  fera  l'opération?  Qui  se  chargera,  en  y 
invitant  A, 000  habitans  robustes  et  bien  portans  d'une  même  com- 
mune, de  commander  pour  le  lendemain  1,000  cercueils?  Quel 
directeur  de  collège  oserait  annoncer  à  cinquante  mères,  qu'em- 
pressé à  accroître  la  vie  moyenne  de  ses  deux  cents  élèves,  il  a 
joué  pour  eux  ce  jeu  avantageux  et  que  leurs  fils  sont  les  perdans  ? 
Les  parens  les  plus  sages  acceptaient  une  chance  sur  deux  cents; 
aucun,  sur  la  foi  d'aucun  calcul,  ne  s'exposerait  à  une  chance  sur 
quatre. 

Un  jeu,  sans  blesser  la  justice,  peut  causer  de  grands  dommages, 
il  peut  être  périlleux  d'y  échanger  les  chances  de  perte  et  de  gain, 
les  règles  que  doivent  suivre  ceux  qui  veulent  commettre  cette 
imprudence  n'en  reçoivent  aucun  changement. 

Un  ingénieur  calcule  la  charge  capable  d'abaisser  de  50  centi- 
mètres le  tablier  d'un  pont.  L'épreuve  est  inutile,  imprudente, 
dangereuse:  le  poids  calculé  est-il  moins  juste?  Il  est  mauvais  de 
trop  charger  un  pont,  mauvais  aussi  de  jouer  trop  gros  jeu.  Cela 
ne  change  ni  la  théorie  du  jeu  ni  celle  de  l'élasticité. 

Revenons  au  théorème  de  Bernoulli. 

S'il  pleut  un  jour  entier  sur  la  place  du  Carrousel,  tous  les 
pavés  seront  également  mouillés.  Sous  une  forme  simplifiée,  mais 
sans  en  rien  retrancher,  c'est  là  le  théorème  de  Bernoulli.  11  pour- 


764  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

rait  se  faire  assurément,  lorsque  tout  alentour  la  pluie  tombe  à 
torrens,  qu'un  certain  pavé  restât  sec.  Aucune  goutte  n'a  pour 
lui  de  destination  précise,  le  hasard  les  disperse,  il  peut  les  por- 
ter toutes  sur  les  pavés  voisins  ;  personne  ne  le  supposera  sérieu- 
sement. 

Telle  est  la  puissance  des  grands  nombres.  Le  hasard  a  des 
caprices,  jamais  on  ne  lui  vit  d'habitudes.  Si  mille  gouttes  tombent 
sur  mille  pavés,  chaque  pavé  n'aura  pas  la  sienne  ;  s'il  en  tombe  mille 
millions,  chaque  pavé  recevra  son  million  ou  bien  peu  s'en  faudra. 
Si  l'on  jette  deux  dés  trente- six  millions  de  fois,  le  double-six, 
au  lieu  d'un  million  de  fois,  pourrait  ne  se  présenter  que  cent  mille 
et  peut  être  n'arriver  jamais.  Une  telle  exclusion  soumise  au  calcul, 
d'après  notre  façon  de  parler,  est  déclarée  impossible. 

L'analogie  va  à  l'identité.  Considérons  en  effet,  sur  la  place,  pen- 
dant la  pluie,  un  carré  de  6  décimètres  de  côté.  Partageons  la 
base,  aussi  bien  que  la  hauteur,  en  six  parties,  portant  chacune 
un  numéro  d'ordre  ;  découpons  le  carré,  par  des  parallèles  aux  côtés, 
en  trente-six  cases  égales  désignées  chacune  par  les  deux  numéros 
placés  en  tête  des  bandes  auxquelles  elle  appartient;  une  case 
répondra  à  6,6;  une  autre  à  5,6;  une  troisième  à  6,5  ;  elles  auront 
mêmes  noms  que  les  coups  possibles  avec  deux  dés.  Chaque  goutte 
de  pluie  tombant  sur  le  carré  représente  un  coup  de  dés.  Le 
hasard,  dans  les  deux  épreuves,  décide  entre  les  mêmes  points. 
A  la  fin  de  la  journée,  la  pluie  a  également  mouillé  les  trente-six 
cases,  les  dés  ont  amené  les  trente-six  points  également  :  où  est  la 
différence  ? 

Pour  que  rien  ne  manque  au  rapprochement,  le  même  tempéra- 
ment est  nécessaire  aux  deux  assertions  trop  précises.  Il  serait  fort 
étrange  que  les  pavés,  quoique  mouillés  également,  n'eussent  pas 
reçu  dans  le  cours  d'une  journée,  quelques  centaines  de  gouttes  en 
plus  ou  en  moins;  de  même,  sur  quelques  millions  de  coups  de 
dés,  quelques  points  se  montreront  ,sans  doute  un  peu  plus,  d'au- 
tres un  peu  moins  souvent. 

Les  rapports  sont  certains,  non  les  différences,  et  c'est  malheu- 
reusement la  différence  qui  ruine.  On  joue  100  parties  à  un  jeu  de 
hasard,  l'enjeu  est  20  francs;  il  est  peu  probable,  mais  possible, 
que  l'on  perde  65  parties.  La  perte  de  30  louis  représente  30  pour 
100  du  nombre  des  parties  jouées. 

Au  lieu  de  iOO  parties,  on  en  joue  10,000,  une  perte  de  30  pour 
100,  c'est-à-dire  de  6,500  parties,  doit  être  tenue  pour  impossible. 
5,150  parties  perdues  supposeront,  d'après  le  calcul,  une  fortune 
aussi  adverse  que  65  sur  une  série  unique  de  100  parties;  la  perte 
correspondante,  300  louis,  représente  3  pour  100  du  nombre  des 
parties  jouées. 


LES   LOIS   DU   HASARD.  765 

Sur  1  million  de  parties,  une  perte  de  3  pour  100  supposerait, 
contre  les  lois  du  hasard,  un  dérèglement  qui  jamais  ne  s'est  vu, 
3  pour  1,000  représente  une  chance  défavorable  équivalente  à  celle 
des  deux  hypothèses  précédentes.  Trois  parties  sur  1,000,  pour 
1  million  de  parties,  feraient  une  perte  de  3,000  louis;  un  jeu  égal 
devient  à  la  longue  dangereux.  Non-seulement  les  lois  du  hasard 
permettent  la  ruine  du  joueur,  elles  la  prédisent.  Tout  joueur  se 
ruin^^ra  si  le  temps  ne  lui  manque  pas.  Ampère  et  Laplace  l'ont 
démontré;  leurs  raisonnemens  n'ont  corrigé  personne,  ils  intéres- 
sent tout  le  monde. 

Si  deux  joueurs  jouent  sans  cesse  jusqu'à  la  ruine  de  l'un  d'eux, 
le  moins  riche  sera  vaincu.  Le  rapport  du  nombre  des  parties  gagnées 
ou  perdues  différera  de  moins  en  moins  de  l'unité,  mais  la  diffé- 
rence augmentera,  comme  nous  l'avons  du  ;  tantôt  l'un  sera  en  perte, 
tantôt  l'autre.  La  différence,  petite  d'abord,  deviendra  grande.  La 
perte,  dans  ses  oscillations,  frappera  chacun  des  deux  joueurs 
alternativement;  quand  elle  dépassera  la  fortune  du  perdant,  la 
ruine  pour  lui  sera  consommée.  Le  danger  menace  surtout,  on 
le  comprend,  le  moins  riche  des  deux  joueurs.  L'homme  qui 
joue  sans  limite  et  sans  cesse,  accepte  tous  les  adversaires  dont 
l'ensemble,  sans  changer  son  sort,  peut  recevoir  un  nom  collec- 
tif :  le  public,  qui  n'est  jamais  ruiné,  ruine  les  imprudens  qui  l'at- 
taquent. 

Tout  change  quand  les  conditions  du  jeu  sont  inégales.  Le  moindre 
avantage  fait  pencher  la  balance.  Pour  le  joueur  que  les  conditions 
favorisent,  le  gain  augmente  sans  limite.  Au  trente-et-quarante,  par 
exemple,  l'avantage  du  banquier  est  un  peu  plus  de  0,6  pour  100. 
Si  l'on  joue  100  parties,  en  évaluant  à  1,000  francs  la  somme  des 
enjeux  pour  chacune  d'elles,  l'avantage  réservé  au  banquier  par  les 
règles  du  jeu  représente  600  francs.  Les  accidens  du  hasard  produi- 
ront un  écart  dont  la  valeur  moyenne,  indiquée  par  le  calcul,  est 
8,000  francs.  Le  banquier,  sur  une  série  de  100  parties,  a  donc 
chances  égales,  à  très  peu  près,  de  perdre  ou  de  gagner.  La  perte 
moyenne,  c'est  tout  son  avantage,  est  un  peu  moindre  que  le  gain 
moyen. 

Sur  10,000  parties,  en  supposant  toujours  l'enjeu  de  1,000  francs, 
l'avantage  ménagé  au  banquier  par  les  règles  du  jeu,  représente 
60,000  francs.  L'écart  moyen,  dix  fois  plus  grand  seulement  pour 
.un  nombre  centuple  de  parties,  est  80,000  francs.  La  perte  du 
banquier  sur  10,000  parties  sera  donc  un  événement  très  ordinaire, 
mais,  en  ce  cas,  la  valeur  moyenne  de  la  somme  perdue  sera 
20,000  francs,  tandis,  que  dans  l'tiypothèse  plus  vraisemblable  du 
gain,  la  valeur  moyenne  est  lZiO,000  francs. 

Sur  un  million  de  parties,  le  bénéfice  régulier,  équivalent  à 


766  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'avantage  réservé  au  banquier,  serait  6  millions  ;  l'écart  moyen  en 
plus  ou  en  moins,  800,000  francs  seulement;  s'il  gagne  moins 
de  5  millions,  le  banquier  a  eu  du  malheur  ;  un  gain  inférieur  à 
4  millions  serait  très  invraisemblable  et  il  y  a  plus  de  dix  mille  à 
parier  contre  un,  que  son  gain  ne  s'abaissera  pas  au-dessous  de 
2  millions. 

La  loi  de  Bernoulli,  quand  elle  est  mise  en  défaut,  révèle  une 
cause  perturbatrice  du  hasard. 

Tels  se  montrent  souvent  les  résultats  du  suffrage  universel.  Suppo- 
sons 10  millions  d'électeurs.  Attribuons  6  millions  de  votes  à  un  parti, 
celui  de  la  majorité,  à  millions  seulement  à  la  minorité.  On  forme 
1,000  collèges,  de  10,000  électeurs  chacun  :  tout  candidat  qui  réu- 
nira plus  de  5,000  suffrages  sera  élu.  L'opinion  approuvée  par  les 
quatre  dixièmes  des  votans  serait  représentée  proportionnellement 
par  400  députés  sur  1,000.  Les  lois  du  hasard  ne  lui  accordent 
rien.  Sur  1,000  représentans,  pas  un  seul  pour  elle.  Le  calcul  réduit 
à  zéro,  pour  ainsi  dire,  la  vraisemblance  de  toute  autre  hypothèse. 
Supposons,  pour  donner  une  idée  des  chiffres,  que  saisissant  l'oc- 
casion pour  tenter  la  chance,  un  joueur  s'engage,  dans  les  con- 
ditions électorales  supposées,  à  payer  autant  de  millions  qu'il  se 
trouvera  de  députés  de  la  minorité  vainqueurs  dans  la  lutte.  On 
ne  pourrait  pas,  en  échange  de  ses  promesses,  —  c'est  la  réponse 
rigoureuse,  sinon  exacte,  du  calcul,  —  lui  offrir  équitablement 
plus  d'un  centime. 

Ce  centime  pourrait  lui  coûter  cher.  Les  minorités,  même  beau- 
coup moindres,  obtiennent  quelques  représentans.  Les  électeurs 
n'étant  pas  associés  par  le  sort,  les  influences  locales  triomphent 
des  lois  du  hasard.  C'est  avec  grande  défiance  qu'il  faut,  sur  les 
traces  de  Gondorcet,  éclairer  les  sciences  morales  et  politiques  par 
le  flambeau  de  l'algèbre. 

Les  étoiles,  sur  la  voûte  céleste,  semblent  semées  sans  ordre  et 
sans  loi;  3,000  environ,  pour  qui  a  la  vue  bonne,  brillent  au-dessus 
de  notre  horizon.  Ptolémée,  dans  son  catalogue,  n'en  inscrivait  que 
1,020.  Un  astronome  dont  le  nom  est  resté  obscur  sans  injustice, 
l'archevêque  Mitchell,  a  fait  d'une  idée  ingénieuse  et  juste  une 
application  trop  hardie.  Si  le  hasard  distribuait  sur  la  voûte  du  ciel 
3,000  points  brillans,  quelle  serait  la  distance  moyenne  de  chacun 
d'eux  à  son  voisin  le  plus  proche?  Le  problème  est  intéressant; 
Mitchell  ne  le  résout  pas  ;  mais  remarquant  dans  la  constellation  du 
Dragon  deux  étoiles  situées  à  trois  minutes  l'une  de  l'autre,  il  trouve 
que  contre  un  tel  rapprochement,  on  pourrait,  a  priori,  parier  80 
contre  1  ;  dirigeant  ensuite  ses  calculs  sur  le  groupe  des  Pléiades, 
Mitchell  conclut  à  500,000  chances  contre  une  pour  qu'une  cause, 
en  dehors  du  hasard,  ait  rapproché  les  six  étoiles. 


LES    LOIS    DU    HASARD.  767 

En  proposant  la  mesure  précise  d'assertions  aussi  vagues,  on 
peut  compromettre  la  science.  Si  Mitchell,  soupçonnant  entre  les 
étoiles  un  lien  mécanique,  avait  tiré  avantage  de  leur  rapproche- 
ment singulier,  s'il  avait  déclaré  vraisemblable,  très  vraisemblable, 
presque  certain,  qu'une  cause  particulière  a  troublé  pour  elles  les 
lois  générales,  il  serait  sans  reproche,  mais  la  préciï^ion  du  chiffre 
-^^  ne  peut  trouver  d'approbateurs.  Les  appréciations  sans  chiffres 
n'engagent  à  rien,  un  chiffre  engage  la  science,  et  c'est  sans  aucun 
droit. 

L'application  du  calcul  aux  questions  de  ce  genre  est  une  illu- 
sion et  un  abus. 

«  Les  motifs  de  croire  que,  sur  dix  millions  de  boules  blanches 
mêlées  à  une  noire,  ce  ne  sera  pas  la  noire  que  je  tirerai  du  premier 
coup  est  de  même  nature,  a  écrit  Condorcet,  que  le  motif  de  croire 
que  le  soleil  ne  manquera  pas  de  se  lever  demain.  »  L'assimilation 
n'est  pas  permise:  l'une  des  probabilités  est  objecnve,  l'autre  sub- 
jective. La  probabilité  de  tirer  la  boule  noire  du  premier  coup,  est 
^^^^  ,  ni  plus  ni  moins.  Quiconque  l'évalue  autrement  se  trompe. 
La  probabiUté  pour  que  le  soleil  se  lève  varie  d'un  esprit  à 
l'autre.  Un  philosophe  peut,  sans  être  fou,  annoncer  sur  la  foi 
d'une  fausse  science  que  le  soleil  va  bientôt  s'éteindre  ;  il  est  dans 
son  droit  comme  Condorcet  dans  le  sien;  tous  deux  l'excéderaient 
en  accusant  d'erreur  ceux  qui  pensent  autrement.  L'assimilation  à 
une  urne  est  le  procédé  de  démonstration.  Une  urne  contient  des 
boules  blanches,  peut-être  aussi  des  noires;  on  y  fait  1  million  de 
tirages,  tous  donnent  des  boules  blanches  ;  quelle  est  la  probabilité 
pour  qu'un  nouveau  tirage  amène  une  noire?  Le  calcul  répond  :  Un 
millionième.  «  On  a  vu,  conclut  Condorcet,  un  million  de  fois  le  soleil 
se  lever  du  côté  de  l'orient,  quelle  est  la  probabilité  pour  qu'il  manque 
demain?  La  question  n'est-elle  pas  la  même?  »  Elle  est  différente. 
L'urne,  dans  le  premier  cas,  est  invariable  ;  qui  peut,  dans  le  second, 
savoir  le  train  des  choses  ? 

Paul,  sur  la  foi  de  Condorcet,  veut  parier  que  le  soleil  se  lèvera 
demain.  La  théorie  fixera  les  enjeux.  Taul  recevra  J  franc  si  le  soleil  se 
lève  et  donnera  1  million  s'il  fait  défaut.  Pierre  accepte  le  pari.  Au 
lever  de  chaque  aurore,  il  perd  1  franc  et  le  paie.  La  chance  pour 
lui  diminue  chaque  jour,  puisque  le  soleil  compte  un  lever  de 
plus.  Paul  consciencieusement  augmente  son  enjeu  ;  consciencieu- 
sement aussi  Pierre  continue  à  lui  payer  1  franc.  Les  coriveiitions 
demeurent  équitables.  Les  parieurs  voyagent,  on  j)arcourt  vingt 
contrées,  de  l'occident  à  l'orient,  Pierre  perd  toujoiirs;  il  ()oursuit 
sa  chance  cependant,  conduit  Paul  vers  le  nord;  on  franchit  le 
cercle  polaire  ;  le  soleil  reste  un  mois  au-dessous  de  l'horizon  :  Paul 


768  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

perd  30  millions,  croit  l'ordre  de  nature  perverti  et  soupçonne  que 
l'urne  est  changée. 

Tarquin  l'ancien,  rebelle  aux  prétentions  de  l'augure  Accius  Nae- 
vius,  osa,  dit-on,  le  mettre  au  défi.  Ce  que  je  pense  est-il  possible? 
demanda  le  roi.  L'augure  accepta  l'épreuve.  «  Tu  peux  donc  couper 
cette  pierre?  »  Nœvius  prit  un  rasoir  et  coupa  le  caillou.  Avec  une 
très  louable  impartialité,  Condorcet  a  cherché  la  chance  de  vérité. 
Le  point  de  départ  de  son  calcul  est  le  nombre  des  cailloux  que, 
depuis  l'invention  des  rasoirs,  on  n'a  pas  réussi  à  couper,  et  sans 
répondre  du  détail  des  chiffres,  il  évalue  à  ^^imb  ^^  probabilité  de 
l'anecdote.  Il  est  un  peu  naïf.  Un  caillou  que  l'on  coupe  comme  un 
radis  est  un  caillou  miraculeux  ou  un  faux  caillou.  La  saine  philoso- 
phie dont  il  se  vante  repousse  tout  miracle  ;  l'accord  fait  sous  main 
entre  Nœvius  et  le  roi  sauverait  la  vraisemblance.  Pour  résoudre 
le  problème,  au  lieu  de  compter  des  cailloux,  il  faut  comparer,  si  on 
le  connaît,  le  nombre  des  princes  capables  d'imposture  à  celui  des 
augures  complaisans  et  des  historiens  sans  critique. 

Le  hasard,  à  tout  jeu,  corrige  ses  caprices.  Les  irrégularités 
même  ont  leur  loi. 

Supposons  qu'à  un  jeu  de  pur  hasard ,  une  série  de  parties  ait 
été  jouée.  Précisons,  pour  plus  de  clarté  :  le  jeu  est  pile  ou  face  ;  la 
série,  de  cent  parties.  Pour  chacune,  on  marque  la  différence  entre  le 
nombre  des  gains  et  le  nombre  normal  cinquante.  Si  l'on  a  gagné 
quarante-quatre  ou  cinquante-six  fois,  on  marque  6  dans  les  deux 
cas.  Chaque  série,  de  cette  manière,  se  trouve  caractérisée  par  un 
nombre  que  nous  appellerons  V écart-  supposons  obtenus  un  million 
d'écarts.  Le  hasard  décide  leur  grandeur,  comme  si  l'on  puisait 
un  million  de  fois  dans  un  sac  contenant  des  boules  de  loto.  La  dif- 
férence est  grande  cependant  :  tandis  que  toutes  les  boules  sortiront 
également,  ou  peu  s'en  faut,  les  petits  écarts  seront  les  plus  nom- 
breux. Chacun  se  présentera,  à  la  longue,  un  nombre  de  fois  pro- 
portionnel à  la  probabilité  que  l'on  peut  calculer;  la  régularité  des 
résultats  peut  recevoir  une  forme  apparente  et  visible.  Marquez  sur 
une  ligne  droite,  à  distances  égales  et  petites,  les  chiffres  0,1,2,  3... 
représentant  les  écarts  possibles.  Par  chacun  de  ces  points  élevons 
une  hauteur  égale  au  nombre  de  fois  que  l'écart  s'est  produit  ;  les 
extrémités  de  ces  lignes  feront  paraître  une  courbe,  toujours  de 
même  forme  ;  le  sommet  correspond  au  point  zéro  ;  l'abaissement,  à 
partir  de  ce  point,  très  lent  d'abord,  s'accroît  suivant  une  loi  pré- 
vue par  le  calcul.  Si  quelques  irrégularités  déparent  le  dessin,  dou- 
blez, décuplez  le  nombre  des  épreuves,  l'exactitude  des  prédic- 
tions est  à  peine  croyable. 

Les  grands  nombres  régularisent  tout.  La  moyenne  de  tous  les 


LES   LOIS   DU    HASARD,  769 

écarts  peut  être  prédite  avec  confiance,  elle  sera  h  si  la  série  est  de 
100  épreuves,  hO  si  elle  est  de  10,000.  La  même  certitude  s'at- 
tache à  la  moyenne  des  carrés  des  écarts,  à  celle  de  leurs  cubes, 
de  leur  quatrième  puissance.  Pour  des  séries  de  100,  par  exemple, 
la  moyenne  des  carrés  est  25.  Ces  prédictions  sont  sûres.  N'est-ce 
pas,  pour  ainsi  parler,  miracle  de  voir  un  hasard  aveugle  dicter 
des  résultats  exactement  prévus  ? 

Aidée  de  ces  théorèmes  singuliers,  la  dextérité  des  géomètres 
a  su,  chose  merveilleuse,  rencontrer  sur  ces  voies  détournées  une 
solution  de  la  quadrature  du  cercle.  Si,  dans  une  série  d'épreuves 
suffisamment  nombreuses,  on  divise  la  moyenne  des  carrés  des  écarts 
par  la  moitié  du  carré  de  la  moyenne  des  écarts,  le  quotient  est 
égal,  à  très  peu  près,  à  la  surface  du  cercle  de  rayon  unité.  Avec 
de  la  patience,  le  succès  est  certain. 

Beaucoup  de  joueurs,  entêtés  de  cette  régularité  nécessaire 
dans  les  moyennes,  cherchent,  dans  les  coups  qui  précèdent  celui 
qu'ils  vont  jouer,  une  indication  et  un  conseil.  Ce  n'est  pas  bien 
entendre  les  principes.  La  science,  à  ces  chimères,  ne  reste  pas 
sans  réponse.  La  décision  du  bon  sens  suffit,  elle  est  nette  et 
claire  :  à  quoi  bon  la  traduire  en  algèbre?  Le  préjugé  est  opi- 
niâtre. Les  géomètres  perdraient  à  le  combattre  leur  temps  et  leurs 
formules. 

L'illusion  repose  sur  un  sophisme  :  on  allègue  la  loi  de  Bernoulli 
comme  certaine;  elle  n'est  que  probable.  Sur  20,000  épreuves, 
dit-on,  à  la  roulette,  la  noire  ne  peut  pas  sortir  plus  de  10,500 
fois,  l'assertion  de  la  science  est  formelle.  Si  les  10,000  premières 
parties  ont  donné  6,000  noires,  les  10,000  suivantes  ont  donc  con- 
tracté une  dette  envers  la  rouge.  On  fait  trop  d'honneur  à  la  rou- 
lette; elle  n'a  ni  conscience  ni  mémoire.  En  supposant  qu'à  une 
rencontre  inouïe  succédera,  pour  la  réparer,  un  nouvel  écart  de  la 
règle,  on  n'efface  pas  l'invraisemblance,  on  la  redouble. 

La  certitude  des  lois  de  Bernoulli  est  celle  d'un  chasseur  très 
adroit,  qui,  connaissant  son  arme,  est  certain  d'abattre  une  bête 
féroce  à  dix  pas.  La  uête  se  présente,  il  la  manque  ;  en  la  voyant, 
furieuse,  se  ruer  et  l'assaillir,  doit-il  rester  impassible,  conliant  dans 
la  certitude  de  l'avoir  tuée  ? 

II. 

Le  hasard  sans  choisir  régularise  tout  ;  la  raison  en  est  que,  si 
toutes  les  combinaisons,  dont  le  nombre  est  immense,  étaient  pré- 
sentes matériellement,  les  moins  nombreuses  deviendraient  introu- 
vables. Le  hasard  reste  libre,  mais  la  carte  est  forcée, 

TOME  Lxii.  —  1884.  49 


770  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

Appliquée  aux  dés,  aux  cartes,  au  jeu  de  rouge  et  de  noire,  aux 
numéros  pairs  ou  impairs,  à  pile  ou  face,  la  théorie  des  chances  est 
indiscutable.  Rien  n'y  altère  la  rigueur  des  preuves,  l'algèbre  exé- 
cute plus  rapidement  les  dénombremens  qu'avec  de  la  patience  et 
du  temps  on  pourrait  faire  sur  ses  doigts.  Tous  les  arrangemens 
sont  également  possibles  ;  que  les  plus  nombreux  se  présentent,  il 
n'y  a  pas  de  sujet  d'étonnement. 

La  physique,  l'astronomie,  les  phénomènes  sociaux,  semblent, 
dans  plus  d'un  cas,  régis  par  le  hasard.  Peut-on  comparer  la  pluie 
ou  le  beau  temps,  l'apparition  ou  l'absence  des  étoiles  filantes,  la 
santé  ou  la  maladie,  la  vie  ou  la  mort,  le  crime  ou  l'innocence  à  des 
boules  blanches  ou  noires  tirées  d'une  même  urne?  Le  même  désordre 
apparaît  dans  les  détails,  cache-t-il  la  même  uniformité  dans  les 
moyennes?  retrouvera-t-on  dans  les  écarts  les  traits  connus  et  la 
physionomie  des  effets  du  hasard? 

Tout  événement  qui  alterne  avec  son  contraire  est  comparable 
aux  boules  blanches  ou  noires  puisées  dans  un  sac  ;  le  sac  est-il 
toujours  le  même?  est-il  ouvert?  Une  force  intelligente,  se  propo- 
sant une  fin ,  intervient- elle  dans  une  mesure  petite  ou  grande 
pour  corriger  les  caprices  du  sori?  Le  raisonnement  ne  peut  devan- 
cer l'expérience  ;  les  observations,  soigneusement  discutées,  con- 
damnent, en  même  temps  que  les  sceptiques  rebelles  à  tout  rap- 
prochement, les  esprits  absolus  qui  prétendent  tout  soumettre  au 
calcul. 

L'empreinte  du  hasard  est  marquée,  très  curieusement  quelque- 
fois, dans  les  nombres  déduits  des  lois  les  plus  précises.  Une  table 
de  logarithmes  en  témoigne.  Pour  10,000  nombres  successifs,  dans 
les  tables  à  iO  déciinales  de  Véga,  je  prends  la  septième  figure  du 
logarithme  :  rien  dans  ce  choix  n'est  laissé  au  hasard.  L'algèbre 
gouverne  tout,  une  loi  inflexible  enchaîne  tous  les  chiffres.  Si  l'on 
compte  cependant  les  résultats,  on  aura,  à  très  peu  près,  sur 
10,000,  mille  fois  le  chiffre  0,  mille  fois  le  chiffre  1  et  ainsi  des 
autres;  la  formule  se  conforme  aux  lois  du  hasard.  Vérification 
faite,  sur  10,000  logarithmes,  le  septième  chiffre  s'est  trouvé 
990  fois  égal  à  0,  997  fois  à  1,  993  fois  à  2,  1012  fois  à  U.  En 
partageant  les  10,000  nombres  en  dix  séries  et  prenant  pour  cha- 
cune les  moyennes  des  écarts,  j'entends  la  différence  entre  le  nombre 
des  apparitions  de  l'un  des  chiffres  et  le  nombre  normal  100, 
et  les  comparant  à  la  moyemie  du  carré  des  écarts,  le  rapport  des 
nombres,  qui,  d'après  les  lois  du  hasard,  devrait  être  1,570796, 
moitié  du  nombre  que  les  géomètres  désignent  habituellement  par 
la  lettre  -,  se  trouve  égal  à  1,561;  le  même  calcul  fait  à  l'aide  du 
chiffre  1  donne  1,598,  et  la  moyenne  de  ces  deux  résultats  est  1,579. 
Les  trois  premiei's  chiffres  sont  exacts. 


LES   LOIS   DU    HASARD.  771 

La  marque  du  hasard  semble  visible.  Pouvait- on  cependant  le 
mieux  tenir  à  l'écart?  iNos  lois  expriment  une  propriété  commune 
aux  combinaisons  les  plus  nombreuses  ;  elles  se  vérifient  quand  on 
ne  choisit  pas,  if  ne  suffit  pas  de  choisir  pour  s'y  soustraire. 

Le  partage  des  naissances  entre  les  deux  sexes  a  été  étudié  sur 
plus  de  200  millions  d'enfans.  Depuis  près  de  deux  siècles,  le  nombre 
des  garçons  a  dépassé  celui  des  filles  ;  aucun  pays  ne  fait  exception 
ni  aucune  époque.  Le  rapport  varie  peu  :  le  nombre  des  garçons, 
pour  100  filles,  est  compris,  pour  un  grand  nombre  de  naissances, 
entre  lOk  et  108.  On  s'est  demandé  si  cette  supériorité  observée 
chez  toutes  les  races,  dans  les  villes  comme  à  la  campagne,  au  midi 
comme  au  nord,  chez  les  plus  pauvres  comme  chez  les  plus  riches, 
est  une  loi  de  l'humanité  ou  on  accident  fortuit. 

A  notre  époque  et  pour  notre  état  social,  l'évidence  est  complète  ; 
ni  les  calculs  ne  sont  nécessaires  ni  les  raisonnemens.  lis  le  sont 
pour  un  second  problème.  Les  variations  observées  d'une  année  à 
l'autre  pour  un  même  pays,  d'une  province  à  fautre  pour  une 
même  année,  sont-elles  assimilables  aux  résultats  capricieux  du 
hasard?  Peut-on  voir  dans  la  constance  approchée  du  rapport  un 
témoignage  suffisant  de  la  loyauté  du  jeu?  Je  précise  la  question  : 
une  urne,  toujours  la  même,  contient  des  boules  noires  et  blan- 
ches, on  y  puise  une  boule  au  moment  de  chaque  naissance. 
Pourrait-on  sans  invraisemblance  représenter  par  le  nombre  de 
boules  de  chaque  couleur  la  proportion  variable  des  naissances? 
Le  nombre  des  noires,  bien  entendu,  l'emporte  sur  celui  des  blan- 
ches dans  la  proportion  qui  convient  au  succès. 

Les  écarts  de  la  moyenne  produits  par  le  hasard  sur  un  million 
d'épreuves,  pour  un  événement  dont  la  probabilité  diffère  peu  de  |, 
ont  pour  valeur  moyenne  liOO.  De  plus  grands  écarts  sont  possibles 
assurément,  mais  leur  probabilité  diminue  rapideiïient.  On  peut 
parier  mille  contre  un  pour  un  écart  moindre  que  1,600.  La  proba- 
bilité d'un  écart  supérieur  à  2,000  est  lôg^o*  Telles  sont  les  indi- 
cations du  calcul. 

Deux  mille  naissances  masculines  en  plus  sur  un  million,  accroî- 
traient de  moins  d'un  centième  le  rapport  du  nombre  de^'garçons  à 
celui  des  filles.  Les  rapports  extrêmes  fournis  par  la  statistique, 
1,04  et  1,08,  diffèrent  trop  l'un  de  fautre  pour  permettre  l'assimi- 
lation pure  et  simple  aux  effets  du  hasard.  Les  condiiious  ne  peu- 
vent donc  être,  en  tout  temps  et  en  tout  pays,  identiquement 
les  mêmes,  mais  la  variation  est  petite.  Pendant  l'année  1837, 
le  nombre  des  garçons  nés  à  Paris  est  descendu  à  10,074  pour 
10,000  filles.  Dans  les  hasards  d'un  tirage  au  sort  dont  les  con- 
ditions seraient  invariables,  sur  un  nombre  d'épreuves  égal  à 
celui  des  naissances  annuelles  à  Paris,  on  pourrait  parier  plus  de 


772  REVDE  DES   DEUX   MONDES. 

1  million  contre  1  qu'une  telle  anomalie  ne  se  produira  pas.  Que 
s'est-il  passé  en  1837?  On  doit  s'attendre  à  l'ignorer  toujours. 
Dans  plusieurs  départemens,  depuis  le  commencement  du  siècle, 
le  nombre  des  naissances  annuelles  des  filles  a  surpassé  excep- 
tionnellement celui  des  garçons.  L'anomalie  a  moins  d'importance 
que  l'écart  observé  à  Paris,  elle  se  rapporte  à  des  nombres  cinq  fois 
moindres. 

La  recherche  des  causes  est  délicate  et  obscure.  Il  est  à  regret- 
ter, dit  M.  Qiietelet  après  de  longues  et  patientes  recherches,  qu'on 
ait  si  peu  de  documens  pour  s'éclairer. 

L'âge  des  parens  joue  sans  doute  un  grand  rôle.  Cette  explica- 
tion semble  la  meilleure.  Si  on  ne  l'accepte  qu'avec  doute,  c'est  que 
masquée  par  le  hasard,  l'influence  reste  mal  connue  ;  l'âge  moyen 
du  père  et  celui  de  la  mère  varient  peu  dans  un  même  pays.  La 
variation  des  âges  peut  cependant  expliquer,  en  partie  au  moins, 
les  anomalies  observées. 

Allons  plus  avant  et  cherchons  dans  les  effets  troublés  les  traits 
généraux  du  hasard. 

La  quadrature  du  cercle  déduite  approximativement  du  nombre 
des  naissances  ne  laisse  guère  subsister  de  doutes.  En  appliquant  la 
formule  des  écarts  aux  quatre-vingt-six  départemens  pendant  l'an- 
née 1878  et  prenant  dans  l'Annuaire  du  bureau  des  longitudes  les 
écarts  entre  le  nombre  des  naissances  de  garçons  correspondant  à 
10,000  filles  pour  chacun  des  départemens,  et  la  moyenne  pour  la 
France  entière,  et  la  comparant  à  la  moyenne  de  leurs  carrés,  au 
lieu  du  quotient  1,57  prévu  par  la  théorie,  on  obtient  1,75.  La 
petitesse  de  l'erreur  paraît  digne  d'attention. 

La  recherche  des  causes  est  le  grand  problème  :  on  le  transforme 
sans  le  résoudre.  En  enchaînant  les  inconnues  aux  inconnues,  la 
science  s'agrandit  et  s'élève.  Si  chaque  effet  n'avait  qu'une  seule 
cause,  les  énoncés  au  moins  seraient  faciles.  La  complication  est 
plus  grande.  Dans  le  monde  immense  des  faits,  les  parentés  exis- 
tent à  tous  les  degrés.  L'énumération  des  observations  révèle  les 
liens  quand  les  nombres  sont  grands.  La  discussion  est  délicate, 
le  bon  sens  la  dirige,  le  calcul  prononce. 

L'inventeur  d'un  système  associe,  je  suppose,  la  chute  de  la  pluie 
à  un  phénomène  astronomique;  il  a  observé  vingt  fois,  sans  une 
seule  exception,  qu'une  pluie  plus  ou  moins  forte  suivait  le  phéno- 
mène indiqué;  ce  rapprochement  est  digne  d'attention.  Mais  c'est 
à  Brest  qu'on  a  observé;  les  jours  sans  pluie,  à  Brest,  sont  une 
rare  exception.  Que  vaut  alors  la  démonstration?  Au  Caire,  elle 
serait  décisive. 

Il  faut  rapprocher,  dans  les  cas  semblables,  le  nombre  des  coïn- 
cidences observées  de  celui  qui  le  remplacerait  probablement,  si 


LES   LOIS    DU    HASARD.  773 

tout  était  réglé  par  le  hasard.  Si  deux  phénomènes  se  présentent 
chacun  neuf  jours  sur  dix,  les  coïncidences,  même  très  fréquentes, 
ne  prouvent  rien.  Si  chacun  d'eux  revient  deux  fois  par  an  seu- 
lement, la  coïncidence,  plusieurs  fois  observée,  sera  difficilement 
attribuée  au  hasard.  Difficilement:  l'indication  est  vague!  Quand 
les  géomètres,  dans  les  cas  semblables,  ont  donné  un  chiffre  précis, 
ils  ne  tenaient  aucun  compte  de  la  probabilité  a  priori  du  rappro- 
chement qu'on  a  voulu  faire,  ou  ils  l'évaluaient,  ce  qui  revient  au 
même,  tout  à  fait  au  hasard.  Une  comète  a  précédé  la  mort  de 
César.  Quelque  nombreux  et  bien  constatés  que  fussent  les  événe- 
mens  de  ce  genre,  oserait-on  croire,  sur  la  foi  du  calcul,  que  telles 
âmes  sont  tant  nobles  et  héroïques  que  de  leur  dclogement  et 
trépas  nous  est  certains  jours  devant  donner  signification  des 
cieux  ? 

Un  géomètre  a  trouvé  une  démonstration  nouvelle  du  théorème 
de  Bernoulii.  J'en  examine  le  principe,  j'en  parcours  les  calculs,  j'en 
vérifie  quelques-uns,  et,  n'apercevant  aucune  objection  et  aucune 
méprise,  je  déclare  avec  confiance  l'exactitude  de  la  méthode. 

Le  même  auteur  propose  une  démonstration  du  célèbre  théorème 
énoncé  par  Fermât.  J'examine  le  principe,  je  parcours  les  calculs, 
j'en  vérifie  quelques-uns,  et,  n'apercevant  aucune  objection  et  aucune 
méprise,  je  continue  à  chercher  la  faute.  Pourquoi  cette  différence? 
Si  les  cas  sont  identiques,  l'inégalité  est-elle  juste?  Les  cas  sont 
dilïérens.  L'auteur  qui  démontre  le  théorème  de  Bernoulii  enfonce 
une  porte  ouverte,  il  ne  peut  guère  trébucher  au  passage.  Celui 
qui  démontre  le  théorème  de  Fermât  suit  un  sentier  sans  issue 
connue;  les  chances  d'une  chute,  d'après  l'expérience  du  passé, 
y  surpassent  cent  contre  un  pour  les  plus  habiles. 

Toujours  exact  et  précis  dans  l'énoncé  des  règles,  Laplace  n'a  pas 
manqué  d'introduire  cette  probabilité  a  priori  comme  point  de 
départ  et  base  nécessaire  du  calcul.  Quelles  que  soient  les  conditions 
du  problème,  elle  entre  comme  facteur,  presque  toujours  inconnu, 
dans  la  formule  qui  la  résout.  L'illustre  auteur  de  la  Théorie  ana- 
lytique des  probabilités  a  plus  d'une  fois  cependant  donné  des 
chiffres  précis  qu'il  faudrait  changer  avec  l'hypothèse  arbitrairement 
adoptée  sur  la  probabilité  a  priori.  Quand  il  assigne  1,826,214  à 
parier  contre  1,  comme  mesure  de  la  probabilité  pour  que  le  soleil 
se  lève  demain,  l'affu'mation,  quelles  que  soient  les  atténuations 
qui  la  suivent,  repose  sur  une  pure  illusion. 

Le  rapport  du  nombre  des  décès  à  la  population  n'a  pas  été 
moins  soigneusement  étudié  que  celui  des  naissances.  Les  compa- 
gnies d'assurances  ont  intérêt  à  le  connaître  et  à  en  grossir  l'éva- 
luation, La  statistique  le  montre  à  peu  près  constant.  Les  varia- 
tions ,  quoique  petites ,  sont  supérieures  à  celles  du  rapport  des 


77A  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

naissances  des  deux  sexes.  L'assimilation  à  des  boules  tirées  d'une 
urne  de  composition  invariable  n'est  donc  pas  acceptable.  La  vicis- 
situde des  événemens  règle  sans  cesse  la  composition  de  l'urne. 
Tantôt  c'est  le  choléra  qui  passe  et  y  verse  des  boules  noires.  Ce 
sont  des  eaux  plus  pures  et  plus  fraîches  qui  apportent  des  boules 
blanches.  C'est  la  disette  qui  rend  les  maladies  plus  abondantes  et 
plus  graves,  la  guerre  qui  accroît  les  mauvaises  chances  dans  l'urne 
sans  cesse  renouvelée. 

M.  Dormoy,  dans  un  livre  savant  et  bien  composé  sur  la  théorie 
des  assurances,  a  cherché  curieusement  dans  les  documens  de  la 
statistique  la  conQrmalion  de  la  loi  des  écarts.  Il  introduit,  sous  le 
nom  de  coefficient  de  divergence,  le  rapport  de  l'écart  observé  à 
l'écart  moyen  prévu  par  le  calcul. 

Un  phénomène  semble  régulier,  les  chiffres  qui  le  résument,  sans 
être  constans,  varient  peu  d'une  année  à  l'autre.  On  peut  compo- 
ser une  urne  qui ,  sous  l'influence  du  hasard ,  représentera  en 
moyenne,  dans  un  nombre  donné  de  tirages,  par  les  boules  noires 
amenées,  la  loi  de  l'arrivée  de  l'événement.  On  nomme  écart,  pour 
l'urne,  la  différence  moyenne  annoncée  par  le  calcul.  L'écart,  pour 
l'événement,  est  la  différence  entre  le  chiffre  relatif  à  une  année  et 
la  moyenne  générale.  Si  le  hasard  règle  le  phénomène,  le  coefficient 
de  divergence  diflerera  peu  de  l'unité.  Un  rapport  plus  grand  révèle, 
s'il  se  maintient,  l'influence  d'une  force  perturbatrice.  Un  coeffi- 
cient de  divergence  plus  petit  que  l'unité  ferait  deviner,  au  con- 
traire, une  action  régulatrice  qui,  surveillant  pour  ainsi  dire  le 
hasard,  amoindrit  les  inégalités  et  en  efface  le  caractère.  Tel  est 
le  cas  d'un  observateur  trop  avisé  qui,  dans  les  cas  douteux, 
altère  et  corrige  les  observations  pour  en  accroître  la  vraisem- 
blance. 

Pour  les  naissances  des  filles  et  des  garçons,  le  coefficient  de 
divergence  a  été  1,17  pour  la  France  entière,  de  1832  à  1841,  et 
1,38  de  1851  à  1864.  Il  confirme  pour  ces  périodes  la  supposition 
d'une  probabilité  constante. 

Le  rapport  du  nombre  des  naissances  naturelles  au  nombre  total 
des  naissances  est  moins  réguher.  Le  coefficient  de  divergence,  de 
1817  à  182(5,  est  égal  à  15;  pour  le  rapport  du  nombre  des  mariages 
à  la  population,  le  coefficient  de  divergence,  de  1829  à  1848,  s'est 
élevé  à  25. 

Le  rapport  du  nombre  des  décès  à  la  population  a  pour  coeffi- 
cient de  divergence  86!  Les  anomalies  sont  continuelles.  Le  coeffi- 
cient ne  porte  que  sur  des  écarts,  il  faut  le  remarquer.  Le  nombre 
des  décès  pendant  une  année  étant  supposé  pour  la  France  entière 
égal  à  un  million  et  au  trente-sixième  de  la  population,  l'assimila- 
tion des  tables  mortuaires  annuelles  aux  tirages  faits  trente -six 


LES    LOIS   DU    HASARD.  775 

millions  de  fois  dans  une  urne  contenant  une  boule  noire  et  trente- 
cinq  boules  blanches  peut  être  tentée.  Le  nombre  des  boules  noires, 
comme  celui  des  décès ,  différera  peu  d'un  million ,  mais ,  tandis 
que  l'écart  moyen,  pour  le  nombre  des  boules  noires,  sera  égal  à 
800,  celui  des  décès  sera  86  foi^;  plus  grand;  86  fois  800  font 
68,800,  c'est  moins  de  2  pour  1,000  de  la  population.  Une  épidé- 
mie produisant  à  Paris  ij,000  décès  pour  une  année  pourrait,  pour 
le  département  de  la  Seine,  expliquer  le  coefficient  86.  Le  choléra 
de  18A9  a  fait  périr  20,000  Parisiens. 

Les  lois  du  hasard  sont  invariables ,  ce  sont  les  conditions  du 
jeu  qui  changent.  Poisson,  pour  les  plier  à  tous  les  accidens,  a  cru 
compléter  l'œuvre  de  Bernoulli  en  énonçant  sa  loi  des  grands 
nombres. 

Pour  que  le  hasard  régularise  l'arrivée  d'un  événement  et  que 
sur  un  grand  nombre  d'épreuves  les  rapports  soient  certains,  aussi 
bien  que  la  loi  des  écarts,  il  faut  que  la  probabilité  soit  constante. 
Poisson  supprime  cette  condition. 

Un  cas  fictif  très  simple  montrera  la  portée  du  nouveau  prin- 
cipe. Une  urne  contient  des  boules  numérotées,  on  y  iaii  une  série 
de  tirages;  mais,  en  remettant  chaque  fois  la  boule  qu'on  a  tirée, 
on  néglige  d'agiter  et  de  faire  le  mélange  :  les  chances,  peu  à  peu, 
deviennent  inégales  ;  certaines  boules  sortent  plus  souvent  que  les 
autres,  la  théorie  semble  mise  en  défaut.  Continuez,  dit  Poisson; 
pour  prolongé  que  soit  le  désordre,  il  est  embrassé  lui-même  dans 
la  loi  des  grands  nombres  ;  certaines  boules  sont  dessus,  vous  les 
verrez  dessous  un  autre  jour;  l'homme  peu  soigneux  à  faire  le 
mélange  aura  un  successeur  plus  consciencieux  ou  dont  la  négli- 
gence, qu'il  faut  prévoir,  profitera  à  des  combinaisons  nouvelles; 
tout  à  la  longue  se  compensera.  Citons  ses  propres  paroles  :  «  Les 
choses  de  toute  nature  sont  soumises  à  une  loi  universelle  qu'on 
peut  appeler  la  loi  des  grands  nombres.  Elle  consiste  en  ce  que,  si 
l'on  observe  des  nombres  très  considérables  d'événemens  de  même 
nature,  dépendant  de  causes  constantes  et  de  causes  qui  varient 
irrégulièrement,  tantôt  dans  un  sens,  tantôt  dans  un  autre,  c'est- 
à-dire  sans  que  leur  variation  soit  progressive  dans  aucun  sens 
déterminé,  on  trouvera  entre  ces  nombres  des  rapports  à  très  peu 
près  constans;  pour  chaque  native  de  choses,  les  rapports  auront 
une  valeur  spéciale  dont  ils  s'écarteront  de  moins  en  moins  à 
mesure  que  la  série  des  événemens  observés  augmentera  davan- 
tage et  qu'ils  atteindraient,  s'il  était  possible  de  prolonger  cette  série 
à  l'infini.  » 

Tel  est  le  résumé  fait  par  Poisson  lui-même  d'une  décou- 
verte qui  se  distingue  bien  peu  des  lois  connues  du  hasard,  et 


776  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  laquelle  il  a,  à  peu  près  seul,  je  crois,  attaché  une  grande  impor- 
tance. 


III. 


Aucune  mesure  n'est  certaine,  mille  opérations  successives  don- 
nent mille  résultats  difïérens.  Non  que  l'observateur,  de  mieux  en 
mieux  instruit,  corrige  ses  défauts  et  s'avance  vers  la  perfection.  Il 
n'en  va  pas  ainsi.  Les  derniers  résultats  ne  ressemblent  en  rien  à 
une  limite  dont  on  s'approcherait  par  continuel  progrès,  les  évalua- 
tions, tantôt  trop  petites,  tantôt  trop  grandes,  se  succèdent  en  con- 
fusion et  sans  ordre  comme  des  boules  blanches  ou  noires  puisées 
dans  une  urne. 

Bessel,  après  un  siècle  écoulé,  comparait  les  observations  de 
Bradley  aux  résultats  connus  d'une  théorie  devenue  certaine.  En 
classant  les  différences,  dont  le  désordre  est  complet,  il  trouva,  sur 
/i70  observations,  94  erreurs  inférieures  à  un  dixième  de  seconde, 
88  comprises  entre  un  et  deux  dixièmes,  puis,  successivement, 
entre  deux  et  trois  dixièmes,  entre  trois  et  quatre,.,  jusqu'à  une 
seconde,  la  plus  grande  des  erreurs  commises  par  Bradley,  les 
nombres  décroissans  78,  58,  51,  36,  26,  là,  10,  7  et  8;  si  les 
plus  petits  sont  les  plus  nombreux,  l'honneur  n'en  revient  ni  à  ce 
grand  observateur  Bradley,  ni  aux  constructeurs  des  instrumens 
de  Greenwich;  leur  excellence  fait  la  petitesse,  non  la  loi  des 
erreurs  ;  un  instrument  médiocre,  un  observateur  moins  soigneux, 
remplaceraient  les  dixièmes  de  seconde  par  des  secondes,  les 
secondes  peut-être  par  des  minutes;  à  cela  près,  tout  resterait 
pareil.  La  courbe  des  erreurs  en  s' étendant  conserverait  la  même 
forme. 

L'origine  des  erreurs  est  très  diverse.  Les  unes  sont  fortuites, 
l'enchaînement  en  est  infini  ;  c'est  tantôt  l'air  agité  par  le  vent,  tan- 
tôt un  ébranlement  du  sol,  un  nuage  qui  passe,  un  rayon  de  soleil 
qui  trouble  l'observateur,  tantôt  une  attention  précipitée  ou  dis- 
traite ;  le  hasard  décide,  mille  causes  imprévues  se  réunissent,  ajou- 
tent quelquefois  leurs  effets,  quelquefois  les  retranchent,  suspendent 
ou  reprennent  leur  action  :  tout  est  incertain,  tout  change,  sans 
inclination  dans  aucun  sens. 

11  n'en  va  pas  ainsi  des  causes  permanentes;  c'est  une  balance 
mal  construite,  les  fils  d'une  lunette  mal  placés,  un  mètre  trop  court, 
un  chronomètre  trop  rapide.  Les  mesures  prises  sous  de  telles 
influences  n'entourent  plus  la  valeur  exacte,  mais  une  autre,  sou- 
vent fort  différente;  une  nouvelle  série  de  mesures,  sous  l'influence 


LES   LOIS   DU    HASARD.  777 

permanente  des  mêmes  causes,  se  groupera  autour  de  la  même 
moyenne. 

Tout  observateur  soigneux  étudie  les  erreurs  constantes  et  les 
corrige  sans  retrancher  la  cause  ;  rien  ne  trompe  moins  qu'une 
balance  trompeuse.  Qu'importe  que  les  bras  soient  inégaux,  pourvu 
qu'on  le  sache?  Qu'un  gramme  ait  999  milligrammes,  un  décimètre 
99  millimètres ,  l'observation  réduite  conserve  toute  sa  valeur. 
Toute  mesure  est  corrparable  à  un  jeu  ;  les  erreurs  possibles  en 
plus  ou  en  moins  sont  les  chances  de  gain  ou  de  perte  ;  les  erreurs 
constantes  changent  les  règles  du  jeu,  les  erreurs  fortuites  laissent 
le  jeu  équitable. 

La  loi  que  doivent  suivre,  d'après  une  ingénieuse  théorie,  et  que 
suivent  à  très  peu  près,  quand  elles  sont  nombreuses,  les  erreurs 
corrigées  de  toute  inclination  fixe,  a  été  proposée  par  Gauss.  L'his- 
toire en  est  singulière.  Ea  proposant  en  1809  une  hypothèse  sur  la 
théorie  des  erreurs,  l'illustre  auteur  ne  prétendait  nullement  établir 
la  vérité,  mais  la  chercher.  Laplace,  par  une  voie  ditrerente,  sans 
beaucoup  de  rigueur  à  son  tour,  avait  obtenu  la  même  formule  qui, 
très  voisine  souvent  de  la  vérité,  pourrait  s'en  éloigner  sans  démen- 
tir la  science. 

Le  principe  de  Gauss  est  fort  simple  :  Quand  une  grandeur  a 
été  mesurée  plusieurs  fois,  les  erreurs  constantes  étant  écartées,  — 
la  précaution  est  nécessaire,  —  entre  plusieurs  résultais  également 
dignes  de  confiance,  la  moyenne  est,  en  l'absence  de  tout  autre 
renseignement,  la  valeur  la  plus  probable.  Les  conséquences  de 
cet  axiome  sont  belles  et  imprévues,  mais  incertaines  ;  Gauss  en 
convient  volontiers.  Le  rapprochement  des  observations  peut  affai- 
blir la  confiance  en  quelques-unes  d'elles.  Si  quatre  pesées  succes- 
sives ont  donné  20,  puis  27,  26  et  28  milligrammes,  on  se  décidera 
sans  doute,  quelles  que  soient  les  circonstances,  à  écarter  la  pre- 
mière mesure  pour  adopter  la  moyenne  des  suivantes.  Quoi  qu'il 
en  soit,  Gauss,  sur  ce  fondement,  établit  ingénieusement  une  for- 
mule que  l'expérience  confirme.  Le  hasard,  quand  les  épreuves  sont 
nombreuses,  amenant  chaque  événement  en  raison  de  sa  probabi- 
lité, il  sufiit,  pour  juger  la  formule,  de  faire  mesurer  un  grand 
nombre  de  fois  une  grandeur  que  l'on  connaît  très  exactement  à 
l'avance. 

La  probabilité  des  erreurs  suit,  d'après  la  formule,  précisément 
la  loi  des  écarts  dans  les  épreuves  répétées.  La  rencontre  n'est  pas 
fortuite,  Laplace  l'a  expliquée.  Les  erreurs  constantes  étant  écar- 
tées, les  accidens  fortuits  troublent  seuls  chaque  épreuve,  ils  sont 
analogues  aux  tirages  faits  dans  une  urne.  Laplace  développe  ce 
rapprochement,  le  rend  précis,  transforme  le  problème,  et  retrouve 
la  formule  de  Gauss. 


778  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Cette  admirable  et  très  simple  formule  s'étend  à  toutes  les  gran- 
deurs, s'ajjplique  à  tous  les  instrumens,  régit  toutes  les  observa- 
tions et  embrasse  tous  les  procédés  de  mesure;  les  différences, 
d'un  cas  à  l'autre,  si  grandes  qu'elles  puissent  être,  se  résument 
dans  un  nombre  caractéristique  représentant  la  précision^  V er- 
reur probable^  le  poids  de  V observation-^  peu  importe  le  nom, 
un  seul  nombre  connu  permet  de  calculer  toutes  les  chances  et 
de  prédire,  sur  un  grand  nombre  d'épreuves,  la  distribution  cer- 
taine des  écarts. 

Si  l'on  caractérise  une  série  de  mesures  par  Verreur  probable 
qu'il  y  a  chance  d'atteindre  ou  de  ne  pas  atteindre,  en  prenant  cette 
erreur  pour  unité,  la  probabilité  d'une  erreur  double  diffère  peu 
de  jj-,  celle  d'une  erreur  quintuple  s'abaisse  à  ~^\  pour  une  erreur 
dix  fois  plus  grande  que  l'erreur  probable,  le  nombre  donné  par  la 
formule  vaut  une  déclaration  d'impossibilité. 

L'instrument,  il  ne  faut  pas  l'oublier,  est  aussi  bien  que  l'observa- 
teur supposé  sans  défaut;  on  n'accepte  en  lui  que  des  dé  aillances, 
des  accidens  fortuits  qu'aucune  cause  constante  n'incline  dans 
aucun  sens. 

Les  épreuves  du  tir,  soit  au  canon,  soit  à  la  carabine,  mettent  en 
évidence  les  effets  du  hasard;  les  erreurs  fortuites  ont  pour  ori- 
gine, outre  le  coup  d'œil  plus  ou  moins  juste  et  les  distractions  du 
pointeur,  le  poids  variable  du  projectile,  les  inégalités  de  sa  struc- 
ture, le  tassement  irrégulier  de  la  poudre,  les  courans,  les  vibra- 
tions, l'humidité  des  couches  d'air  traversées;  c'est  pour  cela 
que,  sans  changer  en  rien  les  conditions  du  tir,  on  voit  les  coups 
s'écarter  les  uns  des  autres,  en  se  groupant  autour  d'un  point 
central,  autour  du  but  lui-même,  si  les  erreurs  constantes  sont 
écartées. 

Un  savant  professeur,  M.  Jauffret,  a  défini,  par  une  image  fort 
nette,  les  lois  de  distribution  des  coups,  identiques,  d'après  le 
théorème  de  Bernoulli,  à  celles  des  probabilités.  Si,  visant  pen- 
dant un  long  temps  un  même  but  placé  sur  le  sol,  on  arrête  chaque 
boulet  au  point  même  deea  chute,  l'amas  des  projectiles  présentera 
l'aspect  d'une  cloche  dont  la  base  circulaire  aurait  le  but  pour 
centre;  un  tireur  plus  adroit  rétrécirait  la  cloche  et  la  rendrait  plus 
haute;  une  moindre  précision  donnerait  naissance  à  un  solide  moins 
élevé,  s' abaissant  plus  lentement  vers  le  sol. 

N'est-il  pas  merveilleux  ou  incroyable  qu'on  puisse,  par  le  rai- 
sonnement seul,  prédire  ainsi  la  disposition  des  boulets  sans  con- 
naître l'adresse  du  pointeur  ni  demander  la  précision  de  l'arme  ? 

Les  formules,  a  dit  Poinsot,  ne  donnent  que  ce  qu'on  y  a  rais. 
Aucun  raisonnement  ne  fait  davantage;  le  dernier  anneau  d'une 
chaîne  de  déductions  est,  pour  qui  sait  l'y  voir,  tout  entier  dans  les 


LES   LOIS   DU    HASARD,  779 

hypothèses.  Nous  avons  expressément  supposé,  il  ne  faut  pas  l'ou- 
blier, qu'il  n'existe  dans  l'arme  ni  dans  la  maladresse  du  pointeur 
aucune  cause  d'erreur  constante;  il  n'y  a  donc  pas  plus  de  chance, 
c'est  l'hypothèse  même,  de  tirer  à  droite  plutôt  qu'à  gauche,  trop 
près  plutôt  que  trop  loin.  Faut-il  s'étonner  que  le  but  se  trouve  au 
centre  des  divers  points  atteints  dans  une  longue  série  d'épreuves? 
Si  plus  de  la  moitié  se  trouvait  à  droite,  on  en  conclurait  qu'une 
cause  les  y  porte,  et  ce  serait  une  erreur  constante. 

Un  doute  peut  s'élever  encore.  Les  erreurs  constantes  sont  celles 
que  l'on  peut  corriger,  la  maladresse  est  une  cause  fortuite,  un  tireur 
maladroit  atteint  bien  rarement  le  but;  au  lieu  de  le  cacher  sous  le 
sommet  d'un  dôme  de  projectiles,  ne  le  laisserait -il  pas  au  centre  d'un 
grand  vide?  Diogène  pensait  ainsi  :  «  Un  jour,  voulant  s'esbattre,  il 
visita  les  archers  qui  tiroient  à  la  butte  ;  entre  iceux,  un  étoit  tant 
fautier,  impérit  et  maladroit,  que  lorsqu'il  estoit  en  ranc  de  tirer,  tout 
le  peuple  spectateur  s'escartoit  de  peur  d'être  par  lui  féru.Diogènes 
l'avoit  un  coup  ru  si  perversement  tirer,  que  la  flesche  tomba 
plus  d'un  trabut  loin  de  la  butte  ;  au  second  coup,  le  peuple,  loin 
de  côté  et  d'autre,  s'escartant,  il  accourut  et  se  tint  en  pied,  jouxte 
le  blanc,  affirmant  cetuy  lieu  être  le  plus  sûr  et  que  l'archer  féri- 
roit  tout  autre  lieu,  le  blanc  seul  être  en  seureté  de  traict.  »  La 
plaisanterie  fit  rire.  Il  n'aurait  pas  fallu  recommencer  souvent; 
les  gouttes  d'eau,  guidées  par  le  hasard,  n'épargnent  à  la  longue 
aucun  pavé.  Pourquoi  les  boulets,  non  moins  nombreux,  c'est  l'hy- 
pothèse, éviteraient-ils  le  point  vers  lequel,  adroitement  ou  non, 
on  s'étudie  à  les  diriger  tous  ? 

Dans  la  formule  de  probabilité  des  erreurs,  la  rigueur,  nous  l'avons 
avoué,  n'a  pas  été  mise  ;  l'axiome  supposé  est  loin  d'être  évident  ; 
les  conséquences  sont  comme  lui  discutables. 

Dans  les  concours  de  tir  h.  la  carabine,  chaque  tireur  ayant  droit 
à  un  certain  nombre  de  balles,  on  décide  du  mérite  de  chacun 
par  la  distance  moyenne  de  ses  balles  au  but.  La  formule  consultée 
prescrirait  une  autre  règle  :  c'est  la  plus  petite  moyenne  du  carré 
des  écarts  qui  caractérise  le  plus  adroit.  La  décision,  je  crois,  a  été 
prise  pour  l'armée  belge  ;  la  théorie  cette  fois  inspire  peu  de  confiance. 
Le  changement  est  de  petite  conséquence,  et  sur  un  grand  nombre 
d'épreuves,  toutes  les  méthodes  s'accorderaient  ;  en  cas  de  désaccord 
cependant,  la  première  paraît  préférable;  toutes  deux,  la  seconde 
surtout,  traitent  trop  sévèrement  le  tireur,  si  adroit  qu'il  se  soit 
montré,  dont  un  coup  s'est  égaré  des  autres.  Supposons,  pour  don- 
ner des  chiffres  simples,  qu'un  tireur  ayant  placé  neuf  balles  à  la 
distance  moyenne  1  du  but,  la  dixième  s'en  écarte  à  la  distance  10. 
D'après  la  première  règle,  la  moyenne  générale  étant  1,9,  il  sera 


780  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

préféré  à  celui  dont  toutes  les  balles  seraient  à  la  distance  2;  cela 
paraît  juste.  La  seconde  règle,  celle  qui  s'appuie  sur  la  loi  de  pro- 
babilité des  écarts,  placerait  avant  lui  le  tireur  dont  toutes  les 
balles  seraient  à  la  distance  3.  Peut-être  vaudrait-il  mieux,  sans 
tant  raffiner,  s'en  tenir  à  la  vieille  méthode,  qui  réserve  le  prix  à 
qui  le  plus  souvent  touche  la  mouche,  sans  rechercher  l'écart  des 
balles  moins   heureuses. 

La  formule  de  Gauss  déclare,  pour  ainsi  parler,  certains  cas 
impossibles.  N'invite-t-elle  pas  par  là,  quand  ils  se  présentent,  à  se 
défier  un  peu  d'elle?  Les  cas  exceptionnels  échappent  à  toute  règle. 
Le  bon  sens  ne  perd  jamais  ses  droits  :  opposer  à  l'évidence  une 
formule  démontrée,  c'est  à  peu  près  comme  si,  pour  refuser  à  un 
homme  le  droit  de  vivre,  on  alléguait  devant  lui  un  acte  de  décès 
authentique. 

La  moyenne  d'un  grand  nombre  de  mesures,  quand  on  écarte 
les  erreurs  constantes,  est  une  mesure  plus  précise  que  celles  qui 
l'ont  fournie;  l'erreur  probable  est  diminuée,  et  la  précision  aug- 
mente comme  la  racine  carrée  du  nombre  des  épreuves. 

Fourier  connaissait  ou  soupçonnait  cette  rèi^le  :  pour  prendre 
la  hauteur  de  la  pyramide  de  Ghéops,  il  fit  simplement  mesurer 
par  des  soldats  les  203  marches  de  ce  gigantesque  escalier.  «  Vos 
hommes  manquent  d'habitude,  disait-on  ;  les  surfaces  sont  irrégu- 
lières, les  arêtes  inclinées;  aucune  précision  n'est  possible,  et  l'er- 
reur commise  sur  chaque  marche  sera  multipliée  par  203.  —  Elle  le 
sera  par  Ih  seulement,  répondit-il  résolument,  car  Ih  est  la  racine 
carrée  de  203.»  La  comparaison  avec  une  mesure  plus  exacte  aurait 
pu  le  contredire  ;  on  ne  la  fit  pas. 

Entre  les  grandeurs  inconnues  enchaînées  par  les  formules,  la 
science,  dans  chaque  problème,  choisit  pour  la  déterminer  direc- 
tement, la  plus  accessible  aux  mesures.  Pour  peser  l'obélisque,  il 
n'existe  pas  de  balance;  une  chaîne  d'arpenteur  donnerait  très  len- 
tement et  très  mal  la  distance  de  Paris  à  Rome.  La  théorie  fournit 
des  équations,  on  les  accepte  toutes,  chacune  pst  ii  réprochable, 
l'algèbre  dégage  les  inconnues;  les  chiffres  malheureusement 
se  contredisent  toujours.  Que  doit- on  faire?  Entre  des  mesures 
discordantes,  on  prend  la  moyenne  ;  pour  des  équations,  ce  mot 
n'a  pas  de  sens;  à  chacune,  cependant,  il  faut  un  rôle;  la  mé- 
thode des  moindres  carrés  enseigne  et  prescrit  la  meilleure  combi- 
naison. 

Cette  méthode,  inventée  par  Gauss,  proposée  pour  la  première 
fois  par  Legendre,  a  procuré  plus  d'une  déception. 

La  masse  de  Jupiter,  déduite  par  Newton  de  l'étude  des  satel- 
lites, corrigée  peu  à  peu  par  les  progrès  des  observateurs,  calculée 


LES   LOIS    DU    HASARD.  781 

de  nouveau  par  Bouvard  à  l'aide  des  perturbations  de  Saturne, 
semblait  fixée  à  ^  de  celle  du  soleil.  Les  principes  du  calcul  des 
chances  permettaient  de  parier,  suivant  Laplace,  999,308  contre  1 
que  l'erreur  n'est  pas  la  ceniième  partie  de  la  valeur  trouvée.  Quelle 
ostentation  de  consciencieux  savoir  !  C'est  999,308  francs  que  l'on 
peut  risquer  contre  1  franc.  On  aurait  eu  tort  de  risquer  dix  sous; 
on  les  aurait  perdus;  les  perturbations  de  Junon  l'ont  prouvé.  Sans 
contester  ce  témoignage  irréprochable  de  la  petite  planète,  Poisson 
maintenait  les  principes.  «  Les  calculs  de  Laplace,  dit  il,  ont  donné, 
avec  une  précision  voisine  de  la  certitude,  une  masse  plus  peiite 
qu'elle  n'est  réellement.  Cela  ne  provient  d'aucune  inexactitude 
dans  les  formules  dont  il  a  fait  usage  ;  il  y  a  lieu  de  croire  que  la 
masse  de  Jupiter,  un  peu  trop  petite,  résulte  de  quelques  termes 
fautifs  dans  l'expression  des  perturbations.  »  Poinsot,  son  spirituel 
adversaire,  pour  transformer  l'apologie  en  épigramme,  ne  change 
rien  au  trait  que  l'accent:  «  Après  avoir  calculé  la  probabilité 
d'une  erreur,  il  faudrait  calculer  la  probabilité  d'une  erreur  dans 
le  calcul.  » 

Peut-on,  par  des  combinaisons  habiles,  s'assurer  sur  les  résultats 
d'observations  imparfaites,  puisées  à  des  sources  douteuses?  On  le 
peut,  répond  la  théorie,  pourvu  qu'on  n'ait  pas  à  craindre  d'er- 
reurs constantes.  Le  calcul  échouera,  répond  le  bon  sens.  Les  deux 
réponses  sont  d'accord. 

Lorsqu'en  1761,  après  soixante-dix  années  d'attente,  les  astro- 
nomes de  tous  les  pays  distribuèrent  sur  la  portion  du  globe  dési- 
gnée par  Halley  plus  de  cent  observateurs  du  passage  de  Vénus, 
la  crainte  du  mauvais  temps  et  l'émulation  du  zèle  pour  la  science, 
en  accrurent  ainsi  le  nombre,  —  on  croyait  la  méthode  infaillible,  et 
deux  observateurs  soigneux,  Halley  l'avait  prouvé,  pouvaient  sans 
aucun  associé  donner  la  parallaxe  exacte  au  centième  de  seconde. 
Soixante  observations,  au  lieu  de  deux,  faisaient  espérer  par  leurs 
combinaisons  mille  sept  cent  soixante-dix  déterminations  identi- 
ques. La  déception  fut  grande;  les  résultats  variaient  entre  7  et 
11".  En  combinant  quinze  observations  européennes,  avec  celle 
du  cap  de  Bonne-Espérance,  Short  trouva  une  moyenne  de  8"47. 
L'observation  de  Tobolsk,  combinée  avec  quinze  autres,  donnait 
9"56;  en  en  supprimant  quatre,  il  restait  8"69.  Ces  quatre  obser- 
vations, deux  de  Stockholm  et  deux  de  Tornéa,  comparées  à  celle  de 
Tobolsk,  auraient  donné  plus  de  11".  L'opération  était  à  refaire. 
Rien  ne  fut  épargné  en  1709,  le  succès  fut  pareil.  En  combinant 
les  observations  sans  règle  et  sans  méthode,  les  calculateurs  du 
XVIII®  siècle  n'en  purent  montrer  que  l'incertitude.  Encke,  en  1822, 
voulut  reprendre  dans  leur  ensemble  les  résultats  des  deux  expé- 


782  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

ditions,  et,  par  un  prodigieux  travail,  appliquant  dans  toutes  ses 
prescriptions  la  méthode  des  moindres  carrés,  il  obtint  8"5776. 
L'erreur  probable  était  0"0370. 

Cette  expression  d'erreur  probable  exige  une  explication  :  l'er- 
reur probable  est  celle  qu'il  y  a  chance  égale  d'atteindre  ou  de  ne 
pas  atteindre  ;  de  celle-là,  nous  l'avons  dit,  on  déduit  toutes  les 
autres.  Contre  une  erreur  huit  fois  plus  grande  il  n'y  a  pas,  dit  la 
théorie,  une  chance  sur  un  million.  C'est  justement  celle-là  qui  s'est 
produite.  La  parallaxe,  aujourd'hui  bien  connue,  surpasse  le  résul- 
tat d'Encke  de  huit  fois  son  erreur  probable.  Tous  ces  calculs 
devaient  être  stériles,  rien  ne  garantissait  contre  les  causes  con- 
stantes, et  le  nombre  des  observations  douteuses  n'était  pas  assez 
grand  pour  assurer  une  compensation. 


lY. 


Tout  semblait  débattu  sur  les  universaux  et  tout  oublié.  M.  Que- 
telet,  sans  réveiller  ce  vieux  problème,  a  cru  sérieusement  le 
résoudre,  et,  dans  un  livre  riche  de  faits  judicieusement  recueil- 
lis, a  voulu  définir  et  préciser  le  mot  homme  indépendamment  des 
hommes  particuliers  considérés  comme  accidens.  Sans  discussions 
ni  subtilités,  le  patient  auteur  attribue  à  son  type,  par  définition, 
la  moyenne  de  chaque  élément  variable  d'r.n  homme  à  l'autre. 
En  relevant,  par  exemple,  les  tailles  de  20,000  soldats,  on  a  trouvé 
pour  moyenne  1"',75  ;  telle  est  la  taille  de  l'homme  moyen;  autour 
d'elle,  dans  la  série  des  mesures,  se  groupent  les  tailles  plus 
grandes  ou  plus  petites,  exactement  graduées  suivant  la  loi  des 
écarts.  Rien  ne  distingue  les  tailles  des  conscrits  des  mesures 
qu'un  observateur  très  maladroit  aurait  prises  '> 0,000  fois  de 
suite  sur  un  même  homme  de  l'",75,  avec  des  instrumens  bien 
grossiers,  il  faut  le  supposer,  mais  corrigés  de  toute  erreur  con- 
stante. 

Quetelet  dans  ce  rapprochement  voit  une  identité  ;  nos  tailles  iné- 
gales sont  pour  lui  le  résultat  des  mesures  très  mal  prises  par  la 
nature  sur  un  modèle  immuable,  qui,  seul,  révèle  tout  son  savoir, 
1™,75  est  la  taille  normale;  pour  avoir  un  peu  plus,  on  n'en  est  pas 
moins  homme,  mais  ce  qui  manque  ou  dépasse  pour  chacun  est 
erreur  de  nature  et  monstruosité. 

Abailard,  si  habile  à  raisonner  des  choses,  aurait  réduit  l'argu- 
ment en  forme,  mais  on  ne  remue  plus  de  telles  subtilités.  M.  Que- 
telet, sur  ce  vieux  champ  de  bataille  des  écoles,  n'a  rencontré  ni 
défenseurs  ni  adversaires. 


LES   LOIS  DU   HASABD.  783 

La  thèse  a  cependant  plus  d'un  inconvénient.  L'homme  idéal, 
dit-on,  représente  en  toute  chose  la  moyenne  de  l'humanité.  Gela 
paraît  très  simple  et  très  clair,  mais  ces  détails ,  définis  par  règle 
et  par  compas,  comment  s'ajustent-ils?  La  hauteur  de  la  tête,  par 
exemple,  pourra,  pour  l'homme  moyen,  se  calculer  par  deux 
méthodes;  on  peut  prendre  la  moyenne  des  longueurs,  ou  pour 
chaque  individu,  le  rapport  de  la  tète  à  la  hauteur  du  corps,  puis 
la  moyenne  de  ces  rapports.  Les  résultats  sont  différens  :  comment 
les  accorder  ? 

Grave  diiïicuhé  et  inévitable  écueil  !  Pour  le  montrer  avec  évi- 
dence, cherchons  entre  deux  sphères  la  sphère  moyenne  :  l'une 
a  pour  rayon  1  ;  nous  choisirons  les  unités  de  manière  à  représen- 
ter également  la  surface  et  le  vohime  par  1.  La  seconde  sphère  a, 
je  suppose,  pour  rayon  3,  pour  surface  9  et  pour  volume  27;  ces 
chiffres  sont  forcés.  Les  moyennes  2,  5  et  là  sont  incompatibles; 
une  sphère  de  rayon  2  aurait  pour  surface  à  et  pour  volume  8  très 
exactement;  aucune  concession  n'est  possible,  nulle  sphère  n'est 
difforme.  Un  homme  malheureusement  peut  l'être,  et  II.  Quetelet 
en  profite;  en  associant  le  poids  moyen  de  20,000  conscrits  à  leur 
hauteur  moyenne,  on  fera  l'homme  type  ridiculement  gros  et,  quoi 
qu'en  ait  pensé  Reynolds,  un  mauvais  modèle  pour  uu  peintre.  Cet 
artiste  éminent,  dans  ses  leçons  publiques  sur  les  beaux-arts,  avait, 
avant  Quetelet,  signalé  dans  l'homme  moyen  le  type  de  la  beauté 
parfaite.  Si  tel  était  le  cas,  a  dit  sir  John  Herschel,  la  laideur 
serait  l'exception.  Je  n'en  aperçois  pas  la  raison.  Aucun  trait  de 
la  beauté  parfaite  ne  serait  rare;  distribués  sans  convenance,  ils 
seraient  sans  mérite.  Ce  sont  les  proportions  qui  importent,  l'har- 
monie >ait  la  grâce.  Le  hasard  appellerait  sans  doute  peu  d'élus,  et, 
n'en  déplaise  à  sir  John  Herschel,  dans  les  assemblages  incohérens, 
si  la  laideur,  comme  il  le  dit,  formait  l'exception,  le  grotesque 
deviendrait  la  règle. 

Dans  le  corps  de  l'homme  moyen,  l'auteur  belge  place  une  âme 
moyenne.  Il  faut,  pour  résumer  les  qualités  morales,  fondre  vingt 
mille  caractères  en  un  seul.  L'homme  type  sera  donc  sans  passions 
et  sans  vices,  ni  fou  ni  sage,  ni  ignorant  ni  savant,  souvent  assoupi  : 
c'est  la  moyenne  entre  la  veille  et  le  sommeil,  ne  répondant  ni  oui 
ni  non  ;  médiocre  en  tout.  Après  avoir  mangé  pendant  trente-huit 
ans  la  ration  moyenne  d'un  soldat  bien  portant,  il  mourrait,  non 
de  vieillesse,  mais  d'une  maladie  moyenne  que  la  statistique  révé- 
lerait pour  lui. 


784  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 


L'application  du  calcul  aux  décisions  judiciaires  est,  dit  Stuart 
Mill,  le  scandale  des  mathématiques.  L'accusation  est  injuste.  On 
peut  peser  du  cuivre  et  le  donner  pour  or,  la  balance  reste  sans 
reproche.  Dans  leurs  travaux  sur  la  théorie  des  jugemens,  Condor- 
cet,  Laplace  et  Poisson  n'ont  pesé  que  du  cuivre. 

La  réunion,  quelle  qu'elle  soit,  qui  peut  juger  bien  ou  mal,  est 
remplacée  dans  leurs  études  par  des  urnes  où  l'on  puise  des  boules 
blanches  ou  noires.  «  On  peut,  dans  plusieurs  cas,  —  a  dit  Laplace, 
le  plus  grand  des  trois,  le  moins  imprudent,  et  incomparable  aux 
deux  autres,  —  résoudre  des  questions  qui  ont  beaucoup  d'ana- 
logie avec  les  questions  qu'on  se  propose,  et  dont  les  solutions 
peuvent  être  regardées  comme  des  approximations  propres  à  nous 
guider  et  à  nous  garantir  des  erreurs  et  des  dangers  auxquels 
les  mauvais  raisonnemens  nous  exposent.  Une  approximation  bien 
conduite  est  toujours  préférable  aux  raisonnemens  les  plus  spé- 
cieux. » 

Rien  n'est  plus  sage  :  les  bonnes  approximations  valent  mieux 
que  les  mauvais  raisonnemens;  mais  il  n'y  a,  malu^ré  cela,  moyen 
ni  apparence  de  les  réduire  en  acte  pour  rendre  la  justice  meil- 
leure que  les  juges.  On  peut  assurément  supposer  le  nombre  des 
boules  noires  égal  à  celui  des  jugemens  mal  rendus,  les  deux  pro- 
blèmes n'en  restent  pas  moins  fort  différens,  et  pour  tout  dire, 
sans  analogie. 

Un  jugf^,  Supposons-le,  se  trompe  une  fois  sur  dix.  Gondorcet  et 
Poisson  l'assimilent  à  une  urne  contenant  neuf  boules  blanches  et 
une  noire.  Le  sort  des  accusés  resterait-il  le  même? 

Sur  mille  épreuves,  la  boule  noire  sortira  cent  fois,  tout  comme, 
sur  mille  jugemens,  cent  seront  mal  rendus.  Les  nombres  se  res- 
semblent, tout  le  reste  diffère.  Quand  un  juge  se  trompe,  c'est  que 
le  cas  sans  doute  est  complexe  et  ardu.  On  condamne  à  coup  sûr 
le  coupable  qai  avoue,  on  acquitte  en  hésitant  celui  que  l'on  n'a 
pu  convaincre  ;  les  cent  boules  noires  de  l'urne  se  montreront  le 
même  nombre  de  fois,  mais  tout  autrement.  Gondorcet  répondrait 
peut-être  que  pour  la  société,  qui  seule  l'intéresse,  le  dommage  et 
l'alarme  resteraient  les  mêmes  et  qu'ils  dépendent  du  nombre  des 
crimes  impunis  et  des  innocens  déclarés  coupables.  Mais  une  autre 
objection  est  sans  réplique  :  l'indépendance  des  tirages  est  supposée  ; 
les  urnes,  dans  lescalculs,  échappent  à  toute  influence  commune.  Les 


LES   LOIS    DU    HASARD,  785 

juges,  au  contraire,  s'éclairent  les  uns  les  autres,  les  mêmes  faits 
les  instruisent,  les  mêmes  témoignages  les  troublent,  les  mêmes 
sollicitations  les  tourmentent,  la  même  éloquence  les  égare,  c'est 
sur  les  mêmes  considérans  qu'ils  font  reposer  la  vérité  ou  l'erreur. 
L'assimilation  est  impossible. 

«  Condorcet  a  pris  possession  de  l'univers  moral  pour  le  sou- 
mettre au  calcul.  »  C'est  la  louange  qu'on  lui  a  donnée;  on 
s'est  demandé  si  c'est  après  l'avoir  lu.  Dans  son  livre  sur  la  Pro- 
babilité des  jugemens ,  il  se  propose  d'abord  deux  problèmes. 
Premièrement  :  Quel  est,  pour  chaque  jugement  et  pour  chaque 
juge,  la  probabilité  de  rencontrer  juste?  En  second  lieu  :  Quelle  est 
la  probabilité  d'erreur  à  laquelle  la  société  peut  se  résigner  sans 
alarmes  ? 

La  première  question  lui  semble  facile. 

«  Je  suppose,  dit  Condorcet,  que  l'on  ait  choisi  un  nombre 
d'hommes  véritablement  éclairés  et  qu'ils  prononcent  sur  la  vérité 
ou  sur  la  fausseté  de  la  décision.  Si,  parmi  les  décisions  de  ce  tri- 
bunal d'examen,  on  n'a  égard  qu'à  celles  qui  ont  obtenu  une  cer- 
taine pluralité,  il  est  aisé  de  voir  qu'on  peut,  sans  erreur  sensible, 
les  regarder  comme  certaines.  » 

C'est  un  concile  infaillible,  tout  simplement,  qu'il  définit  et  pré- 
tend convoquer.  Sans  douter  il  hésite  ;  non  que  les  hommes  véri- 
tablement éclairés  soient  rares,  gardons-nous  de  le  croire,  mais 
leur  temps  est  précieux  ;  pour  l'épargner,  Condorcet  propose  une 
seconde  méthode  dont  Poisson,  plus  tard,  n'a  pas  aperçu  l'illusion. 
La  probabilité  d'erreur  étant  supposée  pour  un  juré,  on  peut,  en 
augmentant  leur  nombre,  la  diminuer  sans  limite  pour  l'ensemble. 
L'instrument  est  trouvé,  on  n'a  plus  qu'à  choisir.  «  Que  l'on  compte, 
dit  Condorcet,  combien  il  périt  de  paquebots  sur  le  nombre  de 
ceux  qui  vont  de  Calais  à  Douvres,  et  qu'on  n'ait  égard  qu'à  ceux 
qui  sont  partis  par  un  temps  regardé  comme  bon  par  les  hommes 
instruits  dans  la  navigation.  Il  est  clair  qu'on  aura,  par  ce  moyen, 
la  valeur  d'un  risque  que,  pour  les  autres  comme  pour  soi,  on  peut 
négliger  sans  imprudence.  »  Préfère-t-on  le  danger  de  périr  au 
Pont-Saint-Esprit,  quand  on  descend  le  Rhône  de  Lyon  à  Avignon? 
Les  honnêtes  gens  s'y  exposent  sans  frayeur.  Veut-on ,  pour  le 
faire  court,  la  probabilité  77777»?  Il  ne  faut  que  dire  oui.  Je  n'in- 
vente ni  n'exagère.  Dans  une  assemblée  de  65  votants ,  on  exi- 
gera la  majorité  de  9  voix.  Deux  conditions  seulement  sont  sup- 
posées :  chaque  juge,  isolément ,  ne  doit  se  tromper  qu'une  fois 
sur  cinq.  En  jugeant  la  même  cause,  le  raisonnement  proposé  le 
suppose,  ils  ne  doivent  pas  non  plus  être  exposés  aux  même€ 
chances  d'erreurs. 

TOME  LXII.  —   1884.  50 


78 fi  REVUE   DES   DEDX   MONDES. 

Lorsque,  huit  ans  plus  tard,  Gondorcet  préférait  le  poison  à  une 
justice  suspecte,  s'il  eût  pu  s'assurer  en  des  juges  courageux  et 
honnêtes,  il  n'en  aurait  pas  exigé  soixante- cinq. 

Laplace  aborde  très  modestement  le  problème  des  jugemens  : 
«  La  probabilité  des  décisions  d'une  assemblée  dépend,  dit-il,  de 
la  pluralité  des  voix,  des  lumières  et  de  l'impartialité  des  juges. 
Tant  de  passions  et  d'intérêts  particuliers  mêlent  si  souvent  leur 
influenre,  qu'il  est  impossible  de  soumettre  le  résultat  au  calcul  des 
probabilités.  »  Il  l'y  soumet  pourtant,  et  Poisson,  en  fondant,  dans 
son  livre,  sur  des  principes  certains,  des  applications  à  peine  dou- 
teuses, a  cru  suivre  son  illustre  exemple.  T  api  ace  cherche  d'abord, 
pour  les  as'semblées,  le  meilleur  systèine  de  vote.  Il  est  rare  que  l'on 
puisse,  en  répondant  oui  ou  non,  exprimer  toute  son  opinion.  Plu- 
sieurs propositions,  presque  toujours,  sont  relatives  aux  mêmes 
objets.  Le  calcul,  suivant  Laplace,  ne  conseille  pas  de  les  mettre  aux 
voix  successivement.  Yoici  ce  qu'il  faut  faire  :  chaque  votant  recevra 
un  nombre  illimité  de  boules,  et  l'on  passera,  pour  recueillir  les  votes, 
autant  d'urnes  qu'il  y  a  d'opinions  en  présence,  en  invitant  chaque 
votant  à  verser  dans  chaque  urne  un  nombre  de  boules  proportion- 
nel à  la  probabilité  qu'il  attribue  à  la  proposition  correspondante. 
Docile  à  la  théorie  du  probabilisme,  chacun  résistera  à  la  tent^)tion 
de  verser  sa  provision  tout  entière  dans  l'urne  favorable  à  l'opinion 
qui  lui  agrée  le  plus. 

Les  assemblées  n'ont  pas  tenté  l'épreuve;  elles  cherchent  le  sûr, 
comme  Pascal,  le  probable  ne  leur  suffit  pas. 

Laplace,  reprenant  une.' idée  de  Gondorcet,  cherche  dans  le  compte 
des  votes  concordans  ou  discordans  des  divers  juges,  la  chance 
qu'ils  ont  de  prononcer  juste.  Se  séparant  pourtant  de  Gondorcet 
sur  un  point  de  grande  importance,  il  fait  varier  cette  probabilité 
d'une  cause  à  l'autre,  mais  la  fait,  dans  chaque  cause,  égale  pour 
tous  les  juges;  la  seule  donnée  introduite  est  le  nombre  des  juges 
favorables  à  chaque  opinion.  Si  un  jury  de  douze  nègres  pro- 
nonce sur  le  vol  d'une  banane,  la  probabilité  de  bien  jugRr  sera, 
d'après  la  formule,  précisément  la  même,  à  majorité  égale,  que 
pour  douze  conseillers  à  la  cour  de  cassation  décidant  une  question 
de  droit. 

La  probabilité,  dans  les  calculs  de  Poisson,  reste  la  même  pour 
toutes  les  causes;  il  n'ignore  pas  qu'elle  peut  varier,  mais  il  croit 
obtenir,  sans  doute,  une  de  ces  approximations  bien  conduites  dont 
parle  Laplace. 

Une  urne  contient  des  boules  noires  ou  blanches;  la  proportion 
est  inconnue;  il  suffira,  pour  la  découvrir,  de  faire  un  grand  nombre 
de  tirages.  Le  rapport  du  nombre  des  boules  blanches  sorties 
au  nombre  total  des  tirages  fera  connaître  leur  proportion  dans 


LES    LOIS   T)U    HASARD.  787 

l'urne.  La  vérité,  malheureusement,  aussi  différente  de  l'erreur  que 
la  couleur  blanche  l'est  de  la  noire,  ne  s'en  distingue  pas  si  faci- 
lement. 

Supposons,  en  second  lieu,  deux  urnes  en  présence.  On  ignore 
la  proportion  des  boules  noires  ou  blanches,  et,  à  chaque  tirage, 
on  fait  connaître,  non  la  couleur  des  boules,  mais  leur  accord  seu- 
lement ou  leur  désaccord.  On  ne  pourra  par  de  telles  épreuves,  si 
souvent  qu'elles  soient  répétées,  déterminer  la  composition  des 
urnes,  mais  seulement  renfermer  le  doute  dans  des  limites  plus  ou 
moins  étroites. 

En  consultant  trois  urnes  au  lieu  de  deux,  le  problème  se  résout 
exactement.  Si,  tirant  une  boule  de  chacune,  on  sait  quelles  urnes 
s'accordent  à  donner  même  couleur,  l'épreuve,  suffisamment  répé- 
tée, fera  connaître,  avec  telle  probabilité  qu'on  voudra,  la  compo- 
siiion  des  trois  urnes,  sans  distinguer  toutefois  les  cas  où  les  noires 
seraient  changées  en  blanches,  et  réciproquement. 

Poispon  substitue  aux  trois  urnes  les  trois  juges  d'un  même  tri- 
bunal. Si  Pierre,  Paul  et  Jacques  prononcent  sur  un  grand  nombre 
d'affaires,  on  pourra,  sans  savoir  si  leurs  décisions  sont  justes 
ou  injustes,  connaître  leurs  différences  d'opinion.  La  formule  qui 
révèle  les  boules  blanches  des  urnes  s'appliquera  aux  chances  de 
bien  juger,  en  repoussant  toutefois,  pour  chaque  magistrat,  la  pro- 
babilité de  se  tromper  plus  d'une  fois  sur  deux.  Mieux  vaudrait 
sans  cela,  après  avoir  vu,  lu,  relu,  paperasse  et  feuilleté  les  pièces 
du  procès,  jouer,  comme  faisait  Bridoye,  la  sentence  à  trois  dés. 

Les  deux  problèmes  assimilés  par  Poisson  sont,  en  réalité,  u'ès 
différens.  Si  Pierre  et  Paiil  s'accordent  souvent  contre  Jacques,  il 
peut  se  faire  qu'ils  aient,  sur  certains  cas  douteux,  une  opinion 
pareille  et,  qu'en  la  repoussant,  Jacques  comprenne  mieux  )a  loi. 
Peut-être  Pierre  et  Paul  montreut-ils  pour  certains  plaideurs  une 
même  indulgence,  pour  d'autres  une  égale  rigueur.  Pour  être  plus 
éclairé,  plus  droit,  plus  impartial,  Jacques  alors  serait  diffamé  par 
la  formule.  Si  Paul,  quand  un  de  ses  collègues  a  opiné  le  premier, 
n'a  pas  la  hardiesse  de  le  contredire,  la  formule  y  verra  une  preuve 
de  son  mérite.  Est-elle  digne  de  confiance?  Sans  s'arrêter  à  des 
difficultés  aussi  visibles,  Poisson  n'a  pas  craint  d'assigner,  pour 
un  juré  pris  au  hasard,  la  probabilité  de  décider  juste.  D'après 
l'ensemble  des  documens  interprétés  par  ses  calculs,  chaque 
juré,  en  France,  se  trompe  une  fois  sur  trois.  C'est  beaucoup  : 
Gondorcet  n'en  demanderait  pas  davantage.  Quelques  centaines 
de  ces  jurés  sans  lumières  lui  suffiraient  pour  promettre,  au  nom 
de  la  science,  aux  accusés  innocens,  toute  la  sécurité  d'un  joyeux 
touriste  qui,  par  un  temps  serein,  s'embarque  sur  une  mer  sans 
écueils, 


788  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 


VI. 


L'action  libre  des  êtres  humains,  celle  aussi  des  animaux,  quoi 
qu'en  ait  dit  Descartes,  mêle  à  l'enchaînement  des  effets  et  des 
causes  un  élément  inaccessible  au  calcul.  La  liberté  du  choix  pro- 
duit, à  parler  rigoureusement,  les  seuls  cas  fortuits. 

Les  lois  du  hasard  étendent  plus  loin  leur  domaine.  Un  homme 
agite  un  cornet,  lance  les  dés,  doucement  ou  avec  force,  à  droite 
ou  à  gauche,  use  sans  contrainte  de  son  libre  arbitre;  il  amène 
sonnez  une  fois  sur  trente-six. 

On  substitue  au  bras  de  chair  des  organes  de  cuivre  et  d'acier. 
Une  machine  jette  les  dés,  les  ramasse,  les  lance  encore,  mue  par 
la  force  aveugle  d'un  ressort  entretenue  par  d'autres  ressorts.  Tout 
est  déterminé;  un  géomètre  calcule  à  l'avance  la  succession  des 
points.  La  formule  donne  sonnez  une  fois  sur  trente-six. 

Tous  les  soldats  d'une  nombreuse  armée  sont  appelés  tour  à  tour 
à  dire  un  nombre  moindre  qae  sept,  le  premier  venu.  Dans  leurs 
réponses,  inscrites  deux  par  deux,  on  rencontre  deux  six  une  fois 
sur  trente-six. 

D'où  vient  cela?  Les  lois  du  hasard  gênent-elles  la  liberté  des 
efforts  musculaires?  règlent -elles  l'ordonnance  d'un  mécanisme 
aveugle  ?  Troublent-elles  le  caprice  de  cent  mille  imaginations 
qui  les  ignorent?  Il  n'en  est  pas  ainsi.  Si  l'on  influence  la  volonté 
de  ces  hommes,  si  le  mécanicien ,  rebelle  à  la  loi  de  Bernoulli, 
prend  plaisir  à  la  mettre  en  défaut,  si  le  joueur  de  dés  s'y  applique 
avec  ou  sans  adresse,  toutes  nos  assertions  seront  fausses.  A  tout 
effort  le  hasard  est  docile;  sans  souci  de  la  règle,  il  suit  les  gros 
bataillons. 

Le  hasard  est  sans  vertu  :  impuissant  dans  les  grandes  affaires, 
il  ne  trouble  que  les  petites.  Mais,  pour  conduire  les  faits  de  nature 
à  une  fin  assurée  et  précise,  il  est,  au  miUeu  des  agitations  et 
des  variétés  infinies,  le  meilleur  et  le  plus  simple  des  mécanismes. 
Les  vapeurs  s'élèvent,  les  vésicules  se  forment,  les  nuées  s'épais- 
sissent, les  vents  les  dispersent,  les  mêlent,  les  entre-choquent, 
engendrent  la  tempête  et  la  pluie,  le  ha=;ard  conduit  tout  sans  sur- 
veillance ni  délibération  aucune,  et  précisément  parce  qu'il  est 
aveugle,  il  remplit  le  lit  de  tous  les  fleuves,  arrose  toutes  les  cam- 
pagnes et  donne  à  chaque  brin  d'herbe  sa  ration  nécessaire  de 
gouttes  d'eau. 

J.  Bertrand. 


LES 


CONCERTS  DU  DIMCÏÏE 


MAITRES     SYMPHONISTES 


BEETHOVEN,  BERLIOZ,  RICHARD  WAGNER. 


Berlioz  raconte  dans  ses  Mémoires  qu'aux  environs  de  1830  un 
employé  du  ministère  des  beaux-arts  le  prit  à  part  en  lui  disant  : 
«  Qu'est-ce  donc  que  ce  Beethoven?  Tout  le  monde  en  parle,  et 
pourtant  il  n'est  pas  de  l'Institut.  »  Ou  serait  tenté  de  rire  beau- 
coup de  ce  pauvre  employé  si  l'on  ne  savait,  d'autre  part,  qu'en 
1812  le  grand  Weber  écrivait,  après  avoir  entendu  la  symphonie 
en  la,  cette  phrase  stupéfiante  :  «  Beethoven  est  aujourd'hui  mûr 
pour  les  petiies-maisons.  »  L'employé  n'était  qu'ignorant  ;  l'auteur 
du  Freifhiitz  blasphémait-il  par  jalousie  ou  par  étroitesse?  Et  Ber- 
lioz! que  ne  dut-il  pas  entendre  sur  son  propre  compte  dans  sa 
longue  et  tragique  carrière!  Compris  de  quelques  initiés,  il  passait 
pour  un  fou  aux  yeux  du  grand  nombre.  Mais  si  les  vivans  de 
génie  n'avancent  qu'à  grand'peine,  les  morts  vont  vite.  Aujour- 


790  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

d'hui  tout  est  bien  changé.  Beethoven  est  aussi  connu,  aupsi 
applaudi  en  France  qu'en  Allemagne,  et  l'on  a  enfin  rendu  Justice 
au  plus  grand  rausiciea  français.  Ce  progrès  considérable  a  sa  rai- 
son évidente  :  il  est  dû  à  ces  grands  concerts  du  dimanche  après- 
mi  li  qui,  depuis  plus  de  vingt  ans,  ont  fait  l'éducation  du  public 
parisien.  Déjà  l'exemple  rayonne  en  province.  Lyon,  Marseille, 
Bordeaux,  Clermont,  Nantes,  Angers,  une  série  d'autres  cités  ont 
fondé  des  concerts  populaires.  Il  n'y  aura  bientôt  {)lus,  en  France, 
de  ville  importante  qui  ne  se  donne  le  plaisir  d'entendre  tous  les 
hivers  les  chefs-d'œuvre  classiques. 

Il  y  a  là  comme  une  institution  nouvelle  qui  vaut  la  peine 
d'être  étudiée.  Elle  a  déjà  produit  une  transformation  complète  du 
goût  musical  et  nous  prépare,  dans  un  avenir  prochain,  une  régé- 
nération du  sens  esthétique  dans  les  couches  profondes  de  la  société. 
Ce  que  le  Conservatoire  ne  pouvait  pas  %ire  :  populariser  la  grande 
musique  classique,  les  concerts  populaires  l'ont  accompli  avec  une 
rapidité  surprenante.  Nous  sommes  loin  de  médire  de  la  Société 
des  concerts.  Quiconque  a  pénétré  dans  cette  salle  de  choix  d'une 
acoustique  merveilleuse,  où  chaque  son  s'harmonise  avec  l'en- 
semble et  vibre  avec  sa  valeur,  où  chaque  exécutant  est  un  artiste 
de  premier  ordre,  a  goûté  un  plaisir  exquis  et  unique.  Très  diverse 
est  l'impression  que  nous  donne  un  de  ces  grands  concerts  popu- 
laires, au  Cirque  d'Hiver  par  exemple.  L'acoustique  est  inférieure, 
l'exécution  moins  parfaite;  mais  ce  cirque  immense,  peuplé  de 
quatre  à  cinq  mille  personnes,  a  quelque  chose  de  grandiose  qui 
fait  penser  au  théâtre  antique.  Ce  public  est  naïf  et  sincère  ;  ses 
mouvemens  d'enthousiasme  ou  de  réprobation  sont  bruyans  et 
spontanés.  On  sent  passer  là  sur  sa  tête  la  grosse  vague  de  l'émo- 
tion populaire  dont  on  n'avait  là-bas  que  le  remous  canalisé.  Tous 
les  rangs  de  la  société  sont  représentés  dans  cette  foule.  Au  par- 
terre, on  a  souvent  vu  l'élite  des  juges  et  des  délicats.  C'est  là  que 
ce  malheureux  et  grand  Berlioz  vint,  dans  la  dernière  année  de  sa 
vie,  écouter  son  septuor  des  Troycns.  Presque  mourant,  on  le  vit 
sangloter  sous  un  tonnerre  d'applaudissemens,  tardif  hommage  du 
grand  public  français.  Sur  les  gradins  s'étagent,  se  mêlent  toutes 
les  classes  ;  aux  troisièmes  galeries,  l'étudiant  du  quartier  Latin  cou- 
doie l'ouvrier.  Et  tout  ce  monde  pressé,  attentif  ouvre  son  oreille 
au  premier  coup  d'archet  de  l'orchestre  comme  à  une  révélation 
délicieuse. 

Si  nous  comparons  l'atmosphère  morale  qu'on  respire  dans  ces 
concerts  à  celle  de  la  plupart  de  nos  théâtres,  nous  la  trouverons 
infiniment  plus  pure  et  plus  élevée.  Chacun  de  nous  avouera  que 
ce  qui  nous  amène  dans  ceux-ci  est  surtout  un  besoin  fiévreux  de 


LES  CONCERTS  DU  DIMANCHE.  791 

distraction.  Tantôt  nous  cherchons  un  divertissement  à  tout  prix, 
tantôt  une  émotion  violente  et  malsaine.  Le  grand  Opéra,  avec  son 
public  d'abonnés  de  toutes  les  nations,  devient  un  salon  du  liigh 
life  d'Europe  et  d'Amérique  oii  l'on  cause  pins  que  l'on  n'écoute. 
Mais  le  public  des  Concerts  populaires  peut  s'appeler  véritablement 
un  public  de  dimanche.  Il  vient  chercher  là  une  édification,  un  con- 
fort pour  l'âme,  un  air  meilleur.  Dans  celte  masse  humaine  com- 
pacte, vous  trouverez  de  ces  faces  songeuses,  poètes  inconnus  de  la 
foule  et  peut-être  d'eux-mêmes  qui  s'abandonnent  ici  à  leur  rêve. 
Vous  y  trouverez  des  âmes  pieuses  et  inquiètes,  fatiguées  de  leur 
église  étroite  et  avides  de  communiquer  avec  l'humanité  vivante. 
Vous  y  verrez  des  penseurs  las  de  leur  pensée  qui  retrouvent 
dans  cette  foule  vibrante  une  sorte  d'émotion  religieuse  et  qui 
demandent  aux  accens  de  la  grande  musique  un  souffle  de  Vmi- 
delà  perdu.  Généralement  c'est  dans  la  foule  que  l'homme  se  sent 
le  plus  seul.  Ici,  dans  le  recueillement  profond  de  chacun  au  dedans 
de  lui-même,  il  se  produit  comme  une  communication  instantanée 
et  mystérieuse  de  chacun  avec  tous. 

Il  m'est  arrivé  plus  d'une  fois  d'observer  ce  singulier  phéno- 
mèue  au  Cirque  d'Hiver.  Un  jour,  c'était  par  une  sombre  après- 
midi  de  février,  on  jouait  Yandanic  con  moto  de  la  Symphonie  en 
ut  mineur.  Au  thème  d'une  mâle  tristesse,  attaqué  par  les  violon- 
celles, répond  une  courte  phrase  des  instrumens  à  vent  qui  des- 
cend comme  une  larme  céleste  sur  la  souffrance  humaine.  Tout  le 
morceau  se  compose  de  questions  et  de  réponses,  d'une  alternative 
d'abattement  et  d'énergie  renaissante,  de  sombre  rêverie  et  d'espé- 
rance impétueuse,  qui  en  fait  une  sorte  de  lutte  entre  la  douleur  et 
la  puissance  consolatrice  et  lui  prête  l'intérêt  palpitant  d'une  psy- 
chologie notée.  Vers  la  fin,  la  mélodie  tourne  au  mineur,  se  brise 
dais  une  sorte  de  clair-obscur  et  semble  vouloir  s'éteindre  dans 
une  palpitation  mourante,  lorsque  tout  d'un  coup,  après  un  rebon- 
dissement des  instrumens  à  cordes,  elle  s'élance  à  l'octave  et  entraîne 
tout  l'orchestre  dans  un  chant  de  triomphe.  A  ce  moment,  un  rayon 
de  soleil  perçant  les  hautes  fenêtres  glissa  dans  la  salle  et  se  joua 
avec  toutes  les  couleurs  du  prisme  dans  les  lustres  suspendus  sur 
cet  entonnoir  de  cinq  mille  têtes.  Un  frémissement  lég'^r  fit  le  tour 
de  l'amphithéâtre.  Il  semblait  réellement  que,  dans  cette  minute, 
le  rêve  du  maître,  la  vision  d'une  sorte  de  Prométhée  consolé  par 
les  pleurs  d'un  ange-femme,  d'un  génie  de  lumière,  se  fût  réalisé 
pour  cette  foule. 

Exprimer  le  monde  intérieur,  donner  au  sentiment  l'intensité 
d'une  apparition,  rendre  visible  l'invisible,  voilà  le  triomphe  de  la 
musique  instrumentale. 


792  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 


I. 


Mais,  avant  de  la  suivre  dans  ses  modes  divers,  avant  d'aborder 
les  maîtres  de  la  symphonie,  rendons  justice  à  ceux  qui  nous  les 
ont  fait  connaître  si  largement. 

La  palme  revient  à  M.  Pasdeloup,  qui  a  le  mérite  de  la  priorité. 
C'est  à  son  initiative,  à  son  intelligence,  à  son  courage  que  nous 
devons  la  nouvelle  institution.  Mes  souvenirs  ne  remontent  pas  jus- 
qu'à la  fondation  des  Concerts  populaires,  mais  nombre  de  per- 
sonnes qui  leur  sont  demeurés  fidèles  pendant  vingt-cinq  ans  se  la 
rappellent  comme  un  événement.  De  bons  musiciens  avaient  tenté 
inutilement  la  même  œuvre.  Le  public  n'était-il  pas  encore  préparé, 
ou  l'habileté  pratique  faisait-elle  défaut  à  ces  novateurs?  Le  fait  est 
que  M.  Pasdeloup  a  réussi  le  premier.  Selon  nous,  il  doit  son  suc- 
cès à  trois  qualités  qui  se  trouvent  rarement  réunies  :  enthousiasme, 
souplesse  et  fermeté.  La  tâche  n'était  pas  facile.  Ce  ne  fut  que  peu 
à  peu  qu'il  parvint  à  gagner,  à  dompter  et  finalement  à  éduquer 
ces  foules  houleuses.  Dans  les  commencemens,  il  avait  à  lutter  avec 
l'esprit  gouailleur  du  Parisien  et  avec  l'ignorance  de  son  public. 
Mais  le  mérite  de  ce  public  était  dans  cette  ignorance  même.  Elle 
donnait  à  ses  impressions  une  vivacité  extrême,  une  sincérité 
amusante,  le  charme  de  l'imprévu.  Ce  fut  Haydn  d'abord  qui  eut 
le  don  de  lui  plaire;  cette  limpidité,  cette  gaîté  d'enfant  amadoua 
son  oreille.  Ses  faveurs  passèrent  ensuite  à  l'élégant ,  au  séduisant 
Mozart  et  enfin  au  grand  Beethoven.  Mais,  pour  amener  son  public 
turbulent  au  temple  de  la  symphonie,  M.  Pasdeloup  dut  avoir 
recours  à  plus  d'un  subterfuge,  à  plus  d'une  ruse  savante.  Il  fal- 
lait saupoudrer  les  programmes  de  morceaux  friands,  «  mêler  le 
grave  au  doux,  le  plaisant  au  sévère,  »  racheter  le  grand  sérieux 
de  la  Symphonie  héroïque  par  un  menuet  de  Boccherini  ou  par  les 
jongleries  éblouissantes  d'un  violoniste  virtuose.  Ce  fut  bien  autre 
chose  quand  l'infatigable  chef  d'orchestre  essaya  déjouer  du  Ber- 
lioz et  du  Wagner.  Ces  harmonies  nouvelles  sonnaient  étrangement, 
et  de  formidables  préjugés  indisposaient  le  public  contre  ces  nou- 
veautés. Ce  furent  des  cris,  des  huées,  des  orages  de  sifflets.  Deux 
partis  s'étaient  formés  dans  la  salle  ;  la  gaminerie  et  la  gageure 
s'en  mêlaient.  Quelquefois  l'épouvantable  charivari  commençait  sur 
le  pianissimo  du  prélude  de  Lohengrin  et  couvrait  complètement 
l'orchestre.  M.  Pasdeloup  ne  se  décourageait  pas;  il  continuait 
bravement.  Un  jour,  les  pauvres  musiciens  perdirent  la  mesure 


LES  CONCERTS  DU  DIMANCHE.  793 

SOUS  la  bourrasque  et  l'on  dut  s'arrêter  court.  Sans  se  troubler, 
M.  Pasdeloup  s'avança  sur  le  bord  de  l'estrade  et  dit  :  «  Messieurs, 
je  reprendrai  le  morceau  à  la  fin  du  concert;  que  ceux  qui  ne  veu- 
lent pas  l'entendre  s'en  aillent.  »  Cette  fermeté  s'imposa;  toutes  ces 
œuvres,  accueillies  jadis  par  les  protestations  les  plus  violentes, 
sont  aujourd'hui  saluées  par  des  applaudissemens  frénétiques. 

M.  Pasdeloup  était  seul  sur  la  brèche  depuis  plus  de  dix  ans, 
lorsque  M.  Colonne  se  mit  à  la  tète  de  la  Société  nationale.  Si 
M.  Colonne  n'avait  pas  autant  d'initiative  que  M.  Pasdeloup,  il 
apportait  à  son  œuvre  les  capacités  d'un  musicien  consciencieux  et 
d'un  excellent  directeur  qui  tient  toujours  son  orchestre  dans  sa 
main.  Ce  Berlioz,  que  M.  Pasdeloup  avait  déterré,  il  s'en  empara, 
en  fit  sa  chose,  en  donna  des  exécutions  remarquables  auxquelles 
ne  manquaient  que  des  chœurs  mieux  fournis.  Le  succès  de  la  Dam- 
nation de  Faust  marqua  la  grande  vogue  de  M.  Colonne.  11  eut 
aussi  le  mérite  de  faire  une  large  part  à  la  jeune  école  française, 
qui  avait  déjà  trouvé  bon  accueil  au  Cirque  d'Hiver,  Ajoutons  que 
l'Association  ariistique  avait  été  fondée  dans  le  dessein  spécial  et  on 
ne  peut  plus  louable  de  fournir  une  arène  aux  musiciens  de  notre 
pays. 

Le  Châtelet  et  le  Cirque-d'Hiver  rivalisaient  depuis  plusieurs 
années  avec  des  salles  combles,  lorsque,  il  y  a  deux  ans,  M.  Lamou- 
reux  fonda  les  Nouveaux  Concerts  au  théâtre  du  Chàteau-d'Eau. 
M.  Lamoureux  est  un  chef  d'orchestre  de  premier  ordre.  Riijn  ne 
lui  manque.  11  connaît,  il  comprend  la  musique  à  fond  ;  il  l'adore  et, 
chose  plus  précieuse  encore,  il  dirige  avec  une  autorité  absolue.  11 
a  l'énergie  et  la  mesure.  Au  feu  sacré  il  joint  l'empire  sur  les 
autres  qui  se  proportionne  à  l'empire  qu'on  a  sur  soi.  Aussi, 
comme  ce  cheval  capricieux  qui  s'appelle  l'orchestre  lui  obéit!  Le 
fougueux  animal  est  docile  aux  maîires  qui  savent  le  presser  et  le 
retenir  à  point,  qui  l'entraînent  ventre  à  terre,  mais,  calmes  eux- 
mêmes,  gardent  les  rênes  en  main.  M.  Lamoureux,  à  la  têie  de  ses 
musiciens,  nous  rappelle  ces  cavaliers  de  l'Ukraine  qui  lancent 
leur  cheval  au  triple  galop  dans  la  steppe  et  l'arrêtent  du  coup. 
Du  moins,  sa  sûreté  nous  donne-telle  cette  impression.  Par  son 
habitude  de  diriger  au  Conservatoire,  par  sa  longue  pratique  de  la 
musique  religieuse,  le  directeur  des  INouveaux  Concerts  était  à  même 
de  nous  fournir  une  exécution  supérieure.  11  représente  en  quelque 
sorte  le  Conservatoire  se  faisant  populaire,  voulant  donner  à  l'élite  du 
grand  public  flottant  les  jouissances  aristocratiques  de  la  rue  Ber- 
gère, dans  une  enceinte  plus  vaste.  On  assure  même  que  certains 
habitués  ont  déserté  la  chapelle  fermée  pour  l'église  ouverte  et  pré- 
fèrent les  interprétations  du  Chateau-d'Eau  à  celles  du  Conserva- 


79  Ù  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

toire  lui-même.  Ils  trouvent  à  M.  Lamoureux  plus  de  jeunesse, 
plus  de  flamme,  avec  presque  autant  de  fini  dans  l'exécution. 

Bref,  voici  trois  grands  concerts  populaires,  rivalisant  avec  hon- 
neur dans  Paris.  Chacun  d'eux  a  sa  raison  d'être,  sa  destination 
spéciale,  son  public.  Le  besoin  grandissant  d'harmonie  qui  est 
comme  le  contrepoids  de  notre  fièvre  moderne  suffît  pour  remplir 
les  trois  salles.  II  y  en  a  même  une  quatrième  et  ce  ne  sera  pas  la 
dernière. 

Cette  large  place  prise  par  la  musique  instrumentale  dans  notre 
vie  nous  invite  à  fixer  un  instant  nos  regards  sur  trois  grands 
maîtres  de  la  symphoiâe  :  Beethoven,  Berlioz  et  Richard  Wagner. 
Ces  trois  puissantes  individualités  s'imposent  à  nous  les  premières, 
car  ce  sont  celles  qui  ont  le  plus  charmé,  passionné  et  divisé  le 
public.  Simples  auditeurs  des  concerts,  nous  chercherons  à  deviner 
la  nature  diverse  de  leur  génie  à  travers  les  fragmens  entendus. 
Plus  qu'aucun  autre  artiste,  le  musicien  met  le  fond  de  son  être 
dans  son  œuvre.  Et  peut-être  nous  sera-t-il  plus  facile  de  les  évo- 
quer et  de  les  pénétrer  en  les  laissant  agir  sur  le  sens  visionnaire 
qui  s'éveille  en  chacun  de  nous  aux  sons  de  la  musique  et  qui  tente 
involontairement  de  traduire  le  rêve  de  l'âme. 


II. 


En  1^10,  Beethoven,  à  l'apogée  de  sa  gloire,  mais  sourd,  triste 
et  accablé  de  son  isolement,  était  assis  devant  son  clavier,  lorsqu'il 
sentit  deux  mains  légères  se  poser  sur  ses  épaules.  Il  se  retourna, 
F  œil  flamboyant  de  colère.  Mais  il  aperçut  une  charmante  jeune 
fille  dont  les  yeux,  pleins  d'admiration  et  de  coquetterie,  lui  sou- 
riaient. Le  visage  du  maître  se  radoucit.  «  Je  m'appelle  Beitina 
Breutano,  »  dit-elle.  Et  lui  pour  toute  réponse  :  u  Voilà  ce  que 
je  viens  de  composer,  dit-il,  voulez-vous  que  je  vous  le  chante?  » 
Et  il  se  mit  à  entonner  une  mélodie  sur  les  vers  de  Goeihe  :  «  Con- 
nais-tu le  pays  où  les  citronniers  fleurissent?  »  Lorsqu'il  eut  fini, 
il  la  regarda  de  nouveau.  La  jeune  fille  avait  les  joues  empour- 
prées; ses  yeux  brillaient  d'enthousiasme.  «  Ahl  dit  Beethoven, 
vous  êtes  de  la  race  des  artistes,  mon  enfant.  L'artiste  véritable  ne 
pleure  pas,  mais  il  est  brûlant  d'enthousiasme  !  »  La  connaissance 
était  faite. 

Quelques  jours  après,  Bettina  écrivait  à  son  ami  Goethe  :  «  Lors- 
que je  vis  pour  la  première  fois  celui  dont  je  veux  t'entreteoir, 
l'univers  entier  di^parut  à  mes  yeux.  C'est  de  Beethoven  que  je  vais 
te  parler,  c'est  lui  qui  m'a  fait  oubUer  le  monde  et  toi-même,  ô 


LES   CONCERTS   DU    DlilANCHE.  795 

Goethe  !..  Je  ne  crois  pas  me  tromper  en  assurant  que  cet  homme 
est  de  bien  loin  en  avance  sur  la  civilisation  moderne.  Le  rejoin- 
drons-nous un  jour?  il  est  permis  d'en  douter.  »  Le  poète  répondit: 
«  Dites  à  Beethoven  mille  cordialités  de  ma  part  et  qu'il  sache  bien 
que  je  ferais  volontiers  un  sacrifice  pour  lier  connaissance  avec  lui. 
Quant  à  lui  apprendre  quelque  chose,  ce  serait  pure  prétention  de 
ma  part.  Son  grand  esprit  le  guide  et  les  éclairs  de  son  génie  lui 
montrent  tout  en  pleine  lumière,  alors  que  nous  sommes  assis  dans 
les  ténèbres  et  que  nous  savons  à  peine  de  quel  côté  va  se  montrer 
l'aurore.  » 

Le  Beethoven  que  Bettina  avait  sondé  ce  jour-là  de  ses  yeux  de 
jeune  fille  espiègle  et  enthousiaste,  celui  devant  lequel  Goethe  s'in- 
clinait de  loin  est  bien  ce  révélateur  de  la  musique  instrumentale 
que  salue  la  postérité.  L'homme  intime  avec  ses  tristesses  et  ses 
joies  s'est  prodigué  dans  les  sonates  et  les  quatuors.  On  aime  à 
retrouver  dans  ces  épanchemens  variés  où  l'art  le  plus  fin  ne  nuit 
pas  à  la  spontanéité,  dans  ces  dialogues  passionnés,  dans  ces  mono- 
logues attendris,  le  pauvre  grand  homme  qui  eut  des  amies  et  des 
protectrices  illustres,  mais  ni  femme  ni  amante  ;  qui  ne  réussit  à  se 
faire  aimer  ni  de  la  belle  Giulietta  Guicciardi,  ni  de  la  sémillante 
Thérèse  Malfatti,  ni  de  la  blonde  AméUe  de  Sébald;  qui  peut-être 
n'osa  jamais  se  jeter  dans  les  bras  d'une  fille  d'Eve,  afin  de  con- 
server cette  virginité  mâle  qui,  centuplant  son  ardeur,  fut  une  des 
forces  de  son  génie.  11  est  là  avec  ses  accablemens,  ses  saillies,  son 
humour,  ses  mélancolies  noires  et  ses  éternels  rebondissemens  (1), 
Mais  dans  les  sj'mphonies,  quelle  autre  langue,  quel  style  plus 
grandiose  :  la  fresque  après  le  tableau  de  genre,  la  trompette  héroï- 
que après  le  chalumeau.  Là  nous  apparaît  ce  Beethoven  qui  lisait 
et  relisait  Homère,  Plutarque,  Shakspeare  et  Platon.  Ici  plus  de 
faiblesse  ;  nous  sommes  en  face  d'un  lutteur  dont  l'àme  s'identifie 
avec  lës  destinées  de  Ihumanité;  les  orages  roulent  d'un  bout  à 
l'autre  de  l'univers,  l'épi 'pée  de  la  vie  pleure  et  jubile,  et  la  musique 
se  mesure  avec  l'infini.  J'ai  vu  quelque  part  un  plâtre  du  masque 
pris  sur  Beethoven  après  sa  mort.  Ce  masque  saisissant  montre 
l'athlète  en  face  de  l'éternité,  mais  frémissant  encore  du  combat  de 
la  vie.  Ou  regarde  un  instant,  et  le  visage  s'anime!  Ces  yeux  flam- 
boient de  tendresse  et  puis  de  dtjfi,  la  bouche  amère  et  ferme  se 
plisse,  le  menton  carré  et  solide  se  ramasse  avec  la  ligne  des  lèvres; 
ces  traits  creusés  par  la  douleur  bravent  tout,  et  sur  la  rondeur  de 


(1)  Voir  le  livre  qui  vient  de  paraître  sur  Deelhoven,  sa  vie  et  son  œuvre,  par  M.  Vic- 
tor Wilder  (P^ris,  Charpentier).  Il  résume  tous  les  documeûs  qui  oat  paru  eu  Alle- 
magne sur  la  vie  du  maîu-e. 


796  REVUE  DES  DEDX  MONDES. 

ce  vaste  front  se  joue  comme  un  reflet  de  la  paix  divine.  Voilà  le 
vrai  Beethoven,  le  Titan  de  la  symphonie. 

Mais  comment  vint-il  à  créer  ce  genre  qui  marque  une  ère  nou- 
velle dans  l'histoire  de  la  musique?  Ce  travail  d'Hercule  n'a  été 
raconté  dans  aucun  traité  d'harmonie.  La  symphonie  de  Haydn 
n'est  que  la  danse  populaire  harmonisée.  Deux  violons,  un  violon- 
celle, une  ilûte  et  un  hautbois  se  rencontrent  au  coin  d'un  bois  ; 
paysans  et  paysannes  arrivent  en  riant,  les  instrumens  partent  et  la 
danse  se  met  en  branle  sur  un  y\î  allegro.  Puis  on  chante  ;  les  instru- 
mens accompagnent  la  danse  populaire  sous  forme  à'and/mte.  A  cet 
intermède  sentimental  succède  un  menuet  champêtre  d'une  grâce 
émoustillante,  et  le  tout  finit  par  une  ronde  générale.  Voilà  ce  que 
Haydn  avait  vu  dans  son  enfance,  voilà  ce  qu'il  exprime,  ce  qu'il 
varie  et  ce  qu'il  raffine  dans  ses  symphonies,  mais  sans  aller  au 
delà.  Mozart  y  ajoute  de  l'émotion,  de  la  passion  même  ;  ses  sym- 
phonies font  penser  à  des  marquises  et  à  des  grands  seigneurs  à 
perruque  poudrée,  non  à  des  paysannes  endimanchées  ou  à  des 
campagnards  en  gaité;  mais  la  coupe  et  le  genre  sont  !es  mêmes. 
A  son  tour,  Beethoven,  dans  ses  deux  premières  symphonies,  imite 
Haydn.  Mais  avec  la  Symphonie  héroïque  tout  change.  On  a  tort 
de  tronquer  sur  les  programmes  le  titre  que  Beethoven  a  donné 
lui-même  à  cette  œuvre.  H  l'avait  appelée  :  Symphonie  héroïque 
pour  fêter  la  mort  d'un  grand  homme.  Mieux  qu'aucun  commen- 
taire, ce  litre  précise  l'intention  de  l'auteur  en  laissant  à  l'imagina- 
tion son  libre  jeu.  Dans  cette  symphonie  d'un  style  si  nerveux,  la 
force,  l'indépendance  du  maître  éclatent.  Brisant  le  vieux  cadre,  il 
se  lance  à  la  découverte.  Ici  Beethoven  est  lui-même  ;  il  jette  la  gui- 
tare, et  saisissant  la  grande  lyre,  il  dit  :  Recommençons!  Sur  la 
trame  compliquée  d'une  foule  de  motifs,  un  thème  principal  se 
développe,  se  transforme,  traverse  l'ensemble  et  va  toujours  gran- 
dissant jusqu'à  la  fin.  Écouter  cette  musique,  ce  n'est  plus  s'aban- 
donner au  charme  de  la  passion  pure  comme  lorsqu'on  écoute  la 
grande  sirène,  la  musique  italienne;  c'est  suivre  la  pensée  en 
travail.  L'audacieuse  nouveauté  de  ce  procédé  fit  jeter  les  hauts 
cris  à  la  Gazette  de  Leipzig,  qui  depuis  en  a  vu  bien  d'autres.  La 
Marche  funèbre  est  digne  de  ce  que  Beethoven  a  écrit  de  plus 
grand;  le  reste  n'a  pas  encore  l'architecture  grandiose,  l'éloquence 
irrésistible  des  œuvres  qui  suivront.  Ce  coup  d'essai,  qui  fut  un 
coup  de  maître,  marque  le  passage  de  la  symphonie  dansante  au 
poème  symphonique,  genre  nouveau,  d'une  immense  portée, 
ouvrant  des  perspectives  infinies  et  que  le  plus  poète  des  musiciens 
a  créé. 

Beethoven  était  un  libre  penseur  religieux,  dont  l'âme  s'identifiait 


LES   CONCERTS   DU    DIMANCHE,  797 

avec  les  forces  de  l'univers,  mais  qui,  non  content  de  ces  ivresses, 
s'élançait  par-delà  et  au-dessus  vers  la  cause  suprême,  invisible, 
nécessaire  du  monde,  vers  Dieu.  La  disposition  dans  laquelle  il 
travaillait  nous  est  révélée  par  une  confidence  que  nous  rapporte 
Bettina.  «  La  musique,  lui  disait-il,  est  une  révélation  plus  sublime 
que  toute  sagesse,  que  toute  philosophie.  Dieu  est  plus  proche  de 
moi  dans  mon  art  que  dans  tous  les  autres.  Il  y  a  quelque  chose 
en  lui  d'éternel,  d'infini  et  d'insaisissable.  C'est  l'unique  introduc- 

n  incorporelle  au  monde  supérieur  du  savoir,  c'est  le  pressenti- 
ment des  choses  célestes.  »  Cette  religion  qui  fut  le  nerf  de  sa  vie, 
personne  ne  la  lui  avait  enseignée.  Elle  lui  venait  de  sa  grande  âme 
vierge,  de  son  esprit  droit  comme  un  glaive,  qui  à  travers  tous  les 
voiles,  perçait  jusqu'à  la  splendeur  de  la  cause  première.  Cette 
religion  ne  ressemble  ni  au  froid  déisme  du  xviu^  siècle,  ni  au 
panthéisme  un  peu  flottant  du  nôtre;  son  spiritualisme  traverse 
toutes  les  régions  de  la  nature,  vivifie  tous  les  êtres  et  triomphe 
dans  l'homme  pour  remonter  à  sa  source  divine.  Le  mystique  noie 
l'homme  en  Dieu  ;  l'athée  supprime  Dieu  en  faveur  de  l'homme, 
qu'il  croit  grandir  par  là.  L'âme  synthétique  de  Beethoven  voit  en 
Dieu  et  en  l'humanité  deux  termes  corrélatifs  dont  le  second  grandit 
en  force  à  mesure  qu'il  prend  conscience  du  premier.  C'est  vers 
cette  humanité  virile,  mais  rajeunie  et  comme  affranchie  de  ses 
misères  par  la  conscience  de  son  origine  et  de  sa  fin,  qu'aspirent 
toutes  les  forces  de  sou  être.  Ses  grandes  symphonies  sont  autant 
de  poèmes  gigantesques  qui  poursuivent  ce  rêve,  s'en  rapprochent 
d'étape  en  étape.  La  dernière,  la  neuvième,  l'exprime  et  le  réalise 
en  joignant  les  chœurs  à  l'orchestre,  la  parole  à  la  musique. 

La  magistrale  Symphonie  en  ut  mineur  sonne  déjà  la  diane  d'un 
combat  liéroïque.  Cette  volonté  puissante,  qui  frémit  sous  les  cO'ps 
de  la  destinée,  et  puis,  en  quelques  bonds,  se  soulève  et  se  dresse 
comme  un  géant  pour  lui  opposer  un  défi  superbe,  cet  allegro  d'un 
jet  si  impétueux,  avec  ses  accalmies  subites  suivies  de  magnifiques 
boutlées  de  révolte,  nous  communiquent  tous  les  frissons  d'une 
lutte  ardente.  On  croirait  que  l'éloquence  de  la  musique  ne  peut 
aller  au-delà.  Et  cependant  Beethoven  ne  s'arrêta  pas.  Génie  de 
feu,  penseur  hardi,  idéaliste  insatiable,  il  cherchait  ces  âpres  som- 
mets où  des  horizons  sans  bornes  se  dévoilent,  où  l'ange  du  déses- 
poir apparaît  à  l'homme  pour  lui  montrer  du  geste  l'abîme  du 
néant  sous  le  froid  sourire  de  l'infini.  Il  brûlait  de  vaincre  dans 
cette  lutte  et  de  conquérir  par  delà  ces  lieux  terribles  une  certi- 
tude, une  patrie  et  une  humanité  dignes  de  son  grand  cœur.  On 
dirait  que,  pressentant  l'ennetui  de  notre  siècle,  le  spectre  du  pessi- 
misme prêt  à  s'abattre  sur  l'esprit  humain,  il  a  voulu  ceindre  ses 
reins  de  bon  lutteur  et  le  terrasser.  Cette  fois-ci,  le  combat  est  à  la 


798  REVDE  DES  DEDX  MONDES. 

vie,  à  la  mort,  car  il  nous  montre  l'homme  en  lutte  avec  la  déses- 
pérance. Le  puissant  motif  en  ré  mineur  de  V allegro  maestoso  qui 
se  dégage  de  la  quinte  arpégée  en  /«mineur  sort,  comme  un  spectre 
gigantesque,  d'un  crépuscule  où  tremblent  des  éclairs  siûistres.  Ce 
démon  porte  sur  sa  face  ces  paroles  :  «  Qui  m'a  vu  perdra  l'espé- 
rance !  »  La  lutte  qui  s'engage  après  ce  début  entre  l'homme  et  le 
démon  est  longue,  formidable,  acharnée.  Nous  pensons  involontai- 
rement à  la  lutte  de  Ja'^ob  avec  l'aoge,  qui  dura  toute  une  nuit. 
Souvent  un  pâle  rayon  reluit,  aube  d'un  bonheur  lointain;  mais, 
à  chaque  fois,  l'ennemi  la  recouvre  de  son  aile  ténébreuse.  L'homme 
recule  et  revient;  le  combat  s'arrête  et  reprend.  Attaquai,  résis- 
tance, effort  sauvage,  désir  indicible,  félicité  presque  saisie  et  de 
nouveau  disparue,  voilà  les  alternatives  qui  communiquent  à  cette 
musique  une  agitation  sans  trêve.  A  la  fin,  l'homme  épuisé  se 
laisse  tomber  à  terre;  le  démon  reste  le  maître.  Alors  une  tristesse 
mortelle  s'étend  comme  un  voile  funèbre  sur  toute  la  création,  les 
astres  pâlissent,  l'azur  noircit  et  l'ange  du  désespoir  prend  posses- 
sion de  l'univers. 

Ni  le  mouvement  sauvage  du  presto  qui  se  précipite  sur  un 
rythme  de  tarentelle  et  qui,  dans  sa  furie  de  plaisir,  va  jus  ju'à  la 
douleur,  ni  l'attendrissant  adagio  qui  nous  ramène  aux  souvenirs 
d'enfance,  au  regret  de  la  foi  naïve  à  jamais  perdue,  ne  poirviennenl 
à  efîacer  cette  impression  désolante.  Il  faut  autre  chose  que  de  la 
musique  pure,  il  faut  un  verbe  nouveau,  une  parole  de  vie  pour 
nous  consoler  et  nous  apporter  une  foi  nouvelle.  La  conclusion 
commence  donc  par  un  véritable  cri  de  désespoir  de  l'orchestre. 
Les  contrebasses  lui  répondent  par  un  récitatif  impérieux  qui  pré- 
pare et  annonce  cette  parole.  La  voix  des  instrumens  ressemble  ici 
à  la  voix  humaine  inarticulée  essayant  d'exprimer  des  sentimens 
d'un  ordre  nouveau,  mais  ne  trouvant  pas  encore  de  mots  pour  les 
dire.  L'orchestre  reprend  successivement  les  premières  mesures  des 
morceaux  précédens.  Chaque  fois  les  contrebasses  l'interrompent 
par  une  protestation  énergique,  comme  pour  dire  :  m  Non,  ce  n'est 
pas  cela!  »  Enfin,  une  voix  humaine  s'élève  et  dit  ces  mots  d'une 
simplicité  touchante  :  «  Amis,  laissons  ces  tristes  accords  et  ten- 
tons des  chants  plus  doux  et  plus  joyeux!  »  A  ces  mots,  la  lumière 
se  fait  dans  le  chaos,  le  sentiment  qui  tressaillait  timidement  dans 
l'âme  humaine  éclate  maintenant  en  pensée  triomphale  et  l'hymne 
s'élance  sur  les  grandes  vaj^ues  de  l'harmonie  comme  un  navire 
porté  par  les  flots  de  la  mer.  Enfin  elle  est  trouvée  la  grande  nou- 
velle, la  parole  victorieuse,  et  cette  parole  est  la  joie  divine,  la  fille 
des  cieux,  ou  plutôt  la  joie  du  divin  retrouvé,  ressaisi,  embrassé, 
qui  seule  peut  rendre  les  hommes  frères. 

La  succession  rapide  des  chœurs  qui  chantent  l'hymne  à  la  joie 


LES  CONCERTS  DU  DIMANCHE.  799 

échappe  à  l'analyse.  Nous  assistons  à  une  série  d'explosions  du 
sentiment  qui  se  suivent  coup  sur  coup.  Ce  n'est  d'abord  qu'an 
mélodieux  murmure  de  voix  de  femmes;  elles  s'essaient,  elles 
balbutient;  on  dirait  la  causerie  familière  de  bienheureux  qui  se 
retrouvent  et  se  saluent  dans  un  monde  plus  beau.  —  Mais  voici 
que  cette  môme  mélodie,  reprise  par  des  voix  d'hommes,  scandée 
sur  un  rythme  de  marche,  résonne  et  brille  d'un  éclat  guerrier. 
Elle  chante  les  jeunes  héros  qui  partent  pour  le  combat.  L'or- 
chestre, devenu  fougueux,  salue  leur  départ  et  célèbre  leurs 
exploits,  car  il  ne  s'agit  que  de  la  conquête  des  cœurs  rebelles  à 
la  joie.  Et  après  la  victoire,  quel  transport!  Les  voix  montent, 
ruissellent  en  ondes  magnifiques.  —  Puis,  tout  à  coup  un  arrêt,  un 
grand  silence,  suivi  d'un  recueillement  profond.  Sur  ces  paroles  : 
«  Prosternez-vous,  millions  d'êtres  :  sentez- vous  le  Créateur?  » 
nous  entrons  dans  les  arcanes  du  sentiment  religieux.  Les  syllabes 
lentes  de  l'hymne  à  l'unisson  expriment  l'humble  adoration,  l'élé- 
vation de  l'humanité  tout  entière  vers  Dieu,  vers  le  souverain  Créa- 
teur, —  et,  par-dessus  ce  chœur  prosterné,  à  des  distances  infi- 
nies, nous  percevons  un  scintillement  d'étoiles  dans  les  espaces 
sans  fond. 

Grande  et  profonde  initiation  de  i'âme,  dont  elle  sort  régénérée. 
«Frères!  frères!  »  Ces  voix  lointaines  nous  arrivent  comme  les 
appels  mystiques  d'une  nouvelle  Eleusis.  Et  dans  l'hymne  nouveau, 
où.  deux  hommes  et  deux  femmes  entraînent  la  masse  des  chœurs, 
quelle  suave  allégresse!  quel  parfum  d'innocence  retrouvée,  lieur 
et  floraison  de  la  joie.  Cet  hymne  succède  à  l'extase  devant  le  Dieu 
des  mondes  et  en  a  conservé  le  reflet.  Les  sentimeus  humains  : 
amitié,  sympathie,  amour,  y  sont  enveloppés  dans  le  rayonnement 
d'une  révélation  supérieure  qui  les  pénètre  et  les  transfigure.  Le 
groupe  des  heureux  et  des  aimés  apparaît  dans  une  vive  lumière, 
avec  des  gestes  d'un  abandon,  d'une  grâce  divine.  —  Mais  écoutez 
ce  roulement  de  cymbales  et  ces  mots  haietans  de  l'hymne  reli- 
gieux, qui  maintenant  se  précipite  avec  une  vitesse  décuplée  : 
«  Soyez  embrassés,  millions  d'êtres!  ce  baiser  au  inonde  entier!  » 
C'est  le  délire  de  la  joie,  c'est  l'orgie  du  divin.  Des  voix  jubilantes, 
des  clameurs  entrecoupées  remplissent  l'atmosphère,  comme  la 
foudre  des  nuées,  comme  les  mugissemens  de  la  mer  qui,  de  leur 
mouvement  éternel,  de  leurs  secousses  bientaiî^antes,  vivifient  la 
terre.  Mais,  dans  cet  orage  de  voix  humaines,  surnage  et  se  pro- 
longe l'appel  ailé  :  «  0  divine  étincelle  !  ô  joie  !  ô  joie  !  » 

L'elfet  unique  produit  par  ces  chœurs,  dans  leur  succession  en 
quelque  sorte  foudroyante,  est  de  porter  à  un  degré  extrême  l'exal- 
tation de  toutes  les  forces  de  la  vie.  Tout  vibre,  tout  bouillonne  à 


800  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

la  fois;  tout  devient  feu,  sentiment,  passion.  Et,  cependant,  la 
pensée  qui  traverse  cette  œuvre  nous  permet  d'y  voir  l'expression 
d'une  religion  et  d'une  philosophie.  Beethoven  a  fait  ici,  en  poète 
symphoniste,  ce  que  Rant  avait  fait  en  métaphysicien  lorsque, 
après  avoir  perdu  son  dieu  dans  le  labyrinthe  des  antinomies,  il  le 
retrouve  dans  les  profondeurs  de  sa  conscience.  Le  grand  voyage 
de  Beethoven  sur  l'océan  de  l'harmonie  aboutit  à  l'affirmation  d'une 
fraternité  humaine  sous  le  souffle  de  l'Esprit  infini,  source  de  toute 
vie,  de  tout  amour  et  de  toute  clarté.  Cette  religion  ne  ressemble 
ni  au  paganisme  grec,  ni  au  christianisme  présent,  encore  assombri 
par  les  terreurs  du  moyen  âge.  Il  y  a  là  comme  un  mélange  de  la 
liberté  antique  avec  la  fleur  de  la  charité  et  de  la  foi  chrétiennes. 
La  plus  noble  pensée  religieuse  s'y  manifeste  par  un  enthousiasme 
vraiment  dionysiaque.  Aussi  ces  chœurs  ont-ils  souvent  secoué  de 
leur  torpeur  les  pessimistes  les  plus  endurcis  et  fait  entrevoir  aux 
croyans  de  l'âme  les  splendeurs  infinies  des  mondes  supérieurs, 
l'aurore  d'une  nouvelle  humanité.  Selon  nous,  cette  grande  et  hardie 
affirmation  assure  à  Beethoven  une  place  unique  parmi  les  artistes 
modernes. 


III. 


Passons  à  l'autre  grand  symphoniste  que  les  concerts  du  dimanche 
ont  popularisé. 

De  tous  les  hommes  de  sa  génération,  y  compris  les  littérateurs 
et  les  poètes,  Berlioz  nous  semble  le  type  le  plus  complet  du  roman- 
tique de  1830  (1).  Le  romantisme,  ce  phénomène  multiforme  et 
multicolore  qui  n'a  pas  encore  été  défini  et  que  nous  appellerons 
faute  de  mieux,  la  prédominance  de  la  fantaisie  et  de  l'imagination 
sans  frein  dans  l'art,  le  romantisme  a  eu  ses  précurseurs,  ses  théo- 
riciens et  ses  prophètes,  ses  improvisateurs  et  ses  mystiques,  ses 
grotesques  et  ses  triomphateurs.  Ce  qui  rend  Berlioz  parliculiè- 


(i)  On  trouvera  dans  un  livre  récent  :  Berlioz  intime,  par  M.  Edmond  Hippeau  (Paris, 
Fischbacher),  une  étude  très  complète  et  très  fouillée  sur  le  caractère  et  la  vie  du 
maître  dauphinois.  L'auteur  y  relève  certaines  inexactitudes  des  Mémoires  par  la 
Correspondance  et  plusieurs  documens  nouveaux.  Nous  recommandons  en  particulier 
le  chapitre  intitulé  :  le  homan.  L'histoire  de  la  passion  de  Berlioz  pour  miss  Smithson 
y  est  étudiée  minutieusement,  dans  la  vérité  des  faits.  Elle  s'émaille  et  s'eotre-croise 
curieusement  d'une  autre  aventure  avec  une  pianiste  célèbre,  que  l'auteur  des 
Mémoires  appelle  Ariel,  et  qui  devint  après  cette  distraction  (le  mot  est  de  Berlioz 
qui  l'applique  à  lui-même)  un  personnage  fort  connu  et  très  bien  posé  dans  le  monde 
parisien. 


LES   CONCERTS   DU   DIMANCHE.  801 

rement  intéressant,  c'est  qu'il  en  est  l'incarnation  convaincue  et 
la  victime  tragique.  Il  a  vécu  le  romantisme  dans  sa  vie,  et  sa 
musique  rex|)rime  avec  une  éloquence  inouïe.  Les  fièvres,  les  exal- 
tations, les  fureurs  que  d'autres  ont  exploitées  comme  des  objets 
de  luxe  ou  des  jouets  de  théâtre  furent  pour  lui  de  séduisantes  et 
de  terribles  réalités.  Sorti  d'une  famille  bourgeoise  du  Dauphiné, 
il  se  fait  musicien  contre  le  gré  de  ses  parens  et  lutte  toute  sa 
vie  pour  l'existence.  Toujours  dans  la  gêne,  il  rêve  des  passions 
extrêmes,  des  triomphes  gigantesques  et  se  livre  aux  premières 
sans  atteindre  les  seconds .  A  l'âpre  travail  de  l'artiste  il  mêle 
perpétuellement  les  eifervescences  d'un  cœur  ou  plutôt  d'une 
imagination  ardente  et  d'une  sensibilité  folle.  A  chaque  passion 
nouvelle  il  croit  saisir  sa  chimère  avec  la  sincérité  du  don  Juan 
de  Musset.  Courant  ainsi  de  déception  en  déception,  il  arrive  à  une 
vieillesse  désolée,  pour  mourir  désespéré  dans  un  profond  isole- 
ment moral. 

Il  y  a  un  mélange  de  René  et  d'Hamlet  dans  cette  nature  gran- 
diose, mais  désordonnée.  La  lutte  des  passions  immesurées  y  pro- 
duit le  doute  universel.  L'enfant  de  la  côte  Saint-André,  amoureux 
fou  à  douze  ans  d'une  jeune  fille  de  dix-sept  qu'il  appelle  Stella 
montis,  est  bien  une  sorte  de  René  méridional  et  volcanique  qui, 
au  lieu  des  côtes  de  Bretagne,  a  les  alpes  du  Dauphiné  pour  hori- 
zon. Lui  aussi  éprouve  «  le  vague  des  passions  au  sourd  mugisse- 
ment de  l'automne.  »  Il  trouve  en  lui-même  u  une  aptitude  pro- 
digieuse au  bonheur  qui  s'exaspère  de  rester  sans  application  et 
qui  ne  peut  se  satisfaire  qu'au  moyen  de  jouissances  immenses, 
en  rapport  avec  l'incalculable  surabondance  de  sensibilité  dont  il  est 
pourvu.  »  Sa  sensibilité  nerveuse  est  extrême.  Le  vent  qui  gémit 
dans  les  combles  de  la  maison  l'oppresse  et  le  trouble  par  ses  bruits 
ossî/miques,  «  La  fantastique  harmonie  d'une  harpe  éolienne  balancée 
au  sommet  d'un  arbre  par  une  de  ces  journées  sombres  qui  attris- 
tent la  fin  de  l'année  »  lui  donne  des  idées  de  suicide.  Les  beaux 
paysages,  les  hautes  cimes,  les  grands  aspects  de  la  mer  le  ren- 
dent muet,  le  frappent  jusqu'à  l'écrasement.  En  voyant  dans  le 
Harz  le  lieu  de  la  scène  du  sabbat,  il  écrit  à  son  ami  Ferrand  :  «  Je 
ne  vis  jamais  rien  de  si  beau  !  l'émotion  m'étranglait.  »  Plus  vio- 
lent encore  est  l'eftet  de  la  musique  sur  cette  organisation.  Les 
artères  battent  avec  violence,  les  larmes  débordent,  les  muscles 
ont  des  contractions  spasmodiques,  les  membres  s'engourdissent. 
«  Je  n'y  vois  plus,  j'entends  à  peine,  vertige,  demi-évanouisse- 
ment. »  Voilà  pour  la  bonne  musique;  si  elle  est  mauvaise,  fureurs 
d'indignation  et  envies  de  vomir.  M.  Legouvé  l'aperçut  dans  un  de 
ces  accès  de  rage,  au  parterre  de  l'Opéra.  «  Je  m'étais  retourné  et 

TOME   LXII.   —   1884.  51 


802  REVUE    DES   DEDX    MONDESt 

je  vois  à  mes  côtés  un  jeune  homme  tout  tremblant  de  colère,  les 
mains  crispées,  les  yeux  étincelans,  et  une  coiffure!..  Non,  un 
immense  parapluie  de  cheveux  qui  surplombait  en  auvent  mobile 
au-dessus  d'un  bec  d'oiseau  de  proie.  C'était  à  la  fois  comique  et 
diabolique.  »  Gomme  les  Chateaubriand  et  les  Obermann,  Berlioz  a  le 
goût  inné  du  vagabondage  poétique  et  le  garde  jusque  dans  ses 
vieux  jours.  Il  veut  la  liberté.  «  Liberté  de  cœur,  d'esprit,  d'âme, 
de  tout;  liberté  de  ne  pas  agir,  de  ne  pas  penser  même,  liberté 
d'oublier  le  temps,  de  mépriser  l'ambition,  de  rire  de  la  gloire,  de 
ne  plus  croire  à  l'amour,  liberté  de  marcher  en  plein  champ  et  de 
vivre  de  peu,  de  vaguer  sans  but,  de  rêver,  de  rester  gisant, 
assoupi  des  journées  entières  :  liberté  vraie,  absolue,  immense!  » 
Voilà  son  Credo.  Aussi,  pendant  son  séjour  à  Rome,  comme  il  s'en 
va  par  les  montages  sabines,  en  vrai  tzigane,  fusil  au  dos  et  gui- 
tare en  bandoulière  !  Chemin  faisant,  il  improvise  d'étranges  mélo- 
pées sur  les  vers  de  V Enéide  et  fait  danser  les  filles  des  Abruzzes 
aux  sons  de  sa  musique. 

Un  tel  homme  a  la  haine  de  la  vie  commune,  a  de  la  vie  en 
prose.  »  11  voudrait  «  le  grand  bonheur  ou  la  mort,  la  vie  poétique 
ou  l'anéantissement.  »  Lorsqu'il  vit  Henriette  Sujithson  jouer  Ophé- 
lie  et  Juliette,  il  reçut  la  plus  grande  commotion  de  sa  vie.  L'art  et 
l'amour  le  frappaient  du  même  coup.  «  Shakspeare,  en  tombant 
ainsi  sur  moi  à,  l'improviste,  me  foudroya.  Son  éclair,  en  m'ou- 
vrant  le  ciel  de  l'art  avec  un  fracas  sublime,  m'en  illumina  les 
plus  lointaines  profondeurs.  »  L'amour  dont  il  s'enflamma  pour 
l'actrice  n'était  pas  moindre.  «  Dès  le  troisième  acte,  respirant  à 
peine  et  souffrant  comme  si  une  main  de  fer  m'eût  étreint  le  cœur, 
je  me  dis  avec  une  entière  conviction  :  «  Ah  !  je  suis  perdu  !  »  Dans 
toutes  ses  passions  amoureuses,  —  et  il  en  eut  plusieurs  encore, 
quoique  celle-ci  ait  été  la  grande,  — c'est  la  même  éruption  volca- 
nique. Le  paroxysme  du  désir  lui  arrache  des  cris  comme  celui-ci  : 
((  Puissent  les  peuples  s' entr' égorger  !  puisse  Paris  brûler,  pourvu 
que  j'y  sois,  et,  la  tenant  dans  mes  bras,  nous  nous  tordions 
ensemble  dans  les  flammes!  »  Quelques  instans  après,  il  désire  «  la 
mort  rêveuse  et  calme,  »  suivant  la  belle  expression  de  Moore. 
Toujours  il  se  précipite  d'un  extrême  à  l'autre.  «  En  lui  nulle  modé- 
ration, dit  fort  justement  M.  Hippeau;  il  va  sans  transition  de 
l'amour  à  la  haine  ;  celui-ci  est  de  l'enivrement,  celle-là  de  la 
fureur.  La  joie  est  effrénée,  le  désespoir  est  immense,  et  l'un  suc- 
cède à  l'autre  au  même  instant.  L'accablement  terrible  suit  de  près 
l'enthousiasme  débordant.  C'est  plus  que  de  la  sensibilité,  c'est  une 
sorte  d'exaspération  sentimentale.  » 

De  ce  genre  de  vie,  de  cet  état  d'âme  ressort  le  doute  universel 


LES   CONCERTS    DU    DIMANCHE.  803 

et  la  suprême  désespérance.  Le  pessimisme,  ce  grand  mal  de  notre 
siècle,  naîl  rarement  de  la  pensée  pure  et  de  la  spéculation  philo- 
sophique. Chez  la  plupart  des  hommes,  il  prend  sa  source  dans 
lea  déceptions  de  la  vie,  dans  les  grands  malheurs  ou  dans  le 
désordre  des  passions.  Dans  le  philosophe,  il  naît  de  l'orgueil  de 
la  pensée;  dans  l'artiste,  de  l'excès  de  désir.  Berlioz  n'a  guère 
connu  que  ce  dernier;  mais  il  revêt  chez  lui  les  teintes  les  plus 
noires.  Dans  ses  œuvres  critiques  et  fantaisistes,  confessions  on  ne 
peut  plus  attachantes,  on  surprend  le  dialogue  tragique  de  l'âme 
lassée  avec  elle-même.  D  abord  la  négation  dans  toute  son  éner- 
gie :  «  Je  pense  que  tout  passe ,  que  l'espace  et  le  temp?r  absor- 
bent beauté,  jeunesse,  amour,  gloire  et  génie,  que  la  vie  humaine 
n'est  rien,  la  mort  pas  davantage,  que  les  mondes  eux-mêmes 
naissent  et  meurent  comme  nous,  que  tout  n'est  rien.  »  Mais  l'âme 
et  la  raison  protestent  toutes  les  deux  contre  le  néant.  «  Et  pour- 
tant, continue  le  Hamlet  musicien,  certains  souvenirs  se  révoltent 
contre  cette  idée,  et  je  suis  forcé  de  reconnaîire  qu'il  y  a  quelque 
chose  dans  les  grandes  passions  admiratives  comme  aussi  dans  les 
grandes  admirations  passionnées.  »  L'ivresse  de  l'amour  partagé 
lui  arrache  une  prière  :  «  En  de  pareils  instans,  dii-il,  l'athée  lui- 
même  entend  au  dedans  de  lui  s'élever  un  hymne  de  reconnais- 
sance vers  la  cause  inconnue  qui  lui  donna  la  vie.  »  Mais  ,  tout 
aussitôt,  la  douleur  aiguë,  le  doute  absolu  le  reprend  :  «  Oui  !  oui  ! 
s'écrie-t-il ,  tout  n'est  rien  !  tout  n'est  rien  1  Aimez  ou  haïssez, 
jouissez  ou  souffrez,  admirez  ou  insultez,  vivez  ou  mourez,  qu'im- 
porte tout?  Il  n'y  a  ni  grand,  ni  petit,  ni  beau,  ni  laid;  rmiini  est 
indifférent!  l'indifférence  est  infinie  !  » 

Cette  inégalité  violente,  ce  dégoût  furieux,  se  traduisent  chez 
lui,  absolument  comme  dans  Hamlet,  en  raillerie,  en  satire  san- 
glante, en  ironie  implacable  qu'il  tourne  souvent  contre  lui-même. 
On  retrouve  ce  rire  amer,  parfois  cruel,  dans  ses  écrits  comme  dans 
sa  musique.  L'humoriste  guette  sous  l'exalté.  L'artiste  enihousiaste 
est  doublé  d'un  mystificateur  glacial.  Pour  se  moquer  du  librettiste, 
il  transcrit  les  paroles  de  la  Juive  sur  l'air  de  Maître  Corbeau.  Il 
trouve  un  malin  plaisir  à  donner  un  concert  avec  un  faux  pro- 
gramme, et  quaud  les  «  bourgeois  »  applaudissent  à  outrance  de 
rOliénbach  qu'ils  prennent  pour  du  Weber,  son  œil  s'allume  d'une 
joie  méphistophélique.  Sa  verve  est  endiablée,  sa  fantaisie  étour- 
dissante; il  allie  l'humour  enragf-  d'un  Swift  au  plus  fin  sel  gau- 
lois. Mais  il  nous  avoue  qu'en  tirant  ces  feux  d'artifice,  il  est  sou- 
vent d'humeur  lugubre  et  que,  s'il  affecte  de  rire,  c'est  «  pour  ne 
pas  tourner  l'œil.  »  Avec  cela,  artiste  probe,  honnête,  loyal,  infati- 
gable, absolument  désintéressé,  généreux,  mais  n'oubliant  jamais 


804  REVDE    DES    DEDX    MONDES, 

une  injure,  réalisant,  en  somme,  le  type  du  romantique  qui  veut 
mettre  par  force  le  roman  dans  la  vie,  l'idéal  dans  la  réalité,  ayant 
la  foi  inébranlable  dans  l'art,  mais  dépourvu  de  philosophie  :  nature 
ardente ,  excessive ,  volcanique,  u  Les  cœurs  de  lave  sont  durs, 
dit-il,  le  mien  est  rouge  fondant.  »  Oui;  tant  que  le  cratère  bout, 
quels  torrens  de  flammes;  mais  lorsqu'il  s'éteint,  que  de  noires 
scories!  0  la  triste  fin  d'un  si  grand  artiste!  0  la  mélanco- 
lique épitaphe  qui  conclut  ses  Mémoires  !  C'est  le  mot  de  Macbeth 
lorsqu'il  se  sent  perdu  :  «  La  vie  n'est  qu'un  ombre  qui  passe,  un 
pauvre  comédien  qui,  pendant  une  heure,  se  pavane  et  s'agite  sur 
le  théâtre  et  qu'après  on  n'entend  plus.  » 

Nous  entendons  toujours  Berlioz ,  car  son  âme  nous  parle  dans 
ses  œuvres  immortelles,  incapab'e  de  bonheur  et  d'apaisement,  elle 
se  prêtait  merveilleusement  à  l'expression  des  passions  romanti- 
ques. Coloriste  fougueux,  il  a  porté  la  musique  instrumentale  à 
son  dernier  degré  d'intensité  et  de  violence.  Rien  du  dramaturge 
en  lui,  car  le  drame  suppose  l'empire  absolu  du  poète  sur  les 
passions  qu'il  manie,  sur  les  caractères,  dont  il  s'érige  en  provi- 
dence. Berlioz  est  dominé  par  les  passions  qu'il  déchaîne,  sub- 
jugué par  les  caractères  dont  il  s'éprend.  Il  se  monte  alors,  il 
s'exalte,  il  chante  dans  un  délire  sublime.  Ce  lyrique  à  tous  crins 
n'a  pas  les  visions  transcendantes  de  Beethoven,  il  ignore  égale- 
ment la  psychologie  fouillée  et  la  science  dramatique  d'un  Wagner. 
Mais  quel  maître  incomparable  oaas  l'expression  de  la  passion 
pure! 

Son  tempérament  d'artiste  éclate  sans  gêne  ni  frein  dans  la 
Symphonie  fantastique,  cette  œuvre  de  jeunesse  qui  exprime  si 
bien  l'amour  en  1830.  a  L'auteur  suppose,  dit  Berlioz  dans  son  pro- 
gramme de  1832,  qu'un  jeune  musicien,  atfecté  de  cette  maladie 
morale  qu'on  appelle  le  vague  des  passions,  voit  pour  la  première 
fois  une  femme  qui  réunit  tous  les  charmes  de  l'être  idéal  que 
rêvait  son  imagination  et  en  devient  éperdument  épris.  Par  une 
singulière  bizarrerie,  l'image  chérie  ne  se  présente  jamais  à  l'esprit 
de  l'artiste  que  liée  à  une  pensée  musicale  dans  laquelle  il  trouve 
un  certain  caractère  passionné,  mais  noble  et  timide  comme  celui 
qu'il  prête  à  l'objet  aimé.  »  La  trame  harmonique  de  ce  début  est 
savante  et  compliquée;  la  mélodie  de  la  femme  aimée  s'en  détache 
vivement,  comme  le  trait  incisif  de  l'amour  dardé  au  mdieu  des 
rêveries  de  l'adolescence.  L'insistance  avec  laquelle  revient  ce 
motif,  interrompu  par  des  accès  de  joie  sans  raison,  la  manière 
dont  il  se  développe  et  grandit  jusqu'à  la  passion  délirante  avec  des 
mouvemens  de  fureur,  de  jalousie  et  des  retours  de  tendresse  ^ont 
déjà  caractéristiques  du  génie  de  Berlioz.  Beethoven,  cet  Homère 


LES   CONCERTS    DU    DIMANCHE.  805 

de  la  symphonie  chez  qui  l'on  trouve  tout,  a  inventé  ce  mode  de 
développement  d'un  motif  très  simple  qui  en  s'élargissant  prend 
tout  à  coup  des  proportions  immenses.  Gomme  en  beaucoup  de 
choses,  Berlioz  et  Wagner  ne  sont  en  cela  que  ses  disciples.  Mais 
le  procédé  est  si  fécond  qu'il  laisse  place  à  toutes  les  originalités; 
il  reproduit  le  procédé  même  de  la  vie,  qui  part  toujours  de  l'évo- 
lution d'un  germe;  il  est  inépuisable  et  infini  comme  l'âme  clans 
son  éternel  devenir. 

La  Scène  aux  champs  nous  fait  assister  à  l'un  de  ces  dialogues 
intimes  de  l'âme  avec  la  nature  qui  sont  un  des  thèmes  favoi  is  de 
la  poésie  moderne.  Deux  pâtres  se  répondent  de  loin  de  leurs  cha- 
lumeaux, et  ces  notes  errantes,  mêlées  au  bruissement  des  arbres 
doucement  agités  par  la  brise,  évoquent  devaut  l'esprit  un  pano- 
rama alpestre  d'une  fraîcheur  et  d'une  largeur  admirables.  Quelle 
transparence  de  l'air  !  Quels  va^^tes  espaces  I  Quels  silences  éloquens 
entre  les  échos  lointains  de  !a  rustique  cantilène!  On  sent  que  des 
abîmes  séparent  les  deux  pâtres,  et  pourtant  comme  leurs  chalu- 
meaux causent  paisiblement  de  montagne  à  montagne!  A  ces  accens 
un  calme  inaccoutumé  descend  dans  l'âme  du  pauvre  voyageur.  Il 
s'abandonne  à  son  rêve  mêlé  de  crainte  et  d'espoir.  Le  jour  baisse; 
l'un  des  pâtres  reprend  sa  mélodie,.,  mais  l'autre  ne  répond  plus. 
Un  formidable  roulement  de  tonnerre  remplit  plusieurs  fuis  l'immen- 
sité de  la  solitude  assombrie.  G'eat  la  seule  réponse  à  l'i/squiète 
que!<tion  de  l'âme  ;  enfin  tout  se  tait.  Cette  fin  saisissante  est  d'un 
poète  et  d'un  poète  de  génie. 

Le  noir  pressentiment  se  réalise.  L'amant  trompé  rêve  qu'il  a  tué 
celle  qu'il  aimait,  qu'il  est  condamné,  conduit  au  supplice  et  qu'il 
assiste  à  sa  propre  exécution.  Le  cortège  s'avance  aux  sons  d'une 
marche  sombre  et  farouche,  où  se  peint  à  la  fois  le  défi  haineux  du 
condamné  et  la  joie  insultante  de  la  foule.  L'idée  fixe  reparaît  comme 
une  dernière  pensée  d'amour.  Mais  un  coup  sourd  l'inîerrorapt  ;  la 
tête  a  roulé  sous  le  couteau.  —  L'idée  de  faire  d'une  hallucination 
le  sujet  d'une  peinture  musicale  est  une  idée  bizarre.  Plus  bizarre 
encore  est  ce  qui  suit.  Le  mort  se  réveille  à  la  Ronde  du  sabbat. 
Ici  l'imagination  romantique  de  Berlioz  se  lâche  à  fond  de  train. 
L'orchestre  imitatif  sillle,  ricane,  aboie  et  mime  une  troupe  affreuse 
d'ombres,  de  sorciers,  de  monsires  de  toute  espèce  réunis  pour  les 
funérailles  du  meurtrier  par  amour.  Aux  gémissemens  répondent 
des  éclats  de  rire.  La  mélodie  reparaît,  non  plus  noble  et  timide, 
mais  dans  un  travestissement  burlesque,  avec  des  fioritures  pro- 
vocantes, des  entrechats  qui  lui  donnent  l'allure  d'un  air  de  danse 
trivial.  C'est  elle  qui  revient  au  sabbat  en  sorcière.  A  cette  trans- 
formation inattendue,  on   éprouve  la  sensation  désagréable  qu'on 


806  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

aurait  en  voyant  une  jeune  fille  charmante  changée  tout  à  coup  en 
courtisane  impudique.  C'est  l'amant  furieux  qui  traîne  son  idéal 
déchu  au  sabbat  et  le  bafoue.  Le  supplicié  devient  bourreau  à  son 
tour.  Un  rugissement  de  joie  accueille  cette  apparition;  elle  se  mêle 
à  l'orgie  diabohque.  Alors  la  cloche  du  supplice,  la  danse  du  sabbat 
et  le  Dies  irœ  s'unissent  dans  une  ronde  tourbillonnante,  où  l'enfer 
déchaîné  hurle  et  parodie  le  ciel.  Dans  cette  œuvre  le  charmant  et 
le  beau  se  heurtent  au  grotesque,  sans  arrivera  produire  lesubhme. 
Elle  nous  laisse  sous  une  impression  profondément  discordante. 
Mais  le  tableau  est  puissant;  on  y  sent  la  griffe  d'un  maître.  L'art 
qui  mène  à  l'harmonie  est  bien  supérieur  à  celui  qui  conclut 
par  une  dissonance.  Mais  lorsqu'un  artiste  peint  une  maladie 
de  l'âme  avec  cette  vigueur  de  touche,  il  faut  s'incliner.  Jamais 
le  cauchemar  de  l'amour  malheureux  n'a  été  rendu  avec  celte 
énergie. 

La  symphonie  de  Roméo  et  Juliette,  éclose  «  sous  ce  chaud  soleil 
d'amour  qu'alluma  Shakspeare,  »  nous  transporte  dans  une  sphère 
plus  élevée.  Dans  les  œuvres  de  Berlioz,  il  n'en  est  pas  de  plus 
inspirée.  Cette  riche  floraison  mélodique  semble  vraiment  couvée 
par  l'ardent  soleil,  complice  de  tant  de  passions  et  fécondateur  de 
tant  de  cerveaux  d'artistes  et  de  poètes.  On  y  respire  la  volupté  des 
nuits  qu'embaume  la  fleur  d'oranger  et  qne  peuplent  des  myriades 
de  lucioles.  Enfin,  elle  est  comme  traversée  d'un  bout  à  l'autre  par 
un  génie  flamboyaut,  par  «  cet  amour  prompt  comme  la  pensée, 
brûlant  comme  la  lave,  impérieux,  irrésistible,  immense,  et  pur  et 
beau  comme  le  sourire  des  anges  »  qu'ont  invoqué  tous  les  poètes, 
mais  qui  n'est  connu  que  des  âmes  très  passionnées  et  très  con- 
scientes. Nous  n'analyserons  pas  ce  chef-d'œuvre.  11  est  des  choses 
qu'il  faut  goûter  en  silence  pour  les  comprendre  et  les  honorer. 
Rappelons  seulement  ces  deux  merveilles  intitulées  :  Tristesse  de 
Roméo  et  Fêie  chez  Capulet.  D'abord,  l'amour  seul  en  face  de  lui- 
même  qui  essaie  de  se  mesurer  et  n'arrive  pas  à  toucher  son  propre 
fond;  et  puis,  ce  même  amour  perdu  au  milieu  d'une  fête  étour- 
dissante :  le  contraste  de  l'âme  et  du  monde.  Berlioz  a  donné  à  ce 
morceau  un  coloris  riche,  fou  et  cepeadant  harmonieux  sous  le  scin- 
tillement instrumental  qui  lui  est  propre.  Dans  ce  bal  masqué  la 
soie  ruisselle,  les  bijoux  reluisent,  les  yeux  ironiques  chatoient  der- 
rière les  loups  de  satin  bleu  et  rose,  les  conversations  bruissent,  les 
rires  éclatent  dans  une  folie  carnavalesque.  Par  un  trait  de  génie, 
au  plus  fort  de  la  fête,  le  compositeur  a  ramené  en  fortissimo  avec 
les  cuivres  le  motif  suave  de  la  tristesse  de  Roméo,  comme  si  la 
joie  de  la  foule  lui  donnait  soudain  une  acuité  terrible.  Avez-vous 
remarqué  à  côté  d'elle  ce  gémissement  chromi^*ique  des  contre- 


LES  CONCERTS  DU  DIMANCHE.  807 

basses  descendantes,  qui  nous  fait  penser  à  Tybalt  furieux, 
tournant  comme  une  bête  fauve  autour  de  Roméo  perdu  dans  sa 
pensée  d'amour,  comme  devant  une  fleur  merveilleuse  dont  le 
parfum  remplit  l'univers?  Folie  du  monde,  haine  mortelle  et 
mortel  amour  éclatent,  rugissent  et  chantent  à  la  fois  d'une  voix 
distincte  dans  ces  harmonies  étonnantes.  La  symphonie  atteint 
l'intensisté  du  drame.  C'est  la  vie  irritée  à  son  comble  et  qui 
déborde. 

Décidément  Berlioz  doit  à  Henriette  Smithson  et  à  Shakspeare 
ses  plus  belles  pages,  les  plus  tendres  et  les  plus  passionnées.  Nous 
venons  d'écouter  le  musicien  sur  ce  thème  auquel  il  revient  bien 
des  ^'ois.  Écoutons  un  instant  encore  l'écrivain.  Car  il  le  fut  et  de 
premier  ordre,  à  ses  heures,  quoique  toujours  capricieux  et  un 
peu  saccadé.  Voilà  ce  que  Berlioz  disait  sur  le  tard,  en  parlant  des 
deux  amours  qui  dominèrent  tour  à  tour  sa  vie  orageuse.  Ah  !  ce 
n'est  plus  la  fleur  du  printemps,  c'est  la  feuille  d'automne  qui 
tombe.  Ce  retour  mélancolique  sonne  comme  un  dernier  adieu  à  la 
jeunesse,  comme  un  regret  douloureux,  u  Estelle,  dit-il,  fut  la  rose 
qui  a  fleuri  dans  l'isolement  {last  rose  of  summer)  •  Henriette  fut 
la  harpe  mêlée  à  tous  mes  concerts,  à  mes  joies,  à  mes  tristesses, 
et  dont,  hélas  !  j'ai  brisé  bien  des  cordes.  » 

Pour  donner  une  idée  complète  de  Berlioz  comme  symphoniste, 
il  nous  reste  à  dire  quelques  mots  de  la  Damnation  de  Famt, 
l'œuvre  de  sa  maturité.  11  écrivit  la  légende  pendant  son  voyage 
en  Hongrie,  en  chaise  de  poste,  le  long  des  routes,  sur  la  table  des 
auberges.  La  musique,  d'une  sève  abondante,  d'un  éclat  varié,  est 
toute  trempée  d'impressions  originales.  Tel  passage  d'orchestre 
rappelle  si  bien  les  recoins  sombres  d'une  vieille  ville  allemande 
aux  toits  pointus,  qu'on  croit  se  promener  dans  Nuremberg  en  le 
suivant.  H  y  a  aussi  une  fugue  sur  le  mot  Amen  qui  reproduit  la 
grosse  gaîté  des  étudians  tudesques  avec  une  fine  pointe  d'ironie. 
Dans  le  rôle  de  Méphistophélès,  Berlioz  a  pu  donner  carrière  à  sa 
verve  satirique,  à  ses  accès  de  bouffonnerie  infernale.  En  somme, 
le  njaître  français  a  traité  le  chef-d'œuvre  de  la  poésie  allemande 
avec  une  grande  liberté,  mais  sans  le  rapetisser.  Le  grand  souille 
de  la  légende  immortalisée  par  Goethe  a  passé  sur  ces  pages.  Se 
laissant  aller  à  la  pente  de  sa  nature,  le  musicien  a  pour  ainsi  dire 
effacé  les  saillies  dramatiques  du  poème,  qui  sont  l'évocation  du 
diable,  la  séduction  et  la  mort  de  Marguerite,  pour  s'étendre  tout 
à  son  aise  sur  la  partie  lyrique  et  pittoresque.  Ne  nous  en  plai- 
gnons pas,  car  les  beautés  d'un  charme  enveloppant  et  grandiose 
se  succèdent  depuis  le  chœur  de  ia  résurrection  jusqu'au  songe 
de  Faust  et  à  cette  belle  invocation  :  w  Nature  immense,  impéné- 
trable et  hère,  » 


808  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Quant  à  la  conception  générale  du  sujet,  il  n'est  pas  sans  intérêt 
de  la  comparer  à  celle  de  Goethe  et  d'en  marquer  la  différence. 
Elle  nous  ramène  à  la  grande  question  du  trouble  religieux  et  phi- 
losophique, qui,  nous  l'avons  dit,  ne  fut  pas  étrangère  à  l'esprit  du 
musicien.  Goethe  a  fait  du  docteur  Faust  ce  type  de  l'homme 
moderne,  qui,  rejetant  la  foi  traditionnelle,  cherche  la  vérité  par  ses 
propres  lumières.  Il  a  pour  compère  et  pour  antipode  Méphisto- 
phélès,  l'esprit  du  mal,  le  roi  du  monde  et  des  mondains.  Sa  phi- 
losophie est  la  négation,  la  quintessence  du  roué  et  du  sceptique, 
le  génie  de  Mammon  et  de  Satan  mondanisé.  Le  hardi  docteur 
propose  au  diable  une  gageure  qui  est  le  véritable  nœud  de  la 
pièce.  Faust  sent  en  lui  un  désir  si  infini  qu'il  défie  le  démon  et 
lui  promet  son  âme  à  tout  jamais  s'il  parvient  à  combler  son  cœur 
un  seul  instant,  Méphisto  se  croit  sur  de  son  fait  ;  il  accepte.  Après 
avoir  parcouru  le  cercle  des  joies  et  des  ambitions  terrestres  : 
l'amour,  la  politique,  l'art,  Faust  trouve  le  bonheur  suprême  en 
travaillant  pour  ses  semblables,  pour  ses  compagnons  de  laite.  Ce 
n'est  pas  le  démon,  c'est  Dieu,  c'est  la  divine  sympathie  qui  a  fina- 
lement apaisé  son  cœur.  Le  diable  est  joué,  et  Faust  entre  au  ciel,  un 
ciel  d'un  genre  nouveau,  qui  s' étage  vers  les  hauts  sommets  d'une 
planète  plus  avancée,  aux  rayons  d'un  soleil  plus  puissant.  Près 
des  cimes  éthérées  nous  retrouvons  les  saints  du  christianisme 
dans  leur  plus  haute  activité  et  la  Vierge  bienheureuse,  la  Mater 
gloriosa^  y  représente  la  femme  dans  sa  pureté  et  sa  splendeur.  Si 
Faust  monte  si  haut  et  se  transfigure  dans  cet  autre  monde,  c'est 
par  la  rédemption  de  l'amour  vrai,  par  l'âme  de  Marguerite,  par 
celle  qui  l'aima  malgré  tout  et  jusqu'à  la  mort. 

Cette  fin  inventée  par  Goeth  •  est  une  libre  interprétation  de  la 
légende,  un  élargissement  de  l'idéal  chrétien  selon  une  foi  religieuse 
et  philosophique  que  le  poète  s'est  créée  lui-même.  Berlioz,  nous 
l'avons  vu,  est  un  pessimiste  et  un  incrédule.  Il  ne  s'en  cache  pas; 
mais  comme  beaucoup  d'athées  qui  le  sont  par  paresse  d'esprit  ou 
par  dégoiit  de  l'existence,  il  a  de  ces  retours  de  foi  insiinctits  qui 
surgissent  du  fond  de  l'âme  humaine.  Mais  alors,  ce  n'est  pas 
comme  chez  Goethe  une  haute  vue  métaphysique,  ce  n'est  pas  comme 
chez  Beethoven  un  élan  sublime  d'énergie  et  de  foi  personnelle.  Il 
revient  à  la  toi  naïve  de  son  enfance  ;  elle  lui  tend  son  doux  oreiller 
et  il  y  couche  pour  un  instant  sa  tête  fatiguée.  «  Je  fus  élevé,  nous 
dit-il,  dans  la  foi  catholique,  apostolique  et  romaine.  Cette  religion 
charmante,  depuis  qu'elle  ne  brûle  plus  personne,  a  fait  mon  bon- 
heur pendant  sept  années  entières  ;  et,  bien  que  nous  soyons  brouil- 
lés ensemble  depuis  longtemps,  j'en  ai  toujours  conservé  un  sou- 
venir fort  tendre.  Elle  m'est  si  sympathique,  d'ailleurs,  que^^^si 
j'avais  eu  le  malheur  de  naître  au  sein  d'un  de  ces  schismes  éclos 


LES    CONCERTS   DU   DIMANCHE.  809 

SOUS  la  lourde  main  de  Luther  ou  de  Calvin,  à  coup  sûr,  au  pre- 
mier instant  de  sens  poétique  et  de  loisir,  je  me  fusse  hâté  d'en 
faire  abjuration  solennelle  pour  embrasser  la  belle  romaine  de  tout 
mon  cœur.  » 

Est-ce  besoin  du  cœur  ou  simple  jeu  d'imagination?  Il  y  a  des 
deux  peut-être,  La  Damnation  de  Faust  se  ressent  de  ce  tour  d'es- 
prit. Au  lieu  de  monter  vers  le  ciel,  le  docteur  est  tout  bonnement 
emporté  par  le  diable  comme  dans  la  légende  du  xvr  siècle.  La 
pensée  est  inférieure  à  celle  de  Goeihe.  Mais  cette  course  à  l'abîme, 
échevelée,  sur  un  rythme  de  triple  galop  et  ce  formidable  plongeon 
dans  le  goulfre  de  flammes  au  milieu  d'un  chœur  satanique,  tout 
cela  est  empoignant,  irrésistible.  Et  lorsque  l'enfer  a  saisi  sa  proie 
et  cesse  de  mugir  aux  profondeurs,  quelle  surprise  délicieuse! 
Comme  on  respire  à  cette  douce  et  majestueuse  remontée  vers  le 
ciel  !  Des  voix  féminines  d'anges  résonnent  pour  demander  le  par- 
don de  Marguerite  :  «  Elle  a  beaucoup  aimé,  Seigneur  I  »  Et  à  ce 
chœur  d'une  tendresse  virginale  :  «  Remonte  au  ciel,  âme  naïve  et 
pure  !  »  il  nous  semble  entrevoir  à  travers  des  rangées  de  harpes 
séraphiques  comme  une  blanche  fumée  d'âmes  bienheureuses  qui 
émergent  dans  le  cercle  lumineux  sous  l'hosanna  des  phalanges 
célestes.  Berlioz  n'a  pas  donné  de  preuve  plus  éclatante  de  la  puis- 
sance et  de  la  grandeur  de  son  imagination. 

IV. 

Le  troisième  grand  nom  qui  défraie  le  plus  souvent  les  pro- 
grammes des  concerts  du  dimanche  est  celui  de  Richard  Wagner. 
Les  fragmens  symphoniques  de  ses  opéras,  qui  avaient  le  don 
d'exciter  autrefois  les  contradictions  les  plus  violentes,  sont  accueillis 
aujourd'hui  par  le  public  des  concerts  avec  une  curiosité  ardente  et 
applaudies  avec  cette  passion  vive  et  généreuse  pour  des  choses 
nouvelles  qui  est  un  des  traits  saillans  de  notre  tempérament  natio- 
nal. L'opposition  qu'ont  rencontrée  pendant  longtemps  les  œuvres 
de  ce  musicien  tient  moins  aux  élrangetés  de  sa  musique  qu'aux 
aspérités  de  son  caractère  et  à  l'outrecuidance  d'un  orgueil  qui 
voulait  s'imposer  partout  en  maître.  Beaucoup  de  personnes  n'ont 
pu  lui  pardonner  ses  incartades  gratuites,  ses  rodomontades  ultra- 
tudesques  contre  la  France.  Elles  ont  raison,  et  nous  sommes  du 
nombre.  Mais  une  fois  l'homme  jugé,  devons-nous  ignorer  à  jamais 
l'artiste  et  ses  créations?  Le  patriotisme  aveugle  risque  d'aller  à 
contre-fin  ;  il  lui  arrive  par  exemple  de  bâtir  un  nouveau  mur  là 
où  il  faudrait  peut-être  percer  une  fenêtre.  Il  faut  en  prendre 
notre  parti,  la  nature  a  tous  les  caprices.  Elle  a  voulu  pour  une 


810  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fois  associer  un  génie  exceptionnel  avec  un  parfait  Teuton.  Richard 
"Wagner  est  mort,  et  son  œuvre  débarrassée  de  sa  personnalité  irri- 
tante, s'impose  désormais  toute  seule  à  l'attention.  Le  temps,  ce 
souverain  justicier  des  choses,  ramènera  ses  prétentions  démesu- 
rées à  leur  juste  valeur;  et  le  moment  n'est  pas  éloigné  où  l'on 
jugera  de  sang-froid,  sine  ira  et  studio,  et  ses  dernières  créations 
et  sa  tentative  de  réforme  théâtrale.  Tel  n'est  pas  cependant  notre 
dessein.  Laissant  de  côté  le  poète,  le  penseur,  le  dramaturge  et 
Vimpresario  d'un  théâtre  personnel,  —  car  il  y  avait  de  tout  cela 
dans  cet  homme  étrange,  plein  de  petitesses  morales  et  de  gran- 
deurs intellectuelles,  —  nous  nous  bornerons  à  caractériser  d'un 
crayon  rapide  le  symphoniste  que  les  concerts  du  dimanche  nous 
ont  fait  connaître. 

L'ouverture  dramatique  créée  par  Gluck  fut  portée  par  Beethoven 
à  son  plein  développement.  Cette  forme  de  la  symphonie  servant 
d'introduction  à  un  drame  ou  à  un  opéra  marque  à  vrai  dire  le  pre- 
mier pas  vers  le  poème  symphonique,  devenu  un  des  genres  favoris 
de  notre  époque.  Car  si,  d'une  part,  l'ouverture  dramatique  sert  d'in- 
troduction au  drame,  de  l'autre  elle  se  soutient,  elle  s'explique  par 
elle-même  et  peut  s'exécuter  séparément  sans  rien  perdre  de  sa 
force  persuasive.  On  ne  sera  jamais  plus  clair,  plus  poignant,  plus 
grandiose  que  Beethoven  l'a  été  dans  la  splendide  et  incomparable 
ouverture  de  Léonore,  voire  dans  celle  diEgmont  et  de  Corio- 
lan.  Sous  ce  rapport,  Wagner  n'a  fait  que  marcher  à  la  file  de  ses 
prédécesseurs,  mais  il  a  imprimé  à  ses  ouvertures  comme  à  ses 
morceaux  d'ensemble  la  couleur  particulière  de  son  esprit.  Comme 
dans  Berlioz,  on  trouve  chez  lui  l'extrême  intensité  du  coloris  instru- 
mental, l'énergie  stridente  de  l'expression  plastique  et  pittoresque. 
Ce  qui  nous  frappe  ensuite  comme  un  trait  original  et  tout  à  fait 
personnel,  c'est,  d'une  part,  un  sensualisme  violent,  effréné;  de 
l'autre,  un  mysticisme  transcendant  qui  s'élève  à  des  hauteurs 
incommensurables.  Autre  particularité  :  tandis  qu'il  déchaîne  des 
élémens  furieux  dans  son  orchestre,  on  sent  toujours  une  pensée 
maîtresse  planer  sur  l'ensemble.  Après  avoir  lâché  les  passions,  il 
les  terrasse  ou  les  magnétise  en  dompteur  habile,  en  maître  magi- 
cien. Dramatiste  expert  dans  le  savant  crescendo  de  ses  effets,  il  ne 
perd  jamais  de  vue  son  but,  et  lancé  dans  les  tempêtes,  il  vire 
toujours  au  phare  de  l'idée.  Chez  Be-'thoven,  l'unité  résulte  de  la 
plénitude  et  de  la  continuité  de  l'enthousiasme  ;  elle  est  le  mode 
naturel  de  cette  âme  passionnée,  mais  divinement  harmonieuse.  En 
Wagner,  elle  provient  de  la  domination  hautaine  de  l'intellect  sur 
des  passions  sauvages.  Quelques  exemples  rendront  ces  observa- 
tions plus  sensibles. 


LES   CONCERTS   DD    DIMANCHE.  811 

Voulez-vous  une  impression  frappante  du  tempérament  et  de  la 
nature  de  Wagner?  Écoutez  l'ouverture  du  Tannhiluscr.  Ce  mor- 
ceau est  si  connu  aujourd'hui,  qu'en  rappeler  le  sujet  nous  paraît 
superflu.  Mais  pour  mettre  en  lumière  le  procédé  caractéristique 
de  c(  tte  composition,  nous  citerons  quelques  passî^ges  de  la  remar- 
quable analyse  que  Liszt  en  a  donnée  dans  une  brochure  française 
publiée  en  1851  à  Leipzig.  «  D'abord  le  motif  religieux  apparaît 
calme,  profond;  à  lentes  palpitations,  comme  l'instinct  du  plus  beau, 
du  plus  grand  de  nos  sentimens,  mais  il  est  submergé  peu  à  peu 
par  les  insinuantes  modulations  de  voix  pleines  d'énervantes  lan- 
gueur?, d'assoupissantes  délices,  quoique  fébriles  et  agitées  :  aga- 
çant mélange  de  volupté  et  d'inquiétude.  La  voix  de  Tannbauser, 
celle  de  Vénus,  s'élèvent  au-dessus  de  ces  flots  écuraans  et  bouil- 
lonnans,  qui  montent  incessamment.  Ces  appels  des  sirènes  et  des 
bacchantes  deviennent  toujours  plus  hauts  et  plus  impérieux.  L'agi- 
tation atteint  à  son  comble;  elle  ne  laisse  aucune  corde  silencieuse; 
elle  fait  résonner  chaque  fibre  de  notre  être.  Ces  notes  vibrantes  et 
haletantes  tantôt  gémissent,  tantôt  commandent  dans  une  alterna- 
tive désordonnée,  jusqu'à  ce  que  l'immense  aspiration  de  l'infini, 
le  thème  religieux,  revienne  graduellement,  s'empare  de  tous  ces 
sons,  de  tous  ces  timbres,  les  fonde  dans  une  suprême  harmonie, 
et  déploie  dans  toute  leur  vaste  envergure  les  ailes  d'un  hymne 
triomphal.  »  Passant  ensuite  aux  détails  techniques  de  la  composi- 
tion et  de  l'instrumentation,  Liszt  caractérise  la  manière  incisive 
dont  Wagner  a  rendu  les  attractions  lascives  du  Venusberg  :  ces 
figures  ascendantes  des  violons  à  l'aigu,  brodées  sur  un  tissu  de 
trilles  et  de  trémolos  qui  se  perdent  et  se  retrouvent  en  enlace- 
mens  inextricables,  ces  susurrennens  accentués  de  légers  conps  de 
cymbale  qui  peignent  les  vertiges  de  la  sensualité,  ses  éblouisse- 
mens  prismatiques.  «  Il  y  a  des  notes  qui  sifflent  à  l'oreille  comme 
certains  regards  chatoient  à  la  vue  :  longues,  désarmantes,  per- 
fides !  Sous  le  velouté  de  leur  artificielle  douceur  on  saisit  des 
intonations  despotiques,  on  sent  trembler  la  colère.  Çà  et  là  des 
mordantes  de  violon  s'échappent  de  l'archet  comme  des  étincelles 
phosphoriques.  Le  retour  des  cymbales  nous  imprime  un  ébranle- 
ment, comme  le  lointain  écho  d'une  orgie  devenue  sauvage.  Il  y  a 
des  accords  d'un  frénétique  enivrement  qui  nous  rappellent  que  les 
Cléo[)âtre  ne  trouvaient  pas  leurs  fêtes  déparées  par  la  cruauté. 
Avec  les  ménades  et  leurs  rondes  fougueuses,  la  volupté  arrive  à  sa 
dernière  puissance.  »  Après  un  pareil  déchaînement,  le  triomphe  du 
motif  religieux  n'était  pas  facile.  Il  risquait  de  paraître  froid,  sec 
et  aride,  de  venir  comme  une  négation  après  une  félicité.  L'inter- 
prète, également  versé  dans  la  science  du  monde  et  dans  celle  de 


812  REVDE    DES   DEUX    MONDES, 

l'église,  nous  fait  toucher  du  doigt  l'art  qu'a  mis  le  compositeur  à 
préparer  cette  victoire  un  peu  moins  difficile  que  celle  de  saint 
Antoine,  mais  cependant  très  remarquable.  «  Le  motif  saint,  dit 
l'abbé  Liszt,  ne  se  dresse  point  comme  un  rude  maître,  imposant 
durement  silence  aux  licencieux  chuchotemens  qui  grouillent  en 
cet  antre  de  joies  terribles.  Il  ne  reste  point  sombre  et  isolé  en  leur 
présence.  Il  arrive  limpide  et  doux,  pour  s'emparer  de  toutes  les 
cordes  dont  la  résonnance  est  une  si  charmante  amorce  ;  il  les  saisit 
une  à  une,  quoiqu'elles  se  disputent  à  lui  avec  un  acharnement 
désespt^ré.  Mais  toujours  calme  et  placide,  il  étend  son  domaine 
malgré  ces  résistances,  en  transformant,  en  s'assimilant  les  élémens 
contraires.  Les  masses  des  tons  ardens  se  détachent  en  débris,  qui 
forment  des  discordances  toujours  plus  pénibles,  jusqu'à  ce  qu'elles 
deviennent  répulsion  comme  des  parfums  en  décomposition,  et  que 
nous  les  voyions  avec  bonheur  se  fondre  dans  l'auguste  magnifi- 
cence du  cantique,  qui  emporte  toute  notre  âme,  tout  notre  êti-e 
dans  un  océan  de  gloire.  » 

On  ne  saurait  mieux  peindre  l'ouverture  typique  de  Richard 
Wagner,  qui  met  aux  prises  les  deux  forces  de  cette  étrange 
nature.  L'élément  spirituel  apparaît  seul  dans  le  prélude  de 
Loheugrm.  Les  premières  mesures  des  violons,  qui  chantent  pia- 
nissimo le  thème  du  Saint-Graal  dans  les  notes  suraiguës  de  leur 
registre,  nous  enlèvent  aux  plus  hautes  régions  du  mysticisme.  La 
suave  mélodie  s'étend  comme  la  nappe  dormante ,  azurée  d'un 
éther  sans  bornes,  et  l'âme  débarrassée  de  tout  poids  terrestre  y 
flotte  dans  une  chaste  et  intense  félicité.  C'est,  au  physique,  le 
genre  d'ivresse  qui  nous  prend  sur  les  hautes  cimes  des  Alpes; 
c'est  au  moral  ce  que  les  a=!cètes  racontent  de  l'état  extatique,  où 
le  moi  expire  :  un  sentiment  de  solitude  immense  et  d'amour  infmi. 
Mais  à  mesure  que  cette  mélodie  d'une  fluidité  merveilleuse  des- 
cend d'octave  en  octave,  et  passe  en  élargissant  ses  ondes  des  instru- 
mens  à  cordes  aux  instrumens  à  vent ,  il  nous  semble  que  l'âme 
descend  avec  elle  de  ses  hauteurs  vertigineuses  vers  les  régions 
terrestres  dans  une  atmosphère  toujours  plus  brûlante.  Lorsque 
enfin  les  cuivres  font  retentir  la  mélodie  avec  un  éclat  fulgurant, 
n'est-ce  pas  une  âme  sublime  qui  se  révèle  et  se  communique  dans 
son  amour  surhumain  comme  par  une  irradiation  de  tendresse  et 
de  flamme?  —  Mais  l'apparition  ne  peut  durer  qu'un  instant;  elle  se 
voile  aussitôt  et  remonte  avec  un  doux  sourire,  avec  un  adieu  d'une 
indicible  tristesse  dans  l' éther  inaccessible  d'où  elle  est  venue  et 
où  elle  retourne  à  jamais.  Le  rêve  se  termine  comme  il  a  commencé, 
dans  l'azur,  dans  l'infini.  Ce  qu'il  y  a  d'extraordinaire  dans  ce 
prélude,  c'est  qu'en  développant  le  sens  visionnaire,  il  nous  iden- 


LES    CONCERTS    DU    DIMANCHE.  813 

tifie  avec  la  vision.  C'est  le  phénomène  de  l'extase  musical»^ment 
réalisé.  Quant  au  nuancement  instrumental  de  ce  morceau ,  il 
est  d'un  fondu,  d'une  délicatesse  uniques.  Il  va  des  tendres  cou- 
leurs de  l'opale  et  du  saphir  au  jaune  ardent,  aux  blancheurs 
éblouissantes  de  la  lumière.  On  a  souvent  imité  cet  efiet,  mais  sans 
l'atteindre. 

La  Chevauchée  des  Walkiires  nous  transporte,  au  contraire,  sur  les 
âpres  sommets  du  mythe  Scandinave  sous  le  ciel  sombre  de  la  Ger- 
manie primitive.  Le  tableau  scénique  qui  accompagne  ce  morceau 
au  troisième  acte  de  la  Walkure  est  d'une  singulière  hardiesse. 
Cependant  on  peut  le  voir  réalisé  aujourd'hui  sur  un  grand  nombre 
de  scènes  allemandes.  La  ci'ne  d'une  montagne  qui  finit  en  pointe 
de  rochers  se  dresse  dans  le  ciel.  C'est  le  rendez-vous  des  neuf 
Walkures,  des  filles  d'Oilin,  qui  emportent  pendus  en  travers,  sur  la 
selle  de  leurs  chevaux,  les  héros  tués  dans  la  bataille.  Le  vent  siffle, 
des  volées  de  nuages  chassés  par  l'ouragan  traversent  les  airs  et 
rasent  la  crête  des  monts.  Dans  leurs  plis  apparaissent  une  à  une 
les  filles  d'Odin  chevauchant  leurs  coursiers  sur  les  ailes  de  la  tem- 
pête. On  les  voit  se  précipiter  à  droite  dans  une  forêt  de  sapins; 
elles  y  laissent  leurs  folles  montures  et  viennent  se  camper  l'une 
après  l'autre  sur  le  roc  abrupt.  De  là -haut  les  premières  venues 
appellent  les  dernières  en  poussant  leur  cri  de  ralliement  :  «  loho- 
tohé!  »  Et  d'en  haut,  d'en  bas,  de  l'air  et  de  l'abîme  se  répondent 
leurs  clameurs.  Le  morceau  symphonique  qui  accompagne  cette 
scène  a  pour  motif  principal  une  fanfare  à  l'unisson  d'un  accent 
sauvage  et  fier,  modulant  du  mineur  au  majeur  sur  un  accompa- 
gnement de  trilles  multipliés  à  toutes  les  octaves  et  sur  une  figure 
des  instrumens  à  cordes  imitant  un  galop  soutenu.  Cette  musique, 
OÙ  des  rires  joyeux  percent  la  tempête,  donne  la  sensation  violente 
des  temps  héroïques  de  la  Germanie  légendaire;  elle  respire  le  fer, 
la  joie  et  l'ouragan. 

La  Marche  funèbre  de  Siegfried  est  empreinte  de  la  teinte  fatale 
particulière  à  la  vieille  poésie  du  Nord.  La  récente  et  brillante  exé- 
cution de  ce  fragment,  par  M.  Lamoureux,  aux  concerts  du  Ghâ- 
teau-d'Eau,  a  vivement  impressionné  le  public  par  son  caractère 
sombre  et  grandiose.  Siegfried  vient  d'être  tué  traîtreusement  par 
Hagen.  Ses  compagnons  placent  son  corps  sur  son  bouclier  et  l'em- 
portent. Pendant  ce  temps ,  l'orchestre  joue  une  marche  courte, 
mais  saisissante,  qui  rappelle  en  quelques  mesures  la  vie  du  héros, 
sorte  d'oraison  funèbre  concentrée  et  très  originale.  Les  motifs 
majestueux  qui  se  succèdent  rapidement  sont  ceux-là  mêmes  qui 
ont  marqué  les  points  lumineux  de  la  carrière  semi-humaine,  semi- 
divine  de  Siegfried  dans  le  cours  du  drame.  Après  chacun  d'eux, 


814  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'orchpstre  tout  entier  frappe  en  foî^tissimo  sur  le  rythme  d'un  tam- 
bour funèbre  quelques  accords  plaqués,  haletans,  terribles.  C'est  îe 
coup  de  la  mort  qui  a  foudroyé  le  héros  et  qui  se  répète  avec  un 
retentissement  formidable  à  chnque  pause  de  ce  prodigieux  ressou- 
venir. Et  la  puissante  mélopée  reprend  en  pleurant  son  récit.  Mais 
tout  à  coup  éclate  la  fanfare  qui  rappelle  les  amours  triorophans  de 
Siegfried  et  de  Brunehilde.  Ici  le  fracas  des  cuivres  atteint  l'inten- 
sité du  rayonnement  solaire  et  perce  la  moelle  des  os.  II  semble 
un  instant  qu'on  revoie  le  héros  aux  cheveux  d'or  et  la  fille  des 
dieux  sortir  comme  deux  soleils  de  i.loire  de  leur  sombre  caverne 
après  leur  première  nuit  de  noces...  Mais  le  tambour  roule  ;  l'or- 
chestre retombe  sur  son  gémissement,  et  nous  ne  voyons  plus  qu'un 
cadavre  emporté  sur  un  brancard  au  clair  de  lune.  Le  héros  a  dis- 
paru dans  la  nuit  éternelle. 

Faut-il  résumer  en  quelques  mots  les  caractères  généraux  de  la 
musique  de  Wagner?  Elle  surprend  par  un  mélange  de  séductions 
insinuantes  et  d'accens  aigus,  violens ,  d'une  puissance  extraordi- 
naire. On  y  retrouve  la  nature  septentrionale,  gern  anique  et  bar- 
bare avec  tons  ses  instincts,  mais  idéalisée  par  une  sensibilité  d'ar- 
tiste raffiné  et  toujours  gouvernée  par  une  pensée  métaphysique. 
En  somme,  elle  étonne  plus  qu'elle  n'attendrit;  elle  passionne, 
excite,  exalte,  mais  sans  donner  le  grand  apaisement.  Sous  toutes 
ses  splendeurs,  elle  garde  quelque  chose  d'amer  et  d'inconsolé. 
Quant  à  sa  structure  et  à  son  essence,  elle  se  distingue  par  l'éner- 
gie et  le  mouvement  dramatique  et  par  le  génie  légendaire.  Nous 
entendons  par  le  génie  légendaire  cet  art  de  révéler  et  de  dramati- 
ser le  monde  intérieur,  et  de  le  condenser,  en  un  tableau  mer- 
veilleux qui  revêt  alors  la  forme  d'un  au-delà  enchanteur  vers  lequel 
le  désir  s'élance  avec  une  force  redoublée.  Telles  sont  les  ouver- 
tures du  Vaisseau- fdntôme  et  du  Tannhauser,  mais  plus  encore  cet 
admirable  prélude  de  Lohengrin  qui  ressemble  à  une  échappée  sur 
un  monde  supérieur. 


.  Il  n'entre  pas  dans  notre  dessein  de  faire  une  étude  même  som- 
maire de  la  jeune  école  française  qui  a  pris  une  place  importante  et 
obtient  un  succès  légitime  aux  concerts  du  dimanche.  Cette  école 
procède  en  partie  de  Berlioz,  qui  a  donné  à  la  nouvelle  génération 
le  goût  de  la  musique  descriptive,  en  partie  de  M.  Gounod,  dont  la 
mesure,  la  clarté,  la  grâce  souple,  correspondent  plus  particulière- 
ment aux  qualités  dominantes  de  l'esprit  français.  La  science  accom- 


LES    CONCERTS   DD   DIMANCHE.  815 

plie  et  le  pittoresque  spirituel  de  M.  Saint-Saëns,  la  note  attendrie 
et  souvent  passionnée  de  M.  Massenet,  la  fougue  provençale  et  le 
coloris  espagnol  du  regretté  Bizet;  MM.  Reyer,  LéoDelibes,  Guiraud, 
Lalo  et  plusieurs  autres  nous  oflriraient  une  riche  galerie  de  talens 
remarquabl'^s  et  d'inspirations  diverses.  Nous  devons  nons  conten- 
ter d'uue  observation  toute  générale.  Si  quelque  chose  manque  à 
nos  jeunes  musiciens ,  ce  n'est  pas  la  science  musicale  et  la  pra- 
tique des  procédés,  c'est  plutôt  la  passion  et  la  pensée,  sans  les- 
quelles il  ne  se  fait  rien  de  grand.  De  leurs  efforts  louables  nous 
n'avons  pas  vu  encore  se  dégager  une  individualité  puissante  ayant 
un  idéal  clairement  défini  et  le  poursuivant  avec  constance.  Ce  n'est 
pas  nous  qui  pouvons  leur  donner  une  leçon.  En  fait  d'art,  les  bons 
conseils  ne  viennent  que  de  l'étude  des  maîtres  et  les  bonnes  idées 
que  de  l'inspiration.  Mais  il  est  une  vérité  qui  ressort  clairement 
du  coup  d'œil  rapide  que  nous  avons  donné  aux  grands  maîtres 
sj^mphonistes  de  ce  siècle  :  c'est  que  la  musique,  même  considé- 
rée en  dehors  du  théâtre,  s'est  puissamment  rapprochée  de  la  poé- 
sie en  élargissant  son  cadre  et  en  plaçant  son  but  plus  haut.  Après 
Bteihoven,  après  Berlioz,  après  Wagner,  il  ne  suffit  plus  d'être  un 
grand  musicien  pour  être  un  grand  symphoniste;  il  faut  encore, 
sinon  être  un  vrai  poète,  du  moins  posséder  un  sentiment  poétique 
vivace  et  original.  Uiie  chose  nous  frappe  encore  dans  les  maîtres 
susdits  :  leur  haute  culture  intellectuelle,  leur  préoccupation  con- 
stante des  grands  problèmes  de  l'esprit  humain.  Telle  est  la  leçon 
la  plus  évidente  et  la  plus  salutaire  qui  ressorte  de  leurs  œuvres 
pour  nos  musiciens  présens  et  futurs. 

Et  pour  nous,  qui  sommes  le  public,  n'est-il  pas  aussi  un  ensei- 
gnement à  tirer  de  cette  institution  des  concerts  du  dimanche  qui 
fait  partie  désormais  de  nos  mœurs?  Sûrement,  la  musique  parle  là 
son  vrai  langage,  et  ce  qu'elle  nous  confie  est  très  différent  de  ce 
qu'elle  nous  dit  ailleurs.  Sa  grande  voix  nous  apprend  que  l'huma- 
nité, sous  les  apparences  d'un  matérialisme  universel,  est  pleine 
encore  d'aspirations  spiritualistes  et  idéales,  souvent  incertaines, 
mais  non  moins  vives.  Car  la  musique  vient  du  plus  profond  de 
l'homme,  elle  sort  du  mystère  de  l'inconscient,  elle  nous  parle  de 
ce  monde  intérieur  qui  est  la  suprême  réalité,  et  déchirant  le  voile 
du  monde  visible,  elle  nous  introduit  dans  son  immense  au-delà.  Les 
visions  qu'elle  évoque,  ce  n'est  pas  elle  qui  les  invente,  c'est  nous 
qui  les  créons  sous  ses  sublimes  incantations;  elles  font  partie  de 
nous  comme  des  puissances  innées.  La  musique,  cette  sœur  mysté- 
rieuse de  l'âme  et  de  l'amour,  a  cela  de  beau  qu'elle  ne  peut  long- 
temps se  complaire  dans  les  basses  régions.  L'essor  naturel  de  ses 
ailes  l'emporte  vers  l'infini. 


816  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Il  faut  donc  voir  dans  la  popularité  croissante  de  la  grande 
musique  un  des  phénomènes  les  plus  remarquables  de  notre  époque. 
A  ne  considérer  notre  temps  qu'à  la  surface,  il  semble  voué  irrévo- 
cablement aux  forces  régnantes  du  positivisme  et  du  matérialisme. 
Le  progrès  prodigieux  des  sciences  exactes  et  l'immense  dévelop- 
pement de  l'industrie  ont  tout  envahi.  Le  théâtre  se  nourrit  à  peu 
près  de  ce  que  lui  offre  la  vie  mondaine  et  paraît  vouloir  se  réduire 
à  une  sorte  de  chirurgie  sociale.  La  littérature  s'est  jetée  dans  une 
observation  minutieuse  du  réel  ou  dans  un  naturalisme  grossier; 
la  peinture  butine  et  s'amuse  sur  ses  traces.  Mais  entrez  le  dimanche, 
à  deux  heures,  dans  une  de  ces  grandes  salles  de  concert,  voyez 
cette  foule  avide  non  de  divertissement,  mais  d'édification,  joyeuse 
d'échapper  à  elle-même  et  de  boire  pour  quelques  heures  à  la 
coupe  des  songes;  étudiez  son  recueillement,  son  absorption  pro- 
fonde, ses  ravissemens  pendant  qu'on  joue  la  Neuvième  Symphonie 
de  Beethoven  ou  tel  chef-d'œuvre  de  notre  grand  Berlioz;  voyez 
avec  quelle  passion  elle  les  applaudit  et  les  redemande,  et  vous 
direz  :  Non,  Ariel  n'est  pas  mort.  Il  n'est  invisible  que  parce  que 
Prospère  a  cessé  de  croire  en  lui!  L'idéal  est  plus  vivant  que  jamais, 
car  la  foule  en  a  soif. 

Quelques-uns  craignent  que  la  musique  n'absorbe  désormais  tous 
les  besoins  idéalistes  de  l'humanité,  et  que  les  autres  arts  ne  pâtis- 
sent de  sa  fortune  en  retombant  dans  le  terre-à-terre  d'un  réalisme 
de  plus  en  plus  servile.  Nous  n'en  croyons  pas  un  mot.  Il  y  a  une 
solidarité  profonde  entre  toutes  les  facultés  humaines,  un  besoin 
invincible  d'unité  dans  notre  nature,  qui  triomphe  toujours  à  la 
longue.  Si  nous  avons  bien  compris  les  nobles  accens  du  génie 
de  la  musique,  il  parle  au  philosophe  d'un  monde  supérieur,  au 
poète  de  la  terre  promise  de  son  rêve,  à  tous  d'un  idéal  plus 
large  que  celui  du  passé,  fondé  sur  toutes  les  conquêtes  de  la  race 
aryenne  et  sur  l'âme  même  du  christianisme.  L'horizon  est  noir, 
de  grandes  luttes  nous  attendent  encore,  mais  nous  ne  désespé- 
rons de  rien.  Le  xix®  siècle,  parti  de  très  haut,  est  descendu  dans 
une  vallée  profonde  ;  mais  parvenu  à  la  fin  de  sa  carrière ,  il 
atteindra  peut-être  un  sommet  d'où  il  apercevra  l'aurore  d'un 
jour  nouveau. 


Ldouard  Schuré. 


UN    CHAPITRE 


L^HISTOIRE    FINANCIERE 

DE    LA    FRANCE 


II. 

LES  EXCÈS  DE  LA  SPÉCULATION  AU  DÉBUT  DU  RÈGNE 
DE  LOUIS  XV. 


II\ 


BAISSE    DES    ACTIONS    ET    DEFAVEUR    DES    BILLETS. 
DCJ    SYSTÈME    ET    LA    LIQUIDATIO-V. 


I. 

Le  5  janvier  1720,  d'Argenson,  qm  depuis  plusieurs  mois  ne  s'en- 
tendait plus  avec  Law  (2),  abandonna  l'administration  des  finances. 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  mars. 

(2)  D'Argenson,  d'un  caractère  absolu,  ne  s'était  pas  contenté  longtemps  d'un  rôle 
subordonné  dans  l'administration  des  finances;  c'était  malgré  sa  résistance  que  la 
compagnie  des  Indes  avait  obtenu  le  bail  des  fermes  générales  et  la  régie  des  recettes 
générales.  On  dit  môme  que,  dès  le  mois  de  septembre  1718,  il  s'était  séparé  de  Law 
en  favorisant  secrètement  la  formation  de  la  société  imaginée  pour  faire  concurrence 
à  la  compagnie  d'Occident,  et  qu'Aymard  Lambert,  sous  le  nom  duquel  les  frères 

TOME  LXII.  —  1884.  52 


818  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Le  contrôle  général  fut  rétabli  et  fut  confié  à  Law,  qui  conserva  la 
direction  de  la  banque  et  celle  de  la  compagnie  des  Indes.  La 
banque  était  devenue  un  service  financier  de  l'état  :  on  comprend 
donc  que  le  contrôleur-général  ait  pu  en  conserver  sans  intermé- 
diaire l'administration  ;  mais  la  compagnie,  avec  ses  nombreuses 
entreprises  et  ses  milliards  d'actions,  était  une  société  privée  :  si 
elle  avait  pu  se  faire  attribuer  le  bail  des  fermes  générales,  parce 
qu'il  était  alors  d'usage  d'affermer  le  recouvrement  d'une  partie 
des  impositions,  elle  était  placée  à  ce  titre,  non  sous  l'autorité, 
mais  sous  le  contrôle  du  ministre,  et  Law  ne  pouvait  se  contrôler 
lui-même.  Sa  nomination  au  contrôle-général  est  un  signe  du  temps 
où  elle  a  pu  être  faite.  «  Le  murmure  fut  grand,  dit  Saint-Simon, 
de  voir  un  étranger  contrôleur-général,  et  tout  livré  en  France  à 
un  système  dont  on  commençait  à  se  défier.  Mais  les  Français  s'ac- 
coutument à  tout.  » 

La  spéculation  salua  l'avènement  de  Law^  au  ministère  des  finances 
en  faisant  monter  dans  la  soirée  les  actions  à  18,000  livres.  Quel- 
ques jours  après,  le  nouveau  contrôleur-général  ne  crut  pas  com- 
promettre l'autorité  publique  dont  il  était  revêtu  en  se  rendant, 
accompagné  de  plusieurs  grands  seigneurs,  rue  Quincampoix,  où 
sa  présence  et  ses  encouragemens  ranimèrent  encore  la  confiance, 
mais  elle  ne  dura  pas. 

Le  cours  de  18,000  livres  ne  put  se  maintenir  et  les  actions 
baissèrent.  Le  bureau  que  la  compagnie  avait  ouvert  les  acheta  à 
9,600  livres  et  les  paya  en  billets  qu'on  allait  aussitôt  convertir  en 
numéraire  à  la  banque,  dont  la  réserve  métallique,  que  les  trois 
derniers  mois  de  1719  avaient  accrue,  ne  tarda  pas  à  être  épuisée  : 
elle  put  cependant  satisfaire  aux  rembourseraens  qui  lui  furent 
demandés,  mais  quelquefois  avec  des  retards,  en  ouvrant  tard  ses 
guichets,  en  les  fermant  de  bonne  heure,  en  prolongeant  le  temps 
nécessaire  pour  compter  les  espèces. 

Law  se  trouvait  en  présence  de  la  terrible  difficulté  de  soutenir 
à  la  fois  l'action  et  le  billet  :  il  ne  recula  pas,  et,  se  faisant  journa- 
liste, il  voulut  exposer  et  défendre  ses  projets  et  ses  théories  dans 
une  lettre  qu'inséra  le  Mercure  de  France  (de  février  1720),  et  qui 
se  terminait  par  ces  paroles  un  peu  hautaines  :  <t  Le  système  s'éta- 
blira sans  vous,  parce  qu'il  est  fondé  sur  des  principes,  et  que  les 
principes  se  rendent  maîtres,  tôt  ou  tard,  des  opinions  les  plus 
rebelles.  Mais  il  dépend  en  quelque  sorte  du  public  de  le  faire  aller 
plus  vite  et  de  recueillir  incessamment  les  fruits  immenses  qu'il 
nous  promet  (1).  » 

Paris  s'étaient  rendus  adjudicataires  des  fermes  générales,  était  le  valet  de  chambre 
du  garde  dos  sceaux. 
(1)  Law,  édition  Guillaumin,  p.  G40. 


HISTOIRE   FINANCIÈRE   DE   LA   FRANCE,  819 

La  compagnie  achetait  des  actions  et  elle  en  vendait  peu  :  elle 
espéra  attirer  les  acheteurs  en  leur  offrant  des  marchés  à  prime,  en 
s'engageant  (le  9  janvier)  à  fournir,  dans  les  six  mois,  des  actions 
avec  les  dividendes  de  l'année,  à  raison  de  11,000  livres,  moyennant 
une  prime  de  1,000  livres.  Depuis  que  Law  avait  le  premier  employé 
cette  forme  de  marché,  qui  se  prête  si  bien  aux  spéculations,  l'agio- 
tage s'en  était  emparé  et  faisait  concurrence  à  la  compagnie  :  elle 
s'en  fit  attribuer  le  monopole  par  un  arrêt  du  11  février. 

Les  rentiers  ne  se  pressaient  pas  de  demander  leurs  rembourse- 
mens  :  ils  hésitaient  à  acheter  des  actions  et  ne  pouvaient  rempla- 
cer les  rentes  qui  les  faisaient  vivre  par  des  billets  qui  ne  produi- 
saient aucun  revenu.  Mais,  comme  ces  retards  paralysaient  le 
développement  du  système,  il  leur  fut  prescrit  de  recevoir  avant  le 
1"  avril  les  fonds  remis  aux  payeurs  :  passé  ce  délai,  ces  fonds 
seraient  reportés  au  trésor  pour  être  remboursés  plus  tard,  ainsi 
qu'il  serait  ordonné.  Cette  menace  ayant  produit  peu  d'effet,  les 
rentiers  furent  informés  que  les  rentes  de  ceux  qui  n'auraient  pas 
voulu  ou  pu  recevoir  leurs  remboursemens  avant  le  1"  juillet 
seraient  réduites  à  2  pour  100  (arrêts  des  12  janvier  et  G  février)  : 
cette  injonction  rigoureuse  en  détermina  un  grand  nombre  à  reti- 
rer leurs  capitaux  et  à  en  chercher  ailleurs  l'emploi. 

Le  paiement  des  actions  achetées  par  la  compagnie  et  les  rem- 
boursemens aux  rentiers  s'effectuaient  en  billets  ;  les  360  millions 
autorisés  le  29  décembre  furent  épuisés  à  la  fm  de  janvier,  et  il 
fallut  permettre  à  la  banque,  le  G  février,  d'en  émettre  encore  pour 
200  millions,  ce  qui  porta  ses  émissions  à  1,200  millions.  Ce 
développement  de  la  circulation  fit  accroître  les  faveurs  accordées 
aux  billets  :  pour  compléter  la  disposition  qui,  le  22  décembre,  leur 
avait  accordé  une  prime  de  5  pour  100,  les  contribuables  qui 
acquitteraient  en  billets  les  droits  dus  aux  fermes  générales  furent 
exemptés  des  h  sols  par  livre  qu'ils  avaient  à  payer  en  sus  du  prin- 
cipal; il  afm,  dit  l'arrêt,  de  favoriser  de  plus  en  plus  les  billets  et 
de  soutenir  la  préférence  qu'ils  méritent  dans  le  commerce.  »  Mais 
dans  la  lutte  qui  s'établit  entre  la  monnaie  fiduciaire  et  la  monnaie 
métallique,  il  ne  suffit  pas  de  favoriser  les  billets,  il  faut  pour- 
suivre, tourmenter,  proscrire  même  l'or  et  l'argent.  Pendant  toute 
l'année  1720,  les  variations  monétaires  sont  incessantes  :  le  cours 
des  espèces  est  tantôt  élevé  et  tantôt  abaissé,  sans  qu'on  les  refonde 
ou  qu'on  les  réforme.  Il  ne  s'agit  plus,  comme  pendant  les  deux 
dernières  guerres  de  Louis  XIV ,  de  chercher  dans  la  réforme  ou  la 
fabrication  des  espèces  un  bénéfice  pour  le  trésor,  mais  unique- 
ment de  faire  préférer  le  billet  au  numéraire. 

Le  15  janvier,  la  réduction  déjà  ordonnée  de  1  livre  sur  les 
louis  et  de  h  sols  sur  les  écus  est  prorogée  à  la  fin  de  février, 


820  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

mais  pour  Paris  seulement.  Ainsi,  pendant  un  mois,  le  cours  des 
espèces  n'est  pas  le  même  en  France  :  il  est  plus  fort  à  Paris  et 
plus  faible  dans  les  provinces.  C'est  un  véritable  désordre  :  peu 
importe,  on  espère  attirer  des  espèces  au  bureau  central  de  la 
banque  en  laissant  plus  de  temps  au  public  pour  venir  les  conver- 
tir en  billets  avant  qu'elles  soient  réduites.  Le  22  janvier,  les 
anciennes  espèces  réformées  en  l70Zi,  en  1709,  en  1715,  et  suc- 
cessivement démonétisées,  qu'au  mois  de  décembre  la  justice 
recherchait  et  confisquait,  sont  reçues  de  nouveau  dans  la  circula- 
tion sur  le  pied  de  900  livres  le  marc  monnayé  d'or  et  60  livres  le 
marc  d'argent,  comme  les  espèces  fabriquées  depuis  :  ces  condi- 
tions favorables  auront  sans  doute  plus  d'effet  que  les  rigueurs  de 
la  justice  pour  les  faire  sortir  des  caisses  et  des  tiroirs,  où  on  sup- 
pose qu'il  en  reste  pour  des  sommes  considérables.  L'exportation 
défendue  par  toutes  les  lois  anciennes  est  permise  jusqu'à  la  fin  de 
février,  «  afin  d'ôter  tout  prétexte  à  ceux  qui  se  plaindraient  des 
peines  qui  pourront  être  portées  (plus  tard)  contre  ceux  qui  gardent 
des  vieilles  espèces  :  il  est  plus  avantageux  à  l'état  qu'on  les  fasse 
valoir  à  l'étranger  que  de  les  retenir  dans  le  royaume  sans  circula- 
tion. »  Le  28  janvier,  six  jours  seulement  après  que  les  anciennes 
espèces  démonétisées  ont  été  rendues  à  la  circulation,  elles  sont 
réduites  de  90  livres  par  marc  d'or,  et  de  6  livres  par  marc  d'ar- 
gent ;  toutefois,  pendant  trois  jours,  elles  seront  encore  reçues  dans 
les  Monnaies  et  à  la  banque  à  900  livres  et  60  livres  le  marc.  11 
est  défendu,  sous  peine  de  confiscation,  de  transporter,  pendant  le 
mois  de  février,  hors  de  Paris  et  des  villes  où  il  y  a  des  hôtels  des 
Monnaies,  l'or  et  l'argent,  sans  en  avoir  obtenu  la  permission, 
«  Pour  faciliter  le  commerce,  »  les  dispositions  de  l'arrêt  du 
21  octobre  qui  rendent  obligatoire  l'emploi  des  billets  dans  presque 
tous  les  paiemens,  et  qui  ne  devaient  être  exécutées  que  le  1"  mars 
et  le  l'''"  avril,  seront  immédiatement  appliquées.  Les  anciennes 
espèces  qui  n'auront  pas  été  portées  à  la  banque  ou  aux  hôtels  des 
Monnaies,  dans  les  délais  prescrits,  seront  de  nouveau  confis- 
quées (1).  Le  31  janvier,  l'exportation  permise  le  22  est  de  nou- 

(1)  La  compagnie  pourra  faire  des  perquisitions  dans  toutes  les  maisons,  même  dans 
les  maisons  religieuses  et  privilégiées;  les  espèces  seront  confisquées  en  entier,  et 
sans  aucune  diminution  au  profit  des  dénonciateurs.  Tons  les  dépositaires  de  ces 
espèces  devront  es  porter  aux  hôtels  des  Monnaies,  dans  les  délais  prescrits,  sous 
peine  d'être  responsables  envers  les  déposans  de  la  perte  que  la  confiscation  leur 
fera  éprouver.  —  Un  arrêt  du  29  janvier  ordonne  que  les  espèces  et  les  matières  por- 
tées aux  Monnaies  dans  les  provinces  seront  employées  à  fabriquer  des  pièces  de 
20  sols  et  de  10  sols,  jusqu'à  ce  que  les  afiinages  soient  suffisamment  établis  pour  ne 
fabriquer  que  des  livres  d'argent,  qui  sont  au  titre  de  12  deniers  et  valent  aussi 
20  sols.  —  Un  autre  arrêt  du  7  février  réduit  les  pièces  de  20  sols  et  même  les  livres 
d'argent  (ordonnées  en  décembre  1719  et  dont  la  fabrication  est  lente)  à  18  sols  et 


HISTOIRE    FINANCIÈRE   DE    LA   FRANCE.  821 

veau  défendue.  Les  9  et  20  février,  la  diminution  ordonnée  le 
28  janvier  est  successivement  prorogée  au  20  février,  et  à  la  fin  de 
mars  pour  Paris,  à  la  fin  de  février  et  au  10  mars  pour  les  pro- 
vinces. Le  25  février,  avant  même  ces  époques,  toutes  les  espèces 
anciennes  et  nouvelles  sont  de  nouveau  admises  dans  la  circulation, 
à  raison  de  900  livres  le  marc  d'or  et  de  60  livres  le  marc  d'ar- 
gent :  la  banque  n'exigera  plus  5  pour  100  de  l'argent  qui  y  sera 
déposé;  elle  recevra  et  délivrera  les  espèces  au  prix  auquel  elles 
ont  cours.  (Arrêts  des  15,  22,  28  et  31  janvier,  et  des  9,  20  et 
25  février.) 

Toutes  ces  dispositions  concernant  les  monnaies  sont  confuses  et 
contradictoires  :  celle  qui  les  suit  est  violente.  Le  27  février,  il  est 
défendu  à  tous  les  Français  de  conserver  plus  de  500  livres  en  numé- 
raire, sous  peine  de  dO,000  livres  d'amende.  11  est  interdit  de  payer 
les  sommes  de  100  livres  et  au-dessus  autrement  qu'en  billets. 
L'arrêt  se  borne  à  déclarer  que,  «  la  quantité  des  espèces  actuelle- 
ment dans  le  royaume  doit  dépasser  1,200  millions,  et  que  néan- 
moins le  public  est  privé  d'une  circulation  suffisante,  parce  que 
plusieurs  personnes  qui  ont  fait  des  fortunes  considérables  resserrent 
les  espèces;  »  et  on  croit  que  ce  motif  justifie  des  violences  qui 
rappellent  les  gouvernemens  les  plus  tyranniques  (1).  C'est  aussi 
parce  que  les  nouveaux  enrichis,  les  réaliseurs,  étalant  un  luxe 
excessif  et  inopportun,  «  ont  employé  une  partie  considérable  de 
leur  fortune  dans  l'achat  de  diamans,  de  perles,  de  pierres  pré- 
cieuses, »  qu'il  est  défendu  de  porter  aucun  de  ces  objets,  sous 
peine  de  10,000  livres  d'amende. 

Law  n'est  arrêté  par  aucune  considération  de  droit  ou  de  justice 
dans  les  efforts  qu'il  tente  pour  développer  la  circulation  des  billets 
afin  de  soutenir  le  cours  des  actions.  Cependant,  ces  deux  valeurs 
sont  essentiellement  difïérentes.  La  banque  royale  est  devenue  un 
établissement  de  l'état;  la  compagnie  des  Indes  est  restée  une 
société  particulière  de  commerce  et  d'industrie.  Le  billet  est  l'en- 
gagement souscrit  par  la  banque,  c'est-à-dire  par  l'état,  et  dans  les 
formes  de  gouvernement  qui  existaient  alors,  par  le  roi,  de  payer  à 

les  pièces  de  10  sols  à  9  sols;  elles  n'étaient  point  comprises  dans  les  diminutions 
prescrites  le  28  janvier. 

(1)  Montesquieu  rappelle,  à  cette  occasion,  dans  VEsprit  des  lois  (liv.  x\\,  chap.  xxvi), 
que  César  défendit  aux  Romains  de  garder  plus  de  GO  sesterces,  et,  après  avoir  indi- 
qué les  circonstances  et  le  but  de  cette  défense,  il  ajoute  :  u  César  fit  sa  loi  pour  que 
l'argent  circulât  parmi  le  peuple  :  le  ministre  de  France  fit  la  sienne  pour  que  l'ar- 
gent fût  mis  dans  une  seule  main.  Le  premier  donna  pour  de  l'argent  des  fonds  de 
terre  ou  des  hypothèques  sur  des  particuliers;  le  second  proposa  pour  de  l'argent  des 
effets  qui  n'avaient  point  de  valeur  et  qui  n'en  pouvaient  avoir  par  leur  nature  et  par 
la  raison  que  sa  Ici  i  bligeait  de  les  prendre.  » 


822  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

vue,  en  espèces,  une  somme  déterminée  :  ne  pas  satisfaire  à  cet 
engagement,  c'est  se  mettre  en  état  de  faillite.  L'action  représente 
la  participation  de  celui  qui  la  possède  aux  opérations  d'une  société 
commerciale,  à  ses  chances  de  bénéfices  ou  de  pertes,  sans  qu'elle 
lui  donne  droit  au  rembourse-ment  du  capital  qu'il  a  versé,  si  à 
l'expiration  de  la  société  il  a  été  dissipé  :  sa  valeur  n'est  pas  fixe, 
elle  est  essentiellement  variable,  suivant  l'opinion  que  se  fait  le 
public  des  profits  auxquels  elle  donne  droit.  Il  fallait  ne  pas  con- 
fondre, sf^parer  au  contraire  la  banque  et  la  compagnie,  le  billet  et 
l'action  ;  ne  pas  laisser  les  billets  dépasser  le  chiffre  de  1  milliard, 
autorisé  au  1"  janvier  et  déjà  excessif;  interdire  à  la  compagnie  de 
racheter  ses  actions  ;  abandonner  ces  actions  à  elles-mêmes  et  les 
laisser  descendre  à  leur  prix  véritable,  calculé  sur  le  produit  réel 
qu'elles  pourraient  donner.  Il  est  vrai  que  le  versement  de  3/5  qui 
restait  à  faire  sur  les  300,000  actions  émises  à  5,000  livres,  dans 
le  second  semestre  de  1719,  aurait  pu  ne  pas  être  effectué  et  que  la 
compagnie  n'aurait  pas  réalisé  le  capital  qu'elle  s'était  engagée  à 
prêter  à  l'état  pour  le  remboursement  de  ses  dettes  :  on  aurait  pu 
y  pourvoir  par  d'autres  moyens,  en  rétablissant  une  partie  des 
rentes  au  lieu  d'exiger  impérieusement  que  leur  remboursement 
fût  accepté;  c'est  ce  qu'on  fut  obligé  de  faire  plus  tard,  quand  ce 
remède  était  devenu  inefficace  pour  combler  le  gouffre  qui  s'était 
creusé.  Peut-être  n'était-il  pas  impossible,  en  agissant  ainsi,  au 
commencement  de  1720,  d'assurer  encore  la  circulation  et  le  paie- 
ment des  billets,  dont  on  pouvait  diminuer  le  montant  en  exigeant 
le  remboursement  à  leur  échéance  des  prêts  faits  sur  dépôt  d'ac- 
tions, sans  craindre  de  faire  encore  baisser  celles-ci.  Quoi  qu'il  en 
soit  à  cet  égard,  cette  conduite  était  la  seule  conforme  au  droit,  à 
la  justice,  à  la  raison,  aux  principes  les  plus  élémentaires  de  gou- 
vernement, de  finances,  d'économie  publique. 

Law  fut  entraîné  dans  une  autre  voie  par  ses  illusions  et  par  ses 
théories  fausses  et  chimériques  sur  la  monnaie,  sur  le  papier  de 
circulation  et  sur  la  richesse  illimitée  qu'il  pouvait  procurer  à  une 
nation,  sur  la  possibilité  de  donner  même  aussi  aux  actions  d'une 
société  le  caractère  d'une  valeur  de  crédit  circulant  comme  les  bil- 
lets :  il  fut  peut-être  aussi  dominé  par  un  autre  sentiment  naturel 
à  l'homme.  Le  xix^  siècle  a,  plus  qu'on  ne  l'avait  au  commencement 
du  xviii%  l'expérience  des  sociétés  commerciales  et  financières,  de 
leur  prospérité  et  de  leur  chute.  N'a-t-on  pas  vu,  de  nos  jours, 
le  fondateur  d'une  société  par  actions,  dont  les  titres,  par  le  seul 
effet  de  l'engouement  public  et  sans  qu'il  y  eût  contribué  par 
aucune  manœuvre  répréhensible,  avaient  de  beaucoup  dépassé  leur 
valeur  véritable,  ne  pouvoir  se  résigner  au  retour  d'opinion  qui  les 


HISTOIRE   FINANCIÈRE    DE   LA   FRANCE.  823 

ramenait  à  leur  prix,  éprouver  de  leur  baisse  un  profond  dépit,  se 
faire,  pour  ainsi  dire,  un  point  d'honneur  pour  ses  actionnaires  et 
pour  lui-même,  de  ramener  la  hausse  par  tous  les  moyens,  en 
promettant  des  profits  qui  ne  pourront  se  réaliser,  en  disant,  au 
besoin,  racheter  par  la  société  des  actions,  à  un  cours  bien  plus 
élevé  que  le  prix  d'émission,  au  risque  d'amoindrir  et  même  d'anéan- 
tir le  fonds  social,  gage  des  actionnaires  qui  conservent  leurs  titres; 
de  convertir  ainsi  une  situation  difficile  en  une  ruine  définitive  et 
complète  et  d'encourir  les  peines  sévères,  mais  justes,  qu'édicté  la 
loi?  On  peut  croire  que  ces  sentimens  agitèrent  l'âme  de  La.^  et 
qu'ils  ne  contribuèrent  pas  moins  que  ses  théories  à  lui  faire  réu- 
nir et  confondre  la  banque  et  la  compagnie,  le  billet  et  l'action  par 
la  déclaration  du  23  février  et  par  le  célèbre  édit  du  5  mars. 

La  déclaration  du  23  février  donne  la  sanction  royale  à  des  pro- 
positions présentées  par  Law  à  la  compagnie  et  acceptées  la  veille 
par  l'assemblée  générale  des  actionnaires,  afin  que  l'initiative  parût 
au  moins  en  avoir  été  prise  par  la  société.  Le  roi  charge  la  compa- 
gnie des  Indes  de  la  régie  et  de  l'administration  de  'a  banque;  tout 
en  restant  garant  envers  le  public  de  la  valeur  des  billets,  la  com- 
pagnie sera  responsable  envers  le  roi  de  son  administration.  Aucun 
billet  ne  pourra  être  émis  qu'en  vertu  d'arrêts  du  conseil  rendus 
sur  une  délibération  de  l'assemblée  des  actionnaires.  Les  paiemens 
des  sommes  inférieures  à  100  livres  seront  faits  en  espèces  ;  il  ne 
sera  émis  à  l'avenir  que  des  billets  de  10,000  livres,  de  1,000  livres 
et  de  100  livres;  ceux  de  10  livres  sont  supprimés  et  seront  reçus, 
pendant  deux  mois,  dans  les  caisses  publiques  pour  y  être  rem- 
boursés. Le  roi  cède  à  la  compagnie  pour  900  millions  les  100,000  ac- 
tions qui  lui  appartiennent  (9,000  livres  l'action  )  ;  300  raillions 
seront  payés  en  1720  et  600  millions  en  dix  ans,  à  raison  de 
5  millions  par  mois.  La  compagnie  créera  sur  elle-même  10  mil- 
lions d^acLiom  rentières  à  2  pour  100  au  capital  de  500  millions 
(50  livres  l'action),  afin  de  fournir  aux  rentiers  le  moyen  d'em- 
ployer leurs  remboursemens.  Comment  pouvait-on  espérer  que, 
sans  y  être  contraints,  ils  consentiraient  à  convertir  ainsi  leurs 
anciennes  rentes  h  pour  100  en  rentes  2  pour  100?  La  compagnie, 
dans  sa  délibération  du  22  février,  avait  décidé  que  le  bureau  de 
vente  et  d'achat  des  actions  serait  supprimé  :  cette  décision  n'est 
pas  reproduite  dans  la  déclaration  parce  que  ce  bureau  avait  été 
établi  sans  l'intervention  de  l'autorité  publique.  Il  fut  supprimé  au 
moins  momentanément.  Mais  la  compagnie,  qui  voulait,  avec  rai- 
son, cesser  d'acheter  les  actions  des  actionnaires,  reprenait  les 
100,000  actions  du  roi  pour  900  millions,  dont  300  payal^les  en 
1720;  il  faut  s'empresser  d'ajouter  que  cette  clause,  étrange  pour 


824  RETUE  DES   DEUX   MONDES. 

le  vendeur  autant  que  pour  l'acheteur,  ne  reçut  aucune  exécu- 
tion (1). 

La  déclaration  du  23  février  avait  réuni  la  banque  à  la  compa- 
gnie; l'arrêt  du  5  mars  assimile  le  billet  à  l'action.  Il  commence 
par  prescrire  au  trésorier  de  la  banque  de  faire  rembourser  à  leur 
échéance  tous  les  prêts  qui  ont  été  faits;  mais  aussitôt  il  ordonne 
qu'un  bureau  sera  ouvert  pour  convertir,  au  prix  fixe  de9 ,000  livres^ 
les  actions  en  billets  et  les  billets  en  actions,  à  la  volonté  des  por- 
teurs. Le  bureau  d'achat  et  de  vente  des  actions  à  9,600  livres, 
que  la  délibération  de  l'assemblée  du  22  avait  supprimé,  se  trouve 
ainsi  rétabli  par  ordre  du  roi ,  et  on  ne  fait  rentrer  les  sommes 
prêtées  sur  dépôt  de  titres  que  pour  convertir  les  actions  en  bil- 
lets, à  la  demande  de  tout  actionnaire.  Les  soumissions  et  primes 
que  la  compagnie  a  délivrées  lui  seront  rapportées  dans  le  délai 
d'un  mois  pour  être  converties  en  actions  à  des  conditions  qui  ont 
pour  résultat  de  réduire  trois  actions  ou  promesses  d'actions  à  deux. 
Toutes  ces  diminutions  du  nombre  des  actions  ont  pour  but  de 
rendre  possible  la  distribution  du  dividende  promis  de  200  livres 
aux  actions  qui  ne  seront  pas  supprimées;  car,  à  cet  effet,  on  dres- 
sera tous  les  six  mois  un  état  des  actions  converties  en  billets  et 
des  dividendes  auxquels  elles  auraient  eu  droit  pour  en  répartir 
le  montant  entre  les  actions  non  converties.  Law  prévit  bien  qu'on 
viendrait  à  la  compagnie  échanger  des  actions  à  9,000  livres  contre 
des  billets  et  qu'on  irait  à  la  banque  échanger  ces  billets  contre 
des  espèces.  Aussi  l'arrêt  du  27  février,  qui  suivit  de  quelques 
jours  la  déclaration  du  23  et  qui  précéda  de  quelques  jours  l'arrêt 
du  5  mars,  avait  défendu  à  chacun  de  garder  plus  de  500  livres 
en  numéraire,  afin  de  faire  refluer  l'or  et  l'argent  dans  les  caisses 
de  la  banque.  Cependant  tout  le  numéraire  existant  en  France  ne 
suffira  pas  à  soutenir  les  nouvelles  émissions  de  b'ilets  qui  seront 

(1)  On  ne  saurait  trouver  un  témoignage  plus  autorisé  de  l'effet  produit  par  la 
déclaration  du  23  février  et  une  appréciation  plus  judicieuse  de  la  situation  que  ce 
passage  de  Forbonnais  (t.  ii,  p.  614)  :  «  L'effet  de  la  délibération  du  22  ne  fut  favo- 
rable au  système  que  jusqu'à  l'impression  de  la  déclaration  du  23  qui  l'autorisait. 
Le  discrédit  des  billets  de  banque  continua,  et  l'action  continua  de  baisser  journelle- 
ment. Plus  la  banque  payait  lentement,  plus  on  s'efforçait  de  réaliser.  L'augmentation 
des  espèces,  le  25,  ne  parut  qu'un  expédient  dont  on  voulait  couvrir  la  disette  des 
caisses,  et  la  défense  de  prendre  5  pour  100  pour  échanger  les  espèces  en  billets  ne 
fit  pas  meilleur  effet.  —  Le  21,  on  fit  monter  la  défiance  au  plus  haut  point  par  la 
défense  de  garder  plus  de  500  livres  en  espèces.  —  La  défense  'e  fabriquer  et  de 
vendre  de  la  vaisselle  d'argent  ne  fut  qu'une  imprudence  de  pi.-s  et  fit  monter  sa 
valeur  à  des  sommes  excessives,  sans  diminuer  l'ardeur  qu'on  avait  pour  l'enlever. 
Le  contrôleur-général,  après  avoir  éprouvé  si  souvent  que  c'est  compromettre  l'auto- 
rité que  de  s'opposer  au  torrent  des  passions,  so  trouva  dans  un  étrange  embarras.  Il 
se  détermina  à  rendre  le  fameux  arrêt  du  5  mars  qui  décida  la  chute  du  système.  » 


HISTOIRE    FINANCIERE   DE   LA   FRANCE.  825 

nécessaires  :  si  on  ne  peut  augmenter  sa  quantité  réelle,  il  faut 
accroître  sa  valeur  nominale.  Ce  sera  une  fiction;  mais  la  valeur  des 
actions,  fixée  à  9,000  livres,  et  celle  des  billets  contre  lesquels  elles 
s'échangent  à  bureau  ouvert,  ne  sont-elles  pas  aussi  devenues  des 
fictions?  C'est  ainsi  que  Law  est  conduit,  malgré  les  assurances  con- 
traires si  souvent  données,  à  élever  le  cours  des  espèces  sans  les 
refondre  ou  les  réformer,  et  l'arrêt  du  5  mars  se  complète  en  por- 
tant le  marc  monnayé  d'or  de  900  livres  à  1,200  livres  et  le  marc 
monnayé  d'argent  de  60  livres  à  80  livres.  On  pourra  dire  que,  si 
la  France  a  une  circulation  considérable  de  monnaie  fiduciaire,  elle 
a,  pour  en  garantir  le  paiement  à  vue,  1,600  millions  de  monnaie 
métallique,  alors  cependant  qu'elle  n'aura  pas  plus  d'or  et  d'argent 
qu'au  temps  de  Colbert,  quand  son  numéraire  était  évalué  à  500  mil- 
lions seulement. 

Pour  faire  ressortir  la  portée  et  les  conséquences  de  l'arrêt  du 
5  mars,  il  suffira  de  constater  que,  du  26  mars  au  1"  mai,  la  banque 
émit  pour  l,Zi96  millions  de  nouveaux  billets,  ce  qui  porta  sa  cir- 
culation à  2,696  millions  (1). 

L'arrêt  du  5  mars  fut  donc  une  faute  grave,  et  les  amis  de  Law, 
qui  l'ont  senti,  ont  cherché  à  l'attribuer  à  «  un  mystère  d'intrigue 
et  de  politique.  »  Dutot  rapporte,  sans  le  confirmer,  mais  sans  le 
démentir,  qu'on  disait  de  son  temps  :  h  Les  ministres  de  la  qua- 
druple alliance,  ayant  senti  que  Law  était  l'ennemi  de  leur  système 
politique,  s'unirent  pour  ruiner  son  système  de  finances.  On  dit  que 
c'est  eux  qui  tramèrent  ensemble  la  création  des  derniers  1,200  mil- 
lions de  billets  et  les  deux  bureaux  pour  acheter  et  vendre  les 

(1)  Arrêt  du  26  mars. 

18,000  billets  de  10,000  livres 180,000,000 

120,000  billets  de  1,000  livres 120,000,000 

5  avril. 
39,600  billets  do  10,000  livres 396,000,000 

15  avril. 

240,000  billets  de  1,000  livres 240,000,000 

1,810,000  billets  de  100  livres 181,000,000 

1,700,000  billets  de  10  livres 17,000,000 

(Bien  qu'ils  aient  été  supprimés  par  la  déclaration  du  23  février.) 

1"  mai. 

362,000  billets  de  1,000  livres 362,000,000 

1,496,000,000 

On  lit  même  dans  le  préambule  de  l'édit  du  5  juin  1725  que  la  banque  émit  pour 
3  milliards  de  billets. 


826  REVDE   DES   DEUX   MONDES. 

actions  à  9,000  livres.  Law  donna  dans  le  panneau...  (1)  »  Déjà, 
à  cette  époque,  il  parut  facile  et  commode,  après  des  fautes  ou  des 
erreurs,  d'en  attribuer  les  funestes  résultats  aux  intrigues  et  aux 
manœuvres  de  l'intérieur  et  de  l'extérieur.  Cependant  Law  ne  pou- 
vait ici  décliner  la  responsabilité  de  ses  actes  :  dans  un  mémoire 
antérieur  à  l'établissement  de  la  banque  et  de  la  compagnie  des 
Indes,  il  présente  la  conversion  des  actions  en  billets  et  des  billets 
en  actions  comme  un  de  ses  projets  et  comme  conforme  à  ses  doc- 
trines, et,  dans  un  autre  mémoire  postérieur  à  sa  chute,  il  écrit  : 
«  Tout  était  monnaie,  actions  et  billets;  il  n'y  avait  qu'à  fixer  les 
proportions,  et  tout  discrédit,  toute  demande  sur  la  caisse  ces- 
sait (2).  » 

L'élévation  excessive  du  cours  des  espèces  avait  pour  but  d'ac- 
croître, au  moins  fictivement,  le  numéraire  et  de  faire  sortir  l'or  et 
l'argent  des  caisses  où  on  les  renfermait.  Six  jours  après,  loin  de 
chercher  à  accroître  la  circulation  métallique,  Law  entreprend  de 
la  supprimer.  La  déclaration  du  11  mars  interdit  de  conserver 
aucune  matière  d'or  ou  d'argent,  à  l'exception  de  la  vaisselle,  des 
jetons  et  des  ouvrages  permis,  et  elle  abolit,  d'une  manière  presque 
absolue,  au  1"  mai  pour  l'or,  au  l^'^  août  pour  l'argent,  l'usage 
des  espèces  métalliques,  qui  devront  être  portées  à  la  banque  ou 
aux  hôtels  des  Monnaies  sous  peine  de  confiscation  :  les  espèces 
d'or,  à  partir  du  20  mars,  et  les  espèces  d'argent,  à  partir  du 
l^'^  avril,  subiront  des  diminutions  successives  jusqu'au  jour  où 
elles  n'auront  plus  cours;  à  partir  du  1"  août,  la  circulation  moné- 
taire ne  comprendra  que  des  sixièmes  et  des  douzièmes  d'écu,  les 
livres  d'argent  frappées  en  exécution  de  l'arrêt  du  2  décembre  1719 
et  les  autres  pièces  qui  pourront  être  ordonnées;  les  sixièmes  d'écu 
et  les  livres  d'argent  seront  successivement  réduits  de  1  livre  10  s. 
à  10  sols  et  les  douzièmes  d'écus  de  15  sols  à  5  sols.  Il  résultait  de 
ces  dispositions  qu'au  1^'^  janvier  1721  le  remboursement  des  bil- 
lets en  numéraire  ne  serait  pas  suspendu,  mais  qu'il  ne  pourrait 
plus  s'effectuer  qu'en  pièces  de  10  sols  et  de  5  sols.  «  Ainsi,  dit 
Saint-Simon  (3),  on  vint  à  vouloir,  d'autorité  coactive,  supprimer 
tout  usage  d'or  et  d'argent,.,  à  prétendre  persuader  que,  depuis 
Abraham,  qui  paya  comptant  la  sépulture  de  Sarah,  jusqu'à  nos 
temps,  on  avait  été  dans  l'illusion  et  dans  l'erreur  la  plus  gros- 
sière, dans  toutes  les  nations  policées  du  monde,  sur  la  monnaie 
et  les  métaux  dont  on  l'a  faite  ;  que  le  papier  était  le  seul  utile  et 
nécessaire.  » 

(1)  Dutot,  édition  Guillaumin,  p.  845. 

(2)  Forbonnais,  t.  ii,  p.  619. 

(3)  Mémoires,  t.  xvii,  p.  13. 


HISTOIRE   FINANCIERE    DE   LA   FRANCE.  827 

Les  inquiétudes  et  l'agitation  du  public  n'étaient  pas  calmées, 
quand  Paris  fut  épouvanté,  le  22  mars,  par  un  grand  crime.  Le 
comte  de  Horn,  appartenant  à  l'une  des  plus  illustres  familles  de 
l'Europe,  mais  débauché  et  perdu  de  dettes,  avait  besoin  d'argent. 
Il  se  concerta  avec  deux  débauchés  comme  lui  pour  attirer  dans 
un  cabaret  voisin  de  la  rue  Quincampoix  un  courtier,  pour  l'y  poi- 
gnarder et  lui  enlever  son  portefeuille  contenant  100,000  livres. 
Les  Montmorency,  les  Ghâtiilon,  toute  la  noblesse  dos  Pays-Bas 
supplièrent  en  vain  le  régent  d'épargner  au  nom  du  coupable  la 
honte  du  supijlice  que  méritait  son  forfait.  Soit  que  Law  eût  insisté, 
comme  on  l'a  prétendu,  pour  que  les  porteurs  de  billets  fussent 
rassurés  par  un  exemple,  soit  plutôt  que  le  prince  ait  considéré 
que  le  chef  de  l'état  manquerait  à  l'un  de  ses  premiers  devoirs  s'il 
ne  laissait  pas  à  la  loi,  à  l'arrêt  de  la  justice,  son  cours  naturel,  le 
comte  de  Horn  fut  roué  vif  en  place  de  Grève,  le  26  mars. 

Les  beaux  jours  de  la  rue  Quincampoix  étaient  passés;  cepen- 
dant la  spéculation  et  l'agiotage  s'y  livraient  encore  à  des  désor- 
dres et  à  des  brigandages  de  toute  espèce.  Le  crime  du  comte  de 
Horn  «  ferma  tristement  cette  bacchanale  (1);  »  un  édit  du  22  mars 
défendit  de  s'assembler  rue  Quincampoix  et  d'y  tenir  bureau  ouvert 
pour  le  commerce  du  papier. 

Tous  les  actes  de  l'autorité  publique  prennent  un  caractère  de 
contrainte  et  de  rigueur  dès  qu'il  s'agit  des  actions  ou  des  billets. 
—  Pour  qu'on  achetât  9,000  livres  une  action  à  laquelle  un  divi- 
dende de  200  livres  était  promis,  il  fallait  qu'on  se  contentât  d'un 
intérêt  peu  élevé  de  2.2  pour  100  et  qu'on  ne  pût  tiouver  ailleurs 
un  placement  plus  avantageux  :  un  édit  de  mars  1720  porte  qu'au- 
cune constitution  de  rentes  entre  particuliers  ne  pourra  être  faite 
à  plus  de  2  pour  100.  —  Pour  se  soustraire  aux  dispositions 
qui  rendent  obligatoire  l'emploi  des  billets  dans  les  paiemens 
au-dessus  de  100  livres,  les  parties  insèrent  dans  les  contrats  des 
stipulations  qui  exigent  que  les  paiemens  soient  faits  en  espèces  : 
un  arrêt  (du  6  avril)  déclare  que,  nonobstant  ces  stipulations,  qu'il 
déclare  nulles,  on  paiera  en  billets.  —  Une  déclaration  (du  li  mai) 
punit  de  mort  ceux  qui  auront  imité,  contrefait,  falsifié,  ou  altéré 
les  papiers  royaux  ou  publics. 

Depuis  le  commencement  de  l'année,  la  situation  de  la  banque 
et  celle  de  la  compagnie  des  Indes  n'avaient  fait  que  s'aggraver. 
Cependant  le  cours  des  actions  n'avait  pas  baissé  puisque  l'arrêt  du 
5  mars  le  rendait  fixe  à  9,000  livres.  Les  2,690  millions  de  billets 
étaient  discrédités  ;  mais  ils  n'étaient  pas  encore  dépréciés,  comme 
l'avaient  été  sous  Lous  XIV  les  billets  de  monnaies,  les  promesses 

(1)  Lemontey,  Histoire  de  la  régenct,  p.  330. 


828  RETUE   DES   DEUX   MONDES. 

delà  caisse  des  emprunts,  etc.,..  ou,  sous  la  régence  même,  les 
billets  de  l'état.  —  Les  violences  contre  les  espèces  en  avaient  fait 
refluer  assez  à  la  banque  pour  qu'elle  pût,  non  sans  peine  quelque- 
fois, satisfaire  aux  demandes  de  remboursemens.  Les  arrêts  relatifs 
aux  modes  de  paiemens  avaient  à  peu  près  donné  aux  billets  le 
cours  légal -,  mais  la  banque,  en  ajournant  ou  en  retardant  la  dis- 
tribution de  ses  espèces,  avait  pu  éviter  de  fermer  ses  guichets  et 
de  donner  à  son  papier  le  cours  forcé.  Une  catastrophe  prochaine 
était  inévitable,  mais  elle  pouvait  ne  pas  être  encore  aperçue  par  le 
public,  et  elle  ne  l'était  pas. 

Les  porteurs  d'actions  et  les  porteurs  de  billets  furent  donc  sur- 
pris et  consternés,  le  21  mai,  quand  ils  apprirent,  par  la  publica- 
tion d'un  arrêt,  que  les  actions  étaient  réduites  à  8,000  livres 
immédiatement  et  ensuite  de  500  livres  par  mois  à  partir  du 
!''■■  juillet,  jusqu'au  i^'"  décembre  où  elles  ne  vaudraient  plus  que 
5,000  livres,  et  que  les  billets  étaient  réduits  d'un  cinquième 
immédiatement  et  d'un  vingtième  par  mois,  jusqu'au  l"'  décembre, 
où  ils  descendraient  à  moitié  de  leur  valeur  actuelle.  Toutefois  ils 
pourront  être  reçus  pour  leur  valeur  entière,  jusqu'au  l®'  janvier 
1721,  en  acquisition  de  rentes  viagères  que  la  compagnie  est  auto- 
risée à  créer.  —  Les  lettres  de  change,  tirées  ou  endossées  à 
l'étranger  pour  y  être  payées  en  France  y  seront  acquittées  en 
billets,  suivant  la  valeur  de  ces  billets  connue  dans  le  lieu  et  le 
jour  où  elles  auront  été  souscrites. 

Un  long  préambule  expose  le  sophisme  qui  sert  de  base  à  l'arrêt. 
Il  affirme  que  l'usure,  en  élevant  le  taux  de  l'intérêt  jusqu'à  exiger 
pour  un  mois  ce  qui  devait  être  demandé  pour  l'année,  a  causé  à  la 
France  plus  de  dommages  que  les  dépenses  des  guerres  de  Louis  XIV, 
a  diminué  le  prix  des  terres  et  ruiné  la  noblesse,  a  paralysé  le  com- 
merce et  l'industrie.  La  fondation  de  la  banque  et  de  la  compagnie 
des  Indes  a  ramené  l'ordre  dans  le  royaume,  rendu  leur  valeur  aux 
terres,  l'activité  au  commerce,  le  travail  à  l'industrie.  Cependant 
des  gens  malintentionnés  ayant  formé  le  projet  de  détruire  ces 
établissemens  si  utiles  et  si  nécessaires,  l'arrêt  du  5  mars  a  dû  sou- 
tenir leur  crédit  par  l'affaiblissement  de  la  monnaie,  et  ordonner  la 
conversion  des  billets  en  actions  et  des  actions  en  billets,  a  suivant 
la  proportion  la  plus  juste  alors  par  rapport  à  la  valeur  des  espèces.  » 
—  Il  restait  à  rétablir  le  prix  des  espèces,  «  dans  une  proportion 
qui  convînt  au  commerce  et  au  débit  des  denrées  ;  »  c'est  ce  qu'a 
fait  la  déclaration  du  11  mars,  qui  a  ordonné  la  réduction  du  cours 
des  espèces,  u  Mais  comme  ces  réductions  doivent  nécessairement 
produire  une  diminution  non-seulement  sur  le  prix  des  denrées  et 
des  biens  meubles,  mais  encore  sur  le  prix  des  terres  et  autres 
immeubles,  le  roi  a  jugé  que  l'intérêt  général  de  ses  sujets  deman- 


HISTOIRE   FINANCIERE   DE  LA   FRANCE.  829 

dait  qu'on  diminuât  le  prix  ou  la  valeur  numéraire  des  actions  des 
Indes  et  des  billets  de  banque  pour  soutenir  ces  effets  dans  une 
juste  proportion  avec  les  espèces  et  les  autres  biens  du  royaume, 
empêcher  que  la  plus  forte  valeur  des  espèces  ne  diminuât  le  crédit 
public,  donner  en  même  temps  aux  créanciers  privilégiés  les 
moyens  d'employer  plus  favorablement  les  remboursemens  qui 
pourraient  leur  être  faits,  et  enfin  prévenir  les  pertes  que  ses  sujets 
souffriraient  dans  leur  commerce  avec  l'étranger.  » 

Ainsi  on  n'a  réduit  la  valeur  des  actions  et  celle  des  billets  que 
parce  que  la  déclaration  du  11  mars  a  prescrit  la  diminution  du 
cours  des  espèces  :  mais  cette  diminution  n'est  qu'une  mesure  pré- 
paratoire pour  amener  l'abolition  même  de  la  monnaie  métallique  ; 
elle  doit  avoir  pour  résultat  définitif  de  ne  laisser  subsister  que  des 
pièces  de  10  sols  et  de  5  sols,  et  alors  il  n'y  aura  plus  de  circula- 
tion monétaire  véritable.  Cependant,  si  on  ne  s'arrête  pas  à  cette 
sorte  de  fin  de  non-recevoir  contre  l'argumentation  du  préam- 
bule, si  on  admet  que  l'acte  du  11  mars  a  réellement  pour  objet 
de  réduire  le  cours  des  espèces  d'une  manière  générale  et 
durable,  l'arrêt  du  21  mai  en  sera-t-il  plus  justifié?  Il  faut  encore 
distinguer  entre  les  actions  et  les  billets.  Quant  aux  actions,  le 
reproche  à  faire  à  l'arrêt  est  moins  celui  d'avoir  réduit  leur 
valeur  de  moitié  que  celui  d'avoir  eu  la  prétention  de  la  fixer 
et  de  poursuivre  à  cet  égard  l'erreur  déjà  commise  par  l'arrêt  du 
5  mars  :  le  public,  les  transactions  d'un  marché  libre  pouvaient 
seuls  fixer  le  cours  des  actions.  Qaant  aux  billets,  il  est  vrai  que 
la  diminution  du  cours  des  espèces  et  la  hausse  de  la  monnaie  de 
compte,  qui  en  était  la  conséquence,  élevaient  leur  valeur  réelle  en 
accroissant  la  quantité  d'or  ou  d'argent  à  laquelle  le  rembourse- 
ment leur  donnait  droit  ;  mais  l'élévation  du  cours  des  espèces 
avait  auparavant  produit  l'effet  contraire.  Quand,  le  h  décembre  171 9, 
la  banque  générale  était  devenue  la  banque  royale  et  que  ses  billets 
avaient  été  stipulés  en  livres  tournois,  le  marc  d'argent  monnayé 
valait  56  livres  et  la  livre  exprimait  une  quantité  d'argent  égale  à 
0  fr.  89  de  notre  monnaie  ;  elle  valait  0  fr.  89  et  le  billet  de  100  liv. 
représentait  89  francs.  Après  l'arrêt  du  25  février,  qui  porta  le  marc 
d'argent  monnayé  à  60  livres  et  par  suite  abaissa  la  valeur  de  la 
livre  à  0  fr.  83,  le  billet  de  100  livres  ne  représenta  plus  que 
83  francs  d'argent  et  62  francs  après  l'arrêt  du  5  mars,  qui  porta 
le  marc  de  60  livres  à  80  livres.  Pour  que  ce  billet  eût  continué  à 
représenter  89  francs,  comme  le  jour  où  il  avait  été  émis,  il  aurait 
fallu  élever  sa  valeur  nominale  de  100  livres  à  un  peu  plus  de 
135  livres.  On  ne  l'avait  pas  fait.  Pourquoi  le  réduire  à  50  livres, 
parce  qu'à  la  fin  de  l'année  le  cours  des  espèces  sera  tellement 
abaissé  que  la  livre  représentera  1  fr.  66  d'argent?  Si  ce  cours 


830  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

abaissé  des  espèces  n'est  que  momentané,  s'il  est  rehaussé,  et  si 
par  suite  la  valeur  de  la  livre  est  diminuée,  faadra-t-il  reporter  la 
valeur  nominale  du  billet  de  50  livres  à  60  livres,  à  75  livres,  à 
100  livres  en  lui  faisant  suivre  toutes  les  oscillations  de  la  valeur 
de  la  monnaie  de  compte  ?  Ce  n'était  pas  la  valeur  nominale  du 
billet,  exprimée  en  livres,  qu'il  fallait  modifier,  parce  qu'en  chan- 
geant le  cours  des  espèces  on  avait  changé  la  valeur  de  la  livre, 
c'était  le  cours  des  espèces  qu'il  ne  fallait  pas  faire  varier,  parce 
ces  variations  modifiaient  et  troublaient  non-seulement  ia  valeur  des 
billeis,  mais  tous  les  contrats,  tous  les  engagemens,  qui  ne  pouvaient 
être  stipulés  qu'en  livres.  La  condition  du  billet  de  banque  était,  en 
effet,  celle  de  tous  les  effets  de  commerce.  Un  négociant  ayant  sou- 
crit  une  lettre  de  change  de  100  livres  à  un  moment  où,  par  suite 
du  cours  des  espèces,  ces  100  livres  représentaient  83  francs  d'ai'- 
gent,  aurait-il  pu  demander  à  son  créancier  de  la  réduire  à  50  liv. 
parce  qu'au  jour  de  l'échéance,  par  suite  de  la  variaiion  des  mon- 
naies, 100  livres  représentaient  165  francs  de  notre  monnaie?  Si,  le 
créancier  n'acceptant  pas  cette  réduction,  le  débiteur  avait  refusé 
de  payer,  il  y  aurait  été  contraint  par  arrêt  de  justice  ;  et  s'il  avait 
déclaré  que,  dans  ces  conditions,  l'état  de  ses  affaires  ne  lui  per- 
mettait pas  de  remplir  ses  engagemens,  il  aurait  été  mis  en  état  de 
faillite.  L'état,  en  réduisant  par  l'arrêt  du  21  mai  la  valeur  des 
billets  de  banque,  se  déclarait  en  faillite. 

Mathieu  Marais  rapporte,  dans  ses  Mémoires^  que  Law  dit  à  quel- 
qu'un :  u  Vous  n'entendez  pas  mon  système.  —  Bon  !  dit  l'autre, 
il  n'est  pas  nouveau  ;  il  y  a  plus  de  trente  ans  que  je  fais  des  billets 
sans  les  payer.  »  C'est  sous  une  forme  familière  une  appréciation 
juste  de  l'arrêt  du  21  mai.  Tous  les  contemporains  attestent  l'effet 
qu'il  produisit  (1).  Les  plaintes  furent  si  universelles  et  si  vives  que, 
dès  le  premier  jour,  le  régent  se  sentit  troublé. 

Le  parlement  était  en  vacance,  le  21  mai,  à  l'occasion  de  la 
Pentecôte.  «  Le  lundi,  il  rentra  et  les  chambres  s'assemblèrent. 
L'avis  de  tous  fut  qu'il  falloit  avoir  raison  de  cet  arrêt.  On  députa 

(1)  On  lit  dans  les  Mémoires  de  la  régence,  t.  m,  p.  1  :  «  Jusqne-là,  les  Français 
avaient  été  bien  éloignés  de  soupçonner  le  coup  terrible  dont  ils  venaient  d'ôtre  acca- 
blés. Éblouis  par  les  apparences  brillantes  du  système  qu'ils  ne  comprenaient  pas,  ils 
y  avaient  donné  tête  baissée,  et  ils  é'aient  encore  charmés  des  millions,  en  idée,  que 
le  papier  produisait  sans  cesse.  La  compagnie  du  Mississipi  était  l'appât  trompeurqui 
les  attirait.  On  la  regardait  comme  une  source  inépuisable  de  richesses  et  on  croyait 
gagner  en  achetant  d'un  argent  réel  les  trésors  imaginaires  qu'elle  distribuait...  On 
doit  comprendre  quels  furent  les  senlimens  du  public  à  la  vue  de  l'arrêt  qui  réduisait 
le  papier  à  moitié.  On  ouvrit  les  yeux  malgré  soi  et  on  vit  avec  une  surprise  doulou- 
reuse qu'on  s'était,  laissé  tromper  à  des  noms  vides  de  réalité.  Chacun  eût  bien  voulu 
alors  retirer  rargent  cl  ses  billets.  On  courut  en.  foule  à  la  banque...  Mais  il  n'était 
plas  temps.  » 


HISTOIRE  FINANCIERE    DE   LA   FRANCE.  831 

les  gens  du  roi  au  Louvi'e...  Le  roi,  instruit  par  le  maréchal  de  Vil- 
leroi,  répondit  qu'il  recevroit  toujours  son  parlement  avec  plaisir. 
Ils  allèrent  ensuite  au  Palais-Royal  :  le  régent  les  reçut  très  bien  et 
dit  qu'il  ressentoit  le  malheur  public,  qu'il  faudroit  tâcher  d'y 
remédier...  Il  envoya  le  même  jour,  à  onze  heures,  M.  de  La  Vril- 
lière,  secrétaire  d'état,  dire  au  parlement  que  tout  seroit  rétabli  (1).» 

En  effet,  un  arrêt  du  27  mai  ordonne,  «  que  les  billets  de  banque 
continueront  toujours  d'avoir  cours  sur  le  même  pied  et  pour  la 
même  valeur  qu'avant  l'arrêt  du  21  mai,  que  le  roi  a  révoqué.  » 
Les  actions  de  la  compagnie  ne  sont  même  pas  mentionnées  ;  mais 
l'arrêt  du  21  est  révoqué  en  termes  généraux.  Le  29,  un  autre 
arrêt  (enregistré  le  31  par  la  cour  des  Monnaies)  élève  le  cours  des 
espèces,  même  au-dessus  de  celui  que  leur  avait  donné  l'arrêt  du 
5  mars:  il  porte  le  marc  monnayé  d'or  à  1,237  liv.  10  s.,  et  le 
marc  monnayé  d'argent  à  82  liv.  10  s.  En  mettant  fin  aux  diminu- 
tions successives  ordonnées  par  la  déclaration  du  11  mars,  il  abroge 
implicitement  les  dispositions  qui  devaient  réduire  la  circulation 
monétaire  à  des  pièces  de  10  sols  et  de  5  sols. 

L'arrêt  du  27  mai  était  nécessaire,  mais  il  ne  pouvait  rétablir  la 
confiance,  parce  qu'il  ne  pouvait  faire  que  celui  du  21  n'eût  pas 
été  rendu  et  publié.  La  France  avait  su,  et  elle  ne  pouvait  oublier 
que,  dans  la  pensée  du  directeur  de  la  compagnie  des  Indes,  les 
actions  avaient  une  valeur  moitié  moindre  que  celle  qui  depuis  cinq 
mois  leur  était  attribuée  :  quelle  garantie  avait-on  que  la  nouvelle 
évaluation  était  plus  sincère  et  plus  vraie  que  la  précédente  et  ne 
serait  pas  encore  réduite  ?  La  France  avait  su  et  elle  ne  pouvait 
oublier  que  le  chef  du  gouvernement,  le  garde  des  sceaux  et  le 
contrôleur-général  s'étaient  trouvés  d'accord  pour  proclamer  que 
l'état  ne  pouvait  rembourser  intégralement  des  billets  dont  le  roi 
s'était  encore  déclaré  garant,  le  23  février  dernier,  quand  la  banque 
avait  été  réunie  à  la  compagnie  :  on  les  avait  réduits  de  moitié  ;  ne 
les  réduirait-on  pas  bientôt  des  2/3,  des  3/4,  des  9/10?  Dès  qu'on 
croyait  avoir  le  droit  de  les  réduire  arbitrairement,  ils  n'étaient 
plus  qu'un  papier  sans  valeur.  Les  porteurs  d'actions  étaient  nom- 
breux et  inléressans  ;  ils  l'étaient  moins  que  les  porteurs  de  billets. 
Ceux-ci  n'étaient  plus  qu'en  petit  nombre,  les  enrichis  de  la  veille 
ayant  vendu  leurs  actions;  car  le  sentiment  qui  les  avait  portés  à 
réaliser  leurs  bénéfices  les  avait  également  portés  à  ne  pas  conser- 
ver les  billets  qui  leur  avaient  été  donnés  en  paiement  et  à  se  pro- 
curer à  tout  prix  des  immeubles,  des  pierreries,  des  diamaus,  de 
l'or  et  de  l'argent.  Les  porteurs  de  billets,  c'étaient  les  rentiers  et 
les  créanciers  de  l'état  qui  n'avaient  pu  trouver  encore  l'emploi 

(1)  Journal  de  Barbier. 


832  REVUE   DES   DEUX   MONDES, 

des  capitaux  dont  e  remboursement  eur  avait  été  imposé  ;  c'étaient 
les  propriétaires,  les  négocians  qui  avaient  vendu  aux  réaliseurs 
des  terres  qui  étaient  le  fruit  de  leur  travail  ;  c'était  la  masse  du 
public.  Par  le  mouvement  journalier  des  affaires,  de  la  vie  com- 
merciale, de  la  vie  industrielle  et  même  de  la  vie  civile,  les  billets, 
qui  depuis  longtemps  déjà  ne  pouvaient  être  refusés  dans  les  paie- 
mens,  étaient  peu  à  peu  entrés  dans  toutes  les  bourses  :  ils  étaient 
possédés  par  la  foule,  la  grande  foule,  impressionnable  et  confiante 
à  l'excès  comme  les  enfans,  mais  plus  défiante  encore  quand  sa 
première  confiance  a  été  déçue.  La  banque  et  la  compagnie  des 
Indes  n'avaient  plus  et  ne  pouvaient  plus  avoir  de  crédit. 

L'arrêt  du  21  mars  avait  été  délibéré  dans  une  réunion  peu  nom- 
breuse, où  ne  se  trouvaient  que  le  régent,  le  garde  des  sceaux,  le 
contrôleur-général,  l'abbé  Dubois,  déjà  secrétaire  d'état  des  affaires 
étrangères,  et  Le  Blanc,  chargé  de  la  guerre  :  les  autres  membres 
du  conseil  étaient  absens.  On  a  beaucoup  discuté  pour  savoir  à  qui 
appartient  la  pensée  première  de  ce  malheureux  arrêt,  et  on  l'a 
souvent  attribuée  à  une  intrigue  de  d'Argenson  et  de  Dubois  pour 
perdre  Law,  et  aussi  aux  manœuvres  de  l'étranger.  Dutot,  bien 
placé  pour  le  savoir,  affirme  que  le  projet  avait  été  préparé,  dès  le 
mois  de  mars,  par  le  contrôleur-général;  quoiqu'il  en  soit  à  cet 
égard,  il  est  certain  qu'il  fut  adopté  par  Law,  car  on  sait  que  ce 
fut  lui  qui  en  présenta  le  rapport  au  conseil.  On  ne  peut  donc  s'éton- 
ner que  le  régent  ait  voulu  lui  en  faire  porter  la  responsabilité.  Le 
29  mai ,  pendant  que  deux  intendans  des  finances ,  —  Fagon  et 
La  Houssaye,  —  se  rendaient  à  la  banque  avec  le  prévôt  des  mar- 
chands, pour  examiner  les  registres  et  vérifier  la  caisse,  le  secré- 
taire d'état  Le  Blanc  fut  envoyé  prévenir  Law  que  le  duc  d'Orléans 
le  déchargeait  des  fonctions  de  contrôleur-général  :  en  même  temps, 
comme  il  avait  été  insulté  et  menacé,  le  major  du  régiment  des 
gardes  suisses ,  Benzwald ,  venait  s'installer  dans  sa  maison  avec 
seize  soldats  pour  veiller  nuit  et  jour  à  sa  sûreté,  et  peut-être  aussi 
pour  s'assurer  au  besoin  de  sa  personne. 

Le  ministère  de  Law[avait  duré  cinq  mois,'^et  ce  temps  avait  suffi 
pour  précipiter  la  banque  et  la  compagnie  des  Indes  des  sommets 
les  plus  élevés  d'une  apparente  prospérité  vers  la  chute  et  la  ruine. 
La  compagnie  avait  racheté  à  9,600  livres  et  à  9,000  livres  un 
nombre  énorme  d'actions,  et  elle  les  avait  payées  en  billets  que  la 
banque  lui  fournissait  ;  pour  assurer  à  ce  papier  la  préférence  sur 
l'or  et  l'argent  le  cours  des  monnaies  avait  été  sans  cesse  tour- 
menté; l'obligation  de  n'employer  que  des  billets  dans  les  paiemens 
de  sommes  excédant  100  livres  avait  été  étendue  et  mise  à  exécu- 
tion plus  tôt  qu'elle  ne  devait  l'être;  il  avait  été  défendu  à  tous  les 
Français  d'avoir  plus  de  500  livres  en  espèces  ;  des  mesures  avaient 


HISTOIRE    FINANCIÈRE    DE   LA    FRANGE.  833 

été  prises  pour  qu'à  la  fin  de  l'année  la  circulation  naétallique  se 
réduisît  à  des  pièces  de  10  sols  et  de  5  sols.  Ces  violences  étant 
inefficaces,  il  avait  fallu  réduire  des  4/9  la  valeur  qu'on  avait  arbi- 
trairement attribuée  aux  actions  et  de  moitié  la  valeur  des  billets 
dont  le  roi  était  garant  ;  ces  réductions  avaient  été  aussitôt  révo- 
quées; mais  cette  révocation  n'avait  pu  rétablir  la  confiance.  Tous 
les  intérêts  matériels  avaient  été  atteints  ;  toutes  les  classes  de  la 
société  avaient  été  frappées;  le  trouble  des  esprits  répondait  au 
trouble  des  fortunes. 

Deux  contemporains,  placés  dans  des  situations  sociales  diffé- 
rentes, mais  tous  deux  d'un  esprit  supérieur,  sont  d'accord  pour 
s'étonner  que  la  tranquillité  publique  et  l'existence  même  du  gou- 
vernement n'aient  pas  été  compromises.  —  Le  duc  de  Saint-Simon, 
membre  du  conseil  de  régence,  qui  était  l'ami  du  duc  d'Orléans  et 
qui  n'était  pas  l'ennemi  de  Law,  écrit  :  «  Aussi  fut-ce  un  prodige, 
plutôt  qu'un  effort  de  gouvernement  et  de  conduite,  que  des  ordon- 
nances si  terriblement  nouvelles  n'aient  pas  produit,  non-seulement 
es  révolutions  les  plus  tristes  et  les  plus  entières,  mais  qu'il  n'en 
ait  pas  seulement  été  question,  et  que  tant  de  millions  de  gens,  ou 
absolument  ruinés,    ou  mourant  de  iaim  et  des  derniers  besoins 
auprès  de  leur  bien,  et  sans  moyens  aucuns  pour  leur  subsistance 
et  leur  vie  journalière,  il  ne  soit  sorti  que  des  plaintes  et  des  gémis- 
semens.  »  Duclos,  homme  de  lettres,  membre  de  l'Académie  fran- 
çaise et  de  l'Académie  des  inscriptions,  et  qui  a  mérité  que  Louis  XV 
dît  de  ses  Considérations  sur  les  mœurs  :  «  C'est  l'ouvrage  d'un 
honnête  homme,  »  est  plus  vif  :  «  Jamais  gouvernement  plus  capri- 
cieux, jamais  despotisme  plus  frénétique,  ne  se  virent  sous  un  régent 
moins  terme.  Le  plus  inconcevable  des  prodiges  pour  ceux  qui  ont 
été  témoins  de  ce  temps,  et  qui  le  regardent  aujourd'hui  comme 
un  rêve,  c'est  qu'il  n'en  soit  pas  résulté  une  révolution  subite;  que 
e  régent  et    Law  n'aient  pas  péri  tragiquement.   Ils  étoient  en 
horreur,  mais  on  se  bornoit  à  des  murmures  :  un  désespoir  sombre 
et  timide,  une  consternation  stupide,  avoient  saisi  tous  les  esprits  ; 
les  cœurs  étoient  trop  avilis  pour  être  capables  de  crimes  coura- 
geux. On  n'entendoit  parler  à  la  fois  que  d' honnêtes  familles  rui- 
nées, de  misères  secrètes,  de  fortunes  Oaieuses,  de  grands  mépri- 
sables, de  plaibirs  insensés  et  de  luxe  scandaleux.  »  Duclos,  dont 
le  caractère  honorable  ne  peut  être  mis  en  doute,  se  laisse  entraî- 
ner  usqu'à  conseiller  le  crime  :  on  sent  dans  ses  paroles  e  souffle 
révolutionnaire  qui  cependant  ne  devait  agiter  la  France  que  plus 
tard  (1). 

(1)  L'abbé  Millot,  dans  ses  Mémoires  rédigés  d'après  es  papiers  du  duc  de  Noailles^ 

est  plus  conservateur;  mais  il  exprime  e  même  seatimcflt.  «  1720.  C'est  alors  que  le 

TOME  LXII.  —  188  î.  53 


83A  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 


II. 

Dans  la  soirée  du  29  mai,  Law,  qui  le  matin  avait  envoyé  sa 
démission  au  régent,  se  présenta  au  Palais-Royal  :  le  prince  refusa 
de  le  recevoir,  et  ce  refus,  qu'il  affecta  de  ne  pas  dissimuler,  fit 
penser  qu'il  avait  l'intention  de  se  séparer  définitivement  de  l'an- 
cien contrôleur-général.  Cependant,  le  lendemain,  après  lui  avoir 
accordé  une  audience  particulière,  il  lui  conféra  le  titre  de  con- 
seiller d'état  d'épée,  avec  celui  d'intendant  général  du  commerce, 
en  lui  laissant  l'administration  de  la  banque  et  de  la  compagnie 
des  Indes,  c'est-à-dire  la  direction  effective  des  finances.  La  garde 
suisse,  qui  lui  avait  été  donnée,  reçut  l'ordre  de  quitter  sa  maison. 
Law  eut  le  mérite  de  ne  pas  perdre  de  temp3  et  de  chercher  immé- 
diatement les  moyens  d'atténuer  la  crise  qu'avaient  ouverte,  pour 
la  banque  et  pour  la  compagnie,  les  arrêts  du  21  et  du  27  mai; 
mais,  pendant  six  mois,  il  ne  fit  que  se  débattre  inutilement  contre 
une  situation  accaV/lante,  inexorable. 

Le  i®^  juin,  la  liberté,  pour  tous,  d'avoir  plus  de  500  liwes  en 
numéraire  est  riHablie,  et  les  dispositions  qui  permettaient  de 
rechercher  l'or  et  l'argent  dans  les  maisons  sont  abrogées  (arrêt 
du  i^"^  juin).  Le  3  juin,  la  compagnie  est  autorisée,  sur  sa  demande 
et  sur  la  présentation  de  sou  bilan,  à  réduire  à  200,000  le  nombre 
de  ses  actions  :  —  elle  a,  par  ses  achats,  retiré  des  mains  du  public 
près  de  300,000  actions  et  elle  achètera  ce  qui  sera  nécessaire 
pour  compléter  ce  nombre;  le  roi  consent  à  lui  abandonner  les 
100,000  actions  qu'il  possède,  «  lesquelles  étaient  un  bénéfice  pour 
Sa  Majesté  ;  »  elle  peut  donc  supprimer  400,000  actions.  —  Elle  est 
autorisée  à  demander  à  ses  actionnaires  un  supplément  volontaire 
de  3,000  livres  par  chacune  des  200,000  actions  conservées  :  ceux 
qui  le  fourniront  auront  droit  à  un  dividende  de  360  livres,  et 
ceux  qui  ne  le  fourniront  pas  ne  jouiront  que  du  dividende  de 
200  livres.  —  Des  commissaires  du  conseil  seront  désignés  par  le 
roi  pour  dresser  procès-verbal  des  souscriptions,  primes  et  actions 
retirées  par  la  compagnie  et  pour  les  faire  brûler  à  l'Hôtel  de  Ville 
en  présence  du  prévôt  des  marchands  et  des  échevins  (arrêt  du 
3  juin).  La  réduction  du  nombre  des  actions  à  200,000  simplifie 
et  soulage  la  situation  de  la  compagnie;  mais  elle  la  prive  des  ver- 
semens  qu'elle  avait  encore  à  recevoir  sur  les  actions  non  libérées 

royaume  fut  abîmé  dans  un  gouffre  épouvantable  :  les  opérations  violentes,  les  lois 
injustes,  le  bouleversement  des  familles,  le  chaos  des  finances,  tout  semblait  annoncer 
les  plus  funestes  catastrophes  :  cependant  la  régence  ne  fut  pas  ébranlée.  »  [Mémoires f 
édition  Poujoulat,  p.  279.) 


HISTOIRE   FmANGIÈRE    DE   LA   FRANCE.  835 

qui  seront  supprimées  et  des  moyens  de  prêter  à  l'éiat  1,500  mil- 
lions ;  il  devra  donc  être  pourvu  autrement  au  rembourstment  des 
rentiers.  La  compagnie  demande  un  supplément  à  ses  actionnaires 
pour  faire  rentrer  des  billets  qu'elle  rendra  à  la  banque  et  pour 
diminuer  ainsi  la  dette  énorme  qu'elle  a  contractée  envers  cet  éta- 
blissement :  c'est  dans  le  même  dessein  qu'il  lui  est  enjoint  d'user 
des  autorisations  qui  lui  ont  été  données  d'émettre  pour  10  millions 
d'actions  rentières  et  à  millions  de  rentes  viagères  dont  le  roi  reste 
garant  (arrêt  du  5  juin). 

Cependant  Law  était  autorisé  à  penser  que  d'Argcnson  n'était 
pas  resté  étranger  à  la  résolution  prise,  le  29  mai,  par  le  régent, 
de  lui  faire  demander  sa  démission  :  il  était  difficile  que  la  rentrée 
en  faveur  de  l'ancien  contrôleur-général  n'entraînât  pas  la  disgrâce 
du  garde  des  sceaux.  En  effet,  Dubois  fut  chargé,  le  7  juin,  d'aller 
redemander  à  d'Aigenson  les  sceaux,  et  le  lendemain  ils  furent 
rendus  à  d'Aguesseau,  qui,  retiré  à  Fresne  depuis  le  mois  de  jan- 
vier 1718,  avait  conservé  le  titre  de  chancelier.  Toutefois  on  s'étonna 
que  ce  fût  Lhw  lui-même  qui  allât  le  chercher,  oubliant  et  voulant 
sans  doute  faire  oublier  les  graves  dissentimens  qui  les  avaient 
séparés. 

Cette  espèce  de  crise  ministérielle  retarda  de  quelques  jours  les 
mesures  qui  devaient  compléter  l'arrêt  du  3  juin.  Le  rembourse- 
ment de  la  dette  publique  et  la  création  d'actions  nouvelles  avaient 
été,  en  1719,  les  deux  grands  ressorts  du  système.  Le  nombre  des 
actions  vient  d'être  réduit,  il  faut  renoncer  au  remboursement  de 
la  dette.  Un  édit  du  10  juin  crée  25  millions  de  rentes  nouvelles, 
au  denier  AO  (2  1/2  pour  100),  au  capital  de  1  milliard,  qui  ne 
pourront  être  acquises  que  par  les  propriétaires  des  contrats  dont 
le  remboursement  a  été  ordonné  et  par  les  porteurs  de  récépissés 
du  trésor  ou  de  billets  de  banque  représentant  les  renies  qu'ils 
avaient  précédemment.  Le  parlement,  avant  d'enregistrer  l'édit, 
ne  manqua  pas  de  faire  remarquer  qu'il  était  injuste  de  rendre  aux 
rentiers  des  rentes  2  1/2  pour  100  en  remplacement  des  rentes 
!i  pour  100  qu'ils  possédaient  :  le  régent  répondit,  comme  le  gou- 
vernement de  Louis  XIV  en  1713,  et  comme  tous  les  gouverne- 
mens  qui  réduisent  arbitrairement  les  arrérages  de  la  dette  publique, 
«  qu'il  valoit  mieux  avoir  2  1/2  pour  cent  régulièrement  payés, 
que  la  prome.'^se  de  5  qui  ne  pourroient  être  acquittés  par  le  tré- 
sor. »  Ces  25  millions  de  rentes  étaient  constitués  sur  l'Hôtel  de 
Yille,  et  l'éloignement  de  Paris,  oiî  se  touchaient  leurs  ariérages, 
pouvait  détourner  les  habitans  des  provinces  de  les  acquérir. 
Quelques  semaines  après  (édit  d'août),  «  pour  leur  commodité,  » 
8  millions  de  rentes  nouvelles  furent  constituées  sur  les  recettes 
générales.  On  créa  aussi,  en  mémo  temps,  sur  l'Hôtel  de  Ville, 


836  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

h  millions  de  rentes  viagères.  Ces  créations  de  rentes  nouvelles  sont 
nécessaires  parce  que  la  compagnie  ne  peut  plus  lournir  les  fonds 
qui  devaient  rembourser  les  anciennes  ;  elle  ne  peut  donc  conser- 
ver l'annuité  qu'elle  recevait  du  trésor.  Elle  rétrocède  d'abord  (arrêt 
du  là  juin)  (1)  25  millions  par  an  qui  paieront  la  somme  égale 
de  rentes  qui  vient  d'être  créée,  et  ensuite  (arrêt  du  20  juin)  une 
autre  annuité  de  18  millions,  qui  servira  à  constituer  encore 
18  millions  de  rentes  au  profit  de  ceux  des  créanciers  de  l'état  que 
ne  concerne  pas  l'édit  du  10  juin  et  qui  sont  porteurs  de  récépissés 
du  trésor  ou  de  billets  de  banque  donnés  en  paiement  d'offices  et 
d'augmentations  de  gages  supprimés,  ou  d'autres  dettes. 

La  compagnie  ne  conserve  donc  sur  le  trésor  qu'une  annuité  de 
5  millions  et  encore  hypothéquée,  pour  li  millions,  aux  actions  ren- 
tières, et  pour  un  million  aux  rentes  viagères  qu'elle  doit  créer. 
Law  semblait  avoir  voulu,  par  ses  dernières  combinaisons,  garantir 
la  distribution  des  dividendes  annoncés,  et  il  sera  impossible  de 
distribuer  aux  200,000  actions  360  livres  ou  même  200  livres,  ce 
qui  exige  une  somme  disponible  de  72  millions  ou  de  AO  :  les  reve- 
nus et  les  bénéfices,  déduction  faite  des  annuités  rétrocédées  à 
l'état,  ne  peuvent  être  évalués  à  plus  de  32,500,000  livres. 

Si  cependant  les  embarras  de  la  compagnie  et  ceux  des  rentiers 
sont  ainsi  atténués  ou  ajournés,  les  difficultés  que  présente  la 
situation  de  la  banque  subsistent  avec  toute  leur  gravité,  et  le  péril 
est  imminent.  Le  supplément  de  3,000  livres  demandé  aux  actions, 
s'il  est  fourni  en  billets,  les  actions  rentières  et  les  rentes  viagères 
de  la  compagnie,  si  elles  peuvent  être  placées,  les  rentes  nouvelles 
de  l'état,  si  elles  sont  acceptées  par  les  anciens  rentiers,  feront 
rentrer  une  quantité  considérable  de  billets  ;  mais  ce  n'est  là  qu'une 
espérance  d'une  réalisation  éventuelle  et  non  immédiate  :  or  le 
temps  presse,  et  le  discrédit  du  papier  commence  à  agiter  la  popu- 
lation. 

Sur  les  2,696  millions  de  billets  que  la  banque  avait  été  autorisée 
à  faire,  elle  en  avait,  le  11  juin,  dans  sa  caisse,  en  billets  de 
10,000  et  de  j,000,  pour  361,/i00,000  livres  :  il  en  sera  dressé 
procès-verbal  et  ils  seront  brûlés;  au  fur  et  à  mesure  que  des 
billets  rentreront,  ils  seront  également  brûlés;  conformément  à 
l'arrêt  du  5  mars,  tous  les  paiemens  excédant  100  livres  ne  pour- 

(1)  Cet  arrêt  du  14  juin,  quoique  très  important,  n'est  mentionné  ni  par  Isambert, 
m  par  Du  Hautchamp  :  il  est  rapporté  par  le  manuscrit  inédit  du  ministère  des 
finances.  Dans  les  propositions  qui  avaient  servi  de  base  à  l'arrêt  du  3  juin,  la  com- 
pagnie avait  elle-même  compris  l'offre  de  rétrocéder  à  l'état  une  annuité  de  12  millions 
500,000  livres,  pour  créer  une  somme  égale  de  rentes  :  c'est  cette  offre,  alors  ajour- 
née, qui  est  portée  à  25  millions,  l'état  voulant  élever  à  un  million  le  capital  des 
rentes  rétablies. 


HISTOIRE  FINANCIÈRE  DE   LA   FRANCE.  837 

ront  être  faits  qu'en  billets,  excepté  pour  les  appoints  ;  tout  paie- 
ment au-dessous  de  100  livres  peut  aussi,  d'ailleurs,  être  fait  en 
billets,  et  ceux  de  10  livres,  qui  avaient  été  supprimés,  ne  pour- 
ront être  refusés  (arrêt  du  11  juin). 

Tous  ces  expédions  étaient  impuissans  pour  conjurer  la  crise  qui 
avait  éclaté  au  commencement  du  mois  de  juin  et  qui  allait  deve- 
nir inquiétante  pour  l'ordre  public.  Les  mesures  violentes  prises 
contre  le  numéraire  en  avaient  fait  porter  à  la  banque,  mais  elles 
en  avaient  fait  exporter  ou  cacher  davantage,  et  la  circulation  métal- 
lique avait  beaucoup  diminué.  Tout  le  monde  avait  des  billets,  et, 
au  lieu  de  faire  prime  sur  l'argent,  ils  commençaient  à  être  dépré- 
ciés; les  marchands,  depuis  plusieurs  semaines,  vendaient  leurs 
marchandises  plus  cher  quand  elles  étaient  payées  en  billets.  D'ail- 
leurs, pour  les  besoins  journaliers  de  la  vie,  pour  les  menues 
dépenses,  il  fallait  avoir  des  espèces  que  la  banque  ne  délivrait  pas 
facilement.  Après  l'arrêt  du  21  mai,  la  grande  agitation  qui  régnait 
partout  avait  fait  fermer  les  bureaux  de  la  banque  et  ils  ne  se  rou- 
vrirent que  le  l'""  juin.  Mais  on  ne  remboursa  plus  que  les  billets 
de  100  livres  et  de  10  livres,  et  même  le  matin,  sous  prétexte  que, 
dans  la  journée,  des  commissaires  du  conseil  vérifiaient  les  caisses  : 
la  foule  n'en  était  que  plus  grande.  «  Il  n'y  a  pas  de  jour  où  il 
n'y  ait  quelqu'un  d'étouffé  ;  et  dans  cette  ville  de  Paris,  qui  est 
immense,  à  peine  y  a-t-il  un  sou  pour  fournir  à  la  dépense  de 
bouche.  »  Les  guichets  se  refermèrent  le  7,  toujours  à  cause  de  la 
visite  des  caisses,  et  on  annonça  qu'ils  seraient  rouverts  le  12. 
Cependant  les  paiemens  en  espèces  ne  furent  pas  repris  le  12  :  on 
déclara  que  les  commissaires  du  Châtelet,  dans  chaque  quartier, 
recevraient  du  numéraire  pour  changer  les  billets  de  10  livres,  et 
qu'ils  couperaient  les  billets  de  100  livres  en  billets  de  10  livres. 
Alors  la  foule  se  transporta  chez  les  commissaires,  surtout  les  jours 
de  marché.  Au  milieu  de  juin,  «  il  y  a  un  corps  de  garde  dans 
chaque  marché  :  on  n'entre  qu'avec  peine  chez  les  commissaires; 
ils  ne  paient  à  chaque  personne  que  trois  petits  billets  de  10  livres; 
on  ne  coupe  plus  les  billets  de  100  livres  qu'à  la  banque,  où  il  y  a 
une  presse  à  s'étouffer.  »  Le  29  juin,  «  les  commissaires  voisins 
dts  marchés  publics  donnèrent  en  espèces  aux  boulangers  la  valeur 
des  billets  de  10  livres,  dont  ils  étaient  chargés,  pour  leur  donner 
le  moyen  d'acheter  du  blé,  parce  que  les  marchands  de  grains 
refusaient  de  recevoir  ces  billets  en  paiement.  »  {Mémoires  de 
M.  Marais.) 

Les  spéculateurs,  depuis  que  la  rue  Quincampoix  leur  avait  été 
interdite,  avaient  pris  l'habitude  de  se  réunir  place  des  Victoires 
ou  même  dans  la  rue,  A  la  fin  de  mai,  ils  vinrent  tenir  leur  bourse 


838  RETUE    DES    DEUX   MONDES. 

dans  la  cour  de  l'hôtel  Mazarin,  où  la  banque  était  alors  établie  :  le 
lieu  était  favorable  pour  les  négociations,  et  surtout  pour  les  con- 
versations, qui  ne  tarissaient  pas  sur  l'arrêt  du  21,  sur  celui  du 
27,  sur  l'avenir  de  la  banque  et  de  la  compagnie.  Leur  aflluence 
gênant  le  service,  ils  furent  invités  le  1^'  juin  à  se  transporter  à  la 
place  Vendôme,  qui  n'était  pas  éloignée.  La  spéculation,  que  le 
cours  à  peu  près  iixe  des  actions  rendait  languissante,  se  ranima  : 
la  compagnie  ne  rachetait  plus  ses  actions,  et  leur  réduction  à 
200,000  donnait  à  leur  valeur  nouvelle  une  incertitude  favorable  à 
l'agiotage.  En  quelques  jours,  la  place  Vendôme  se  couvrit  de  tentes 
et  devint  un  lieu  très  fréquenté  pour  les  affaires  et  pour  les  plai- 
sirs. Vers  le  milieu  de  juin,  les  actions  s'y  négociaient  en  baisse  à 
4,200  livres  seulement.  Gomme  les  billets  n'étaient  pas  remboursés 
à  la  banque,  leur  conversion  en  numéraire  devint,  place  Vendôme, 
l'objet  d'un  trafic  que  la  police  voulut  empêcher  :  à  la  fin  de  juin, 
plusieurs  agioteurs  furent  emprisonnés  pour  avoir  fait  perdre  25  ou 
30  livres  au  billet  de  100.  Mais  le  chancelier,  qui  habitait  déjà  l'hôtel 
qu'occupe  aujourd'hui  le  ministère  de  la  justice,  ne  tarda  pas  à  se 
fatiguer  de  ce  bruyant  voisinage;  il  fut  défendu  (le  31  juillet)  aux 
spéculateurs  de  continuer  à  s'assembler  place  Vendôme,  et  ils  allè- 
rent faire  leur  dernière  étape  dans  les  jardins  de  l'hôtel  de  Soissons 
(aujoujd  hui  la  Halle  aux  blés). 

Ces  derniers  efforts  de  la  spéculation  ne  rendaient  pas  plus  la 
vie  et  le  mouvement  à  des  valeurs  mortes  que  Law  ne  déterminait 
les  billets  à  accepter  les  emplois  peu  avantageux  qui  leur  étaient 
offerts.  Il  voulut  cependant  faire  encore  un  appel  à  ceux  que  déte- 
nait le  commerce.  La  banque  d'Amsterdam  avait,  avec  succès, 
ouvert  aux  négocians  des  comptes  courans  qui  facilitaient,  sans  frais 
ni  risques,  les  remises  de  place  en  place  et  donnaient  une  grande 
sûreté  pour  les  paiemens  qui  s'effectuaient  par  viremens  :  il  espéra 
que  ces  opérations  réussiraient  en  France.  Le  20  juillet  à  Paris  et 
le  20  août  dans  les  autres  villes,  la  banque  ouvrit  un  livre  de 
comptes  courans  et  de  viremens  de  parties  qui  pourrait  comprendre 
600  millions,  doni  300  pour  les  provinces;  ce  fonds  ne  pouvait  être 
formé  que  par  le  virement  de  billets  de  10,000  livres  et  de  1 ,000  liv. 
qui,  déposés  à  la  banque,  seraient  ensuite  brûlés;  il  devait  être 
ouvert  aux  déposans  un  crédit  du  montant  de  leurs  billets  (arrêt  du 
13  juillet).  Le  commerce,  en  général,  ne  vit  pas  un  grand  avantage 
à  remplacer  les  billets  par  un  crédit  sur  la  banque  :  il  conservait 
le  même  débiteur,  dont  la  solvabilité  l'inquiétait.  11  n'y  eut  pas  pour 
200  millions  d'écritures  en  banque. 

Les  guichets  de  la  banque  restèrent  encore  fermés  au  commen- 
cement de  juillet.  Ce  ne  furent  ni  un  arrêt  de  la  cour  des  Monnaies, 


HISTOIRE   FINANCIÈRE   DE   LA   FRANCE.  839 

défendant,  sous  peine  des  galères,  de  vendre  à  perte  des  billets, 
ni  un  arrêt  du  conseil,  renouvelant  la  défense  de  porter,  et  même 
de  garder  des  diamans  et  des  pierreries,  avec  ordre  aux  marchands 
d'exporter  dans  le  délai  d'un  mois  ceux  qu'ils  pouvaient  avoir,  qui 
firent  cesser  le  resserrement  des  espèces;  ces  arrêts  ne  furent  d'ail- 
leurs pas  exécutés.  On  coupait  à  la  banque  les  gros  billets  en  billets 
de  10  livres;  deux  fois  la  semaine,  les  jours  de  marché,  on  distri- 
buait aux  commissaires  du  numéraire  pour  rembourser  ces  billets 
de  10  livres.  «  Ils  ont  tous  les  jours  chez  eux  une  garde  de  soldats 
avec  des  sergens ,  et  elle  est  triplée  les  jours  des  paiemens.  Ils 
sont  à  présent  comme  de  petits  ministres;  car  les  magistrats  et  les 
gens  de  qualité  vont  les  prier  en  grâce  de  leur  garder  100  livres, 
parce  qu'on  ne  donne  que  10  livres  à  la  populace,  et  c'est  une  tue- 
rie le  mercredi  et  le  samedi.  Personne,  en  effet,  n'a  d'argent  et  il 
semble  qu'on  aille  leur  demander  une  aumône.  »  {Journal  de  Bar- 
bier.) 

Cependant,  sur  les  instances  réitérées  du  parlement,  la  banque 
rouvrit  ses  guichets  le  9  juillet,  mais  seulement  pour  rembourser, 
les  mardis,  jeudis  et  samedis,  un  seul  billet  de  10  livres  à  chaque 
personne,  et  pour  couper,  les  autres  jours,  les  billets  de  1,000  liv. 
et  de  100  livres  en  petites  coupures.  «  On  entroit  par  la  rue 
Yivienne  dans  les  jardins  de  l'hôtel  Mazarin  et  on  passoit  ensuite 
dans  la  galerie  où  étoient  les  bureaux.  Quand  le  jardin  étoit  plein, 
on  ne  laissoit  plus  entrer  personne  et  on  expédioit  ceux  qui  étoient 
dedans;  cela  faisoit  perdre  toute  la  journée  à  de  pauvres  gens. 
Cela  a  été  exécuté  deux  ou  trois  fois  avec  une  foule  extraordinaire, 
de  manière  qu'il  y  avoit  toujours  cinq  ou  six  personnes  d'étouffées 
pour  entrer  dans  le  jardin.  —  Le  17  juillet,  la  rue  Yivienne  fut 
remplie  de  15,000  â-ues  dès  trois  heures  du  matin.  La  foule  fut  si 
considérable  qu'il  y  eut  seize  personnes  étouffées  avant  cinq  heures. 
Cela  fit  retirer  le  peuple»  On  en  porta  cinq  le  long  de  la  rue  Yivienne; 
mais  à  six  heures ,  on  en  porta  trois  à  la  porte  du  Palais-Royal. 
Tout  le  peuple  suivoit  en  fureur;  ils  voulurent  entrer  dans  le  palais, 
que  l'on  ferma...  C'étoit  un  tapage  affreux  par  tout  le  quartier.  Une 
bande  porta  un  corps  mort  au  Louvre,.,  une  autre  se  jeta  du  côté 
de  la  maison  de  Law  et  elle  cassa  toutes  les  vitres;  on  y  fit  entrer 
des  Suisses  pour  la  garder.  Pendant  ce  temps,  le  régent  avoit  peur; 
on  n'osa  pas  faire  paroître  des  troupes.  Un  des  officiers  de  garde 
avoit  fait  entrer  cinquante  soldats  en  habit  bourgeois.  Quand  ils 
eurent  pris  leurs  mesures  en  dedans,  à  neuf  heures,  ils  ouvrirent 
les  portes  et,  en  un  moment,  les  cours  furent  pleines  de  quatre  à 
cinq  mille  personnes...  Yoilà  ce  qui  s'est  passé,  et  il  ne  s'en  est 
guère  fallu  qu'il  n'y  eût  une  sédition  entière...  On  a  enterré  les 


840  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

morts  et  cela  s'est  apaisé.  Law  vouloit  sortir,  mais  on  l'en  empê- 
cha; il  est  demeuré  au  Palais -Royal  dix  jours  sans  sortir  [Journal  de 
Barbier).  » 

Le  jour  même  où  l'ordre  public  était  ainsi  gravement  troublé,  le 
parlement  délibérait  sur  l'enregistrement  d'un  édit  qui,  pour  dédom- 
mager la  compagnie  de  l'annuité  de  43  millions  qu'elle  avait  rétro- 
cédée à  l'état,  lui  accordait  la  perpétuité  de  ses  concessions.  L'agi-, 
tation  populaire  ne  pouvait  affaiblir  les  sentimens  de  défiance  et 
d'opposition  que  les  magistrats  avaient  toujours  témoignés  pour  Law 
et  son  système.  L'accueil  qui  avait  été  fait  à  leurs  réclamations 
contre  l'arrêt  du  21  mai  leur  avait  fait  oublier  les  rigueurs  du  lit 
de  justice  de  1718,  et  sans  doute  aussi  ils  comptaient  sur  l'appui 
du  chancelier  d'Aguesseau.  Ils  décidèrent,  toutes  chambres  assem- 
blées, «  que  le  roi  seroit  très  humblement  supplié  de  vouloir  bien 
les  dispenser  de  l'enregistrement,  »  et  le  jour  même,  le  projet  fut 
rendu  au  procureur  général.  Mais  l'édit  fut  réputé  enregistré  et  fut 
publié  conformément  aux  lettres  patentes  du  26  août  1718  :  deux 
jours  après,  le  parlement  fut  exilé  à  Pontoise. 

Tous  les  privilèges  et  droits  commerciaux  dont  la  compagnie  a 
la  jouissance  à  la  Louisiane,  au  Canada,  au  Sénégal,  au-delà  du 
cap  de  Bonne-Espérance,  et  dans  les  mers  des  Indes  orientales,  lui 
sont  concédés  à  perpétuité  (édit  du  21  juillet);  mais  elle  s'engage 
à  retirer  600  millions  de  billets,  à  raison  de  50  millions  par  mois, 
«  au  cas  qu'il  s'en  trouve  autant  après  les  débouchés  ci-devant 
indiqués,  »  et  les  billets  ainsi  retirés  seront  brûlés;  à  cette  condi- 
tion, le  roi  lui  rend  l'annuité  de  18  millions  à  laquelle  elle  a 
renoncé  le  30  juin.  La  réorganisation  de  son  administration  est 
aussi  un  témoignage  de  la  protection  du  gouvernement  (arrêt  du 
29  août).  —  Le  régent,  qui  a  déjà  le  titre  de  protecteur  de  la  com- 
pagnie, en  sera  le  gouverneur  général^  et  un  conseil  sera  chargé  de 
la  régie.  —  Les  fonctions  des  commissaires  du  conseil,  désignés  le 
22  juin  pour  veiller  à  l'administration  de  la  banque  et  de  la  com- 
pagnie, cesseront  immédiatement.  «  Pour  faire  tomber  les  bruits 
que  les  gens  malintentionnés  continuent  à  répandre,  »  il  est  solen- 
nellement déclaré  «  que  les  actionnaires  ne  pourront,  en  aucun 
temps  et  sous  quelque  prétexte  que  ce  soit,  être  taxés  pour  rai- 
son des  profits  qu'ils  ont  faits  ou  pourront  faire  dans  la  compa- 
gnie. » 

Après  l'émeute  du  17  juillet,  une  ordonnance  avait,  le  jour  même, 
défendu  les  attroupemens  et  suspendu  le  paiement  des  billets  à  la 
banque  Jusqu'à  nouvel  ordre  :  ses  guichets  ne  se  rouvrirent  plus. 
A  partir  de  celte  époque,  on  ne  put  convertir  des  billets  en  espèces 
que  chez  les  changeurs,  à  la  place  Vendôme,  et  ensuite  dans  les 


HISTOIRE   FINANCIÈRE   DE  LA   FRANCE.  84l 

jardins  de  l'hôtel  de  Soissons.  Vers  la  fin  de  juillet,  les  billets  per- 
daient plus  de  30  pour  100  :  les  espèces  étaient  de  plus  en  plus 
rares.  Law  pensa  qu'il  les  rappellerait  à  la  circulation  par  une 
hausse  considérable  de  leur  cours  (surtout  si  elle  était  temporaire 
et  si  des  diminutions  prochaines  étaient  en  même  temps  prescrites). 
La  veille  du  jour  où  la  dernière  de  trois  réductions  successives 
ordonnées  le  10  juin  allait  être  effectuée,  le  31  juillet,  les  espèces 
furent  rehaussées  à  1,800  livres  le  marc  d'or  et  à  120  livres  le  marc 
d'argent,  taux  auquel  elles  n'avaient  pas  encore  été  portées;  mais 
elles  seront  successivement  diminuées  d'un  huitième  le  1^'  sep- 
tembre, le  16  septembre,  le  1"  octobre  et  le  16  octobre  de  manière 
à  être  à  cette  date  réduites  de  moitié,  à  900  livres  le  marc  d'or  et  à 
60  livres  le  marc  d'argent.  La  raonnaie  métallique  devenait  de  plus 
en  plus  une  valeur  fictive  et  variable  comme  le  papier.  On  s'était 
plaint,  avec  raison,  que  pendant,  les  vingt-cinq  dernières  années  du 
règne  de  Louis  XIV  (de  1689  à  1715)  le  cours  des  espèces  eût  varié 
quarante-trois  fois;  en  1720,  en  moins  de  douze  mois,  il  varie  qua- 
torze fois  :  l'autorité  publique,  qui  troublait  ainsi  tou^  les  intérêts, 
était  sans  excuse.  On  put  croire  un  moment  que  cette  hausse  du 
numéraire  relèverait  le  cours  des  billets  :  pendant  deux  jours,  le 
billet  de  100  livres  fut  presque  au  pair;  mais  il  ne  tarda  pas  à 
perdre  30  livres,  et  il  en  perdait  60  à  la  fin  d'août,  tandis  que 
l'élévation  du  cours  des  espèces  entraînait  la  hausse  de  tous  les 
prix  (1). 

Un  an  auparavant,  en  août  1719,  la  banque  n'avait  pas  encore 
émis  ZiOO  millions  de  billets,  et  la  compagnie  des  Indes  venait  de 
porter  à  300,000  le  nombre  de  ses  actions.  Depuis,  la  banque  avait 
poussé  ses  émissions  jusqu'à  près  de  3  milliards,  et  la  compagnie 
avait  élevé  à  600,000  le  nombre  de  ses  actions.  Mais  aujourd'hui 
ces  actions  ont  été  réduites  à  200,000  :  la  circulation  des  billets  a 
aussi  diminué;  cependant  elle  dépasse  encore  2  milliards  et  sa 
diminution  est  activement  poursuivie.  C'est  par  la  voie  de  l'autorité 
que  Law  avait  voulu  amener  la  nation  à  remplacer  par  le  papier  l'or 

(1)  «  Cette  augmentation  des  espèces  a  en  même  temps  fait  augmenter  toutes  les 
denrées;  il  n'y  a  plus  de  prix  à  rien;  on  n'a  pas  un  seul  moment  de  fixe,  et  cette  incer- 
titude des  affaires  marque  celle  du  gouvernement.  Le  3  août,  les  marchandises  sont 
montées  à  un  prix  si  excessif  que  le  drap  commun  vaut  50  et  61)  livres  l'aune;  la 
chandelle  30  sols  la  livre;  la  bougie  6  livres.  y>  {Mémoires  de  M.  Marais.  —  Août.) 
«  Depuis  l'augmentation  des  espèces,  tout  est  augmenté  de  moitié  ;  cela  fait  un  prix 
dont  on  n'a  jamais  entendu  parler  :  la  bougie  vaut  9  livres  ;  le  café  18  livres  la  livre  ; 
ce  qui  valait  autrefois  1  livre  12  sols  l'un  et  l'autre  2  livres  10  sols.  —  Tous  les  reve- 
nus sont  diminués  de  moitié,  et  bien  des  bourgeois  ont  perdu  leurs  fonds  aux  actions 
qu'ils  ont  achetées  bien  cher.  Cela  fait  que  chacun  mange  son  fonds.  »  {Journal  de 
Barbier.) 


8ii2  RETCE  DES   DEUX   MONDES. 

et  l'argent  auxquels  elle  était  attachée  par  sa  tradition  séculaire  et 
par  la  ti  adition  de  tous  les  peuples  :  maintenant  il  s'irrite  que  les 
Français  no  rendent  pas  assez  vite  ce  papier  déprécié  en  se  rési- 
gnant à  la  perte  que  présentent  tous  les  emplois  qui  leur  en  sont 
offerts,  et  dans  la  dernière  et  courte  période  qui  lui  reste  à  parcou- 
rir, c'est  contre  les  billets,  les  actions  et  les  actionnaires  que  \ont 
être  dirigées  les  contraintes  et  les  violences. 

Les  porteurs  de  billets  de  10,000  livres  et  de  1,000,  ne  se  pres- 
sant pas  de  les  employer  en  rentes,  en  comptes  courans,  en  actions 
rentières,  sont  prévenus  officiellement  (arrêt  du  15  août)  que  ces 
billets  a  n'auront  plus  cours  comme  espèces  »  à  compter  du 
1''^  octobre.  Ils  seront  reçus  jusqu'au  1""  novembre  en  acquisition 
de  rentes;  jusqu'au  1"  septembre  à  Paris  et  jusqu'au  15  dans  les 
provinces  en  comptes  courans,  dont  les  livres  seront  fermés  à  ces 
époques;  jusqu'au  1^"^  octobre,  la  compagnie  les  recevra  en  paie- 
ment de  ses  actions,  et,  passé  ce  délai,  ceux  qui  voudront  jouir  des 
termes  accordés  par  les  souscriptions  devront  payer  en  billets  de 
100  livres  et  de  10  livres.  —  Après  le  1®'  novembre,  les  billets  de 
10>000  et  de  1,000  qui  n'auront  pas  été  ainsi  employés,  seront  con- 
vertis en  actions  rentières  à  2  pour  100. —  Les  billets  de  100  livres 
et  de  10  livres  cesseront  d'avoir  cours  comme  espèces  au  1"^'  .mai 
1721  ;  la  compagnie,  à  cette  époque,  les  aura  tous  retirés  ou  rem- 
boursés. On  se  croit  si  assuré  que  la  circulation  métallique  ne  tar- 
dera pas  à  être  rétablie,  qu'on  rend  aux  particuliers  la  liberté  de 
stipuler,  dans  leurs  contrats,  que  les  paiemens  auront  lieu  en  or  ou 
en  argent. 

Ces  menaces  restant  sans  effet,  un  mois  après  (arrêt  du  15  sep- 
tembre), alors  qu'à  la  fm  de  I7l9,  on  ne  permettait  pas  de  faire 
entrer  des  espèces  dans  la  plupart  des  paiemens,  ce  sont  les  billets 
de  10,000  et  de  1,000  qui  ne  pourront  être  dcmnés  en  paiement, 
même  de  particulier  à  particulier,  qu'avec  moitié  d'espèces,  jus- 
qu'au l^''  octobre,  et,  à  cette  époque,  ils  «  seront  hors  de  cours  et 
ne  seront  reçus  que  dans  les  débouchés  et  le  temps  indiqués.  »  — 
Les  billets  de  100  livres,  de  50  livres  et  de  10  livres  ne  seront 
reçus  en  paieruent  des  sommes  de  20  livres  et  au-dessus  qu'avec 
moitié  en  espèces,  et  au-dessous  de  20  livres  le  paiement  ne  pourra 
être  fait  qu'en  numéraire  ;  jusqu'au  l'"^  novembre,  ils  seront  reçus 
en  paiement  des  rentes  nouvelles,  et,  après  cette  date,  avec  moitié 
d'espèces.  —  La  banque  a  ouvert  (le  13  juillet)  un  livre  de  comptes 
courans,  qui,  disait-on  alors,  «  serait  utile  et  avantageux  au  com- 
merce... par  la  sûreté  qu'il  ijrocurerait  dans  les  paiemens  -,  »  deux 
mois  à  peine  se  sont  écoulés,  et,  «  à  dater  du  15  septembre,  les 
sommes  écrites  en  comptes  courans  en  banque  sont  fixées  au  quart 


HISTOIRE   FINANaÈRE   DE   LA   FRANCE.  8^3 

de  la  valeur  pour  laquelle  elles  ont  élé  portées^  si  mieux  n'aiment 
les  propriétaires  les  retirer  en  billets  de  10,000  et  de  1,000  dans 
le  mois  pour  tout  délai.  »  Gomme  conséquence  de  cette  disposi- 
tion, «  les  effets  de  commerce  et  les  ventes  de  marchandises  en 
gros  faites  avant  la  publication  du  présent  ou  avant  qu'il  ait  pu 
être  connu  à  l'étranger  et  qui  devaient  être  payés  en  écritures  en 
ban:]ues,  seront  acquittés  en  nouvelles  écritures  i<ur  le  pied  du  quart, 
au  moyen  duquel  quart  la  somme  totale  de  ces  eff^-ts  et  ventes  de 
marchandises  sera  acquittée  en  entier.  »  La  banque  ''ait  faillite  de 
75  pour  100  à  ceux  qui  ont  déposé  des  fonds  en  compte  courant 
dans  sa  caisse,  et  elle  les  dispense,  dans  une  proportion  égale,  de 
remplir  leurs  engagemens.  En  réduisant  ses  actions  à  200,000 
(le  3  juin)  et  en  leur  demandant  un  supplément  de  3,000  livres,  à 
moins  qu'elles  ne  se  convertissent  de  trois  en  deux,  la  compagnie 
évaluait  les  actions  à  9,000  livres,  et  à  12,000  quand  elles  seraient 
remplies-  le  15  septembre,  les  actions  remplies  sont  fixées  à 
2,000  li\Tes  seulement.  Enfin,  le  nombre  des  actions  est  définitive- 
ment fixé  à  250,000;  la  compagnie  est  autorisée  à  en  émettre 
50,000  nouvelles;  la  promesse  d'un  dividende  de  360  livres  par 
action  est  renouvelée. 

Mathieu  Marais,  dans  ses  Mémoires,  a  conservé  le  souvenir  de 
l'impression  pro*'onde  que  produisit  la  publication  de  cet  arrêt 
extraordinaire  :  a  On  a  publié  un  arrêt  du  15,  qui  a  rendu  l'alarme 
bien  réelle,  et  le  mal  s'est  trouvé  plus  grand  qu'on  ne  le  craignait. 
La  plume  tombe  des  mains,  et  les  expressions  manquent  pour 
expliquer  les  dispositions  de  cet  arrêt,  qui  renferment  toutes  les 
horreurs  du  système  expirant.  Le  poison  était  à  la  fin...  C'est 
comme  si  l'on  disait  :  Si  vous  devez  1,000  livres,  vous  serez  quitte 
en  payant  250  livres.  C'est  une  banqueroute  des  trois  quarts  sur  le 
compte  en  banque  et  des  cinq  sixièmes  sur  l'action.  » 

Les  actions  n'avaient  pas  toutes  versé  le  supplément  de  3 ,  000  livres, 
ou  ne  s'étaient  pas  converties  de  3  en  2  :  un  arrêt  déclare  (le  5  octobre) 
que  celles  qui  n'auront  pas  été  remplies  avant  la  fin  du  mois,  «  demeu- 
reront nulles  et  de  nul  effet.  » 

Le  dividende  de  360  livres  promis  à  250,000  actions  exige  un 
profit  annuel  de  90  millions  :  or  les  revenus  et  les  bénéfices  com- 
merciaux de  la  compagnie  ne  dépassent  pas  32,500,000,  et 
50,500,000  avec  l'annuité  de  18  millions  qui  lui  a  été  rendue.  Mais, 
sous  prétexte  que  les  billets  de  100  livres  et  de  10  livres  «  se  trou- 
vent répandus  entre  un  grand  nombre  de  personnes,  dont  la  plu- 
part n'en  ont  pas  suffisamment  pour  profiter  des  emplois  offerts  aux 
gros  billets,.,  il  a  été  proposé  d'y  suppléer  par  un  nouveau  travail 
de  monnaies,  pour  lequel  l'or  et  l'argent  seront  reçus  avec  moitié 


8&A  RETDE   DES  DEUX  MONDES. 

en  sus  de  petits  billets  :  »  c'est  une  combinaison  analogue  à  celle 
imaginée,  en  1709,  par  Desmarets  pour  éteindre  les  billets  de  mon- 
naies. —  Toutes  les  espèces  seront  reportées  aux  hôtels  des  Mon- 
naies, à  compter  du  15  octobre  (arrêt  du  30  septembre)  :  les  espèces 
nouvelles,  fabriquées  ou  réformées,  vaudront  1,350  livres  le  marc 
d'or  et  90  livres  le  marc  d'argent,  tandis  que  les  anciennes  seront 
reçues  aux  Monnaies  sur  le  pied  de  900  livres  le  marc  d'or  et  de 
60  livres  le  marc  d'argent,  avec  moitié  en  sus  de  billets  de  100  livres 
et  de  10  livres.  Depuis  1718,  on  ne  recherchait  qu'un  effet  écono- 
mique dans  les  variations  de  monnaies  opérées,  sans  refonte,  ni 
réforme  :  ici  on  a  en  vue  le  bénéfice  de  la  fabrication.  Ce  bénéfice 
appartient  à  la  compagnie  ,  et  il  doit  être  de  près  de  120  millions, 
Law,  quelque  fécond  et  puissant  en  ressources  que  soit  son  esprit, 
est  écrasé  par  la  résistance  invincible  que  l'opinion  oppose  à  toutes 
les  combinaisons  par  lesquelles  il  s'efforce  de  diminuer  et  d'éteindre 
les  billets.  Découragé  et  à  bout  d'expédiens,  il  brise  lui-même  l'in- 
strument de  crédit  qu'il  a  créé  et  dont  il  a  forcé  tous  les  ressorts  : 
il  fait  ordonner  (arrêt  du  10  octobre)  que  «  les  billets  de  banque 
ne  pourront,  à  compter  du  1"  novembre  prochain,  être  donnés  et 
reçus  en  paiement  pour  quelque  cause  et  prétexte  que  ce  soit  que 
de  gré  à  gré.  »  C'est  de  gré  à  gré  que  les  billets  d'une  banque 
sont  reçus  dans  les  transactions  fibres  du  commerce,  mais  à  condi- 
tion qu'ils  soient  remboursés  à  vue  en  numéraire.  Depuis  le  17  juil- 
let, les  guichets  de  la  banque  sont  fermés,  et  ils  ne  se  rouvriront 
pas  :  ses  billets,  n'ayant  plus  l'espèce  de  cours  forcé  qui  leur  avait 
été  donné,  n'auront  plus  aucune  valeur.  C'est  la  suppression  de  la 
banque  que  l'arrêt  du  10  octobre  a  implicitement  prononcée.  «  Le 
mois  d'octobre,  dit  Forbonnais,  acheva  l'extinction  du  papier.  » 

Le  dernier  coup  fut  porté  au  système  par  un  autre  arrêt  (24  oc- 
tobre) qui,  malgré  la  déclaration  solennelle  du  29  août,  ordonne 
que  les  anciens  actionnaires  de  la  compagnie  des  Indes  rapporte- 
ront en  compte  le  nombre  d'actions  pour  lequel  ils  seront  compris 
dans  les  rôles  qui  seront  arrêtés  à  cet  effet  par  le  conseil  ;  que  ces 
actions  resteront  en  dépôt  pendant  trois  ans,  pendant  lesquels  leurs 
dividendes  leur  seront  payés,  et  qu'après  ce  délai  elles  leur  seront 
rendues;  que  la  compagnie,  ayant  encore  un  nombre  considérable 
d'actions,  ceux  qui  seront  obligés  d'en  déposer  pourront  en  acqué- 
rir d'elle  à  13,500  livres,  payables  en  billets  qui  seront  ensuite  brû- 
lés, et  que,  pour  parvenir  à  distinguer  les  actionnaires  de  bonne 
foi  qui  ont  conservé  leurs  fonds  dans  la  compagnie  et  qui  ne  devront 
pas  être  compris  dans  les  rôles,  tous  les  porteurs  d'actions  seront 
tenus  de  les  déposer  dans  la  huitaine;  et,  après  le  15  novembre, 
elles  leur  seront  rendues  timbrées  d'un  second  sceau.  On  a  souvent 


HISTOIRE   FINAKCIÈRE    DE   LA   FRANCE.  8^5 

dit  que  Law  avait  apporté  en  France  les  idées  les  plus  nouvelles  et 
les  plus  fécondes  sur  le  crédit  et  l'association  des  capitaux,  mais 
qu'il  n'avait  pas  été  compris,  et  que  des  vues  étroites  ainsi  que  de 
basses  jalousies  avaient  fait  échouer  ses  projets.  Ni  le  progrès  du 
crédit  ni  le  développement  des  sociétés  de  commerce  n'étaient 
encore  possibles  à  une  époque  et  dans  un  pays  où  d'anciens  action- 
naires ayant  usé  du  droit  de  vendre  leurs  titres  pouvaient  être 
recherchés  et  obligés  de  déposer,  pendant  trois  ans,  des  titres  nou- 
veaux en  tel  nombre  qu'il  plairait  à  l'autorité  publique  de  l'ordon- 
ner et  qu'ils  achèteraient  à  la  compagnie  elle-même  à  un  prix 
excessif  s'ils  n'en  trouvaient  pas  sur  le  marché,  et  où,  pour  faciliter 
cette  inquisition,  tous  les  actionnaires  étaient  eux-mêmes  contraints 
de  déposer  et  de  faire  vérifier  leurs  actions  sous  peine  de  les  voir 
annuler. 

Le  temps  des  faveurs  et  des  privilèges  était  passé  pour  la  com- 
pagnie des  Indes.  On  ne  tarda  pas  à  s'apercevoir  que  la  refonte  et 
la  réforme  des  monnaies  devraient  lui  procurer  aux  dépens  du 
public  un  bénéfice  que  rien  ne  pouvait  justifier  :  aussitôt  deux  arrêts 
(24  octobre),  modifiant  celui  du  30  septembre,  ordonnent  qu'il  ne 
sera  plus  reçu  de  billets  dans  les  hôtels  de  Monnaies  avec  les 
anciennes  espèces  qui  doivent  y  être  portées,  réduisent  le  cours  des 
espèces  et  le  prix  des  matières,  acceptent  un  don  gratuit  de  20  mil- 
lions offert  par  la  compagnie  sur  le  produit  éventuel  de  la  fabrica- 
tion et  en  même  temps  une  somme  de  10  millions  par  mois  à  pré- 
lever tant  sur  le  produit  des  fermes  générales  que  sur  les  autres 
recouvremens  dont  elle  est  chargée.  Cependant  la  compagnie  n'a 
ni  fonds  disponibles  ni  crédit.  Ses  directeurs  sont  obligés  de  se 
faire  autoriser  (arrêt  du  27  octobre)  à  emprunter  15  millions  «  sur 
leurs  billets  solidaires  ;  »  cet  emprunt  n'ayant  pu  être  réalisé,  c'est 
aux  actionnaires  eux-mêmes  qu'ils  demandent  (arrêt  du  17  no- 
vembre), à  raison  de  150  livres  par  action,  un  prêt,  non  plus  de 
15  millions,  mais  de  22,500,000  livres  pour  les  employer  «  aux 
dépenses  du  commerce  et  aux  engagemens  pris  envers  le  roi;  »  les 
actions  qui  n'auront  pas  fourni  ces  150  livres  avant  le  20  décembre 
«  seront  nulles.  » 

Les  arrêts  du  10  et  du  24  octobre,  sur  les  billets  et  sur  les 
actions,  ont  pour  conséquence  naturelle  la  fermeture  de  la  bourse 
ouverte  dans  les  jardins  de  l'hôtel  de  Soissons,  et  le  trafic  des 
valeurs  est  réglementé  par  l'institution  de  soixante  agens  de  change 
qui  en  seront  exclusivement  chargés  (arrêt  du  25  octobre).  Mais 
((  on  prévoit  que  les  actionnaires,  obligés  de  rapporter  en  compte 
le  nombre  d'actions  pour  lequel  ils  seront  compris  dans  les  rôles 
qui  seront  arrêtés  par  le  conseil  et  voulant  se  soustraire  à  une  loi 


846  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dont  le  motif  n'est  pas  moins  juste  qu'important  au  bien  du 
royaume,  pourront  se  retirer,  avec  leurs  effets,  dans  les  pays  étran- 
gers, »  et  il  est  défendu,  sous  peine  de  mort,  jusqu'au  l'''^  janvier, 
de  sortir  du  royaume  sans  permission  (arrêt  du  29  octobre). 

«  L'instant  de  la  chute  du  système,  dit  Forbonnais,  fat  une 
crise  violente  dans  l'état  et  replongea  la  circulation  dans  un  anéan- 
tissement plus  grand  que  celui  oii  elle  se  trouvait  le  1®'  sep- 
tembre 1715.  Les  effets  publics  montaient  à  une  somme  plus 
considérable  :  ils  intéressaient  un  plus  grand  nombre  de  familles, 
et  les  plus  pauvres  avaient  quelques  billets.  L'impossibilité  de 
soutenir  la  compagnie,  l'incertitude  des  mesures  qu'on  alloit 
prendre,  tout  contribuoit  au  retirement  de  l'argent,  qui  se  trouvoit 
concentré  entre  un  petit  nombre  de  mains;  le  travail  cessa;  on  ne 
vouloit  point  vendre  les  denrées.  » 

L'édilice  s'écroule  sans  qu'il  soit  possible  d'en  soutenir  les  débris. 
La  contrainte  et  la  violence  ont  avili  toutes  les  valeurs  :  les  actions 
dont  la  Compagnie  fixe  le  prix  à  13,500  livres  pour  les  anciens 
actionnaires,  qui  seront  obligés  d'en  racheter,  se  négocient  à 
2,000  livres  en  billets  qui  perdent  90  pour  100  sur  le  marché,  à 
200  livres  en  espèces.  On  commence  les  recherches  prescrites  le 
2li  octobre  contre  ceux  qu'on  appelle  les  réaliseurs,  les  mississi- 
piens.  Pendant  six  semaines,  quelques  arrêts  sans  importance  vien- 
nent compléter  les  arrêts  précédens  ou  pourvoir  à  leur  exécution. 

Law,  réduit  à  l'inaction  et  à  l'impuissance,  était  en  butte  à  l'op- 
position ardente,  aux  vives  inimitiés  qu'il  avait  vues  succéder  à  la 
popularité,  à  l'enthousiasme  des  premiers  jours.  Les  personnages 
les  plus  considérables  du  gouvernement  et  de  la  cour  pressaient  le 
régent,  non-seulement  de  se  séparer  de  lui,  mais  de  le  hvrer  à  la 
justice;  le  duc  d'Orléans  résista,  et  quand  il  sentit  qu'il  ne  pouvait 
plus  le  soutenir,  il  se  borna  à  le  mettre  dans  la  nécessité  de  quitter 
la  France.  Le  contrôle  général  était  vacant  ;  il  y  nomma,  le  12  dé- 
cembre, son  ancien  chancelier,  le  conseiller  d'état  Le  Peletier  de  La 
Houssaye,  qui  s'était  retiré,  en  1718,  avec  d'Aguesseau  et  avait 
toujours  combattu  le  système.  Le  lendemain,  le  nouveau  contrô- 
leur-général, recevant  les  directeurs  de  la  compagnie  des  Indes, 
leur  interdisait  d'avoir  aucun  rapport  avec  Law. 

Le  jour  de  la  nomination  de  La  Houssaye,  Law  parut  encore  à 
l'Opéra,  affectant  une  hauteur  calme  et  dédaigneuse;  mais  le 
ik  décembre,  après  avoir  obtenu  un  passeport,  il  quitta  Paris  pour 
se  rendre  à  Bruxelles  et,  de  là,  à  Venise. 

Law  n'était  point,  comme  l'ont  écrit  ses  admirateurs,  le  génie 
de  la  finance,  du  crédit,  des  affaires  venant  apporter  à  la  France  le 


HISTOIRE   FINANCIÈRE   DE    LA   FRANCE.  847 

progrès  et  la  richesse  :  doué  d'un  esprit  vif  et  calculateur,  il  avait 
observé  les  établissemens  financiers  déjà  institués  en  Hollande  et 
en  Angleterre  et  il  en  avait  compris  l'utilité.  La  banque  qu'il  créa 
en  1817  était  bien  conçue  :  si  elle  avait  conservé  sa  forme  pre- 
mière et  si  elle  avait  été  sagement  conduite,  elle  pouvait  être  un 
bienfait  pour  l'état,  pour  le  commerce,  pour  l'industrie;  mais  elle 
n'avait  pas  été  inventée  par  Law  ;  elle  n'était  que  l'imitation  des 
banques  de  Londres  et  d'Amsterdam.  La  conîpaguie  des  Indes,  au 
contraire,  était  son  œuvre  personnelle  :  par  son  extension  désor- 
donnée, par  la  spéculation  insensée  qu'elle  provoqua  et  qu'elle 
devait  provoquer,  elle  bouleversa  les  fortunes  privées,  compromit 
l'état,  altéra  la  moralité  publique.  Par  une  singulière  ironie  des 
événemens,  la  banque  fut  supprimée,  et  la  compagnie,  ramenée  aux 
proportions  d'une  société  de  commerce  privilégiée,  put  continuer 
ses  opérations,  sans  grands  succès,  mais  sans  grands  revers.  Ce 
n'est  point  à  Law  que  nous  devons  la  grande  institution  que  nous 
possédons  aujourd'hui,  et  qui  plus  d'une  fois,  dans  les  circonstances 
les  plus  graves,  par  la  sagesse  de  sa  conduite  et  la  puissance  de 
son  crédit,  a  soutenu  la  fortune  publique  :  c'est  plutôt  le  souvenir 
du  système  et  de  sa  chute  qui  a  retardé  de  trois  quarts  de  siècle  la 
fondation  de  la  Banque  de  France  (1).  Law  était  entreprenant,  auda- 
cieux et  joueur,  mais  il  était  honnête.  Après  avoir  manié  des  mil- 
liards, il  est  mort  pauvre  à  Yenise,  en  1729;  sa  pauvreté  assure  à 
sa  mémoire  de  l'indulgence  pour  ses  erreurs,  et  des  égards  pour  sa 
personne. 

IIL 

Law,  en  quittant  la  direction  de  la  banque  et  celle  de  la  compa- 
guie,  laissait  au  nouveau  contrôleur-général  la  lourde  tâche  d'une 
liquidation  immense  et  compliquée.  Il  ne  s'agissait  pas  seulement 
de  faire  la  recherche  et  le  compte  des  actions  et  des  billets  qui  se 
trouvaient  entre  les  mains  du  public.  Une  opération  difficile,  le 
remboursement  de  la  dette  publique,  avait  été  commencée,  et  elle 
était  loin  d'être  accomplie.  Parmi  les  rentiers  de  l'état,  quelques- 

(1)  Forbonnais,  qui  écrivait  trente  ans  après  la  chute  de  la  banque,  affirme  que  de 
son  temps  le  souvenir  du  système  jetait  encore  une  grande  défaveur  sur  les  théories 
et  sur  les  réformes  :  «  Mais  le  plus  grand  des  maux  est  peut-être  l'odieux  qui  a  été 
Jeté  sur  le  mot  de  système,  le  seul  cependant  par  lequel  il  soit  pos.-ible  d'exprimer  un 
projet  coneéqueiit  à  des  principes  donnés.  Le  vulgaire,  c'est-à-dire  le  plus  grand 
nombre,  est  parvenu  à  craindre  tout  ce  qui  présente  une  suite  d  idées  liées  ensemble. 
Tout  homme  qui  a  le  malheur  de  proposer  un  plan,  soit  pour  opérer  des  réformes, 
Boit  pour  trouver  des  expédions,  se  voit  mépriser  comme  esprit  systématique  et  rare- 
ment il  sera  employé.  »  (T.  ii,  p.  642.) 


848  REVUE  DES    DEUX  MONDES. 

uns,  malgré  toutes  les  injonctions  qui  leur  avaient  été  faites,  avaient 
conservé  leurs  rentes;  d'autres  les  avaient  échangées  au  Trésor 
contre  les  récépissés  dont  ils  n'avaient  pas  encore  touché  le  mon- 
tant à  la  caisse  de  la  compagnie,  ne  sachant  comment  employer 
leurs  capitaux;  d'autres  encore  avaient  accepté  en  paiement  soit 
des  actions,  soit  des  billets,  soit  des  actions  rentières  ou  des  rentes 
viagères  créées  par  la  compagnie,  soit  même  les  nouvelles  rentes 
que  l'état  venait  d'être  obligé  de  reconstituer.  Les  autres  créan- 
ciers de  l'état,  pour  finance  d'offices  ou  d'augmentations  de  gages 
supprimés,  ou  pour  toute  autre  cause,  se  trouvaient  dans  la  même 
situation.  Il  fallait,  avant  tout,  chercher  et  réunir  tous  les  élémens 
qui  permettraient  de  dresser  le  compte  de  cette  masse  énorme  de 
valeurs,  dont  on  ne  connaissait  ni  le  montant,  ni  les  détenteurs  : 
elles  avaient  jeté  la  confusion  jusque  dans  les  fortunes  privées,  et 
les  différentes  conversions  commencées,  sans  être  terminées,  répan- 
daient l'obscurité  sur  chaque  nature  de  dettes. 

Avant  d'entreprendre  de  débrouiller  ce  chaos,  La  Houssaye  jugea 
qu'il  était  plus  urgent  de  rattacher  au  contrôle-général  les  services 
financiers  qui  avaient  été  concédés  à  la  compagnie.  11  reprit  donc 
la  régie  des  recettes  générales  et  il  résilia  le  bail  des  fermes  géné- 
rales, ainsi  que  le  traité  passé  pour  la  fabrication  des  monnaies 
(arrêt  du  5  janvier  1721)  :  la  compagnie  conserva  la  ferme  des 
tabacs,  mais  momentanément,  et  le  bail  en  fut  aussi  résilié  le 
29  juillet  1721. 

Ce  ne  fut  pas  avant  le  24  janvier  que  le  contrôleur-général  se 
trouva  en  mesure  de  proposer  au  conseil  de  régence  un  plan  com- 
plet pour  le  règlement  de  la  liquidation  des  affaires  de  la  banque 
et  de  la  compagnie  (i)  :  ces  questions,  qui  intéressaient  tant  de  per- 
sonnes, et  qui  agitaient  la  foule,  avaient  une  importance  qui  donna 
à  la  séance  du  conseil  une  solennité  particulière.  Après  une  délibé- 
ration prolongée,  mêlée  d'incidens  personnels  dont  Saint-Simon  a 
perpétué  le  souvenir,  deux  arrêts  importans  furent  adoptés,  et  ils 
furent  publiés  le  26. 

Le  premier  ordonne  de  représenter,  dans  le  délai  de  deux  mois, 
à  Paris  par-devant  des  commissaires  du  conseil,  et  dans  les  provinces 
par-devant  les  intendans  et  leurs  subdélégués,  tous  les  effets  tant 
du  roi  que  de  la  compagnie,  dont  on  est  propriétaire,  savoir  : 

(1)  On  sait  que,  pour  tout  ce  qui  concerne  cette  liquidation  et  les  longues  opérations 
qu'elle  exigea,  La  Houssaye  fut  conseillé  et  môme  dirigé  par  les  frères  Paris,  et  sur- 
tout par  Pàris-Duverney,  que  leur  opposition  à  Law  et  au  système  avait  fait  éloigner 
de  Paris  et  qui  venaient  d'être  rappelés  de  l'exil.  Toutefois  l'influence  des  Paris,  hos- 
tile à  la  compagnie,  fut  tempérée  par  les  puissans  appuis  qu'elle  conserva  et  qui  par- 
vinrent à  la  faire  reconstituer  comme  société  privilégiée  de  commerce. 


HISTOIRE   FINANCIÈRE    DE    LA.   FRANCE.  8^9 

contrats  de  rentes,  —  récépissés  du  Trésor,  —  actions,  —  billets  de 
banque^  —  certificats  de  comptes  en  banque,  —  actions  rentières, 
ou  contrats  de  rentes  viagères  sur  la  compagnie  ;  cette  représenta- 
tion sera  faite,  sans  frais,  par  l'entremise  des  notaires,  et  tous  les 
effets  qui  n'auront  pas  été  présentés  dans  le  délai  de  deux  mois 
seront  nuls  et  supprimés  ;  —  chacun  doit  certifier  sur  les  effets  qu'il 
dépose  qu'il  en  est  propriétaire  et  y  joindre  deux  mémoires  :  l'un, 
sous  le  nom  de  Bordereau,  contenant  ses  noms,.,  avec  le  détail,  la 
date,  le  numéro  et  le  montant  des  effets,  et  certifiant  qu'on  n'en  a 
pas  d'autres  sujets  au  visa  ;  —  l'autre,  appelé  Déclaration,  expli- 
quant à  quel  titre  on  possède  les  eflets  présentés  et  quelles  valeurs 
on  a  fournies  pour  les  avoir  ;  et  chacun  doit  affirmer  n'avoir  fait  aucun 
autre  usage  des  deniers  provenant  des  remboursemens  ou  ventes 
qui  y  sont  énoncés.  —  La  demande  de  cette  Déclaration  révèle 
toute  la  pensée  du  système  de  la  liquidation  :  La  Houssaye  l'avait 
expUquée  au  conseil,  en  insistant  sur  l'injustice  qu'il  y  aurait  à  faire 
peser  également  sur  tous  les  charges  et  les  réductions  ;  il  fallait, 
au  contraire,  distinguer  les  actionnaires  de  bonne  foi  et  les  agio- 
teurs, atteindre  ceux  qui  avaient  vendu  à  des  prix  énormes,  remonter 
à  l'origine  des  biens  et  rendre  à  chacun  l'équivalent  de  sa  fortune 
première  :  cette  pensée,  il  suffit  quant  à  présent  de  la  constater; 
elle  sera  plus  utilement  appréciée,  quand  elle  sera  définitivement 
appliquée. 

Le  second  arrêt  règle  la  situation  de  la  banque  et  celle  de  la 
compagnie.  La  Houssaye  avait  rappelé  au  conseil  les  termes  for- 
mels de  la  déclaration  du  23  février,  qui  avait  accordé  à  la  compa- 
gnie, sur  sa  demande,  l'administration  de  la  banque  et  le  bénéfice 
de  ses  profits,  et  il  en  avait  conclu  qu'elle  était  responsable  d'une 
gestion  qu'elle  avait  acceptée,  et  débitrice  envers  le  roi  des  dettes 
de  la  banque.  Cette  proposition,  combattue  par  le  duc  de  Bourbon, 
et  soutenue  par  le  duc  d'Orléans,  provoqua  entre  les  deux  princes 
de  vives  récriminations  qui  ne  les  grandirent  ni  l'un  ni  l'autre. 
«  Tous  deux,  dit  Saint-Simon,  y  firent  un  mauvais  personnage.  » 
Elle  fut  ensuite  adoptée  par  la  presque  unanimité  du  conseil.  «  La 
banque  est  donc  déclarée  réunie  à  la  compagnie,  qui  sera  chargée 
de  compter  de  tous  les  billets  qui  ont  été  faits  :  toutes  les  négocia- 
lions  d'actions,  même  antérieures  à  l'arrêt  du  5  mars,  seront  pour 
la  compagnie  et  à  ses  risques.  Les  directeurs  remettront  incessam- 
ment un  état  signé  et  certifié  véritable  de  tous  ses  effets.  » 

Cette  décision  jeta  l'inquiétude  et  l'irritation  parmi  les  action- 
naires :  ils  s'empressèrent  de  se  pourvoir  par  opposition,  et  dans 
une  requête,  qu'ils  rendirent  publique,  ils  soutinrent  avec  une 
grande  vivacité  qu'ils  avaient   supprimé  le   bureau  d'achat  des 


850  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

actions  par  un  article  de  leur  délibération  du  22  février,  que  la 
déclaration  royale  du  lendemain  avait  eu  soin  d'omettre;  que,  bien 
qu'il  fut  expressément  interdit,  et  par  leur  délibération,  et  par  la 
déclaration,  de  faire  aucuns  billets  sans  l'autorisation  de  l'assem- 
blée générale,  il  en  avait  été  ordonné  pour  l,â96  millions  par  des 
arrêts  du  conseil  et  par  le  roi;  que,  par  ces  deux  motifs,  ils  ne 
pouvaient  encourir  aucune  responsabilité.  Ce  débat  agita  et  pas- 
sionna l'opinion  pendant  plus  de  deux  mois  ;  mais  l'arrêt  du  7  avril, 
qui  le  termina  en  rejetant  la  requête  de  la  compagnie,  n'eut  pas 
pour  elle  les  conséquences  qu'elle  redoutait.  L'état  était  directe- 
ment responsable  envers  ses  anciens  créanciers  et  envers  les  por- 
teurs de  billets  dont  le  roi  était  garant.  La  responsabilité  de  la 
compagnie  ne  faisait  pas  cesser  celle  du  trésor  royal,  auquel  elle 
permettait  seulement  d'exercer  un  recours  pour  une  partie  des 
dettes  qu'il  aurait  liquidées  et  payées.  Quand  le  moment  d'exercer 
ce  recours  arriva,  la  disposition  des  esprits  s'éiait  modifiée  (1)  :  le 
gouvernement,  préoccupé  alors  de  la  reconstitution  de  la  compa- 
gnie comme  société  de  commerce,  loin  de  diminuer  les  ressources 
qu'elle  avait  pu  conserver,  songea  plutôt  à  les  accroître. 

Pendant  que  le  second  arrêt  du  26  janvier  était  contesté  et  con- 
firmé, l'opération  prescrite  par  le  premier  avait  commencé  :  elle 
ressemblait  à  celle  qui,  en  1715,  avait  eu  pour  objet  la  recherche 
et  la  liquidation  des  effets  royaux  et  fut  appelée,  comme  elle,  visa  ; 
mais  elle  portait  sur  un  nombre  infiniment  plus  considérable  d'effets 
et  sur  des  sommes  bien  autrement  importantes. 

Le  travail  était  immense.  Cinquante-quatre  bureaux,  composés  de 
plus  de  cent  commissaires  du  conseil  et  de  deux  mille  commis 
furent  installés  au  vieux  Louvre  :  quatre  de  ces  bureaux  étaient 
plus  particulièrement  chargés  de  connaître  des  questions  spéciales 
qui  étaient  soulevées  et  qui  leur  étaient  rapportées  par  les  autres 
bureaux  ;  un  tribunal  supérieur  fut  en  outre  institué,  sous  le  nom 
de  commission  générale,  pour  prononcer,  en  dernier  ressort,  sur 
les  difficultés  plus  graves.  Les  opérations  commencèrent  le  10  mars, 
et  il  fallut  proroger  deux  fois  le  délai  assigné  pour  la  présentation 
des  effets  :  le  21  mai,  il  fut  décidé  que  les  bureaux  seraient  fermés 
à  la  fin  de  juin.  En  effet,  les  trois  mille  registres  du  visa  furent 
arrêtés  le  30  juin,  et  un  arrêt  du  10  août  annula  tous  les  effets  qui 
n'avaient  pas  été  présentés. 

Le  procès-verbal  des  opérations  constate  que  des  feuilles  de  liqui- 
dation furent  délivrées  à  511,009  déclarans  :  il  est  vrai  que  ces 

(1)  Pâris-Duverney  s'en  plaint  :  «La  compagnie  succomba  (7  avril);  mais,  par  nn 
retour  singulier  qui  n'étonnera  pas  les  habitans  des  cours,  sa  défaite  ne  fut  qu'une 
victoire,  et  pendant  qu'on  la  condamnait  publiquement  à  rendre  les  comptes  de  la 
banque,  on  lui  fournissait  les  moyens  de  les  solder.  » 


HISTOIRE    FINANCIÈRE    DE    LA    FRANCE.  851 

feuilles  représentaient  non-seulement  les  actions  de  la  compagnie 
et  les  billets  de  la  banque,  mais  toutes  les  rentes  constituées  sur 
l'état,  les  dettes  mobilières  du  règne  précédent  et  la  finance  des 
offices  supprimés  depuis  1715  ;  c'était  une  partie,  la  plus  grande 
sans  doute,  de  la  propriété  mobilière  en  France  à  cette  époque. 

Les  commissaires  du  visa  n'avaient  pas  tardé  à  s'apercevoir  que 
les  déclarations  étaient  souvent  insuffisantes  pour  constater  et  faire 
reconnaître  l'origine  des  effets  présentés  :  ils  pensèrent  que  les 
actes  de  vente  et  tous  les  contrats  passés  et  déposés  chez  les 
notaires  fourniraient  un  utile  supplément  d'information.  Cette  per- 
quisition dans  les  archives  et  dans  le  secret  des  familles  blessait 
des  sentimens  respectables;  mais  les  scrupules  de  droit  et  de  jus- 
tice n'avaient  pas  arrêté  le  système  dans  tous  les  expédiens  aux- 
quels il  avait  eu  recours  pour  se  soutenir,  ils  n'arrêtèrent  pas  le 
visa  dans  l'accomplissement  de  l'œuvre  qu'il  avait  entreprise.  Mal- 
gré la  résistance  du  chancelier,  du  duc  de  Noailles  et  de  plusieurs 
autres  membres  importans  du  conseil  de  régence,  un  arrêt  du 
lli  septembre  prescrivit  à  tous  les  notaires  de  remettre  aux  com- 
missaires du  visa  et  aux  iniendans  des  extraits  fidèles  de  vous  les 
actes  portant  translation  de  propriété,  constiiuiion  de  créances  ou 
quittance  de  rembourijemens  reçus  et  passés  depuis  le  l'^'  juillet 
jusqu'au  31  décembre  1719. 

11  ne  restait  plus  qu'à  poursuivre  à  l'aide  de  ces  documens,  le 
dépouillement,  le  classement,  le  bilan  des  effets  visés  dans  les 
511,009  feuilles  de  liquidation.  Ce  travail,  qui  exigea  encore  près 
de  deux  mois,  fut  clos  le  23  novembre  par  deux  arrêts  séparés 
concernant,  l'un  les  effets  dont  l'éiat  était  débiteur  et  l'autre  les 
actions  de  la  compagnie. 

Le  prooès-verbal  du  visa  constate  avec  certitude  que  la  somme 
totale  des  effets  présentés  s'élève  à  2,222,597,581  livres  et  com- 
prend : 

Rentes  perpétuelles  sur  la  ville 1,020,087,608 

Rentes  viagères  sur  la  ville 91,528,172 

Rentes  perpétuelles  sur  les  tailles  ....  30,759,124 

Rentes  viagères  sur  la  compagnie  ....  92,773,925 
Récépissés  du  trésor,  comptes  en  banque, 

billets  et  autres  effets  devant  être  convertis 

en  actions  rentières 987,i/i8,752 


2,222,597,581 


Il  n'est  pas  un  de  ces  effets  que  l'état  puisse  refuser  de  payer: 
il  est  débiteur  des  rentes  et  des  récépissés  qui  ne  sont  que  des 


852  REVUE   DES   DEUX   MONDES, 

rentes  ou  des  créances  à  rembourser;  il  ne  l'est  pas  moins  des 
billets  dont  la  transformation  de  la  banque  générale  en  banque 
royale  a  fait  des  effets  royaux  et  dont  le  roi  s'est  déclaré  garant; 
il  ne  l'est  pas  moins  aussi  des  rentes  viagères  et  des  actions  ren- 
tières qu'il  a  fait  émettre  par  la  compagnie,  pour  employer  des 
billets  ou  rembourser  quelques  parties  de  la  dette  publique.  Mais 
l'arrêt  du  23  novembre,  qui  concerne  ces  valeurs,  explique  que  les 
revenus  publics  ont  été  considérablement  diminués  par  la  suppres- 
sion du  dixième  et  par  celle  de  plusieurs  autres  droits;  la  peste 
qui  désole  une  partie  du  royaume  et  qui  a  interrompu  le  commerce, 
ne  permet  pas  d'établir  de  nouveaux  impôts;  et  sur  le  produit  net 
des  recettes  ordinaires,  il  n'est  possible  de  prélever  annuellement 
que  ho  millions  :  en  conséquence,  il  ordonne  «  qu'à  compter  du 
l®'^  janvier  1721  il  sera  fait  un  fonds  annuel  dehO  millions  pour  ser- 
vir au  paiement  des  dettes  visées  en  exécution  de  l'arrêt  du  2(5  jan- 
vier et  qui  seront  liquidées  suivant  le  règlement  ci-annexé.  » 
C'est  la  déclaration  d'un  négociant  qui,  ne  pouvant  payer  intégra- 
lement ses  créanciers,  leur  abandonne  la  partie  de  sou  actif  qui 
n'est  point  indispensable  à  la  marche  de  ses  affaires,  en  leur  deman- 
dant, et  ici  en  les  contraignant,  de  s'en  contenter. 

Pour  dissimuler  la  perte  que  subiront  en  capital  tous  les  porteurs 
d'effets  visés,  on  capitalise  à  2  J/2  pour  100  l'annuité  de  AO  millions 
qui  peut  être  affectée  à  leur  paiement,  et  le  capital  fictif  de  1,600  mil- 
lions, ainsi  déterminé,  laisse  encore  un  déficit  de  622  millions.  Mais 
l'état  n'a  jamais  emprunté  à  2  1/2  :  quand  Golbert  après  le  traité 
de  Nimègue  (1678)  et  Chamitlart  après  celui  de  Ryswick  (1697) 
ont  converti  les  rentes  émises  pendant  la  guerre  à  des  conditions 
onéreuses,  en  empruntant  à  5  pour  100,  cette  opération  fut  consi- 
dérée comme  un  succès  financier  :  c'est  arbitrairement  que  depuis, 
en  1713  et  en  1715,  ces  rentes  ont  été  réduites  à  A  pour  100. 
Cependant,  on  peut  admettre  qu'il  faut  tenir  compte  du  fait  accom- 
pli, et  qu'il  n'y  a  pas  de  raison  pour  rendre  aux  rentiers  en  1721 
plus  qu'ils  n'avaient  en  1719  quand  on  a  entrepris  la  téméraire 
opération  du  remboursement.  A  II  pour  100,  l'annuité  perpétuelle 
de  ho  millions  donne  un  capital  de  1  milliard,  et  le  déficit  est,  en 
chiffre  rond,  de  1,200  millions  :  bh  i/'2  pour  100. 

Mais  ce  qui  donne  à  la  liquidation  du  visa  un  caractère  particu- 
lier, c'est  que  les  créanciers  ne  supporteront  pas  cette  réduction 
de  plus  de  moitié  proportionnellement  à  leurs  créances.  La  pensée 
qui  a  inspiré  l'arrêt  du  26  janvier  et  les  opérations  du  visa  est 
expliquée  ;  il  ne  faut  pas  confondre  et  traiter  également  ceux  que 
le  système  a  enrichis  et  ceux  qu'il  a  ruinés  ou  appauvris.  L'arrêt 
du  23  novembre  a  pour  complément  un  règlement  qui  indique 
comment  un  état  de  toutes  les  dettes  sera  dressé,  avec  des  divisions 


HISTOIRE    FINANCIÈRE    DE   LA    FRANCE.  853 

et  des  subdivisions,  déterminant  des  réductions  plus  ou  moins 
fortes,  en  raison  des  origines  des  effets.  «  Les  effets  bien  prouvés  et 
les  billets  de  500  livres  et  au-dessous  ne  subiront  aucune  diminu- 
tion ;  les  autres  seront  réduits  de  1/5,  l//i,  1/3,  2/5,  1/2,  2/3,  Z/h  \ 
et  ceux  qui  ne  pourront  établir  leur  origine  seront  liquidés  au 
vingtième  ;  au  surplus,  on  aura  aussi  égard  à  l'importance  des 
sommes  ;  les  plus  fortes  souffriront  plus  de  réduction  que  les  fortes, 
et  les  petites  n'en  souffriront  pas  (1).  »  En  échange  des  effets  ainsi 
liquidés,  on  délivrera  à  chacun  des  certificats  de  liquidation,  fixant 
la  somme  à  laquelle  il  est  réduit.  Ce  procédé  qui,  suivant  les 
auteurs  et  les  directeurs  du  visa,  est  seul  équitable  (2),  n'est  cepen- 
dant conforme  ni  aux  lois  ni  à  la  justice.  Si  l'état  distribuait  une 
libéralité  aux  créanciers  du  système,  il  pourrait  la  répartir,  à  son 
gré,  suivant  l'intérêt  que  méritent  les  personnes;  mais  il  acquitte 
ses  dettes.  Ses  créanciers  peuvent  avoir  des  situations  différentes, 
être  riches  ou  pauvres,  dignes  de  sympathie  ou  de  mépris  :  ils  ont 
tous  le  même  droit. 

Le  second  arrêt  du  23  novembre  appHque  les  mêmes  r.ègles  à  la 
liquidation  des  actions  de  la  compagnie.  Leur  nombre  avait  été  fixé 
à  250,000  ;  mais,  en  fait,  il  n'y'en  avait  que  19/i,000  entre  les  mains 
du  public,  et  125,024  seulement  furent  présentées  au  visa  (3).  L'ar- 
rêt rappelle  qa'un  grand  nombre  de  ses  actions  sont  entre  les  mains 
de  personnes  de  toutes  conditions,  auxquelles  elles  tiennent  même 
lieu  de  patrimoine  ;  que  d'ailleurs  il  est  nécessaire  de  conserver  une 
société  de  commerce  qui,  par  le  choix  de  ceux  qui  la  composeront 
et  sa  bonne  régie,  puisse  utiliser,  pour  le  bien  de  l'état,  des  éta- 
blissemens  considérables  fondés  dans  toutes  les  parties  du  monde  : 
après  les  arrêts  du  26  janvier  et  du  7  avril,  il  n'y  a  plus  qu'à  pro- 

(1)  Manuscrit  du  ministère.  —  Mémoires  de  la  régence,  t.  m. 

(2)  «  Aiasi,  dit  Pàris-Duverney,  on  forma  le  projet  de  réduire  les  dettes  publiques 
proportionnellement  aux  forces  du  royaume  et  à  la  justice.  On  résolut  de  ne  conser- 
ver, s'il  se  pouvoit,  qu'à  peu  près  autant  de  capitaux  hypothéqués  sur  les  revenus  du 
roi  qu'il  y  en  avoit  avant  17i9,  indépendamment  de  ce  qui  en  seroit  admis  sur  la 
compagnie.  Il  eût  été  dangereux  de  charger  le  royaume  d'une  trop  grande  quantité 
de  dettes  ;  elles  seroient  retombées  dans  le  discrédit,  au  lieu  que  la  sûreté  et  la  régu- 
larité du  paiement  des  arrérages  en  dévoient  soutenir  la  valeur  comme  il  est  arrivé. 
D'ailleurs  on  se  proposa  de  connoître  les  porteurs  d'effets  et  d'établir  des  distinctions 
dans  leurs  titres,  suivant  les  origines  qu'ils  pouvoient  avoir,  pour  conserver  les  pri- 
vilèges des  créanciers  légitimes  et  pour  faire  tomber  la  réduction  plus  ou  moins  forte 
sur  les  autres  suivant  les  circonstances  plus  ou  moins  favorables,  justifiées,  »  {Exa- 
men sur  les  finances,  t.  ii,  p.  150.) 

(3)  «  La  brutalité  des  moyens  employés  par  Pàris-Duverney,  les  souvenirs  encore 
récens  du  premier  visa  (en  1715),  la  perspective  d'une  entière  spoliation,  effrayèrent 
beaucoup  de  particuliers,  qui  n'osèrent  pas  porter  leurs  titres  dans  les  bureaux  et 
livrer  le  secret  de  leur  fortune  à  l'inquisition  des  commissaires.  »  (Levasseur,  p.  29  j.) 


856  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

céder  à  une  répartition  des  actions  sur  les  principes  établis  pour  la 
liquidation  et  la  réduction  des  autres  dettes,  relativement  à  leur  ori- 
gine ;  en  conséquence,  «  les  actions  et  les  dixièmes  d'actions,  visées, 
seront  réduites  à  50,000,  suivant  la  réduction  et  la  répartition  qui 
en  sera  faite,  relativement  aux  origines,  et  conformément  au  règle- 
ment arrêté  en  conseil.  »  Cette  réduction  arbitraire  et  inégale  des 
actions  d'une  société  privée,  suivant  des  considérations  d'équité  et 
de  personnes,  est  encore  plus  que  la  liquidation  et  la  réduction  des 
dettes  de  l'état  un  abus  de  pouvoir;  car  ici  l'autorité  publique  n'a 
même  pas  qualité  pour  agir. 

G'e-t  une  étrange  destinée  que  celle  des  entreprises  fondées  par 
Law  :  leur  développement  prodigieux,  le  nombre  et  le  prix  des 
actions,  l'énorme  circulation  des  billets,  les  moyens  violens  employés 
pour  les  soutenir,  leur  chute  rapide  et  profonde,  ne  sont  pas  plus 
extraordinaires  que  les  procédés  et  les  doctrines  appliqués  par  les 
anciens  adversaires  du  système  à  sa  liquidation.  Le  droit  que  s'at- 
tribue l'état  de  reviser  et  de  réduire  les  titres  de  la  propriété  mobi- 
lière et  d'en  modifier  la  répartition  entre  ceux  qui  la  possèdent  est 
plus  excessif  que  la  spéculation  dont  il  a  la  prétention  de  réparer 
les  effets  et  de  corriger  les  injustices.  C'est  le  principe  même  de  la 
propriété  mobilière  qui  est  atteint  et  mis  en  question. 

La  liquidation  prescrite  par  les  deux  arrêts  du  23  novembre 
nécessita  un  travail  presque  aussi  considérable,  mais  bien  plus  dif- 
ficile et  bien  plus  arbitraire  que  le  visa  ordonné  par  les  arrêts  du 
26  janvier.  Il  fallut  encore  organiser,  pour  préparer  les  liquidations, 
cinquante  bureaux  comprenant  de  nombreux  commis  et  dirigés  par 
des  maîtres  des  requêtes  :  quatre  bureaux  supérieurs,  composés  cha- 
cun de  deux  conseillers  d'état  et  de  deux  maîtres  des  requêtes, 
furent  chargés  de  prononcer  en  dernier  ressort  sur  les  réclama- 
tions et  de  régler  définitivement,  suivant  des  appréciations  qui 
n'avaient  rien  de  juridique,  les  droits  de  propriété  des  511,009  dé- 
clarans  sur  les  effets  qu'ils  avaient  présentés  au  visa.  Un  conseil 
suprême  s'assembla  en  outre  chez  le  chancelier  et  réunit  à  des 
conseillers  d'état  les  membres  du  conseil  de  régence  qui  voulaient 
s'y  rendre  (1),  pour  interpréter  les  règlemens,  et  pourvoir  même 
aux  cas  imprévus  par  des  dispositions  nouvelles. 


(1)  L'appréciation  du  maréchal  de  Villars  mérite  d'être  mentionnée  :  «  Quant  au 
conseil  qui  devoit  s'assembler  chez  le  chancelier,  et  à  la  tête  duquel  le  régent  avoit 
déclaré  mettre  les  maréchaux  d'Uxelles,  de  Bezons,  le  marquis  de  Canillac  et  moi,  le 
régent  se  contenta  de  dire  que  ceux  du  conseil  de  régence  qui  voudroient  se  trouver 
chez  le  chancelier  en  seroient  les  maîtres.  Je  dis  au  chancelier  :  «  Je  ne  connois  aucun 
honnête  homme  qui  veuille  aller  à  ce  conseil  sans  un  ordre  bien  solide  et  bien  exprès. 
Quant  à  moi,  je  désire  très  fort,  ne  pas  le  recevoir.  Cette  déclaration  vague  de  la  liberté 


HISTOIBE    FINANCIERE    DE    LA    FRANCE.  855 

La  liquidation  devait  réduire  à  1,600  millions  les  2,222  millions 
d'effets  présentés  au  visa  ;  mais  les  difficultés  et  les  embarras  du 
travail  déterminèrent  les  commissaires  à  délivrer  des  certificats  de 
liquidation  montant  ensemble  à  1,676  millions.  Ces  certificats  étaient 
publiés  au  far  et  à  mesure  qu'ils  étaient  arrêtés.  Dès  le  15  février, 
une  première  liste  put  être  connue  :  les  31%  32^  et  33''  listes  paru- 
rent le  13  août.  On  assigna  d'abord,  comme  emplois,  aux  certiticats 
de  liquidation  les  25  millions  de  rentes  à  2  1/2  pour  100  créées 
en  juin  1720,  les  h  millions  de  rentes  viagères  et  les  8  millions  de 
rentes  perpétuelles  sur  les  tailles  constituées  au  mois  d'août  sui- 
vant :  les  certificats  furent  ensuite  admis  en  paiement  de  la  linance 
des  offices  municipaux  rétablis  par  un  arrêt  d'août  1722,  des  suren- 
chères de  domaines  engagés  et  des  restes  des  taxes  de  la  chambre 
de  justice  de  1 716  (arrêts  des  3  et  16  octobre  1722);  ils  furent  aussi 
reçus  aux  hôtels  des  Monnaies  pour  1/8,  avec  7/8  d'espèces  dans 
la  refonte  monétaire  commencée  en  septembre  1720;  enfin  200 mil- 
lions de  rentes  viagères  à  h  pour  100  sur  les  tailles,  créées  en 
juillet  1723  et  en  janvier  172/i,  achevèrent  de  libérer  l'état. 

Mais  avant  que  les  dernières  listes  de  certificats  eussent  été 
publiées,  la  liquidation  du  système  avait  été  complétée  par  une 
mesure  nouvelle  qui  en  fut  comme  le  trait  final.  Soit  qu'on  eût 
reconnu  que  les  fortunes  des  plus  riches  mississipieiis  n'étaient 
pas  suffisamment  réduites,  soit  qu'on  se  fût  aperçu  que  ceux  qui 
avaient  plus  entièrement  réalisé  leurs  bénéfices  en  achetant  des 
immeubles,  ou  en  faisant  passer  leurs  capitaux  à  l'étranger,  n'étaient 
même  pas  atteints,  un  arrêt  du  29  juillet  ordonna  «  qu'il  serait  fait 
une  imposition,  à  titre  de  capitalion  extraordinaire,  sur  ceux  qui 
avaient  fait  des  fortunes  considérables  à  l'occas'on  du  commerce  de 
papier  depuis  1719.  »  —  Pour  écarter  le  souvenir  de  la  chambre 
de  justice  de  1716,  ce  fut  le  conseil  lui-même  qui,  pendant  les 
mois  d'août  et  de  septembre,  secrètement  et  sans  aucune  informa- 
tion contradictoire,  prépara  et  arrêta  le  rôle  de  cette  imposition  : 
l'arrêt  ne  fut  publié  que  quand  on  put  y  joindre  la  liste  de  cent 
quatre-vingts  personnes  taxées  à  187,893,661  livres.  Triste  temps 
que  celui  où  quelques  hommes  peuvent  enlever  d'un  trait  de 
plume  à  ceux  qui  les  possèdent  près  de  200  milllions  plus  rapide- 
ment encore  qu'ils  n'ont  été  gagnés  dans  les  mouvemens  désor- 
donnés de  la  spéculation  et  de  l'agiotage  ! 

La  liquidation  des  actions,  comme  celle  des  effets,  ne  put  se  main- 


d'alîer  décider  du  sort  de  tant  de  familles  n'est  guère  propre  à  tranquilliser  le  public.  » 
Elle  fut  cependant  donnée  dans  les  mômes  termes  que  le  régent  l'avoit  déclaré,  et 
cet  arrêt  inspira  quelques  craintes  de  voir  les  fortunes  de  quelques  favoris  conservées 
et  par  conséquent  les  raalheureui  peu  soulagés.  »  (Mémoires,  p.  278.] 


856  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

tenir  dans  les  limites  du  chiffre  fixé  par  l'arrêt  du  23  novembre;  au 
lieu  de  50,000,  les  certificats  de  liquidation  en  comprirent  55,316, 
qui  furent  délivrés  par  la  compagnie.  L'année  suivante,  le  nombre 
en  fut  définitivement  fixé  à  56,000  par  arrêt  du  22  mars  1723,  qui 
réorganisa  la  compagnie;  on  lui  rend  le  privilège  exclusif  de  la 
vente  des  tabacs,  dont  le  profit  annuel  est  estimé  2,500,000  livres, 
et  on  y  réunit  les  droits  du  domaine  d'Occident,  évalués  500,000  liv. , 
afin  de  lui  assurer  l'annuité  de  3  millions  qui  lui  est  due  pour 
l'intérêt  des  100  millions  de  billets  de  l'état  qui  ont  formé  son  pre- 
mier fonds  social;  un  conseil  est  institué  pour  l'administrer  sous  le 
nom  de  conseil  des  Indes,  Deux  édits  de  juin  1725  vinrent  ensuite 
confirmer  toutes  ses  concessions  et  lui  accorder  «  une  pleine  et 
entière  décharge  pour  toutes  les  opérations  passées.  »  Ainsi  réduite 
à  un  rôle  purement  commercial,  la  compagnie  des  Indes  ne  réussit 
pas  mieux  que  les  sociétés  semblables  qui  l'avaient  précédée,  et, 
après  avoir  vu  chaque  année  diminuer  son  capital  et  décroître  son 
dividende,  elle  s'éteignit  en  1769. 

On  ne  peut  arriver  au  terme  de  cette  étude  sans  se  demander 
quels  furent,  sur  les  dettes  de  l'état  et  la  fortune  publique,  sur 
la  fortune  privée  et  la  richesse  nationale,  les  effets  directs  ou  indi- 
rects du  système  et  de  sa  liquidation. 

La  dette  publique  s'élevait,  à  la  mort  de  Louis  XIV,  à  2  mil- 
liards 382  millions;  elle  avait  été  réduite  à  2  milliards  32  millions 
par  le  visa  de  1715,  qui  convertit  600  millions  d'effets  royaux  en 
250  millions  de  billets  de  l'état;  mais,  depuis,  elle  s'était  accrue 
de  la  finance ,  non  encore  liquidée ,  d'un  grand  nombre  d'offices 
supprimés.  Les  effets  présentés  au  visa,  et  s'élevaut  à  2  milliards 
222  millions,  ne  dépassent  que  de  190  millions  le  chiffre  de  la 
dette  en  1715;  il  est  vrai  que,  pour  avoir  le  montant  de  toutes  les 
valeurs  que  comprend  la  liquidation  du  système,  il  faut  ajouter  le 
prix  des  125,000  actions,  que  les  déclarans  évaluaient  à  899  mil- 
lions et  qui  n'en  valaient  pas  100.  Les  efl-ets  présentés  furent 
réduits  de  5Zi6  millions  et  les  certificats  délivrés  montèrent  à 
1  milliard  676  millions,  en  sorte  que  la  dette  publique  de  1715  fut 
diminuée,  en  capital,  de  356  millions.  Mais  les  intérêts  de  cette 
dette  réduite  furent  réglés  à  2  1/2  pour  100,  tandis  que  les  intérêts 
de  celle  de  1715  avaient  été  réglés  pour  les  rentes  à  h  pour  100;  et 
comme  on  aurait  dû  accorder  le  même  intérêt  au  surplus  de  la 
dette  (finances  d'offices,  augmentations  de  gages,  etc.),  si  on  en 
avait  différé  le  remboursement,  l'état  aurait  été,  tôt  ou  tard,  grevé 
d'une  charge  annuelle  de  82  millions.  Après  le  visa  et  la  liquida- 
tion, l'état  ne  fut  plus  chargé  que  d'environ  hi  millions  par  an  (1), 

(1)  Manuscrit  du  ministère. 


UISTOIRE    FINANCIÈRE   DE    LA   FRANCE.  857 

auxquels  il  faut  ajouter  les  3  millions  de  revenus  abandonnés  à 
la  compagnie  des  Indes.  Cet  allégement  considérable  de  la  dette  ne 
fut  pas  assurément  l'effet  direct  du  systnne,  mais  il  fut  le  résultat 
de  la  liquidation  générale,  dans  laquelle  l'état  trouva  et  saisit  l'oc- 
casion de  réduire  de  près  de  50  pour  100  les  arrérages  annuels 
qu'il  avait  à  payer  à  ses  créanciers. 

La  compaguie  ne  disposa  jamais  de  capitaux  considérables  pour 
ses  opérations  commerciales  et  coloniales.  Quand  elle  se  constitua, 
son  fonds  social  fut  formé  en  billets  de  l'état  qui  ne  lui  procurè- 
rent qu'une  rente  annuelle  de  U  millions;  sa  première  créaiionde 
50,000  actions,  les  filles,  émises  à  550  liv., produisit  27,500,000  liv. 
dont  la  plus  grande  partie  devait  servir  à  payer  les  dettes  de  l'an- 
cienne compagnie  d'Orient,  qui  venait  d'être  réunie  à  celle  d'Occi- 
dent pour  former  la  compagnie  des  Indes  ;  la  seconde  création  de 
50,000  actions,  les  petites-filles^  émises  à  1,000  livres,  produisit 
50  millions  qui  devaient  être  versés  au  trésor  pour  la  concession 
des  profits  de  la  fabrication  des  monnaies  ;  on  sait  quelle  fut  la 
destination  des  300,000  actions  émises  à  la  fin  de  1719.  La  com- 
pagnie n'engagea  donc  pas  plus  d'une  vingtaine  de  millions  dans 
ses  affaires  de  commerce,  et  ces  capitaux  ne  furent  pas  perdus. 
Quant  aux  valeurs  immenses  qu'on  vit  naître,  grandir  et  périr  dans 
le  mouvement  désordonné  de  spéculation  que  provoquèrent  l'émis- 
sion des  300,000  actions  et  le  projet  téméraire  de  rembourser  la 
dette  publique,  elles  furent  fictives  et  imaginaires.  La  France  ne 
fut  pas  réellement  plus  riche  qu'elle  ne  l'était  auparavant,  quand 
les  62Zi,000  actions,  se  négociant  à  plus  de  10,000  livres,  parais- 
saient former  6  ou  7  milliards,  et,  par  conséquent,  elle  ne  fut  pas 
plus  pauvre  quand  le  nombre  et  le  prix  des  actions  diminuèrent, 
et  qu'en  1722  les  56,000  actions  de  la  compagnie  reconstituée,  se 
négociant  à  1,300  livres  ou  l,ZiOO  livres,  représentaient  à  peine  un 
capital  de  80  millions.  Dans  cette  tourmente,  la  richesse  nationale 
ne  fut,  à  vrai  dire,  ni  augmentée  ni  diminuée;  mais  les  fortunes 
individuelles  furent  bouleversées  et  profondément  troublées.  Les 
ventes  balançant  les  achats,  la  spéculation  se  borna,  suivant  l'ex- 
pression de  Saint-Simon,  u  à  mettre  le  bien  de  Pierre  dans  la  poche 
de  Jean.  »  Les  uns  gagnèrent,  les  autres  perdirent,  et,  les  perdans 
étant  plus  nombreux  que  les  gagnans,  les  gains,  répartis  entre  un 
plus  petit  nombre  de  personnes,  procurèrent  à  quelques-unes  des 
fortunes  colossales  qui  déchaînèrent  l'envie.  Si  la  somme  totale  des 
pertes  dépassa  celle  des  bénéfices,  c'est  que,  dans  la  liquidation 
générale,  l'état  trouva  le  moyen  de  réduire  le  capital  de  la  dette 
publique  de  385  millions  et  les  arrérages  d'environ  hO  millions.  Sans 
cette  circonstance,  il  n'y  aurait  eu  ni  déperdition  sensible  ni  con- 


858  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

sommation,  mais  un  énorme  déplacement  des  richesses  déjà  créées 
par  le  travail  et  par  l'épargne.  Ce  n'est  pas  que  ce  déplacement  ne 
soit  en  lui-même  un  grand  mal;  il  n'appauvrit  pas  une  nation,  raais 
il  la  démoralise  :  ceux  que  la  chance  favorable  a  enrichis  devien- 
nent rarement  laborieux  et  économes;  ceux  que  la  chance  contraire 
a  ruinés  ou  rendus  moins  riches  ont  toujours  au  fond  du  cœur  un 
sentiment  d'amertume  qui  n'en  fait  pas  de  bons  citoyens. 

Mais  le  fait  général  qui  se  dégage  le  plus  nettement  du  désordre 
financier  de  la  fin  du  règne  de  Louis  XIV,  comme  de  la  crise  qui  trou- 
bla le  commencement  du  règne  de  Louis  XV,  des  premières  taxes 
imposées  aux  traitans  en  1701,  de  la  réduction  arbitraire  des  rentes 
en  1713  et  1715,  du  visa  de  1715,  de  la  chambre  de  justice  de  1716, 
du  visa  et  de  la  banqueroute  de  1721,  c'est  qu'à  cette  époque  le 
gouvernement  ne  se  croit  pas  tenu  d'accomplir  les  obligations 
résultant  des  contrats  qu'il  a  consentis.  Le  principe  du  respect  des 
engagemens  de  l'état  n'est  point  encore  entré  dans  le  droit  public 
financier.  Il  en  est  autrement  aujourd'hui.  Depuis  qu'en  l'-lû 
un  ministre  des  finances,  homme  d'état,  triomphant  de  passions 
ardentes,  mais  respectables,  non-,^eulement  a  fait  reconnaître  par 
la  restauration  les  dettes  de  l'empire,  mais  a  obtenu  qu'elles  fus- 
sent payées  en  valeurs  réelles  et  sincères,  l'état,  en  France,  a  tou- 
jours scrupuleusement  rempli  ses  engagemens  financiers;  dans  nos 
révolutions  si  fréquentes,  jamais  le  gouvernement  nouveau  ne  s'est 
dérobé  au  devoir  d'acquitter  les  dettes  liquidées  ou  non  liquidées 
du  gouvernement  qu'il  remplaçait.  Les  engagemens  de  l'état  sont 
aujourd'hui  protégés  par  la  conscience  publique  et  la  solidarité 
générale.  C'est,  dans  l'ordre  financier,  un  progrès  qui  mérite  d'au- 
tant plus  d'être  signalé  qu'il  ne  s'étend  pas  malheureusement  à 
toutes  les  questions  d'économie  publique  qu'a  touchées  cette  étude. 
On  ne  pourrait  affirmer  que  de  nos  jours  l'ordre  ne  cesse  pas  de 
régner  dans  les  finances  et  que  la  spéculation  ne  commet  jamais 
d'excès.  Cependant,  à  cet  égard  encore,  on  ne  peut  regretter  le 
passé  :  si  au  xix^  siècle  le  désordre  financier  aflaiblit  la  puissance 
de  la  France,  il  n'a  pas  du  moins  pour  cortège,  comme  à  la  fin 
du  règne  de  Louis  XIV,  les  affaires  extraordinaires,  la  vente  des 
offices,  la  variation  arbitraire  des  monnaies;  si  des  excès  de  spé- 
culation bouleversent  et  troublent  ks  fortunes  privées,  ils  ne  sont 
pas,  comme  au  commencement  du  règne  de  Louis  XV,  l'œuvre 
de  l'autorité  publique;  ils  ne  sont  que  l'abus  de  la  Hberié. 


Ad.  VirrRY, 


LES 


NOUVEAUX  ROMANCIERS 

AMÉRICAINS 


F.     MARION     CRAWFORD. 


Ceux  qui  ne  connaissent  de  M.  Crawford  que  ses  derniers  romans 
doivent  voir  en  ce  jeune  écrivain  un  imitateur  de  M.  Henry  James, 
qui,  après  avoir  comme  lui  parcouru  l'Europe,  s'applique  à  pein- 
dre une  société  singulièrement  bigarrée,  où  l'Américain  ne  joue 
pas  toujours  le  plus  beau  rôle.  Pour  les  lecteurs  français  qui  ont 
peu  voyagé,  c'est  une  étude  curieuse,  mais  assez  fatigante,  que 
celle  de  ces  caractères  appartenant  aux  nationalités  les  plus  diverses 
et  qui,  sous  une  même  surface  de  civilisation  mondaine,  gardent 
chacun  leurs  sentimens  et  leurs  préjugés,  traits  de  race  et  d'édu- 
cation inconciliables  :  on  s'en  aperçoit  dès  que  la  passion  met  le  feu 
aux  poudres  et  fait  sortir  l'homme  du  mannequin  artificiellement 
façonné.  The  American.,  ihe  Portrait  of  a  lady,  etc.,  nous  ont 
déjà  donné  ce  spectacle,  et  nous  n'aurions,  s'il  s'agissait  de  Boc  ■ 

(1)  Voyez  la  Revue  du  l""  février  et  du  1'''  mai  1883,  du  15  janvier  et  du  f''  avril  1884 


860  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

tor  Claudim  ou  de  To  Leeward,  qu'à  constater  l'avantage  de  la 
brièveté  dans  les  nouvelles  scènes  de  la  vie  cosmopolite  en  Alle- 
magne et  en  Italie,  o\i  l'on  nous  montre  tantôt  les  inconvéniens 
du  mariage  entre  une  jolie  Anglaise  philosophe,  éprise  de  Herbert 
Spencer,  et  un  Romain  de  la  vieille  roche,  artiste  et  catholique, 
tantôt  les  affinités  qui  peuvent  surgir  entre  un  jeune  privat-docent 
suédois  de  l'université  de  Heidelberg  et  une  comtesse  russe,  née 
à  New-York.  Ces  études  fines  et  serrées,  très  ingénieuses,  très  sub- 
tiles, n'excèdent  jamais  les  limites  honnêtes  d'un  volume  de  trois 
cents  pages.  M""  haacs  n'y  atteint  même  pas,  et  il  éclipse  si  com- 
plètement les  autres  ouvrages  du  même  auteur  par  le  talent  dont 
il  déborde,  que  nous  croyons  devoir  nous  en  tenir  à  ce  petit  chef- 
d'œuvre  pour  faire  connaître  l'un  des  mieux  doués  parmi  les 
nouveaux  romanciers  américains. 

M.  Grawford  est,  paraît-il,  aussi  familier  avec  l'extrême  Orient 
qu'avec  le  reste  de  la  terre,  car  les  aventures  de  son  haacs  se  pas- 
sent dans  l'Inde  moderne.  L'Inde  moderne!  comme  ces  deux  mots 
hurlent  d'être  accouplés  et  quelle  juste  méfiance  ils  inspirent  ! 
Méry  l'a  peuplée  autrefois  des  héros  romantiques  et  factices  de  sa 
Guerre  du  Nizamj  Théophile  Gautier  en  a  tiré  son  dandy  de  conte 
bleu,  Fortunio  ;  que  le  ciel  nous  garde  du  retour  dans  cette  Inde 
de  carton  et  de  strass!  Depuis  on  l'a  mise  en  musique  :  nous  savons 
quelle  discordance  produisent  les  fifres  britanniques  à  travers  la 
poésie  au  santal  de  Lakmé;  Nana-Sahib  nous  a  rassasiés  de  tigres, 
de  massacres  et  d'amours  fauves.  Vraiment  la  curiosité  semble 
émoussée  sur  ce  pays  quasi  fabuleux  dont  les  temps  dignes  d'intérêt 
se  perdent  dans  l'obscur  lointain  des  origines  de  notre  globe.  Tout 
a  fleuri  sans  doute  jusqu'à  épuisement  sur  ce  sol  étrange  d'où  les 
religions,  les  sciences  et  les  arts  sont  sortis;  on  n'y  doit  plus  ren- 
contrer qu'une  vie  contemplative,  végétative,  opposant  sa  morne 
constance  aux  entreprises  de  ce  que  les  conquérans  appellent  le 
progrès.  L'Inde  apparaît  de  loin  comme  une  belle  morte,  bien  des 
fois  séculaire,  embaumée  dans  ses  parfums  vénéneux,  au  fond 
des  forêts  encore  vierges  où  l'invasion  anglaise  a  refoulé  son 
antique  poésie.  Seuls,  quelques  initiés  prétendent  que  la  morte 
est  plus  vivante  qu'on  ne  le  suppose,  qu'à  l'heure  actuelle  une 
lente  absorption  de  l'Occident  par  l'Orient  s'accomplit  sur  le  ter- 
rain philosophique;  enfin,  détail  curieux,  que  les  noms  de  Darwin 
et  d'Auguste  Comte  sont  honorés  dans  le  grand  temple  de  Geylan, 
les  doctrines  du  positivisme  et  du  transformisme  ayant  leur  source 
dans  la  plus  ancienne  des  théologies,  et  une  élite  parmi  les  adeptes 
de  cette  théologie  sachant  le  reconnaître. 

Le  nombre  est  petit  de  ceux  qui  s'intéresseront  en  connaissance 


LES   NOUVEAUX   ROMANCIERS   AMERICAINS.  861 

de  cause  à  certains  personnages  secondaires  que  M'^  Isaacs  nous 
présente  et  que  l'on  croirait  empruntés,  avec  les  actes  surprenans 
qu'ils  accomplissent,  au  domaine  du  merveilleux.  Ce  merveilleux, 
importé  chez  nous,  est  en  train  par  parenthèse,  nous  comptons  le 
prouver,  d'asseoir  son  empire  sur  les  confms  de  notre  scepticisme, 
avec  lequel  bientôt  il  fraternisera  peut-être,  phénomène  qui  ne  sera 
pas  la  moindre  des  curiosités  de  ce  temps-ci!  Mais  les  lecteurs  les 
plus  ignorans  ou  les  plus  dédaigneux  de  l'acclimatation  en  Europe 
des  idées  bouddhiques  trouveront  d'autre  part  un  extrême  plaisir 
à  l'action  si  originale,  si  bien  conduite  de  J/"^  Isaars,  détachée  de 
toute  la  partie  ésotérique,  qu'un  traducteur  habile  supprimerait  faci- 
lement. La  suppression  d'ailleurs  serait  regrettable,  ne  fût-ce  qu'au 
point  de  vue  de  l'art,  car  tout  ce  mysticisme  estompe  d'un  voile  qui 
les  grandit  et  les  exalte  les  amours  hétérogènes  d'Abdul-Hafiz-ben 
Isâk  et  de  miss  Westonhaugh,  leur  prêtant  le  flou  nécessaire  pour  se 
faire  accepter.  Appliquons  cependant  ce  procédé  pour  plus  de 
clarté  à  l'analyse  qui  va  suivre.  Avant  de  plonger  avec  quelque 
crainte  dans  les  profondeurs  du  sujet,  nous  commencerons  par  en 
exposer  la  partie  qui  doit  plaire  à  ce  juge  souverain,  ami  du  sens 
commun,  qu'on  appelle  tout  le  monde. 


Le  rideau  se  lève,  au  mois  de  septembre  1879,  sur  un  décor  inat- 
tendu, absolument  différent  de  ceux  qui  ont  servi  jusqu'ici  à  la 
description  de  l'Inde.  Il  est  clair,  dès  les  premières  lignes,  qu'une 
plume  hostile  aux  amplifications  banales  et  aux  épithètes  redon- 
dantes va  nous  révéler  des  choses  nouvelles.  Rien  de  plus  piquant 
que  l'aspect  hybride  des  eaux  de  Simla,  cette  station  thermale 
située  au  flanc  de  l'Himalaya  et  qui  est  à  elle  seule  le  Bagnères-de- 
Bigorre,  le  Wiesbaden,  le  Karlsbad,  le  Saratoga  de  l'Inde.  On  y  va 
pour  tous  les  cas  de  fièvre,  pour  la  nialaria  prise  en  chassant  le 
tigre,  pour  la  dyssenterie  attrapée  sur  le  Gange.  Contre  ces  maux 
il  n'y  a  que  la  montagne  et,  entre  tous  les  points  renommés  de  la 
montagne,  Simla.  C'est  à  Simla  que  le  gouvernement  émigré  chaque 
été,  vice-roi,  membres  du  conseil,  employés  d'administration; 
les  hauts  fonctionnaires  de  la  plaine  y  transportent  leur  inévitable 
maladie  de  foie.  Les  journalistes  à  l'affût  des  nouvelles,  les  flâneurs 
de  toute  sorte  se  joignent  à  eux.  Sur  une  pente  boisée  au-dessus  de 
la  ville,  un  industriel  allemand  a  établi  l'éternelle  salle  de  concert 
et  son  jardin  de  bière  ,•  vous  voyez  errer  parmi  les  rhododendrons 
de  riches  touristes  américains,  des  botanistes  de  Berlin,  çà  et  là  un 


862  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

grand  seigneur  anglais,  sans  parler  de  M!^^  Blavatzky,  du  colonel 
Olcott  et  de  M.  Sinett,  les  fameux  théosophes  sur  le  rôle  desquels 
nous  aurons  l'occasion  de  revenir  tout  à  l'heure.  Il  n'y  a  pas  de 
route  carrossable  à  Simla,  sauf  un  chemin  réservé  aux  voilures  du 
vice-roi.  Tout  le  monde  est  à  cheval,  hommes,  femmes  et  enfans. 
Le  narrateur  s'est  installé  dans  un  hôtel  en  vogue.  Paul  Griggs,  c'est 
son  nom,  nous  occupera  fort  peu  de  lui-même.  Journaliste  améri- 
cain, appelé  à  la  direction  d'une  gazette  anglo-indienne,  il  est  né 
en  Italie  et  connaît  aussi  bien  que  M,  Crawford  lui-même  tous  les 
pays  qui  sont  sous  le  ciel.  Personne  n'est  capable  plus  que  lui 
de  parler  avec  impartialité  des  Hindous  et  des  Anglais  ou,  parmi 
ces  derniers,  soit  du  parti  libéral,  soit  du  parti  conservateur,  car 
la  seule  politique  à  laquelle  il  soit  dévoué  est  celle  qui  concerne 
son  propre  pays,  et  il  ne  fait  pas  plus  de  cas  des  hypocrites  qui  se 
piquent  de  voler  et  d'opprimer  l'Inde  pour  son  bien  que  des  cyni- 
ques qui  agissent  de  même  avec  le  but  pur  et  simple  de  remplir 
leurs  poches.  Ce  désintéressement  lui  permet  d'intervenir  très  uti- 
lement dans  l'action  où  il  n'est  d'abord  qu'un  simple  comparse, 
observant  ce  qui  se  passe  du  haut  de  son  humeur  sceptique  et  de 
sa  force  herculéenne. 

Le  voisin  qu'un  heureux  hasard  lui  donne  à  table  d'hôte  est  un 
jeune  homme  qui  Téblouit  d'abord  au  point  de  vue  pittoresque,  lui 
et  l'appareil  qui  l'entoure.  Deux  khilmatgars,  enturbannés  de  blanc 
et  d'or,  se  tiennent  debout,  derrière  sa  chaise,  pour  lui  verser,  dans 
un  gobelet  sans  prix,  l'eau  que  renferme  un  vieux  flacon  de  Venise. 
Son  dîaer  d'abstèrae  forme  un  frappant  contraste  avec  la  glouton- 
nerie'qui  a  valu  aux  Anglais  le  nom  de  mangeurs  de  bceuf  et  les 
copieuses  libations  qui  expliquent  la  ruine  de  tant  de  robustes 
tempéramens  sous  le  soleil  des  tropiques.  La  figure  du  voisin  de 
M.  Griggs  suffirait,  en  dehors  de  tout  autre  motif,  à  fixer  l'atten- 
tion :  il  est  d'une  taille  un  peu  au-dessus  de  la  moyenne,  sans  être 
grand,  et  d'une  grâce  qui  trahit  la  parfaite  symétrie  de  toutes  les 
parties  du  corps.  Ce  corps,  infiniment  souple  et  bien  proportionné, 
sert  de  pié  lestai  à  la  plus  noble  tête;  l'ovale  allongé,  d'un  ton  mer- 
veilleux à  la  fois  olivâtre  et  transparent,  est  oriental,  à  n'en  pas 
douter;  l'extrême  beauté  du  front  intelligent,  des  sourcils  délica- 
tement arqués,  du  nez  aquilin,  dont  les  narines  dilatées  expriment 
le  courage,  des  lèvres  qui,  en  souriant  volontiers,  ne  rient  jamais 
et  sont  éloquentes  à  traduire  la  sympathie  aussi  bien  que  le 
dédain,  cette  beauté  parfaite  de  l'ensemble  s'elïace  devant  celle 
des  yeux,  qui  exercent  une  sorte  de  fascination.  Griggs  en  com- 
pare prosaïquement  l'éclat  à  celui  d'un  bijou  qu'il  a  une  fois 
adîuiré  à  Paiis  et  qui  était  formé  de  six  pierres  multicolores  rap- 


LES    NOUVEAUX   ROMANCIERS    AMÉRICAINS.  863 

prochées  de  manière  à  darder  des  feux  chaugeans.  Ces  yeux  étranges, 
ardens  et  sombres,  s'allongent  en  forme  d'amande  aux  momens  de 
douceur  et  s'arrondissent  comme  ceux  de  l'aigle  sous  l'impression 
de  la  colère  ou  de  la  surprise;  ils  rayonnent  d'une  intensité  de  vie 
extraordinaire,  révélant  la  force  combinée  de  cent  générations  de 
mages.  En  eflet,  Abdul-IIafiz-ben-Isâk,  communément  appelé  en 
affaires,  car  il  est  marchand  à  Delhi,  M'  Isaacs,  a  vu  le  jour  en 
Perse,  quoiqu'il  porte  avec  aisance  des  habits  qui  semblent  sortir 
de  chez  le  plus  élégant  tailleur  de  Londres  et  qu'il  parle  un  anglais 
admirablement  correct.  Aucun  des  sujets  anglo-indiens  ne  lui  est 
étranger,  Griggs  a  le  temps  de  s'en  apercevoir  durant  l'intermi- 
nable dîner,  vers  la  fin  duquel  la  glace  se  trouve  rompue  si  bien, 
que  W  Isaacs  invite  sa  nouvelle  connaissance  à  venir  le  soir  fumer 
chez  lui. 

Il  faut  voir  comme  il  a  su  transformer  en  diminutif  du  palais 
d'Aladin  un  banal  appartement  d'hôtel  !  Les  murs,  le  plafond  scin- 
tillent d'or  et  de  pierreries,  les  moindres  encoignures  recèlent  des 
armes  éiincelantes,  des  idoles  incrustées  de  diamans,  des  narghilés 
d'un  travail  exquis,  des  coupes  de  jade  et  de  métaux  précieux,  des 
morceaux  d'oifèvrerie  de  toute  sorte.  Ce  déploiement  n'a  rien 
de  trop  extraordinaire,  puisque  les  millions  que  possède  Isaacs  ont 
été  gagnés  daos  le  commerce  des  pierreries  et  autres  objets  de 
grande  valeur  intrinsèque,  mais  l'effet  n'en  est  pas  moins  féerique. 
Les  lampes  octogonales,  nouriies  d'huile  aromatique,  répandent 
une  lumière  doucement  tamisée  sur  un  divan  bas,  aux  coussins 
de  soie.  Les  brûle  -  parfums  envoient  leur  fumée  bleue  autour 
des  tapis  où  repose,  sans  pantoufles,  Isaacs  penché  sur  un  manu- 
scrit arabe.  Cet  Eldorado  est  bien  le  cadre  qu'il  faut  à  la  per- 
sonri alité  d'un  descendant  dégénéré  de  Zoroastre,  mahométan  de 
religion. 

11  n'est  pas  rare  que  l'on  rencontre  dans  l'Inde  des  hommes  rie  toutes 
provenances  asiatiques  qui  vendent  et  achètent  des  pierreries  jus- 
qu'à s'enrichir  énormément  dans  ce  commerce,  mais  Griggs  n'en 
avait  jamais  vu  auparavant  qui  s'exprimassent  comme  s'ils  avaient 
fait  leurs  études  à  Oxford.  M''  Isaacs  lui  donne  la  clé  de  cette 
énigme.  Sa  vie  a  été,  par  la  force  des  circonstances,  celle  d'un 
aventurier,  ce  qui  ne  l'empêche  pas  d'avoir  su  conserver,  au  milieu 
d'étranges  vicissitudes,  un  caractère  honoré,  une  réputation  sans 
tache.  Ailleurs  encore  que  dans  les  Mille  et  une  Nuits  de  jeunes 
Persans  sont  enlevés  par  des  marchands  d'esclaves  et  transportés 
en  Turquie,  comme  le  fut  Isaacs  vers  l'âge  de  douze  ans;  mais  le 
sort  de  ces  malheureux  enfans,  vendus  pour  leur  beauté,  est  géné- 
ralement misérable.  Grâce  à  sa  bonne  étoile  (hâtons-nous  de  dire 
que  cet  esprit  cultivé  croit  cependant  à  l'intervention  des  astres 


864  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

dans  les  affaires  humaines),  Abdul-Hafiz-ben-Isâk  trouva  en  son 
maître  un  vieillard  généreux  et  fort  érudit  qui,  frappé  de  sa  con- 
naissance précoce  de  la  littérature  arabe  et  persane,  prit  à  cœur  de 
l'instruire  davantage.  Après  la  mort  de  ce  bienfaiteur,  le  jeune 
homme  s'enfuit  de  Stamboul,  rejoignit  une  caravane  de  pèlerins  en 
route  pour  la  Mecque,  et,  ayant  accompli  son  pèlerinage  avec  la 
ferveur  d'un  dévot  musulman,  finit  par  s'embarquer  sur  un  navire 
arabe  qui  portait  du  café  à  Bombay.  Il  lui  fallut  gagner  sa  vie  à 
bord  et  il  s'en  tira  bien,  car,  dit-il,  «  dans  le  travail  des  bras  de 
même  que  dans  l'effort  intellectuel,  un  homme  qui  a  reçu  de  l'édu- 
cation est  toujours  supérieur  au  simple  manœuvre  ;  il  applique  ses 
moyens  de  la  bonne  façon,  qu'il  s'agisse  de  tirer  une  poulie  ou 
d'écrire  un  poème.  »  Arrivé  à  Bombay  sans  une  obole,  Abdul-Hafiz 
se  contenta  d'abord  du  plus  chétif  emploi;  puis  la  protection  d'un 
coreligionnaire  influent  le  fit  entrer  comme  scribe  et  interprète 
chez  le  nizam  de  Hayderabad.  Au  bout  de  deux  ans,  il  consacrait 
ses  économies  à  l'acquisition  d'un  diamant  dont  la  mauvaise  taille 
ne  permettait  pas  de  soupçonner  la  valeur.  Il  put  le  revendre  avec 
bénéfice,  et,  achetant  une  pierre  plus  importante,  commença  ainsi 
un  trafic  qu'il  mena  toujours  avec  la  plus  stricte  honnêteté,  mais 
avec  tant  de  bonheur  que  sa  fortune  croissante  lui  permit  bientôt 
de  se  donner  toutes  les  douceurs  de  l'opulence.  Par  exemple,  il  a 
épousé  trois  femmes.  Ce  triple  ménage,  autorisé  par  le  Prophète, 
lui  procure  d'ailleurs  plus  d'ennui  que  de  plaisir.  Il  en  convient 
avec  son  ami  Griggs,  à  mesure  que  l'intimité  s'établit  entre  eux. 
Les  deux  nouveaux  amis  causent  de  tout  :  des  fautes  de  la  politique 
anglaise,  de  l'expédition  sur  Kaboul  pour  venger  la  mort  de  Cava- 
gnari,  des  querelles  féminines  incessantes,  jalousies,  rivalités,  enfan- 
tillages de  toute  sorte  qui  empoisonnent  la  vie  domestique  d'Isaacs, 
et  aussi  parfois,  bien  que  sur  ce  chapitre  le  musulman  soit  d'une 
étrange  réserve,  de  la  beauté,  des  qualités  aimables,  de  l'accueil 
bienveillant  d'une  jeune  Anglaise,  miss  Westonhaugh,  qui  habite, 
à  peu  de  distance  de  Simla,  le  hungaloiv  de  son  oncle,  M.  Ghyrkins, 
receveur  des  revenus  de  l'état. 

Une  première  fois  nous  avons  salué  Catherine  Westonhaugh  à 
cheval,  dans  une  de  ces  promenades  matinales  que  dès  l'aube 
on  fait  autour  de  Jako,  le  sommet  principal  de  la  montagne  dont 
les  épaisses  forêts  de  pins  et  de  rhododendrons  abritent  des  villas 
éparpillées.  Sous  son  habit  d'amazone  et  son  chapeau  à  grands  bords 
elle  est  incomparable,  grande  et  bien  faite,  couronnée  d'une  che- 
velure magnifique,  blond  d'argent,  qui  forme  le  contraste  le  plus 
extraordinaire  avec  ses  yeux  noirs.  Il  faut  la  voir  sur  son  pur-sang, 
côte  à  côte  avec  Isaacs,  qui  monte  un  étalon  arabe.  Jamais  plus  beau 
couple  ne  représenta  mieux  deux  grandes  races.  Griggs  en  fait 


LES   NOUVEAUX   ROMANCIERS   AMERICAINS.  865 

malgré  lui  la  réflexion,  mais  quelle  apparence  que  ce  mahométan, 
marié  à  trois  femmes  dont  il  parle  comme  d'animaux  capricieux  et 
souvent  incommodes,  puisse  être  jamais  autre  chose  qu'un  objet  de 
curiosité  pour  cette  fière  et  placide  Anglaise  qui  épousera  proba- 
blement quelque  gentleman  campagnard  voué  à  chasser  en  habit 
rouge  et  à  prononcer  des  speeches  dans  les  assemblées  électorales? 
Isaacs  est  tant  soit  peu  en  méfiance  avec  les  dames  européennes; 
celles  qu'il  a  rencontrées  affectaient  généralement  un  certain  mépris 
de  sa  nationalité,  comme  si  elles  l'eussent  confondu  avec  les  indi- 
gènes dont  il  ne  fait  pas  plus  de  cas  qu'elles-mêmes.  Si  recherché 
qu'il  puisse  être  par  leurs  maris  à  cause  de  sa  richesse  et  de  son 
influence,  il  les  évite  d'ordinaire,  mais  miss  Westonhaugh  l'a  déci- 
dément apprivoisé.  C'est  à  elle  qu'il  applique  tout  le  bien  que  dit 
Griggs  des  femmes  de  son  pays.  Quoiqu'il  n'ait  jamais  connu  sa 
mère  et  qu'il  soit  resté  garçon,  le  journaliste  yankee  a  le  respect, 
essentiellement  américain,  de  la  femme,  il  ne  peut  souffrir  le  ton 
de  dédain  écrasant  ou  de  railleuse  indifférence  avec  lequel  Isaacs 
parle  des  houris  qu'il  héberge. 

—  Pour  nous,  dit-il,  celles  que  vous  traitez  de  jouets  du  diable 
sont  des  anges  ;  vous  leur  refusez  une  âme,  et  nous  allons  un  de 
ces  jours  leur  accorder  le  droit  de  voter  ;  comment  nous  entendre 
sur  ce  chapitre? 

Ils  discutent  longuement,  en  effet  ;  enfin  Isaacs,  les  mains  entre- 
lacées autour  de  son  genou  et  à  demi  étendu  sur  des  coussins,  pro- 
nonce ces  mots  qui  révèlent  sa  préoccupation  secrète  : 

—  Le  but  de  l'ignorant  est  le  plaisir,  celui  du  sage  est  le  bon- 
heur. Dans  laquelle  de  ces  deux  catégories  placez -vous  votre 
mariage  chrétien  avec  une  femme  unique?  Qu'attendez -vous  de 
votre  respectueuse  adoration  :  le  bonheur  ou  le  plaisir? 

—  Tous  les  deux,  répond  Griggs  ;  un  jour  viendra  où  la  femme 
ne  sera  plus  belle  et  où  elle  restera  toujours  digne  d'amour  dans 
la  plus  haute  acception  du  mot.  Alors,  si  le  plaisir  a  été  pour  vous 
ce  qu'il  devait  être,  s'il  n'a  compté  que  comme  un  rafraîchisse- 
ment placé  le  long  du  chemin  pendant  le  voyage  à  travers  la  vie, 
vous  découvrirez  tout  à  coup  qu'il  n'est  plus  nécessaire  à  votre 
bonheur,  resté  parfait  sans  lui,  quoiqu'au  commencement  il  ait 
contribué  à  l'assurer  pour  une  grande  part. 

Griggs  n'insiste  pas  du  reste,  il  n'a  aucune  intention  de  convertir 
ce  polygame  à  son  point  de  vue.  A-t-il  un  point  de  vue  seulement? 
C'est  la  contradiction  qui  l'excite  à  l'éloquence,  une  éloquence  dont 
les  effets  ne  sont  pas  perdus  pour  Isaacs,  parce  qu'elle  est  d'accord 
avec  ses  sentimens  intimes  encore  mal  définis.  Le  Persan  rêve  de 
plus  en  plus  au  soulagement  qu'il  éprouverait  d'être  débarrassé 

TOME  LUI.  —  1884.  55 


866  REVDE   DES   DEUX   MONDES, 

de  son  harem  et  à  la  félicité  qu'il  peut  y  avoir  réellement  à  ne  pas 
quitter  une  noble  créature  capable  de  penser  comme  lui,  de  lire  ce 
qu'il  a  lu,  d'aspirer  à  la  haute  destinée  qu'il  se  propose,  une 
femme  qui  le  comprenne,  qui  charme  sa  vie,  qui  charme  jusqu'à 
sa  mort,  puisque  la  mort  scellerait,  au  lieu  de  la  détruire,  une  union 
qui  ne  finirait  plus.  Il  en  a  assez  des  confitures  à  la  rose,  des 
jalousies  puériles,  des  caresses  inopportunes,  des  plaitîtes  d'enfant 
gâté:  une  amie  qui  serait  une  amante,  voilà  ce  qui  le  séduit  tan- 
dis qu'il  écoute  Griggs  avec  des  sourires  incrédules  et  moqueurs. 
11  songe  qu'il  lui  sera  facile  de  divorcer  sans  scandale  et  Dieu  sait 
qu'il  ne  reviendra  pas  aux  femmes  de  l'Inde  ou  de  la  Perse,  qui 
certainement  n'ont  pas  d'âme,  celles-là.  Non,  il  se  tournera  plutôt 
vers  une  femme  du  Nord,  vers  une  beauté  blonde  et  blanche  comme 
miss  Westonhaugh.  A  l'âme  de  celle-là  il  croirait  volontiers. 

Vraiment,  elle  semble  digne  de  convertir  le  plus  récalcitrant 
au  culte  de  la  femme,  cette  superbe  Anglaise  qui  est  toute  fran- 
chise, toute  loyauté  avec  un  courage  presque  viril  et  la  simplicité 
d'un  enfant.  Isaacs  est  en  rapports  habituels  avec  son  oncle  ;  il  la 
voit  donc  souvent,  et  Griggs  compte  aussi  parmi  les  hôtes  de 
«  Garisbrook  Gastle,  »  c'est  le  nom  que  l'on  donne  au  hungalow 
de  M.  Ghyrkins,  selon  l'usage  de  Simla,  qui  veut  des  désignations 
pompeuses  pour  de  petites  choses.  Tantôt,  quand  ils  arrivent,  Cathe- 
rine se  balance  dans  le  hamac  de  la  vérandah,  en  dressant  à  mille 
tours  le  petit  chacal  apprivoisé  qui  lui  sert  de  chien  favori,  tantôt 
elle  interrompt  pour  les  recevoir  une  partie  de  tennis  avec  lord 
Steepleton  Kildare,  du  33''  lanciers,  un  brillant  et  sympathique  offi- 
cier irlandais,  très  épris  de  son  côté,  à  n'en  pas  douter,  car  il  a 
déjà  cet  air  de  propriétaire  particulier  aux  amoureux  d'outre-Manche 
qui  ne  se  manifeste  ni  par  des  paroles  ni  par  des  actes  et  qui  n'en 
saute  pas  moins  aux  yeux,  bien  qu'il  admette  une  combinaison  de 
timidité  souvent  fort  amusante.  Lord  Steepleton  Kildare  trouble 
miss  Westonhaugh  beaucoup  moins  qu'îsaacs,  parce  qu'elle  le  com- 
prend tout  à  fait.  Il  est  comme  elle-même  de  cette  race  avec  laquelle 
on  s'entend  sur  le  terrain  du  sport  et  des  jeux  athlétiques  sans 
avoir  besoin  de  causer. 

C'est  une  preuve  de  tact  de  la  part  de  M.  Crawford  de  n'avoir 
rendu  son  héroïne  ni  sentimentale  ni  raisonneuse,  de  n'avoir  pas  fait 
naître  entre  elle  et  Isaacs  des  discussions  quintessenciées  à  perte  de 
vue.  La  jeune  fitle  anglaise  est  ordinairement  malhabile  aux  conver- 
sations légères,  elle  n'a  pas  l'esprit  de  repartie  et  ne  sait  pas  trou- 
ver d'argumens  ingénieux.  Miss  Westonhaugh  ne  taquine  donc  point 
Isaacs,  bien  qu'elle  en  ait  parfois  envie.  Elle  craint  trop  de  s'enfer- 
rer, ne  sachant  rien  des  musulmans  et  étant  au  fond  choijuée  d'une 
religion  qui   semble  empêcher  de  croire  que  la  femme  livrée  à 


LES   NOUVEAUX   ROMANCIERS   AMERICAINS.  867 

elle-même  soit  capable  d'agir  raisonnablement.  Son  oncle  dit  que 
c'est  une  reh'gion  d'h  )mme,  et  elle  s'en  rapporte  à  son  oncle.  Le 
langage  flatteur  de  cet  Oriental  la  gêne  un  peu  ;  comme  toutes  les 
Anglaises,  elle  a  si  peu  l'habitude  des  fadeurs  galantes  de  la  part  de 
ses  compatriotes  qu'elle  est  toujours  prête  à  prendre  un  compli- 
ment un  peu  vif  pour  la  pire  des  insultes  ;  cependant,  à  la  longue 
elle  se  fait  aux  jolies  phrases  d'Isaacs  parce  qu'elle  a  découvert 
qu'en  somme  il  est  toujours  sérieux  et  croit  dire  la  véri'é.  De  son 
côté,  pour  lui  plaire,  il  se  laisse  expliquer  les  finesses  du  tennis  et 
prend  goût  à  ces  prouesses  au  grand  air  qui  sont  ce  que  préfère 
cette  belle  créature  saine  et  bien  portante,  chez  qui  déborde  la  joie  de 
vivre,  —  les  animal  spirits.  A  cheval  ou  sur  un  terrain  de  crocket, 
elle  est  heureuse. 

Sa  préférence  pour  Isaacs  se  trahit  dans  la  plus  tragique  des 
parties  de  polo.  Pour  briller  au  polo,  il  suffit  d'être  bon  cavalier  : 
Isaacs  battrait  ses  adversaires  anglais,  malgré  leur  vigueur  et  leur 
adresse,  si,  au  moment  même  il  n'était  atteint  d'un  coup  de 
maillet  que,  par  inadvertance,  dans  la  joyeuse  furie  du  moment, 
lui  porte  l'un  des  joueurs.  La  blessure  est  très  grave,  tout  près 
d'être  mortelle.  C'est  d'une  compresse  que  le  couronne  miss  Wes- 
tonhaugh,  qui  a  promis  de  remettre  le  prix  au  vainqueur,  mais  la 
pâleur  de  la  jeune  fille,  son  émotion,  le  tendre  dévoûment  dont 
témoignent  ses  premiers  soins,  donnent  à  Isaacs,  lorsqu'il  revient 
à  lui,  l'espoir  d'être  aimé.  Dès  lors,  et  la  ja'ousie  que  lui  inspire 
Kildare  aidant  à  l'enflammer,  il  s'abandonnera  naïvement  à  la  pas- 
sion qui  depuis  longtemps  couve  en  lui,  —  sa  première  passion, 
notons-le  bien,  —  car  cet  être  fort  et  puissant  qui  a  usé  de  tout, 
ne  soupçonnait  pas  jusque-là  ce  que  peut  être  l'amonr.  Isaacs  ne 
redoute  aucun  obstacle  au  mariage  qu'il  a  dès  lors  arrêté  dans 
son  esprit.  Miss  Westonhaugh  n'est  pas  riche,  et  son  oncle  sera 
bien  aise  sans  doute  de  lui  voir  épouser  un  homme  haut  placé, 
pourvu  d'une  immense  fortune  et  qui  jouit  de  la  considération 
générale.  Nul  Européen  ne  prend  au  sérieux  les  mariages  musul- 
mans; quant  à  Isaacs,  il  est  autorisé  par  le  Prophète  à  choisir  une 
quatrième  femme;  il  profitera  de  ce  droit  en  renvoyant  les  trois 
autres. 

Il  épousera  miss  Westonhaugh  à  son  église  et  selon  la  loi  anglaise  ; 
il  se  trouvera  lié  à  elle,  et  à  elle  seule  comme  le  serait  un  Anglais. 
Si  M.  Ghyrkins  par  hasard  fait  quelque  objection,  il  est  prêt,  argu- 
ment décisif  et  péremptoire,  à  fonder,  avec  l'aide  de  Griggs,  un 
journal  qui  soutienne  à  Delhi  les  intérêts  des  conservateurs  et  les 
idées  de  lord  Beaconsfield.  Que  lui  importe?..  Isaacs  a  en  politique 
des  sentimens  particuliers  qui  lui  font  refuser  d'être  émir  de  l'Afgha- 
nistan, sur  la  proposition  du  maharajah  de  Baithopoor,  parce  qu'il 


868  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

préfère,  en  paiement  d'une  dette  que  le  maharajah  compterait  acquit- 
ter de  cette  façon,  assurer  la  vie  et  la  liberté  du  terrible  ennemi  des 
Anglais,  Shere-Ali,  mais  ces  alTaires-là  le  regardent  seul.  11  les  traite 
haut  la  main  avec  le  vieux  roi  de  Baithopoor,  un  de  ces  despotes  à 
demi  déchus,  qui  tremblent  toujours  d'être  mis  à  contribution  par  les 
Anglais  et  d'encourir  le  sort  du  roi  d'Oude,  sans  réfléchir  que  si  on 
leur  laisse  leurs  états,  c'est  que  le  sol  en  produit  plus  de  roses  que 
de  rubis.  Le  maharajah  doit  beaucoup  d'argent  à  Isaacs  ;  celui-ci, 
par  égard  pour  la  partie  musulmane  de  la  population,  a  empêché  ses 
sujets  de  mourir  de  faim  dans  la  dernière  famine.  Maintenant,  il  exige 
qu'en  guise  d'intérêts  son  débiteur  lui  livre  l'émir  fugitif  Shere-Ali, 
qui,  disparu  en  1879,  après  sa  défaite,  est  venu  chercher  asile  à  la 
cour  de  Baithopoor,  où,  depuis  'ors,  on  le  retient  captif.  Les  Anglais 
paieraient  cher  pour  avoir  cet  homme,  et  si  le  maharajah  ne  le  leur 
vend  pas,  c'est  qu'il  craint  d'être  interrogé  d'une  façon  compromet- 
tante sur  les  motifs  qui  l'ont  conduit  d'abord  à  le  cacher.  Isaacs  le  sait 
bien,  et  hardiment  menace  l'Indien  de  le  dénoncer  comme  traître  s'il 
refuse.  Il  y  a  des  scènes  superbes  entre  le  vieux  tigre  édenté,  per- 
fide, cruel,  prêt  à  tous  les  crimes,  mais  réduit  à  l'impuissance,  et  ce 
marchand  aux  allures  de  prince,  abordant  avec  lui  d'égal  à  égal  une 
question  qui  implique  une  somme  colossale  sortie  de  sa  poche,  une 
accusation  possible  de  haute  trahison  et  les  destinées,  en  somme,  de 
l'Afghanistan.  Isaacs ,  durant  cette  transaction ,  grandit  à  nos  yeux 
de  telle  sorte,  il  se  pose  si  bien  en  leader,  en  conducteur  d'hommes, 
qu'aucune  prétention  de  sa  part  ne  paraît  exorbitante  et  que  la 
fascination  qu'il  exerce  sur  miss  Westonhaugh,  ignorante  d'ailleurs 
de  ce  grand  rôle,  est  désormais  justifiée. 

Avec  un  art  infini,  M.  Grawford  a  effacé  les  distances  qui  sépa- 
raient d'abord  les  deux  amans.  Leur  mariage  se  décide  pendant 
une  chasse  au  tigre,  qui  est,  —  pour  nous  servir  de  l'expression 
acceptée  aujourd'hui,  —  le  don  du  livre,  un  chef-d'œuvre  en  son 
genre,  car  elle  échappe  absolument  au  reproche  de  redite  ou  de 
banalité,  ne  rappelle  rien  de  ce  qui  a  été  écrit  auparavant  sur  ce 
sujet  et  encadre  admirablement  des  amouj's  insolites,  tout  à  coup 
transportées  hors  du  monde  civilisé. 

A  la  prière  de  sa  nièce,  qui  veut  absolument  avoir  assisté  une 
fois  à  ces  expéditions ,  auxquelles  il  n'est  pas  rare  d'ailleurs  que 
les  dames  se  joignent,  M.  Ghyrkins,  grand  chasseur,  et  qui  a  fait 
ses  preuves  dans  les  hécatombes  de  tigres  dont  le  Népaul  fut  le 
théâtre  en  1861,  consent  à  passer  une  quinzaine  de  jours  dans  les 
jungles  du  Teraï.  La  fièvre  l'effraie  un  peu,  car  la  saison  des  pluies 
vient  de  finir,  et  sous  ce  rapport,  on  court  quelques  risques,  mais 
la  belle  amazone  s'entête,  supplie,  il  faut  bien  lui  céder.  Ils  partent 
six,  un  receveur  des  revenus  publics,  M.  Ghyrkins,  un  fonctionnaire 


LES   NOUVEAUX   ROMANCIERS   AMÉRICAINS.  869 

de  Bombay,  John  Westonhaugh,  frère  de  Catherine,  un  grand  sei- 
gneur irlandais,  Steepleton  Kildare,  un  journaliste  yankee,  Griggs, 
un  Persan  millionnaire,  Isaacs,  et  Bradamante,  reine  de  la  fête,  avec 
l'escorte  voulue,  naturellement. 

Nous  suivons  dans  l'Himalaya  les  torigas  qui  emportent  nos  amis. 
La  long  a  est  l'ancien  chariot  de  guerre  persan,  modifié  de  façon  à 
laisser  trois  personnes  s'y  asseoir  dos  à  dos.  Muni  d'un  long  fouet 
à  manche  court,  le  cocher  pousse  grand  train  au  bord  des  préci- 
pices ses  chevaux  à  peine  harnachés*  en  avertissant  au  moyen 
d'une  corne  les  voitures  qui  viennent  en  sens  inverse  que  le  chemin 
ne  comporte  pas  deux  tongas  de  front.  Tous  les  cinq  ou  six  milles, 
on  change  de  chevaux,  et  à  travers  des  tourbillons  de  poussière, 
on  atteint  Kaika  pour  y  prendre  le  dâk-gharry,  une  voilure  de 
poste  arrangée  de  façon  à  ce  que  vous  puissiez,  la  nuit,  vous  y 
étendre,  car  elle  se  prolonge  sous  le  siège  du  cocher  de  façon  à 
laisser  de  la  place  aux  jambes.  La  différence  de  température  est 
énorme  entre  Simla  et  les  plaines,  qui  fument  encore  des  der- 
nières pluies.  Aussi  a-t-on  eu  soin  de  joindre  aux  paniers  de  pro- 
visions assez  de  glace  pour  que  les  boissons  restent  fraîches.  Tout 
paraît  arrangé  en  vue  du  plus  grand  confort.  Les  voyageurs  arri- 
vent sans  trop  de  fatigue  le  lendemain  à  Fyzabad,  dans  le  royaume 
d'Oude,  où  ils  sont  rejoints  par  des  guides  et  des  shikarries  (chas- 
seurs indigènes) ,  chargés  de  les  avertir  qu'il  y  a  des  tigres  près 
de  la  station  voisine  de  Pegnugger',  où  les  éléphans  attendent.  Le 
trajet  de  Fyzabad  à  Pegnugger  n'est  ni  long  ni  difficile.  On  envoie 
d'avance  pour  tout  préparer  ces  admirables  domestiques  indous 
à  qui,  en  quelque  lieu  que  l'on  soit,  il  suffit  de  dire  :  «  Allez  et 
attendez ,  »  pour  les  retrouver  avec  leur  petit  paquet  où  rien  de 
ce  qui  est  nécessaire  à  vos  besoins  n'a  été  oublié  ;  jamais  ils  ne 
cassent  ni  ne  perdent  le  moindre  objet.  Comment  se  sont-ils  trans- 
portés? C'est  un  mystère.  N'importe,  ils  sont  là,  toujours  propres 
et  sourians  à  l'heure  dite.  Les  engins  de  campement,  tentes  de 
toutes  sortes,  fusils  de  tous  calibres,  armes  variées,  vivres,  ustensiles 
de  cuisine,  etc.,  attendent  donc  à  Pegnugger,  où  s'est  rassemblée  la 
masse  des  chasseurs,  des  indigènes  chargés  de  la  battue,  etc.  Le 
receveur  des  contributions  de  cette  localité,  un  tout  petit  homme 
qui,  juché  sur  son  éléphant,  a  l'air  d'un  champignon,  grâce  au  grand 
chapeau  f{ui  l'abrite,  est  un  des  plus  fameux  tueurs  de  tigres  de  la 
région  ;  un  vieux  shikarry  barbu  montre  sur  sa  poitrine  brune  les 
marques  ineffaçables  qu'y  ont  imprimées  autrefois  les  griffes  d'une 
de  ces  terribles  bêtes,  et  les  récits  de  chasse  commencent  pour  ne 
plus  s'interrompre.  Par  les  soins  d'Isaacs,  tout  a  été  organisé  de 
telle  sorte  que  jamais  semblable  équipée  ne  se  sera  vue  depuis  le 
voyage  du  prince  de  Galles,  Du  haut  de  son  éléphant,  miss  Weston- 


870  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

liaugh  écoute  le  Persan  amoureux,  comme  Lalla-Rookh  put  jadis 
dans  des  conditions  presque  semblables,  écouter  Feramorz,  qui  certes 
n'avait  pas  plus  d'esprit  que  ce  marchand  de  diamans  de  Delhi.  Le 
campement  est  situé  près  du  futur  champ  de  carnage,  sur  la  lisière 
des  jungles;  rien  n'y  manque  :  les  tentes  nombreuses  représentent 
fort  commodément  chambres  à  coucher,  cuisines,  salle  à  manger 
munie  d'un  auvent  ou  connât,  cabinets  de  toilette  et  de  bain.  Cathe- 
rine retrouve  ses  tapis,  ses  petites  tables  et  même  quelques-uns  de 
ses  livres.  Un  dîner  est  servi,  qui  ferait  honneur  au  meilleur  hôtel, 
Kildare,  en  attendant  qu'il  ait  abattu  le  premier  tigre,  raconte,  avec 
l'exagération  irlandaise,  ses  aventures  dans  l'Afrique  méridionale, 
d'où  revient  le  régiment  dont  il  fait  partie;  Isaacs  répond  par  le 
récit  de  certain  combat  corps  à  corps  dans  lequel  un  homme  qu'il 
connaît  a  tué  son  tigre  d'un  coup  de  revolver  tiré  à  longueur  de 
bras. 

•  —  Ah  oui  !  répond  le  receveur  des  contributions,  qui  n'a  pas 
encore  retenu  les  noms  de  toutes  les  personnes  présentes  ;  on  en 
a  beaucoup  parlé  il  y  a  deux  ans;  c'était  un  M.  Isaacs,  de  Delhi. 
Tout  le  monde  rit,  miss  Westonhaugh  est  émue,  Isaacs  ennuyé. 
Il  échappe  à  l'ovation  en  proposant  un  peu  de  musique  pendant  que 
les  hommes  fument  autour  de  la  blanche  miss  qui  aime  l'odeur  du 
cigare,  et,  toujours,  comme  le  roi  déguisé  de  Boukharie  il  chante 
en  s'accompagnant  d'une  guitare  qui  se  trouve  parmi  ses  bagages, 
des  chansons  d'amour  tendres  d'abord,  dans  le  genre  de  celles 
que  nous  ont  fait  connaître  les  notices  sur  la  poésie  persane  de  sir 
Gore  Ousely,  puis  si  passionnées  que  personne  n'ose  plus  les  tra- 
duire, et  que  miss  Westonhaugh  elle-même,  quoiqu'elle  ne  com- 
prenne pas  le  persan,  se  garde  bien  d'en  demander  la  sigoification. 
Isaacs  a  la  plus  délicieuse  voix  de  ténor,  et  les  vibrations  pro- 
fondes, douces  et  brûlantes  tout  ensemble  de  cette  voix  enchanteresse 
ont  leur  effet  à  la  clarté  des  étoiles  qui  brillent  comme  elles  ne 
savent  briller  que  dans  l'Inde.  Kildare  enrage  naturellement;  mais 
c'est  un  cœur  loyal,  franc  au  tennis,  franc  dans  les  steeple-chases, 
franc  en  amour  :  la  lutte  qui  s'engage  entre  lui  et  le  Persan  sous  les 
yeux  de  la  belle  qu'ils  se  disputent  fait  honneur  à  l'un  et  à  l'autre, 
lis  y  apportent  :  celui-ci,  sa  droiture  britannique,  celui-là,  un  sen- 
timent chevaleresque  plus  raffiné  qui  finit  par  lui  gagner  restime  et 
l'amitié  même  de  son  rival. 

Yoilà  donc  la  vie  anglaise  organisée  dans  cette  solitude  :  on 
prend  le  thé.  Isaacs  fait  venir  des  roses  à  prix  d'or  dans  l'inter- 
valle des  chasses.  Lord  Steepleton  Kildare  s'est  couvert  de  gloire 
en  abattant  une  jeune  tigresse  qui,  blessée  au  premier  coup,  avait 
bondi  jiisque  sur  la  tète  de  rôléphant  qu'il  montait.  Corom^  miss 
Westonhaugh  ett  belle  sous  le  chapeau  léger  en  forme  de  casque 


LES    NOUVEAUX    ROMANCIERS    AiMÉRICAINS.  871 

qui  abrite  ses  cheveux  de  lia  et  assombrit  encore  ses  yeux  noirs, 
un  revolver  au  côté,  des  rangées  de  cartouches  en  bandoulière, 
tandis  que  son  éléphant  avance  en  écrasant  avec  fracas  les  fougères, 
les  roseaux,  Its  épaisses  broussailles  jusqu'au  cœur  de  la  jungle! 
On  n'a  pas  mis  en  branle  moins  de  trente->ept  éléphans  pour  l'ouver- 
ture; les  connaisseurs  préfèrent  une  expédition  moins  considérable, 
de  douze  éléphans,  par  exemple,  servant  de  rabatteurs  et  de  trois 
howdahs  (palanquins). 

L'idée  fixe  des  indigènes,  aussitôt  qu'un  tigre  est  tué,  est  de  lui 
couper  les  oreilles,  dont  ils  font  un  jâdu,  un  charme  contre  la  mort 
subite,  les  niauvais  esprits  et  la  maladie.  Miss  Westonhaugh  ne  tarde 
pas  à  remarquer  que  tous  les  corps  rapportés  au  camp  sont  mutilés 
et  elle  exprime  étourdiment  le  désir  d'avoir  elle  aussi  le  précieux 
talisman.  Dès  le  lendemain,  elle  reçoit  dans  une  boîte  d'argent  deux 
oreilles  coupées  par  ïsaacs  à  un  «  margeur  d'hommes  »  de  dix  pieds 
de  long,  qu'il  est  allé  tuer  à  minuit,  en  compagnie  d'im  indigène, 
dans  la  jungle  où  il  y  autant  à  craindre  des  cobras  que  des  tigres. 
Catherine  acceptera  ces  dépouilles  opimes  avec  des  senlimens 
faciles  à  concevoir,  mais  elle  renverra  la  boîte,  aucune  considéra- 
tion ne  pouvant  décider  une  fille  anglaise  à  recevoir  des  ms-ins  d'un 
homme  rien  qui  ressemble  à  un  bijou;  seulement,  au  fond  du  petit 
coffret,  ïsaacs,  d'abord  décontenancé,  trouvera  quehjue  chose  de 
plus  précieux  que  le  présent  qui  a  faiUi  lui  coûter  la  vie,  une 
mèche  de  ces  beaux  cheveux  d'or  pâle  qu'il  adore. 

La  chasse  continue  avec  tous  les  dramatiques  épisodes  où  chacun 
joue  son  lôle,  mais  le  roman  qui  rapproche  de  plus  en  plus  ce  «  lis 
d'un  vallon  d'Angleterre  »  et  «  cette  rose  sombre  du  Gulistan 
de  Perse  »  nous  intéresse  davantage.  Un  soir  mémorable  vient  où 
Kildare  et  Gri-^rgs  errant  bras  dessus  bras  dessous,  le  cigare  à  la 
bouche,  au  clair  de  la  lune,  après  souper,  aperçoivent  entre  les 
arbres  écartés  d'un  petit  bois  deux  ligures  qui  fixent  l'atteniioa  du 
premier  de  la  façon  la  plus  désagréable.  Un  homme  et  une  femme 
sont  immobiles  sous  le  rayon  de  la  lune  qui  vernit  le  feuillage  d^s 
manguiers  et  projette  aux  alentours  une  clarté  verte  étrange.  Il  a 
un  bras  autour  d'elle  et  la  haute  laille  élancée  de  la  jeune  fille  se 
ploie  vers  lui  comme  une  branche  de  saule,  tandis  que  sa  tète  blonde 
repose  sur  son  épaule.  Un  frémissement  involontaire  de  Kildare 
avertit  Griggs  que  son  compagnon  a  vu  aussi  bien  que  lui-même. 
Par  un  commun  instinct,  ils  tournent  les  talons.  Griggs  a  évité  de 
regarder  l'Irlandais,  et  celui-ci  parle  avec  volubilité  de  tigres  et 
de  clair  de  lune,  faisant  des  deux  sujets  un  mélange  assez  incohé- 
rent auquel  l'Américain  trouve  cependant  moyen  tle  répondre  avec 
le  même  entrain,  de  sorte  que  tous  les  deux  font  bonne  conte- 


872  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

nance.  En  somme,  ils  regagnent  le  camp  avec  le  regret  de  l'avoir 
quitté. 

Le  bonheur,  hélas!  est  si  court  que  l'on  peut  pardonner  à  ceux 
qui,  par  hasard,  le  goûtent,  d'avoir  approché  leurs  lèvres  de  cette 
coupe  divine.  Bientôt  il  ne  restera  plus  à  Isaacs  que  la  longue 
boucle  argentée  qui  lui  a  été  envoyée  en  échange  des  oreilles  du 
tigre.  La  fièvre  des  jungles  flétrira  son  lis  blanc  avant  qu'il  l'ait 
cueilli  ;  la  chasse,  dont  les  émouvantes  péripéties  avaient  favorisé 
ses  amours,  a  été  funeste  après  tout  à  la  pauvre  Catherine  Wes- 
tonhaugh  ;  elle  est  emportée  par  un  mal  foudroyant  ;  et  celui  qu'elle 
laisse  seul  à  jamais,  qui,  du  moment  où  il  l'a  aimée,  a  perdu  son 
étoile,  comme  il  disait,  l'étoile  de  sa  vie,  éteinte  par  la  sublime 
lumière  venue  vers  lui  des  contrées  du  Nord,  Isaacs,  que  rien  ne 
peut  plus  intéresser  ici- bas,  cherche  refuge  dans  un  cercle  d'exis- 
tence supérieure,  dans  des  régions  immatérielles  dès  ce  monde. 
Il  va  rejoindre  au  Thibet  les  ascètes  trop  peu  connus  dont  nous 
avons  volontairement  passé  sous  silence  jusqu'ici  le  rôle  prépondé- 
rant au  cours  de  cette  histoire. 


IL 


Personne  n'ignore  les  prestiges  attribués  à  certains  brahmines 
mendians;  les  uns  en  parlent  comme  de  jongleurs,  les  autres 
comme  de  véritables  thaumaturges.  Il  n'est  guère  d'officier  ou  de 
fonctionnaire  anglais  ayant  habité  l'Inde  qui  n'ait  été  témoin  du 
mango-trick,  du  tour  du  manguier,  consistant  à  voir  semer  par 
un  yogui  quelconque  un  pépin  de  mangue,  lequel  devient  arbre 
dans  l'espace  d'une  heure.  Le  seau  de  cuir  retenu  au  fond  d'un 
puits  comme  par  quelque  main  cachée,  en  dépit  de  tous  les  efforts 
de  la  poulie,  jusqu'au  moment  où  le  brahmine  lui  ordonne  de 
remonter,  est  un  fait  bien  connu;  d'aucuns  vous  racontent  aussi 
qu'une  corde  lancée  dans  l'air  y  reste  suspendue,  accrochée,  pour 
ainsi  dire,  à  la  voûte  bleue  du  ciel,  permettant  au  prestidigita- 
teur, —  donnez-lui  ce  nom  si  vous  voulez,  —  d'y  grimper  et 
de  disparaître.  Ce  n'est  là  peut-être  que  de  la  magie  amusante 
infiniment  perfectionnée  ;  nous  ne  nous  y  arrêterons  pas.  Les 
hautes  phases  du  bouddhisme  offrent  un  tout  autre  intérêt;  elles 
nous  apparaissent  incarnées  en  la  nuageuse  personne  de  Ram 
Lai,  le  diviti  ami  d'isaacs,  qui  surgit  à  fimproviste  sur  les  che- 
mins déserts,  d'où  il  était  bien  loin  deux  minutes  auparavant,  qui 
apparaît  de  même  au  milieu  d'une  chambre  où  nul  ne  l'a  vu  entrer, 


LES   NOUVEAUX   ROMANCIERS   AMERICAINS.  873 

pour  répondre  de  sa  voix  basse  et  musicale  que  l'on  perçoit  de 
très  loin,  à  la  pensée  que  vous  n'exprimez  pas,  mais  qu'il  devine. 
Sous  le  caftan  gris  et  le  turban  de  même  nuance  qui  le  pâlissent,  avec 
sa  barbe  grise,  il  a  l'air  d'une  ombre  échappée  à  la  placidité  du  nir- 
vana. 

Ram  Lai  est  un  sage,  —  un  pandit,  —  comme  il  y  en  a  dans  les 
monastères  du  Thibet.  Brahmine  de  naissance,  bouddhiste  de  reli- 
gion, adepte  de  profession,  il  a  étudié  à  Edimbourg,  ce  qui  expli- 
querait peut-être  qu'il  parlât  plusieurs  langues  et  fût  parfaitement 
au  courant  des  affaires  européennes,  si  ce  n'était  là  le  moindre  côté 
de  ses  connaissances,  qui  s'étendent  à  tout  et  lui  prêtent  un  sin- 
gulier pouvoir  sur  les  forces  de  la  nature. 

Il  est  facile  ici  de  sourire  et  de  nier.  Considérons  cependant 
que  les  suprêmes  théories  du  bouddhisme,  qui  repoussent  d'ail- 
leurs très  raisonnablement  toute  hypothèse  d'intervention  surnatu- 
relle, méritent  aujourd'hui  de  fixer  l'attention  des  «  libres  pen- 
seurs »  américains  ;  ceux-ci  se  demandent  s'il  n'y  a  pas  parmi  les 
ascètes  du  Thibet  des  esprits  de  la  force  d'Emerson  et  de  Chan- 
ning. 

Quand  il  faudrait  la  vie  entière  pour  arriver  à  l'état  nommé 
moksha,  par  les  degrés  d'initiation  successifs,  le  but  réalisé  vaudrait 
qu'on  lui  sacrifiât  tout,  et,  ne  parvînt-on  jamais  à  cette  fin  idéale, 
la  somme  de  vertus  acquise  en  s'efTorçant  d'y  toucher  justifierait  la 
tentative,  car  ce  que  proposent  Ram  Lai  et  ses  frères  n'est  autre  que 
d'atteindre  au  bonheur  par  la  sagesse.  Cette  sagesse  n'implique 
point  des  macérations  extraordinaires  ;  le  Bouddha  Çakya-Mouni  s'est 
jadis  séparé  du  brahmanisme  en  répudiant,  après  s'y  être  livré,  la 
solitude  absolue  et  les  tortures  volontaires  ;  une  vie  pure,  où  la  chair 
tient  de  moins  en  moins  de  place,  l'affranchissement  graduel  de 
tout  soin  terrestre  suffit.  En  atténuant  le  lien  qui  existe  entre  leur 
corps  et  leur  âme,  les  saints  du  Thibet  croient  que  l'âme,  devenue 
libre,  peut  s'identifier  temporairement  avec  d'autres  objets  ani- 
més ou  inanimés  en  dehors  du  corps  spécial  auquel  elle  appartient, 
acquérant  ainsi  la  connaissance  directe  de  ces  objets,  —  con- 
naissance qui  lui  reste,  qui  lui  permet  de  se  transporter  aux  anti- 
podes par  le  seul  fait  de  sa  volonté,  de  condenser,  pour  s'en  ser- 
vir, le  fluide  astral  ou  de  stimuler  les  forces  vitales  de  la  nature 
jusqu'à  une  activité  anormale;  et  ces  miracles  apparens  peuvent 
être,  disent-ils,  scientifiquement  expliqués,  comme  tous  les  mira- 
cles. Notons  une  différence  fondamentale  entre  le  sage  asiatique  et  le 
savant  d'Europe  :  le  premier  suppose  que  la  somme  totale  des  con- 
naissances est  directement  à  la  portée  de  l'âme  sous  certaines  condi- 
tions, tandis  que  le  second  nie  que  le  savoir  soit  jamais  absolu, 
puisqu'on  ne  l'obtient  que  par  l'intermédiaire,  toujours  suspect, 


87 A  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

des  sens  et  de  l'intelligence.  D'ailleurs  les  adeptes  du  Thibet  ne 
dédaignent  pas  d'étudier,  quoiqu'ils  admettent  la  possibilité  de 
saisir  dans  son  ensemble  la  science  absolue  et  de  se  l'assimiler  en 
dehors  du  procédé  laborieux  de  la  digestion  intellectuelle.  Nombre 
d'entre  eux  travaillent  et  accordent  une  profonde  attention  aux  phé- 
nomènes de  la  nature;  seulement  ils  subdivisent  ces  phénomènes 
à  un  point  qui  déconcerterait  tout  penseur  de  l'Occident  ou  qui, 
plus  vraisemblablement,  lui  ferait  hausser  les  épaules.  Ils  distin- 
guent, par  exemple,  quatorze  couleurs  dans  l'arc-en-ciel  et  asso- 
cient les  sons  avec  ces  couleurs.  La  classification  des  résultats  est 
poussée  chez  eux  jusqu'à  la  dernière  minutie  ;  en  outre,  ils  consi- 
dèrent que  les  sens  de  l'homme  sont  susceptibles  d'être  affinés  à 
un  degré  extraordinaire  et  que  la  valeur  des  définitions  auxquelles 
il  arrive  tient  à  cette  acuité  acquise  des  perceptions. 

Pour  atteindre  au  degré  de  sensitivité  nécessaire  à  la  perception 
des  phénomènes  les  plus  subtils,  la  première  condition  est  de  se 
délivrer  du  fardeau  des  besoins  terrestres  qui  nous  accable.  Le 
fakir  vulgaire  conclut  de  même,  mais,  de  fait,  il  n'arrive  pas  au 
même  point.  Sans  doute,  par  des  jeûnes  et  par  des  mortifications 
absurdes,  il  aiguise  ses  sens  de  façon  à  voir  et  à  entendre  cer- 
taines choses  que  les  hallucinés  seuls  ont  vues  et  entendues,  mais 
son  système,  respectable  par  la  doctrine  du  détachement  volontaire 
dont  il  émane,  manque  de  base  intellectuelle  :  il  s'imagine  que  la 
science  infuse  lui  sera  révélée  dans  une  vision.  C'est  un  dévot,  un 
extatique  de  l'ordre  le  plus  bas.  Le  bouddhiste  pur  se  borne  à 
regarder  la  science  comme  un  tout  harmonieux  où  les  connais- 
sances humaines  à  la,portée  du  vulgaire  ne  tiennent  qu'une  petite 
place:  sans  dédaigner  les  moyens  analytiques  connus,  il  s'efforce 
également  d'atteindre  des  résultats  finis  par  un  adroit  usage  de 
l'infini.  Ce  monde-ci  lui  apparaît  tel  qu'un  immense  réceptacle 
de  faits  physiques  et  sociaux  sur  lesquels  il  peut  acquérir  des 
connaissances  spécifiques  par  une  méthode  transcendante.  La  con- 
ception limitée  des  choses  n'exclut  pas  l'idéal  de  la  parfaite  sagesse. 
Pour  leur  compte,  les  u  frères  du  Thibet  »  ne  condamnent  per- 
sonne, et  ont  l'esprit  le  plus  large;  il  n'y  a  pas  de  raison,  à  leurs 
yeux,  pour  que  la  poursuite  du  bonheur  en  dehors  des  conditions 
matérielles  ne  soit  pas  compatible  avec  toutes  les  religions  et  toutes 
les  écoles  philosophiques. 

Voilà  pourquoi  Ram  Lai  traite  en  frère  le  musulman  Isaacs,  voilà 
pourquoi  Isaacs,  qui  disserte  comme  le  plus  savant  docteur,  à 
l'éternelle  surprise  de  Paul  Griggs,  sur  la  forme  de  pensée  analy- 
tique et  synthétique,  sur  les  différences  entre  le  subjectif  et  l'ob- 
jectif, etc.,  a  déclaré  dès  le  commencement  que  si,  par  impos- 
sible, un  jour,  il  devenait  malheureux,   son  refuge  serait  dans 


LES    NOUVEAUX    ROMANCIERS    AMÉRICAINS.  875 

l'étude  des  doctrines  bouddhiques  supérieures.  De  toute  façon,  il 
est  fait  pour  les  goûter.  Profondément  pénétré  de  ses  obligations 
envers  ses  frères,  il  a  toujours  mêlé  la  religion  aux  moindres  actes 
de  sa  vie;  il  professe  l'horreur  et  le  mépris  de  l'égoïsme  et  pos- 
sède la  plus  belle  des  qualités  humaines,  cette  sympathie  large  et 
puissante  qui  s'étend  à  tout  ce  qui  respire;  eiifin  il  a  naturellement 
des  tendances  mystiques,  s'entretient  en  rêve  avec  son  étoile  et 
tombe  parfois  dans  des  crises  cataleptiques  pendant  lesquelles  son 
esprit  est  emporté  vers  ce  qu'il  croit  être  la  vision  de  l'avenir. 
L'amour  qu'il  ressent  pour  Catherine  Westonhaugh  commence  ainsi. 
D'une  profonde  rêverie  dont  elle  est  l'objet,  il  passe  à  une  sorte 
d'extase  qui  la  lui  montre  endormie.  Tout  à  coup  la  légère  vapeur 
de  cette  haleine  virginale  semble  se  condenser  et  prendre  la  forme 
aérienne  de  la  charmante  créature  qui  s'envole,  en  jetant  à  Isaacs 
un  regard  sublime  de  confiance,  d'amour  et  de  joie,  vers  l'étoile 
qu'il  a  si  longtemps  nommée  la  sienne.  Cette  étoile,  elle  la  lui 
montre  du  doigt  avant  de  s'élever  dans  l'infini,  d'abord  lentement, 
puis  avec  une  rapidité  vertigineuse. 

—  Je  bénis  Allah,  qui  m'a  donné  de  voir  qu'elle  a  une  âme  aussi 
bien  que  moi-même,  dit  Isaacs  au  réveil,  car  j'ai  contemplé  son 
esprit  face  à  face  et  j'y  crois. 

Le  magnétisme  est  bien  connu  des  brahmines  et  pratiqué  par  eux. 
Conduit-il  les  frères  du  Thibet  à  lire  vraiment  dans  la  pensée  de 
leur  interlocuteur  et  même  dans  l'avenir  comme  dans  un  livre 
ouvert?  A  moins  de  nier  la  réaUiè  du  personnage  de  Ram  Lai,  nous 
sommes  forcés  de  le  croire.  Ram  La)  niet  Isaacs  en  garde  contre  cette 
funeste  chasse  au  tigre,  d'une  façon  trop  ambiguë,  il  est  vrai,  pour 
que  le  danger  imminent  soit  conjuré,  il  prévoit  qu'une  ruse  per- 
fide du  maharajah  de  Rathopoor  accompagnera  la  reddition  de 
l'émir  afghan  Shere-Ali,  mais  la  simple  expérience  de  la  fièvre  des 
jungles  et  du  caractère  indou  suffit  peut-être,  dira-t-on,  à  lui 
dicter  ces  averlissemens.  C'est  la  grande  habileté  de  M.  Crawford 
de  nous  laisser  Hotlans  entre  le  possible  et  le  merveilleux  sans 
rien  conclure.  La  scène  étrange  qui  nous  fait  assister  à  la  déli- 
vrance de  Shere-Ali  donnera  une  juste  idée  de  cette  ingénieuse 
manière. 

Griggs  a  été  prié  par  Isaacs  de  le  rejoindre  en  toute  hâte  au-dessous 
de  Keiiung,  vers  Sultanpoor,  et  nous  l'avons  suivi  dans  un  rapide 
voyage  sur  des  routes  presque  inaccessibles  : 

«  Les  Himalayas  inférieurs  nous  laissent  d'abord  sous  l'influence 
d'une  singulière  déception.  Le  point  de  vue  est  énorme,  il  n'est  pas 
grandiose.  La  partie  basse  présente  au  regard  une  série  de  collines 
doucement  ondoyantes  et  de  vallons  boisés  oii  l'on  aurait  presque 
envie  de  chasser.  Un  certain  temps  est  nécessaire  avant  que  vous 


876  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

compreniez  que  tout  cela  est  sur  une  échelle  gigantesque,  que  les 
haies  apparentes  sont  formées  de  rhododendrons  dans  toute  leur 
hauteur,  que  les  rivières  sont  des  fleuves  et  les  banquettes  des 
chaînes  de  montagnes  ;  pour  franchir  à  la  chasse  de  pareils  obstacles, 
il  faudrait  que  votre  cheval  eût  deux  cents  pieds  de  haut.  Cette  col- 
line en  a  cinq  ou  six  mille.  Souvenez- vous  qu'à  Simla,  vous  étiez  à 
trois  mille  pieds  au-dessus  du  niveau  du  Righi.  Ceux  qui  connaissent 
les  Montagnes-Rocheuses  se  rendent  compte  du  manque  de  noblesse 
de  leur  silhouette  colossale.  Vous  ne  les  trouvez  belles  qu'en  attei- 
gnant certains  points  favorisés  où  quelque  contraste  imprévu  met  en 
rehef  d'une  façon  saisissante  la  distance  prodigieuse  qui  sépare  les 
sommets  les  moins  hauts  des  plus  élevés.  De  même  dans  l'Himalaya. 
Vous  voyagerez  des  journées  entières  par  la  forêt  et  la  montagne 
sans  aucun  sentiment  particuHer  d'admiration  jusqu'à  ce  que  tout  à 
coup  votre  sentier  aboutisse  au  bord  d'un  précipice  insondable,  d'un 
abîme  dont  l'aspect  réduit  aux  proportions  de  la  plus  parfaite  insi- 
gnifiance tous  vos  souvenirs  du  Mont-Blanc,  de  la  Jungfrau  ou  de 
la  Bernina,  Ce  gouffre,  qui  vous  sépare  de  la  montagne  lointaine, 
fait  l'effet  d'une  brèche  formée  par  les  dents  d'un  dieu  vorace  qui  a 
mordu  au  flanc  même  du  monde.  Là-bas  se  dressent  .des  pyramides 
de  neige  qui  vous  inspirent  une  pitié  méprisante  pour  les  glaciers 
suisses.  La  vallée  sans  fond  qui  se  déroule  à  vos  pieds  est  noire  et 
bouillonnante  de  brumes,  tandis  qu'au-dessus  les  pics  qui  s'élan- 
cent orgueilleux  vers  le  soleil  arrêtent  ses  rayons  au  passage, 
comme  feraient  cfe  majestueux  étendards  blancs.  Un  large  bouclier 
d'or  plane  en  décrivant  des  cercles  immenses  et  précis  ;  il  reflète  et 
renvoiela  lumière  à  travers  toutes  les  teintes  de  l'or  bruni.  C'est  l'aigle 
d'or  de  l'Himalaya,  suspendu  entre  le  ciel  et  la  terre,  tel  qu'une 
nappe  de  métal  aux  vives  étincelles,  parfois  immobile  et  flamboyant 
dans  cette  immobilité  comme  jadis  le  soleil  et  la  lune  dans  la  val- 
lée d'Ajalon;  il  défie  le  regard  d'affronter  son  éclat.  Tout  ce  tableau 
est  fait  pour  des  titans;  vous  restez  devant  lui  écrasé  par  le  senti- 
ment de  votre  faiblesse.  Jamais  encore  votre  œil  n'avait  embrassé 
un  pareil  morceau  du  globe. 

«  Ce  fut  dans  un  lieu  tel  que  celui-ci,  raconte  Griggs,  que  je 
mis  pied  à  terre  ,  au  terme  de  mon  voyage...  J'avais  déjà  visité 
d'autres  parties  des  bas  Himalayas;  j'avais  depuis  longtemps  sur- 
monté le  malaise  qui  se  dégage  de  cette  terrifiante  grandeur;  j'osais 
contempler  ce  panorama  si  disproportionné  avec  notre  nature 
humaine  et  même  analyser  jusqu'à  un  certain  point  ce  que  j'éprou- 
vais. Mais  ma  rêverie  fut  troublée  assez  vite  par  une  voix  bien  con- 
nue dont  le  salut  de  bienvenue  sonnait  comme  l'appel  d'une  trom- 
pette répété  par  l'écho.  Isaacs  accourait  vers  moi  en  bondissant  au 
bord  du  précipice. 


LES    NOUVEAUX    ROMANCIERS   AMÉRICAINS.  877 

—  Où  est  Ram  Lai?  lui  demandai-je. 

—  Jc  ne  sais.  Probablement  quelque  part  à  charmer  des  cobras, 
à  arrêter  des  avalanches  ou  à  faire  toute  autre  de  ces  drôleries  qu'il 
prétend  avoir  apprises  en  Ecosse.  Depuis  que  nous  nous  sommes 
rejoints,  il  s'est  toujours  humainement  comporté;  je  ne  l'ai  pas  vu 
une  fois  s'évanouir  dans  l'espace,  je  ne  l'ai  entendu  se  livrer  à 
aucune  mystérieuse  prophétie.  Vous  pourrez  causer  science  occi- 
dentale avec  lui  tout  à  votre  aise.  Tenez,  le  voici.  Je  voulais  qu'il 
attrapât  un  aigle  doré  pour  miss  Westonhaugh,  mais  il  m'a  fait 
observer  que  ce  superbe  animal  mangerait  probablement  le  chacal  et 
tous  les  domestiques,  de  sorte  que  nous  y  avons  renoncé. 

Isaacs  était  évidemment  de  joyeuse  et  plaisante  humeur;  quant 
à  Ram  Lai,  le  bouddhiste,  il  m' apparut  très  diflérent  dans  ces  soli- 
tudes de  ce  qu'il  était  au  milieu  de  la  civilisation  de  Simla.  Sa  sil- 
houette d'ombre  grisâtre  semblait  moins  vague,  ses  traits  dantes- 
ques mieux  définis  à  la  clarté  de  ce  soleil. 

—  Ah!  me  dit-il  en  anglais,  vous  arrivez  à  temps,  monsieur 
Griggs.  Nous  aurons  besoin  de  vous,  le  gentleman  qui  ne  se  laisse 
pas  facilement  étonner,  qualité  que  j'apprécie  fort.  Des  nerfs  solides 
et  calmes,.,  à  la  bonne  heure!  Pourquoi  ne  dînerions-nous  pas  dès 
à  présent?  Yous  devez  avoir  faim. 

Abriiée  contre  le  nord  par  des  blocs  de  grès  en  saillie,  se  trou- 
vait une  petite  tente  soigneusement  ajustée  pour  résister  aux  tem- 
pêtes s'il  devait  en  survenir.  Nous  nous  assîmes  autour  du  feu,  car 
il  fait  froid  dans  les  défilés  de  la  montagne  au  mois  de  septembre. 
Nous  rompîmes  le  pain  ensemble  comme  si  des  siècles  sans  nombre 
n'eussent  pas  séparé  nos  différentes  nationalités.  Ram  Lai  fut  par- 
faitement naturel  et  affable;  son  repas  avait  été  le  plus  frugal  des 
trois;  il  eut  vite  fini  de  manger  et  se  mit  à  fabriquer  des  cigarettes 
avec  une  rapidité  merveilleuse,  tandis  que  nous  satisfaisions  notre 
appétit  plus  jeune. 

—  Abdul-Hafîz,  dit-il  enfin  à  Isaacs,  son  visage  gris  penché  sur 
les  mains  sans  couleur  qui  roulaient  prestement  le  papier  à  ciga- 
rettes, ne  dirons-nous  pas  à  M.  Griggs  ce  que  nous  comptons  faire? 
Ensuite  il  pourra  s'étendre  sous  la  tente  jusqu'au  soir,  car  il  est 
las  et  je  l'engage  à  rassembler  ses  forces. 

—  Ainsi  soit-il,  Ram-Lai!  répondit  Isaacs. 

—  Très  bien.  Nous  ne  nous  fions  pas  aux  hommes  qui  vont  nous 
rejoindre,  monsieur  Griggs;  nous  craignons  d'être  tués  par  trahi- 
son et  nous  vous  avons  fait  venir  pour  nous  protéger. 

Il  sourit  en  présence  de  l'étonnement  que  dut  exprimer  mon 
visage. 

—  Voici  de  quoi  il  s'agit.  Le  lieu  du  rendez- vous  n'est  pas  loin 


878  REVDE  DES  DEUX  MONDES» 

d'ici,  dans  la  vallée  au-dessous.  La  troupe  approche  déjà.  Yers 
minuit  nous  descendrons  à  sa  rencontre.  Tout  se  passera  selon 
l'usage  établi  pour  la  délivrance  d'un  prisonnier.  Le  capitaine  de  la 
troupe  s'avancera  vers  nous  accompagné  de  l'homme  qui  lui  est 
confié,  peut-être  d'un  soivar.  Nous  nous  tiendrons  côte  à  côte  tous 
les  trois,  attendant.  Or,  leur  dessein  est  d'assassiner,  s'ils  le  peu- 
vent, Shere~Ali  et  Isaacs.  Ils  n'ont  pas  compté  sur  nous,  mais 
supposent  sans  doute  que  notre  ami  viendra  sous  une  escorte  de 
cavaliers.  Les  gens  du  maharajah  s'élanceront  au  signal  de  leur  chef, 
qui,  tout  en  causant,  doit  toucher  l'épaule  d'Isaacs.  Maintenant, 
écoutez  bien,  monsieur  Griggs  :  votre  ami,  mon  ami,  ne  veut  pas 
de  miracles,  de  sorte  que  nous  devons  demander  à  la  force  ce  que 
nous  aurions  pu  obtenir  par  stratagème.  Quand  vous  verrez  le  chef 
poser  sa  main  sur  l'épaule  d'Isaacs,  saisissez-le  à  la  gorge  et  prenez 
garde  à  son  autre  bras  qui  sera  armé.  Empêchez-le  de  blesser 
Isaacs,  je  me  charge  du  reste,  qui  réclamera  probablement  toute 
mon  attention. 

—  Mais ,  fis- je  observer,  si  le  capitaine  est  plus  fort  que 
moi?.. 

—  Personne  n'est  plus  fort  que  vous,  répondit  Isaacs  en  sou- 
riant. 

—  Ne  vous  tourmentez  pas,  reprit  Ram  Lai  ;  rendez-vous  maître 
de  l'homme,  voilà  tout.  Je  réponds  que  cela  ne  vous  sera  pas  diffi- 
cile; d' ailleurs  je  pourrais  vous  aider  au  besoin. 

—  AU  right!  Donnez-moi  quelques  cigarettes. 

Avant  d'avoir  achevé  la  première,  je  dormais  profondément.  A 
mon  réveil  le  soleil  s'était  éteint,  mais  une  grande  lumière  le  rem- 
plaçait. Au-dessus  des  montagnes  à  l'orient,  la  pleine  lune  baignait 
d'argent  tous  les  objets.  Au  loin,  les  pics  de  neige  saisissaient  le 
reflet  et  renvoyaient  les  rayons  flottans  dans  les  sombres  vallées 
intermédiaires.  Le  rocher  auquel  s'appuyait  notre  abri  semblait 
lui-même  changé  en  un  métal  précieux.  Le  clair  de  lune  eût  permis 
de  compter  les  chevilles  et  les  cordes  de  la  tente,  il  mettait  en  relief 
la  forme  svelte  d'Isaacs  occupé  à  sangler  sa  ceinture  et  à  y  giisser 
le  portet'tuille  où  devait  s'inscrire  le  traité;  il  donnait  à  la  silhouette 
incolore  de  Ram  Lai  l'aspect  d'une  statue  d'argent  et  pâlissait  la 
flamme  mourante  du  bivouac.  Oui,  c'était  une  lune  merveilleuse. 
Je  consultai  ma  montre  :  huit  heures. 

—  Vous  avez  dormi  longtemps,  dit  Isaacs.  Allons!  ce  fla- 
con renlerme  du  whisky.  Je  ne  touche  jamais  à  ces  choses-là, 
mais  Ram  Lai  dit  que  pour  vous  c'est  un  préservatif  contre  la 
fièvre. 

J'obéis,  et  nous  partîmes  laissant  la  tente  comme  elle  était.  Nos 


LES   NOUVEAUX   ROMANCIERS   AMERICAINS.  879 

porteurs  (1)  avaient  été  renvoyés  de  l'autre  côté  de  la  vallée,  et  nous 
ne  craignions  rien  des  chacals,  ayant  jeté  dans  le  précipice  le  reste 
de  notre  repas.  En  fait  d'armes,  j'avais  un  bon  revolver  et  un  bàion 
solide;  Isaacs,  un  revolver  et  un  couteau  turc;  Ram-Lai  ne  portait, 
pour  sa  part,  qu'une  baguette  longue  et  légère. 

L'effet  du  clair  de  lune  était  d'une  étrangeté  sauvage  à  mesure 
que  nous  descendions  la  montagne  par  des  sentiers  qui  n'avaient 
rien  de  lisse.  Nous  découvrions  de  temps  à  autre  l'étendue  de  la 
plaine,  quitte  à  retrouver  ensuite  la  nuit  derrière  les  grès,  où  nous 
butions  sur  les  pierres  roulantes  le  long  d'un  tracé  de  sable 
incommode,  incliné  sous  un  angle  de  quarante-cinq  d-^grés.  En 
grimpant  toujours,  en  sautant,  en  jurant  dans  un  nombre  considé- 
rable de  langues, —  nous  parlions  vingt-sept  langues  entre  nous  trois, 
par  parenthèse,  —  nous  touchâmes  enfin  une  surface  ferme,  et  tout 
redevint  facile  jusqu'à  certaine  plate-forme  rocheuse  à  l'angle  du 
chemin.  Nous  venions  d'émerger  là  en  plein  clair  de  lune,  quand 
Ram  Lai,  qui  marchait  devant  et  semblait  connaître  les  êtres,  leva 
la  main  pour  nous  imposer  silence.  Isaacs  et  moi,  nous  nous  age- 
nouillâmes au  bord  du  précipice,  et  nos  regards,  en  plongeant  à 
deux  cents  pieds  de  profondeur,  virent  attachés  sur  l'herbe,  qui 
servait  de  litière  à  la  pente  escarpée,  un  piquet  de  chevaux.  Nous 
les  entendions  paître  à  belles  d^nts  ;  nous  distinguions  l'accoutre- 
ment bariolé  des  hommes  en  turbans  étendus  çà  et  là.  Une  figure, 
enveloppée  de  quelque  vêtement  lourd,  était  assise  au  milieu  du 
camp,  et  fumait.  Debout,  à  ses  côtés,  nous  reconnûmes,  aux  orne- 
mens  qui  brillaient  sur  sa  personne,  le  capitaine  de  la  bande.  Celui 
qui  fumait  ne  pouvait  être  autre  que  Shere-Ali.  Avec  de  grandes 
précautions,  nous  achevâmes  de  descendre  le  lacet  escarpé,  nous 
retournant  chaque  fois  que  nous  en  avions  l'occasion  pour  regar- 
der les  hommes  au-dessous  de  nous.  Quand  nous  eûmes  atteint  la 
plaine,  à  un  quart  de  mille  environ  du  camp,  Ram  Lai  me  renou- 
vela ses  instructions  :  a  Dès  que  le  capitaine  touchera  Isaacs,  saisis- 
sez-le, renversez-le.  Si  vous  n'en  pouvez  venir  à  bout  sans  cela,  il 
faudra  le  tuer,  peu  importe  comment,  —  un  coup  de  pistolet  sous 
le  bras.  C'est  une  question  de  vie  ou  de  mort.  » 

—  AU  riglit  1 

Et  nous  avançâmes  hardiment  sur  le  gazon,  qu'illuminait  la  lune 
presque  immédiatement  au-dessus  de  nous  :  il  était  minuit. 

J'avoue  que  ce  spectacle  m'émotionnait  un  peu  :  les  masses 
géantes  des  montagnes,  les  vastes  étendues  de  l'éther  mystérieux  à 
travers  lequel  les  neiges  scintillaient  d'un  éclat  fantastique,  le  bruit 


(1)  Lorsque  les  défilés  de  la  montagne  sont  impraticables  pour  les  chevaux,  on 
sert  du  dooly,  litière  basse,  suspendue  à  un  bambou  que  portent  des  coolies. 


880  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

du  torrent  rapide  au  bas  de  la  pente  que  nous  longions,  le  vol 
velouté  des  grandes  chauves-souris  qui  passaient  tournoyantes  en 
agitant  les  branches,  tout  était  de  nature  à  pénétrer  les  moins  ner- 
veux d'une  sorte  de  crainte  vague.  La  lune  brillait  de  plus  en  plus 
claire.  A  vingt  mètres  du  camp,  oii  ceux  qui  nous  attendaient 
étaient  en  tout  une  cinquantaine,  Isaacs,  s'arrêtant,  chanta  :  «  La 
paix  soit  avec  vous,  hommes  de  Baithopoor!  »  C'était  le  signal 
convenu.  Le  capitaine  se  tourna  aussitôt  vers  nous,  puis  il  donna 
des  ordres  à  voix  basse  et,  prenant  son  prisonnier  par  la  main, 
l'aida  à  se  lever.  Il  y  eut  quelques  secondes  d'agitation  :  les  hommes 
semblaient  se  rassembler  et  faire  un  mouvement  collectif  vers  la 
lisière  du  bivouac.  Plusieurs  commencèrent  à  seller  les  chevaux. 
Tous  leurs  moindres  gestes  nous  étaient  aussi  clairement  révélés 
qu'en  plein  jour. 

Deux  personnes  marchaient  vers  nous,  le  capitaine  et  Shere-Ali. 
En  les  regardant,  non  sans  curiosité  on  le  devine,  je  constatai  que 
le  capitaine  était  le  plus  grand  des  deux;  mais  la  poitrine  large,  les 
jambes  légèrement  arquées  de  Shere-Ali  révélaient  une  force  pro- 
digieuse. Tout  en  lui,  de  la  tête  aux  talons,  donnait  l'idée  du 
guerrier  au  cœur  et  au  bras  de  fer  qu'il  était  ;  en  vertu  des  con- 
ventions passées  avec  Isaacs,  il  avait  été  bien  traité,  bien  vêtu,  sa 
barbe  était  soigneusement  taillée,  le  turban  tordu  avec  art  autour 
de  son  front  sombre  et  proéminent. 

La  première  précaution  que  prit  le  capitaine  fut  pour  s'assurer 
autant  que  possible  que  nous  n'avions  de  troupes  en  embuscade  ni 
dans  la  jungle  ni  au  bas  de  la  montagne.  Il  avait  probablement 
envoyé  des  éclaireurs  auparavant  et  savait  à  peu  près  à  quoi  s'en 
tenir.  Pour  gagner  du  temps,  il  affecta  de  lire  le  contrat  d'un  bout 
à  l'autre  et  de  le  comparer  avec  la  copie  qu'il  tenait.  Je  m'étais 
rapproché  de  lui,  et  Isaacs  causait  en  persan  avec  Shere-Ali.  L'émir 
prétendait  que  cette  lecture  du  contrat  devait  cacher  quelque  ruse, 
son  gardien  ne  sachant  pas  un  traître  mot  de  la  langue.  Assuré  que 
le  capitaine  ne  comprenait  pas,  Isaacs  fit  connaître  à  Shere-Ali  la 
tentative  de  meurtre  projetée  contre  eux,  dont  lui  avait  parlé  son 
ami  Ram  Lai,  et  je  vis  l'œil  du  vieux  héros  étinceler,  tandis  que  sa 
main  cherchait  son  arme  absente.  Le  capitaine  parlait  maintenant 
à  Isaacs;  moi,  je  me  tenais  prêt  à  le  colleter.  Le  signal  cependant 
n'était  pas  donné.  Il  continuait  à  s'exprimer  très  poliment  en  hin- 
doustani.  Mais  qu'arrivait-il  à  la  lune?.. 

Quelques  minutes  auparavant,  il  semblait  impossible  que  le 
moindre  nuage,  le  moindre  brouillard  pût  obscurcir  ce  ciel  radieux, 
et  maintenant  une  légère  brume  s'élevait,  assombrissant  la  splen- 
deur de  la  nuit.  Je  regardai  Ram  Lai.  Il  était  debout,  appuyé  sur 
son  bâton,  les  yeux  fixés  sur  la  lune.  Au  moment  même,  le  capi- 


LES   NODVEAUX   ROMANCIERS   AMERICAINS.  881 

taine  produisit  un  reçu  qui  attestait  que  le  prisonnier  avait  été 
remis  à  son  nouveau  maître,  et  pria  celui-ci  de  signer.  La  lumière 
baissait  de  telle  sorte  que  l'on  pouvait  à  peine  distinguer  les 
caractères.  Tout  à  coup  le  capitaine  avança  une  main  vers  l'épaule 
d'Isaacs  en  levant  son  autre  bras  pour  avertir  ses  hommes,  qui 
s'étaient  insensiblement  rapprochés  durant  ce  long  entretien.  Je 
guettais  :  aussitôt  que  la  main  du  traître  s'abattit  sur  Isaacs,  je  le 
saisis  par  le  bras  qu'il  tenait  levé  et  lui  serrai  la  gorge;  cette  lutte 
ne  fut  pas  longue,  mais  furieuse.  Le  robuste  Punjab  se  tordait,  se 
débattait  comme  un  chat  sous  mon  étreinte,  ses  yeux  flamboyaient 
pareils  à  deux  charbons  ardens;  il  s'élançait  de  côté  et  d'autre  dans 
ses  vains  efforts  pour  rencontrer  mes  pieds  et  me  renverser.  Mais 
je  ne  lâchais  pas  prise.  Mes  doigts  s'enfonçaient  de  plus  en  plus 
profondément  dans  sa  chair,  tandis  que  nous  nous  étreignions  en 
nous  secouant  avec  violence,  poitrine  contre  poitrine,  jusqu'à  ce 
qu'enfin,  après  une  tension  terrible  de  tous  les  muscles  de  nos 
deux  corps,  son  bras  se  renversa  brisé  comme  un  tuyau  de  pipe. 
En  même  temps,  il  tombait  lourdement  à  la  renverse  sous  mon 
poids.  Toute  ma  force  s'employait  dans  cette  lutte;  mais,  en  étran- 
glant mon  homme,  j'entrevoyais  cependant  ce  qui  se  passait  autour 
de  moi. 

Tel  que  le  poêle  virginal  dont  on  recou\Te  le  cadavre  d'une  jeune 
fille,  tel  que  ce  velours  blanc  doux  et  moelleux,  mais  lourd  et  impé- 
nétrable comme  la  mort,  quelque  chose  descendit  vers,  la  terre  épou- 
vantant notre  âme,  nous  glaçant  jusqu'aux  moelles.  La  figure  du 
mystique  vieillard  grandit  à  mes  yeux,  prit  des  proportions  surna- 
turelles; ses  mains  de  géant  étendaient  leurs  paumes  décharnées 
pour  recevoir  le  grand  rideau  tiré  soudain  entre  le  clair  de  lune  et 
la  terre  endormie.  Ses  yeux  luisaient  comme  des  étoiles ,  sa  tête 
blanche  s'élevait  majestueusement  à  une  hauteur  incalculable  et 
toujours  l'épais  brouillard  tombait,  enveloppant  les  chevaux  et  les 
cavaliers,  et  les  lutteurs  et  l'émir,  dérobant  tout,  couvrant  tout, 
enveloppant  tout  de  ses  flocons  neigeux,  jusqu'à  ce  que  rien  ne  fut 
plus  perceptible  à  un  demi-pas  de  distance.  Je  sentais  la  poitrine 
haletante  du  capitaine  sous  mon  genou  et  les  contractions  du  bras 
cassé  que  torturait  la  pression  de  ma  main  gauche  ;  mais  je  ne  voyais 
ni  le  visage,  ni  le  bras,  ni  la  poitrine,  ni  même  mes  propres  doigts. 
Seulement,  quand  je  levais  les  yeux,  je  distinguais  toujours  la  sil- 
houette surhumaine  de  Ram  Lai,  lumineusement  blanche  à  travers 
la  blancheur  opaque  qui  dissimulait  tout  le  reste.  Ce  ne  fut  qu'un 
instant.  La  voix  d'Isaacs  retentit  à  mon  oreille,  parlant  à  Shere-Ali  ; 
puis  Ram  Lai  m'entraîna  : 

—  Vite,  prenez  ma  main,  je  vous  conduirai  vers  la  lumière. 

XOMB  LXIK  —  1884.  56 


§82  REVDE   DES   DEUX   MONDES. 

Nous  courûmes  sur  l'herbe  molle,  à  la  file,  guidés  par  le  bruit 
des  pas.  Une  minute  encore  et  nous  atteignîmes  le  col;  déjà  le 
brouillard  s'éclaircissait,  nous  voyions  notre  chemin...  Enfin,  nous 
étions  saufs  sur  le  sentier  pierreux,  courant  toujours  jusqu'à  ce 
que  nous  eussions  retrouvé  dans  toute  sa  splendeur  argentée  le  clair 
de  lune  étincelant.  En  bas,  tout  en  bas,  le  même  drap  blanc  res- 
tait tendu,  épais  et  lourd,  cachant  à  nos  yeux  le  camp  et  ceux  qui 
s'y  trouvaient  : 

—  Ami,  dit  Isaacs  à  l'émir,  vous  êtes  libre  autant  que  moi-même. 
Louez  Allah  et  partons  en  paix. 

Le  vieux  guerrier  serra  la  main  qu'il  lui  tendait,  en  hurlant  : 

—  lUallaho-oh-oh-oh! 

Sa  voix  sonnait  comme  du  cuivre. 

—  La  illah-ill-AUah  !  répéta  Isaacs  du  ton  de  cent  clairons  à  la 
fois,  les  arbres,  la  montagne,  la  rivière  et  toute  la  vallée  lui  répon- 
dant. 

—  Dieu  soit  loué  !  dis-je  à  Ram  Lai. 

—  Appelez-le  du  nom  que  vous  voudrez,  ami  Griggs,  répliqua 
le  pandit 

Il  faisait  jour  quand  nous  regagnâmes  la  tente  au  sommet  du  col. 

—  Abdul-Hafiz,  dit  Ram  Lai  tandis  que  nous  préparions  notre 
nourriture  autour  du  feu,  si  c'est  ton  plaisir,  j'emmènerai  ton  ami 
en  lieu  sûr. 

—  Je  te  remercie,  Ram  Lai,  répondit  Isaacs.  Où  conduiras-tu 
l'émir  ? 

—  Je  le  ferai  passer  dans  le  Thibet,  où  mes  frères  auront  soin  de 
lui,  puis  nous  voyagerons  dans  le  pays  tartare  et  de  là  jusque  chez 
les  Russes,  où  votre  Prophète  a  de  nombreux  disciples.  En  présen- 
tant les  lettres  que  tu  as  écrites  aux  principaux  mollahs,  il  pourra 
prospérer.  Quant  à  d'autres  ressources,  as-tu  de  l'or?  Donne-le-lui 
et,  sinon,  donne-lui  de  l'argent,  et  si  tu  n'as  ni  l'un  ni  l'autre,  peu 
importe  !  La  liberté  de  l'esprit  vaut  mieux  que  l'obésité  du  corps, 

—  Bishmillah  !  ta  langue  est  celle  de  la  sagesse,  vieillard,  dit 
Shere-Ah;  pourtant  quelques  roupies... 

—  Sois  en  repos  !  dit  Isaacs,  j'ai  pour  toi  quelques  roupies  d'ar- 
gent et  deux  cents  mohurs  d'or  dans  ce  sac...  Prends  aussi  ce  dia- 
mant... tu  le  vendras  en  cas  de  besoin,  et  il  te  fera  riche. 

Shere-Ali,  qui  hésitait  encore  à  se  croire  vraiment  libre,  fut  con- 
vaincu par  cette  générosité.  Le  rude  guerrier,  le  vaillant  patriote  qui 
avait  fermé  les  portes  de  Kaboul  au  nez  de  sir  Neville  Chamberlain 
et  tout  bravé  plutôt  que  de  souffrir  le  progrès  des  Anglais  dans  ses 
états,  avait  tenu  bon  contre  la  captivité,  la  misère,  les  tortures 
morales,  les  souffrances  physiques;  mais,  quand  Isaacs  eut  ainsi 


LES   NOUVEAUX    ROMANCIERS   AMÉRICAINS.  883 

assuré  sa  fuite,  l'orgueil  céda,  la  reconnaissance  fut  la  plus  forte. 
De  grosses  larmes  roulèrent  sur  ses  joues  tannées;  son  visage 
s'abîma  entre  ses  mains,  qui  tremblèrent  violemment,  puis  le  calme 
extérieur  qui  lui  était  habituel  revint  : 

—  Allah  te  récompense,  frère!  dit-il;  je  n'espère  pas  en  être 
capable. 

—  Je  n'ai  rien  fait,  dit  Isaacs.  C'est  Allah,  dont  le  nom  est  grand 
et  tout-puissant,  qui  te  délivre.  Il  ne  permettra  pas  que  les  croyans 
soient  la  proie  des  chacals  et  des  bêtes  immondes.  Mashallahî  il  n'y 
a  d'autre  Dieu  que  Dieu. 

Ram  Lai  et  Sbere  Ali  partirent,  nous  laissant  causer  des  événe- 
mens  de  la  nuit. 

Je  déclarais  que,  vu  la  puissance  de  Ram  Lai,  tout  aurait  pu  se 
passer  beaucoup  plus  simplement. 

—  Et  moi  je  ne  le  crois  pas,  répondit  Tsaacs.  Tandis  que  vous  me 
débarrassiez  de  ce  brigand,  qui  m'eût  assommé  sans  peine,  Shere 
Ali  et  moi,  nous  venions  à  bout  des  soivars,  accourus  au  signal  de 
leur  capiiaine.  L'émir  assure  en  avoir  étranglé  un  de  ses  mains,  et 
le  petit  couteau  que  voici  semble  s'être  assez  bien  comporté. 

H  me  montra  la  dsgue  turque  tachée  de  sang  plus  haut  que  la 
garde.  J'insistai  pourtant  : 

—  Si  Ram  Lai  est  capable  de  commander  aux  éléraens  jusqu'à 
évoquer  un  brouillard,  ne  pouvait-il  de  même  charger  la  foudre 
d'exterminer  tous  ces  bandits? 

—  II  y  aurait  bien  des  réponses  à  vous  opposer,  répliqua  Isaacs, 
mais  d'abord  savez-vous  si  Ram  Lai  pouvait  faire  plus  que  de 
découvrir  le  signal  convenu  et  d'amener  le  brouillard?  Il  ne  pré- 
tend r'i  aucun  pouvoir  surnaturel,  il  aiïirme  seulement  comprendre 
les  lois  de  la  nature  mieux  que  vous.  Qu'est-ce  qui  nous  prouve 
seulement  que  ce  brouillard  soit  son  œuvre?  Votre  imagination, 
surexcitée  par  les  circonstances,  par  cette  lutte  surtout  avec  le 
capitaine,  qui  vous  envoyait  le  sang  à  la  tête,  vous  a  fait  croire 
que  vous  voyiez  la  figure  de  Ram  Lai  grandie  au-delà  des  propor- 
tions humaines.  Sans  brouillard  nous  nous  serions  probablement 
tirés  d'affaire  tout  de  même.  Ces  gens-là,  leur  chef  une  fois  à  terre, 
ne  se  seraient  point  battus... 

C'est  ainsi  que  Mérimée,  en  nous  racontant  l'histoire  de  la  Vénus 
d'Ille,  ou  celle  de  Lokis,  assaisonne  d'une  pointe  de  scepticisme  le 
récit  fantastique,  si  bien  qu'il  laisse  son  lecteur  incrédule,  comme 
lui,  et  cependant  ému,  révoquant  le  phénomène  en  doute,  sans  se 
contenter  de  ce  qui  l'expliquerait  à  la  rigueur,  ne  sachant  en  somme 
que  penser.  Le  but  que  se  propose  l'artiste  est  atteint. 

Les  doutes  d'Isaacs  font  de  lui  un  personnage  bien  humain,  bien 


884  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

moderne,  malgré  le  déploiement  de  poésie  orientale  qui  l'environne. 
Ce  ne  sont  pas  les  prodiges  accomplis  par  Ram  Lai  qui  le  convaincront 
surtout  de  la  puissance  de  ce  voyant.  Il  a  trop  longtemps  vécu  dans 
l'Inde,  dans  la  terre  des  merveilles,  pour  être  très  sensible  au  merveil- 
leux. Entre  le  tour  du  manguier  et  le  voyage  de  dix  mille  milles  en 
autant  de  secondes  ou  le  don  de  pénétration  qui  fait  passer  les  gens 
à  travers  un  mur,  il  n'y  a  qu'une  question  de  degrés  :  n'a-t-il  pas  vu 
dans  certaine  boutique  de  Calcutta  un  marteau  qui  pouvait  à  la  fois 
fêler  une  coquille  d'œuf  sans  la  briser  et  aplatir  en  gâteau  plat  un 
lingot  de  fer?  Simple  différence  dans  la  somme  d'action  employée. 
Non,  les  phénomènes  sont  bons  pour  amuser  les  femmes  et  les 
enfans;  les  véritables  beautés  du  bouddhisme  pur  se  trouvent 
ailleurs.  Isaacs  le  comprend  mieux  que  jamais  le  jour  où,  sa  bien- 
aimée  étant  morte,  il  a  prononcé  dans  le  calme  d'un  désespoir  inson 
dable  ces  mots  :  —  Tout  est  fini  !  —  auxquels  Ram  Lai,  surgissant 
à  ses  côtés,  répond  : 

—  Tout  ne  fait  que  commencer,  au  contraire!  Tu  as  épuisé 
dans  une  première  destinée  à  jamais  évanouie  ce  que  le  plaisir 
et  la  richesse  peuvent  donner;  les  cheveux  d'or  ou  les  cheveux 
d'ébène,  les  yeux  de  diamant,  l'haleine  fraîche  comme  l'aube  et  lar 
peau  soyeuse  d'une  femme  ne  te  disent,  plus  rien  parce  que  ton  cœu 
a  une  fois  aimé,  t' apprenant  que  le  corps  n'aime  que  lui-même; 
que  ton  bonheur,  —  car  tu  étais  heureux,  croyant  l'être,  —  pro- 
cédait du  dehors  et  non  pas  du  dedans.  La  plus  grossière  des 
écailles  matérielles  qui  couvraient  tes  yeux  est  tombée  à  l'heur, 
où  tes  lèvres  ont  touché  celles  de  cette  femme,  qui  avait  une  âmee 
Réjouis-toi  de  ce  qu'elle  est  partie  dans  sa  blancheur  virginale, 
puisque  tu  la  suivras  bientôt  et  que  rien  ne  survit  à  ce  monde  crou- 
lant que  ce  qui  est  pur  et  fidèle.  Tu  ne  peux  plus  descendre,  main- 
tenant; te  voilà  livré  à  ta  troisième  destinée,  la  grande,  la  vraie, 
la  destinée  de  l'âme.  Si  je  t'avais  dit,  il  y  a  deux  jours,  qu'il  exis- 
tait en  toi  quelque  chose  de  plus  beau  qu'un  cœur  aimant,  tu  ne 
m'aurais  pas  cru  ;  aujourd'hui  cependant  tu  me  crois,  tu  sens  frémir 
la  partie  éthérée  de  ton  cœur,  celle  qui  aspire  à  être  délivrée  du 
corps  pour  rejoindre  en  haut  son  autre  moitié.  Cet  amour  que  tu 
regrettes,  tu  en  as  eu  la  meilleure  part  qui  puisse  être  accordée  à 
l'homme.  Si  votre  bonheur  a  semblé  court,  il  a  en  réalité  duré  toute 
une  existence  et  davantage  ;  tu  as,  dans  l'espace  de  deux  mois,  pris 
beaucoup  d'années.  Auparavant,  tu  étais  plongé  dans  les  jouissances 
de  ce  monde,  et  voilà  que  tu  as  passé,  d'un  coup,  la  frontière  cri- 
tique où  erre  l'amour,  ne  sachant  trop  lui-même  s'il  va  retourner 
aux  bosquets  tentateurs,  aux  pâturages  fleuris  de  la  vie  sensuelle, 
ou  bien  monter  vers  les  hauteurs  que  fouette  et  purifie  le  vent  de 


LES   NOUVEAUX    ROMANCIERS   AMERICAINS.  885 

l'esprit.  Viens,.,  ces  hauteurs,  gravissons-les  ensemble  pour  retrou- 
ver l'âme  immortelle  fiancée  à  la  tienne. 

Isaacs,  anéanti  jusque-là  dans  la  douleur,  relève  la  tête.  11  pos- 
sède vraiment  la  toute- puissance,  celui  qui  sait  le  consoler. 

—  Viens,  repète  Ram  Lai,  les  forces  cachées  de  la  nature  te  prê- 
teront leur  vertu  et  leur  sagesse,  tu  te  rafraîchiras  aux  sources  éter- 
nelles. Des  morsures  de  ton  angoisse  passée  germeront  les  fleurs 
d'or  de  ta  future  couronne. 

—  Et  pour  cela  que  faudra-t-il  faire  ? 

—  Être  fidèle  à  celle  qui  t'a  précédé,  apprendre  parmi  nous  en 
quoi  consiste  le  bonheur.  Tu  n'auras  pas  besoin  de  beaucoup  d'aide. 
Bannis  seulement  de  ta  pensée  cette  conviction  humaine  que  ce 
que  tu  aimes  s'en  est  allé  pour  toujours.  Regarde  devant  toi,  elle 
t'appelle,  elle  te  conjure  de  ne  pas  tarder;  ne  perds  pas  un  instant 
pour  atteindre  ce  qui  seul  désormais  t'importe. 

Ram  Lai  est  vraiment  un  de  ces  prêtres  sublimes  qui, chez  tous 
les  peuples  et  dans  toutes  les  religions,  ont  su  et  savent  encore 
servir  de  médiateurs  entre  le  temps  et  Féternité,  précipiter  vers  les 
sommets  la  course  de  l'esprit  qui  s'éveille,  exercer  sur  des  êtres 
inférieurs  à  eux  un  magnétisme  qui  transforme  le  chagrin  en  féli- 
cité, la  défaite  en  triomphe. 

Isaacs  laisse  tout  ce  qu'il  possède  au  frère  de  miss  Westonhaugh, 
qui  autrefois,  à  la  suite  de  son  esclavage  chez  les  Turcs,  lui  a  rendu 
un  de  ces  services  insignifians  en  eux-mêmes,  mais  grands  par 
leurs  résultats.  Son  dernier  acte  humain  est  pour  s'acquitter  d'une 
dette  de  reconnaissance,  puis,  la  main  dans  la  main  de  Ram  Lai, 
il  s'en  va  sous  le  regard  des  étoiles  vers  les  solitudes  du  Thibet  d'oii 
jamais  plus  il  ne  reviendia.  Peut-être  un  jour  M'"^  Blavatzky  nous 
racontera-t-elle  ses  miracles,  de  même  qu'elle  a  répandu  en  tous 
lieux,  par  la  voix  de  la  presse,  l'aventure  de  la  résurrection  d'un 
autre  «  frère  »  enseveli  comme  Lazare  et  comme  Lazare  aussi,  mais 
après  un  temps  beaucoup  plus  long,  sorti  vivant  de  son  sépulcre. 


III. 


Qu'est-ce  que  ^1™"=  Blavatzky  ? 

Celte  dame  russe,  après  avoir  longtemps  habité  l'Inde,  est  arrivée 
à  la  même  conclusion  qu'Isaacs  sur  la  possibilité  d'accorder  les  plus 
hautes  et  les  plus  pures  doctrines  du  bouddhisme  avec  toutes  les 
religions.  Elle  s'est  unie  à  d'autres  théosophes  (c'est  le  nom  qu'ils  se 
donnent),  parmi  lesquels  un  Anglais,  le  colonel  Olcott,  pour  une 
grande  tentative  de  conciliation,  non-seulement  entre  les  diftërentes 


886  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

religions,  mais  entre  la  religion  et  la  science,  en  affirmant  que  les 
miracles  pouvaient  être  scientifiquement  expliqués.  Cette  mission  qui 
se  poursuit  parmi  nous  depuis  quelque  temps,  sans  que  le  grand 
nombre  en  ait  probablement  la  moindre  idée,  a  ses  racines  au  plus 
profond  des  monastères  du  Thibet.  Les  «  frères  »  sont  persuadés  que 
l'Occident,  après  avoir  fait  le  tour  de  tous  les  systèmes  philosophi- 
ques, revient  au  point  de  départ  de  ces  systèmes.  Schopenhauer  et 
Hartmann  dérivent  de  Çakya-Mouni  :  nous  avons  dit  en  commençant 
que  rinde  revendiquait  comme  sorties  de  son  sein  nos  théories 
scientifiques  les  plus  récentes.  Le  bouddhisme  serait  donc  destiné  à 
faire  laconquêtede  l'Europe  et  du  monde  entier.  Que  ses  «  adeptes  » 
se  bercent  de  cette  illusion,  nous  le  comprenons  encore,  mais  qu'ils 
trouvent  des  complices  dans  notre  société,  voilà  ce  qui  semble 
invraisemblable  :  il  suffit  cependant  pour  s'en  assurer  de  parcourir 
le  livre  qui  d'Angleterre  a  fait  son  chemin  en  France  :  Isis  unveiled, 
Isis  dévoilée,  ou  l'ouvrage  de  Sinnett,  Exoteric  Buddhism,  ou  bien 
encore  quelques  numéros  de  la  Revue  théosophiqiœ,  à  moins  que 
l'on  ne  préfère  suivre  le  cours  qui  a  lieu  régulièrement  sur  ces 
sujets  occultes  devant  un  auditoire  attentif.  Nous  avons  assisté  l'an 
dernier  à  l'une  de  ces  réunions  dont  nous  n'oublierons  jamais  la 
physionomie  toute  particulière. 

Dans  un  appartement  très  correct,  sous  les  auspices  de  personnes 
parfaitement  honorables,  étaient  rassemblés  les  élémens  sociaux  les 
plus  hétérogènes  :  d'abord,  frappant  l'attention  par  sa  belle  figure 
et  son  costume,  un  prince  afghan  dont  les  énergiques  protestations 
contre  l'Angleterre  ont  fait  quelque  bruit  dans  la  presse  ;  un  inter- 
prète levantin  l'accompagnait;  non  loin  d'eux  étaient  assis  un  jeune 
Hindou  au  type  bizarre  d'une  vivacité  singulière,  ses  cheveux  lui- 
sans  comme  l'aile  du  corbeau  retombant  sur  des  oreilles  percées, 
toute  sa  grêle  personne  exotique  dépaysée  d'une  ffiçon  visible  dans 
des  habhs  européens  ;  un  ministre  protestant  bien  connu  pour  son 
éloquence  et  ses  opinions  libérales  ;  un  officier  de  la  garde  de  sa 
majesté  la  reine  du  Royaume-Uni  qui  échangeait  avec  l'Afghan  des 
regards  agressifs,  et  enfin,  une  vingtaine  de  personnes  de  nationalités 
diverses,  les  unes  curieuses,  mais  incrédules,  les  autres  convaincues 
d'avance.  Pour  peu  que  l'on  ait  fréquenté  les  séances  de  magné- 
tisme ou  de  spiritisme,  on  a  rencontré  ces  chercheurs  de  merveilleux 
que  trahissent  une  forme  de  tête  spéciale  où  phrénologiquement 
l'imagination  prédomine  au  détriment  de  la  logique  et  dont  le 
regard  vague  sous  un  front  obstiné  est  plus  prompt  à  voir  ce  qui 
n'existe  pas  qu'à  discerner  les  choses  réelles.  Tourguénef  a  peint 
souvent  cet  ordre  de  gens  qui  sourient  d'un  air  de  dédaigneuse 
pitié  quand  vous  hésitez  à  croire  au  don  de  prophétie  de  M"^  X..,, 


LES   NOUVEAUX   ROMANCIERS   AMERICAINS.  887 

à  la  façon  aussi  facile  qu'infaillible  dont  M.  Z...  explique  l'Apoca- 
lypse et  le  Talmud,  aux  prodiges  de  Home,  aux  tables  enlevées  par 
des  agens  invisibles  ou  à  la  catalepsie  des  écrevisses.  Il  nous  a 
montré  aussi  d'autres  rêveurs  faciles  à  reconnaître  parmi  cette 
plèbe,  ceux  qui  n'acceptent  que  les  superstitions  pourvues  d'un 
caractère  scientifique,  qui  discutent  très  raisonnablement,  très 
éloqupmment  de  graves  chimères,  qui  se  partagent  entre  la  passion 
du  progrès  et  celle  des  abstractions. 

Comme  le  dit  fort  justement  Ilawthorne,  un  observateur  plus 
subtil  encore  que  Tourguénef,  ces  personnages  deviennent  infé- 
rieurs à  l'humanité  pour  avoir  voulu  des  choses  extra-humaines. 
—  ]N'est-ce  pas  l'opinion  de  Pascal  :  a  Qui  fait  l'ange  fait  la  bête?  » 

Ne  nous  y  trompons  point,  les  réformateurs  et  les  hallucinés  sont 
bien  moins  rares  qu'on  ne  pense  dans  notre  société  moderne;  nous 
les  rencontrons  dans  la  rue  sans  les  deviner,  nous  causons  avec  eux 
dans  le  monde  sans  nous  douter  que  cet  homme  aux  manières  aima- 
bles et  insinuantes,  que  cette  femme  à  l'esprit  cultivé  aient  chacun 
son  dada,  son  idée  fixe,  son  utopie  et  ne  soient  toutdisposés,  pourvu 
que  vous  vous  y  prêtiez,  à  commencer  une  œuvre  de  prosélytisme. 

Devant  l'assemblée  qui  l'écoutait,  un  professeur  en  théosophie 
commença  l'exposé  de  la  doctrine  qui,  servant  de  trait  d'union 
entre  la  vieille  Asie  et  l'Europe  libre  penseuse,  entre  le  besoin 
de  croire  et  celui  de  savoir,  rapprochera  le  christianisme  et  le  boud- 
dhisme esotériques.  Ceux-ci  ne  sont  qu'un  ;  malheureusement  les 
diverses  églises  n'ont  donné  aux  masses  que  la  doctrine  esoiérique, 
produisant  ainsi  des  oppositions,  des  haines  et  des  luttes  qui  ont 
retardé  le  piogrès.  Par  sa  tendance  générale,  la  théosophie  se 
trouve  en  opposition  avec  les  «  prétenlions  du  catholicisme,  »  et 
pourtant  elle  est  dans  un  certain  sens  une  réhabilitation  du  mysti- 
cisme chrétien  envisagé  comme  fait  scientillque. 

Certes,  ce  rêve  de  conciliation  générale,  s'il  est  impraticable,  ne 
manque  pas  de  grandeur,  et  nous  sommes  loin  de  vouloir  nier  la 
bonne  foi  généreuse  des  théosophes,  surtout  après  avoir  lu  MJ" Isaacs. 
L'exemple  de  Jean  Reynaud  a  prouvé  tout  ce  qu'on  pouvait  apporter 
de  sincérité,  d'élévation,  de  raison  même  dans  l'illusion.  Swedenborg 
fut  un  juste  ;  on  ne  peut  parler  qu'avec  respect  des  Boehme  et  des 
Saint-Martin.  Théosophie  n'est  donc  synonyme,  pour  nous,  ni  de  char- 
latanisme ni  de  démence;  nou«  voudrions  seulement  que  les  corres- 
pondansà  Paris  des  adeptes  du  Thibetimitassentla  sage  discrétion  de 
leurs  frères  de  l'Inde,  qu'ils  ne  fissent  pas  tant  de  fracas  des  «  mira- 
cles scientifiques,  »  dont  Isaacs  et  Ram  Lai  évitent  de  parler,  qu'ils 
laissassent  dans  une  pénombre  favorable  aux  mystères  ces  histoires 
d'ubiquité,  de  résurrection,  d'évanouissement  dans  les  airs,  de  phé- 


888  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nomènes  de  toute  sorte  «  qui  sont  bons  pour  amuser  les  enfans  et 
les  femmes,  »  et  derrière  lesquelles  se  cachent  les  beautés  morales 
du  système.  Si  le  professeur  qui  a  choqué  nos  oreilles  par  ce  mot 
d'ocruhis7ne,  cent  fois  répété,  évoquant  pour  nous  l'image  de  Robert 
Houdin  plus  encore  que  celles  de  Simon  le  Magicien  et  d'Apollo- 
nius de  Tyane,  nous  avait  simplement  montré  la  poursuite  du  bon- 
heur en  dehors  de  toutes  les  conditions  matérielles,  comme  le  but 
assuré  de  la  vie,  son  succès  eût  sans  doute  été  plus  général.  Il 
serait  parvenu  sans  peine  à  prouver  qu'une  clairvoyance  presque 
divine  peut  être  le  résultat  d'une  vie  pure,  puisque  nous  voyons 
tous  les  jours  le  genre  de  vie  opposé  conduire  à  l'épaississement 
des  facultés  et  transformer  en  brutes,  disposées  à  nier  l'âme,  parce 
qu'elles  ont  atrophié  la  leur  jusqu'à  l'éteindre,  des  hommes  qu'un 
spiritualisme  bien  entendu  aurait  élevés  au-dessus  d'eux-mêmes. 
Tel  qu'on  nous  le  donna,  au  contraire,  l'exposé  des  doctrines  boud- 
dhiques sous  la  forme  que  leur  a  prêtée  une  hbre  adaptation  russo- 
anglaise,  devait  nous  laisser  plus  qu'indlfïérens. 

Il  fut  réfuté  brièvement,  avec  autant  de  clarté  que  de  tact,  par 
le  ministre  protestant,  qui  rappela  que  toutes  ces  choses  merveil- 
leuses étaient  renouvelées  des  écoles  gnostiques,  du  dualisme,  d'oii 
émanèrent  les  enseignemens  du  Persan  Basilide,  ceux  de  Valentin, 
un  autre  ihéosophe  d'Alexandrie,  et  de  Bardesane,  qui  vivait  égale- 
ment au  11''  siècle  de  notre  ère.  Sa  réponse  parut  trop  rationnelle 
et  trop  mesurée  aux  amateurs  d'extraordinaire,  que  la  théorie  de 
la  science  par  illumination  avait  conquis  d'emblée,  cette  science 
surtout  permettant  à  ceux  qui  la  possèdent  de  de  passer  à  travers 
les  murailles  et  de  s'élever  dans  les  nues. 

Ce  qu'avait  compris  le  prince  afghan,  qui,  en  trois  mois  de  séjour 
ici,  ne  pouvait  avoir  appris  beaucoup  de  français,  bien  qu'il  accom- 
pagnât ses  saluts  à  l'orientale  de  mots  étonnamment  bien  choisis, 
nous  l'ignorons;  mais  il  voulut  répondre  en  arabe,  et  pendant  une 
demi-heure  nous  entendîmes  les  syllabes  gutturales  d'une  langue 
inintelligible  pour  tous  sortir  de  cette  bouche  aux  lèvres  fines 
aiguisées  de  ruse,  dont  l'expression  s'accordait  admirablement  avec 
celle  des  yeux  noirs  pleins  de  flammes  sous  le  turban  d'une  écla- 
tante blancheur.  Tous  les  muscles  de  son  fin  visage  olivâtre  vibraient 
d'énergie  et  de  passion.  A  la  façon  dont  il  foudroyait  du  regard 
l'Angleterre  représentée  par  le  colonel  de  la  garde,  à  l'animation  de 
son  geste,  on  pouvait  croire  qu'il  parlait  des  événemens  de  Kaboul 
beaucoup  plus  que  de  religion.  Les  personnes  présentes  attendaient 
impatiemment  la  traduction  qui  ne  leur  fut  pas  donnée,  l'interprète 
levantin,  fort  étranger  à  toute  métaphysique,  ayant,  après  deux  ou 
trois  phrases  qui  semblaient  impliquer  que  son  patron  ne  croyait 


LES   NOUVEAUX    ROMANCIERS   AMERICAINS.  889 

pas  à  grand'chose,  déclaré  avec  une  certaine  confusion  qu'il  était 
hors  d'état  de  rendre  un  jargon  aussi  compliqué.  Peut-être  était-il 
elTaré  par  les  coups  d'oeil  courroucés,  les  gestes  impatiens  de  l'Af- 
ghan, qui  finit  par  promener  sur  nous  tous  son  sourire  énigmatique, 
comme  s'il  se  fût  amusé  au  fond  de  notre  déconvenue. 

Là  dessus,  le  jeune  Hindou  habillé  à  la  Belle  Jardinière,  et  qui 
n'était  autre  qu'un  fils  de  brahme  récemment  converti  par  nos 
missionnaires,  dirigea  une  attaque  en  assez  bon  anglais  contre  les 
croyances  auxquelles  il  venait  de  renoncer  ;  on  lui  fit  observer  qu'il 
sortait  de  la  question,  puis  tout  le  monde  se  mit  à  parler  à  la  fois 
pour  ne  rien  conclure,  pendant  que,  dans  la  pièce  voisine,  — ce 
détail  comique  nous  est  souvent  depuis  revenu  à  l'esprit,  —  le  cou- 
cou d'une  horloge  suisse  jetait  sa  note  moqueuse  à  travers  cette 
Babel.  îSous  nous  retrouvâmes  comme  au  sortir  d'un  rêve  incohérent 
dans  une  rue  du  Paris  affairé  où  l'on  travaille  et  qui  pense.  Depuis, 
bien  que  les  conférences  thèosophiques  se  soient  renouvelées  et 
aient  pris  de  l'extension,  nous  n'avons  pas  été  tenté  d'y  revenir. 
11  nous  semble  que  la  ihéosophie  pourra  séduire  la  Russie  nihiliste, 
une  partie  de  l'Allemagne  même,  théoriquement  dégoûtée  de  la 
vie  par  ses  deux  grands  pessimistes;  elle  intéressera  l'Angleterre, 
favorable  à  toutes  les  excentricités,  l'Amérique,  dont  les  senti- 
mens  à  la  fois  respectueux  et  incertains  sont  ceux  de  Paul  Griggs 
et  de  M.  Grawford  en  matière  de  bouddhisme,  mais  ses  chances 
de  réussir  sont  médiocres  au  pays  de  Voltaire.  IN'est-ce  pas  juste- 
ment eu  nous  racontant  \ Histoire  d'un  bon  bramia  que  celui-ci  a 
dit  qu'il  fallait  faire  cas  de  la  raison  encore  plus  que  du  bonheur 
et  tenir  au  sens  commun,  même  si  le  sens  commun  contribue  à 
notre  mal-être  ?  C'est  le  contraire  de  l'enseignement  des  frères  du 
Thibet. 

La  France  verra  toujours  l'Orient  et  sa  magie  à  travers  Zadig,  ce 
qui  ne  l'empêchera  pas,  —  bouddhisme  et  théosophie  à  part,  —  de 
reconnaître  que  M'  Imacs,  récit  de  l'Inde  7noderne,  est  le  roman 
le  plus  délicieusement  original  qu'ait  produit  depuis  des  années  la 
littérature  anglo-américaine. 


Tu.  Benizon. 


LA 


POLITIQUE  DE  HENRI  IV 


Lorsque  Henri  IV  entra  dans  Paris,  le  22  mars  1595,  il  lui  res- 
tait encore  presque  tout  son  royaume  à  conquérir.  Plus  des  deux 
tiers  de  la  France  obéissaient  à  la  ligue.  II  s'en  fallait  que  le  reste 
obéît  au  roi,  puisque  les  huguenots  détenaient  depuis  vingt-cinq 
ans  des  villes  et  des  places  dont  ils  nommaient  eux-mêmes  les 
gouverneurs.  L'Espagne  profitait  de  nos  divisions  pour  lui  disputer 
pied  à  pied  le  sol  de  son  royaume;  elle  envoyait  des  troupes  en 
Bourgogne  et  en  Picardie,  dans  le  Languedoc,  en  Bretagne,  en 
même  temps  qu'elle  intriguait  à  Rome  et  retardait  par  ses  manœu- 
vres l'absolution  définitive  de  Henri  iV.  Le  duc  de  Savoie,  après 
nous  avoir  pris  effrontément,  en  pleine  paix,  le  marquisat  de 
Saluces,  continuait  avec  une  persévérance  infaiigable  la  guerre 
qu'il  avait  commencée  sans  prétexte  depuis  cinq  ans  et  cher- 
chait par  tous  les  moyens  à  s'emparer  de  la  Provence  et  du  Dau- 
phiné.  En  1589,  à  la  mort  de  Henri  III,  il  y  avait  déjà  deux  cent 
cinquante  villages  anéantis  par  le  feu,  neuf  villes  rasées,  beau- 
coup d'églises  démolies,  cent  vingt-huit  mille  maisons  détruites, 
et,  depuis  cette  époque,  les  villes  et  les  campagnes  avaient  été, 
sur  toute  la  surface  du  pays,  rançonnées  et  saccagées  par  des  sol- 
dats de  toutes  les  nations  et  de  tous  les  partis.  Plus  de  cinquante 
mille  paysans,  exaspérés,  venaient  de  se  soulever  dans  le  Limou- 
sin et  dans  le  Périgord,  refusant  tout  impôt,  tout  service  public, 
se  ruant  indistinctement  sur  les  châteaux  et  sur  les  chaumières,  et 
l'on  avait  tout  lieu  de  craindre  que  l'insurrection  des  «  croquans  » 


LA    POLITIQUE    DE    HENRI   IV,  891 

ne  gagnât  l'Angoumois  et  le  Poitou.  Enfin  le  roi,  presque  aussi 
pauvre  que  ses  sujets,  avait  souvent,  comme  il  l'écrivait  à  Sully, 
«  ses  chemises  déchirées,  ses  pourpoints  troués  au  coude,  sa  mar- 
mite renversée  ;  »  après  le  siège  de  La  Fère,  il  allait  être  obligé 
de  licencier  une  partie  de  l'armée  assiégeante,  ne  pouvant  plus  la 
payer.  Les  étrangers  préparaient  ouvertement  le  démembrement  de 
la  France,  et  les  chefs  des  factions  françaises  ne  songeaient  qu'à 
s'assurer  un  lambeau  de  ses  dépouilles  :  c'en  était  fait,  en  appa- 
rence, de  l'unité  nationale. 

En  1610,  lorsque  Henri  IV  fut  assassiné,  «  l'état,  comme  il  aimait 
à  le  dire,  était  rétabli.  »  Non-seulement  la  guerre  civile  était  depuis 
longtemps  terminée,  mais  les  traces  en  étaient  effacées  ;  non-seu- 
lement les  factions  avaient  déposé  les  armes,  mais  un  gouverne- 
ment national  s'était  fondé  sur  leurs  débris.  Il  y  avait  décidément, 
en  France,  un  parti  français,  qui  grossissait  tous  les  jours.  Sully, 
persuadé  que  «  le  labourage  et  le  pasturage  sont  les  deux  mamelles 
dont  la  France  est  alimentée,  »  avait  donné  une  impulsion  vigou- 
reuse à  l'agriculture.  On  avait  en  outre  fait  des  rouies ,  creusé 
des  canaux,  planté  des  mûriers,  signé  quelques  bons  traités  de 
commerce,  établi  des  colonies  en  Amérique.  Il  avait  fallu  dépenser 
beaucoup  d'argent,  d'abord  pour  acheter  les  principaux  chefs  de 
la  hgue  (plus  de  32  millions),  ensuite  pour  chasser  les  Espagnols, 
enfin  pour  rembourser  les  sommes  prêtées  jusqu'à  la  paix  de  Ver- 
vins  par  la  renie  d'Angleterre,  le  comte  palatin,  le  duc  de  Wur- 
temberg, le  duc  de  Florence,  les  Suisses,  la  république  de  Venise, 
la  ville  de  Strasbourg  (plus  de  100  millions),  et  cependant  les 
finances  n'avaient  jamais  été  plus  prospères  :  on  avait  pu,  sans  dif-o 
ficulté,  affecter  60  millions  au  rachat  du  domaine  ou  à  l'amortis- 
sement des  rentes,  on  avait  fait  remise  d'un  arrérage  de  20  millions 
sur  les  tailles  des  années  159â,  1595,  1596;  les  impôts  ordinaires 
avaient  été  réduits,  dans  les  deux  dernières  années  du  règne,  de 
30  à  26  millions,  et  43  millions  étaient  mis  en  réserve  dans  les 
caves  de  la  Bastille.  A  la  milice  bigarrée  et  indisciplinée  du 
xri®  siècle  qui  désolait  le  pays  par  ses  brigandages  et  troublait  les 
opéraiions  militaires  par  ses  départs  précipités,  aux  soldats  «  mal 
payez,  négligez,  levez  à  coups  de  baston,  retenus  au  camp  et  en 
devoir,  comme  disent  les  OEconomies  royales,  par  la  crainte  des 
prevosts,  des  prisons  et  des  potences  »  avait  succédé  une  armée 
de  cent  mille  hommes,  régulière  et  permanente,  bien  payée,  recru- 
tée pour  plus  des  quatre  cinquièmes  sur  le  sol  français.  Loin  qu'il 
s'agît  de  démembrer  la  monarchie  française,  l'Europe  entière  sen- 
tait notre  force  et  recherchait  notre  alliance  :  c'était  à  notre  tour 
de  fournir  des  subsides  aux  peuples  voisins,  dont  l'indépendance 


892  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

était  menacée,  et,  dans  la  guerre  suprême  que  nous  allions  com- 
mencer contre  la  maison  d'Autriche,  l'Angleterre,  la  Hollande,  la 
Suède,  le  Danemark,  les  princes  protestans  de  l'Allemagne,  le  pape, 
le  duc  de  Toscane,  les  petits  princes  italiens,  le  duc  de  Savoie  lui- 
même,  —  tant  il  semblait  profitable  de  s'associer  aux  desseins  et 
aux  destinées  de  la  France,  —  étaient  prêts  à  nous  seconder. 

Par  quel  prodige,  en  seize  ans,  un  tel  changement  s'était-il  opéré? 
Henri  IV  n'eût  pas  remporté  cette  victoire  politique  s'il  n'avait  été 
capable  d'en  remporter  d'autres.  Toutefois,  ce  n'est  pas  par  l'as- 
cendant de  son  génie  militaire  qu'il  subjugua  les  anciens  partis  et 
rétablit  l'état.  C'est,  avant  tout,  par  sa  politique  qu'il  vint  à  bout 
de  ses  ennemis  et  qu'il  assura  du  même  coup  pour  près  de  deux 
siècles  la  grandeur  de  sa  race  et  la  grandeur  de  son  pays.  Peut- 
être  d'ailleurs  aucun  homme  n'eût-il  été  capable  de  mener  à  bonne 
fin  cette  entreprise  quelques  années  plus  tôt,  avant  que  le  pays  fût 
aussi  fatigué  de  la  guerre  civile.  On  ne  peut  affirmer  que  Henri  lY 
lui-même  eût,  avec  tout  son  génie,  dans  la  première  effervescence 
des  passions  religieuses,  réussi  à  tout  dominer.  Henri  111  mourut 
donc  à  temps.  Mais  les  difficultés  restaient  innombrables,  même 
après  que  les  premiers  symptômes  de  lassitude  s'étaient  manifes- 
tés, et  la  politique  royale  se  heurtait  à  plusieurs  écueils. 

Le  Béarnais  pouvait  être  tenté,  non  pas,  à  coup  sûr,  de  revenir 
à  la  religion  qu'il  venait  d'abjurer,  ce  qui  eût  à  jamais  discrédité 
sa  personne  et  ses  actes,  rallumé  la  guerre  civile  et,  sans  nul 
doute,  ouvert  une  fois  de  plus  la  France  aux  Espagnols,  mais  de  se 
lancer  dans  une  politique  huguenote.  Qui  donc  avait  contesté  ses 
droits,  soulevé  Paris,  déchiré  la  France,  appelé  les  étrangers,  con- 
voqué révolutionnairement  des  états-généraux,  essayé  de  mettre  sur 
le  trône  une  infante  espagnole?  La  ligue,  au  nom  des  intérêts  catho- 
liques. D'un  autre  côté,  les  huguenots  n'avaient-ils  pas  été,  depuis 
le  meurtre  de  Henri  HI,  les  champions  de  la  cause  royale?  On 
avait  amené  peu  à  peu  les  «  politiques  »  à  envisager  Henri  de  Bour- 
bon, quoique  hérétique,  comme  l'unique  chef  du  parti  national  et 
à  le  défendre  contre  ses  ennemis  parce  qu'il  n'y  avait  pas  d'autre 
moyen  de  défendre  la  France  contre  les  étrangers  :  quant  aux 
ligueurs,  ils  s'étaient  fait  chèrement  acheter  lorsqu'ils  n'avaient 
plus  aperçu  de  meilleur  parti  à  prendre;  mais  Sully,  d'Aubigné, 
Duplessis-Mornay  et  tant  d'autres  avaient  été  les  compagnons  de  la 
première  heure.  Ils  avaient  partagé  tous  les  périls  de  leur  maître  et 
toujours  bravé  la  mort  à  ses  côtés  :  leur  cause  était  la  sienne  et  sa 
victoire  était  la  leur.  Quelle  occasion  de  récompenser  de  pareils 
services!  En  1590  et  1591,  il  avait  fallu  s'adresser  à  l'Angleterre, 
aux  Hollandais,  aux  Suisses,  aux  princes  allemands  pour  sauver 


LA   POLITIQUE    DE    HENRI    IV.  893 

l'indépendance  religieuse  des  calvinistes  français,  et  opposer  l'ar- 
mée de  la  réforme  à  celle  de  l'Europe  catholique.  Le  programme 
pouvait  paraître,  au  lendemain  du  combat,  tracé  clairement  :  abais- 
ser partout  les  catholiques  vaincus  et  confondre  les  intérêts  de  la 
France  avec  ceux  de  la  réforme. 

11  y  avait  une  aussi  grande  faute  à  commettre.  Au  demeurant, 
pouvait-on  dire,  les  réformés  n'avaient  pas  gagné  la  bataille  :  c'est 
leur  chef  qui,  pour  en  finir,  venait  d'abandonner  la  réforme. 
Henri  IV,  avant  sa  conversion,  n'avait  pas  sérieusement  entamé 
la  ligue  :  on  lui  reprenait  les  villes  qu'il  avait  prises,  il  s'épuisait 
en  efforts  inutiles  et  perdait  incessamment  d'un  côté  ce  qu'il  gagnait 
de  l'autre.  Même  après  sa  conversion,  il  ne  s'était  pas  senti  le  plus 
fort  :  autrement  il  n'eût  pas  subi  les  dures  conditions  que  lui  dic- 
tèrent les  principaux  ligueurs.  Presque  tojte  la  France  était  catho- 
lique, et  le  roi  ne  pouvait  pas  gouverner  avec  la  minorité.  Par  con- 
séquent, il  fallait  rompre  avec  cette  minorité,  c'est-à-dire  écarter 
les  protestans  des  emplois,  les  priver  de  toute  influence  sur  la 
marche  des  affaires  publiques,  ne  leur  laisser  que  ce  qu'on  ne 
pourrait  pas  leur  ôter.  C'était  d'ailleurs  le  seul  moyen  de  dissiper 
tous  les  soupçons.  Il  ne  fallait  pas  que  Henri  de  Bourbon,  hérétique 
relaps,  pût  être  accusé  d'avoir,  par  une  conversion  feinte,  escamoté 
la  couronne.  Son  zèle  devait  être  éclatant  pour  paraître  sincère. 
Enfin  où  trouver  un  meilleur  moyen  de  déjouer  les  plans  et  les 
intrigues  de  l'Espagne?  Le  roi  de  France  devait  être  aussi  catho- 
lique que  le  roi  catholique  lui-même  pour  lui  enlever  sa  grande 
clientèle  au-delà  comme  en-deçà  de  nos  frontières. 

Henri  lY  ne  pratiqua  ni  l'une  ni  l'autre  de  ces  politiques  exclu- 
sives. INon-seulement  il  voulut,  mais  il  sut  être  d'un  bout  à  l'autre 
de  son  règne  le  roi  de  tous  les  Français.  C'est  ce  que  les  derniers 
Valois  n  avaient  ni  su  ni  voulu  faire,  successivement  prêts  à 
flatter  les  huguenots  et  à  les  faire  égorger,  mais  ne  changeant  de 
conduite  que  pour  changer  de  tutelle.  Henri  IV  n'eut  qu'une  poli- 
tique. jN on- seulement  il  conçut  le  dessein  de  forcer  les  caiholiques 
et  les  huguenots  à  vivre  côte  à  côte  et  à  former  un  peuple  homo- 
gène, mais  il  leur  imposa  son  plan  avec  une  persévérance  imper- 
turbable et  l'exécuta  malgré  ses  amis  et  ses  ennemis.  11  n'essaya 
pas  de  tromper  successivement  les  deux  partis  et  de  les  affaiblir 
l'un  par  l'autre,  mais  il  entendit  régner  avec  l'un  et  l'autre,  et 
régna.  Cela  parut  d'abord  étrange  et  dérangea  bien  des  habitudes 
contractées  pendant  la  guerre  civile.  Cependant  le  nombre  des 
mécontens  diminua  peu  à  peu;  mais  une  minorité  ne  cessa  pas, 
daus  les  deux  camps,  de  murmurer,  d'intriguer  et  de  conspirer, 
jusqu'au  moment  où  le  roi  paya  de  sa  vie  sa  conception  d'un  gouver- 
nement national.  11  n'est  pas  inutile,  môme  après  trois  siècles,  de 


S9â  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

faire  ressortir  l'aveuglement  et  l'ingratitude  des  uns  et  des  autres 
en  montrant  comment  cet  admirable  chef  de  gouvernement  sut  pra- 
tiquer soit  envers  les  huguenots,  soit  envers  les  catholiques,  une 
politique  sans  laquelle  il  n'y  avait  plus  de  place  en  France  pour  la 
royauté  nationale,  en  Europe  pour  la  nation  française. 

I. 

Ainsi  les  huguenots  protestaient.  Ils  avaient  protesté,  même  avant 
la  conversion  du  roi.  Au  camp  de  Saint-CIoud,  en  même  temps  que 
le  catholique  d'Épernon  avait  emmené  sept  mille  deux  cents  soldats 
dans  son  gouvernement,  La  Trémouille  s'était  éloigné  avec  neuf  batail- 
lons de  calvinistes.  On  accusait  le  Béarnais, —  c'est  d'Aubigné  qui  nous 
l'apprend, —  non-seulement  d'avoir  laissé,  après  Contras,  écraser  les 
Suisses  et  les  Allemands  à  Vimori  et  à  Auneau,  mais  surtout  d'avoir 
donné  des  bénéfices  à  des  ligueurs,  pendant  que  deux  de  ses  capi- 
taines mouraient  de  faim,  et  d'avoir  vendu  Oléron  à  Saint-Luc,  ancien 
mignon  de  Henri  III.  On  avait  osé  lui  dire  en  pleine  assemblée  de  La 
Rochelle,  à  la  fin  de  l'année  1588,  que  le  temps  était  venu  de  rendre 
les  rois  serfs  «  et  esclaves,  »  et  lui-même  écrivait  à  M""^  de  Gram- 
mont  que,  «  s'il  se  faisait  encore  une  assemblée,  il  deviendrait  fou.  » 
Cependant,  à  La  Rochelle,  on  l'avait  encore  élu  protecteur  des  églises; 
mais,  après  son  avènement,  un  an  plus  tard,  au  colloque  de  Saint- 
Jean-d'Angély,  on  proposa  de  le  destituer  et  peut-être  l'eût-on  faits'il 
ne  l'avait  pris  de  très  haut,  écrivant,  dit  L'Estoile,  «  à  ceux  de  la  reli- 
gion qu'il  vouloit  bien  qu'ils  entendissent  qu'il  n'y  avoit  protecteur 
en  France  que  lui  des  uns  et  des  autres  et  que  le  premier  qui  seroit 
si  osé  d'en  prendre  le  titre,  il  lui  feroit  courir  fortune  de  sa  vie.  » 
Le  duc  de  Bouillon  n'en  fit  pas  moins  tous  ses  efforts,  après  l'abju- 
ration, pour  qu'on  nommât  protecteur,  à  la  place  du  roi,  l'électeur 
palatin.  L'abjuration  avait  confirmé  tous  les  soupçons,  aigri  les  cœurs, 
ranimé  les  velléités  d'indépendance  politique  :  «  Sire,  dit  d'Aubi- 
gné à  Henri  IV  après  l'attentat  de  Jean  Chastel,  qui  avait,  on  le  sait, 
fendu  d'un  coup  de  couteau  la  lèvre  du  roi ,  vous  n'avez  renoncé 
Dieu  que  des  lèvres,  il  s'est  contenté  de  les  percer;  mais  quand 
vous  le  renoncerez  du  cœur,  il  vous  percera  le  cœur  (1).  »  Il  y  a 

(1)  Le  mênae  d'Aubigné  raconte  ainsi  à  ses  enfans  son  dernier  entretien  avec 
Henri  IV.  «  1610.  Dont  en  prenant  congé  pour  venir  en  Xaintonge  y  travailler,  le  roy 
ayant  dit  ces  mots  :  Aubigné,  ne  vous  y  trompés  plus,  je  liens  ma  vie  temporelle  et 
spirituelle  entre  les  mains  du  sainct-père,  véritablement  vicaire  de  Dieu,  il  (d'Au- 
bigné) s'en  revint,  tenant  non-seulement  ce  grand  desseing  (le  projet  de  guerre  géné- 
rale) pour  vain,  mais  encor  la  vie  de  ce  pauvre  prince  condamnée  de  Dieu  ;  ainsi  en 
parla-t-il  à  ses  coufidens,  et  dans  deux  mois  après  arriva  l'effroyable  nouTelle  de  sa 
mort.  » 


LA    POLITIQUE   DE    HENRI   IV.  895 

des  calvinistes  zélés,  qui,  même  au  xix*  siècle,  n'auraient  pas  désa- 
voué ce  propos.  M.  Ch.  Read  (1)  n'a-t-il  pas  déclaré  que  «  les  circon- 
stances ne  faisaient  pas  à  Henri  IV  un  devoir  si  impérieux  de  fouler 
aux  pieds  tout  sentiment  de  conscience  et  de  gratitude,  tout  respect 
divin  et  humain  et  d'en  agir  comme  il  le  fit  dès  lors  et  dans  la  suite 
envers  ceux  qu'il  avait  quittés?»  Un  autre  (2)  n'a-t-il  pas  osé  dire: 
«  Personne  n'avait  prévu  quel  dangereux  ennemi  la  cause  du  pro- 
testantisme français  allait  trouver  dans  le  cœur  d'un  prince  tout  à 
l'heure  encore  son  chef,  »  et  lui  reprocher  de  n'avoir  «  manqué 
nulle  occasion  d'amoindrir  les  appuis  naturels  de  ses  sujets  réfor- 
més?» Voilà  comme  on  a  pu  juger,  même  de  notre  temps,  l'homme 
à  qui  les  calvinistes  français  durent  l'établissement  de  la  liberté  de 
conscience  et  de  leur  état  civil,  celui  qui  signa  l'édit  de  Nantes  et 
mourut  de  mort  violente  pour  l'avoir  signé. 

Les  huguenots,  à  vrai  dire,  partageaient  généralement  l'avis  de 
Jacques  P""  d'Angleterre,  qui,  lorsque  «  certains  depputez  d'Irlande  n 
lui  demandèrent  un  jour  la  liberté  de  conscience,  envoya  «  quatre 
des  principaux  en  la  tour  (3)  »  :  ils  ne  tenaient  pas  plus  à  la  liberté 
de  conscience  que  les  catholiques,  pourvu  que  leur  propre  liberté 
fût  assurée.  Un  des  articles  fondamentaux  que  l'assemblée  de  Châ- 
tellerault  (juillet  1597)  entendit  imposer  au  roi  dans  les  négocia- 
tions qui  précédèrent  l'édit  de  Nantes,  c'est  que  la  messe  serait 
«  exclue  de  plusieurs  villes,  entre  autres  La  Rochelle.  »  C'était, 
semblait-il,  une  revanche  légitime,  puisque  le  prêche  était  interdit 
dans  certains  lieux,  d'après  les  conventions  faites  avec  plusieurs 
seigneurs  et  plusieurs  villes  du  parti  ligueur.  Mais  Henri  IV,  à  qui 
la  ligue  avait  arraché  ces  conventions,  empêcha  du  moins  les  repré- 
sailles, qu'il  pouvait  empêcher.  l\  aurait  voulu  ranger  tous  ses  sujets 
sous  une  loi  commune;  mais  un  tel  joug  paraissait  insupportable 
aux  uns  comme  aux  autres.  Pour  ne  parler  que  des  calvinistes,  ils 
ne  voyaient  point  de  salut  hors  de  privilèges  et  de  garanties 
extraordinaires  qui  leur  permissent,  le  cas  échéant,  de  tenir  en 
échec  tout  le  reste  du  royaume ,  à  commencer  par  le  roi.  Rien 
n'était  plus  contraire  à  la  conception  de  la  politique  royale,  et  cepen- 
dant Henri  IV,  loin  de  se  laisser  pousser  à  bout  par  des  prétentions 
déraisonnables  et  par  des  sommations  hautaines,  chercha  patiem- 
ment à  concilier  toutes  ces  revendications  avec  les  droits  de  sa 
couronne,  il  ne  marchanda  pas  un  instant  aux  réformés  la  plénitude  de 
la  Hberté  civile,  l'entière  liberté  de  conscience  et  toute  la  liberté  du 
culte  public  que  la  France  catholique  pouvait  alors  endurer  ;  mais 


(1)  Mémoire  lu,  le  25  mars  185i,  à  l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques. 

(2)  Bayous,  Histoire  de  la  littérature  française  à  l'étranger,  t.  i,  p.  26. 

(3)  Lettre  de  notre  ambassadeur  d'Angleterre  au  roi  (20  août  1603.) 


896  REVUE  DES  DEDX  MONDES. 

il  lutta  pour  ne  pas  démembrer  la  puissance  publique  au  profit  d'un 
dixième  de  ses  sujets  :  u  Entre  plusieurs  souhaits  que  j'ay  faits, 
disait-il  à  Sully  au  fort  de  la  lutte,  en  1596,  dans  un  jour  de  belle 
humeur,  alors  que  ses  lieutenans  venaient  de  remporter  des  succès 
décisifs  en  Provence,  vous  devez  sçavoir  qu'il  y  en  a  eu  dix  princi- 
paux, pour  le  succez  desquels  j'ay  le  plus  souvent  et  le  plus  instam- 
ment fait  humbles  prières  à  Dieu.  Le  premier,  afin  qu'il  luy  pleust 
de  m' assister  toujours  en  cette  "vie  et  m'user  de  miséricorde  à  la  fin 
d'icelle...  Le  quatriesme,  qu'il  me  delivrast  de  ma  femme  (l'infidèle 
Marguerite)...  Le  huictiesme,  de  pouvoir  anéantir  non  la  religion 
reformée,  car  j'ay  esté  trop  bien  servy  et  assisté  en  mes  tribula- 
tions de  plusieurs  qui  en  font  profession,  mais  la  faction  hugue- 
notte,  que  messieurs  de  Boiiillon  et  de  la  Trémoûille  essayent  de 
rallumer  et  de  rendre  plus  mutine  et  tumultueuse  que  jamais;  sans 
rien  entreprendre  neantmoins  par  la  rigueur  et  violence  des  armes 
ny  des  persécutions ,  quoy  que  peut-estre  cela  ne  me  seroit  pas 
impossible,  mais  bien  d'y  parvenir  sans  ruyner  plusieurs  provinces, 
perdre  la  bienveillance  de  plusieurs  miens  serviteurs,  afîoiblir  gran- 
dement le  royaume  en  le  diminuant  tellement  de  moyens  et  de  sol- 
dats que  je  n'oserois  jamais  plus  rien  entreprendre  de  glorieux  ny 
d'honorable  hors  de  France  (1).  »  Henri  IV  est  là  tout  entier.  C'est 
lui,  qui,  dans  cette  occurrence,  défend  assurément,  avec  les  attri- 
buts de  sa  propre  souveraineté,  l'unité  française  et  l'intérêt  français. 
Cependant,  quelque  idée  qu'il  ait  du  droit  monarchique  et  quoiqu'il 
se  sente  assez  fort  pour  réduire  au  besoin  la  faction  huguenote  par 
la  violence,  il  va  composer  avec  elle,  à  son  grand  déplaisir,  et  lui 
laisser  une  organisation  politique,  par  amour  réfléchi  de  la  paix 
publique  et  parce  que,  de  deux  maux,  celui-ci  lui  paraît  le  moindre. 
Ce  qui  importe  avant  tout,  c'est  qu'une  ligue  protestante  ne  succède 
pas  à  l'autre  et  que  la  France  ne  soit  pas,  une  seconde  fois,  coupée 
en  deux.  Enfin ,  ce  qu'il  aura  donné  malgré  lui,  il  ne  le  reprendra 
pas.  Ainsi  va  se  comporter,  avant  comme  après  l'édit  de  Nantes, 
ce  «  dangereux  ennemi  »  du  protestantisme  français. 

Dès  le  !i  juillet  1591,  il  avait  remis  «  provisoirement  »  en  vigueur 
le  traité  de  1577  (édit  de  Poitiers)  et  les  conventions  de  Nérac  et  de 
Fleix,  qui  permettaient  non-seulement  le  libre  accomplissement  des 
rites  de  la  religion  nouvelle  dans  l'intérieur  des  maisons,  mais  l'exer- 
cice public  du  culte  et  la  construction  des  temples  dans  les  villes  ou 
bourgs  occupés  par  ceux  de  la  réforme  à  la  date  du  15  septembre 
1577  et  dans  les  «  principaux  domiciles  »  des  seigneurs  protestans 
hauts  justiciers,  assignaient  aux  huguenots  des  cimetières  particu- 
liers, les  déclaraient  aptes  à  tous  les  offices,  leur  accordaient  des 

(1)  OEconom.  roy.,  ch.  lxx.ii. 


LA   POLITIQUE   DE    HENRI   IV.  897 

chambres  spéciales,  dites  «  de  Tédit,  »  à  Paris,  à  Rouen,  à  Dijon  et 
à  Rennes,  «  tri-parties  »  à  Grenoble,  à  Bordeaux,  à  Aix  et  à  Mont- 
pellier (1),  enfin  leur  remettaient  huit  places  de  sûreté  pour  six 
ans  (2).  C'était  beaucoup,  eu  égard  à  l'état  des  forces  royales,  aux 
rapports  du  prince  avec  le  clergé,  même  avec  la  partie  la  plus 
modérée  de  l'épiscopat,  à  l'inquiétude  et  à  la  défiance  de  tous  les 
catholiques.  Les  calvinistes  ne  tinrent  aucun  compte  de  ces  embar- 
ras, se  plaignirent  de  ce  qu'on  n'eût  pas  renouvelé  en  leur  faveur 
l'édit  de  Beaulieu  (1576),  plus  avantageux  à  la  religion  réformée, 
s'emportèrent  contre  divers  traités  particuliers  que  Henri  IV  était 
obligé  de  conclure  avec  les  ligueurs,  enfin  rejetèrent  l'édit  de  1577 
dans  deux  synodes  nationaux  et  dans  deux  «  assemblées,  »  tenues 
à  Mantes  et  à  Saumur.  Au  même  instant,  les  cours  souveraines, 
sondées  par  le  roi,  lui  reprochèrent  l'excès  de  ses  concessions  et 
firent  pressentir  qu'elles  n'enregistreraient  pas  l'édit  de  Poitiers. 

Henri  IH  avait  passé  son  règne  à  défaire  ou  à  refaire  ses  traités 
avec  les  calvinistes,  et  chacune  de  ses  variations  l'avait  laissé  moins 
obéi,  plus  méprisé  de  tous.  Henri  IV  défendit  avec  une  remarquable 
habileté  son  programme  de  1591.  Il  l'imposa  d'abord  aux  ligueurs 
en  réservant,  dans  tous  ses  accords  avec  les  provinces  de  la  ligue, 
sauf  la  Provence,  et  avec  les  villes  de  la  ligue,  sauf  Amiens,  Rouen 
et  Péris,  l'exécution  de  l'édit  de  1577.  Recevant  les  députés  des 
églises  à  Mantes,  en  novembre  1593,  il  leur  déclara  n'avoir  a  rien 
plus  à  cœur  que  de  voir  une  bonne  union  et  concorde  entre  tous  ses 
subjects,  tant  catholiques  que  de  la  religion...  Je  m'asseure,  poursui- 
vit-il, que  personne  ne  m'empeschera  l'effect  de  ce  dessein  :  il  y 
aura  bien  quelques  brouillons  et  malicieux  qui  le  voudroient  empes- 
cher,  mais  j'espère  ausoi  trouver  le  moïen  de  les  chastier.  »  Il  s'atta- 
chait donc  à  l'édit  de  Poitiers,  mais  en  y  ajoutant,  pour  ôter  tout 
prétexte  aux  mutins,  quelques  articles  secrets  par  lesquels  il  était 
pourvu  à  l'entretien  des  ministres,  à  la  fondation  de  collèges  protes- 
tans  et  dont  l'un  allait  jusqu'à  promettre  le  libre  exercice  du  culte 
public  dans  toutes  les  villes  de  la  domination  du  roi. 

Les  «  brouillons  et  les  malicieux,  »  qui  menaient  les  autres,  fei- 

(1)  Les  chambres  de  l'édit  étaient  composées  de  magistrats  nommés  par  le  roi,  et 
choisis,  sans  acception  de  religion,  parmi  les  membres  des  cours  souveraines  auprès 
desquelles  elles  étaient  constituées,  sur  une  liste  communiquée  aux  délégués  des 
églises  et,  s'il  y  [avait  lieu,  amendée  d'après  leurs 'observations.  Les  chambres  tri- 
parties se  composaient  de  deux  présidens,  l'un  catholique,  l'autre  protestant,  de  huit 
conseillers  catholiques  et  de  quatre  conseillers  protestans.  La  chambre  do  Montpel- 
lier avait  été  transférée  à  l'Isle-en-Jourdain  et  était  devenue  mi-partie,  conformément 
à  un  article  du  traité  de  Nérac. 

(2)  Le  traité  de  Nérac  stipulait  en  outre  que  le  roi  de  Navarre  recevrait  onze  places 
de  sûreté,  mais  pour  un  temps  beaucoup  plus  court. 

TOME  LXII.  —  1884.  57 


898  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

gnirent  de  n'attacher  aucune  importance  aux  articles  secrets  et 
répondirent  à  ces  sages  propositions  par  une  véritable  déclaration 
de  guerre.  Les  calvinistes,  réunis  en  assemblée  générale  à  Sainte- 
Foix  (mai  (t  juin  159/i),  votèrent  un  règlement  purement  politique 
en  vingt-huit  articles,  qui  organisait  une  sorte  d'association  répu- 
blicaine au  sein  du  royaume.  La  France  était  divisée  en  dix  cer- 
cles, gouvernés  par  autant  de  conseils  provinciaux,  dont  chacun 
devait  élire  un  «  modérateur,  »  déterminer  la  quotité  des  taxes 
dues  par  chaque  église  et  en  surveiller  l'emploi,  tenir  sur  pied  les 
gens  de  guerre,  remplacer  les  gouverneurs  des  places  de  sûreté,  etc. 
La  république  huguenote  avait,  en  outre,  ses  assemblées  générales, 
composées  de  dix  députés,  un  par  province,  qui  devaient  se  réunir 
une  ou  deux  fois  l'an,  «  selon  les  nécessités  des  affaires,  »  revê- 
tues des  attributions  les  plus  étendues  et  même,  par  une  disposi- 
tion spéciale,  d'une  sorte  de  pouvoir  législatif  indéfini  qui  ne  se 
subordonnait  pas  à  celui  du  roi.  11  semblait  qu'on  eût  voulu  exas- 
pérer non-seulement  les  catholiques,  mais  «  les  poUtiques,  »  par  là 
même  empêcher  les  pai  lemens  d'enregistrer  le  prochain  édit  royal, 
tout  entraver,  tout  embrouiller,  pousser  Henri  lY  à  quelque  éclat 
et  trouver  l'occasion  d'une  véritable  rupture. 

Le  roi  garda  tout  son  sang-froid.  Il  y  avait,  parmi  les  protestans, 
des  modérés  et  des  patriotes,  qui  craignaient  cette  rupture.  11  s'agis- 
sait avant  tout  de  les  rassurer,  c'est-à-dire  d'ériger  définitivement, 
par  l'enrf  gistrement  des  cours  souveraines,  l'édit  de  1577  en  loi  géné- 
rale. Mais  celles-ci  se  débattirent,  il  était  aisé  de  le  prévoir.  11  faut 
lire,  dans  le  Journal  de  VEstoile,  le  compte-rendu  sommaire  de  la 
discussion  passionnée  qui  remplit,  au  parlement  de  Paris,  l'audience 
du  31  janvier  1595,  l'édit  de  Paitiers  n'étant  regardé  par  les  chauds 
catholiques  que  «  comme  une  feuille  de  papier  escrite  que  le  roy 
(Henri  III)  avoit  baillée  aux  huguenots  pour  les  contenter  en  papier.  » 
On  y  tança  vertement  le  Béarnais  a  de  vouloir  reslablir  ceste  nou- 
veauté estainte,  »  et  l'enregistrement  ne  fut  voté  que  par  cinquante- 
neuf  voix  contre  cinquante-trois.  Le  parlement  de  Normandie  résista 
plus  longtemps  et  ne  céda  qu'après  une  altercation  violente,  lorsque 
Henri  IV,  à  Piouen  même,  eut  adressé  les  plus  vifs  reproches  à  son 
grand  ami,  le  premier  président  Groulart  et  à  plusieurs  conseillers. 
Quand  il  s';igit  de  traiter  avec  le  duc  de  Mercœur  et  de  pacifier  enfin 
la  Bretagne,  où  le  parlement  de  Rennes  avait  toujours  empêché 
que  l'édit  de  1577  ne  fût  exécuté,  le  roi  rencontra  la  même  résis- 
tance (1),  mais  ne  céda  point  et  répondit  obstinément  qu'il  regar- 

(1)  Mercœur  demanda  d'abord  que  l'édit  de  1577  fût  révoqué  formellement,  ensuite 
qu'il  ne  fût  pas  mentionné  dans  le  traité. 


LA   POLITIQUE  DE    HENRI   IV.  8^9 

dait  cet  édit  a  comme  très  utile  à  présent  au  repos  de  son  royaume.  » 
Bref,  il  vint  à  bout  des  parlemens. 

Mais  les  seigneurs  calvinistes,  qui  prétendaient  rester  les  chefs 
d'un  parti  politique,  ne  désarmèrent  pas,  et  comme,  à  cette  époque, 
Henri  IV  était  serré  de  près  par  Philippe  II ,  ils  profitèrent  de  ses 
embarras  sans  le  moindre  scrupule.  L'assemblée  de  Saumur  repoussa 
décidément  l'édit  qu'il  venait  de  faire  enregistrer  à  Paris  avec  tant 
de  peine  et  choisit  le  moment  où  les  Espagnols,  après  la  prise  du 
Gatelet  et  la  défaite  de  Dourlens,  assiégeaient  Cambrai ,  pour  lui 
envoyer  des  députés  chargés  de  poser  les  conditions  les  plus  dures. 
Il  leur  fit  une  réponse  dilatoire.  Cependant  l'assemblée  générale 
réunie  à  Loudun,  en  avril  1596,  s'obstina  d'autant  plus  dans  ses 
résolutions  que  le  péril  public  croissait  d'heure  en  heure  :  les  Espa- 
gnols enlevaient  Ardres  et  Calais,  pendant  que  l'armée  royale  s'épui- 
sait au  siège  de  La  Fère.  Le  calviniste  \ulson  porta  les  mêmes 
conditions  au  roi,  qui  enjoignit  à  l'assemblée  de  se  dissou'Jre.  Les 
chefs  calvinistes  peidu-eiit  alors  toute  mesure  et  se  préparèrent, 
suivant  l'expression  de  Duplessis-Mornay,  à  «  passer  fort  gaiement 
le  Rubicon.  »  Non-seulement  ils  ne  se  séparèrent  pas,  mais  ils 
commencèrent  à  s'arroger  le  droit  de  saisir  à  leur  couvenauce  les 
deniers  royaux,  en  pleine  guerre  contre  le  principal  ennemi  de  la 
réforme  et  dans  un  moment  où  le  roi,  leur  maître  et  leur  défen- 
seur, ne  parveniiit  pas  à  solder  ses  troupes.  Bien  plus,  ut  regiœ 
vires  maxime  debililarentur,  comme  l'écrivit  do  Thou,  La  Trémoille 
et  Bouillon  quittèrent  le  camp  de  La  Fère  !  Henri  plia,  réiracta  ses 
ordres,  se  résigna,  puisqu'il  le  fallait,  à  traiier  de  puissance  à  puis- 
sance, envoya  des  députés  à  Loudun,  les  chargea  de  faire  entendre 
aux  calvinistes,  qu'il  y  avait  dans  leurs  plaintes  «  plus  de  faction 
que  de  religion.  »  L'assemblée  fut  inexorable  et  généralisa  la  saisie 
des  deniers  publics.  A  ce  moment,  une  insurrection  calviniste  sem- 
blait imminente,  et  pourtant  la  pairie  française  était  en  danger; 
Amiens  venait  de  tomber  aux  mains  des  Espagnols.  Henri  disait 
bien  haut  qu'il  fallait  «  ravoir  cette  ville  ou  mourir;  »  mais  il  n'avait, 
pour  1  assiéger,  que  des  troupes  dépourvues  de  pain,  de  munitions 
et  de  canons  :  il  envoya  d'auires  députés  à  rassemblée  générale, 
alors  transférée  à  Saumur.   Celle-ci  répondit  froidement  que  les 
nouvelles  propositions  étaient  «  totalement  éloignées  des  choses 
nécessaires  aux  églises  »  et  continua  de  faire  main  basse  sur  les 
produits  des  taxes  ou  du  domaine.  La  Trémoille,  à  la  tète  de  troupes 
mises  sur  pied  en  Poitou,  refusa  de  se  rendre  en  Picardie.  Bouillon, 
à  la  tète  de  soldats  levés  dans  le  Limousin  aux  dépens  du  roi, 
partit  pour  l'Auvergne  et  le  Gévaudan.  Enfin  Polignac  de  Saint- 
Germain  fut  envoyé  en  Angleterre  pour  supplier  Elisabeth  d'opérer 
une  diversion  au  profit  des  réformés,  tout  au  moins  de  faire  entendre 


900  REVDE   DES   DEUX   MONDES. 

une  voix  menaçante,  et  lui  offrit  ce  protectorat  des  églises  que 
Bouillon  n'avait  pu  faire  donner  naguère  à  un  prince  allemand. 

En  avril  1598,  la  situation  était  complètement  changée.  Amiens 
était  repris  depuis  six  mois,  la  ligue  rendait  le  dernier  soupir  en 
Bretagne,  et  la  guerre  étrangère  allait  être  terminée  par  la  paix  de 
Yervins.  Henri  IV,  à  qui  rien  n'avait  échappé,  qui,  traqué  par  les 
chefs  des  calvinistes,  avait  rongé  son  frein,  mais  ressenti  cruelle- 
ment l'injure  (1),  aujourd'hui  vainqueur,  couvert  de  gloire,  accueilli 
par  les  acclamations  frénétiques  des  Parisiens,  pouvait  être  tenté 
de  revenir  à  son  tour  sur  les  concessions  faites  en  1591  et  en  1594. 
11  n'ignorait  pas  que  les  incorrigibles  avaient,  même  depuis  la  reprise 
d'Amiens,  formé  le  projet  insensé  de  surprendre  Tours  avec  trois 
mille  cinq  cents  hommes,  afin  de  lui  arracher  de  meilleures  condi- 
tions. Si  les  délégués  de  l'assemblée  générale  se  montraient  plus 
souples,  c'est  qu'il  était  le  plus  fort  et  pouvait  abuser  de  sa  force. 
Loin  d'en  abuser,  il  crut  pouvoir,  sans  tout  accorder,  céder  sur 
divers  points.  M.  Forneron,  dans  son  Histoire  des  ducs  de  Guise, 
remarque  que  le  grand  talent  de  ce  prince  était  «  l'art  de  céder  » 
et  «  qu'on  devient  le  maître  en  sachant  céder.  »  Henri  IV  comprit 
que  le  moment  était  venu,  et  que  non-seulement  il  cédait  sans 
péril,  mais  qu'il  dessillait  par  là  les  yeux  des  modérés,  les  persua- 
dait de  sa  bonne  foi,  les  rattachait  pour  toujours  à  son  gouverne- 
ment, supplantait  dans  leur  confiance  les  «  brouillons  et  les  mali- 
cieux ;  »  en  un  mot,  qu'il  paralysait,  au  moins  pour  la  durée  de  son 
règne,  la  «  faction  huguenote.  »  C'est  dans  ce  dessein  qu'il  signa, 
le  13  avril  1598,  l'édit  de  Nantes.  Nous  comprenons  très  bien  aujour- 
d'hui que  le  nouvel  édit  garantît  aux  réformés  une  entière  liberté 
de  conscience,  augmentât  le  nombre  des  villes  et  des  villages  où 
leur  culte  pourrait  être  exercé  publiquement,  leur  permît  de  tenir 
des  écoles  dans  tous  les  lieux  de  plein  exercice,  de  donner  à  leurs 
enfans  tels  maîtres  que  bon  leur  semblerait  et  de  pourvoir  par  des 
legs  spéciaux  à  l'entretien  de  leurs  écoliers,  les  admît  à  toutes  les 
charges,  les  autorisât  même  à  s'imposer  pour  les  frais  de  leurs 
synodes  et  les  gages  de  leurs  pasteurs.  Nous  comprenons  moins  que 
la  charte  nouvelle  conservât  ou  créât  en  leur  faveur  des  juridictions 
exceptionnelles  (2),  leur  laissât  deux  cents  villes  ou  places  de  sûreté 
dont  les  fortifications  allaient  être  entretenues,  les  garnisons  sol- 
dées par  le  roi  et  dont  les  gouverneurs  ne  pourraient  être  nommés 

(1)  Voir,  entre  autres  documens,  la  lettre  du  2  avril  1597  à  Elisabeth,  celle  du 
4  août  1597  au;,duc  de  la.Force,  celle  du  11  août  1597  au  duc  de  Piney-Luxemhourg, 
notre  ambassadeur  à  Rome,  et  les  OEconomies  royales,  ch.  lixv  et  lxjx. 

(2)  Mercœur,  daas  ses  négociations  avec  Henri  IV,  demanda,  de  son  côté,  que  des 
juridictions  exceptionnelles  fussent  octroyées  à  ses  partisans,  ne  comptant  pas,  pour 
les  ligueurs  bretoas,  sur  l'impartialité  des  magistrats  ordinaires. 


LA   POLITIQUE   DE    HENRI   IV.  901 

sans  l'agrément  «  des  églises.  »  Ce  fut  un  grand  sacrifice,  mais,  au 
demeurant,  un  sacrifice  politique.  Henri  IV  le  fit,  ainsi  qu'il  l'écrivit 
lui-même  à  l'évêque  de  Rennes,  «  pour  contenter  et  rasseurer  le 
général  de  ceulx  de  la  dicte  religion,  et,  en  ce  faisant,  renverser 
plus  aisément  les  desseings  des  ambitieux  et  factieux,  »  et  l'événe- 
ment prouva  qu'il  avait  vu  clair.  On  avait  tout  gagné,  pour  la  royauté 
comme  pour  le  royaume,  en  démontrant  aux  huguenots  que  la 
croisade  était  bien  finie,  que  ce  pays  était  redevenu  le  leur  et  qu'ils 
pouvaient  le  servir  sans  nuire  à  la  cause  sainte  (1).  Effacer  la  Saint- 
Barthélémy,  c'était  encore  un  moyen  d'étendre  la  frontière  fran- 
çaise. 

Le  chef-d'œuvre  de  la  politique  royale  fut  moins  d'avoir  signé  ce 
pacte  (  les  Valois  en  avaient  signé  tant  d'autres  !  )  que  de  l'imposer 
à  tout  le  monde  et  de  l'exécuter  avec  une  inflexible  loyauté.  Comment 
des  historiens  protestans  ont-ils  pu  l'oublier?  Il  fallut  d'abord  vaincre 
non-seulement  la  mauvaise  humeur  du  clergé  catholique  et  de  l'uni- 
versité, mais  la  résistance  opiniâtre  des  cours  souveraines.  Celles-ci 
ne  voulaient  pas  enregistrer  l'édit,  et  l'on  dissertait  indéfiniment,  au 
parlement  de  Paris,  sans  parvenir  à  s'entendre,  sur  les  constitu- 
tions de  Valentinien  et  de  Théodose,  qui  privaient  les  manichéens 
de  leurs  droits  politiques,  ou  sur  un  texte  d'Olympiodore,  d'après 
lequel  les  Goths,  «  quoique  infectés  de  l'arianisrae,  »  pouvaient  être 
admis  aux  charges  publiques.  Le  parlement  de  Bordeaux  faisait 
haranguer  le  roi  pendant  cinq  quarts  d'heure  par  un  de  ses  prési- 
dons et  lui  rappelait,  pour  le  fléchir,  son  inébranlable  attachement 
à  la  cause  royale.  Le  parlement  de  Toulouse,  qui  ne  pouvait  pas  se 
targuer  du  même  avantage,  chargeait  néanmoins  quelques-uns  de 
ses  membres  de  porter  le  même  jour,  au  château  de  Saint-Germain- 
en-Laye,  ses  remontrances  et  ses  projets  d'opposiiion.  Henri  IV  ne 
ferma  la  bouche  à  personne  et  répondit  à  tout  le  monde  avec  ce 
mélange  de  bonhomie,  de  grâce  et  de  fierté  royale  qui  caractérise 
son  éloquence.  Quels  discours!  et  quel  autre  Français  a  su  parler 
ainsi  des  intérêts  français?  Avec  quelle  véhémence  il  rappelle  aux 
conseillers  de  Paris  ses  propres  services  !  u  Si  l'obeïssance  estoit 

(I)  MM.  Haag,  dans  leur  Notice  historique  sur  le  protestantisme  en  France  (édition 
de  18 i6,  p.  59),  reprochent  au  roi  d'atoir,  par  l'édit  de  liantes,  •  assujetti  les  protes- 
tans à  des  servitudes  odieuses.  »  «  Ou  ne  saurait  s'étonner,  ajouteni-ils,  s'ils  se  mon- 
trèrent peu  satisfaits  de  cet  cdit.  C'est  à  peine  si  le  quinzième  synode  national,  qui 
B'assembla  à  Montpellier  le  26  mai  1598,  daigna  y  faire  allusion.  »  U  ne  faut,  pour 
répondre  à  ces  violences,  que  rappeler  la  lettre  adressée  à  l'assemblée  de  Chàtelle- 
rault  par  Théodore  de  Bèze  au  sujet  de  l'édit.  L'illustre  successeur  de  Calvin  y  remer- 
cie bien  haut  «  le  grand  et  vrai  Dieu  »  d'avoir  «  incliné  le  cœur  de  celui  qu'il  a  donné 
pour  roi  à  la  France  à  un  tel  conseil  et  moyen  si  convenable  pour  changer  rhorreur 
des  guerres  civiles  en  une  vraie  tranquillité,  conjointe  avec  le  moyen  d'honorer  celui 
qui  en  est  proprement  l'autour  et  le  donnear.  » 


902  REVUE   DtS    DEUX   MONDES. 

deue  à  mes  prédécesseurs,  il  m'est  deu  autant  ou  plus  de  desvo- 
tion,  parce  que  j'ay  restably  Testât,  Dieu  m'ayant  choisy  pour  me 
mettre  au  royaume,  qui  est  mien  par  héritage  et  acquisition.  Les 
gens  de  mon  parlement  ne  seroient  en  leurs  sièges  sans  moy.  » 
Comme  il  leur  dénonce  ensuite  les  menées  des  opposans,  ce  qu'ils 
font  ou  laissent  faire,  et  s'en  empare  pour  leur  imposer  ses  vues! 
«  Je  sçay  bien  qu'on  fait  des  brigues  au  parlement,  que  l'on  a 
suscité  des  prédicateurs  factieux,  mais  je  don neray  bien  ordre  contre 
ceux-là  et  ne  m'en  attendray  à  vous.  C'est  le  chemin  que  l'on  prit 
pour  faire  des  barricades  et  venir  par  degrez  à  l'assassinat  du  feu 
roy.  Je  me  garderay  bien  de  tout  cela;  je  couperay  la  racine  à  toutes 
factions  et  à  toutes  les  prédications  séditieuses,  faisant  accourcir 
tous  ceulx  qui.  les  suscitent.  J'ay  sauté  sur  des  murailles  de  ville, 
je  sauteray  bien  sur  des  barricades.  »  Suit  une  leçon  de  politique, 
adressée  par  le  vainqueur  d'Ivry  aux  magistrats  trop  belliqueux 
qui  voudraient,  à  coup  d'arrêts,  provoquer  une  prise  d'armes, 
u  Ceux  qui  ne  désirent  que  mon  edict  passe  me  veulent  la  guerre  : 
je  la  declareray  demain  à  ceulx  de  la  religion,  mais  je  ne  la  leur 
feray  pas;  vous  irés  tous,  avec  vos  robes,  et  resserablerés  à  la  pro- 
cession des  capucins,  qui  portaient  le  mousquet  sur  leurs  habits.  Il 
vous  feroit  beau  voir.  »  Enfin,  il  veut  être  obéi  sans  réplique,  et 
qu'on  l'entende  :  «  J'ay  aultrefois  faict  le  soldat  ;  on  en  a  parlé,  et 
n'en  ay  pas  fait  semblant.  Je  suis  roy  maintenant  et  parle  en  roy. 
Je  veulx  estre  obéi.  A  la  vérité,  les  gens  de  justice  sont  mon  bras 
droict,  mais  si  la  gangrenne  se  met  au  bras  droit,  il  faut  que  le 
gauche  le  coupe.  Quand  mes  regimens  ne  me  servent  pas,  je  les 
casse.  )»  Il  traite  un  peu  mieux  le  parlement  de  Bordeaux,  qui  ne 
l'avait  point  trahi  après  le  meurtre  de  Henri  111,  et  pousse  la  cour- 
toisie jusqu'à  féliciter  le  président  Chessac  de  Sun  interminable 
harangue  (1),  mais  maintient  son  programme  avec  la  même  fer- 
meté :  ((  Nous  avons  obtenu  la  paix  tant  désirée,  Dieu  mercy,  laquelle 
nous  couste  trop  pour  la  commettre  en  troubles.  Je  la  veux  conti- 
nuer... 11  y  a  longtemps  qu'estant  seulement  roy  de  Navarre,  je 
cognoissois  dès  lors  bien  avant  vostre  maladie,  mais  je  n'avois  les 
remèdes  eu  main;  maintenant  que  je  suis  roy  de  France,  je  les 
connois  encore  mieux,  et  ay  les  matières  en  main  pour  y  remé- 
dier... J'ay  fait  un  edict,  je  veux  qu'il  soit  gardé.  »  Le  parlement  de 
Toulouse  fut  moius  bien  reçu:  «  J'aperçois  bien,  lui  répondit-il, 
que  vous  avés  encore  de  l'espagnol  dedans  le  ventre.  Et  qui  donc 
Youdroit  croire  que  ceux  qui  ont  exposé  vie,  bien  et  estât  et  hon- 


(1)  «  Monsieur  de  Chessac,  non-seulement  vous  ne  m'avés  poinct  ennuyé  par  trop 
grande  longueur,  ains  plustost  je  vous  ay  trouvé  court,  tant  j'ay  pris  de  plaisir  à 
yostre  bien  dire;  mais  je  voudrois  que  le  corps  respondist  au  vestement.  » 


LA   POLITIQUE   DE   HENRI   IV,  903 

neur  pour  la  defiense  et  conservation  de  ce  royaume  seront  indignes 
des  charges  honorables  et  publiques,  comnae  ligueurs  perfides  et 
dignes  qu'on  leur  courust  sus?  Mais  ceux  qui  ont  employé  le  vert 
et  le  sec  pour  perdre  cet  estât  seront  veus  comme  bons  François, 
dignes  et  capables  de  charges...  Je  ne  suis  aveugle,  j'y  vois  clair; 
je  veux  que  ceulx  de  la  religion  vivent  en  paix  en  mon  royaume 
et  soient  capables  d'entrer  aux  charges;  non  pas  pour  ce  qu'ils  sont 
de  la  religion,  mais  d'autant  qu'ils  ont  esté  lidelles  à  njoy  et  à  la 
couronne  de  France...  Il  est  temps  que  nous  tous  saouls  de  guerre 
devenions  sages  à  nos  despens.  »  A  vrai  dire,  ceux  qu'il  apostro- 
phait ainsi,  le  3  novembre  1599,  lui  avaient  fait  une  guerre  enragée 
jusqu'au  bout,  même  après  sa  réconciliation  avec  le  pape,  et  s'étaient 
attiré  celte  verte  réponse.  11  y  avait  néanmoins  une  certaine  har- 
diesse à  la  leur  faire  et  le  parallèle  entre  les  huguenots  et  les  catho- 
liques était  nouveau  dans  la  bouche  du  roi  très  chrétien.  Mais  on 
voit  si  ce  prétendu  parjure,  dix-huit  mois  après  avoir  signé  l'édit 
de  Nantes,  essayait,  comme  on  l'a  encore  insinué  de  nos  jours  (1), 
d'en  éluder  l'exécution. 

Cependant,  au  moment  même  où  Henri  IV  prenait  avec  tant  de 
fermeté  le  parti  de  ses  anciens  coreligionnaires,  ceux-ci,  quoique 
apaisés,  ne  cessaient  pas  de  le  tenir  sous  une  ombrageuse  surveil- 
lance. L'assemblée  générale  de  Ghâtellerault,  à  laquelle  Lesdiguières 
avait  suggéré,  le  20  mars  1597,  de  ne  pas  se  séparer  tant  que  l'édit 
n'aurait  pas  été  complètement  exécuté,  avait  refusé  de  se  dis- 
soudre même  après  qu'il  eut  été  vérifié  par  le  parlement  de  Paris  : 
elle  siégea  jusqu'au  31  mai  16')1!  A  cette  époque,  il  était  temps 
d'en  finir.  «  Le  roy,  écrivit  alors  le  duc  de  Bouillon  à  Bongars,  a 
congédié  l'assemblée,  monstrant  avoir  quelque  jalousie  que  cela 
formast  un  corps  dans  son  estât.  »  Pour  obtenir  cette  séparation 
tardive,  Henri  iV  avait  fait  deux  concessions  nouvelles  :  il  permet- 
tait aux  réformés  d'accréditer  auprès  de  lui  un  ou  deux  représen- 
tans,  qui  lui  seraient  députés  par  la  généralité  des  églises  et  lui 
transmettraient  incessamment  les  griefs  du  protestantisme  français; 
il  les  autorisait,  nonobstant  l'édit  de  Nantes  (2),  à  se  réunir  en 


(1)  MM.  Haag,  Notice  historique  sur  le  protestantisme. 

(2)  «  Aussi,  dit  l'article  83,  ceux  de  ladite  religion  se  départiront  et  désisteront  dès  à 
présent  de  toutes  pratiques,  négociations  et  intelligences,  tant  dedans  que  dehors 
nostre  royaume;  et  lesditcs  assemblées  et  conseils  establis  dans  les  provinces  se  sépa- 
reront promptcme;  t...  »  Les  premiers  articles  secrets  (voir  l'art.  34)  ayant  néanmoins 
autorisé  purement  et  simplement  la  réunion  des  consistoires,  colloques  et  synodes 
provinciaux  ou  nationaux,  la  magistrature  unie  au  clergé  avait  obtenu  l'addition  des 
mots  «  par  la  permission  de  Sa  Majesté.  »  TouteCois  Henri  IV,  cédant  à  l'assemblée 
de  Ghâtellerault,  avait  promis,  dès  le  mois  d'à'  ût  1599,  de  délivrer  aux  réformés  un 


90 A  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

assemblée  politique  pour  élire  ces  représentans.  Toutefois,  trois  ans 
plus  tard  (I6OZ1),  il  exprima  le  vœu  que  la  nouvelle  assemblée  de 
Ghâtellerault  fût  la  dernière,  s'appuyant,  cette  fois,  contre  les  réfor- 
més, sur  le  texte  même  de  son  édit,  qu'il  voulait  exécuter  ponc- 
tuellement, et  chargeant  Sully  de  leur  faire  entendre  les  inconvé- 
niens  de  toute  nature  qu'oifraient  les  assemblées  politiques.  Mais 
les  réformés  firent  la  souide  oreille,  quoiqu'on  leur  eût  remis  l'acte 
de  prorogation  des  places  de  sûreté  pendant  quatre  ans,  à  partir 
d'août  1600.  Le  roi  céda,  cette  fois  encore,  se  sentant  chaque  jour 
mieux  affermi,  sachant  tout  le  fruit  qu'il  avait  recueilli  de  sa  modé- 
ration et  jugeant  qu'il  ne  pourrait  que  s'affaiblir  par  un  coup  de 
force  :  il  signa,  le  18  juin  1608,  «  le  brevet  de  permission  à  ceux 
de  la  religion  pour  une  assemblée  générale  politique,  »  et  l'assem- 
blée se  réunit  à  Jargeau.  Ce  qu'on  peut  reprocher  à  Henri  IV,  c'est 
d'avoir  si  bien  armé  les  huguenots  de  pied  en  cap  qu'ils  aient  pu 
facilement,  après  sa  mort,  devenir  redoutables  à  son  successeur. 
Mais  il  avait  acquis  le  droit  d'espérer  qu'on  le  laisserait  vieillir,  et 
personne  ne  pouvait  raisonnablement  prévoir  un  si  brusque  dénoû- 
ment  de  son  règne.  Il  avait  encore,  selon  toute  vraisemblance,  le 
temps  de  persuader  aux  réformés  qu'ils  faisaient  fausse  route  en 
cherchant  obstinément  à  fonder  un  état  dans  l'état  français  et  de 
les  élever  à  la  conception  d'une  politique  purement  nationale  (1). 
En  tout  cas,  ceux  qui  l'accusèrent,  pendant  seize  ans,  de  sacrifier 
ses  anciens  coreligionnaires  se  trompèrent  ou  les  trompèrent;  il  ne 
les  sacrifia  ni  en  leur  cédant  ni  même  en  leur  résistant. 

Gomment  sa  politique  extérieure  n'éclairait- elle  pas  tous  les 
calvinistes?  Laissons  de  côté  toute  la  première  partie  du  règne, 
durant  laquelle  le  Béarnais  aux  abois,  harcelé  par  les  factions, 
traqué  par  Philippe  II,  est  réduit  à  mendier  le  secours  des  nations 
protestantes.  Il  a  vaincu  tous  ses  ennemis  et  s'apprête  à  signer  la 
paix  de  Yervins  avec  les  Espagnols.  Quoique  Elisabeth  ait  été  trop 
souvent  une  alliée  peu  loyale,  qu'elle  ait  manqué,  par  exemple, 
aux  premiers  engagemens  conclus  en  1593  et  retiré  brusquement 
ses  troupes  de  la  Bretagne,  empêché  plusieurs  fois  les  Provinces- 
Unies  d'envoyer  des  hommes  et  de  l'argent  au  camp  royal,  essayé 
d'exploiter  nos  revers  en  arrachant  au  roi  de  France,  à  l'exemple 
des  calvinistes  français,  quelque  place  de  sûreté,  Brest  et  surtout 

brevet  particulier  d'après  lequel  ils  pourraient  (nonobstant  le  môme  article)  tenir 
leurs  consistoires,  colloques,  synodes,  etc.,  en  la  même  forme  et  avec  les  mêmes  liber- 
tés que  par  le  passe. 

(1)  Il  Peut  être,  disent  MM.  Haag  {Notice,  p.  72),  si  Henri  IV  eût  vécu  quelques  années 
de  plus,  les  haines  se  seraient-elles  assoupies,  et  les  catholiques  auraient-ils  appris  à 
ne  plus  voir  dans  les  réformés  que  des  concitoyens.  » 


LA   POLITIQUE    DE    HENRI    IV.  905 

Calais,  Boulogne  même  à  défaut  de  Calais,  qu'elle  ait  abandonné  ce 
roi  dans  les  premiers  mois  de  l'an  1596,  c'est-à-dire  à  l'un  des 
momens  critiques  du  règne,  intrigué  contre  nous  k  Constantinople, 
qu'elle  ait  enfin  médité  une  double  trahison  à  l'instant  même  où  les 
négociations  venaient  d'être  entamées  avec  l'Espagne,  offrant  à 
celle-ci  de  lui  livrer  les  places  hollandaises  de  Flessingue  et  d'Os- 
tende,  dont  elle  avait  le  dépôt,  pourvu  qu'elle  reçût  en  échange  et 
nous  ravît  Ardres  et  Calais,  rien  ne  put  détacher  Henri  IV  de  l'al- 
liance anglaise.  Il  ne  voulut  à  aucun  prix  que  Philippe  II  pût  écra- 
ser  isolément,  après  s'être  entendu  avec  la  France,  ses  aUiés  pro- 
testans,  et  ne  sépara  pas  un  moment,  malgré  mille  obstacles,  sa 
cause  de  la  leur.  Plus  tard,  en  1601,  c'est  de  concert  avec  Éhsabeth 
qu'il  commença  de  former,  par  l'intermédiaire  de  Sully,  «  le  grand 
desseing,  »  c'est-à-dire  le  plan  d'une  guerre  suprême  qui  devait  fon- 
der dans  toute  l'Europe  non-seulement  l'équilibre  des  états,  mais  la 
liberté  des  consciences.  L'année  suivante,  quand  un  revirement 
s'opéra  contre  nous  à  la  cour  d'Elisabeth  et  qu'un  projet  de  coali- 
tion fut  débattu  dans  ses  conseils,  il  n'ignora  rien,  mais  feignit  de 
tout  ignorer,  déjoua  ce  qu'il  put  déjouer  et  laissa  patiemment  s'éva- 
nouir des  projets  chimériques,  assurant  sa  bonne  sœur  qu'il  avait 
«  toute  créance  en  son  amitié»  et  qu'il  suivrait  «  doncques  son  bon 
conseil  et  son  heureux  exemple  le  mieux  qui  lui  seroit  possible.  » 
Plus  tard  encore,  soit  par  le  traité  de  Hampton-Court,  soit  par  des 
accords  postérieurs,  il  fit  garantir  l'indépendance  de  la  Hollande  et 
régla  le  contingent  des  troupes  que  Jacques  P''  devait  fournir  dans 
une  attaque  générale  contre  la  maison  d'Autriche  ;  enfin,  pour  sceller 
l'alliance  des  deux  peuples,  il  arrêta,  quelques  mois  avant  sa  mort, 
le  mariage  de  sa  seconde  fille  avec  le  prince  de  Galles.  Qu'eût  fait 
de  plus  Henri  lY,  calviniste,  à  moins  qu'il  n'eût  cessé  d'être 
Henri  IV? 

Il  y  a  près  de  nos  frontières  un  petit  peuple  protestant  qu'il  faut 
charger  de  répondre  aux  fanatiques  ingrats  du  protestantisme  :  j'ai 
nommé  la  Hollande,  qui  n'existerait  peut-être  pas  sans  Henri  IV. 
Secouru  par  les  Provinces-Unies  dans  la  première  période  de  son 
règne,  il  les  défendit  ensuite  avec  constance  non-seulement  contre 
les  armées  de  Philippe  II  et  de  Philippe  III,  mais  contre  les  tyran- 
niques  exigences  ou  les  défaillances  intéressées  d'Elisabeth  et  de 
Jacques  P"".  Sans  les  subsides  qu'il  leur  fournit  pendant  dix  ans  et 
dont  le  chiffre  énorme  (près  de  2  millions  de  livres  par  an)  provo- 
quait en  1607  les  remontrances  de  son  conseil,  elles  eussent  pro- 
bablement succombé  sous  les  efforts  continus  de  la  grande  monar- 
chie espagnole.  Enfin,  le  23  janvier  1609,  il  les  prit  sous  sa  pro- 
tection par  un  traité  formel,  s'engageant  à  leur  procurer  une  paix 


906  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

équitable  OU  dix  mille  hommes  d'infanterie  si  la  trêve  qu'elles  avaient 
obtenue  quelques  mois  plus  tôt  n'était  pas  prolongée.  L'Espagne  dut, 
l'année  suivante,  reconnaître  implicitement  par  une  trêve  de  douze 
ans  l'indépendance  des  Provinces-Unies  :  la  Hollande  était  fondée. 

Henri  IV  ne  fit,  à  vrai  dire,  ni  en  s' alliant  avec  l'Angleterre  et  les 
états-généraux,  ni  même  en  formant,  au  mois  de  février  1610,  sous 
le  nom  d'union  évangélique,  une  ligue  des  princes  protestans  d'Al- 
lemagne contre  la  maison  d'Autriche,  de  la  politique  protestante, 
mais  de  la  poUtique  française,  ainsi  qu'il  l'a  lui-même  expliqué  dans 
sa  correspondance  (1).  C'est  pour  nous  son  premier  titre  de  gloire. 
H  s'unit  à  l'Angleterre  et  à  la  Hollande,  non  pour  épouser  leurs  idées 
ou  leurs  querelles,  mais  pour  abaisser  la  maison  d'Autriche  :  ami 
de  la  dévote  Elisabeth,  mais  capable  de  lui  faire  dire  à  un  moment 
donné  que,  «  comme  il  ne  s'enquiert  de  ce  qu'elle  faict  en  son 
royaume,  il  ne  désire  aussy  s'assujettir  à  luy  justifier  et  rendre 
compte  de  ce  qu'il  fait  au  sien  (2),  »  ne  se  dissimulant  pas  qu'elle 
fait  «  à  ses  dépens  »  son  métier  de  reine  et  prêt  à  faire  contre  elle 
son  métier  de  roi  (3);  ami  du  pédant  Jacques  1",  auquel  il  envoie 
des  chevaux  et  qui  lui  envoie  des  chiens,  mais  connaissant  à  fond 
sa  duplicité,  ses  manies,  sa  faiblesse,  le  surveillant,  le  méprisant  et 
le  maîtrisant. 

Quels  furent  les  instrumens  de  cette  politique  soit  au  dedans, 
soit  au  dehors?  C'est  à  ce  sujet  que  les  mécontens  du  parti  calvi- 
niste exhalent  leur  plus  vive  colère.  L'auteur  de  la  Remontrance  au 
Roy  (1593)  reproche  à  Henri  IV  de  «  caresser  »  ses  ennemis,  tandis 
qu'il  «  gourmande  et  desdaigne  »  ses  vrais  amis  et  lui  déclare  que 
de  tels  proeédés  «  effacent  le  lustre  de  sa  valeur.  »  —  a  Ils  (les 
huguenots)  répliquent,  écrit  trois  ans  plus  tard  Duplessis-Mornay 
(19  juin  1596),  qu'on  fait  pour  la  ligue  tout  ce  qu'elle  veut,  que 
la  cour  ni  les  cours  ne  leur  refusent  rien,  et  n'y  fait  rien  l'histoire 
du  prodigue.  Au  moins,  disent-ils,  après  avoir  tué  le  veau  gras  pour 
eux,  qu'on  ne  nous  laisse  pas  la  corde  au  cou  pour  salaire  de  notre 
fidélité.  »  Ce  ne  fut  pas,  il  s'en  faut,  leur  unique  salaire. 

D'Aubigné,  par  exemple,  fut  un  des  plus  intraitables.  «  Notre  maître, 
dit-il  un  jour  au  duc  de  La  Force  à  moitié  endormi,  est  un  ladre 
vert  et  le  plus  ingrat  mortel  qu'il  y  ait  sur  la  face  de  la  terre.  » 
Henri  IV,  qui  ne  dormait  pas,  entendit  le  compliment;  mais,  ajoute 
d'Aubigné,  «  il  ne  m'en  fit  pas  pour  cela  plus  mauvais  visage  ;  de 
même  qu'il  ne  m'en  donna  pas  non  plus  un  quart  d'écu  davan- 

(1)  Voir  notamment  la  lettre  du  11  août  1597  au  duc  de  Piney-Luxembourg. 

(2)  11  s'agissait  du  prochain  rétablissement  des  jésuites. 

(3)  Voir  entre  autres  documens  la  lettre  à  M.  de  Brèves,  du  10  juillet  1600. 


LA   POLITIQUE  DE   HENRI  17.  907 

tage.  »  Ce  personnage  était  assez  difficile  à  contenter,  car  il  fut,  au 
demeurant,  maiéchal  de  camp,  gouverneur  d'Oléron  et  de  Maille- 
zais,  vice-amiral  de  Saintonge  et  de  Poitou.  Lesdiguières,  qui  avait 
été  l'un  des  principaux  chefs  militaires  du  parti  calviniste  avant  la 
mort  de  Henri  111,  fut  le  plus  actif  lieutenant  de  son  successeur. 
C'est  lui  qui  reprit  Grenoble  aux  ligueurs,  battit  à  Pontcharra  Amé- 
dée,  bâtard  de  Savoie,  fut  chargé  de  pacifier  le  Dauphiné,  battit 
encore  à  plusieurs  reprise,  en  Provence,  les  Savoyards,  les  Italiens 
et  les  Espagnols,  conquit  en  quarante  jours,  dans  l'été  de  1597,  toute 
la  partie  de  la  Savoie  située  au  nord  de  l'Isère  et  conduisit  sous  les 
ordres  du  prince  lui-même  cette  belle  campagne  de  l'an  1600,  à  la 
fin  de  laquelle  Charles-Emmanuel  fut  appelé  «  le  duc  sans  Savoie.» 
Il  est  vrai  que  ce  protestant  finit  par  abjurer,  mais  deux  an»^  après 
la  mort  de  Henri  IV,  et  celui-ci,  en  septembre  1609,  l'avait  fait  maré- 
chal de  France.  Le  duc  de  La  Force  n'eut  pas  plus  à  se  plaindre,  et 
celui-ci,  qui  devait  se  révolter  plus  tard  contre  Louis  XHI,  n'était 
pourtant  ni  des  indiiïérens  ni  des  tièdes.  Le  «  ladre  vert,  »  alors  qu'il 
était  le  plus  obéré,  lui  avait  donné  28,000  écus  et  l'avait  fait  capi- 
taine de  cent  hommes  d'armes.  Un  peu  plus  tard,  en  1593,  il  le  fit 
son  lieutenant-général  en  Béarn  et  l'y  maintint  pendant  tout  son 
règne  «  avec  le  même  pouvoir,  lit-on  dans  ses  Mémoires,  qu'auroit 
eu  Sa  Majesté,  si  elle  eût  été  présente,  ce  qui  s'étendoit  jusqu'à 
donner  toutes  les  charges  et  pourvoir  à  toutes  les  affaires  qui  pour- 
roient  survenir.  »  Bouillon,  qui  ne  perdit  jamais  une  occasion  de 
trahir,  avait  été  nommé  maréchal  de  France  en  15ï)/i,  malgré  le  par- 
lement de  Paris.  Lorsqu'il  eut  une  dernière  fois  failli  soulever  le 
Sud-Ouest,  Henri  IV  l'attaqua  dans  sa  principauté  même  et  fit  avan- 
cer des  canons  contre  Sedan;  mais,  au  lieu  de  prendre  la  ville  de 
vive  force  et  de  la  garder,  comme  Sully  le  conseillait,  il  se  la  fit 
remettre  seulement  pour  quatre  ans,  délivra  des  lettres  d'abolition 
à  cet  entêté  conspirateur,  et  lui  rendit  aussitôt  la  citadelle. 

Le  plus  illustre  de  tous  ces  grands  seigneurs  calvinistes  fut  Rosny, 
que  Henri  IV  fit  successivement  surintendant  des  finances,  gouver- 
neur du  Poitou,  grand-maître  de  l'artillerie,  gouverneur  de  la  Bas- 
tille, surintendant  des  bâtimens,  grand-voyer  de  France,  pair  et  duc 
de  Sully,  et  qui  pourtant  ne  se  convertit  pas.  «  Je  vous  nomme  gou- 
verneur du  Poitou,  lui  disait-il,  parce  que  vous  êtes  huguenot, 
et  que,  vous  gouvernant  en  ces  provinces  et  surtout  avec  les  hugue- 
nots, avec  prudence  et  suivant  les  instructions  que  je  vous  donne- 
ray,  vous  prendrez  toute  la  créance  et  la  ferez  perdre  aux  Bouillons 
et  brouillons  (Ij...  n  C'était  de  bonne  guerre,  et  Sully  ne  rendit  pas 
de  moindres  services  à  son  maître  en  dirigeant  la  fraction  modérée 

(1)  OEconomies  royales,  ch.  cxxvn. 


908  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

du  parti  huguenot  qu'en  administrant  les  finances.  S'il  faut  en  croire 
certains  calvinistes,  il  ne  faudrait  pas  compter  Sully,  quand  on 
dresse  la  liste  des  protestans  que  le  Béarnais  prit  pour  auxiliaires  : 
Sully  ressemble  trop  au  roi  ;  c'est  la  doublure  de  Henri  IV.  Cepen- 
dant il  ne  s'agissait  pas  d'annexer  la  France  à  Genève,  mais  de 
mettre  les  Français  à  même  de  travailler  à  la  prospérité  de  la  patrie 
commune.  Il  ne  faut  pas  outrager  la  mémoire  de  ce  roi  patriote, 
parce  qu'il  n'a  pas  fait  le  duc  de  Bouillon  surintendant  des  finances 
et  le  pasteur  Charnier  grand-maître  de  l'artillerie. 


II. 


Le  roi  s'était-il  converti  sincèrement?  disaient  de  leur  côté  les 
catholiques.  «  Ce  sera  dimanche  que  je  ferai  le  sault  périlleus... 
J'ai  cent  importuns  sur  les  espaules...  Venés  demain  de  bonne 
heure,..  »  écrivait-il  dans  la  matinée  du  23  juillet  1593  à  Gabrielle 
d'Estrées  et,  le  même  jour,  dans  une  conférence  de  quelques  heures 
où  l'on  avait  successivement  traité  des  prières  pour  les  morts, 
de  la  confession  auriculaire,  de  l'eucharistie,  etc.,  il  s'était  laissé 
promptement  convaincre.  Encore  avait-il  confessé  lui-même  aux  doc- 
teurs, avant  l'ouverture  du  débat  théologique,  que,  «  touché  de 
compassion  de  la  misère  et  calamité  de  son  peuple,  il  souhaitait 
pouvoir  contenter  ses  sujets.  »  N'avait-il  donc  pas,  ce  jour-là,  cédé 
tout  simplement  aux  vœux  du  peuple,  c'est-à-dire  aux  nécessités 
variables  de  la  politique  ?  Il  avouait  d'ailleurs  en  même  temps  aux 
huguenots,  on  ne  l'ignorait  pas,  «  qu'il  s'était  fait  anathème  pour 
tous  à  l'exemple  de  Moyse  et  de  saint  Paul  »  et  le  leur  répéta,  s'il 
faut  en  croire  d'Aubigné,  pendant  sept  ans.  Aussi  le  légat  avait-il 
excommunié  en  masse  tous  ceux  qui  se  rendraient,  le  25  juillet 
1593,  à  la  «  première  messe  du  roy  »  et  les  meneurs  de  la  ligue 
redoublaient-ils  d'efforts  pour  exciter  contre  lui  la  fureur  populaire. 
Il  faut  lire  à  ce  sujet  les  anecdotes  dont  fourmille  le  Journal  de 
VEstoile.  Le  25,  c'est  un  pauvre  hère  que  les  Parisiens  veulent 
traîner  à  la  rivière  «  pour  avoir  dit  que  le  roy  de  Navarre  avoit  esté 
à  la  messe.  »  Un  peu  plus  loin  :  «  Le  mercredi,  28  de  ce  mois,  tous 
les  prédicateurs  de  Paris  dirent  en  leurs  sermons  que  cest  hypo- 
crite de  roy  de  Navarre  avoit  fait  sa  conversion  au  jour  de  l'évan- 
gile qui  dit  que  les  loups  viendront  en  habit  de  brebis.  Aussi  ce 
renard  avoit  pris  exprès  ce  jour  pour  ouir  la  messe,  affm  que  sous 
peau  de  brebis  il  peust  entrer  en  la  bergerie  pour  la  dévorer.  Mais... 
que  sa  conversion  estoit  feinte  et  ne  valoit  rien  ;  la  cérémonie  qu'on 
y  avoit  observée,  une  vraie  farce  et  bastèlerie  ;  et  la  messe  qu'on  y 
avoit  chantée,  puante  et  abominable.  »  Un  peu  plus  loin  encore  : 


LA   POLITIQUE   DE    HENRI  IV.  90^ 

«  Guarinus,  ce  jour,  appela  le  roy  bougre  en  sa  chaire  :  ce  qui 
scacdaliza  les  plus  dévots;  et  plaisantant  sur  sa  conversion,  dit  : 
Mon  chien,  fus-tu  pas  à  la  messe  dimanche?  Approche-toi,  qu'on 
te  baille  la  couronne.  »  Enfin,  ce  qui  était  plus  grave,  on  déniait 
au  pape  lui-même  le  droit  d'absoudre  cet  hérétique  relaps,  si  ce 
n'est  à  l'article  de  la  mort. 

Ces  propos  et  d'autres,  qu'on  se  hâtait  de  porter  au  camp  royal, 
faisaient,  s'il  faut  en  croire  L'Estoile,  «  rire  le  roy  bien  fort.  »  Peut- 
être  valait-il  mieux  feindre  d'en  rire  ;  mais  beaucoup  trop  de  gens 
les  prirent  au  sérieux.  C'est  ainsi  que  des  catholiques,  en  grand 
nombre,  persistèrent  à  regarder  Henri  IV  comme  incapable  de 
régner  tant  qu'il  n'aurait  pas  reçu  l'absolution  du  pape.  11  la  reçut 
et  les  fanatiques  déclarèrent  aussitôt  qu'elle  était  sans  valeur  : 
étranges  serviteurs  de  l'église,  qui  ne  juraient  que  par  le  pape,  et 
le  mettaient  de  côlé  dès  qu'il  ne  se  mettait  pas  lui-même  à  leurs 
ordres  !  De  là  cette  suite  de  complots,  sans  cesse  renouvelés,  et  cette 
interminable  liste  de  régicides.  C'est  un  jeune  homme  de  vingt-sept 
ans.  Barrière,  qui,  moins  d'un  mois  après  la  conversion  de  Henri  IV, 
va  trouver  le  jacobin  Bianchi  pour  lui  demander  s'il  est  permis 
d'attenter  à  la  \ie  du  roi  «  dans  les  circonstances  présentes  »  et, 
quoique  ce  moine  l'en  dissuade,  se  rend  aux  abords  du  logis  royal, 
où  il  est  arrêté,  porteur  «  d'un  couteau  d'un  pied  de  longueur, 
fraîchement  émoulu  et  aiguisé,  »  au  moment  même  où  il  va  con- 
sommer son  dessein.  L'année  suivante,  c'est  Chastel,  qui  lui  fend 
d'un  coup  de  couteau  la  lèvre  supérieure  et,  comparaissant  devant 
deux  chambre  réunies  du  parlement,  déclare  «  qu'il  estoit  loisible 
de  tuer  les  roys,  mesme  le  roy  régnant,  lequel  n'estoit  en  l'église, 
parce  qu'il  n'estoit  approuvé  par  le  pape,  »  Henri  IV  se  réconcilie 
avec  le  saint-siège,  et  les  meurtriers  se  remettent  à  l'œuvre  avec 
une  nouvelle  ardeur  :  en  1596,  l'avocat  Jean  Guédon;  en  1597,  un 
tapissier  de  la  rue  du  Temple;  en  1598,  Pierre  Ouin;  en  1599, 
Ridicoux,  Argier,  Langlois;  en  1600,  Nicole  Mignon;  en  1602, 
Julien  Guédon,  frère  de  Jean,  etc.  Ravaillac  n'a  pas  manqué  de  pré- 
curseurs. 

Il  fallait,  avant  tout,  pour  vivre  et  régner,  désarmer,  sinon  tous 
les  catholiques,  puisqu'il  y  a  des  gens  qu'on  ne  désarme  jamais,  au 
moins  la  grande  majorité  des  catholiques,  c'est-à-dire  les  neuf 
dixièmes  des  Français;  pour  les  désarmer,  non-seulement  gagner 
ceux-ci,  réduire  ceux-là,  mais  rassurer  tout  le  monde.  La  tâche  fut 
très  difficile  au  roi  Henri,  non-seulement  parce  qu'on  avait  conçu, 
au  moment  même  de  sa  conversion,  des  doutes  sur  sa  sincérité, 
mais  parce  qu'il  ne  voulut  pas,  un  peu  plus  tard,  les  dissiper  à 
tout  prix.  Il  consentait  à  gouverner  avec  les  catholiques,  mais  sans 
se  laisser  gouverner  par  eux.  A  leurs  yeux,  il  faisait  donc  assez 


910  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

généralement  trop  peu,  quoi  qu'il  fît  en  leur  faveur,  trop  aux  yeux 
des  autres,  et  presque  tous  ses  actes  le  rendaient  suspect  à  l'un 
des  deux  partis,  quand  ils  ne  les  mécontentaient  pas  à  la  fois.  C'est 
ainsi  qu'on  l'accusa  tout  d'abord  d'aller  «  le  jour  à  la  messe  et  la 
nuit  au  presche.  »  Oo  disait  encore  en  plein  parlement,  quelques 
mois  après  son  retour,  «  qu'il  avoit  plus  de  religion  que  tous  ses 
prédécesseurs,  pour  ce  qu'il  estoit  catholique  et  huguenot  tout 
ensemble.  »  11  le  savait.  Après  l'attentat  de  Chastel,  comme  il  se 
rendait  à  Notre-Dame,  aux  cris  de  :  Vire  le  roi!  «  Sire,  lui  dit  un 
seigneur,  voies  comme  tout  vostre  peuple  se  rejouistde  vous  voir.  » 
11  répondit  en  secouant  la  tête,  s'il  faut  en  croire  L'Estoile  :  «  C'est 
un  peuple  :  si  mon  plus  grand  ennemi  estoit  là  où  je  suis  et  qu'il 
le  vid  passer,  il  luy  en  feroit  autant  qu'à  moy,  et  crieroit  encore 
plus  hault  qu'il  ne  <'ait.  »  C'était,  on  en  conviendra,  pour  un  roi  du 
XVI®  siècle,  connaître  assez  bien  le  cœur  des  Français.  Mais  il  enten- 
dait épouser  les  intérêts,  non  les  passions  de  ce  peuple  :  quelques 
reproches  qu'il  essuyât  et  quelques  impatiences  qu'il  eût  à  contenir, 
il  se  servit  des  catholiques  pour  l'accomplissement  de  ses  propres 
desseins,  non  des  leurs.  Il  les  fit  entrer  si  bien  dans  sa  politique 
qu'ils  n'en  purent  plus  sortir,  même  après  sa  mort.  Ce  fut  sa  seconde 
victoire  sur  la  ligue,  la  plus  décisive  et  la  plus  féconde.  Rappelons 
comment  il  la  remporta. 

La  rancune  est,  de  tous  les  sentimens,  le  plus  naturel  et  le  moins 
politique  :  il  faut  renoncer  à  conduire  les  hommes  si  l'on  ne  se  sent 
pas  capable  d'oublier,  au  moment  opportun,  leurs  folies  et  leurs 
fautes.  Pour  comprendre  à  quel  point  Henri  IV  excella  dans  l'art 
d'oublier,  il  faut  le  suivre  jour  par  jour,  après  sa  rentrée  dans  cette 
capitale  où  toutes  les  passions  avaient  été  déchaînées  contre  lui, 
mais  qu'il  voulait  par-dessus  tout  détacher  des  factions  et  rattacher 
à  sa  cause.  Paris  s'intéresserait  encore  aux  ligueurs,  persécutés  : 
le  plus  sûr  moyen  d'y  déraciner  la  ligue  est  de  l'accabler  sous  la 
miséricorde  royale.  C'est  le  système  que  le  Béarnais  commence  à 
pratiquer  avec  sa  dextérité  habituelle,  le  jour  même  de  la  capitula- 
tion, faisant  publier  une  déclaration  par  laquelle  il  pardonne  à  tout 
le  monde,  «  mesme  aux  Seize.  »  C'est  à  peine  si  l'on  se  décidera, 
quelques  jours  plus  tard  (30  mars  159^},  à  éloigner  «  pour  un 
temps  »  une  centaine  d'exaltés,  mêlés,  pour  la  plupart,  aux  pre- 
miers complots  qui  se  trament  contre  la  vie  du  roi.  Celui-ci  favo- 
rise la  fuite  du  cordelier  Guarinus,  qui  avait  poussé  au  régicide,  et 
de  bien  d'autres,  en  recommandant  qu'aucun  ne  soit  maltraité.  Il 
prend  «  en  sa  protection  et  sauvegarde  »  la  trop  fameuse  Madame  de 
Montpensier,  à  qui  Henri  111  avait  promis  de  la  faire  «  brusler 
toute  vive,  »  s'il  rentrait  à  Paris.  Lincestre,  un  des  plus  furibonds 
prédicateurs  de  la  ligue,  devient  un  des  prédicateurs  du  roi,  «  à 


LA    POLITIQUE    DE    HENRI   IV.  911 

deux  cens  escus  par  an  de  gages.  »  Crucé,  qui  avait  essayé  d'em- 
pêcher, les  armes  à  la  main,  la  reddition  de  Paris  en  saisissant  la 
porte  Saint-Jacques,  reçoit  «  un  billet  de  i  ardon.  »  Les  bourgeois 
qui  avaient  jadis  fait  les  barricades,  chassé  le  dernier  Valois,  con- 
stitué, comme  au  temps  d'Etienne  Marcel,  une  sorte  de  fédération 
communale,  soutenu  pendant  près  de  cinq  ans  une  guerre  terrible 
contre  Henri  de  Bourbon  et  qui,  s'il  avait  usé  de  rigueur,  auraient 
probablement  murmuré,  commencèrent  à  trouver  que  la  ligue  avait 
eu  tous  les  torts  et  firent  «  remonstrer  au  roy  »  que  tant  de  clé- 
mence «  oiîensoit  ses  bons  subjects  et  serviteurs  et  lui  portoit  pré- 
judice :  »  —  «  Si  vous  et  tous  ceux  qui  tenés  ce  langage,  leur 
répondit-il,  disiés  tous  les  jours  vostre  patenostre  de  bon  cœur, 
vous  ne  diriés  pas  ce  que  vous  me  distes  de  moi...  S'il  y  en  a  qui 
se  sont  oubliés,  il  me  suffit  qu'ils  se  reconnoissent,  et  qu'on  ne 
m'en  parle  plus.  »  Les  Parisiens  ne  cessèrent  plus  d"en  parler  : 
après  l'attentat  de  Chastel,  ils  frémirent  en  pensant  aux  évènemens 
de  1588,  aux  Suisses  égorgés,  aux  quarante  chefs  de  la  commune 
qui  avaient  permis  de  ne  pas  payer  les  loyers,  au  pillage  des  hôtels 
par  la  populace  mêlée  aux  soldats  des  Guises,  à  la  guerre  civile,  au 
siège,  à  la  famine,  aux  Espagnols  et,  se  sentant  décidément  plus 
royalistes  que  leur  maître,  recommencèrent  leurs  doléances.  «Fust 
cemesme  jour  (2  janvier  1595),  raconte  L'Estoile,  sups)liée  Sa  Majesté 
par  messieurs  de  la  ville  de  Paris  en  corps  trouver  bon  qu'on  chas- 
sast  de  la  ville  les  ligueurs  et  qu'il  estoit  de  nécessité  d'y  pourvoir, 
desquels  le  roy  respoudit  sommairement  qu'il  ne  pouvoit  trouver 
bon  qu'ils  les  chassassent  de  sa  ville  de  Paris,  pour  ce  qu'il  les 
reconnoissoit  tous  pour  subjects,  et  les  vouloittraicter  ei,  aimer  esga- 
lement,  mais  qu'ils  veillassent  les  mauvais  de  si  prés  qu'ils  ne  pous- 
sent faire  mal  aux  gens  de  bien.  »  Ainsi  beaucoup  de  Parisiens 
commençaient  à  rt-garder  les  dangers  du  roi  comme  les  leurs  et 
prenaient  à  la  fois  son  parti  contre  la  ligue  et  contre  lui-même  :  qui 
l'eût  cru  dix-huit  mois  plus  tôt,  et  pouvait-on  demander  davantage? 
La  plupart  des  grandes  villes  avaient  suivi  l'exemple  de  la  capi- 
tale, et  tous  les  parlemens  (sauf  ceux  de  Piennes  et  de  Bordeaux), 
entraînés  dans  le  mouvement,  s'étaient  déclarés  pour  la  ligue.  On 
ne  concevait  pas  même,  à  cette  époque,  qu'il  fût  possible  de  gou- 
verner et  d'administrer  sans  les  parlemens.  Henri  111  avait  donc,  dès 
les  premières  semaines  de  l'année  1589,  révoqué  ceux  de  Paris,  de 
Rouen,  de  Toulouse,  d'Aix,  de  Grenoble,  de  Dijon,  et  transféré  leurs 
pouvoirs  politiques  à  des  parlemens  royalistes,  qui  siégèrent  à  Tours 
et  à  Châlons-sur-Marne,  à  Caen  pour  la  Normandie,  à  Carcassonne, 
à  Béziers  et  à  Gastelsarrasin  pour  le  Languedoc,  à  Pertuis,  à 
Manosque,  à  Sisteron  pour  la  Provence,  à  Romans  pour  le  Dau- 


912  REVUE   DES    DEUX   MONDES, 

phiné,  à  Flavigny  et  à  Semur  pour  la  Bourgogne.  Les  parlemens 
fidèles  avaient  naturellement  essayé  de  réduire  à  l'impuissance  les 
«  antiparlemens  »  et  des  luttes  violentes,  qui  sont  l'épisode  le  plus 
extraordinaire  de  notre  histoire  judiciaire,  s'étaient  engagées,  dans 
chaque  province,  entre  les  compagnies  rivales.  On  ne  s'était  pas 
seulement  proscrit  de  part  et  d'autre,  et  condamné  réciproque- 
ment pour  crime  de  lèse-majesté  divine  et  humaine  ;  beaucoup  de 
ces  arrêts  avaient  été  sanctionnés  par  des  saisies  et  des  confisca- 
tions violentes  :  bien  plus,  beaucoup  demagistrats  avaient,  à  diverses 
reprises,  levé  des  troupes  en  France  et  à  l'étranger,  quelques-uns 
d'entre  eux  s'étaient  improvisés  généraux,  et  plusieurs  avaient 
couru  tous  les  périls  de  )a  guerre.  Allait-on  non-seulement  récon- 
cilier, mais  faire  siéger  côte  à  côte,  aux  mêmes  audiences,  des 
gens  qui  avaient  de  si  bonnes  raisons  pour  se  détester?  Henri  lY 
n'hésita  pas  à  l'exiger  dans  l'intérêt  commun,  mais  ne  l'obtint  pas 
sans  peine.  Les  conseillers  de  Tou's  et  de  Châlons,  par  exemple, 
eussent  voulu  presque  des  représailles,  au  moins  quelque  éclatante 
manifestaiion  de  la  reconnaissance  royale  aux  dépens  de  leurs 
anciens  collègues;  mais  le  roi,  dès  le  20  mars  159/i,  rétablit  offi- 
ciellement l'autorité  du  parlement  qui  venait  de  rendre  la  justice  à 
Paris  au  nom  de  Mayenne  et  lui  permit  de  siéger  comme  aupara- 
vant, jusqu'au  retour  des  magistrats  fidèles.  Ceux-ci  durent  se  con- 
tenter d'avoir  le  pas  sur  les  autres,  et  murmurèrent  :  «  J'ai  bien 
oublié  et  pardonné  mes  injures,  leur  dit-il  ;  vous  ne  pouvez  moins 
faire  que  d'oublier  et  pardonner  les  vôtres.  »  De  même,  le  parle- 
ment royaliste  de  Normandie  avait  secrètement  arrêté,  avant  de 
quitter  Caen,  de  ne  pas  réintégrer  les  magistrats  ligueurs  de  Rouen, 
s'ils  ne  se  «  purgeaient  »  de  toute  participation  à  l'assassinat  de 
Henri  III,  aux  complots  ourdis  contre  Henri  IV  et  à  l'assassinat  de 
quelques-uns  de  leurs  collègues.  Il  n'abandonna  ce  dessein  qu'au 
bout  de  quelques  jours  et  sur  les  ordres  pressans  du  roi.  Henri  lY 
ne  montra  quelque  sévérité  qu'au  parlement  rebelle  de  Dijon,  qui 
lui  avait  fait  une  guerre  acharnée  jusqu'au  milieu  de  l'année  1595  ; 
celui-là  fat  mal  reçu,  réprimandé  vertement,  obligé  de  faire  une 
sorte  d'amende  honorable  et  contraint  de  payer  une  taxe  de  guerre  ; 
mais  tous  ses  membres  gardèrent  leurs  fonctions,  même  son  chef 
Brulard,  le  seul  des  premiers  présidons  qui  eût  déserté  la  cause 
royale.  Royalistes  et  ligueurs  des  cours  souveraines  furent  donc 
réunis  partout,  bon  gré  mal  gré,  Henri  IV  respectant  jusqu'aux  élus 
de  Mayenne  et  de  Mercœur!  Ce  fut  encore  un  acte  de  sagacité  poli- 
tique. Ces  grands  corps  devaient  être  d'autant  plus  respectés  qu'ils 
sortaient  intacts  de  ces  longues  secousses,  et  leur  coopération  poli- 
tique allait  être  d'autant  plus  utile.  Par  exemple,  lorsqu'il  s'agit  de 


LA.   POLITIQUE   DE    HENRI   IV,  913 

faire  enregistrer  au  parlement  de  Paris,  en  1595  et  en  1598,  les 
édits  rendus  en  faveur  des  huguenots,  quelques  anciens  ligueurs  et 
des  plus  ardens,  comme  Lazare  Coquelay  et  Bélanger,  unirent  leurs 
voix  à  celle  des  politiques.  Henri  IV,  cherchant  à  faire  accepter  ces 
édits  par  les  catholiques,  avait  un  très  grand  intérêt  à  ce  qu'ils  ne 
fussent  pas  vériliés  par  des  compagnies  exclusivement  composées 
de  ses  créatures. 

11  suivit  la  même  politique  à  l'égard  des  principaux  chels  ligueurs. 
Villars,  qui  se  soumit  le  premier,  fit  les  conditions  les  plus  dures. 
Mayenne  l'avait  nommé  amiral  de  France,  pendant  que  Henri  IV 
donnait  cette  charge  à  Biron  :  il  fallait  confirmer  le  choix  de  Mayenne 
et  rétracter  celui  du  roi,  puis  consoler  Biron,  c'est-à-dire  le  payer 
très  cher,  donner  en  outre  à  Villars  lui-même  la  grosse  somme  de 
3,470,800  livres,  lui  remettre  la  ville  de  Fécamp  et  six  riches 
abbayes  dont  il  avait  été  déjà  disposé  par  le  roi,  etc.  Sully  ne 
pouvait  pas  se  résoudre  à  conclure  un  traité  semblable  :  on  connaît 
la  réponse  de  Henri  IV  :  u  Mon  amy,  vous  estes  une  beste  d'user 
de  tant  de  remises  et  apporter  tant  de  difficultés  et  de  mesnage  en 
une  affaire  de  laquelle  la  conclusion  m'est  de  si  grande  importance 
pour  l'estabHssement  de  mon  auctorité  et  le  soulagement  de  mes 
pejples.  Ne  vous  souvient-il  plus  des  conseils  que  vous  m'avés 
tant  de  fois  donnez,  m'alleguant  pour  exemple  celui  d'un  certain 
duc  de  Milan  au  roy  Louis  unziesme,  qui  estoit  de  séparer  par  inté- 
rêts particuliers  tous  ceulx  qui  estoient  liguez  contre  luy  soubs 
des  prétextes  generauîx...  Partant,  ne  vous  amusés  plus  à  faire 
tant  le  respectueux  pour  ceux  dont  il  est  question  (Biron  et  autres), 
lesquels  nous  contenterons  d'ailleurs,  ny  le  bon  mesnager,  ne  vous 
arrestant  à  de  l'argent  ;  car  nous  payerons  tout  des  mesmes  choses 
que  l'on  nous  livrera,  lesquelles,  s'il  falloit  prendre  par  la  force, 
nous  cousteroient  dix  fois  autant.  »  Henri  IV  s'attacha  fermement 
à  l'exécution  de  ce  plan,  que  presque  aucun  de  ses  conseillers  ne 
comprit  ou  n'approuva,  mais  qui  réussit  à  merveille,  et  continua 
de  séparer  «  par  interests  particuliers  »  tous  ceux  qui  s'étaient 
ligués  contre  lui  sous  un  prétexte  général.  Quant  à  Villars,  il  fit 
amende  honorable  sur  une  des  places  publiques  de  Rouen  avec 
toute  la  netteté  désirable:  «  Allons,  morbleu!  dit-il,  la  ligue  est 
f. .  (1)  ;  que  chacun  crie  :  Vive  le  roy  !  »  Et  lors,  ajoutent  les  OEco- 
nomies  royales,  il  se  fit  une  telle  acclamation  que  tout  l'air  en  reten- 
tissoit.  »  A  partir  de  ce  jour,  il  mit  loyalement  son  épée  au  service 
de  Henri  IV  et  devint  un  de  ses  plus  fidèles  serviteurs.  Quand  la 

(1)  Les  rédacteurs  des  OEconomies  royales  s'excusent  auprès  des  dames  d'avoir 
reproduit  «  les  propres  termes  »  dont  so  servit,  ce  jour-là,  M.  de  Villars. 

XOMB  Lxii.  —  1884.  i>8 


914  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

guerre  eut  été  déclarée  à  l'Espagne,  au  commencement  de  l'année 
1.595,  il  renforça  l'armée  du  Nord  avec  un  corps  important  de  gen- 
tilshommes et  de  soldats,  levés  en  Normandie,  se  conduisit  comme 
un  héros,  après  avoir  opiné  comme  un  sage,  dans  le  combat  désas- 
treux du  2Zi  juillet  1595,  engagé  contre  son  avis,  et  fut  assassiné 
après  la  bataille  par  les  Espagnols,  qui  ne  pouvaient  lui  pardonner 
d'être  à  ce  point  redevenu  Français. 

Quand  il  s'agit,  en  octobre  1594,  de  traiter  avec  le  jeune  duc  de 
Guise,  le  fils  aîné  de  ce  Balafré  qui  s'était  vanté  d'être  un  Carlo- 
vingien  et  qui  avait  rêvé  d'enfermer  Henri  III  dans  un  imonastère 
«  comme  Pépin,  son  ancêtre,  avoitfait  à  Childéric,  »  cel'ui-là  même 
qn'un  certain  nombre  de  ligueurs  avaient  voulu,  en  1593,  marier 
à  l'infante  Claire-Eugénie  pour  le  placer  sur  le  trôna  des  Capétiens, 
les  conseillers  du  roi,  au  témoignage  de  l'historien  de  Thou,  lui 
opposèrent  une  résistance  encore  plus  vive.  Guise  lui  apportait  sans 
doute  Reims,  Fismes,  Montcornet,  Rocroy,  Saini-Dizier,  .ïoinville, 
toute  la  partie  de  la  Champagne  qui  n'était  pas  encore  soumise. 
Mais  Henri  lui  octroyait,  outre  des  sommes  énormes,  cinq  abbayes 
pour  ses  frères,  «  l'entretènement  »  de  toutes  leurs  compagnies 
de  gendarmes,  le  gouvernement  de  Reims  avec  la  capitainerie  de 
Fismes  pour  le  prince  de  Joinville  et,  pour  lui-même,  le  gouver- 
nement de  la  Provence  «  avecq  l'autorité  que  Sa  Majesté  bail- 
leroit  h  son  filz,  si  elle  en  avoit  eu  ung  et  qu'elle  l'eust  voulu 
pourveoir  dudict  gouvernement.  »  Le  cbancelier  Chiverny  ne  con- 
cevait pas  que  Henri  IV  envoyât  Charles  de  Lorraine  dans  une 
province  sur  laquelle  il  croirait  peut-être  un  jour  pouvoir  récla- 
mer des  droits  de  souveraineté,  comme  issu  de  la  maison  d'An- 
jou (1).  Mais  Je  roi  tint  bon,  et  fit  bien.  Il  embrassa  deux  fois 
le  jeune  prince  et  ne  lui  permit  pas  même  d'excuser  ses  fautes  : 
«  Nous  sommes  subjects  tous  à  faire  des  Jeunesses,  lui  dit-il,..,  je 
vous  servirai  de  père.  »  Il  savait  bien,  d'ailleurs,  que  le  Balafré  ne 
revivait  pas  dans  son  fils.  Tout  porte  à  croire  que  le  quatrième  >duc 
de  Guise  fut,  en  effet,  comme  tant  d'autres,  subjugué  par  la  bon- 
homie du  roi.  Ce  fut  dès  lors  un  cou[)  de  .maître  que  d'envoyer  en 
Provence  contre  le  catholique  d'Épernon  le  représentant  de  cette 
grande  maison  de  Lorraine,  si  chère  aux  catholiques.  Guise  fut  le 
modèle  des  gouverneurs.  Il  abattit  d'Épernon,  chassa  les  Espagnols 
de  Marseille,  reprit  Berre,  assiégea  Nice,  mit  les  frontières  enétftt 
de  défense,  surveilla  fort  utilement  le  roi  d'Espagne  et  le  duc  de 
Savoie,  découvrit  et  fit  échouer  en  1605  un  coniplot  tramé  entre 
Bouillon  et  les  Espagnols  pour  surprendre  Marseille.  Aussi  lorsque 

(1)  Scellant  les  provisions  du  jeune  duc,  il  écrivit  de  sa  main  au-dessous  du  sceau  - 
qu'elles  étaient  accordées  par  le  roi  contre  son  avis.  (De  Thou,  1.  cxi.) 


LA.   POLITIQUE   DE    HENRI   IV.  915 

le  prince  de  Joinville,  dernier  fils  du  Balafré,  se  fut  imaginé,  dans 
un  accès  de  dépit  amoureux,  de  signer  un  traité  fort  compromettant 
avec  l'Espagne,  Henri  IV  jugea  bon  de  lui  pardonner  avec  éclat,  en 
mandant  sa  mère  et  son  frère:  «  Voici,  leur  dit-il,  le  vray  enfant 
prodigue,  qui  s'est  imaginé  de  belles  folies;  mais  comme  pleines 
d'enfance  et  de  niveHeries,  je  luy  pardonne  pour  l'amour  de  vous; 
mais  c'est  à  condition  que  vous  le  chapitrerez  bien...  et  que  vous, 
mon  nepveu  (le  duc  de  Guise)  en  respoudrez  à  l'advenir,  car  je  vous 
le  baille  en  garde,  afin  de  le  faire  sage  s'il  y  a  moyen.  »  Guise  n'our 
blia  pas  ce  dernier  trait  de  la  clémence  ou  de  la  politique  royale  et 
fut  fidèle  au  roi,  même  quand  il  ne  put  plus  rien  attendre  de  lui  : 
après  la  mort  de  Henri  IV,  il  alla  chercher  Sully,  et  le  conduisit  à 
la  reine  mère. 

Lorsque  Henri  IV  tendit  la  main  à  Mayenne,  l'ancien  «  lieutenant- 
général  de  Testât  et  couronne  de  France,  »  qui  lui  avait  disputé 
plus  de  six  ans  le  sol  de  son  royaume,  «  l'indignation  »  de  ses  con- 
seillers fut  au  conible.  Cette  fois  le  parlement  perdit  patience, 
suscita  toutes  les  dilïicultés  possibles,  et  ne  céda  qu'à  des  lettres 
de  jussion  réitérées.  De  Thou  ne  tarit  pas  en  lamentations.  A  vrai 
dire»  si  l'on  avait  refusé  net  à  Mayenne  le  gouvernement  héré- 
ditaire de  la  Bourgogne,  on  lui  donnait,  outre  3,580,000  livres, 
trois  places  do  sûreté  pour  six  ans,  le  gouvernement  de  l'Ile-de- 
France  moins  Paris,  la  pairie  pour  son  fils,,  etc.  C'était  beaucoups 
eu  égard  au  petit  nombre  de  villes  que  le  prince  lorrain  détenait 
encore;  ce  n'était  pas  trop  parce  qu'on  portait  le  coup  de  grâce  à 
la  ligue,  dont  les  derniers  tronçons  allaient  être  aisément  détruits. 
La  paix  n'eût  été  complète,  lit-on  dans  le  préambule  des  articles 
accordés  à  Mayenne,  «  si  notre  cher  et  très  aimé  cousin,.,  chef  de 
son  party,  n'eust  suivi  le  mesme  chemin  :  comme  il  s'est  résolu  de 
faire  si  tost  qu'il  a  vu  que  nostre  sainct  père  avoist  approuvé  nostre 
reunion.  Ce  qui  nous  a  mieux  faict  sentir  qu'auparavant  de  ses 
actions,  recevoir  et  prendre  en  bonne  part  ce  qu'il  nous  a  remons- 
tré  du  zèle  qu'il  a  eu  cà  la  religion;  louer  et  estimer  l'aftection  qu'il 
a  monstrée  à  conserver  le  royaume  en  son  entier.  Duquel  il  n'a 
faict  ny  souffert  le  démembrement,  lorsque  la  prospérité  de  ses 
affaires  sembloit  luy  en  donner  quelque  moyen.  »  On  ne  pouvait 
pas  l'excuser  avec  plus  de  grâce  de  s'être  soumis  si  tard  ni  le  glo- 
rifier plus  habilement  d'avoir  préféré  son  propre  intérêt  à  celui  de 
l'Espagne.  H  est  digne  de  remarquer  que  ce  grand  rebelle  devint, 
à  son  tour,  nn  sujet  docile.  II  rendit  les  plus  grands  services  au 
siège  d'Amiens,  y  empêcha  beaucoup  de  fautes  et  décida  soit  par 
ses  avis,  soit  par  ses  manœuvres  l'heureuse  issue  de  plusieurs 
engagemens.  Il  s'était  associé  si  étroitement  à  la  politique  royale 
que,  même  en  1611,  il  détermina  le  conseil  de  régence  à  secourir 


916  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

les  Genevois  contre  les  Espagnols  :  «  Il  y  alloit,  dit  l'ancien  général 
de  la  ligue,  de  Testât  et  non  de  la  religion.  »  Cormenin  a  dit  des 
jacobins  que  Bonaparte  les  avait  «  éblouis  de  ses  victoires  et  comme 
absorbés  dans  sa  force.  »  Henri  IV  absorba  de  même  a  dans  sa 
force  »  les  principaux  chefs  de  la  ligue  et  les  incorpora  définitive- 
ment à  la  nation. 

Il  fallait  aussi  trouver  des  ministres.  Henri  IV  conçut  le  dessein 
hardi  de  choisir  indistinctement  les  plus  capables  et  les  plus  modé- 
rés des  deux  partis,  c'est-à-dire,  à  côté  du  calviniste  Sully,  d'an- 
ciens ligueurs,  comme  Villeroy  et  Jeannin.  ]Ni  l'un  ni  l'autre  n'avaient 
trempé  dans  les  excès  de  la  ligue;  ils  avaient  cherché  plutôt  à  la 
contenir  et  à  l'empêcher  de  tout  livrer  aux  étrangers.  Cependant 
quand  le  roi  voulut  nommer  Villeroy  secrétaire  d'état,  sa  sœur  et 
bien  d'autres  l'en  dissuadèrent  vivement,  le  lui  dépeignant  comme 
«  l'ennemi  formel  et  juré  de  tous  ceux  de  la  religion  et  au  surplus 
très  mauvais  François  et  vrai  Hespagnol.  »  Mais  «  il  passa,  dit  L'Es- 
toile,  par-dessus  toutes  ces  remonstrances  »  et  s'en  trouva  bien. 
Villeroy  avait  «  une  grande  routine  aux  affaires  et  cognoissance 
entière  de  celles  qui  avoient  passé  de  son  temps,  esquelles  il  avoit 
esté  employé  dès  sa  première  jeunesse  (1);  »  ce  fut  un  excellent 
commis,  discret,  exact,  appliqué  :  «  Il  croit,  disait  Henri  IV,  que  mes 
affaires  sont  les  siennes,  et  y  apporte  la  même  passion  qu'un  autre 
en  travaillant  à  sa  vigne.  »  On  ne  sait  pas  encore  au  juste,  aujour- 
d'hui, si  ce  ministre  des  affaires  étrangères  était  pour  ou  contre 
l'alliance  espagnole  (2)  ;  mais  il  n'importait  guère  au  roi,  qui,  lui 
laissant  le  détail  des  affaires,  dirigeait  par  ses  vues  propres  la  poli- 
tique extérieure.  Peut-être  même  Henri  IV,  tout  en  négociant  avec 
les  protestans  d'Allemagne,  d'Angleterre  et  de  Hollande,  trouvait-il 
un  avantage  à  faire  conduire  les  négociations  et  surveiller  des  alliés 
quelquefois  douteux  par  un  secrétaire  d'état  bon  catholique  et  qui 
avait  figuré  dans  la  ligue. 

Le  ligueur  Jeannin,  d'abord  avocat,  puis  conseiller  et  président 
au  parlement  de  Dijon,  avait  réussi  à  faire  éluder  en  Bourgogne, 
après  la  Saint-Barthélémy,  les  ordres  de  proscription.  Député  aux 
états  de  Blois,  il  s'y  était  conduit  en  homme  de  sens  et  en  patriote; 
envoyé  par  Mayenne  à  Philippe  II  en  avril  1591  pour  lui  demander 
des  secours,  il  avait  frémi  en  entendant  le  roi  d'Espagne  dire  cou- 
ramment :  «  Ma  bonne  ville  de  Paris,  ma  bonne  ville  de  Rouen,  » 
et  l'on  avait  intercepté  au  camp  royal  une  de  ses  lettres,  qui  con- 
seillait la  paix.  Toutefois,  au  siège  de  Laon,  qu'il  défendait  contre 

(1)  Portrait  de  Villeroy  par  Henri  IV.  (OEconomies  royales,  ch.  cxci.) 

(2)  Voir  Poirson,  Histoire  du  règne  de  Henri  IV,  t.  iv,  p.  33,  et  M.  Perrens,  les 
Mariages  espagnols  sous  Henri  IV,  p.  169. 


LA   POLITIQUE    DE    HENRI    IV.  917 

le  roi,  celui-ci  lui  ayant  promis  de  le  faire  pendre  en  entrant  dans 
la  ville,  Jeannin,  du  rempart,  lui  avait  répondu  :  «  Vous  n'y  entre- 
rez pas  que  je  ne  sois  mort,  et  après  je  ne  me  soucie  guère  de  ce  que 
vous  ferez.  »  Apiès  le  combat  de  Fontaine-Française,  Henri  IV,  qui 
se  connaissait  en  hommes,  alla  droit  à  celui-ci.  «  Est-il  possible, 
balbutiait  l'ancien  défenseur  de  Laon,  que  Votre  Majesté  adresse 
des  paroles  si  obligeantes  à  un  vieux  ligueur  comme  moi?  »  On 
connaît  la  réponse  du  roi  :  «  Monsieur  le  président,  j'ai  toujours 
couru  après  les  gens  de  bien  et  je  m'en  suis  toujours  bien  trouvé.  » 
En  quelques  années,  Jeannin,  façonné  par  son  maître  à  la  grande 
politique,  était  devenu  le  premier  diplomate  de  l'Europe.  Il  négo- 
ciait successivement  avec  Mayenne  pour  l'amener  à  composition, 
avec  le  duc  de  Savoie  pour  préparer  la  paix  de  janvier  1601,  plus 
tard  avec  les  commandans  dévoués  à  Biron  pour  leur  persuader  de 
mettre  bas  les  armes  et  de  recevoir  le  pardon  royal  ;  il  fut  l'instru- 
ment de  la  médiation  française  soit  entre  Venise  et  l'empire  d'Alle- 
magne, divisés  au  sujet  du  Frioul,  soit  entre  Venise  et  le  cabinet 
de  Madrid.  Enfin,  pendant  les  dernières  années  du  règne,  il  dirigea 
complètement,  avec  une  habileté  consommée,  les  négociations  de 
la  France  avec  les  Provinces-Unies,  des  Provinces- Unies  avec  l'Es- 
pagne, et  peut  être  regardé  comme  le  principal  auteur  des  traités 
qui  assurèrent  l'indépendance  de  la  Hollande.  Le  célèbre  Heinsius, 
dans  un  Iransport  de  reconnaissance,  lui  déclara  qu'il  était  «  vrai- 
ment venu  de  Dieu  »  et  les  états-généraux  remercièrent  solennelle- 
ment le  roi  de  leur  avoir  envoyé  un  tel  ambassadeur  (22  juin  1609). 

Ou  ne  se  lasse  pas  d'admirer  ce  chef  d'état  qui,  sans  souci  de  ses 
propres  injures  ou  de  ses  préférences  secrètes,  essaie  de  faire  tra- 
vailler en  même  temps  tous  les  hommes  de  talent  et  de  bien,  d'où 
qu'ils  viennent,  à  la  grandeur  du  royaume,  ne  se  laissant  pas  étour- 
dir par  ses  victoires,  ne  se  figurant  pas  un  instant  qu'il  suffise  à 
tout,  sentant  que  les  bons  capitaines  et  les  habiles  politiques  sont 
rares,  qu'il  faut  les  chercher  partout  et  les  prendre  où  on  les  trouve, 
sachant  enfin  qu'il  remplirait  mal  son  métier  de  roi  s'il  n'employait 
pas  la  France  elle-même,  avec  toutes  ses  ressources,  au  service  de 
la  France.  Il  en  vint  à  se  demander  s'il  ne  pouvait  pas  utiliser  même 
les  jésuites. 

On  leur  avait  imputé  l'attentat  de  Ghastel,  qui  était  leur  élève,  et 
le  parlement  de  Paris,  par  arrêt  du  28  décembre  159/i,  les  avait 
bannis  du  royaume  en  défendant  à  tous  les  Français  d'envoyer  leurs 
enfans  étudier  chez  eux  hors  de  France,  sous  peine  d'être  déclarés 
ennemis  de  l'état.  Il  est  vrai  que  les  pailemens  de  Toulouse  et  de 
Bordeaux  en  avaient  autrement  décidé.  Cependant,  en  1603,  Clé- 
ment VIII  insista  pour  le  rétabfissement  de  l'ordre,  et  le  roi  s'y  réso- 


918  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

lut.  Jacques  P*"  se  plaignit  d'un  tel  dessein  et  fit  observer  à  notre 
ambassadeur  que  les  huguenots  français  pourraient  y  trouver  le 
prétexte  d'un  soulèvement.  Henri  IV,  dans  sa  réponse  à  M.  de  Beau- 
mont,  explique  le  motif  de  sa  conduite.  D'abord  les  jésuites  étaient 
«  si  supportez  et  favorisez  en  plusieurs  provinces  »  qu'on  les  y  avait 
retenus  malgré  l'arrêt  de  159^  :  les  persécuter  «  c'estoit  malconten- 
ter un  grand  nombre  de  catholiques  et  leur  donner  quelque  prétexte 
de  se  rallier  ensemble  et  exécuter  de  nouveaux  tioubles;  »  les  rap- 
peler, c'était  les  empêcher  u  de  se  donner  entièrement  aux  ambi- 
tieuses volontez  du  roy  d'Espagne,  »  et  le  roi  crojait  niême  «  pouvoir 
eti  retirer  du  service  en  plusieurs  occasions.  »  Enfin,  poursuivait-il, 
«  tant  s'en  fault  que  mes  subjects  de  la  religion  prétendue  réformée 
ayent  subject  d'entrer  en  alarme  de  leur  restablissement,  qu'estant 
leur  authorité  et  puissance  réglée  et  retranchée  comme  elle  sera, 
ils  auront  moins  de  moyens  de  leur  nuire  ;  et ,  comme  ils  seront 
tenus  de  court  et  en  devoir,  ils  n'auront  pouvoir  de  les  comb^Uitre 
qu'à  force  de  mœurs  et  de  bonne  doctrine,  en  bien  instruisant  la 
jeunesse.  »  Eu  effet ,  le  nouvel  édit  n'autorisait  les  jésuites  qu'à 
demeurer  oii  ils  se  trouvaient,  en  leur  assignant  seulement  trois 
villes,  Lyon,  Dijon,  La  Flèche,  comme  lieux  de  nouvelle  résidence, 
leur  défendait  de  a  dresser  aucun  collège  ny  résidence  en  aultres 
villes  ny  endroits  »  sans  la  permission  royale,  restreignait  à  leur 
préjudice  la  faculté  de  succéder  et  d'acquérir,  etc.  Cependant  le 
parlement  de  Paris  s'émut  et  fit  de  solennelles  remontrances  :  «  J'ay 
toutes  vos  conceptions  en  la  mienne,  répondit  Henri  IV  aux  magis- 
trats, mais  vous  n'avés  pas  la  mienne  aux  vostres.  L'Université  a 
occasion  dd  regretter  les  jesuistes  puisque,  par  leur  absence,  elle  a 
esté  comme  déserte,  et  les  escholiers,  nonobstant  tous  vos  arrests, 
les  ont  été  chercher  dedans  et  dehors  mon  royaume...  Quand  Chas- 
tel  les  auroit  accusez,  comme  il  n'a  faict,  et  qu'un  jesuiste  mesme  eut 
fait  ce  coup  (duquel  je  ne  me  veux  plus  souvenir...),  faudroit-il  que 
tous  les  jesuistes  en  pastissent,  et  que  tous  les  apostres  fussent  chas- 
sez pour  un  Judas?..  H  ne  leur  faut  plus  reprocher  la  ligue;  c'estoit 
rin|ure  du  temps;  ils  croy oient  de  bien  faire  et  ont  esté  trompez 
comme  plusieurs  autres...  L'on  dit  que  le  roy  d'Espagne  s'en  sert; 
je  dis  aussy  que  je  veux  m'en  servû*...  Ils  sont  nez  en  mon  royaume 
et  sous  mon  obéissance  ;  je  ne  veux  entrer  en  ombrage  de  mes  natu- 
rels subjects...  » 

Il  faut  méditer  ce  discours,  qui  respire  une  philosophie  si  sereine 
et  que  traverse  un  grand  souffle  d'équité.  On  y  sent  la  concep- 
tion d'un  idéal  que  personne  n'entrevoit  encore  en  1603  :  Henri  IV, 
de  même  qu'il  eût  voulu  pouvoir  appliquer  le  droit  commun  aux 
huguenots  haïs  par  les  catholiques,  voudrait  maintenant  l'appliquer 


LA    POLITIQUE   DE   HENRI   IV.  9Î9 

aux  jésuites  haïs  par  les  politiques  et  par  les  huguenots.  Quand  on 
a  cru  trouver  une  contradiction  entre  la  politique  qui  avait  inspiré 
l'édit  de  Nantes  et  celle  qui  dicta  i'édit  de  1603,  on  s'est  trompé: 
ce  sont  deux  pages  d'une  même  charte  qui  garantit  aux  uns  comme 
aux  autres  toute  la  liberté  religieuse  compatible  avec  les  nécessités 
de  l'heure  présente,  car  Henri  IV  n'allait  jamais  qu'à  l'utile  et  au 
possible.  C'est  bien  le  même  homme  qui  a  signé  ces  dtux  pactes  de 
tolérance  et  de  paix  intérieure.  Il  est  à  peine  utile  d'ajouter  que  le 
rappel  des  jésuites,  en  rassurant  les  catholiques,  lui  donnait  une 
bien  plus  grande  liberté  d'action  à  l'extérieur  et  lui  permettait,  par 
exemple,  d'appuyer  ouvertement  les  protestans  des  Pays-Bas  et  d« 
l'Allemagne  sans  offusquer  le  gros  de  la  nation. 

Henri  IV  fut,  en  effet,  jusqu'à  la  fin  de  son  règne,  l'allié  des 
princes  protestans,  mais,  comme  on  l'a  vu  plus  haut,  parce  qu'il 
fallait  abaisser  la  maison  d'Autriche.  Sa  politique  étrangère  fut 
nationale  et  sans  mélange  de  propagande  calviniste.  Bien  plus,  il 
intervint  à  diverses  reprises  auprès  d'Elisabeth  et  de  Jacques  F  pour 
les  catholiques  anglais  (l),  auprès  des  états-généraux  pour  les  catho- 
liques des  Pays-Bas  (2).  Loin  de  délaisser  les  intérêts  catholiques 
en  Orient,  il  prit  sous  sa  protection  les  pères  de  la  terre-sainte  et 
les  religieux  de  Péra,  fit  rouvrir  l'église  de  Galata  et  restituer  au 
clergé  latin  les  évêchés  que  les  schismatiques  avaient  usurpés 
dans  les  îles  de  l'Archipel,  empêcha  le  sultan,  qui  avait  eu  des 
différends  avec  la  Toscane,  d'exercer  des  représailles  sur  les  évê- 
ques,  latins  ou  grecs,  de  Chio,  en  un  mot,  ne  cessa  pas  de  lutter 
contre  l'Angleterre  pour  rester  à  Gonstantinople,  comme  son  prédé- 
cesseur François  F,  le  représentant  de  toute  la  chrétienté  (3).  Enfin 
il  resta,  depuis  son  absolution  jusqu'à  sa  mort,  l'am'i  du  saint- 
siège. 

Le  joug  de  l'Espagne  avait,  plus  d'une  fois,  paru  dur  à  Clé- 
ment VIII.  Aussi  s'appuya-t-il,  dès  qu'il  put  le  faire  impunément, 
sur  le  roi  très  chrétien.  Celui-ci  reçut  et  prit  au  besoin  les  conseils 
du  pape,  s'entretint  longuement  avec  lui  de  tout  ce  qui  pouvait  inté- 
resser la  «  république  chrétienne  (i),  »  se  chargea  plusieurs  fois 
d'appuyer  ses  réclaniatious  auprès  des  princes  protestans  et  ne  laissa 

(1)  Voir  la  lettre  du  19  juillet  1605  à  M.  de  Beauraont. 

(2)  Voir,  entre  autres  docnmens,  la  remontrance  faite  en  l'assemblée  des  états-géné- 
raux des  Provinces-Unies  par  M.  Jeannin,  au  nom  du  roi,  en  faveur  des  catholiques 
desdites  provinces.  {Les  Négociations  du  président  Jeannin,  collection  Michaud,  p.  654 
à,658.) 

(3)  Voir,  dans  l'ouvrage  de  M.  Mercier  de  Lacombe,  intitulé  /fenri  IV  et  sa  Poli- 
tiçtue,  le  chap.  vi  du  liv.  iv. 

(4)  Henri  IV  employait  souvent  cette  expression  à  la  fin  de  son  règne,  môme  dans 
sa  correspondance  avec  notre  ambassadeur  à  Rome  (voir  la  lettre  du  31  août  1609). 


920  BEVUE    DES    DEDX    MONDES. 

pas  échapper  une  occasion  de  lui  être  utile  ou  agréable.  En  1597, 
quand  César  d'Esté,  secrètement  appuyé  par  l'Espagne,  eut  mis  la 
main  sur  le  duché  de  Ferrare,  compris  dans  les  étals  de  l'église, 
Henri  IV  offrit  au  saint-siège  l'épée  de  la  France,  et  le  duché  fut 
aussitôt  rendu.  De  son  côté.  Clément  VIII  proposa  trois  fois  sa  média- 
tion pour  terminer  la  guerre  que  la  France  soutenait  contre  l'Es- 
pagne et  fit  présider  par  un  légat  les  conférences  qui  aboutirent  à 
la  paix  de  Vervins.  Plus  tard,  il  accueillit  la  prière  du  roi,  qui  vou- 
lait faire  annuler  son  mariage  avec  Marguerite  de  Valois,  et  la  sen- 
tence de  cassation  fut  prononcée  quelques  mois  après  avoir  été  sol- 
licitée. Henri  IV  n'eut  pas  de  moins  bons  rapports  avec  Paul  V  et  fit 
tourner  à  l'avantage  du  saini-siège  le  différend  qui  survint,  en 
1607,  entre  le  pape  et  la  république  de  Venise.  On  finit  par  élever 
au  vainqueur  de  Coutras,  sous  le  portique  de  Saint-Jean-de-Latran, 
une  statue  sur  laquelle  on  grava  cette  inscription  :  Propugnaiori 
ecclesiœ!  Le  Béarnais  ne  méritait  peut-être  pas  cet  excès  d'hon- 
neur; mais  il  est  évident  que  les  papes  de  cette  époque,  mêlés  aux 
plus  importantes  négociations  diplomatiques  et  à  tous  les  grands 
événemens  dont  l'Europe  était  le  théâtre,  appréciaient  les  desseins 
de  Henri  IV  comme  nous  les  apprécions  nous-mêmes.  Quoiqu'ils  le 
vissent  s'appuyer  sur  la  plupart  des  états  protestans,  ils  jugèrent 
que  son  système  d'alliances  était  conçu  dans  un  intérêt  exclusive- 
ment français,  non  comme  une  œuvre  de  prosélytisme  calviniste. 
C'est  ainsi  que  Paul  V,  au  lieu  de  lui  reprocher  l'affranchissement 
des  Provinces-Unies,  le  remercia  (Zi  août  1609)  d'y  avoir  pris  en 
main  la  cause  des  catholiques.  Le  même  pape  avait  fini  par  entrer 
dans  le  «  grand  dessein  I  »  Uni  contre  les  Espagnols  avec  toute 
l'Italie,  il  favorisait  leur  expulsion  du  Milanais,  de  Naples,  de  la 
Sicile,  et  le  roi  de  France  lui  transmettait,  pour  prix  de  ce  con- 
cours, les  anciens  droits  de  sa  couronne  sur  le  royaume  de  Naples. 

Tel  fut  ce  règne.  Henri  IV  ne  fut  pas  un  conquérant  comme  son 
petit-fils.  Cependant,  en  quelques  années,  il  avait  fait  de  ce  pays  le 
premier  de  l'Europe.  Richelieu  et  Mazarin  n'eurent  qu'à  recueillir 
son  héritage  en  profitant  de  ses  leçons.  La  France  était,  à  son  avè- 
nement, divisée  en  deux  partis  qui  formaient  comme  deux  nations 
rivales,  résolues  à  s'exterminer.  Il  reprit  à  un  nouveau  point  de  vue 
l'œuvre  de  ses  premiers  ancêtres,  qui  avaient  réuni  les  tronçons  de 
la  France  féodale.  Il  fonda  pour  la  seconde  fois  l'unité  nationale  en 
composant  de  ces  peuples  ennemis  un  seul  peuple.  Pour  atteindre  ce 
but,  il  oublia  ses  propres  injures  et  ferma,  par  son  exemple,  la  bouche 
à  ceux  qui  voulaient  venger  les  leurs;  il  sacrifia  le  roi  de  Navarre  au 
roi  de  France.  Après  avoir  beaucoup  choqué  les  deux  partis,  il  en 


LA    POLITIQUE   DE    HENRI   IV.  921 

vint  à  les  dompter,  sans  qu'ils  se  l'avouassent  précisément  eux- 
mêmes.  Il  mit  ainsi  tous  les  Français  au  service  de  la  nation ,  ne 
laissant  pas  perdre  une  seule  gerbe  de  la  moisson  qu'il  était  chargé 
de  récolter  sur  le  sol  fécond  de  la  France. 

Il  faut,  pour  mettre  Henri  IV  à  son  vrai  point  de  vue,  comparer 
cette  méthode  de  gouvernement  aux  procédés  tout  différens  qu'em- 
ployèrent ses  contemporains  et  ses  successeurs.  Philippe  II  entendit 
tout  réduire  à  sa  volonté  comme  à  sa  foi,  faisant  observer  l'une  et 
l'autre  par  les  supplices  et  résolu  à  ne  jamais  changer  de  système, 
ainsi  qu'il  l'écrivit  à  Maximilien,  quand  le  monde  tomberait  sur  lui. 
Il  avait  détruit  les  Maures  de  l'Andalousie  et  regretta,  dit-on,  de 
n'avoir  pu  détruire  tous  ceux  de  l'Espagne.  Il  ne  pardonnait  jamais 
à  ceux  qui  lui  avaient  résisté  :  ses  généraux  mêmes  lui  devenaient 
suspects,  comme  le  duc  de  Parme  et  le  duc  d'Albe,  quand  ils  fai- 
saient trop  bien  la  guerre.  Il  mourut  après  avoir  échoué  dans  toutes 
ses  entreprises  et  préparé  la  décadence  espagnole.  Louis  XIV  mar- 
cha sur  ses  traces.  Il  essaya  de  détruire  la  Hollande,  que  son  aïeul 
avait  sauvée,  et  ne  détruisit  que  notre  système  d'alliances  en  coali- 
sant contre  la  France  la  maison  d'Autriche  et  les  protestans.  A  l'inté- 
rieur, il  abaissa  les  parlemens,  abolit  les  derniers  vestiges  de  l'indé- 
pendance municipale  et  menaça  de  garnisaires  les  états  provinciaux 
qui  ne  se  conformaient  pas  à  ses  ordres  absolus,  oubliant  «  que  cette 
puissance  monstrueuse,  poussée  par  un  excès  trop  violent,  ne  sau- 
rait durer;  qu'au  premier  coup  l'idole  se  renverse,  se  brise  et  est 
foulée  aux  pieds  (1).  »  Enfin  il  révoqua  ce  qui  subsistait  encore  de 
l'édit  de  Nantes  :  cinquante  mille  familles  émigrèrent  en  Angle- 
terre, en  Allemagne,  etc.,  portant  à  l'étranger  leurs  talens  et  leurs 
richesses  :  la  Prusse  fut  défrichée,  Berlin  cessa  d'être  un  village,  et 
c'est  à  dater  de  cette  époque  qu'un  Frédéric-Guillaume  compta 
pour  la  première  fois  en  Europe.  Plus  tard,  la  convention  nationale 
essaya  de  nous  régénérer  en  supprimant  tous  ceux  qui  ne  pensaient 
pas  comme  elle  :  elle  ouvrit  une  ère  de  discordes  civiles  qui  n'est 
pas  encore  close  et  compliqua,  pour  une  longue  période,  la  tânhe 
des  hommes  qui  devaient  chercher  à  fonder  des  institutions  sur  les 
débris  de  l'aucien  régime.  Henri  IV  vit  autrement  et  vit  mieux. 


Arthur  Desjardins. 


(1)  Fénelon,  Télémaqm,  Conseils  de  Mculor  à  Idoménée. 


UN 


LITTÊEATEUE   ITALIEI 


M.    EDMONDO    DE    AMICIS. 


QEnvres  complètes  jusqu'à  ce  jour  :  la  Vie  militaire,  Souvenirs  de  1870-71,  l'Espagne, 
la  Hollande,  Souvenirs  de  Londres,  Pages  éparses,  le  Maroc,  Nouvelles,  Constan- 
tiuoËle,  Souvenirs  de  Paris,  Poésies,  Portraits  littéraires,  les  Amis. 

Parmi  les  quelques  écrivains  étrangers  dont  la  réputation  a  passé 
les  frontières  de  la  France,  M.  Edmondo  de  Amicis  occupe  une  bonne' 
place.  On  le  connaît  non-seulement  par  son  nom,  mais  par  plusieurs 
récits  de  voyages  écrits  avec  entrain  et  bonne  humeur,  rendus  plus 
piquans  par  l'emploi  de  certains  procédés  de  conteur  et  dont  le  succès 
semble  avoir  été  assez  vif,  puisqu'il  en  a  paru  plusieurs  éditions  illus- 
trées. Mais  M.  de  Amicis  ne  s'est  point  borné  à  vo\ager  et  à  raconter 
ses  voyages.  11  s'est  exercé  dans  d'autres  genres  et  toujours  avec  bon- 
heur, en  sorîe  que  ses  divers  ouvrages  lui  ont  valu  dans  son  pays  une 
véritable  popularité.  Dès  son  premier  livre,  les  Récits  de  la  vie  mili^ 
taire,  il  a  pris  rang  parmi  les  écrivains  en  faveur.  11  a  réuni  des 
articles  écrits  au  jour  le  jour,  qui  ne  se  distinguent  pas  autrement 
de  la  production  moyenne  du  journalisme,  et  ses  lecteurs  l'ont  suivi 
sur  ce  terrain.  Il  a  publié  un  volume  de  vers,  dans  lequel  on  retrouve 
surtout  des  impressions  éparses  déjà  dans  ses  précédens  écrits,  et  ses 
vers  ont  été  aussi  lus  que  ceux  de  n'importe  quel  poète  de  sa  patrie 
déjà  connu.  Sf  s  voyages  ont  mis  à  la  mode  un  genre  jusqu'alors  peu 
cultivé  tn  Italie,  et  de  jeunes  écrivains  se  sont  empressés  d'entrer 
dans  une  voie  où  M.  de  Amicis  obtenait  des  succès  si  inaccoutumés. 
Enfin,  il  y  a  quelques  mois,  l'heureux  auteur  pouvait  publier,  sans  las- 
îer  la  patience  de  son  public,  deux  gros  volumes  sur  le  sujet  banal  et 


UN   LITTÉRATEUR    ITALIEN.  923 

déjà  tant  exploité  des  Amis.  —  Un  tel  succès  est  assez  peu  fréquent 
pour  qu'il  ne  soit  pas  inopportun  de  faire  connaître  aux  lecteurs  fran- 
çais, dans  son  ensemble,  l'œuvre  d'un  écrivain  qu'ils  ne  connaissent 
encore  que  par  un  seul  de  ses  côtés. 

M.  Edmondo  de  Araicis,  en  parcourant  le  palais  de  l'Exposition  de 
1878,  traverse  rapidement  les  salles  réservées  à  la  presqu'île  Scandi- 
nave. Tout  de  suite,  il  se  sent  pris  de  tristesse  devant  «  ces  images  et 
ces  couleurs  dont  l'ensemble  forme  un  grand  cadre  mélancolique,  dans 
lequel  la  blancheur  argentée  des  filigranes  de  Chrisiiania  met  à  peine 
un  sourire...  »  Ceite  brève  apparition  d'une  vie  trop  grave,  où  rien  ne 
répond  aux  besoins  de  sa  nature,  suffit  à  le  troubler;  mais  il  se  remet 
bien  vite  en  se  retrouvant  en  pays  de  connaissance  :  «  Aux  brumes  du 
Nord,  s'écrie-t-il  avec  un  soupir  de  froulagement,  succède  en  un  clin 
d'œil  la  vaste  étendue  sereine  d'un  ciel  printanier;  un  peuple  de 
blanches  statues,  un  éclat  de  cristaux,  un  miroitement  de  soieries  et 
de  mosaïques,  une  gaîté  de  couleurs  et  de  formes  qui  éclaire  tous  les 
visages,  égaie  tous  les  cœurs,  arrache  à  toutes  les  bouches  le  cri  :  «  C'est 
l'Italie!  »  — En  présence  de  son  œuvre,  on  ne  peut  s'empêcher,  je  ne 
dirai  pas  de  pousser  le  même  cri  d'enthousiasme,  mais  bien  de  s'écrier  : 
((  Voilà  qui  est  méridional  !  »  Cela  brille,  cela  luit,  cela  scintille.  11  arrive 
que  les  cristaux  sont  de  la  verroterie,  que  la  mosaïque  est  de  couleurs 
trop  vives,  mais  le  bon  soleil  se  charge  d'harmonier  les  nuances,  et 
la  variété  des  objets  nouveaux  déconcerte  la  réflexion.  On  part  pour 
Constantinnple,  pour  Fez  ou  pour  Amsterdam,  on  patine  sur  les  canaux 
de  la  Hollande,  on  se  risque  dans  les  caïques  du  Bosphore,  on  entre  à 
PEscurial,  on  considère  du  dehors  une  mosquée  interdite  aux  giaours, 
—  et  les  images  s'entassent,  et  l'on  passe  par  une  série  d'impressions 
qui  ont  à  peine  le  temps  de  se  formuler  tant  elles  se  suivent  pressées; 
puis  ces  visions  s'évanouissent,  on  en  garde  le  sentiment  d'un  voyage 
trop  rapide  dont  il  ne  reste  que  de  vagues  souvenirs.  Ou,  plus  exacte- 
ment, on  croit  qu'un  causeur  habile  vous  a  conduit  dans  un  panorama 
et  vous  a  montré  de  petits  tableaux  à  travers  un  verre  grossissant,  en 
vous  raconiant  ses  petites  impressions  particulières,  que  sa  sensibilité 
facile  et  sa  fdconde  naturelle  exagèrent  et  multiplient. 

Cette  sent^ibiliié  ra(^  ide,  mobile,  démonstrative,  toujours  en  mouve- 
ment, toujours  piête  à  s'épancher  sur  quelque  chose,  est  la  clé  du 
talent  de  M.  de  Amicis.  Elle  exerce  d'obord  une  continuelle  influence 
sur  sa  manière  de  composer.  M.  de  Amicis  n'écrit  pas  tranquillement, 
en  relatant  ses  touvenirs  avec  méthode,  en  entremêlant  le  récit  de 
ses  aventures  de  symétriques  dissertations  d'histoire  ou  de  géogra- 
phie, selon  l'usa^^e  de  beaucoup  de  voyageurs.  Il  parcourt  ses  notes 
prises  au  jour  le  jour  :  sa  mémoire,  à  mesure  qu'elle  lui  présente  les 
objets  qu'il  a  vus  et  qu'il  veut  dépeindre,  les  transforme  et  les  embel- 
lit ;  ses  impressions  ne  lui  reviennent  point  exactes,  sèches,  mortes, 


924  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mais  métamorphosées  par  un  travail  intérieur  et  inconscient,  beaucoup 
plus  fortes  qu'elles  ne  l'ont  été.  Le  raisonnement,  à  son  tour,  se  met 
bientôt  de  la  partie,  s'exerce  sur  les  données  du  souvenir,  leur  prête 
parfois  des  significations  singulières.  Ainsi,  l'abbaye  de  Westminster 
devient  «  un  immense  argument  de  marbre  en  faveur  de  l'immortalité 
de  l'âme.  »  En  racontant  sa  visite  au  musée  Tassaud,  l'écrivain  pié- 
montais  en  arrive  à  croire  tout  de  bon  qu'il  a  eu  réellement  peur  des 
assassins  de  cire  :  «  Si  quelqu'un,  en  ce  moment,  avait  jeté  un  cri  der- 
rière un  rideau,  j'aurais  cru  qu'un  de  ces  assassins  lui  avait  planté  un 
couteau  dans  le  cœur.  »  Il  a  vu  patiner  des  Hollandaises  et  il  s'enthou- 
siasme si  fort  en  évoquant  leurs  gracieuses  images  penchées  en  avant 
et  "glissant  sur  la  glace,  qu'il  affirme  «  qu'elles  font  jaillir  avec  leurs 
patins  les  étincelles  amoureuses  qui  vont  susciter  des  incendies.  »  Le 
récit  de  son  entrevue  avec  Victor  Hugo  est  plus  caractéristique  encore  : 
pour  traduire  son  émotion  au  moment  où  la  gouvernante  du  poète  vient 
lui  annoncer  qu'il  serait  reçu,  M.  de  Amicis  est  obligé  de  remonter  jus- 
qu'à ses  années  de  collégien,  quand,  après  une  longue  attente,  il  voyait 
sortir  de  la  salle  des  délibérations  un  secrétaire  qui  lui  disait_: 
«  Admis!  »  Gela  va  si  loin,  que  quelquefois,  effrayé  de  l'ardeur  de 
ses  propres  enthousiasmes,  l'écrivain  doute  de  lui-même,  en  appelle 
au  témoignage  de  ses  amis,  —  regrette, ''par  exemple,  que  M.  Gonzalo 
Segovia  y  Ardizione  ne  soit  pas  là,  derrière  lui,  pendant  qu'il  écrit, 
pour  attester  qu'il  a  jeté'  un  cri,  un  vrai  cri,  en  "voyant  le  Saint  Antoine 
de  Padoue,  le  chef-d'œuvre  de  Murillo. 

Ce  sont  là  des  amplifications  et  des  accès  de  lyrisme  un  peu  voulus 
qui  me  rappellent  je  ne  sais  quel  guide  des  étrangers  qui  affirme  avec 
conviction  qu'en^entrant'  dans  l'église  de  Santa-Groce,  à  Florence,  on 
sent  son  crâne  près  d'éclater  en  songeant  à  tous  les  grands  morts  de 
la  république  florentine  dont  les  tombeaux  sont  là.  Mais  cette  même 
faculté  qui  entraîne  l'écrivain  à  des  fautes  de  goût  et  le  pousse,  sans 
qu'il  s'en  rende'  compte,'  à  chercher,  pour  rendre  des  impressions 
certainement  sincères,  des  exagérations  choquantes,  cette  faculté 
de  sentir  si  vite  et  de  passer  si  facilement  d'une  sensation  à  une 
autre,  est,  en  bien  des  cas,  utile  au  voyageur.  Elle  tient  continuelle- 
ment son  attention  en  éveil,  elle  lui  découvre  des  rapports  entre  des 
choses  en  apparence  très  dissemblables,  elle  lui  multiplie  les  curiosi- 
tés et  les  satisfactions.  M.  de  Amicis  se  met  en  route  avec  une  joie 
communicative.  Dès  la  première  page,  par  un  rapide  aperçu  général 
du  pays  qu'il  va  visiter,  il  vous  donne  l'envie  de  partir  avec  lui.  A 
peine  a-*-il  pénétré  dans  la  contrée  nouvelle  qu'il  commence  tout  de 
suite  à  s'émerveiller  sur  tout  ce  qu'il  voit  avec  tant  de  bonne  foi  et  de 
bonne  humeur  qu'on  se  laisse  aller  à  s'émerveiller  avec  lui.  Cette 
manière  d'entrer  en  campagne  en  déployant  une  curiosité  naïve, 
presque  enfantine,  est  bien  à  lui.  Et  cette  curiosité,  une  fo's  excitée, 


UN   LITTÉRA.TEUR   ITALIEN,  925 

restera  en  éveil  tant  que  durera  le  voyage.  Quelquefois  la  moindre  des 
choses,  un  sourire,  une  légende,  un  mystère  suffira  à  la  soutenir  et  à 
l'exciter  encore.  En  arrivant  en  Hollande,  par  exem[)le,  le  voyageur 
italien  entend  parler  du  village  de  Broek.  Il  demande  ce  que  c'est;  on 
lui  répond  en  riant  et  sans  lui  donner  d'explication  satisfaisante.  Il 
demande  pourquoi  l'on  rit  :  «  Parce  que  Bruek  est  quelque  chose  de 
ridicule.  »  A  Amsterdam,  le  propriétaire  de  son  hôtel,  auprès  duquel 
il  revient  à  la  charge,  lui  répond;  «  Enfantillages!  «D'autres  lui  disent: 
«  Vous  verrez.  »  Et  le  voilà  tourmenté  par  le  désir  de  voir  Broek.  Broek 
devient  son  idée  fixe.  Il  en  rêve  toutes  les  nuits  :  «  Je  pourrais  faire 
un  volume  si  je  voulais  décrire  tous  les  villages  fantastiques,  merveil- 
leux, impossibles  que  j'ai  vus  dans  mes  songes.  »  Enfin  le  moment 
est  arrivé  où  son  plan  de  voyage  lui  permet  de  partir  pour  Broek.  Il 
monte  sur  un  bateau  à  vapeur,  descend  un  canal,  débarque  et  s'ache- 
mine à  pied  vers  le  village  mystérieux,  but  de  tant  de  désirs.  D'abord 
il  ne  voit  rien  qui  diffère  de  l'aspect  habituel  de  la  Hollande  :  une 
campagne  implacablement  verte,  sillonnée  de  canaux,  avec,  ici  et  là, 
une  haie,  un  groupe  d'arbres,  un  moulin  à  vent;  des  vaches  couchées 
sur  Iherbe,  des  troupes  de  canards  ou  d'oies  et,  glissant  sur  l'eau 
d'un  canal,  une  barque  où  rame  un  paysan.  Il  avance.  Il  rencontre 
une  maison,  puis  deux,  puis  plusieurs,  et,  devant  toutes,  des  usten- 
siles de  campagne  peints  en  couleurs  vives.  Les  maisons  se  multi- 
plient :  elles  sont  en  bois  verni;  voilà  aussi  des  moulins  aux  fenêtres 
garnies  de  rideaux  roses,  des  arbres  dont  le  tronc  est  peint  en  bleu  du 
pied  jusqu'à  la  naissance  des  branches.  Ces  bizarreries  l'étonnent  un 
peu,  mais  poiiit  outre  mesure  :  dans  un  pays  qui  a  été  fait  par  les 
hommes  plus  que  par  la  nature,  il  faut  s'attendre  à  lout.  Il  rencontre 
quelqu'un  et  demande  ;  «  Où  est  Broek?  »  On  lui  répond  :  «  Vous  y 
êtes.  »  Vous  croyez  qu'après  s'être  attendu  à  des  merveilles,  il  éprouve 
un  instant  de  déception  en  trouvant  simplement  un  joujou  de  Nurem- 
berg à  la  place  du  village  des  Mille  et  une  Nuits?  Point.  «  Alors,  dit-il, 
je  regarde  mieux,  et  je  vois  briller  au  milieu  du  vert  des  arbres  des 
couleurs  si  charlatanesques,  si  impertinentes,  si  enragées,  qu'il  m'é- 
chappe une  exclamation  d'étonuement.  »  D'ailleurs  il  rencontre  une 
bonne  femme  qui  lui  fait  vi=iter  l'intérieur  d'une  maison,  —  faveur 
que  n'avait  pu  obtenir  l'empereur  Joseph  H,  —  et,  après  avoir  décrit 
longuement  cette  espèce  d'arche  de  Noé,  il  s'en  retourne  «  avec  ce 
sentiment  de  tristesse  que  laissent  dans  le  cœur  toutes  les  grandes 
curiosités  satisfaites.  »  Avec  une  humeur  pareille,  les  moindres  aven- 
tures deviennent  des  événemens,  les  plus  petits  détails  prennent  des 
proportions  importantes.  Broek,  ses  maisons  lavées,  ses  rues  polies  et 
ses  arbres  peints  ne  répondaient  certainement  à  aucun  des  endroits 
vus  en  rêve,  dont  la  description  aurait  rempli  un  volume.  Mais  M.  de 
Amicis  l'accepte  tout  de  même  et  en  prend  occasion,  soit  dit  en  pas- 


926  REVUB  DES  DEUX   MONDES. 

sant,  pour  écrire  quelques-unes  de  ses  meilleures  pages  :  de  même 
que  les  grandes  émotions  semblent  lui  être  interdites,  de  même  il 
n'est  à  l'aise  que  dans  les  cadres  resserrés. 

Si,  dans  ses  récits  de  voyage,  M.  de  Amicis  met  quelquefois  sa  sen- 
sibilité au  service  de  son  imagination,  il  procède  inversement  dans 
ses  nouvelles,  qui  n'ont  pas,  à  beaucoup  près,  le  même  intérêt.  Il 
choisit  de  très  petits  sujets  attendrissans,  puis  il  les  divise  méthodi- 
quement en  très  petits  chapitres  et  il  les  traite  avec  un  luxe  inouï  de 
détails  sur  un  ton  de  perpétuelle  émotion.  C'est,  par  exemple,  l'his- 
toire d'un  pauvre  jeune  homme,  employé  chez  un  avocat,  qu'on  accuse 
d'avoir  volé  un  billet  de  100  francs  et  qu'on  met  à  la  porte.  Désespéré, 
il  s'en  va  errer  dans  des  jardins  public^!,  s'assied  sur  un  banc,  sort  de 
son  carnet  le  portrait  de  sa  mère  et  fait  sur  le  verso  le  calcul  de  ses 
dernières  ressources.  Il  égare  ce  portrait,  qui,  trouvé  naturellement 
par  les  enfans  de  l'avocat,  amène  la  réconciliation  finale.  Celte  his- 
toriette, agrémentée  d'un  amour  idyllique,  remplit  plus  de  cent  pages 
bien  serrées.  De  même,  dans  ses  Scènes  de  la  vie  militaire,  les  soldats 
emploient  le  temps  de  leur  service  à  s'attendrir,  à  pleurer  et  à  faire 
de  bonnes  actions.  Les  ordonnances  se  dévouent  corps  et  âme  à  leurs 
officiers,  qui  se  dévouent  à  leurs  ordonnances  et  adoptent  en  com- 
mun des  enfans  égarés.  De  temps  en  temps,  une  bataille  vient  verser 
un  peu  de  rouge  sur  tout  ce  bleu;  mais  les  combattans  s'entretuent 
avec  tant  de  douceur,  de  bonne  grâce  et  d'aménité,  ils  meurent  si 
gentiment  dans  les  bras  les  uns  des  autres,  ils  se  réconcilient  d'une 
façon  si  touchante  sous  l'invitation  pressante  des  boulets,  que  la  guerre 
finit  vraiment  par  paraître  une  bonne  chose,  —  comme  le  reste.  Et 
M.  de  Amicis  peut,  sans  sortir  de  sa  ligne  liabiiuelle,  terminer  la  série 
des  douze  sonnets  qu'il  consacre  à  ce  pathétique  sujet  par  une  rêverie 
innocente  et  consolante  : 

«  Un  jour  viendra  qui  mettra  terme  à  l'horrible  querelle,  —  où  la 
fraternité  tarira,  dans  les  nations,  —  ce  fleuve  aux  tourbillons  san- 
glans,  —  cette  mer  de  larmes  infinies. 

«  Mais  les  générations  ainsi  unies  —  se  rappelleront,  pieuses  et  res- 
pectueuses, —  les  massacres  énormes,  le  sang,  la  valeur  —  auxquels 
elles  devront  leur  vie  plus  facile. 

«  Et  les  drapeaux  vénérés  et  saints,  —  souvenirs  des  époques  pas- 
sées, —  seront  célébrés  par  des  chants. 

u  Et  chaque  nation  construira  un  temple  grandiose,  —  sur  la  façade 
duquel  on  écrira  :  Gloire  à  tous  les  morts  des  gneires  humaines!  » 

En  examinant  dans  son  ensemble  l'œuvre  de  M.  Edmondo  de  Amicis, 
on  remarquera  qu'il  n'a  jamais  entrepris  un  travail  fatigant.  Ses  livres 
semblent  s'être  faits  d'eux-mêmes.  Ses  voyages  ne  sont  point  des 
études  approfondies  sur  les  peuples  qu'il  a  visiiés,  et,  sauf  le  Maroc,  il  a 
toujours  choisi  des  pays  où  l'on  est  sûr  de  trouver  les  aises  de  la  vie  civi- 


UN   LITTERATEUR   ITALIEN.  927' 

lisée.  Il  a  écrit  ses  vers  au  hasard,  quand  sa  pensée  se  moulait  sans  effort 
dans  la  ferme  poétique,  et  il  a  dû  être  fort  étonné  lui-même  de  constater 
un  jour  qu'il  en  avait  de  quoi  remplir  quelques  feuilles  d'impression. 
Seuls,  ses  deux  volumes  sur  les  Amis  pourraient  sembler  une  exception, 
par  le  fait  même  de  la  peine  sans  laquelle  un  tel  sujet  est  condamné 
à  demeurer  banal.  Mais  il  suffit  de  les  parcourir  pour  voir  que  l'auteur 
n'est  point  sorti  de  son  domaine  habituel.  Il  a  été  amené  un  jour,  par 
je  ne  sais  quelle  circonstance  fortuite,  à  réfléchir  sur  l'amitié.  Des  sou- 
venirs attendrissans  sont  venus  se  grouper  autour  de  ses  premières 
réflexions,  il  a  évoqué  des  figures  disparues,  de  légères  amertumes 
l'ont  fait  sourire  avec  une  paisible  ironie.  Or  les  observations  de  détails 
et  Ites  souvenirs  étant  sa  matière  littéraire  habituelle,  il  s'est  mis  à  les 
rassembler  et  à  les  diviser  à  mesure  qu'ils  se  présentaient  à  lui,  don- 
nant ainsi  satisfaction  à  son  besoin  naturel  d'analyses  microscopiques: 
«  Parlbns  dbnc  de  l'amitié  puisqu'elle  occupe  une  si  grande  place  dans- 
nôtre  vie.  Voyons  comment  elle  naît,  comment  elle  se  brise  et  se  re- 
noue, quels  sont  ses  divers  caractères  suivant  l'âge,  l'esprit  et  l'édu- 
cation intellectuelle;  quels  sont  ses  obstacles,  ses  dangers,  ses  plaisirs', 
ses  ennuis  et  ses  amertumes;  de  quelle  manière  on  discute  entre 
amis,  etc.  »  Ces  mintitieuses  recherches  amènent  des  anecdotes,  des 
préceptes  de  morale,  des  réflexions  humoristiques,  des  digressions 
dans  des  sens  inattendus,  —  et  cela  remplit  tout  doucement  sept  cents 
pciges.  A  une  époque  où  la  production  littéraire  est  presque  toujours 
un  travail  pénible,  une  telle  manière  de  travailler  ne  suffit-elle  pas  à 
constituer  une  petite  originalité  ? 

C'est  peut-être  à  ce  procédé,  attTayaut  parce  qu'il  est  agréable,  que 
M.  de  Aiuicis  doit,  en  partie  du  moins,  son  succès  auprès  de  ses  com- 
patriotes. Les  Italiens  sOLt  avant  tout  des  dilettanti.  Quand  ils  vont  à 
l'Opéra,  dans  leurs  théâtres  organisés  bien  plus  en  vue  de  la  conversa- 
tion que  du  spectacle,  ce  n'est  pas  pour  suivre  d'un  bout  à  l'autre  liB 
développe lu en t  d'une  savante  œuvre  d'art,  c'est  pour  entendre  un  mor- 
ceau favori  ou  un  chanteur  à  la  mode,  l'air  de  bravoure  du  ténor  ou  la 
cavatine  de  la  pi^ima  donna.  Une  fois  le  morceau  entendu  et  applaudi, 
ils  se  mettent  à  babiller  ou  rentrent  chez  eux.  Ce  n'est  point  non  plus 
par  hasard  que  la  mosaïque  tient  une  si  grande  place  dans  l'art  indus- 
triel national.  Or  les  écrits  de  M.  d'e  Amicis  sont  justement  de  ceux 
qui  peuvent  le  mieux  satisfaire  des  goûts  pareils  :  ses  livres  n'exigent 
aucune  application;  on  n'est  point  obligé  de  les  commencer  à  la  pre- 
mière page  et  de  les  suivre  jusqu'à  la  fin;  on  peut  les  ouvrir  où  que 
ce  soit,  on  est  «ùr  de  trouver  toujours  une  jolie  descripiion,  uneanec^ 
dote  amusante,  une  fine  miniature  d'un  alinéa.  Comme  en  outre,  selon 
l'expression  si  juste  que  Beyle,  qui  comprenait  l'Italie,  applique  à 
l'un  de  ses  plus  brillans  contemporains,  il  aime  mieux  w  peindre 


928  RETUE   DES   DEUX  MONDES. 

peu  profond  que  s'appesantir,  n  on  n'a  pas  à  craindre  un  morceau  absor- 
bant ou  troublant. 

En  raison  même  de  ce  dilettantisme  de  caractère,  en  raison  aussi  de 
sa  sensibilité  si  facilement  excitée  et  si  facilement  satisfaite,  M.  de 
Amicis  est  un  de  ces  écrivains, —  rares  à  l'heure  actuelle,  —  qui  trouvent 
la  vie  bonne  et  la  savourent  en  toute  saison.  Il  est  sceptique,  mais  sans 
aigreur,  juste  assez  pour  rester  tranquillement  établi  dans  un  épicu- 
réisme  modéré.  Il  a  de  l'esprit,  mais  un  esprit  aimable,  qui  ne  se 
déverse  jamais  en  railleries  :  on  trouve  deux  ou  trois  satires  dans  son 
recueil  de  poésies,  mais  elles  ont  une  portée  toute  gi'mérale  et  ne  bles- 
sent personne  :  ici,  par  exemple,  il  prend  à  partie  un  critique  impuis- 
sant et  rageur  qu'il  ne  nomme  pas,  qu'il  s'abstient  même  de  caracté- 
siser  par  un  trait  qui  pourrait  le  désigner  plus  clairement,  et  auquel  il 
se  borne  à  déclarer  qu'il  se  moque  de  lui;  là,  un  parasite  qui  exprime 
à  un  grand  homme  son  admiration  désiniéressée  en  lui  empruntant  un 
louis  ;  des  personnages  dont  les  petits  ridicules  et  les  petits  vices  cho- 
quent à  peine,  —  tant  nos  contemporains  nous  ont  accoutumés  à  des 
peintures  plus  violentes,  à  des  figures  plus  marquées,  —  et  qu'on  ne 
reconnaîtrait  certainement  pas  parmi  la  foule  de  leurs  pareils. 

La  façon  dont  un  écrivain  comprend  la  nature  est  souvent  décisive 
pour  caractériser  ses  goûts  et  son  esprit.  M.  de  Amicis  la  comprend 
comme  il  comprend  la  vie.  On  trouvera  difficilement,  dans  ses  voyages, 
une  description  mélancolique.  Ses  paysages  favoris  sont  gais  et  s'éten- 
dent en  plein  soleil,  à  peine  teintés  quelquefois  par  ces  vapeurs  légères 
que  dégagent  dans  les  lointains[lcs  premières  chaleurs  du  printemps 
par  ces  sfumature  qui  brodent  leurs  fines  dentelles  sur  les  rivages  mé- 
diterranéens. Dans  ses  poésies  qui  portent  encore  plus  nettement  l'em- 
preinte de  sa  personnalité,  puisque  rien  ne  l'y  gêne  dans  le  choix  'de 
ses  sujets,  la  même  tendance  est  encore  plus  accentuée.  Les  poètes 
modernes  se  font  une  nature  à  leur  image,  chargeante  et  complexe 
comme  eux,  souriante  quand  ils  ont  la  joie  au  cœur,  navrée  quand  ils 
s'assombrissent,  reflétant'tous  les  nuages  qui  leur  voilent  le  ciel,  bou- 
leversée par  toutes  les  tempêtes  dont  ils  sont  secoués  :  en  sorte  que 
c'est  presque  toujours'eux-mêmes  qu'ils  dépeignent  dans  leurs  des- 
criptions, qu'ils  imposent  aux  choses  la  violence  et  la  fugacité  de  leurs 
sensations  raffinées,  qu'ils  leur  prêtent  leur  vie  intense  et  si  souvent 
maladive.  Chez  M.  de  Amicis,  la  nature  est  toujours  simple,  et  si  je  puis 
me  servir  de  cette  expression,  égale  à  elle-même.  Dans  ses  sonnets 
sur  l'Espagne,  sur  la  Hollande,  sur  le  Maroc,  sur  Constantinople,  on 
croirait  voir,  on  voit  «  les  maisons  blanches  et  isolées  qui  semblent 
recouvertes  d'un  voile  de  gazon  »  succéder  aux  «  ondes  azurées  dans 
lesquelles  tremblent  les  blancs  minarets, «et  faire  place  à  leur  tour  «à 
la  paix  de  ces  grandes  prairies  coupées  de  canaux  où  une  voile  blanche 


UN    LITTÉRATEUR   ITALIEN.  929 

de  temps  en  temps  passe,  puis  se  perd,  comme  une  somnambule  soli- 
taire et  pensive.  »  Vous  remarquez  que  le  mot  ^ianc  revient  sans  cesse 
dans  ces  descriptions;  et  vraiment  cette  couleur  qui,  à  proprement 
parler,  n'en  est  pas  une,  qui  n'est  que  la  résultante  du  mélange  de 
toutes  les  autres,  et  qui  est  particulièrement  chère  à  M.  de  Amicis, 
peut  encore  servir  à  caractériser  sa  nature  mobile,  dont  les  oscillations 
ne  sont  cependant  jamais  assez  violentes  pour  ne  pas  aboutir  à  une 
tranquille  quiétude.  Car,  de  même  qu'il  aime  la  nature  en  pleine 
lumière,  M.  de  Amicis  l'aime  en  plein  repos,  et  il  l'avoue  dans  son 
sonnet  à  la  mer,  qui,  à  ce  point  de  vue,  méiiie  d'être  cité  : 

«  Salut,  ô  grande  mer  1  Comme  un  avril  éternel,  —  ton  sourire 
m'invite  toujours  à  chanter,  —  et  fait,  dans  mon  corps  auquel  il  rend 
la  vigueur,  —  bouillir  les  flots  de  mon  sang  juvénile. 

u  Salut,  mer  adorée!  épouvante  du  lâche,  —  joie  du  brave,  santé  du 
malade,  —  mystère  immense,  jeunesse  infinie,  —  beauté  formidable 
et  charmante. 

«  Je  t'aime  lorsque  tes  colères  se  brisent  sur  le  rivage,  —  à  la  lueur 
funèbre  des  éclairs,  —  j'aime  tes  flots  énormes  et  leurs  mugissemens, 

<(  Mais,  plus  encore,  j'aime  ton  murmure  —  lent  et  solennel  qui 
berce  le  cœur,  —  ô  cimetière  d'azur  sans  limites  !  » 

Ce  dernier  vers,  cette  évocation  d'une  chose  triste,  est  la  plus  forte 
note  de  mélancolie  qu'on  trouve  chez  le  poète  italien;  et,  pour  la  lui 
arracher,  il  n'a  fallu  rien  moins  que  le  spectacle  grandiose  auquel  tant 
de  poètes  ont  mesuré  leurs  désespoirs.  D'ailleurs,  au  fond  de  lui- 
même,  le  peintre  de  la  Hollande  doit  préférer  à  tout  le  reste  la  vie 
artificielle,  et  je  ne  crois  pas  qu'il  ait  jamais  eu  d'élan  sincère  vers  la 
vraie  nature  délivrée  de  l'homme. 

M.  de  Amicis  a-t-il  conscience  de  son  état  d'optimisme?  En  tout  cas, 
il  s'y  complaît  et  s'efl"orce  de  s'y  maintenir.  Il  évite  avec  soin  tout  ce 
qui  lui  paraît  attristant.  Ses  nouvelles  finissent  toujours  bien,  même 
quand  la  logique  voudrait  qu'elles  finissent  mal.  Leurs  péripéties  sont 
rarement  dramatiques.  Si  le  sujet  comporte  des  détails  pénibles,  l'au- 
teur les  enveUppe  de  toutes  les  précautions  imaginables,  et  il  sacrifie 
sans  hésiter  les  données  de  la  physiologie,  ou  même  celles  de  la  simple 
observation,  au  besoin  de  tout  arranger.  Un  des  plus  importans  récits 
des  Scènes  de  la  vie  militaire,  Carmela,  est,  sur  ce  point,  tout  à  fait 
caractérisiique.  Carmela  est  une  jeune  paysanne,  à  demi  sauvage,  qui 
s'est  passionnément  éprise  d'un  officier  en  garnison  dans  son  village; 
mais,  —  est-il  besoin  de  le  dire?  —  du  plus  pur  des  amours.  Au  bout 
de  trois  mois,  son  amoureux  reçoit  un  ordre  de  départ,  la  quitte  en 
lui  promettant  de  revenir,  —  et  ne  revient  pas.  Carmela  ne  tarde 
pas  à  apprendre,  par  un  malheureux  hasard,  qu'il  se  marie.  Elle  en 
devient  folle.  Sa  folie  consiste  à  prendre  pour  l'infidèle  tous  ses  suc- 
tome  Lxii.  —  1884,  59 


930  RETDE    DES   DEUX   MONDES. 

cesseurs,  Tun  après  l'autre.  Elle  les  suit,  les  poursuit,  les  embrasse, 
les  tourmente,  se  place  sur  leur  chemin,  couche  en  travers  de  leur 
porte,  —  et  toujours  en  conservant  sa  vertu,  quand  bien  même  quel- 
ques-uns, gens  peu  délicats,  auraient  volontiers  oublié,  en  faveur  de 
SdL  beauté,  qu'elle  n'avait  plus  sa  raison.  Un  jour,  arrive  un  jeune  lieu- 
tenant au  cœur  tendre,  qui,  touché  par  ses  malheurs,  entreprend'  de 
la  guérir.  Il  y  réussit  en  reproduisant  devant  elle,  dans  tous  ses  détails, 
la  scène  du  départ  de  son  prédécesseur.  Et,  comme  il  s'était  épris 
d^elle  en  travaillant  à  la  sauver  et  en  méditant  des  ouvrages  spéciaux 
sur  la  folie,  —  d'ailleurs  singulièrement  choisis,  —  il  l'épouse  dès 
qu'elle  est  rentrée  en  possession  d'elle-même. 

En  voyage,  M.  de  Amicis  éloigne  de  même  de  son  attention  tout  ce 
qui  pourrait  être  pénible  ou  douloureux.  De  temps  en  temps,  un  fugitif 
accès  de  spleen  ou  de  nostalgie  interrompt  brusquement  la  série  de  ses 
impressions  émerveillées.  Mais  il  se  hâte  de  le  chasser,  pour  s'aban- 
donner de  nouveau  à  ses  étonnemens  et  à  ses  joies.  A  Londres,  il  subit 
la  pluie,  la  terrible  pluie  anglaise,  qui  semble  suinterdes  maisons,  qui 
donne  à  toutes  les  choses  des  aspects  fantomatiques  tl  lugubres,  qui  fait 
passer  dans  les  rues  obscures  des  frissons  de  terreur  splénéiique.  Sans 
doute,  il  n'en  évite  pas  l'invincible  et  poignante  mélancolie  :  «  On 
éprouve,  dit  il  après  l'avoir  décrite,  un  sentiment  désagréable  de 
fatigue,  un  dégoût  de  tout,  une  envie  inexprimtible  de  disparaître 
comme  un  éclair  de  ce  monde  ennuyeux.  »  Mais  c'est  tout.  II  se  garde 
bien  de  s'appesantir  sur  cette  impression  :  il  ouvre  son  parapluie  et  se 
croit  en  pkin  soleil.  D'ailleurs,  de  Londres  comme  de  Paris,  M.  de  Ami- 
cis ne  voit  que  le  côté  brillant  :  à  travers  ses  récits,  les  deux  immenses 
villes  apparai.-stnt  comme  les  capitales  de  royaumes  de  Cocagne,  où 
des  foules  heureuses  se  promènent  sur  des  boulevards  bordés  de 
somptueux  palais  et  d'adlnirables  édifices.  Quand  il  s'aventure  dans 
les  faubourgs,  il  se  hâte  de  les  dépeindre  en  deux  mots  et  passe  son' 
chemin  :  la  misère  trouble  sa  conception  du  pittoresque,  elle  manque 
trop  de  cristal  X  et  de  mosaïques.  Dans  les  pays  non  civilisés,  on  le 
retrouve  encore  décidé  à  ne  regarder  que  ce  qui  flatte  sa  vue,  à  glisser 
sur  le  reste.  Le  Maroc  et  Constantinopte  offrent  pourtant  un  spectacle 
capable  d'inspirer  quelques  tiistes  pensées  au  voyageur  le  plus  indiffé- 
rent :  celui  de  races  épuisées  qui  n'ont  pas  pu  résisier  au  contact  de 
la  civilisation,  qui  en  ont  les  maladies  sans  en  avoir  les  remèdes,  et 
qui  finissent  peu  à  peu,  qui  s'éteignent  dans  une  fatale  consomption... 
M.  de  Amicis,  si  facilement  attendri  par  de  petites  choses,  et  que  nous 
avons  vu  tout  elîrayé  devant  des  figures  de  cire,  ne  s'émeut  point  à  un 
si  grand  spectac'e.  On  en  sent  à  peine  la  mélancolie  dans  quelques- 
unes  de  ses  pages,  où  il  a  noté  des  faits  particulièrement  caractéristi- 
ques, —  quand  il  montre,  par  exemple,  tous  les  iils  d'un  chef  arabe, 
de  superbes  jeunes  gens  qu'on  eût  dit  choisis  parmi  les  plus  beaux  de 


UN   LITTERATEUR   ITALIEN.  931 

la  race  moresque,  s'approcher  d'unniédecia  européen  et  découvrir  tous 
ensemble  leur  bras  droit,  rongé  par  la  même  plaie-,  encore  lai-se-t-il 
au  lecteur  le  soin  de  tirer  lui-même  les  terribles  conclusions,  il  passe  et 
ne  s'appesantit  pas.  Pour  qu'il  se  sente  à  l'aise,  pour  qu'il  pui&se  déve- 
lopper librement  ses  qualités,  il  lui  faut  des  cadres  plus  animés,  plus 
vivons  que  les  vastes  horizons  de  l'Orient  ou  de  l'Afrique.  11  lui  faut  les 
fouks,  même  seirées  dans  des  rues  étroitts,  il  lui  faut  le  clinquant  et  le 
cliquetis  des  villes  modernes.  La  vie  heureuse,  large,  grasse,  la  santé  épa- 
nouie, la  prospérité  générale  qui  se  manifeste  par  l'ordonnance  du  repas 
et  le  bon  entretien  des  trottoirs,  voilà  ce  qui  lui  convient  le  mieux.  Aussi, 
est-ce  en  Hollande  qu'il  s'est  trouvé  dans  son  véritable  élément,  et  son 
livre  sur  la  Hollande  est-il  son  meilleur  ouvrage,  celui  qui  donne  du 
pays  parcouru  l'impression  la  plus  complète,  ceiui  qui  seul  révèle  un 
accord  intime,  nécessaire  entre  le  tempérament  de  l'auteur  et  le  sujet 
traité.  xM.  de  Amicis  s'est  promené,  la  loupe  à  la  main,  dans  ce  pays 
étrange,  conquis  par  l'homme  sur  la  mer.  11  en  a  examiné  les  moin- 
dres détails,  depuis  la  médiocre  statue  d'Érasme  qui  se  dresse  sur  une 
place  de  Roitt-rdain  jusqu'au  merveilleux  Taureau  de  Potier,  depuis 
ces  paisibles  paysages  verts  où  seul  quelque  héron,  immobile  sur  une 
patte,  représente  la  vie,  jusqu'aux  rues  d'Amsterdam  si  pleines  de 
mouvement,  jusqu'au  vaste  parc  de  La  Haye,  où  des  arbres  énormes 
abritent  une  patriarc  le  résidence.  Il  a  pris  sa  part  des  kermesses,  il 
est  entré  dans  un  club  d'Alkmaar,  il  a  causé  avec  un  paysan  qui  lui  a 
répété  en  italien  le  premier  vers  de  la  divine  Comédie,  il  s'est  extasié 
sur  les  casques  d'or  des  servantes  frisonnes,  il  a  visité  le  marché  de 
Groningue.  Sans  doute,  certains  détails  l'ont  étonné  :  sa  vivacité  méri- 
dionale s'est  mal  accommodée  du  flegme  hollandais,  et  il  n'a  pu  com- 
prendre que  des  gens  qui  l'avaient  reçu  en  ami  se  séparassent  de  lui 
sans  déclamation.  Peut-être  même  ce  contraste  l'a-t-il  servi  :  le  fait 
est  que  son  tableau  de  la  Hollande  est  d'une  exactitude  de  proportions 
et  d'une  sûreté  de  lignes  qu'on  ne  retrouve  qu'en  partie  dans  ses  autres 
voyages. 

Gomme  les  gens  heureux,  M.  de  Amicis  est  bon.  Mais  il  est  bon, 
comme  il  est  heureux,  sans  se  douter  qu'on  puisse  ne  pas  l'être.  Il 
le  sait  et  il  l'a  dit,  dans  une  suite  de  quatre  sonnets  où  il  s'est  dis- 
séqué lui-même  d'une  main  sûre  :  «  Gette  bonté  n'est  qu'une  affec- 
tueuse courtoisie  [un'  amorosa  cortesia) ,  —  la  courtoisie  des  âmes 
sereines.  C'est  une  bonté  qui  ne  vient  pas  de  la  volonté,  —  c'est  un 
instinct  de  paix  et  d'harmonie, —  c'est  une  douceur  que  ma  mère  —  a 
répandue  dans  mes  os  et  dans  mes  veines.  —  Oh  !  que  quiconque  a  pu 
m'alïligerou  me  blesser,  —  vienne  à  moi  dans  un  jour  de  douleur,  — 
il  trouvera  des  larines  dans  mes  yeux.  Et  jusqu'à  ce  que  je  descende 
an  tombeau,  —  sur  ma  bouche  brillera  un  sourire,  — une  alTeciion  fré- 
mira dans  mou  cœur.  »  Certains  morceaux  des  t'cmes  de  la  vie  mili- 


932  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

taire  suflisent  à  confirmer  l'exactitude  de  cette  analyse.  Il  faut  voir, 
dans  les  petits  récits  intitulés  :  le  Fils  du  régiment,  le  Conscrit,  la  Sen- 
tinelle, comment  un  certain  officier,  dans  lequel  on  n'a  pas  de  peine  à 
reconnaître  l'auteur,  est  bon  et  obligeant  pour  les  soldats,  comment 
il  écoute  leurs  confidences,  s'intéresse  à  leurs  ennuis,  les  aide  de 
ses  conseils,  les  encourage  de  sa  sympathie.  Au  pauvre  conscrit,  ridi- 
cule dans  son  uniforme  qu'il  ne  sait  point  encore  porter,  il  apprend  à 
nouer  la  cravate  d'ordonnance,  à  arranger  les  plis  de  la  capote;  il  le 
met  à  l'abri  des  railleries  des  camarades,  il  s'efforce  de  le  familia- 
riser doucement  avec  les  exigences  de  la  vie  militaire.  —  Ou  bien  il 
s'en  va  trouver  la  sentinelle  qui  grelotte  en  montant  sa  garde,  il  s'ap- 
plique à  lui  abréger  les  longues  heures  de  nuit  et  de  solitude  où 
toutes  les  tristesses  du  service  s'accumulent  dans  le  cœur.  Tout  cela 
est  honnête  et  délicat.  Mais  rarement  M.  de  Amicis  s'élève  à  une  con- 
ception plus  vaste,  à  un  sentiment  plus  haut  :  il  reste  un  officier  bon 
au  soldat,  la  vie  militaire  lui  sert  à  exercer  les  qualités  de  son  cœur 
toujours  affecteux,  mais  n'élargit  pas  sa  pensée;  il  la  pratique  en 
homme  consciencieux,  —  il  ne  la  djmine  pas,  il  n'en  fait  pas  jaillir 
des  aperçus  nouveaux  sur  la  condition  des  hommes,  comme  sut  le 
faire,  par  exemple,  Alfred  de  Vigny.  Pourtant,  dans  sa  nouvelle  intitulée  : 
Fortezza  (Bravoure),  il  a  raconté  avec  puissance  l'héroïsme  d'un  soldat 
qui,  porteur  d'un  ordre  écrit,  et  pris  par  les  brigands,  supporte  silen- 
cieusement, en  gardant  l'ordre  dans  sa  bouche,  les  épouvantables  tor- 
tures auxquelles  il  est  soumis.  Ce  récit,  seul  peut-être  dans  l'œuvre  de 
M.  de  Amicis,  est  d'une  lecture  douloureuse  ;  on  dirait  que  l'énergie 
du  héros  a  agi  sur  le  conteur  :  ses  couleurs,  d'habitude  un  peu  molles, 
prennent  une  vivacité  extraordinaire,  sa  douceur  se  transforme  en 
vigoureuse  fermeté,  son  imagination  devient  plus  virile,  et  sa  nou- 
velle laisse  dans  la  mémoire  du  lecteur  une  trace  plus  profonde,  une 
impression  inattendue  de  vaillance  morale  et  de  courage  humain. 

Un  tel  écrivain  n'a  guère  le  choix  de  ses  procédés  littéraires  :  il  est 
condamné  à  une  abondance  de  style  qui  peut  facilement  devenir  fasti- 
dieuse. M.  de  Amicis  évite  le  plus  souvent  cet  écueil,  grâce  à  son  enjoue- 
ment et  à  sa  souplesse,  grâce  aussi  à  un  tact  qui  l'abandonne  rare- 
ment. On  pourrait  demander  à  ses  voyages  plus  d'an  pleur  dans  les 
vues,  il  serait  injuste  de  méconnaître  le  goût  qui  préside  au  choix  des 
détails,  le  charme  de  beaucoup  de  descriptions.  M.  de  Amicis  n'est 
point  un  philosophe,  tant  s'en  faut  :  toute  sa  nature  répugne  au  trop 
grand  effort  intellectuel;  il  est  un  dilettante  aimable,  qui  se  promène 
à  travers  le  monde  en  curieux,  avec  le  parti-pris  de  le  trouver  très 
bon,  et  q^ji,  toujours  content,  fait  quelquefois  partager  sa  satisfaction 
à  ses  lecteurs.  Artiste  réfléchi,  il  connaît  ses  facultés,  il  évite  autant 
que  possible  de  leur  demander  ce  qu'elles  ne  peuvent  rendre.  Il  sait, 
par  exemple,  que  dans  un  vaste  ensemble  il  aperçoit  un  fourmille- 


UN   LITTÉRATEUR    ITALIEN.  933 

ment  de  détails  qu'il  traduit  isolément  avec  exactitude  et  pittoresque, 
mais  sans  parvenir  à  dégager  les  traits  principaux,  ceux-là  justement 
qui  suffiraient  à  caractériser  la  physionomie  du  paysage  :  aussi  tente- 
t-il  rarement  un  grand  tableau.  Il  l'a  fait  quelquefois,  avec  une  extrême 
application,  mais  pas  toujours  avec  bonheur.  Son  arrivée  à  Constanti- 
nople,  par  exemple,  malgré  la  profusion  des  lignes  et  des  couleurs,  ou 
plus  exactement  peut-être  à  cause  de  cette  profusion,  reste  un  morceau 
confus.  Après  avoir  lu  les  Soa'xnirs  de  Paris,  qui  sont  divisés  en  grands 
chapitres,  et  où  M.  de  Amicis  semble  avoir  imité  les  procédés  de  nos 
romanciers  contemporains,  on  n'a  de  la  ville  qu'une  impression  vague 
et  même  fausse  en  bien  des  endroits.  La  description  des  grands  bou- 
levards, par  exemple,  est  toute  factice,  emphatique,  cérébrale  :  «  Là, 
c'est  le  peuple  suprême,  c'est  la  métropole  de  la  métropol'3,  le  royaume 
ouvert  et  perpétuel  de  Paris  auquel  tout  aspire  et  tend.  Là,  la  rue 
devient  place,  le  trottoir  devient  rue,  la  boutique  devient  muséi;  le 
café  est  un  théâtre;  l'élégance,  du  faste;  la  splendeur,  nn  ébîouisse- 
ment;  la  vie,  une  fièvre...  »  Et  les  métaphores  se  succèdent  pendant 
des  pages  :  il  y  a  «  de  granies  inscriptions  d'or  qui  courent  sur  les 
façades  des  maisons  comme  les  versets  du  Coran  sur  les  parvis  des 
mosquées  ;  »  on  passe  sans  interruption  devant  «  les  hôtels  des  princes 
et  des  crésus.  »  Nous  sommes  dans  le  Paris  des  hallucinations  et  des 
fièvres,  dans  le  Paris  conventionnel  qu'ont  mis  à  la  mode  les  visions 
de  certains  héros  de  roman,  et  qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec  le 
Paris  de  tous  les  jours,  dont  les  agitations  sont  moins  apparentes,  dont 
les  couleurs  n'ont  pas  tant  de  crudité.  En  revanche,  on  retrouve  en 
M.  de  Amicis  un  peintre  de  race,  un  miniaturiste  charmant,  dès  qu'il 
enchâsse  dans  un  cadre  restreint  une  vue  particulière,  dès  qu'il  s'ap- 
plique à  une  étude  de  détail.  En  Hollande,  la  disposition  même  du 
pays  lui  a  fourni  une  succession  presque  ininterrompue  de  dessins 
d'une  rare  finesse;  à  Fez  et  en  Espagne,  il  a  réussi  à  prendre  nombre 
de  croquis  agréables.  Et,  pour  se  rendre  compte  de  la  patience  et  de 
la  sagacité  du  voyageur  italien,  il  f  iiit  lire  dans  Constantinople  le  cha- 
pitre plein  d'ob-^ervations  curieuses  qu'il  consacre  aux  chiens  errans. 
Mais  si,  dans  les  voyages,  la  multiplicité  même  des  images  qui  se 
pressent  devant  ses  yeux,  des  objets  qui  s'offrent  à  son  observation, 
empêchent  M.  de  Amicis  d'abuser  de  sa  facilité  à  voir  pour  trop  regar- 
der et  de  son  abondance  pour  trop  décrire,  il  n'en  est  malheureuse- 
ment pas  toujours  de  même  dans  ses  nouvelles.  Là,  en  effet,  il  est 
libre,  il  peut  choisir  un  thème  selon  son  goût  et  le  développer  comme 
il  lui  convient  ;  sî  manière  même  de  comprendre  l'art  d'écrire,  son 
habitude  de  chercher  dans  la  littérature  un  plaisir  immédiat,  l'empê- 
chent de  réagir  contre  les  suggestions  de  son  tempérament;  aussi 
choisit-il  presque  toujours  de  tout  petits  sujets  sur  lesquels  il  exerce 
impitoyablement  la  minutie  de  son  analyse.  Les  faits  les  plus  simples 


gZà  REVDE   DES   DEUX   MONDES. 

se  décomposent  pour  lui  ;  il  consigne  soigneusement  les  moindres 
gestes  de  ses  personnages,  et  ces  gestes  même,  il  cherche  à  les 
démonter,  à  en  montrer  le  mécanisine.  Un  soldat  reçoit  uno  lettre  de 
sa  mère  :  il  la  décachette  à  la  lueur  d'une  lanterne,  «  de  ses  deux 
mains  tremblantes,  sous  deux  yeux  dilatés  où  brillant  deux  belles 
larmes.  11  lit  la  lettre  très  vite,  en  accompagnant  d'un  mouvement  de 
tête  le  moiiverapnt  des  yeux  et  en  murmurant  des  mots  ^ans  suite. 
L'ayant  lue,  il  la  serre  dans  ses  mains,  laisse  tomber  ses  bras  en  levant 
les  yeux  vers  le  ciel,  et  les  deux  grosses  larmes,  après  avoir  tremblé 
incertaines  surees  paupières,  s'échappent,  roulent  intacles  le  long  de 
ses  joues  et  viennent  tomber  toutes  chaudes  sur  ses  mains.  »  Les  con- 
versations sont  quelquefois  construites  d'une  façon  analogue,  —  inter- 
minables et  surtout  oiseuses.  Au  début  d'un  des  récits  militaires  {Quel 
Giorno)  une  dame  demande  à  un  officier  de  lui  raconter  quelques-unes 
de  ses  impressions  pendant  la  guerre.  L'officier  ré-pond  :  «  Comm-e 
cela,  tout  (le  suit^,  sans  préparation?  Dormez-moi  au  moins  le  temps 
de  rassembler  mes  souvenirs,  sinon  je  vous  ferai  un  papotage  sans 
queue  ni  lête.  —  Non,  monsieur,  ne  préparez  rien;  je  ne  veux  pas  une 
dissertation  philosophique,  et  encore  moins  une  page  d'histoire  mili- 
taire. Dites-moi,  comme  cela  vous  viendra,  tout  ce  que  vous  avez  vu. 
— ■  Vous  le  voulez  absolument?  —  Je  le  veux.  —  Alors,  je  parlerai; 
mais...  »  Vous  pouvez  penser  si  des  récits  commencés  sur  ce  ton  mar- 
chent vite  ! 

Ce  sont  là,  si  l'on  veut,  des  défauts.  Mais  ces  défauts,  qu  il  ne  fau- 
drait pas  confondre  avec  les  maladresses  et  les  imperf  étions  de  forme 
d'un  écrivain  inhabi  e,  tiennent  à  la  nature  même  du  taleut  de  M.  de 
Amicis  et  ont  la  même  source  que  ses  qualités,  dout  ils  sont  insépara- 
bles. Ils  rendent  tel  ou  tel  morceau  faiigant  à  lire,  mais  ils  ne  nuisent 
pBS  trop  à  l'tffet  d'ensi.mble  d'une  œuvre  déjà  assez  considérable.  On 
est  forcé  de  les  mettre  en  lumière,  puisqu'ils  servent  à  éclairer  le 
tempérament  de  l'auteur;  on  ne  pourrait  raisontablement  s'attendre 
à  les  voir  s'atténuer  dans 'la  suite.  M.  de  Amicis  est  encore  jeune  et 
produira  san>J  doute  encore  beaucoup;  mais  il  n'e-st  pas  probable  que 
ses  livres  f{4urs  modifieront  sensiblement  l'opinion  qu'on  a  pu  se 
former  de  lui  jusqu'à  ce  jour.  Si  même  il  tombe  de  temps  en  temps, 
comme  cela  lui  est  arrivé  avec  ses  Amis,  dans  de  fâcheuses  exagéra- 
tions d'analyse,  il  restera  pourtant,  on  peut  l'affirmer,  un  écrivain 
aimable  et  agréable,  qu'un  public  nombreux  suivra  toujours  avec 
plaisir.  Son  domaine  n'est  pas  et  ne  sera  probablement  jamais  des 
plus  vastes;  mais  il  y  cultive  plus  d'une  fleur  délicate,  il  y  crée  des 
aites  qui,  pour  être  artificiels,  n'en  ont  pas  moins  leur  charme.  Cela  ne 
sufïit-il  pas  à  marquer  sa  place  parmi  les  contemporains? 

Edouard  Rod. 


REVUE   LITTÉRAIRE 


LE      GÉNIE     DANS     L'ART. 


Essai  sur  le  génie  dans  Part,  par  M.  Gabriel  Séaillcs.  Paris,  1884;  F.  Alcan. 

Comme  il  faut,  se  hâter,  dît-on,  d'employer  les  remèdes  pendant 
qu'ils  guérissent  encore,  il  est  bon  aussi  de  se  presser  de  traiter  les 
questions  pendant  qu'elles  sont  toujours  à  la  mode.  Tel  est  bien  le 
cas,  si  nous  ne  nous  trompons,  de  celle  que  nous  voud'ions  effleurer 
aujourd'hui.  La  curiosité  des  psycho'ogues  et  des  esilié  icitns,  éveillée 
de  tout  temps  sur  les  conditions  mystérieuses  qui  président  à  la  produc- 
tion de  l'œuvre  d'art  et  à  l'apparition  du  génie,  semble  tn  elTets'y  être 
fixée,  depuis  quelques  années,  avec  un  redoublement  d'intérêt  et  d'at- 
tention. C'était  naguère  un  professeur  de  Sorbonne,  M.  Henri  Joly, 
qui  nous  donnait  une  Psychologie  des  grands  hommes;  c'était  plus  récem- 
ment M.  Sully  Prudhomme,  qui,  dans  son  livre  sur  l'Exjiression,  trai- 
tait de  la  psychologie  de  l'artiste  autant  que  de  l'expression  même; 
c'était  hier  enfin  un  jeune  philosophe,  M.  Gabriel  Séailles,  qui  repre- 
nait le  problème  à  son  tour,  dans  un  brillant  Essai  sur  le  génie  dans 
Tarf...  On  pourrait  remplir  une  page  avecles  titres  s-ulement  des  livres 
où  vingt  autres  ont  cherché,  eux  aussi,  le  secret  du  génie,  mais  ces 
indications  peuvent  suffire,  et  la  place  nous  est  trop  précieuse  pour  la 
perdre  à  de  telles  énumérations. 

L'Essai  de  M.  Sé;iilles  est  d'un  métaphysicien  à  la  fois  et  d'un  poète, 
souvent  obscur,mais  toujours  brillant,  hérisséde  formules  et  débordant 
de  métaphores,  un  hymne,  pour  ainsi  dire,  en  môme  temps  et  autant 
qu'une  thèse.  J'observerais  à  ce  propos  que  cette  confusion  de  genres 
et  cette  bigarrure  de  styles  sont  assez  en  faveur  auprès  de  nos  jeunes 
philosophes,  si  ce  n'était  aussi  bien  la  tradition  toute  pure  de  la  grande 


936  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

école  à  laquelle  notre  auteur  appartient.  Il  ne  faut  pas  médire  de 
l'idéalisme,  et  même,  quand  on  considère  quels  noms,  depuis  Platon 
jusqu'à  Schelling,  le  décorent  dans  l'histoire,  il  convient  de  n'en  rien 
dire  que  de  respectueux.  Grandes  ambitions,  grand  souffle,  grande 
poésie;  et  grands  noms,  grandes  œuvres,  grande  doctrine.  11  nous  sera 
permis  toutefois  d'ajouter  que,  si  les  métaphores  n'y  constituent  pas 
précisément  des  preuves  et  que,  si  l'enthousiasme  n'y  est  pas  tout  à 
fait  une  méthode,  c'est  à  peu  près  tout  comme,  et  que  la  vérité  des 
choses,  en  général,  semble  un  peu  trop  s'y  mesurer  à  la  beauté  de  ce 
que  l'on  en  peut  dire.  M.  Séailles,  dans  ce  premier  essai  de  son 
talent,  aura  fait  preuve  de  toutes  les  qualités  et  de  tous  les  défauts 
de  l'école.  Reste  à  savoir  s'il  aura  beaucoup  avancé  la  question  qu'il  se 
proposait  d'y  résoudre. 

Quelques  personnes  la  croient  volontiers  insoluble.  Et  d'abord  parce 
qu'elles  ont  beau  faire,  elles  ne  réussis;-ent  pas  à  voir  très  bien  la 
matière  même  de  la  question.  En  effet,  allant  au  fond  des  choses,  de 
quoi  raisonne-t-on  ici?  Certainement,  nous  ne  demandons  pas  à  ceux 
qui  s'engigent  dans  cette  recherche  de  commencer  par  nous  déûnir  le 
génie,  paisqu'après  tout  la  recherche  oii  ils  s'engagent  a  pour  terme  et 
pour  but  cette  déQnition  même.  L'impuissance  où  nous  sommes  de 
donner  une  bonne  définition  de  la  vie  n'empêche  pas  les  progrès 
quotidiens  de  la  science  physiologique,  et  depuis  combien  de  siècles 
le  géomètre,  sans  se  préoccuper  autrement  de  la  définir,  opère-t-il 
sur  l'étendue  ?  Les  définitions  sont  au  bout  de  la  science,  et  non  pas 
à  son  origine.  Nous  pouvons  donc  nous  proposer  d  eiudier  le  génie, 
sans  savoir  préalablement  ce  qu'il  est  ou  ce  qu"il  n'est  pas,  ou  plutôt: 
c'est  précisément  parce  que  nous  ne  savons  ni  ce  qu'il  est  ni  ce  qu'il 
n'est  pas  que  nous  nous  le  proposons  coiume  un  objet  d'étude.  Mais, 
au  moins,  pour  débuter,  faudrait-il  bien  savoir  où  le  génie  se  ren- 
contre, et  c'est  ici  que  les  premières  difficultés  apparaissent.  Si  nous  ne 
pouvons  pas  définir  dogmatiquement  la  vie,  nous  avons  toutefois  dans 
les  lois  mêmes  de  la  vie  des  moyens  assurés  de  diaiinguer  ce  qui  vit 
d'avec  ce  qui  ne  vit  pas.  Or,  où  sont  ces  moyens,  dans  la  question  qui 
nous  occupe?  où  est  le  sujet  de  l'expérience?  et,  pour  le  faire  court, 
qui  est-ce  qui  a  du  génie?  Si  Dante  a  du  génie,  le  Tasse  en  a-t-il?  Si 
Sh'jkspeare  a  du  génie,  Ben  Jonson  en  a-t-il?  Si  Molière  a  du  génie, 
Beaumarchais  en  a-t-il?  Si  Titien  a  du  génie,  Véronèse  en  a-t-il?  Si 
Rubens  a  du  génie.  Van  Dyck  en  a-t-il  ?  Si  Poussin  a  du  génie,  Charles 
Lebrun  en  a-t-il?  Si  Mozart  a  du  génie,  Rossini  en  a-t-il?  Si  Beethoven 
a  du  génie,  Meyerbeer  en  a-t-il  ?  Si  Weber  a  du  génie,  Berhoz  en 
a-t-il?,.  Le  plus  intrépide  énumérateur  n'en  finirait  pas  de  poser  de 
ces  points  d'interrogation.  Mais  quant  à  la  réponse,  tout  le  monde  voit 
bien,  tout  le  monde  sait  qu'elle  varierait  d'un  homme  à  l'autre,  selon 
le  cas  et  selon  le  temps.  Puisque  M.  Séailles,  dans  un  Essai  sur  le 


REVUE    LITTÉRAIRE.  937 

génie  de  Vart,  \)cur  fixer  un  point  de  sa  thèse,  en  appelle  à  l'autorité  de 
Benvenuto  Cellini,  c'est  sans  doute  qu'il  le  place  au  rang  des  hommes 
de  génie  :  mais  je  suis  tout  prêt,  pour  ma  part,  à  refuser  au  personnage 
l'honneur  d'une  t-  lie  qualification.  M,  Joly,  de  son  côté,  dans  sa  Psy- 
chologie des  grands  hommes,  nous  avait  beaucoup  parlé  de  Christophe 
Colomb,  qu'il  égalait  aux  Léonard,  aux  Newton,  aux  Leibnitz,  aux 
Napoléon  :  pour  moi,  je  nie  absolument  que  Colomb  ait  le  droit  d'être 
inscrit  parmi  de  si  grands  noms.  Ce  que  je  nie  de  l'un,  un  autre  le 
niera  d'un  autre,  et  quand  on  aura  passé  de  la  sorte  les  grandes  répu- 
tations au  crible,  que  restera-t-il  pour  fonder  les  généralisations  que 
l'on  nous  propose?  Une  vingtaine  de  noms  dans  l'histoire  de  l'art  et 
de  l'humanité  tout  entière?  Quoique  ce  soit  bien  peu,  ce  serait  pour- 
tant assez,  si  d'autres  considérations  n'intervenaient  pour  gêner,  con- 
trarier, et  finalement  empêcher  toute  espèce  de  généralisation. 

Il  n'y  a  de  comparaison  légitime  qu'entre  les  choses  comparables, 
et  il  n'y  a  de  choses  comparables  que  celles  qui  contiennent  au  moins 
un  élément  commun.  Qu'y  a-t-il  donc  de  commun,  sous  l'identité  du 
mot  (laquelle  ne  témoigne  que  de  la  pauvreté  de  la  langue),  entre  le 
génie  d'un  grand  peintre,  Léonard  de  Vinci,  par  exemple,  et  le  génie 
d'un  grand  homme  de  guerre.  César,  si  l'on  veut,  ou  Napoléon?  En 
quoi,  comment,  par  où  la  Joconde  est-elle  comparable  au  siège  d'Alé- 
sia,  ou  la  Cène  aux  campagnes  d'Austerlitz  et  d'Iéna?  Dira-t-on  peut- 
être  qu'il  faut  distinguer?  et  qu'autre  chose  est  le  génie  dans  l'art, 
autre  chose  le  génie  de  l'action?  Soit;  quittons  donc  le  terrain  de 
l'action,  et  renfermons-nous  uniquement  dans  le  domaine  de  l'art.  Quels 
rapports  y  a-t-il  entre  une  symphonie  de  Beethoven  et  une  peiniure  de 
Michel-Ange?  entre  un  drame  de  Shakspeare  et  une  statue  de  Dona- 
tello?  Quels  rapports  autres  que  ceux  qu'il  nous  a  plu  d'établir,  par 
un  détectable  abus  de  langage,  —  comme  quand  nous  puisons  dans  le 
vocabulaire  du  peintre  pour  exprimer  la  nature  de  notre  émotion  musi- 
cale, et  réciproquement,  dans  le  vocabulaire  du  musicien  pour  traduire 
l'impression  que  nous  avons  éprouvée  en  présence  d'une  fresque  ou 
d'une  toile?  Mais  s'il  n'y  a  pas  de  rapports,  si  la  beauté  musicale  et 
si  la  beauté  pittoresque  sont  essentiellement  spécifiques,  c'est-à-dire 
si  la  première  consiste  essentiellement  dans  des  combinaisons  de 
li'gnes  et  de  couleurs,  la  seconde  essentiellement  dans  des  combinai- 
sons de  sons,  quelle  commune  mesure  peut-il  bien  y  avoir  entre  le 
génie,  c'est-à-dire  la  nature  propre  d'imagination  d'un  Michel-Ange  et 
d'un  Beethoven  ? 

Faisons  un  dernier  pas,  rétrécissons  encore  le  cercle,  enfermons-nous 
maintenant  entre  les  bornes  d'un  seul  art,  d'un  même  genre  dans  cet  art, 
et  demandons-nous  ce  qu'il  peut  y  avoir  de  vraiment  comparable  entre 
le  génie  de  l'auteur  de  Macbeth  ou  d'Hamlet  et  le  génie  de  l'auteur  d'An- 
dromaque  ou  de  Phèdre?  Je  réponds  tout  de  suite  qu'il  n'y  a  rien,  abso- 


938  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

lument  rien,  ce"qui  s'appelle  rien,  et,  —  s'il  m'estpermis  de  jouer  ainsi 
sur  les  mots,  —  que  Shakspeare  et  Racine  ne  peuvent  être  comparés 
qu'en  ce  qu'ils  ont  justement  d'incomparable.  Car,  ayant  reçu  l'im  et 
l'autre  le  tion  du  théâtre,  et  Tun  et  l'autre  ayant  pratiqué  le  même 
art,  ils  ne  sont,  celui-là  Shakspeare,  et  celui-ci  Racine,  qu'en  raison 
de  l'idée  très  diverse  qu'ils  se  sont  faite  chacun  de  leur  art,  et  parce 
qu'ils  ont  eu  l'un  ei  l'autre  du  théâtre  une  concepiion  tout  indivi- 
duelle, Shakspeare  toute  shakspearienne  et  Racine  toute  racinieone. 
Que  si  donc  vous  croyez  découvrir  entre  eux  quelque  autre  chose  de 
commun  que  ce  qu'ils  ont  de  différent,  vous  vous  tromperez,  sans 
aucun  doute;  et  ce  quelque  chose  pourra  bien  leur  appartenir  en  tant 
qu'hommes,  faits  comme  tous  les  hommes,  mais  non  pas  en  tant  que 
Shakspeare  et  Rarine,  c'est-à-dire  non  pas  à  litre  d'hommes  de  génie. 
Ce  qu'il  y  a  de  plus  assurément  caractéristique  du  génie,  c'est  sa  dif- 
férence ou,  «i  vous  l'aimez  mieux,  son  individiialiîé,  son  originalité,  sa 
singularité,  —  ingenium^  —  dans  le  sens  primitif  du  mot,  son  idio- 
syncrasie,  les  aptitudes  congénitales  qui  le  distinguent  ou  plutôt  qui 
l'isolent  parmi  tous  ceux  qui  sembleraient  d'abord  posséder 'es  mêmes 
aptitudes,  tout  ce  qui  fait  enfin  qu'il  ne  s'est  rencontré  qu'un  Shaks- 
peare ou  qu'un  Racine  et  qu'il  ne  s'en  rencontrera  pas  un  second.  Le 
propre  du  génie,  c'est  d'être  individuel,  comme  le  propre  de  son  œuvre 
est  d'être  irrecommençahle ,  et  contre  cet  individualisme  du  génie, 
comme  contre  cette  singularité  de  son  œuvre  sont  venues  et  vien- 
dront toujours  se  heurter,  pour  s'y  briser,  toutes  les  théories  que  l'on 
essaiera  d'en  donner. 

Les  uns,  par  exemple,  ont  prétendu  que  le  génie  n'était  qu'une 
névrose,  c'est-à-dire  qu'il  y  svait  des  liaisons  étroites,  intimes,  néces- 
saires entre  le  génie  et  la  folie,  ou  en  d'autres  termes  encore,  que  la 
même  constitution  organique  qui  peut  conditionner  Taliénation  mentale 
avait  plus  d'une  fois  conditionne  le  génie.  «  Nous  considérons  ce  paradoxe 
comme  réfuté  surabondamment,  »  nous  dit  iM.  Joly,  dans  sdi  Psychologie 
des  grands  hommes.  En  aucune  matière  il  n'est  bon  de  considérer  un 
paradoxe,  pour  aud^icieux  qu'il  soit,  comme  réfuté  par  son  énoncé 
même,  et  M.  Joly  très  certainement  eût  mieux  fait,  si  paradoxe  il  y  a, 
d'essayer  de  nous  en  montrer  l'exagération  et  l'absurdité.  Car  celui-ci 
peut  se  soutenir,  et  de  fort  grands  hommes  l'ont  soutenu.  C'est  un  mot 
d'Arislotc  «  que  tous  les  hommes  de  génie  sont  hypo  ondriaques  »  et 
c'en  est  un  de  Sénèque,  je  crois,  a  qu'il  n'y  a  pas  de  grand  esprit  sans 
un  grain  de  dé(uence.  »  N'est-ce  pas  l'auteur  des  Essais  qui  prétend 
à  son  tour  «  qu'aucune  âme  excellente  n'est  exempte  de  mélange  de 
folie  ?  »  ou  suis-je  dupe  de  quelque  illusion  en  attribuant  cette  parole 
«que  l'extrême  esprit  est  accusé  de  folie,  comme  l'extrême  défaut,  n 
à  l'auteur  des  Pensérs?  Et  si  ces  témoignages  ne  suffisent  pas  à  prouver 
l'antiquité,  la  continuité,  la  constance  de  la  tradition,  manque-t-il 


REVOE   LITTÉRAIRE.  Ô&9 

d'exemples,  et  d'exemples  fameux,  et  d'exemples  topiques  à  l'appui 
de  leur  dire?  Mahomet  ij'était-il  pas  épileptique,  et  Luther  visionnaire  î 
Celui-ci,  l'un  des  grands  poètes  qu'ait  connus  Tltaiie,  Torquato 
Tasso,  l'auteur  de  la  Jérusalem,  et  celui-là,  le  plus  grand  peut-être,  ou 
du  moins  le  plus  original  des  humoristes  anglais,  Jonathan  Swift,  ne 
sont-ils  pas  morts  fous  ?  M'a-t-on  pas  pu  chercher  l'origine  de  !a  con- 
version de  Pascal  dans  un  état  morbide  qu'auraient  caracti^risé  des 
hallucinations  intenses?  et  l'hypocondrie  de  Rousseau  ne  sert-elle  pas 
d'exemple  pour  ainsi  dire  classique  dans  la  plupart  dts  irailés  de 
pathologie  mentale?  Combien  d'autres  cas  encore  où  des  désordres  ner- 
veux et  des  troubles  moraux,  tantôt  plus  superficiels  et  tantôt  plus  pro- 
fonds, app  iraisseut  à  1  observateur  comme  la  lourde  rançon  du  génie? 
Et  pour  infirmer,  pour  nier  les  conclusions  que  l'on  en  tire,  est-ce 
assez  de  répéter  que  la  force  n'est  pas  la  faiblesse,  que  la  santé 
n'est  pas  la  maladie,  et  que  l'ordre  n'est  pas  le  désordre? 

Non,  sans  doute;  mais  ce  qu'il  faut  dire,  c'est  que  des  rencontres 
ou  des  co  "xistences  de  ce  genre,  fussent-elles  plus  non^breuses  encore, 
ne  sont  une  à  une  qu'autant  de  cas  particuliers,  et  qu'il  suffît,  par 
conséquent,  d'un  cas  contradictoire  pour  faire  échec,  lui  tout  seul,  à 
l'interprétation  hîuive  que  l'on  en  donne.  Le  cas  de  Rousseau  n'est  pas 
celui  de  Ptiscal;  mais  le  fùt-il,  qu'il  suffirait  au  cas  do  Pascal  d'opposer 
celui  de  Bossuet,  et  le  cas  de  Voltaire  à  celui  de  Rousseau.  S'il  y  a  quel- 
ques hommes,  d'un  génie  d'ailleurs  incontesté,  dont  la  grandeur  semble 
avoir  consisté  dans  le  développement  d'une  faculté  maîtresse  et  domi- 
natrice aux  dép 'US  de  quelques-unes  des  autres,  nous  en  connaissons, 
d'un  génie  non  moins  incontestable,  chez  qui  nous  n'admirons  rien 
tant  que  le  parfait  équilibre,  le  complet  accord,  la  merveilleuse  har- 
monie de  toutes  les  puissances  de  l'esprit  et  du  cœur.  La  consé- 
quence est  forcée.  Ni  la  maladie  n'a  fait  le  génie  des  uus  ni  la  santé 
n'a  fait  le  génie  des  autres.  Celui-ci  était  un  gra-'d  homme,  quoiqu'il 
fût  assurément  sur  la  pente  de  la  folie.  Celui-là  en  était  un  autre, 
quoiqu'il  n'y  ait  jamais  eu  rémission  ni  défaillance  dans  l'exercice 
de  sa  robuste  intelligence.  Autant  dire  qu'il  n'y  a  pas  de  comparai- 
son ni  de  généralisation  possible.  Tous  ces  cas  sont  individuels;  en 
chacun  d'eux  l'aualyse  psychologique  est  tout  entière  à  faire;  et,  selon 
chacun  d'eux,  la  conclusion  diffère  jusqu'à  la  contradiction.  C'est  la 
preuve  à  la  fois  que  nous  sommes  en  présence  du  géni.i,  et  c'est  la 
preuve  qu'il  n'y  a  pas  de  lois  du  génie. 

D'autres,  plus  ambitieux,  ne  se  sont  pas  seulement  proposé  de  déter- 
miner les  conditions  d'apparition  ou  de  manifestation  du  génie,  mais 
encoie  de  le  «  décomposer,  »  et  de  le  résoudre  en  s-îs  élémens.  Après 
bien  de  la  peine,  ils  ont  donc  découvert  que  le  génie  consisterait  à  «  con- 
cevoir quelque  choàe  de  grand  »  une  grande  œuvre,  un  grand  dessein, 
«.  l'imaginer,  l'aimer,  le  vouloir  et  l'exécuter.  »  Oa  peut  d'abord  leur 


9â0  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

demander  ce  que  c'est,  à  leur  avis,  que  «  quelque  chose  de  grand.  » 
Un  sonnet  de  Pétrarque  est-il  quelque  chose  de  grand?  Une  fable  de 
La  Fontaine  est-elle  quelque  chose  de  grand  ?  Le  Voijage  sentimental 
est-il  quelque  chose  de  grand?  Qui  niera  pourtant  que  ce  soient  là, 
s'il  en  est,  des  œuvres  marquées  au  coin  du  génie,  c'est-à-dire,  chacune 
en  son  genre  exquise,  inimitable,  unique?  On  peut  encore  leur  deman- 
der ce  qu'ils  font  dans  leur  système,  et  comment  ils  expliquent  cette 
précocité  merveilleuse  où  l'on  reconnaîtrait  volontiers  un  attribut  du 
génie,  si  le  génie,  par  malheur,  décidément  indocile  à  nos  lois,  ne 
s'était  souvent  avisé  pour  se  manifester  d'attendre  la  maturité  de 
l'âge.  Qu'un  Molière  à  trente-cinq  ans,  qu'un  Jean-Jacques  vers  la 
quarantaine,  qu'un  Bossuet  après  l'avoir  passée  se  pn  posât  une 
grande  œuvre,  j'entends  donc  ce  que  cela  veut  dire;  mais  quel  grand 
dessein,  si  les  mots  signifient  quelque  chose,  pouvaient  bien  méditer 
Michel- Ange  à  seize?  Raphaël  à  quatorze?  ou  Mozart  à  six  ans? 
Qu'est-ce  que  c'est  encore  que  cette  nécessité  u  d'exécuter,  »  et  cette 
obligation  de  réussir  dont  on  fait  une  condition  du  génie?  Quelque- 
fois, il  est  vrai,  c'en  est  une,  et  quelquefois  ce  n'en  est  pas  une,  L'His- 
toire des  variations  est-elle  moins  un  chef-d'œuvre  parce  qu'elle  n'a 
pas  eu  les  effets  qu'en  attendait  Bossuet  ?  et  la  Théorie  de  la  terre 
cesse-t-elle  d'êire  une  grande  conception,  parce  que  la  science  a  dépassé 
Buffon?  De  grands  capitaints,  comme  Guillaume  d'Orange,  n'ont-ils  pas 
perdu  presque  toutes  les  batailles  qu'ils  ont  livrées?  et  des  hommes 
assurément  doués  du  génie  de  la  politique,  entre  autres  Mirabeau, 
presque  toutes  les  parties  qu'ils  ont  jouées?  EnOn,  si  la  volonté,  dans 
la  production  des  grandes  œuvres,  fait  vraiment  le  rôle  que  l'on  lui 
prête,  quf  devient  cette  inconscience  dont  il  est  si  difficile  de  mécon- 
naître ou  de  restreindre  la  part?  Comment  l'auteur  de  l' École  des  femmes 
est-il  aussi  l'auteur  de  DonGarcie  de  Navarre?  Comment  l'auieur  du  Cid 
est-il  aussi  l'auteur  de  Pertharite?  Comment  l'auteur  des  Fables  est-il 
aussi  l'auteur  du  Poème  sur  le  quinquina?  Toutes  ces  questions,  et  bien 
d'autres  encore,  en  admettant  que  l'on  puisse  y  répondre,  qui  ne  voit 
que  la  réponse  en  dépend  uniquement  de  ce  que  l'on  sait  de  La  Fon- 
taine, de  Corneille,  de  Mclière,  c'est-à-dire  du  cas  particulier,  du  cas 
individuel,  et  non  pas  d'aucun  principe  de  critique  générale  qui  puisse 
être  universellement  et  indistinctement  appliqué?  Une  fois  encore 
nous  sommes  ainsi  ramenés  à  la  même  inévitable  conclusion.  On  ne 
peut  rien  dire  d'un  homme  de  génie  qui  ne  lui  soit  strictement  per- 
sonnel,  ettoules  les  fois  que  l'on  essaie  de  généraliser  l'observation 
que  l'on  en  a  faite,  il  se  trouve  quelque  part  un  autre  homme  de  génie 
pour  servir  à  montrer  qu'en  cessant  d'être  personnelle  elle  cesse  en 
même  temps  d'être  vraie. 

«  C'est  que  le  problème  est  mal  posé,  »  nous  répond  un  troisième,  et 
ce  troisième  est  M.  Séailles.  Tout  est  plus  simple  qu'on  ne  le  croit. 


REVUE   LITTÉRAIRE.  9A1 

Comme  la  vie  continue  le  mouvement,  «  le  génie  continue  la  vie,  » 
ou,  si  peut-être  l'expression  ne  paraissait  pas  assez  claire,  le  génie 
continue  la  vie,  «  comme  la  raison  continue  la  lumière.  »  En  présence 
du  génie,  nous  crions  au  miracle;  «  c'est  trop  nous  humilier  nous- 
mêmes;  »  et  nous  avons  tous  du  génie.  Ce  n'est  pas  seulement  de  la 
prose,  comme  ce  bon  M.  Jourdain,  ou  même  de  la  philosophie,  comme 
l'excellent  M.  Vandeik,  c'est  de  la  poésie  que  nous  faisons  sans  le  savoir. 
Avec  les  sensations  que  l'extérieur  nous  apporte,  nous  nous  compo- 
sons chacun  notre  univers,  un  univers  conforme  à  nos  besoins;  et  avec 
les  idées  que  les  sensations  éveillent  dans  les  profondeurs  de  l'esprit, 
nous  constituons  notre  moi,  un  moi  conforme  à  nos  aspirations.  La 
vie  de  rintelligecce,  comme  celle  du  corps,  est  une  création  conti- 
nuelle. Ainsi,  Eous  commençons  par  créer  le  monde,  et  quand  nous 
avons  créé  le  monde,  nous  ne  nous  reposons  pas,  nous  nous  créons 
nous-mêmes.  Un  dieu  caché  réside  en  nous,  et  ce  dieu,  c'est  notre 
génie.  Génie  pour  génie,  entre  le  génie  de  l'artiste  ou  du  poète  et  le 
génie  du  plus  humble  ou  du  plus  ignorant  d'entre  nous,  il  n'y  a  donc, 
en  fin  de  compte,  qu'une  différence  de  degré,  mais  nullement  de 
nature;  nous  avons  tous  du  génie,  seulement  quelques-uns  en  ont 
plus  que  les  autres;  et  «  le  grand  homme  n'est  qu'un  homme  grandi 
dans  toutes  ses  puissances.  »  Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  débrouiller 
l'ingénieux  artifice  de  cette  métaphysique  ;  passons  donc  outre  à 
l'équivoque  sur  laquelle  tout  le  raisonnement  repose;  et,  sans  autre 
chicane,  retenons  la  conclusion. 

Mais  si  le  grand  musicien,  si  le  grand  peintre,  si  le  grand  poète 
sont  des  hommes  grandis  dans  toutes  leurs  puissances,  comment  alors 
se  fait-il  qu'ils  ne  soient  l'un  que  poète,  l'autre  que  peintre,  et  le  troi- 
sième que  musicien?  N'eût-il  dépendu  que  d'un  caprice  de  Rossini 
d'être  aussi  bien  Lamartine  et  que  d'une  fantaisie  de  Victor  Hugo 
d'être  Eugène  Delacroix?  Beethoven,  pour  être  Weber,  n'eût-il  eu  qu'à 
le  vouloir,  et  Weber  qu'à  l'essayer  pour  devenir  Beethoven?  Le  génie 
ne  serait  donc  en  ce  sens  qu'une  capacité  générale,  vague,  indéter- 
minée, dont  l'application  dépendrait  de  la  circonstance,  du  hasard,  de 
la  fortune?  Et  sa  définition  dernière  deviendrait  la  négation  même  de 
tous  les  cas  particuliers  dont  on  l'aurait  composée?  Car,  enfin,  quand 
au  lieu  de  planer  dans  les  nuages  on  redescend  sur  la  terre,  quelque 
cas  particulier  que  l'on  analyse  et  quelque  grand  homme  que  l'on  étu- 
die, c'est  dans  une  aptitude  originelle  de  son  œil  ou  de  son  oreille  que 
l'on  trouve  la  seule  explication  possible  de  son  choix  ou  de  sa  vocation. 
Et,  réciproquement,  dans  quelque  art  que  ce  soit,  sculpture  ou  musique, 
peintre  ou  poésie,  manquer  de  génie,  c'est  manquer  d'abord  et  avant 
tout  de  cette  aptitude  spéciale  de  l'oreille  ou  de  l'œil.  On  nous  disait 
tout  à  l'heure  que  le  génie  consistait  dans  le  développement  d'une 
«  puissance  »  quelconque  de  l'esprit  au  détriment  des  autres,  et,  pour 


9i2  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

avoir  suffisamment  réfuté  l'opinion,  nous  n'avions  qu'à  nommer  quel- 
ques grands  liommes,  chez  qui  toutes  ces  «  puissances,  »  diversemeat 
combinées,  avaient  harmonieusement  concouru.  On  nous  dit  mainte- 
nant que  le  génie  serait,  au  contraire,  l'accroissement  de  toutes  ces 
«  puissances  »  ensemble,  et,  pour  montrer  que  la  définition  ne  con- 
vient pas,  comme  disent  les  logiciens,  à  tout  le  défini,  nous  n'avons 
qu'à  nommer  les  grands  hommes  en  qui  l'une  de  ces  «  puissances  n  a 
comme  absorbé  la  vitalité  des  autres.  E^.  dans  l'un  comme  dans  l'autre 
cas,  nous  finissions  par  où  nous  avons  commencé  :  quelque  définition 
et  quelque  théorie  du  génie  que  l'on  donne,  il  semble  décidément 
qu'un  seul  nom  sufiise  toujours  à  les  ruiner. 

On  dit  ici  :  Mais  alors,  s'il  échappa  aux  lois  de  la  nature,  à  ces  lois 
qui  gouvernent  l'exception  même  et  la  font  rentrer  sous  la  règle,  le 
génie,  selon  vous,  est  donc  purement  et  simplement  un  «  monstre?  » 
Encore  les  monstres  ont-ils  leurs  lois,  et  leurs  lois  définies;  la  térato- 
logie nous  enseigne  la  raison  du  mouton  à  cinq  pattes  et  de  la  vache  à 
deux  têtes;  au  besoin,  elle  pourrait  se  charger  de  les  faire  apparaître. 
Gomment  donc  le  génie,  c'est-à-dire  de  toutes  les  formes  de  l'humaine 
activité  la  plus  rare  et  la  plus  haute,  n'aurait-il  pas  sa  loi,  sa  cause  et 
sa  raison  suffisante?  Nous  pourrions  répondre  :  Parce  qu'il  en  est  la 
plus  haute.  A  quelque  développement  que  la  science  puisse  être  pro- 
mise, il  y  aura  toujours  des  bornes  à  notre  capaciié  de  comprendre,  et 
d'autant  plus  infranchissabl  ^s,  pour  ainsi  dire,  que  chacun  de  nous, 
comme  dans  le  cas  présent,  trouvera  moins  d'élémeus  en  lui  pour  l'aider 
à  la  solution  des  problèmes.  Mais  la  vérité  vraie,  c'est  que  l'on  équi- 
voque ici  sur  les  mots.  Il  n'y  a  pas  de  science  ni  par  conséquent  de 
lois  da  l'individu.  Le  génie  n'échappe  à  la  science  que  comme  y  échap- 
pent le  caractère  ou  la  physionomie.  Il  y  a  une  «  science,  n  il  y  a  «  des 
lois  H  de  ce  qu'il  y  a  de  commun  à  tous  les  visages,  il  n'y  en  a  pas 
de  ce  qui  constitue  l'accent  propre  et  personnel  d'une  physionomie 
humaine  :  la  mienne  ou  la  vôtre.  Il  y  en  a  une  de  ce  qui  contribue  à 
la  formation  de  tous  les  caractères,  il  n'y  en  a  pas  de  ce  qui  fait  l'ori- 
ginalité proprement  dite  et  l'individualité  du  caractère  :  Forigînalitè 
de  Pierre  ou  l'individualité  de  Paul.  Et  il  y  a  une  science  de  l'esprit  oui 
même,  si  l'on  veut,  une  science  du  talent;  il  n'y  en  a  pas  du  génie,, 
c'est-à-dire  de  cette  force  individuelle  qui  soustrait  précisément  le 
talent  à  ses  conditions  communes,  qui  élève  Pierre-Paul  Rubens  au-des- 
sus d'Antoine  Van  Dyck  et  Jean-Baptiste-Poquelin  Molière  au-dessus  de 
Philippe-NéricauU.  Deftouches.  Le  pouvoir  de  la  science  s'arrête  au 
point  même  où  l'individu  commence.  Et  nous  pouvons  bien  reconnaître 
en  lui  ce  qu'il  a  de  commun  avec  nous  tous,  mais  nous  ne  pouvons! 
pas  dire  que  ce  qu'il  a  d'unique  lui  soit  commun  avec  quelqu'un.. 
Pour  n'avoir  point  de  t  lois,  »  le  génie  n'est  donc  pas  un  monstre  ; 
la  beauté  non  plus  n'a  point  de  «  lois  ;  »  et  la  sainteté  n'en  a  pas 


REVUE   LITTÉRAIRE.  dAS 

davantage.  Comment,  d'ailleurs,  en  auraient-elles,  puisque  ce  sont 
des  cas  particuliers  et  qu'elles  consistent  essentiellement  en  ce  que 
la  combinaison  qui  les  réalise  de  loin  en  loin  a  de  rigoureusement 
unique?  La  sainteté,  c'est  toute  la  vertu,  plus  quelque  chose  qui  ne 
s'est  rencontré  que  dans  le  saint  :  saint  François  d'Assise  ou  saint 
Vincent  de  Paul;  la  beauté,  c'est  toute  la  proportion  et  toute  la 
régularité,  plus  quelque  chose  qui  ne  se  voit  que  dans  la  Vierge  de 
Saint-Sixie  ou  dans  la  Vénus  de  Milo;  et  le  génie,  c'est  tout  le  taleat, 
tantôt  tout  le  talent  de  peindre  et  tantôt  tout  le  talent  d'écrire,  plus 
quelque  chose  qui  ne  s'est  trouvé  que  daus  Corrège  ou  dans  Racine. 
Et  peu  importe  même  que  le  taleat,  la  régularité,  la  vertu  y  entrent 
ou  n'y  entrent  pas  tout  entiers;  si  ce  quelque  chose  d'unique  apparaît 
dans  la  combinaison,  et  de  ce  moment  même,  c'est  la  sainteté,  c'est  la 
beauté,  c'est  le  géoie.  Des  hommes  de  beaucoup  de  talent  ont  man- 
qué de  génie,  un  Addison,  par  exemple,  ou  un  Pope,  un  Bonrdaloue 
ou  un  Boileau;  et  d^s  hommes  d'iuGaiment  moins  de  talent,  bien 
inférieurs  à  tous  autres  égards,  n'ont  pas  moins  eu  du  génie,  un 
Sterne,  par  exemple,  ou  un  Beaumarchais. 

Quelque  lecteur  demandera  peut-être  où  est  l'intérêt  de.  cette  dis- 
cussion ;  et  je  voudrais  pouvoir  lui  répondre  quelle  n'en  a  pas  de  pré- 
cis ni  d'actuel.  On  philosophe  pour  philosopher,  comme  on  écrit  pour 
écrire,  et  comme  on  peint  pour  peindre,  —  plaisir  d'autant  plus  vif  qu'il 
est  plus  désintéiessé.  Mais  ici  la  discussion  a  son  intérêt  pratique  et 
ses  conséquences  prochaines.  Il  ne  s'agit,  en  effet,  de  rien  moins  que 
de  l'envahissement  lent  de  la  critique  par  les  méthodes  plus  ou 
moins  scientifiques,  et  au  grand  détriment  de  sa  valeur  d'art.  Sans 
doute,  comme  il  y  a  des  familles  de  plantes,  il  y  a  des  familles  d'es- 
prits, et  même,  si  l'on  vaut,  des  genres  dans  ces  familles,  des  espèces 
dans  ces  genres,  des  variétés  enfin  dans  ces  espèces.  Il  faudrait  tou- 
tefois prendre  garde  à  ne  pas  abuser  d'une  comparaison  qui  n'est 
acceptable  qu'autant  qu'on  ne  la  pre-se  pas,  mais  plus  scrupuleusement 
encore  à  ne  pas  transformer  des  analogies  lointaines  en  identités  posi- 
tives, et  de  simples  métaphores,  après  tout,  en  lois  souveraines  de  la 
critique.  Au  milieu  de  ces  généralisations  ambitieuses,  le  sens  de  l'in- 
dividuel se  perd;  nous  nous  habituons  à  ne  plus  apprécier  dans  les 
œuvres  et  les  hommes  du  passé  que  l'utilité  dont  ils  sont  pour  nos 
théories;  et  la  variété,  la  diversité,  la  riche  complexité  de  la  vie  nous 
échappe  à  travers  les  formules  rigides  où  nous  prétendons  l'enfermer. 
En  réalité,  d^ms  l'art  comme  dans  la  vie,  c'est  à  la  différence  que  nous 
nous  iniére^^sons.  Gf.ux-là  ne  retiennent  pas  longtemps  notre  curiosité 
qui  ressemblent,  comme  on  dit,  à  tout  le  monde,  et  dont  la  physiono- 
mie banale  nous  prono-^tique  à  peu  près  à  coup  sûr  l'insignifiance 
intellectuelle  et  la  trivialité  morale.  Pareillement,  dans  l'histoire,  les 
hommes  de  talent  eux-mêmes,  s'ils  n'ont  rien  été  de  plus  que  l'ex- 


944  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

pression  de  leur  temps  ou  de  leur  coterie,  et  s'ils  n'ont  pas  eu  ce 
bonheur  de  donner  leur  note  originale,  manquant  ainsi  de  ce  que 
l'on  appelle  proprement  personnalité,  manquent  aussi  de  ce  je  ne  sais 
quoi  qui  attire,  qui  fixe,  et  qui  récompense  l'attention.  Nous  ne  nous 
donnons  pas  au  mérite,  mais  uniquement  à  l'originalité.  Ce  qui  fait 
tout  le  prix  de  l'observation  morale,  c'est  justement  qu'il  n'y  a  pas 
de  science  de  l'individu,  et  de  même,  ce  qui  fait  tout  le  prix  de  la 
critique,  c'est  que  s'il  y  a  des  lois  du  talent,  elles  sont  bien  vagues, 
et  c'est  qu'il  n'y  a  pas  de  théorie  du  génie. 

Tout  homme  de  génie,  selon  le  terme  scolastique,  est  un  genre  à  lui 
seul,  et  toute  œuvre  de  génie  doit  être,  par  conséquent,  abordée  comme 
un  monde  nouveau.  La  connaissance  de  ses  antécédens  importe  quel- 
quefois et  quelquefois  elle  n'importe  pas.  li  peut  y  avoir  quelquefois 
intérêt  à  la  replacer  dans  le  milieu  où  elle  est  apparue  et  quelquefois 
il  peut  n'y  en  avoir  aucun  ou  même  y  avoir  du  danger.  La  biographie 
de  l'homme  peut  quelquefois  servir  d'illustration,  de  commentaire, 
d'explication  à  l'œuvre  et  quelquefois  elle  y  peut  n'apporter  qu'un 
élément  de  trouble,  de  confusion,  d'inintelligibilité.  En  d'autres 
termes  encore,  à  la  façon  du  portraitiste,  qui  varie  son  faire  avec  son 
modèle  ou  même  se  laisse  dicter  par  lui  ses  formules  d'exécution, 
ainsi  la  critique  doit  varier  ses  procédés  avec  son  sujet,  et  se  laisser 
imposer  par  lui  sa  façon  même  de  le  traiter.  Mais  les  méthodes 
nouvelles  visent  toutes  à  remplacer  la  peinture  par  la  photographie. 
Quelque  modèle  qui  pose  devant  elles,  elles  l'appliquent  sur  le  même 
fond  banal,  dans  la  même  banale  attitude,  braquent  sur  lui  le  même 
objectif,  opèrent  sur  la  plaque  avec  les  mêmes  réactifs  et  finalement 
en  tirent  ces  innombrables  épreuves  où  les  yeux,  où  le  nez,  où  la 
bouche  sont  à  leur  place,  et  qui  pourtant  ne  ressemblent  pas.  C'est 
qu'en  effet  la  ressemblance  ne  gît  pas  dans  les  traits  du  visage,  mais 
elle  est  tout  entière,  si  je  puis  ainsi  dire,  dans  l'intelligence  que  le 
peintre  a  de  son  modèle,  et  cette  intelligence  dépend  essentielle- 
ment, ou  plutôt  uniquement  de  son  aptitude  à  découvrir  le  particu- 
lier dans  l'universel,  le  personnel  dans  le  général,  et  l'individu  dans 
l'homme.  La  critique  est  de  la  peinture  et  non  pas  de  la  photographie, 
de  l'art  et  non  pas  de  la  science,  ou  une  application  de  la  science.  Or, 
toutes  les  fois  que  l'on  essaie  de  formuler  les  lois  du  talent,  mais  sur- 
tout celles  du  génie,  c'est  une  tentative  pour  transformer  la  critique 
en  une  science,  et  la  détourner  par  conséquent  de  son  objet  propre, 
qui  est  de  montrer  en  quoi  Racine  diffère  de  Shakspeare,  et  non  pas 
ce  qu'il  y  a  de  commun  entre  Racine  et  Shakspeare.  —  Nous  nous 
réjouirons  d'autant  plus  que  M.  Séailles  n'y  ait  pas  réussi,  que  l'on  ne 
dépensera  pas  souvent  plus  de  talent  qu'il  n'en  a  mis  dans  ce  livre 
au  service  de  sa  cause. 

F.  Brunetière. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


14  avril. 


Et  maintenant  nos  législateurs  sont  partis,  désertant  le  Palais-Bourbon 
et  le  Luxembourg,  jusqu'au  20  mai.  Ils  se  sont  généreusement  accordé 
six  semaines  de  repos  et  de  distraction  après  trois  mois  de  travaux 
parlementaires  qui  n'auront,  nous  le  craignons,  qu'une  médiocre  place 
dans  l'histoire.  Si,  comme  on  le  leur  a  conseillé,  ils  profilent  de  ces 
vacances  de  printemps  pour  aller  rendre  compte  de  leur  mandat  devant 
ceux  qui  les  ont  élus,  ils  pourront  faire  de  longs  discours;  ils  auront 
de  la  peine  à  déguiser  l'indigence  de  leurs  œuvres,  à  montrer  ce 
qu'ils  ont  fait  réellement  pour  le  bien  du  pajs,  pour  l'avantage  même 
de  ces  insiitutions  qu'ils  S3  donnent  la  mission  particulière  de  défendre 
et  au  besoin  de  desservir.  Ce  n'est  point  que  cette  session  d'hiver, 
avec  laquelle  on  avait  hâte  d'en  finir,  n'ait  été  occupée,  en  apparence, 
et  parfois  même  assez  bruyante.  Il  n'est  pas  une  question  qui  n'ait  été 
soulevée,  mise  en  commission,  ou  dii-cutée,  depuis  les  lois  scolaires 
jusqu'aux  lois  municipales,  depuis  les  lois  militaires  jusqu'à  cette  revi- 
sion de  la  constitution,  cjui  n'a  fait,  il  est  vrai,  qu'une  courte  appari- 
tion, dont  M.  le  président  du  conseil  a  eu  la  libérale  complaisance  de 
nous  promettre  ragn'-ment  pour  cet  été.  Tout  réformer,  toucher  à 
tout,  c'est  la  tradition  dite  républicaine,  c'est  le  mot  d'ordre  auquel  on 
n'a  pas  manqué.  Arriver  à  un  résultat,  à  quelque  chose  de  sérieux  et 
d'uti'e,  c'est  une  autre  affaire;  on  n'y  est  pas  arrivé,  parce  que,  dans 
toutes  ces  œuvres  de  la  session  d'hiver  comme  dans  la  plupart  des 
œuvres  des  sessions  qui  se  sont  succédé  depuis  quelques  années,  il  y  a 
un  mal  invétéré  et  peut-être  incurable  dont  ne  s'aperçoivent  même  pas 
ceux  qui  en  sont  atteints,  ceux  qui  le  mettent  dans  tout  ce  qu'ils  font. 

lOMB  LXH.  —  188i.  00 


946  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

Le  mal,  c'est  qu'on  ne  peut  plus  ou  l'on  ne  veut  plus  rien  faire  sim- 
plement, sérieusement,  avec  une  raison  impartiale  et  prévoyante,  avec 
la  préoccupation  unique  de  l'intérêt  public,  du  bien  du  pays.  Autrefois, 
aux  temps  où  un  Portails  travaillait  au  code  civil,  où  un  Gouvion  Saiot- 
Cyr  et  un  Soult  préparaient  leurs  belles  lois  militairt^s,  où  un  Guizot 
proposait  sa  forte  et  savante  loi  sur  l'instruction  primaire,  où,  sans 
distinction  de  régimes,  se  succédaient  des  œuvres  dignes  de  rester  des 
modèles,  à  ces  époques  de  sagesse  surannée  et  de  libéralisme  primi- 
tif, on  se  donnait  la  peine  d'étudier  les  questions  pour  elles-mêmes. 
Les  lois  étaient  conçues  avec  maturité,  rédigées  avec  clarté,  combinées 
de  façon  à  étendre  et  assurer  les  garanties,  à  réaliser  un  véritable 
progrès  dans  la  vie  municipale,  dans  l'enseignement,  dans  l'ordre  civil 
comme  dans  l'ordre  militaire.  Aujourd'hui,  nous  avons  changé  tout  cela. 
D'abord  l'étude  attentive  et  impartiale  des  faits  n'est  plus  nécessaire; 
l'expérience  est  suspecte  de  réaction!  Ce  qu'il  faut,  avant  tout,  c'est 
préparer  des  lois  destinées  à  servir  une  domination  de  parti,  une 
passion  de  secte,  ou  même  quelquefois  un  simple  et  vulgaire  intérêt 
électoral.  Lorsqu'on  s'occupa  de  l'organisation  municipale  de  Paris, 
comme  on  l'a  fait  il  y  a  quelques  jours,  pensez-vous  qu'on  songe  à 
résoudre  le  problème  d'assurer  à  la  première  ville  de  la  France  et  du 
monde  une  représentation  digne  d'elle,  plus  conforme  à  son  rôle  et 
à  ses  grands  intérêts?  Point  du  tout  :  il  s'agit,  entre  opportanisies  et 
radicaux,  de  trouver  la  combinaison  éleciorale  qui  pourra  donner  une 
majorité  aux  uns  ou  aux  autres.  Lorsqu'on  prétend  reformer  les  insti- 
tutions militaires,  croyez-vous  que  la  première  pensée  soit  de  créer 
une  véritable  armée,  de  lui  donner  une  forte  structure,  la  cohésion, 
les  traditions,  l'esprit  milit;ure,  ce  qui  pourrait,  en  un  mot,  assurer  sa 
puissance  au  jour  du  combat?  Nullement,  ou  du  moins  ce  n'est  là 
qu'une  considération  secondaire.  Ce  qui  préoccupe  d'aburd,  c'est 
d'avoir  une  armée  démocratique,  de  soumettre  toutes  les  classes  au 
joug  égalitaire,  de  molester  le  bourgeois,  —  et  surtout  de  ne  pas  exemp- 
ter les  séminaristes  du  service.  Il  n'est  pas  jusqu'aux  affaires  d'indus- 
trie où  la  politique  de  parti  ne  fasse  irruption,  comme  ou  le  voit  à 
Anzin,  et  un  questionnaire,  soumis  récemmeni  à  la  commission  d'en- 
quête industrielle,  proposait  d'étendre  les  recherches,  les  interroga- 
toires d'une  façon  au  moins  singulière.  Il  s'agirait  de  demander  aux 
ouvriers  si  leur  liberté  de  conscience  est  respectée  par  les  patrons, 
s'ils  ont  travaillé  dans  des  couvens,  s'ils  n'ont  pas  été,  par  hasard, 
renvoyés  pour  avoir  assisté  à  un  enterrement  civil  ou  pour  avoir 
refusé  d'aller  à  une  cérémonie  religieuse.  Voilà  qui  renseignerait  à 
merveille  la  commission  d'enquête  et  l'opinion  sur  l'état  de  l'indus- 
trie dans  notre  pays,  sur  les  causes  des  crises  économiques,  des  grèves 
et  des  chômages  I  Avec  de  tels  procédés,  avec  ce  sysieme  de  puliiique, 
ou  lie  peut  évidemment  arriver  à  rien.  On  ébranle  les  iusluuiions  les 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  9Û7 

plus  éprouvées  ?ans  les  réformer,  eu  coRfondant  toutes  les  conditions 
de  l'organisiiiidn  publique.  On  ne  fait  que  des  lois  décousues,  sans 
autorité,  éj.liémères  comme  la  passion  du  jour,  et  dans  cette  e>pc- 
ritnce  singulière  à  laquelle  se  livrent  des  législateurs  biouilluns.  c'est 
la  France  qui  est  l'éiernelle  patiente;  c'est  la  Fiance  qui  finirait,  si 
l'on  n'y  prenait  garde,  par  n'avoir  plus  ni  institutions,  ni  lois  respec- 
tées, ni  armée,  ni  industrie. 

Ai^surémenî,  s'il  est  un  exemple  pénible  de  ce  qu'a  de  désastreux  cette 
invasion  des  fanatis-mes  de  parti  dans  les  affaires  les  plus  sérieuses, 
les  plus  délicates,  c'est  cette  trisie  grève  d'Anzin  qui  se  prolonge 
depuis  cinquanie  jours  déjà  et  dont  on  n'entrevoit  pas  la  fin.  Que  les 
ouvriers  d'Anzin,  à  l'ongiue,  se  soient  crus  en  droit  de  réclamer  au  sujet 
decertainesconditions  nouvelles  de  travail, ou  ausujetdeleurs salaires, 
et  qu'ils  aient  cédé  à  la  tentation  de  défendre  leurs  intérêts  bien  ou 
mal  compris  par  ce  moyen  extrême  dune  grève,  cela  n'a  rien  d'extraor- 
dinaire. C'était  dans  tous  les  cas  une  question  à  débattre  entre  la  com- 
pagnie et  les  mineurs,  et  dans  ses  termes  primitifs  elle  n'avait  certaine- 
ment rien  d'insoluble  ;  mais  il  est  bien  clair  que  la  question  industrielle 
n'a  pas  tardé  à  disparaître  par  l'intervention  des  partis  révolution- 
naires qui  se  sont  jetés  sur  celte  malheureuse  grève  comme  sur  une 
proie,  qui  depuis  cinquante  jours  font  de  ce  bassin  houiller  d'Anzin  le 
théâtre  d'une  sorte  de  représentation  de  démagogie.  Héunions,  prédi- 
caiions,  exciiations,  menacts,  on  a  eu  recours  à  tout  pour  enveiii'ner 
cette  luile,  pour  enrôler  une  partie  de  la  population  ouvrière  fanatisée 
sous  un  drapeau  de  guene  sociale.  Rien  n'a  éié  négligé  pour  laisser 
croire  à  des  ouvriers  faciles  à  abuser  qu'ils  n'avaunt  qu'à  résister, 
qu'ils  auraient  raison  de  la  compagnie,  qu'ils  contraindraient  au  besoin 
le  gouvernement  à  dépos^éier  les  propriétaires  de  mines,  à  régler  les 
salaires,  et,  par  une  aggravation  de  plus,  ces  déclamaiions  n'oni.  pas 
été  sans  avoir  quelque  retentissement  jusque  dans  le  parlement.  Le 
résultat  est  cette  situation  violente  où  l'on  dirait  que  tous  les  efforts 
tendent  à  rendre  les  scissions  irréparables,  les  trausactions  impossi- 
bles, où  les  ouvriers  qui  voudraient  ndescendie  dans  les  mines  sont 
expo-és  à  être  assaillis  et  où,  en  fin  de  compte,  le  gouvernement  est 
obligé  d'intervenir  par  la  force  pour  le  maintien  de  la  paix  publique, 
pour  la  protection  de  ceux  qui  veulent  travailler  contre  les  grévistes  à 
outrance.  A  quoi  cependant  tout  cela  peut-il  conduire?  11  faudra  bien 
que  cette  crise  ait  une  fin,  comme  toutes  les  crises  de  ce  genre,  ei  alors 
que  restera-t-il?  Les  agitateurs  auront  fait  leur  campagne  et  essayé 
leurs  forces;  il  y  en  a  qui  se  seront  prei^que  fait  un  nom!  Le  jour  oîi 
ils  ne  pourront  plus  rien  à  Anzin,  ils  iront  souffler  la  guerre  sopialo 
ei  chercher  fortune  ailleurs;  ils  se  transporteront  bur  un  autre  théâtre; 
et  les  vraies  victimes  serout  ceux  qu'ils  auront  abusés  en  les  excitant, 
eu  ies  poussant  à  une  guerre  ruineuse.  Que  la  compagnie,  pour  soû 


9Û8  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

compte,  doive  être  singulièrement  éprouvée  par  cette  crise,  qu'elle 
fasse  chaque  jour  des  pertes  sensibles,  cela  n'est  pas  douteux;  mais 
ceux  qui  souffriront  le  plus,  évidemment  ce  sont  les  ouvriers  qui  se 
retrouveront  avec  leurs  ressources  épuisées,  qui  auront  à  recommencer 
leur  labeur  dans  des  conditions  plus  ditlîciles.  Ce  qui  souffre  aussi,  c'est 
l'industrie  française  paralysée  par  ces  conflits,  menacée  par  la  concur- 
rence étrangère;  c'est  la  fortune  publique  tarie  dans  une  de  ses  sources. 
Oui,  assurément,  l'industrie  française  est  destinée  à  se  ressentir  de 
cette  crise,  non-seulement  parce  qu'il  y  a  dès  l'heure  présente  une  rui- 
neuse suspension  de  travail,  mais  encore  parce  qu'il  y  a  dans  tout  cela  de 
fausses  idées,  de  faux  systèmes,  en  un  mot,  une  fausse  politique  sus- 
pendue pour  ainsi  dire  sur  toutes  les  entreprises  matérielles.  C'est 
l'esprit  de  parti  appliqué  à  l'industrie,  comme  on  voudrait  aussi  l'appli- 
quer à  l'armée  par  cette  loi  nouvelle  de  recrutement  qui  vient  d'être 
livrée  précipitamment  à  la  discussion  à  la  veille  des  vacances. 

Que  resterait-il  de  l'armée  française  si  le  parlement  votait  cette 
loi,  qui  réaliserait  enfin  le  grand  rêve,  —  le  service  de  trois  ans,  —  en 
jetant  indistinctement  la  jeunesse  française  tout  entière  dans  les  rangs  ? 
C'est  évidemment  aujourd'hui  une  question  décisive,  —  décisive  pour  la 
composition  de  l'armée  aussi  bien  que  pour  l'éducation  littéraire  et  scien- 
tifique de  la  jeunesse  française.  Il  s'est  trouvé  heureusement  au  seuil 
de  ce  débat  un  député  républicain,  M.  Margaine,  qui  a  lui-même  porté 
l'épaulette,  qui  est  maintenant  un  des  questeurs  de  la  chambre,  et  qui 
a  eu  le  courage  de  marcher  droit,  sans  ménager  les  mots,  sur  cette  idée 
du  jour,  sur  cette  passion  d'égalité  absolue  qui  est  tout  le  secret  de  la 
loi  nouvelle.  M.  Margaine  a  démontré  vigoureusement  qu'on  allait 
détruire  l'armée  dans  sa  force,  dans  son  principe,  sans  avoir  même  la 
chance  d'arriver  à  cette  égalité  qu'on  rêve,  qui  n'est  qu'une  chimère. 
11  a  dit  du  premier  coup  ce  qui  est  dans  bien  des  esprits,  même  des 
esprits  républicains,  et  ce  qu'on  n'ose  pas  toujours  dire.  Le  service  de 
trois  ans  a  trouvé,  il  est  vrai,  un  défenseur  dans  M.  le  ministre  de  la 
guerre,  qui  s'est  fait  un  devoir  de  déguiser  la  vraie  raison  de  la  loi 
sous  les  phrases  habituelles  de  «  répartition  plus  équitable  des  char- 
ges, »  de  «  fusion  des  divers  élémens  de  la  société  française  sous  le 
^drapeau.  »  Il  y  a,  dans  tous  les  cas,  un  peint  qui  n'est  pas  éclairci. 
|M.  le  ministre  de  la  guerre,  appelant  à  son  aide  de  grands  soldats  qui 
'seraient  peut-être  étonnés  de  couvrir  de  leur  autorité  les  opinions  nou- 
irelles,  s'est  efforcé  de  prouver  que  le  service  de  trois  ans,  qui  donne  la 
quantité,  peut  donner  aussi  la  qualité.  Il  y  a  mis  toutefois  quelques  con- 
ditions, dont  l'une  est  «  l'existence  de  cadres  inférieurs  bien  recrutés, 
intelligens;  »  mais  c'est  là  précisément  la  question.  Ces  cadres  qui 
sont  les  ressorts  nécessaires  d'une  armée,  on  ne  les  a  plus  ;  ils  ont  dis- 
paru, ils  ne  se  sont  pas  renouvelés,  et  on  a  aujourd'hui  beaucoup  de 
peine  à  avoir  de  vrais  sous-officiers,  même  avec  le  service  de  cinq  ans. 


REVUE.  —   CHRONIQDEt  9Û9 

M.  le  ministre  de  la  guerre  semble  croire  qu'il  trouvera  tout  ce  qu'il 
lui  faut  dans  cette  jeunesse  intelligente  qu'il  propose  d'enrôler  sans 
distinction,  et  c'est  même  pour  cette  raison  qu'il  demande  qu'on  ne 
fasse  aucune  exception.  M.  le  ministre  de  la  guerre  trouvera  sans  nul 
doute  à  ce  prix  des  sous-officiers  intelligens.  Seulement,  cette  jeunesse 
sur  laquelle  il  paraît  si  bien  compter,  ne  fera  que  traverser  pour  ainsi 
dire  l'armée;  elle  ne  peut  former  que  des  cadres  mobiles,  sans  fixité, 
sans  attachement  au  métier,  et  si  «  l'existence  de  cadres  inférieurs 
bien  recrutés,  »  solides,  est  une  condition  première,  essentielle,  si 
cette  condition  est  encore  si  loin  d'être  réalisée,  comment  est-on  si 
pressé  d'établir  le  service  de  trois  ans?  C'est  prendre  pour  ainsi  dire 
le  problème  à  rebours  et  aller  à  une  véritable  confusion.  Quelle  rai- 
son y  avait-il  surtout  d'ouvrir  si  précipitamment  une  discussion  qu'on 
a  pu  à  peine  engager,  qu'on  a  dii  interrompre  presque  aussitôt,  et  qui 
laisse  en  suspens  tant  de  questions  sérieuses?  Ah!  voilà  justement 
encore  un  point  délicat  :  c'est  que  d'ici  à  quelques  semaines  les  élections 
municipales  voni  se  faire  dans  toute  la  France.  Il  fallait  bien  se  hâter 
de  montrer  aux  masses  populaires  qu'on  s'occupe  d'alléger  pour  elles 
les  charges  militaires,  que  la  république  les  protège  contre  l'oligar- 
chie bourgeoise ,  libérale  et  financière  I  Après  cela  arrivera  ce  qui 
pourra,  la  démonstration  est  faite,  —  et  c'est  ainsi  que  même,  dans  un 
règlement  d'ordre  du  jour,  les  intérêts  de  la  puissance  militaire  et  de 
l'éducation  libérale  de  la  France  restent  subordonnés  à  des  calculs  de 
parti,  de  popularité  et  d'élections. 

Si,  à  côié  de  tant  d'autres  problèmes  qui  renaissent  sans  cesse,  que 
l'esprit  de  parti  dénature,  il  y  en  avait  un  particulièrement  délicat  à 
résoudre,  c'est  ce  problème  de  l'organisation  municipale  de  Paris,  qui  a 
été  pendant  quelques  jours  l'objet  de  vives  discussions  et  qui,  par  le 
fait,  n"a  pas  été  résolu,  puisque  le  sénat  et  la  chamhre  des  députés 
n'ont  pas  pu  s'entendre.  La  question  de  Paris  avait  été  réservée  dans  la 
loi  générale  votée  récemment  sur  les  municipalités.  On  ne  pouvait  cepen- 
dant attendre  plus  longtemps  en  présence  des  élections  toutes  pro- 
chaines. Gomment  organiser  cette  représentation  parisienne?  A  quel 
mode  de  scrutin  et  de  circonscription  s'arrêter?  La  chambre  des  députés 
s'est  prononcée  pour  un  système  partageant  Paris  en  quatre  grandes 
sections,  doat  chacune  aurait  élu  à  peu  près  vingt  conseillers  munici- 
paux. Le  sénat,  de  son  côté,  s'est  rallié  à  un  autre  système,  appliquant 
le  scrutin  de  liste  avec  les  arrondissemens  tels  qu'ils  existent  et  un 
nombre  déterminé,  limité  de  conseillers  par  arrondissement.  La  chambre 
a  persisté  dans  son  vote,  le  sénat  a  persisté  dans  le  sien;  on  n'a  pas 
pu  s'entendre,  et,  en  définitive,  le  seul  système  qui  n'ait  point  été 
défendu,  le  système  qui  existe  aujourd'hui,  qui  est  connu  et  jugé  par 
ce  qu'il  a  produit,  est  celui  qui  se  trouve  ainsi  maintenu,  qui  reste 
maître  du  terrain.  Ce  qu'il  y  a  de  curieux  et  de  caractéristique,  c'est 


950  REVUE  DES  DEDX  MONDES. 

que,  dans  toutes  ces  combinaisons,  les  partis,  le  gouvernement  lui- 
même  n'ont  paru  chercher  que  ce  qui  pouvait  leur  laisser  espérer  l'avan- 
tage électoral  ;  personne  ne  s'est  occupa  de  ce  qui  pouvait  assurer 
une  représentation  sérieuse,  sincère  et  rationnelle  à  Paris.  On  a  éludé 
le  problème  qui  consisterait  à  trouver  une  organisation  municipale 
particulière  pour  une  ville  qui  n'a  rien  de  municipal.  C'est  là  la  difii- 
cultè  et,  tant  qu'elle  ne  sera  pas  résolue,  on  en  sera  réduit  à  cette 
anomalie,  à  cette  contradiction  d'une  ville  qui  concentre  les  plus 
puissans  intérêts  moraux,  intellectuels,  Créanciers  et  d'un  con^^ell 
municipal  qui  passe  son  temps  à  voter  la  tevision  de  la  constitu- 
tion, à  laïciser,  à  demander  des  monumens  pour  les  fédérés  de  la 
commune,  —  qui,  en  un  mot,  n'est  en  plein  Paris  qu'une  vaine  et 
artificielle  représentation  de  parti  ou  de  faction. 

Que  devient,  pendant  ce  temps,  l'entreprise  que  la  France  poursuit 
sur  les  bords  du  Fleuve- Rouge,  au  Tonkin?  Nos  soldats,  pour  faire 
leur  devoir,  n'attendent  sûrement  pas  d  apprendre  ce  que  la  chambre 
veut  faire  de  l'armée  française  avec  sa  loi  de  recrniement  démocra- 
tique et  ses  prétendues  réformes  de  l'organisation  niilitaire.  Ils  vont 
bravement  à  l'ennemi  quand  il  le  faut,  et  ils  supportent  sans  se 
plaindre  les  fatigues  d'une  lointaine  campagne  en  pays  inconnu.  Ils 
sont  allés  à  Sontay  avec  l'amiral  Courbet;  ils  ont  pris  Bac-Niiih  avec 
le  général  Miilot  et  ses  vaillans  lieutenans,  le  général  de  Négrier, 
le  général  Brière  de  l'Isle.  Ils  marchent  maintenant  sur  Hong-Hoa, 
Ils  iront  partout  où  leurs  chefs  les  conduiront.  Le  malneur  est  qu'on 
ne  voit  pas  bien  comment  tout  cela  peut  finir,  et  que  nos  succès,  nos 
traités  avec  l'Annam  n'etnpêchent  pas  les  massacres,  qui  se  renouvel- 
lent trop  fréquemment  là  où  nous  ne  sommes  pas.  La  France  viendra- 
t-elle  à  bout  de  pacifier  ces  contrées,  d'y  établir  un  ordre  sufTisant  et 
de  faire  accepter  par  la  Chine  ce  qu'elle  aura  créé?  Ce  n'est  pas  sans 
doute  de  sitôt  qu'on  arrivera  à  un  dénoûment,  et  avant  d'en  être  là, 
on  aura  certainement  à  demander  de  nouveaux  crédits,  à  envoyer  des 
renforts  à  notre  petite  armée  expéditionnaire. 

Non,  décidément,  les  entreprises  lointaines  ne  réussissent  pas  pour 
le  moment  aux  plus  grandes  nations.  Elles  commencent  par  être  aussi 
coûteuses  que  laborieuses;  elles  ont  de  la  peine  à  se  dégager  de  toutes 
les  obscurités,  et  si  la  France  a  des  difficultés  au  Toukin,  elle  p^ut.  à 
la  rigueur,  se  dire  que  l'Angleterre  n'est  pas  plus  heureuse  avec  ses 
affaires  d'Egypte,  qui  sont  certes  loin  de  se  simplifier  et  de  s'éclaircir. 
Ce  qu'il  y  a  de  plus  frappant,  c'est  que,  dans  les  deux  cas,  pour  les 
deux  gouvernemens,  tous  les  mécomptes,  tous  les  embarras  sont  nés 
d'une  politique  qui  n'a  pas  su  ce  qu'elle  voulait,  qui  ne  s'est  pas  fait 
une  idée  exacte  et  précise  de  l'œuvre  qu'elle  allait  entreprendre.  L'An- 
gleterre n'en  est  même  pas  encore  à  avoir  des  opinions  bien  claires^ 
un  plan  de  conduite  arrêté,  puisque  ces  jours  derniers,  dans  la  chambre 


REVUE.    —   CHRONIQUE,  9  H 

des  rommunp?!,  Inrd  llarfington  refusait  très  vivement  de  déclarer  ce 
que  le  gouvernement  se  proposait  de  faire.  D'un  autre  côté,  dans  un 
banquet  récent,  un  membre  du  cabinet  avouait  que  M.  GUdstone  était 
aussi  affligé  que  surpris  de  la  marche  des  affaires  dÉgypte.  Le  moment 
est  cependant  pressant,  car  la  situation  de  ces  malheureuses  contrées 
égyptiennes  devient  réellement  de  plus  en  plus  périlleuse  et  la  respon- 
sabilité de  l'Angleterre  est,  de  toute  façon,  engagée  dans  cette  immense 
crise  qui  est,  en  grande  partie,  pon  œuvre.  S'il  ne  s'agissait  que  de 
décider  l'évacuation  du  Soudan,  au  risque  d'abandonner  ces  régions  du 
haut  Nil  à  Tinvasion  désormais  victorieuse  du  mahii  et  dese'^  bandes, 
il  n'y  aurait  pas  de  doute,  la  résolution  serait  déjà  prise.  L'Angleterre  a 
es-iayé  un  semblant  d'aciion  militaire  et  diplomatique  dans  le  Soudan» 
Elle  a  envoyé  le  général  Gordon  à  Khartoiim,  le  général  Graham  avec 
sa  peiiie  armée  à  Souakim,  sur  les  bords  de  la  Mer-Rouge.  Elle  a  paru 
un  instant  vouloir  déployer  ses  forces,  elle  n'a  pas  trop  réussi  dans  les 
combats  sanglans  qu'elle  a  livrés  aux  bandes  d'Osman-Digma;  elle  n'a 
pas  persisté,  et,  aujourd'hui,  elle  semble  impatiente  de  se  retirer.  Elle 
cherche  un  moyen ,  elle  serait  prête,  s'il  le  fallait,  à  traiter  avec  le 
mahdi.  Malheureusement,  une  retraite  dans  ces  conditions  ressemble- 
rait à  un  désastre;  en  outre,  ce  n'est  plus  là  maintenant  qu'un  des 
côtés  des  affaires  égyptiennes,  et  tandis  que  le  général  Graham  reçoit 
l'ordre  de  quitter  Souakim,  tandis  que  le  général  Gordon  reste  livré  à 
lui-même  à  Khartoum,  c'est  dans  la  Basse- Egypte,  c'est  îui  Caire  même 
que  le  danger  apparaît  sous  une  autre  forme.  La  désorganisation  enva- 
hit cette  partie  de  la  vallée  du  Nil.  L'anarchie  est  à  peu  près  complète 
dans  le  gouvernement  comme  dans  le  pays,  et  c'est  l'Angleterre  elle- 
même,  il  faut  l'avouer,  qui  a  singulièrement  contribué  à  aggraver,  à 
précipiter  cette  crise. 

Le  cabinet  anglnis  a  voulu  sauver  les  apparences  en  laissant  le  pou- 
voir, une  ombre  de  pouvoir  au  khédive;  il  a  voulu,  d'un  autre  côté, 
exercer  un  véritable  protectorat,  sans  l'avouer,  en  mettant  ses  agens 
partout,  en  plaçant  particulièrement  au  ministère  de  l'intérieur  un  de 
ses  fonctionnaires,  M.  Clifford  Lloyd,  qui,  sous  le  simple  titre  de  sous- 
secrétaire  d'état,  s'est  érigé  en  petit  dictateur.  La  vérité  est  que  M.  Clif- 
ford  Lloyd,  appuyé  sans  doute  par  le  représentant  de  l'Angleterre,  sir 
Evelyn  Baring,  a  voulu  tout  faire,  dominer  le  gouvernement,  le  khé- 
dive, les  ministres.  Il  a  bouleversé  l'administration  des  provinces 
sous  prétexte  de  la  renouveler  et  de  la  diriger.  Il  a  voulu  même  publier 
des  projets  de  loi  de  sa  propre  autorité,  sans  consulter  le  gouverne- 
ment. Il  a  si  bien  fait  qu'après  avoir  forcé  le  ministre  de  l'intérieur 
à  se  retirer,  il  a  lassé  la  patience  du  président  du  conseil  lui-même, 
de  Nubar-Pacha,  qui  avait  été  pourtant  nommé  pour  suivre  les  conseils 
(le  l'Angleterre  et  qui  a  uni  par  donner  un  instant  sa  démission  pour  ne 


9S&  BEVUE   DES  DEUX  MONDES. 

pas  subir  plus  longtemps  une  humiliante  tutelle.  Il  en  est  résulté  pour 
le  pays  cet  état  de  désorganisation  oîi  il  n'y  a  ni  gouvernement,  ni 
administration,  ni  force  publique,  ni  ressources  suffis-antes.  D'un  autre 
côté,  ce  malheureux  gouvernement  est  assailli  par  les  réclamations  de 
tous  ceux  dont  une  commission  internationale  a  reconnu  les  droits  à 
une  indemnité  à  la  suite  de  l'incendie  d'Alexandrie,  et  il  n'a  pas  même 
de  quoi  suffire  aux  plus  urgentes  nécessités.  C'est  rimpuissance  dans 
l'anarchie. 

Voilà  la  situation  I  De  sorte  qu'il  ne  s'agit  plus  de  se  retirer  du  Sou- 
dan honorablement,  si  on  le  peut,  en  essayant  d'arrêter  l'invasion  du 
mahdi  à  la  limite  de  la  Basse-Egypte  ;  il  s'agit  de  remettre  un  certain 
ordre  au  Caire,  dans  cette  partie  de  la  vallée  du  Nil  autrefois  si 
prospère,  aujourd'hui  livrée  à  la  confusion.  C'est  là  le  problème  que 
l'Angleterre  a  laissé  s'aggraver  par  les  tergiversations  de  sa  politique 
et  qu'elle  a  maintenant  à  résoudre,  non-seulement  parce  que  c'est 
son  intérêt,  mais  encore  parce  qu'elle  doit,  jusqu'à  un  certain  point, 
compte  à  l'Europe  d'une  situation  qu'elle  a  créée.  L'Angleterre,  après 
être  allée  seule  en  paciGcatrice  sur  le  Nil,  a  prétendu  rester  seule  pour 
créer  un  ordre  nouveau  qu'elle  voulait  nécessairement  conforme  à  sa 
politique,  à  ses  convenances.  Il  n'est  point  douteux  que,  si  M.  Gladstone, 
qui  paraît  avoir  retrouvé  assez  rie  santé  pour  aller  défendre  son  bill  de 
réforme  électorale  devant  la  chambre  des  communes,  ne  réussit  pas, 
le  cabinet  libéral  est  exposé  d'ici  à  peu  aux  représailles  de  l'opinion 
offensée  de  l'humiliation  infligée  à  l'orgueil  britannique. 

La  crise,  d'ailleurs  assez  bénigne,  qui  s'est  déclarée  il  y  a  quelques 
jours  dans  les  affaires  italiennes  a  eu  le  dénoûment  prévu.  L'Italie  a 
retrouvé  un  ministère  qui  n'a  rien  de  bien  nouveau  dans  une  situation 
politique  et  parlementaire  qui  n'est  pas  sensiblement  modifiée.  C'est 
le  président  du  conseil  d'hier,  M.  Depretis,  qui  demeure  le  président 
du  conseil  d'aujourd'hui.  Le  cabinet  reconstitué  garde  de  plus  quel- 
ques-uns de  ses  principaux  membres,  le  ministre  des  affaires  étran- 
gères, M.  Mancini,  qui  a  les  secrets  de  la  diplomatie  italienne  depuis 
quelques  années,  le  ministre  de  la  guerre,  le  général  Ferrero.  Au 
nombre  des  nouveaux  appelés  au  pouvoir  il  y  a  M.  Coppino,  qui  est  un 
professeur  piémontais,  ami  de  M.  Depretis,  qui  a  été  déjà  ministre  de 
l'instruction  publique  et  qui  était  récemment  élu  président  de  la 
chambre  des  députés  à  la  place  de  M.  Farini;  il  y  a  aussi  un  Napoli- 
tain, M.  Grimaldi,  et  un  Sarde.  En  déûnitive,  ce  n'est  plus,  si  l'on  veut, 
le  cabinet  qui  existait  il  y  a  quelques  jours;  mais  c'est  encore  un  cabi- 
net Depretis,  avec  son  chef,  avec  ses  opinions  et  ses  alliés,  avec  son 
programme  de  Stradella.  Le  cabinet  métamorphosé  ne  s'est  signalé 
pour  le  moment  que  par  un  acte  assez  caractéristique.  L'entrée  de 
IL  Goppiûo  au  ministère  nécessitant  l'élection  d'un  nouveau  président 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  953 

de  la  chambre,  M.  Depretis  a  choisi  comme  candidat  M.  Biancheri, 
homme  d'expérience,  d'une  autorité  bienveillante  et  impartiale,  qui  a 
déjà  présidé  les  débats  parlementaires  sous  le  règne  de  la  droite.  C'est 
la  preuve  que,  si  le  président  du  conseil  n'a  pas  voulu  aller  jusqu'à 
faire  à  la  droite  une  certaine  part  dans  ses  combinaisons  ministérielles, 
il  tient  cependant  à  lui  donner  des  gages,  à  s'assurer  le  plus  possible 
et  plus  que  jamais  une  majorité  composée  des  modérés  de  la  gauche  et 
de  la  droite.  Avec  quelques  hommes  de  moins,  avec  quelques  hommes 
de  plus,  il  n'y  a  guère  rien  de  changé  à  Rome.  C'est  le  même  chef, 
c'est  la  même  politique  intérieure  et  extérieure,  avec  ses  garanties  de 
modération  relative,  comme  aussi  avec  ses  embarras  qui  naissent  par- 
fois des  circonstances,  du  mouvement  des  choses. 

L'Italie,  heureusement  pour  elle,  est  dans  une  situation  où  elle  pour- 
rait bien  aisément  éviter  les  embarras  et  où  elle  n'a  que  les  difficultés 
qu'elle  se  crée,  tantôt  en  poursuivant  des  alliances  qui  ne  lui  sont  pas 
nécessaires,  tantôt  en  ramenant,  en  laissant  se  réveiller  ces  affaires  de 
la  papauté  qui  sont  toujours  délicates.  Où  en  est-elle  pour  le  moment  de 
sa  politique  extérieure,  de  ces  profonds  calculs  de  diplomatie  auxquels 
elle  a  paru  se  livrer  pendant  quelque  temps?  Le  ministre  des  atîaires 
étrangères  d'hier  et  d'aujourd'hui,  M.  Mancini,  interpellé  ces  jours  pas- 
sés, au  lendemain  de  la  dernière  crise,  n'a  sûrement  pas  répandu  de  bien 
vives  lumières  sur  l'état  réel  des  rapports  de  l'Italie  avec  l'Europe,  sur 
les  résultats  des  vastes  combinaisons  qu'on  avait  si  complaisamment 
caressées.  A  vrai  dire,  M.  Mancini  est  un  ministre  très  optimiste;  à  ses 
yeux,  tout  est  pour  le  mieux  dans  le  monde.  L'Italie  a  conquis  et  garde 
sa  place  dans  la  triple  alliance,  elle  y  figure  au  même  titre  que  l'Alle- 
magne et  que  l'Autriche.  La  rentrée  de  la  liussie  dans  la  grande 
alliance,  dans  lintimité  des  deux  empires  du  centre  de  l'Europe,  n'a 
rien  changé  :  c'est  une  garantie  de  plus  pour  la  paix  qu'on  veut  main- 
tenir. D'un  autre  côté,  les  rapports  intimes  que  l'Italie  a  noués  depuis 
quelques  années  avec  l'Allemagne  et  l'Autriche  n'excluent  pas,  au  dire 
de  M.  le  ministre  des  affaires  étrangères  de  Rome,  les  bonnes  relations 
avec  jd'autres  puissances,  et  M.  Mancini  s'est  fait  un  devoir  d'ajouter 
comme  s'il  avait  à  annoncer  une  bonne  nouvelle  :  «  Les  nuages  qui 
existaient  entre  la  France  et  l'Italie  se  sont  dissipés  grâce  aux  inten- 
tions conciliantes  qui  ont  été  apportées  des  deux  côtés  dans  les  négocia- 
tions qui  ont  eu  lieu...  »  Voilà  certes  des  déclarations  rassurantes;  au 
fond  cependant,  à  travers  les  réticences  de  ces  débats,  il  ne  serait  point 
impossible  de  démêler  que  le  zèle  pour  l'alliance  allemande  s'est  un 
peu  refroidi  au-delà  des  Alpes,  que  les  résultats  n'ont  pas  répondu  à 
tout  ce  qu'on  s'était  promis.  On  espérait  mieux,  on  a  été  un  peu  déçu, 
et  tandis  qu'il  y  a  eu  de  ce  côié  quelque  mécompte  qu'on  n'avoue  pas, 
les  rapports  avec  la  France  se  sont  améliorés.  C'est  uu  fait  à  recueillir. 


954  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

L'Italie  ept  intéressée  à  bien  vivre  avec  tout  le  monrle,  à  ne  pas  mettre 
des  complicaiions  inutiles  dans  sa  politique.  EUe  serait  iniéressée  par- 
ticulièrement à  éviter  des  aflaires  comme  celte  qu  elle  vient  de  se  créer 
avec  le  souverain  pontife  au  sujet  de  la  congrégation  de  la  Propagande, 
qui  n'a  d'autre  résultat  que  de  rappeler  l'attention  du  monde  sur  la 
situation  du  pape  à  Rome,  au  Vaiican. 

Faire  vivre  le  pape  et  le  roi  ensemble  à  Rome,  c'est  toujours  assuré- 
ment une  grosse  difficulté,  et  la  plus  dangereuse  des  politiques  serait 
d'aggraNyer  le  problème  par  des  procédés  qui  ne  pourraient  que  rendre 
plus  sensible,  pour  le  chef  de  la  catholicité,  une  situation  déjà  pénible 
et  épineuse.  O^j'fst-il  arrivé?  Le  gouvernement  italien,  depuis  qu'il 
est  à  Rome,  a  voulu  étendra  à  l'ancien  domaine  pontifical  l'application 
des  lois  sur  l'aliénation  des  biens  ecclésiastiques.  Le  moment  est  venu 
où  il  a  cru  devoir  atteindre  la  congrégation  de  la  Propagande  elle- 
même,  et  ici  il  a  rencontré  une  sérieuse  résistance.  La  question  a  été 
soumise  à  plusieurs  tribunaux,  à  plusieurs  juridictions.  Elle  a  été 
résolue  une  prennère  fois  en  faveur  de  la  Propagande  par  la  chambre 
civile  de  la  cour  de  cassation  de  Rome;  elle  vient  d'être  tranchée  défi- 
nitivf-ment  contre  la  Propagande  par  la  cour  de  cassation  tout  entière, 
jugeant  en  chambres  réunies.  Or  il  y  a  un  fait  qui  ne  peut  i^uère  être 
contesté,  qu'admettent  les  publicistes  les  plus  éminens  de  l'Italie, 
comme  M.  Bonghi  :  c'est  que  la  congrégation  de  la  Propagande,  qui 
est  un  des  principaux  ressorts  du  gouvern»  ment  spirituel  de  l'église, 
est  à  ce  titre  une  institution  privilégiée,  internationale,  couverte  par 
la  loi  des  garanties  que  l'Italie  elle-même  a  décrétée  pour  sauvegar- 
der l'indépendance  du  saint-siège.  On  a  passé  par-dessus  cette  consi- 
dération, qui  est  pourtant  des  plus  sérieuses,  et  le  gouvernement  ita- 
lien reste  maintenant  avec  son  arrêt  souverain  de  justice.  Le  pape, 
de  son  côté,  naturellement,  n'accepte  point  cet  arrêt.  Il  n'a  pas  cessé 
de  protester  au  nom  de  ses  droits,  au  nom  de  son  indépendance;  et  il 
paraît  avoir  adressé  ses  protestations  à  tous  les  cabinets.  11  a  fait  plus  : 
il  a  organisé  à  l'extérieur,  dans  les  principales  villes  du  monde,  des 
procures  destinées  à  mettre  les  ressources  de  la  Propagande  hors  de 
l'atteinte  du  gouvernement  italien,  et,  récemment  encore,  dans  une 
allocution  en  consistoire,  il  a  signalé,  non  sans  amertume,  avec  mesure 
encore  cependant,  la  violence  qui  lui  était  faite,  l'extrémité  oii  on  le 
réduisait.  Il  aurait  eu  même  un  instant,  dit-on,  la  pensée  de  quitter 
Rome,  de  sorte  que  voilà  la  guerre  allumée,  ou  plus  que  jamais  rallu- 
mée, à  propos  de  cette  affaire  de  la  Propagande. 

Quelles  seront  maintenant  les  conséquences  de  cet  incident  noti- 
veau  dans  les  relations  de  l'Italie  et  de  la  papauté?  Les  cabinets  qui 
ont  reçu  les  protestations  venues  du  Vatican  n'ont  pas  dû  intervenir, 
quoi  qu'on  en  ait  dit,  ou  dans  tous  les  cas  ils  ne  seraient  intervenus 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  955 

que  sous  la  forme  la  plus  discrète,  la  plus  confidentielle,  puisque  per- 
sonne n'a  l'intention  de  rompre  avec  l'Italie.  La  question  resie  donc, 
pour  le  moment,  tout  entière  dans  ce  qiie  décideront  le  gouvernement 
du  roi  Humbert  et  le  souverain  pontife.  M.  le  ministre  Mancini,  en 
contestant  l'autre  jour  ce  qui  avait  été  dit  au  sujet  de  l'intervention 
de  quelques  puissances,  a  renouvelé  l'assurance  d'une  grande  modé- 
ration. Le  gouvernement  italien  est  en  effet  le  premier  intéressé  à  ne 
rien  pousser  à  l'extrême,  à  rendre  le  séjour  de  Rome  possible  pour  le 
pape,  à  maintenir  l'intégrité  des  garanties  qu'il  a  proclamées  lui-même 
pour  assurer  l'indépendance  du  gouvernement  spirituel  de  l'église.  Ce 
n'est  pas  seulement  pour  lui  une  affaire  de  dignité  et  d'équité,  c'est 
aussi  un  intérêt  très  sérieux  de  politique  extérieure. 

Quant  au  souverain  pooiift^,  es-il  à  croire  qu'il  ait  eu  dès  ce  moment, 
comme  on  l'a  dit,  la  pensée  précise,  arrêtée  de  quitter  Rome  et  le  Vati- 
can, qu'il  ait  débattu  ou  laissé  débattre  dans  ses  conseils  le  projet  d'al- 
ler à  Jérusalem  ou  à  Malte,  à  Brixen  ou  dans  une  ville  d'Allemagne,  à 
Majorque  ou  à  Hyères?  11  n'est  point  douteux  qu'il  serait  reçu  avec  res- 
pect partout  oij  il  voudrait  aller  s'abriter.  C'est  là  cependant  une  extré- 
mité à  laquelle  le  pape  ne  se  résoudrait,  selon  toute  apparence,  que  le 
jour  où  il  ne  pourrait  plus  faire  autrement.  Il  y  a  longtemps  qu'on  a  dit 
que  la  place  du  saint-père  était  auprès  de  la  confession  de  Saint-Pierre. 
Quitter  la  confession  de  Saint-Pierre  et  s'en  aller  sur  les  chemins  du 
monde,  c'est  peut-être  un  spectacle  qui  peut  plaire  aux  imaginations 
vives,  à  ceux  qui  aiment  les  coups  de  théâtre;  ce  serait  en  même 
temps  un  acte  si  grave,  impliquant  de  tels  déplacemens,  de  tels  trou- 
bles ou  de  telles  incertitudes,  qu'il  y  a  de  quoi  réfléchir.  Léon  XIII  s'est 
montré  jusqu'ici  un  politique  trop  mesuré,  trop  habile  pour  céder  à  un 
premier  mouvement,  sous  le  coup  d'un  incident  pénible.  Il  a  prouvé 
qu'un  pape,  même  dans  des  conditions  difficiles,  peut  garder  toute  son 
autorité  et  traiter  sans  faiblesse  avec  les  plus  puissans.  Ce  qu'on  a  dit 
depuis  quelques  jours  du  départ  prochain  ou  éventuel  de  Léon  XIII 
n'est  donc  vraisemblablement  qu'un  de  ces  bruits  qui  courent  de  temps 
à  autre.  Au  fond,  le  pape  sent  bien  l'intérêt  qui  le  fixe  à  Rome.  L'Italie, 
de  son  côté,  est  intéressée  à  ne  rien  faire  qui  puisse  aggraver  la  posi- 
tion du  saint-père.  L'Europe  désire  certainement  qu'il  n'y  ait  point  un 
éclat,  et  c'est  ce  qui  fait  qu'on  est  sans  doute  encore  loin  d'une  crise 
que  personne  ne  voudrait  précipiter. 


I.    DE   MAZADE. 


956  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 


MOUVEMENT  FINANCIER  DE   LA  QUINZAINE. 


La  liquidation  de  fin  mars  a  été  le  point  de  départ  d'une  modifica- 
tion profonde  dans  les  tendances,  comme  d^ns  les  allures  de  notre 
marché.  Cette  modification  s'était  annoncée  dès  le  mois  dernier  par 
une  intervention  active  et  persistante  des  capitaux  de  placement.  Sous 
cette  action  continue,  les  cours  des  rentes  et  d'un  certain  nombre  de 
valeurs  s'étaient  déjà  relevés;  mais  la  spéculation,  tant  de  fois  déçue, 
n'a  d'abord  suivi  qu'avec  une  circonspection  très  hésitante  les  indica- 
tions que  lui  fournissait  le  marché  du  comptant. 

Tandis  que  se  prolongeait  cette  incertitude,  les  marchés  allemands 
se  mettaient  hardiment  à  la  hausse;  des  achats  considérables  rele- 
vaient partout  le  niveau  des  fonds  d'état  et  favorisaient  l'essor  du 
cré  Jit  en  Allemagne,  en  Autriche-Hongrie,  en  halie,  en  Espagne.  Le 
marché  de  Londres  seul,  avec  le  nôtre,  continuait  à  se  montrer  réfrac- 
taire.  Mais  le  mois  d'avril  a  vu  ces  deux  places  se  joindre  enûn  au 
mouvement  général.  Les  vendeurs  ont  compris  dès  la  réponse  des 
primes  quel  danger  les  menaçait;  le  k  1/2  atteignait  107  francs;  le 
jour  de  la  liquidation,  les  reports  n'ont  pu  dépasser  le  taux  moyen 
de  3  à  3  1/2  pour  100.  Tous  les  capitaux  disponibles  n'ont  pu  être 
employés.  Des  banquiers  se  sont  décidés  à  commencer  des  achats 
dans  le  même  moment  que  les  baissiers  se  résignaient  à  racheter. 
Il  faut  donc,  dans  la  hausse  actuelle,  faire  la  part  de  la  progression 
brutale  due  aux  rachats  forcés  du  découvert.  Si  favorables  que  soient 
les  changemens  survenus  dans  la  situation  générale,  ils  ne  sauraient 
justifier  une  hausse  de  près  d'une  unité  et  demie  sur  nos  rentes  en 
moins  de  quinze  jours.  II  n'y  a  pas  à  craindre  jusiju'ici,  toutefois,  que 
la  rapidité  du  mouvement  en  compromette  sérieusement  la  solidité. 
Si  la  spéculation  a  la  sagesse  de  modérer  désormais  son  allure,  il  ne 
se  produira  point  de  réaction  considérable,  à  moins  d'événement  tout 
à  fait  imprévu.  L'amélioration  du  marché  sert,  en  effet,  trop  bien  les 
intérêts  de  la  haute  banque  et  des  établissemens  de  crédit  pour  qu'ils 
ne  fassent  pas  les  efîoris  nécessaires  en  vue  du  maintien  du  progrès 
accompli.  Presque  toutes  les  émissions  faites  dans  ces  derniers  temps  ont 
réussi.  Il  y  a  partout  accumulation  d'épargne,  et  il  s^ufTirait,  sans  doute, 
d'une  prudente  direction  pour  que  l'esprit  d'entreprise  se  réveillât  de 
la  longue  torpeur  qui  a  été  la  conséquence  du  krach  de  1882. 

Les  fonds  étrangers  avaient  en  général  précédé  les  nôtres  dans  la 
voie  de  la  hausse.  Ils  ont  bien  maintenu  leurs  cours  pendant  cette 


^  REVUE.    —    CHRONIQUE.  957 

quinzaine.  L'Extérieure  d'Espagne  a  subi  presque  sans  réaction  le 
ciioc  des  nouvelles  annonçant  un  commencement  d'insurrection  à 
Cuba.  Le  dénoûment  prévu  de  la  cri^e  ministérielle  à  Rome  a  permis 
à  l'Italien  de  gagner  encore  45  centimes  à  9/j.65.  Toutes  les  valeurs 
turques  se  sont  brillamment  relevées.  La  rente  consolidée,  qui  se 
négociait  depuis  longtemps  entre  8  fr.  50  et  9  francs,  a  été  portée  à 
9  fr.  ZtO.  Les  obligations  des  Chemins  ottomans  ont  monté  de  /jl  à  51; 
les  marchés  allemands  s'occupent  de  plus  en  plus  de  cette  videur, 
dont  la  dépréciation  leur  paraît  exagérée,  par  suite  des  perspectives 
d'amélioration  qu'ouvrent  les  projets  de  raccordement  du  réseau  des 
voies  ferrées  de  la  Turquie  avec  les  grandes  lignes  de  transit  austro- 
hongroises.  C'est  principalement  sur  des  demandes  de  Berlin  que 
s'est  faite  la  hausse  de  ce  titre;  il  paraît  qu'il  s'était  formé  sur  cette 
place  un  découvert  étendu,  dont  les  rachats  ont  fait  rechercher  préci- 
pitamment les  obligations  revêtues  du  timbre  allemand,  les  seules 
dont  la  circulation  soit  autorisée  dans  l'empire  d'Allemagne. 

Les  obligations  ottomanes  privilégiées  étaient  naturellement  des- 
tinées à  bénéficier  en  première  ligne  du  revirement  d'opinion  que  l'on 
voyait  se  produire  en  faveur  de  tous  les  litres  de  la  dette  turque.  On 
sait  que  le  service  de  ces  obligations  est  assuré  par  un  prélèvement 
opéré  sur  les  produits  des  revenus  concédés  aux  créanciers  de  la 
Porte.  Il  est  vraisemblable  que,  de  390  francs,  cours  actuel,  ces  obli- 
gations ne  tarderont  pas  à  atteindre,  puis  à  dépasser  largement  le  cours 
de  400  francs. 

La  Banque  ottomane  a  monté  de  30  francs;  ce  qui  vient  d'être  dit 
des  valeurs  turques  suffirait  pour  expliquer  cette  hausse;  mais  le 
mouvement  de  reprise  a,  en  outre,  une  cause  spéciale,  l'apparition- 
très  prochaine  sur  Iss  marchés  européens  des  actions  de  la  Régie  des 
tabacs  d'Orient.  Ces  titres,  au  nombre  de  200,000,  ont  été  souscrits 
par  les  fondateurs  de  la  société,  il  y  a  deux  ans,  et  conservés  par  eux 
pendant  toute  la  période  d'organisation.  Cette  période  est  close,  et 
tous  les  services  de  la  société  commencent  à  fonctionner  le  14  cou- 
rant. Les  fondateurs  ont  cru  le  moment  venu  d'intéresser  le  public  à 
une  affaire  industrielle  qui  présente  les  perspectives  du  plus  brillant 
avenir.  L'affaire  de  la  Régie  des  tabacs  turcs  a  été  organisée  par  la 
Banque  ottomane,  et  le  capital  en  a  été  constitué  par  cet  établissement 
avec  le  concours  du  Crédit  mobilier  d'Autriche,  à  Vienne,  et  de  la 
maison  Bleichrœder,  à  Berlin.  Les  titres,  d'une  valeur  nominale  de 
500  fraucs,  libérés  de  250  francs  et  au  porteur,  vont  être  introduits 
à  la  fois  sur  les  deux  grandes  places  allemandes  et  à  Paris  dans  la 
semaine  qui  suivra  les  fêtes  de  Pâques,  c'est-à-dire  du  15  au  20. 
Les  négociations  seront  faites,  selon  toute  probabilité,  avec  une  prime 
d'environ  50  francs  par  titre. 

Si  rUniûée  d'Egypte  n'a  pas  perdu  le  cours  de  345,  ce  résultat,  qui 


958  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

contraste  avec  le  caractère  si  peu  favorable  des  nouvelles  transmises 
du  Caire,  est  dû  à  la  conviction  des  porteurs  de  titres  que  tôt  ou  tard 
le  cabinet  anglais  devra  se  résigner  à  proclamer  le  protectorat  de  la  i 
Grande-Bietagne  sur  l'Egypte.  En  attendant,  les  difficultés  financières 
de  ce  pays  s'aggravent  chaque  jour  et  exigent  une  prompte  solution. 
Les  ministres  anglais  ont  déclaré  au  parlement  qu'ils  s'occupaient  de 
la  question.  Ce  n'est  un  secret  pour  personne  que  M.  Gladstune  vou- 
drait résoudre  le  problème  par  un  remaniement  de  la  loi  de  liquida- 
tion. Mais  les  puissances  garantes  de  cette  loi  ne  consentiront  à  ce 
remaniement  que  si  l'Angleterre  assume  la  responsabilité  de  la  dette 
égyptienne.  La  question  la  plus  pressante  est  celle  de  l'emprunt  à  con- 
clure pour  le  paiement  des  indemnités  et  pour  le  règlement  de  la  dette 
flottante.  Le  cabinet  anglais  espère  obtenir  des  créanciers  de  l'Egypte 
une  renonciation  au  mode  d'amortissement  par  rachat.  Le  fonds  d'amor- 
tissement servirait,  en  tout  ou  en  partie,  à  gager  le  nouvel  emprunt. 

Les  sociétés  de  crédit  ont  donné  lieu  à  des  transactions  beaucoup 
plus  actives  que  par  le  passé.  Le  Crédit  foncier  a  monté  de  35  francs. 
La  hausse  continue  des  valeurs  espagnoles  et  l'amélioration  si  rapide 
des  titres  ottomans  n'ont  été  ni  l'une  ni  l'autre  étrangères  à  la  vivacité 
avec  laquelle  les  acheteurs  ont  recherché  la  Banque  de  Paris  jusqu'à 
915  francs.  Le  Crédit  lyonnais  a  gagné  30  francs,  d'une  part  à  cause  du 
succès  qu'il  a  obtenu  dans  sou  émission  d'obligations  du  Gaz  de  Madrid, 
de  l'autre,  parce  que  l'on  sait  que  cet  établissement  a  en  portefeuille  un 
stock  de  valeurs  turques  figurant  pour  1  franc  dans  ses  comptes.  La 
Banque  d'escompte  commence,  de  son  côté,  à  profiter  des  bénéfices  qu'a 
dû  lui  procurer  l'amélioration  considérable  des  cours  du  5  0/0  italien. 

Les  actions  des  Chemins  français  ont  été  tenues  avec  fermeté,  mais 
la  spéculation  a  cessé  provisoirement  de  les  pousser,  à  cause  des  dimi- 
nutions que  présentent  les  relevés  hebdomadaires  des  recettes.  Les 
valeurs  de  lacompagnie  de  Suez  sont  encore  comprimées  par  le  décou- 
vert qui  s  est  formé  ces  derniers  mois.  Mais  déjà,  depuis  deux  jours, 
l'action  a  passé  de  2,000  à  2,030  francs. 

Plusieurs  sociétés  ont  réuni  pendant  ces  derniers  quinze  jours  leurs 
actionnaires  en  assemblée  générale  pour  leur  soumettre  les  résultats 
de  l'exercice  1882.  Voici  les  noms  de  ces  sociétés  avec  le  montant  des 
dividendes  proposés  et  votés:  Société  générale,  12  fr.  60;  Omnibus 
de  Paris,  55  francs;  chemin  de  fer  d'Orléans,  57  fr.  50;  Banque  trans- 
atlantique, 7  francs;  Compagnie  parisienne  du  Gaz,  68  francs;  Immeu- 
bles de  France,  20  francs;  Chemin  de  fer  de  l'Ouest,  37  francs; 
Crédit  foncier,  60  francs;  Société  lyonnaise  de  dépôts,  11  fr.  50; 
Compagnie  foncière  de  France,  16  francs;  Crédit  industriel  et  com- 
mercial, 18  fr.  35  ;  Rente  foncière,  20  francs. 

U  directeur-gérant  :  Q,  Sulo2. 


TABLE    DES   MATIÈRES 


SOIXANTE-DEUXIEME  VOLUME 


TROISIÈME    PÉRIODE.     —     LIV«     ANNEE. 


MARS    —   AVRIL    1884. 


LivrEÛson  du  1"  Mars. 

Études  diplomatiques.  —  La  Première  Lutte  de  Fri'déric  11  et  Marie-Therèse, 
d'après  des  documens  nouveaux.  —  IV.  —  Évacuation  de  l'Allemagne. 
Bataille  de  Dettingue,  par  M.  le  duc  DE  BROGLIE,  de  l'Acadéiiiie  fran- 
çaise   5 

Andrée,  première  partie,  par  M.  George  DURUY 42 

La  Charité  privée  a   Paris.   —  \I.  —  Les  Sœuns  aveugles  de  Saint-Paul, 

par  M.  Maxime  DU  CAVIP,  de  l'Académie  française 90 

Victor  Cousin  et  son  OEjvre  philosophique.  —  V.  —  L'Histoire  de  la  philo- 
sophie; Dernière  Philosophie;  Cousin  littérateur  et  écrivain.  Conclusion: 
L'Idée  éclectique,  par   M.  Paul  JA^ET,  de  l'Institut  de  France 124 

La  Démocratie  autoritaire  aux  États-Unis.  —  III.  —  La  Présidence  d'André 

Jackson,  par  M.  Albert  GIGOT ,       158 

L'Annexion  de  Merv  a  la   Russie,  par  M.   Eugène-Melchior  DE  VOGUÉ.   .   .      189 

Le  Poète  don  Serafin  Estebanez,  d'après  une  publication  de  M.  Canovas  del 

Castillo,  par  M.  G.  VALBERÏ 201 

Revue  littéraire.  —  La  Tragédie  de  Racine,  a  propos  d'un  livre  récent,  par 

M.  F.  BRUNETIÈRE 213 

Chronique  de  la  quinzaine,  histoire  politique  et  littéraire 225 

Le  Mouvement  fu^ancier  de  la  quinzaine 231 

Livraison  du  15  Mars. 

Andrée,  deiuièaae  partie,  par  M.  George  DURUY 241 

Les  Magistrats  et  la  Démocratie.  —  Une  Épuration  radicale,  par  M.  Georges 

PICOT,  de  l'iuslitut  de  France 288 

L'Instruction  publique  dans  l'empire  romain,  par  M.  Gaston  BOISSIER,  da 

l'Acadéfflie  française 316 


960  REVUE   DES    DEUX   MONDES, 

Un  Chapitre  de  l'histoibe   financière  de  la  France.  —  II.  —  Les  Excès  de 

LA     SPÉCULATION    AU     DÉBUT    DU     RÈGNE    DE     LOUIS    XV.    —    I.    —    La   BaNQUE    DE 

Law  et  la  Compagnie  des  Indes.  —  Faveur  des  billets.  —  Hausse  des 
ACTIONS,  par  M.  Ad.  VDITRY,  de  l'Institut  de  Franc© 350 

La  Précision  dans  l'art,  étude  de  psychologie  esthétique,  par  M.  Constant 

MARTHA,  de  l'Institut  de  France 388 

Une  Restauration  en  1672.  —  Le  Rétablissement  du  stathoudérat  en  Hol- 
lande,  par  M.  Antonin   LEFÈVRE-PONTALIS 415 

Moeurs   financières    de    la    France.  —  Le    Chemin    de    Constantinople,  par 

M.  BAILLEUX   de  MARISY 435 

Revue    dramatique.   —    A    Propos    d'un  procès    de    théâtre,   par    M.  Louis 

GANDERAX 455 

Chronique  de  la  quinzaine,  histoire  politique  et  littéraire.  . 467 

Le  Mouvement  financier  de  la  quinzaine 477 

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Études  diplomatiques.  —  La  Première  Lutte  de  Frédéric  II  et  Marie-Thérèse, 
d'après  des  documens  nouveaux.  —  V.  —  L'Ambassade  de  Voltaire  a  Berlin, 

par  M.  le  duc  DE  BROGLIE,  de  l'Académie  française 481 

Andrée,  troisième  partie,  par  M.  George  DURUY 531 

La    Charité    privée    a    Paris.    —    VII.    —    L'Hospitalité    du    travail,    par 

M.  Maxime  DU  CAMP,  de  l'Académie  française 574 

Les  Nouveaux  Romanciers  américains.  —  IV.  —  Le  Hosian  et  la  Vie  mondaine 

A  New-York,  i  ar  M.  Th.  BEMZON 600 

Francesco  de  Sanctis.  —  Sa  Vie  et  ses  OEuvres,  par  M  MARC-MOiNNlER.  .  632 
La  Circulation  fiduciaire  et  la  Crise  actuelle,  par  M.  Victor  BONNET,  de 

l'Institut  de  France 668 

Le  Chancelier  de  l'empire  allemand  et  M.  Moritz  Bosch,  par  M.  G.  VALBERT.      693 
Chronique  de  la  quinzaine,  histoire  politique  et  littéraire.   ........       705 

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Les  Lois  du  hasard,  par  J.  BERTRAND,  de  l'Académie  des  Sciences 758 

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Richard  Wagner,  par  M.  Edouard  SCHURÉ 780 

Un  Chapitre  de  l'histoire  financière  de  la   France.  —  IL  —  Les  Excès  de 

LA  spéculation  AU  DÉBUT  DU  RÈGNE  DE  LOU  1  XV.  —  IL  —  BAiSSE  DES 
ACTIONS  ET  DÉFAVEUR  DES  BILLETS.  —  La  ChUTE  DU    SYSTÈME  ET  LA  LIQUIDATION, 

par  M.  Ad.  VUIIRY,  de  l'Institut  de  France 817 

Les  Nouveaux   Romanciers   américains.   ~    V.  —   F.   Marion   Crawford,  par 

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